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Mémoires de Aimée de Coigny

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III

Les Franquetot de Coigny avaient d'abord été de robe. Au XVIIe siècle, ils prirent l'épée. La couronne de comte, puis celle de duc et le bâton de maréchal récompensèrent leur courage. On ne parvenait pas à ce rang dans la noblesse d'épée sans compter dans celle de cour. Là aussi, la faveur du prince avait assuré aux Coigny une importance croissante. Sous Louis XVI, la famille était représentée par deux frères. L'aîné vivait dans la société la plus intime de Marie-Antoinette. Madame Élisabeth avait pour chevalier d'honneur le second, qui fut le père d'Aimée. Elle naquit le 12 octobre 1769[15], au moment où l'aristocratie française, la plus brillante d'Europe, avait achevé de transformer ses vertus en élégances. Elle sembla éclore comme un tardif bouton de cette rose trop épanouie qui, déjà penchant sur sa tige, effeuillait ses plus doux, ses derniers parfums. Son intelligence fut précoce comme sa beauté, et non moins soignée que son corps. Les penseurs, les historiens, les philosophes français lui devinrent non seulement connus, mais chers, mais compagnons. Savoir le latin n'était pas pour les jeunes filles de son rang une rareté, mais elle le posséda jusqu'à la familiarité avec les maîtres de cette langue. Son temps lui apprit beaucoup de ce qu'il savait, il n'avait pu l'instruire de ce qu'il ignorait, et ce qu'il ignorait était le devoir.

[15] M. de Lescure, dans l'Amour sous la Terreur, fait naître Aimée de Coigny en 1776, M. Paul Lacroix donne l'année exacte, mais non le jour. La date complète se trouve dans l'acte baptistère inscrit le 13 octobre 1769 au registre de la paroisse Saint-Roch à Paris. L'hôtel qu'habitaient le comte et la comtesse de Coigny, rue Saint-Nicaise, et où naquit Aimée, était dans la circonscription de cette paroisse. Je dois communication de cet acte baptistère et de tous ceux qui, relatant les mariages et divorces ont modifié l'état civil d'Aimée de Coigny, à l'obligeance de M. Orville. Ces pièces avaient été déposées par Aimée de Coigny dans son château patrimonial de Mareuil-en-Brie, et oubliées là quand, en l'an X, elle vendit le domaine. Les premiers acquéreurs respectèrent ces archives. M. Orville, dernier acheteur de la terre, les a examinées et classées, comme il entretient le château, avec un affectueux et intelligent respect du passé.

Cette aristocratie, destituée de ses fonctions utiles, oisive et riche, ne vivait que pour le plaisir. La foi, incommode aux passions et humiliante pour l'orgueil de l'esprit, était dédaignée, et, échappées à ce frein, les mœurs étaient libertines comme les pensées. La vertu de Louis XVI fut le premier ridicule qui diminua à la cour la majesté du souverain. Dès l'enfance, Aimée, tout près d'elle, trouva cette école d'immoralité; la pudeur des regards et la sainteté de l'ignorance furent blessées en elle par des visions précoces du mal. A six ans, elle perdait sa mère[16]: la femme distinguée qui éleva l'enfant était, comme on disait alors, «l'amie» de son père. Un autre titre lui est donné dans la page où Aimée parle de Vigny. «Voilà les petits fossés que je trouvais si grands et le saule que mon père a planté au pied de la tour de sa maîtresse.» Si aristocrate soit-elle d'esprit et de naissance, comment la maîtresse du père apprendrait-elle à la fille la supériorité du devoir sur l'attrait? Une telle éducation était faite pour enseigner tout ce qui pare la vie, rien de ce qui la dirige.

[16] La comtesse de Coigny, née Anne-Joséphine-Michelle de Boissy, mourut à Paris, en l'hôtel de la rue Saint-Nicaise, le 23 octobre 1775. Fort originale, elle aurait eu une passion pour l'anatomie, jusqu'à emmener avec elle, quand elle voyageait, un squelette, et elle serait morte d'une piqûre qu'elle se serait faite en disséquant. Ceux qui aiment à suivre la persistance et les transformations des goûts héréditaires, sont libres d'attribuer à cet intérêt de la mère pour les squelettes, l'origine des curiosités de la fille pour les vivants. L'inventaire dressé à la mort de la comtesse donne à ceux qui se plaisent aux renseignements plus sûrs, sur la demeure, l'ameublement et le luxe d'une famille riche à la fin du XVIIIe siècle, des détails curieux. Il est publié à la fin du présent volume.

Il est vrai, l'éducation d'une fille n'est qu'une préface. Quand elle semble achevée, un dernier maître succède, le plus persuasif, assez puissant pour abolir l'œuvre antérieure à lui et changer l'âme en prenant le cœur: c'est le mari. S'il est aimé, un mari peut faire aimer à sa femme tout ce qu'il aime, y compris la vertu. Mais il s'agissait bien de cela dans les alliances d'alors! L'époux et l'épouse étaient les personnages les moins consultés dans l'affaire menée par leurs familles, et, pourvu que le reste convînt, il allait de soi qu'ils se convinssent. Pour les Coigny, une alliance avec un Fleury, petit-neveu du cardinal et qui serait duc, était un beau parti. Pouvait-on le prendre trop vite? Ainsi Aimée épousa en 1784 un mari d'un mois plus jeune qu'elle et qui n'avait pas quinze ans[17]! Dans ce ménage de poupée, c'est la fillette qui est l'expérience et la raison. Avec un éveil hâtif de ses sens, la voilà du monde, elle devient un atome de cette brillante poussière qui danse dans un rayon de soleil.

[17] Le mariage fut célébré le 5 décembre. Leurs Majestés et la famille royale signèrent au contrat. André-Hercules-Marie-Louis de Rosset de Rocozel, marquis de Fleury, était fils du duc et de Claudine-Anne de Montmorency-Laval.

Elle était à l'âge où l'on s'amuse de tout; elle joua à la vie. Elle se plut à la gaieté des autres, elle y ajouta la sienne, se trouvant deux fois libre de tout dire, et parce qu'elle était déjà femme, et parce qu'elle était encore enfant; enfant par la turbulence, l'audace, l'imprévu et cette acidité de fruit vert qui plaît aux palais blasés. Versailles, bien qu'il n'eût plus de sérieux, avait encore de l'étiquette. Aimée n'y parut guère. Paris offrait aux fantaisies de ses allures un théâtre plus libre, et partout le même spectacle: l'universel et public rapprochement des hommes et des femmes par des attractions spontanées; le mariage déshabitué de défendre ses droits contre les caprices qui séparaient, avec un parti pris d'ignorance et de libertés réciproques, les époux. 1789 fut pour elle aussi la date où, sur la ruine des vieilles mœurs, commença la tentative de la liberté. Elle avait tout disposé pour goûter en une aventure beaucoup de plaisirs: elle voulut non seulement satisfaire sa passion, mais l'amuser, l'illustrer et l'accroître par le chagrin causé à d'autres. Elle se donna tout cela en se donnant à Lauzun.

On distingue d'ordinaire la noblesse d'épée et la noblesse de robe. On y pourrait joindre la noblesse de jupes, celle qui faisait sa fortune par les femmes. Les Lauzun étaient la plus célèbre des familles illustres en cet art. Au Lauzun de la Grande Mademoiselle[18] avait succédé le Lauzun de toutes les dames, à la ville comme à la cour roi de la galanterie. Cette allure conquérante et rapide qui promettait à chaque femme si peu de son vainqueur, au lieu de les mettre en défiance contre un bien si partagé et si court, les rendait follement avides de ce qui était si disputé. Sa renommée lui permettait de changer le rôle des sexes dans ce que Montesquieu appelle «la muette prière». Ce sont les femmes qui la lui adressaient, pas toujours muette; c'est lui qui avait à se défendre, inviolablement respectueux des laides. Il touchait d'ailleurs la quarantaine, et, à une femme dont le mari n'avait pas vingt ans, eût dû paraître presque vieux. Mais il avait gardé la séduction la plus irrésistible de la jeunesse, tant chacune de ses passions semblait être la première, tant il donnait à chaque femme et avait l'impression qu'au moment où il la désirait, elle comptait seule pour lui. Surtout il était un causeur d'une variété, d'une verve, d'une drôlerie sans pareilles. Après plus de trente ans, un roi, et qui se connaissait en esprit, gardait encore vivante l'impression de cette parole. En 1820, au moment où furent annoncés les Mémoires de Lauzun, Louis XVIII, qui savait don Juan féroce comme la vanité et capable de soutenir, fût-ce par le mensonge, son renom d'irrésistible, redoutait des insinuations offensantes pour la mémoire de Marie-Antoinette. Il confiait cette inquiétude à Decazes et l'un de ces billets qu'il lui écrivait chaque jour, sur le ton d'un père à son fils, dit de Lauzun: «Il était impossible d'être plus amusant qu'il n'était: moi qui te parle, je serais resté vingt-quatre heures à l'écouter[19]

[18] Le premier Lauzun était un Nompard de Caumont. Ces Caumont avaient une baronie qui devint comté en 1570, et, par lettres de mai 1692, François de Caumont fut créé duc de Lauzun. Il mourut sans postérité en 1723 et le duché échut à sa nièce, Marie Baudron de Nogent, mariée à Charles-Armand Gontaut, duc de Biron. L'ami d'Aimée et de bien d'autres était Gontaut et portait le titre de Lauzun comme cadet. Ce fut son nom de galanterie. Il prit celui de Biron, dès qu'il en eut le droit, pour faire la guerre et mourir.

[19] Cité par M. Ernest Daudet, dans son livre Louis XVIII et le duc Decazes. Plon, in-8o, 1899.

Qui plaît aux princes n'est pas loin de plaire aux duchesses. Aimée fut délicieusement fière d'attirer cette manière de héros: elle était femme à lui renvoyer le volant des légèretés spirituelles. Ils s'étonnèrent, lui de trouver tant d'à-propos dans tant de jeunesse, elle tant de jeunesse dans tant de renommée, et leurs coquetteries se conquirent.

Enfin, tout ce que Lauzun avait de cœur appartenait à une cousine d'Aimée, la marquise de Coigny, à la femme dont Marie-Antoinette disait: «Je suis la reine de Versailles, mais c'est elle qui est la reine de Paris.» Prendre le plus séduisant des hommes à la femme la plus à la mode, c'était triompher à la fois de l'un et l'autre sexe. Ce sont là de ces raisons auxquelles il faut beaucoup de raison pour ne pas se rendre, et il était difficile de débuter mieux dans le mal.

On a dit que la marquise avait su maintenir Lauzun dans la discrétion passionnée d'un amour tout idéal. Une seule chose le donnerait à croire, c'est la constance de Lauzun pour cette femme: la fidélité d'un tel homme est de la gourmandise qui attend. Mais, s'il accepta le jeûne avec la marquise, il le rompit avec la duchesse. Il avait à Montrouge une de ces «folies» qui servaient aux rendez-vous et qu'Aimée, dans une lettre, appelle «mon pauvre Montrouge». Leurs rencontres n'y eurent aucune originalité.

L'extraordinaire fut le sérieux du sentiment que la plus évaporée des femmes vouait au plus frivole des hommes. Lasse d'avoir jusque-là porté seule le poids de ses pensées et de ses actes, que, ni son père ni son mari n'ont dirigés ou soutenus, elle goûte le repos délicieux de confier non seulement son cœur, mais son intelligence et sa volonté. C'est une docilité qui cherche son joug. Rien jusqu'alors n'avait été plus étranger à la jeune duchesse que la politique. Lauzun est opposant, la voilà constitutionnelle. Elle dédaigne sa propre intelligence pour prendre par imitation celle de son héros. En quoi elle perd l'une sans acquérir l'autre, comme le prouvent ses lettres à son ami. Ce sont des idées de Lauzun qu'elle délaie, des mots de Lauzun sur lesquels elle renchérit, rien de spontané ni de libre; de la lourdeur, de l'artificiel, de la prétention. Mais ce renoncement au moi dans une nature si originale, cette déférence poussée jusqu'à l'abdication dans une âme si indépendante, cette idolâtrie jusqu'au manque de goût dans un esprit si délicat, prouvent du moins sa sincérité à se donner tout entière.

Il lui fallut mesurer aussitôt quel peu elle était à cet homme devenu tout pour elle. Lauzun a pris la duchesse sans quitter la marquise, il n'a entendu ajouter qu'un caprice à une habitude. Quand on croit deux existences fondues en une, apprendre, et de l'être choisi, que le don du corps est sans importance, la confusion des âmes sans intérêt, invraisemblable la constance, quelle leçon d'amour! Tout ce qu'elle rêvait d'idéal dans le désordre est chimère, tout ce qui l'instruit la déprave. L'élève souffre d'abord de ces leçons: après deux ans, elle en profite.

Un voyage que le duc de Fleury lui fait faire en Italie la sépare alors de Lauzun. Soustraite à l'ascendant qui la réduisait à voir par les yeux et à penser par l'esprit d'autrui, elle redevient la plus jolie à admirer et la plus attrayante à entendre. Si elle ne trouve pas autour des braseros italiens le feu d'étincelles qu'est la conversation française, elle goûte à Rome d'autres joies. L'art, dont les chefs-d'œuvre l'entourent, lui donne, au témoignage de madame Vigée-Lebrun, des émotions vraies et profondes. Mais, tandis qu'elle se passionnait pour les antiques, des vivants se passionnaient pour elle, et cette nouvelle querelle des anciens et des modernes finit par la victoire de ceux-ci. Pour une femme ardente et sans scrupules, se sentir aimée est presque aimer. Lauzun était loin, ses leçons présentes, lord Malmesbury l'emporta. Et malgré que la confiance de la duchesse dans la solidité des liens illégitimes dût être fort amoindrie, et bien que Malmesbury ne fût pas, comme son prédécesseur, un grand artiste d'amour, mais eût surtout pour mérite sa jeunesse, ce fut aussitôt le même abandon de cette femme remarquable à une volonté étrangère, le même empressement à penser par une raison d'homme. Malmesbury est grand seigneur, la révolution de la France contre l'aristocratie l'indigne plus encore que la révolte contre la royauté. C'en est fait, pour la duchesse, des sourires à l'égalité: elle n'est plus que grande dame, dédaigneuse du parti populaire. De ce respect envers la noblesse, la duchesse excepte son époux. Une grossesse survint, qui dut le surprendre plus que Malmesbury. Il jugea alors qu'il avait assez fait le mari, que le temps venait de faire le gentilhomme, c'est-à-dire d'émigrer. Avant son départ, il mit beaucoup d'élégance à rendre à la duchesse la seule liberté qu'elle n'eût pas prise et pour laquelle il lui fallût le concours de son époux. Il reconnut avoir diminué la fortune de sa femme, ne lui reprocha pas d'avoir accru sans lui la famille commune, et souscrivit à la séparation de biens[20]. Tout ainsi réglé, il rejoignit ses princes à Coblentz, et elle, à Londres, son lord.

[20] Le 9 juin 1792, décision du tribunal de famille: «Attendu que les faits de dissipation continuelle articulés contre le sieur Fleury sont vrais d'après l'aveu du sieur Fleury, et de la connaissance personnelle que nous en avons, qu'ils exposent la dame de Fleury à la privation du revenu de ses propres biens, et que la communauté établie entre eux par leur contrat de mariage l'a été sous la foi d'une administration sage qui n'existe pas… décidons que la dame Fleury doit être séparée de biens d'avec le sieur son mari, en conséquence l'autorisons, en vertu du pouvoir qui nous est donné par la loi, à jouir et disposer de ses biens comme bon lui semblera, à la charge toutefois de ne pouvoir aliéner ses biens immeubles qu'avec l'autorisation de son mari, condamnons le sieur de Fleury à payer à la dame son épouse la valeur de ses bijoux et diamants qu'il a vendus, avec les intérêts, suivant la loi, plus à lui rendre et restituer tout ce qu'il a aliéné ou reçu depuis leur mariage et qui a été stipulé propre en faveur de la dite dame…»—Archives de Mareuil.

Soit survivance de sa première passion à travers son infidélité, soit vanité de suffire à plusieurs aventures et d'avoir des relais d'amour, elle n'avait pas rompu sa correspondance avec Lauzun, devenu le général Biron, et qui commande sur le Rhin. Ces lettres se succèdent de loin en loin comme des actes interruptifs de prescription. Tantôt il semble que, par des dégradations voulues de termes, elles fassent glisser tout doucement l'amour dans l'amitié, tantôt elles renouvellent les anciens serments, et, au lendemain de ses couches[21], Aimée dit plus que jamais à l'amant trompé qu'elle est sienne. La femme qui a commis sincère sa première faute en est à la duplicité, et c'est contre son corrupteur qu'elle la tourne. Mais à Londres se trouvait aussi la marquise de Coigny. Jacobine de cœur, elle s'est sauvée de Paris par peur des excès qu'elle approuve et pour aimer en sécurité la révolution. Elle aussi écrit à Lauzun des lettres, celles-là merveilles de tendresse fière, contenue, mais passionnée, et, lui excepté, de malice malveillante contre tout le monde. Contre Aimée, elle se contenta de dire à Lauzun la passion de Malmesbury, et l'accouchement à Londres, comme petites nouvelles données sans songer à mal: après quoi, elle se permettait la perfidie de la générosité et concluait: «Il lui faut pardonner, parce qu'il la faut aimer.»

[21] L'enfant ne dut pas survivre, car il n'est plus question de lui dans l'existence de sa mère.

Bientôt l'infidèle est contrainte d'avouer elle-même tout à Lauzun. En janvier 1793, elle revient à Paris, Malmesbury l'accompagne, il est arrêté. La duchesse lui a parlé souvent de Biron comme d'un ami, Malmesbury n'a rien de plus pressé que d'écrire au général pour en réclamer la protection. Relâché avant même que sa demande fût parvenue à Biron, il raconte à Aimée la démarche toute simple pour lui, et si compromettante pour elle. Elle devait à Lauzun une explication, elle lui écrivit:

«Ne faut-il pas, quand on m'aime, qu'on ne connaisse plus sur la terre d'autres ressources qu'en moi et par conséquent en vous, et que la première menace du danger, qui me fait vous invoquer, apprenne votre nom à celui qui a besoin d'une grande confiance pour n'être pas jaloux? Je sais que vous avez dû recevoir un courrier très pressé et bien effrayé de quelqu'un actuellement près de moi, que je vous ai toujours laissé deviner sans positivement vous en parler. Il a été arrêté par un quiproquo inconcevable et, comme les motifs n'étaient pas énoncés, quoique aucuns ne fussent probables, leur mystère l'effrayait. Il est sorti comme entré, c'est-à-dire sans raison expliquée, mais enfin il est sorti et c'est tout ce que j'en veux. Je lui sais gré de son impertinente fatuité d'avoir recours à vous, dans un moment de détresse, avec la persuasion de vous intéresser par votre commun sentiment. S'il s'est un peu targué du mien, ne vous en choquez pas plus que moi, mon ami, et ne vous fâchez pas si je suis fière qu'il veuille bien s'en vanter. C'est à l'espoir de vous revoir ici que j'attache l'idée d'un avenir heureux. Il m'est doux, mon ami, de rentrer souvent dans mon cœur. Vous y êtes toujours le plus constamment cher objet.»

L'humiliante lettre, avec son style contourné comme pour envelopper d'ombre et reconnaître sans les dire les faits indéniables! Lettre moins humiliante encore par ses aveux que par ses coquetteries, par cette persévérance de la femme prise au piège à poursuivre la double intrigue. Mais, tandis qu'elle essayait de faire accepter par son premier amant le second, celui-ci prenait congé. Soit que Malmesbury comprît le ridicule où il s'était mis, en priant un rival de le réunir à la femme disputée, soit que, rendu sage par la prison, il jugeât l'heure venue de s'aimer lui-même en songeant à sa sûreté, il aspire, un siècle avant lord Salisbury, au «splendide isolement», et regagne Londres.

Aimée semble indifférente à sa perte, et comme délivrée par son départ. Dans ce cœur qui a horreur du vide, Lauzun retrouve les droits de premier occupant. Le malheur est qu'elle lui revient quand elle a besoin de lui. La grossesse à cacher l'a tenue plusieurs mois hors de France: l'absence d'une grande dame à ce moment prend un air d'émigration. Aimée sent flotter autour d'elle la curiosité soupçonneuse des dénonciateurs. C'est alors qu'elle écrit coup sur coup sept ou huit lettres à Lauzun; elle caresse, mais elle demande. Elle rappelle leurs échanges de portraits et de lettres avant de dire: «Envoyez-moi une attestation comme quoi vous m'avez tenue cachée avec vous à Strasbourg pendant trois semaines, depuis la fin de septembre jusqu'au 15 octobre.» Elle ajoute: «Envoyez-moi aussi la permission de loger à Montrouge si la fantaisie m'en prend.» Si Biron déclare qu'elle a quitté Paris pour se rendre près de lui, il la déshonore comme femme, mais la consacre citoyenne. Et, contre les visites domiciliaires, quel asile meilleur que la maison d'un général patriote? Reste à gagner l'homme en réveillant ses désirs, en lui donnant à croire que, dans cette maison, elle attendra de nouveau «son plus tendre ami». C'est un marché où elle offre du plaisir contre de la sûreté. Ne se dit-elle pas que, pour se sauver, elle expose Biron, qu'une ci-devant compromet par ses lettres le général, que surtout une attestation fausse et faite en fraude des lois contre les émigrés peut le perdre: comment nommer un amour capable d'oublier les périls de ce qu'il aime? A-t-elle pensé à ces conséquences: comment nommer un amour capable de sacrifier ce qu'il aime?

Lauzun n'est pas plus généreux. Si homme avait peu de droits à la constance des femmes et devait prendre légèrement les caprices du cœur, c'était bien ce roi des volages. Mais l'amour-propre des hommes à bonnes fortunes est ainsi fait que l'infidélité leur semble permise à eux seuls, et ces conquérants veulent régner à jamais sur les pays qu'ils ont une fois traversés. Quand Lauzun se sut remplacé, son dépit s'exhala en une lettre fort aigre à Aimée. Mais, quand elle parut revenir à lui et qu'il démêla le calcul, sa colère grandit encore. Il ne songe pas qu'elle lui a donné longtemps une affection désintéressée; que, dans les pauvres cœurs, les sentiments même vrais sont mêlés d'égoïsme; qu'une femme peut l'aimer encore tout en voulant profiter de lui; qu'elle est menacée, et qu'elle a peur. Il songe qu'elle veut faire de lui une dupe, tromper deux fois Lauzun! Son amour-propre blessé ne s'occupe que de soi. Or il se sait menacé lui-même, sous le badigeon de son civisme transparaît toujours son aristocratie, sa situation devient plus précaire à mesure que la politique devient plus violente, il a assez à faire de se sauver. Il ne donne ni l'attestation, ni la clef de Montrouge, et laisse sans réponse les lettres qui les réclament. Telle est, après quatre ans, la laide fin de cette passion: commencée en folie, elle s'achève en égoïsme. Cet égoïsme a mis à nu chez la femme l'hypocrisie, chez l'homme la brutalité. Ils se sont, d'un dernier regard, méprisés l'un et l'autre. Ils n'ont plus rien à se dire.

Lauzun, d'ailleurs, allait éprouver bientôt qu'on ne rompt pas avec la démagogie aussi aisément qu'avec les duchesses. Arrêté, il n'obtint même pas d'être prisonnier dans sa maison de Montrouge, qu'il avait refusée à une amie. Et, le 1er janvier 1794, il mourait à quarante-six ans, avec cette lassitude de vivre que les heureux contre le devoir trouvent au fond de leurs plaisirs.

IV

Si la duchesse avait voulu deux amants pour mieux s'assurer le dévouement de l'amour, l'expérience eût été décisive. Tous deux l'avaient abandonnée au premier péril, elle restait seule. En des jours où les protecteurs devenaient si vite des suspects, elle commença à croire, elle aussi, que sa solitude était sa sûreté[22]. Maintenant il n'y avait plus que son mari à la compromettre: contre l'émigré elle invoqua et obtint le divorce[23]. Malgré ce gage donné à la Révolution, le 4 mars 1794, elle était arrêtée, conduite à Saint-Lazare[24]. Elle n'avait gagné à son divorce que d'être écrouée sous le nom de Franquetot, au lieu de l'être sous le nom de Fleury.

[22] Elle s'était retirée dans sa terre de Mareuil-en-Brie. Le 18 mars 1793, un mandat d'amener la forçait à comparaître à Paris devant les administrateurs de police. Ils lui demandaient compte de son temps durant les mois où elle avait disparu. Elle affirma n'avoir pas quitté la France: son séjour en Angleterre fut escamoté en «différents petits voyages autour de Paris pour se promener». Et elle mit un tel naturel à mentir et tant d'ingénuité dans sa rouerie que les administrateurs, «ne trouvant aucune preuve d'émigration contre la citoyenne, la renvoient en pleine liberté».—Archives de la police; registre des interrogatoires des émigrés du 9 mars 1793 au 25 ventôse an II. F. 22 et 23.

[23] «Extrait du registre des actes de divorce de la municipalité de Paris, du mardy 7 mai 1793, l'an second de la République: Acte de divorce d'Anne-Françoise-Aimée Franquetot-Coigny et d'André-Hercules-Marie-Louis Rosset-Fleury… Les actes préliminaires sont une décision du tribunal de famille rendue exécutoire par ordonnance du tribunal du sixième arrondissement de Paris, ce vingt-trois avril dernier, de laquelle il résulte que l'époux est émigré, et une citation aux termes de la loi… Antoine-Edme-Nazaire Jaquotot, officier public, a prononcé ce divorce en présence des témoins et de l'épouse qui a signé avec eux au registre.»—Archives de Mareuil.

[24] M. Paul Lacroix fait remonter cette arrestation à juin ou juillet 1793; M. Paul Lafond, au retour du voyage de la duchesse en Italie, c'est-à-dire à 1792. C'est une erreur d'un ou de deux ans. Les véritables dates sont fournies par la pièce suivante: «Convention nationale. Comité de sûreté générale et de surveillance de la Convention nationale. Du 14 ventôse, l'an second de la République une et indivisible; vu l'arrêté du 9 de ce mois du Comité de surveillance de Seine-et-Marne. Le Comité de sûreté générale arrête que la ci-devant nommée duchesse de Fleury qui a dû être conduite dans la maison d'arrêt dudit département ainsi que sa femme de chambre anglaise seront amenées dans la prison de la Force ou toute autre à Paris; sera quant au surplus l'arrêté du 14 suivi et exécuté. Les représentants du peuple, membres du Comité de sûreté générale: Jagot, Dubarreau, Louis du Bas-Rhin. Vu par le représentant du peuple dans les départements de Seine-et-Marne et de l'Yonne le 20 ventôse, an II de la République: Maure, l'aîné».—Archives de la police, arrestations, ordres de mandats, 7.406.

La prisonnière fut conduite à Saint-Lazare. Deux registres d'écrou tenus dans cette prison durant la période révolutionnaire avaient été jusqu'en 1871 conservés aux archives de la police: le premier, qui va du 29 nivôse au 25 ventôse an II, existe seul aujourd'hui; le second a disparu lors de la Commune, en 1871. Le mandat de transfert signé le 14 ventôse an II devait, semblait-il, avoir été exécuté avant le 25 ventôse et l'écrou d'Aimée de Coigny être inscrit sur le registre. Il n'y figure pas. Cela s'explique parce que l'arrêté du 14, transmis à Melun, fut visé seulement le 20 par le représentant Maure. Transporter la prisonnière de Melun à Paris, la conduire à la Force et peut-être comme on faisait alors, de prison en prison, en quête d'une place vide, n'était pas l'affaire d'un seul jour. Aimée dut être écrouée sur le second registre.

En voici la preuve: Dans le premier registre, à la suite de la dernière inscription faite le 25 ventôse, se trouve inscrite, d'une écriture récente et à l'encre rouge, une liste de noms, avec une date et un numéro d'ordre. C'est une reconstitution partielle du registre disparu, faite après 1871, et sur des notes prises antérieurement, par l'archiviste de la préfecture, M. Labat. Or, sur cette liste est écrit: 26 ventôse, no 886, Fleury Anna-Aimée Franquetot (femme).—Archives de la police. Registre d'écrou de la prison Saint-Lazare, 106-E.

Chénier, arrêté dix jours après elle, fut quatre mois son compagnon de captivité. Le chant de pitié que la prisonnière inspira au poète fut-il un aveu d'amour? En eux, comme en tant d'autres, la menace de la mort prochaine souleva-t-elle une de ces passions imprévues qui, sans l'espoir de durer ni le loisir d'attendre, naissaient, au hasard, fleurs soudaines et violentes de l'angoisse commune? C'était, au contraire, une ressemblance de nature, qui, s'ils se fussent rencontrés plus tôt, dans les derniers des jours tranquilles, aurait préparé l'entente de leurs cœurs. Chénier était un héritier de l'art antique et de la morale païenne. Belles comme le marbre de Paros, ses poésies célébraient, comme les statues taillées dans cette blancheur sans tache, la perfection impure des corps faits pour le désir. Et de même que, dans ses vers, la beauté achevée semblait une pudeur et étendait un voile d'innocence sur la volupté de ses inspirations, de même la jeune femme cachait ses audaces sous la grâce presque enfantine du visage et la trompeuse candeur des regards. En elle le génie de Chénier eût reconnu sa vivante image et, comme Prométhée, peut-être aimé la statue.

Mais, depuis que la Révolution avait poussé son cri de liberté et de justice, Chénier était devenu un autre homme. Le poète uniquement soucieux jusque-là d'orner sa vie par l'art avait été surpris par la révélation de plus belles beautés. Son intelligence avait vu la stérilité de la joie apportée par les formes exquises aux voluptueux subtils, quand restait à faire mieux ordonnée et meilleure la société humaine. Et quand, presque aussitôt, les sublimes promesses furent démenties par les actes des lâches et des scélérats, il devint une voix d'accusation et de colère contre ces voleurs d'idéal. Les chants de sa poésie se turent, il saisit le fer de la prose, et cet abandon de sa gloire devint pour lui une autre gloire et plus rapide. A peine quelques lettrés connaissaient le poète, l'écrivain parut aussitôt le premier parmi les polémistes, et l'orateur assez puissant pour qu'on le comparât à Vergniaud[25]: tant la nature lui avait été prodigue des dons qu'elle lui prêtait pour si peu de jours, et tant il s'était lui-même donné à sa nouvelle œuvre. L'héroïque transfuge, infidèle à la Grèce, patrie de la beauté antique, pour la France, patrie du droit immortel, ne redevint poète que le jour où, prisonnier, il n'eut plus ni presse, ni tribune. Alors, loin qu'il redemandât l'oubli de la défaite et des vainqueurs à ses inspirations anciennes, sa lyre même lui fut une dernière arme pour continuer le combat. Et quand l'amour dont il avait été le chantre sensuel lui apparut jusque dans la prison, il ne le reconnut pas. Ces galanteries lui prouvaient maintenant l'incurable légèreté de ces «honnêtes gens» pour qui il avait lutté, pour qui il allait périr. Leurs gestes de menuet dans la tempête, leurs rires dans la tragédie, leurs baisers, qui épuisaient en plaisir le temps dû aux haines et aux amours publics, furent sa dernière douleur. En ses satires inachevées il mit toute l'amertume de son désenchantement: il y partage ses justices entre les attentats des assassins et la légèreté des victimes. Son âme tragique n'était plus capable d'oublier son deuil pour une passion privée et fugitive. Il ne vit en Aimée que la statue de ce deuil, et il n'aima dans la beauté de ces yeux que la source des larmes les plus touchantes contre la cruauté des bourreaux[26].

[25] Lacretelle, qui l'avait admiré à la tribune des Feuillants, a écrit: «Lui seul eût pu disputer la palme de l'éloquence à Vergniaud».

[26] Les vers sur la Jeune Captive furent pour la première fois publiés dans la décade du 20 nivôse an III, quelques mois après la mort d'André. Mais pour croire au génie du poète, l'opinion attendit le témoignage de Chateaubriand: celui-ci commença, par quelques lignes du Génie du christianisme, la renommée d'André Chénier. Il cita précisément les vers de la Jeune Captive, et ils devinrent célèbres avant que l'on sût qui les avait inspirés. On parlait d'une Coigny, sans préciser laquelle, et Sainte-Beuve d'ordinaire si informé, nommait dans sa Causerie du lundi 2 février 1857, la fille de la marquise, qui épousa le général Sébastiani. Pourtant la vérité avait été écrite depuis longtemps, dans l'Encyclopédie de l'an VII. L'ouvrage était de l'archéologue Millin, qui devint membre de l'Institut. Millin avait été enfermé à Saint-Lazare avec André Chénier et Aimée de Coigny. Il accompagna les vers d'une note qui ne laissait de doute ni sur le moment où il en était devenu dépositaire, ni sur la personne pour laquelle ils avaient été faits. Il disait de l'ode: «Elle a été composée pour madame de Montrond, par André Chénier pendant que nous étions ensemble dans la prison de Saint-Lazare sous le règne de Robespierre. J'ai le manuscrit de sa main.»

Qu'il ait été cher à la jeune captive, il n'y a ni preuves ni vraisemblances. De stature massive, de taille épaisse, il avait cet aspect de puissance stable qui sied aux orateurs et aux combattants, mais qui, hors de l'action, paraît lourdeur. Ses yeux vifs étaient petits, sa chevelure abondante et bouclée grossissait la masse de sa tête forte, mais avait déjà disparu de son crâne où se continuait la grandeur de son front, comme si la pensée eût pris la place de la jeunesse, et les trente-deux ans qu'il avait à peine semblaient plus nombreux. Une femme de ses amies a dit qu'il était à la fois très laid et très séduisant; mais c'est un mauvais début de séduction que la laideur. Et la duchesse de Fleury était d'autant moins portée à distinguer le charme derrière cette apparence qu'à ce moment un autre homme occupait son attention.

Le même jour qu'elle, avait été conduit à Saint-Lazare le jeune Mouret de Montrond; sur le registre d'écrou, son nom de Mouret fut inscrit à côté de celui de Franquetot[27]. Ce hasard le conduisait sur les pas d'Aimée à la porte de la prison, en homme qui suit une femme et entre où elle entre. Cet air convenait au personnage. Il avait alors vingt-quatre ans, la plus jolie tournure, avec cette mauvaise réputation qui semble la plus enviable à nombre d'hommes et la plus intéressante à plus de femmes encore. L'assurance lui était si naturelle et il la garda si semblable à travers les changements d'âge et de fortune qu'elle servit à le désigner comme «signe particulier», même sur ses passeports. L'un, daté de 1812, à côté du signalement ordinaire, porte, d'une autre main que celle de l'expéditionnaire: «Bel homme, à l'air avantageux». Ce passeport révèle aussi en Montrond une originalité dont il était moins fier. Le petit doigt de sa main droite se continuait, divisant la paume de la main jusqu'au poignet. C'était un commencement de griffe, qu'il tenait gantée, comme Méphistophélès.

[27] La liste de Labat porte: 26 ventôse, no 885 Mouret Charles (ou François-Casimir).

Envers une Marguerite qui n'était plus innocente, Méphistophélès se montra bon diable. Pour que le tentateur pût la perdre plus tard, il fallait d'abord la sauver. Il survenait au moment de l'extrême péril. La loi des suspects avait été si largement appliquée que toutes les prisons anciennes ou improvisées étaient pleines. Pour faire place aux nouveaux suspects, il fallait se débarrasser des anciens et, comme mettre en liberté n'était pas du temps, guillotiner les uns paraissait le seul moyen de loger les autres. Mais encore, pour guillotiner, fallait-il un prétexte, et, contre la plupart des prisonniers, il n'y avait pas de charges. C'est à ce moment que fut découvert le complot des prisons: les complots sont en tout temps la ressource des gouvernements embarrassés. Les suspects devaient être irrités de leur captivité par provision et souhaiter la fin de cet arbitraire. Il suffisait d'appeler ces colères et ces espérances un attentat contre la République. Pour recueillir les propos dont on avait besoin, les provoquer, les suppléer au besoin, on mêla aux suspects des hommes qui semblaient des prisonniers et étaient des agents. A Saint-Lazare, trois misérables acceptèrent ce métier. Aucun d'eux n'était français. Le principal, Jaubert, acteur belge, avait trouvé là le seul rôle pour lequel il fût doué, le rôle de traître. Il le jouait à dessein assez mal pour que les prisonniers devinassent son vrai personnage, et il inscrivait sur sa liste, comme conspirateurs, ceux qu'il estimait les plus riches. Puis il traitait avec eux de leur radiation, tout prêt à reconnaître l'innocence de qui la lui prouvait en bonnes pièces. Mais il n'effaçait un nom que pour en inscrire un autre. Ces nouvelles victimes étaient sollicitées de se disculper au même prix, et ces marchandages successifs réduisaient la liste à ceux qui, trop fiers ou trop pauvres, semblaient à Jaubert indignes de pitié. Et, malgré la hâte des terroristes, il prenait le temps de faire et de défaire, car le pourvoyeur de l'échafaud, Fouquier-Tinville, était de moitié dans cette exploitation fructueuse de la mort.

Montrond suivait ce travail avec l'attention d'un homme résolu à vivre, et il n'aurait pas cru sauver toute sa vie s'il avait laissé périr Aimée. Il sut qu'elle et lui figuraient sur la liste. Cent louis, dont il négocia le versement à Jaubert, firent rayer les deux noms[28]. Celui de Chénier était inscrit et resta.

[28] Le Chancelier Pasquier, qui fut parmi ces prisonniers, mais entra à Saint-Lazare seulement le soir du 8 thermidor, écrit dans ses Mémoires: «Si j'étais arrivé deux jours plus tôt, j'aurais sans doute trouvé place sur les charrettes qui enlevèrent dans ces deux jours plus de quatre-vingts personnes et les conduisirent à l'échafaud, grâce aux inventions des agents de Robespierre, au sujet de prétendues conspirations des prisonniers. Il y avait dans chacune des grandes prisons un certain nombre de misérables détenus en apparence comme les autres prisonniers, mais apostés pour dresser des listes et présider au choix des victimes. Plusieurs d'entre eux avaient fini par être connus, et chose incroyable, ils ne périssaient pas sous les coups de ceux au milieu desquels ils accomplissaient leur honteuse mission. Bien plus, on les ménageait, on les courtisait. J'avais à peine franchi le premier guichet, lorsque je rencontrai sur mon passage M. de Montrond, déjà connu par l'éclat de quelques sujets passablement scandaleux et dont les aventures ont fait depuis tant de bruit dans le monde. Il s'approcha de moi sans avoir l'air de me regarder et me jeta dans l'oreille ce salutaire avis: «Ne parlez ici à personne que vous ne connaissiez bien.» (T. I, pp. 107-108.)

En 1795, un publiciste nommé Coissin voulut composer une histoire des prisons sous le règne de Robespierre, et il avait fait appel «à tous les citoyens qui avaient échappé au glaive de la vengeance pour obtenir tous renseignements de nature à mettre au jour le vaste tableau des turpitudes qui ont souillé notre révolution». Un travail sur Saint-Lazare lui fut adressé par l'acteur Jaubert qui jugea l'occasion bonne pour donner le change sur son personnage. Après avoir raconté comme sérieuses son arrestation et sa captivité, il écrivait: «Telle était notre situation lorsque le commissaire des administrations civile, police et tribunaux, est venu à Saint-Lazare. Nous avons su qu'il avait fait appeler les nommés Manini et Coquerie, serruriers; nous avons cru que c'était un membre de la commission populaire qui venait interroger les détenus; tous les cœurs étaient livrés à l'espérance, chacun de nous croyait entendre le cri de la vérité et démontrer que son arrestation était l'effet de haines et de vengeances personnelles. On me fit aussi appeler dans la chambre du concierge Semi, j'y vis deux citoyens qui m'étaient inconnus; l'un d'eux, m'adressant la parole me dit: «Je sais que tu es un bon patriote, je connais ta probité, j'espère que tu justifieras l'opinion que j'ai de toi. Voici un ordre du Comité de Salut public de rechercher dans les maisons d'arrêt les ennemis de la Révolution.» Je pris l'ordre et le lus tout entier. Il me demanda ensuite si j'avais connaissance d'un complot d'évasion tramé à Saint-Lazare. Je répondis que si ce complot avait existé, il aurait été très difficile qu'il eût échappé à la surveillance des patriotes qui étaient dans cette maison.—«Voici les listes des conspirateurs qu'on m'a données.» Et il se mit à m'en lire les noms. Je vis avec frémissement plusieurs de mes amis notés sur ces listes et nombre de citoyens et citoyennes incapables de conspirer contre leur patrie. Je m'élevai contre cette dénonciation; au risque de me compromettre, je pris la défense de ceux que je connaissais avec assez de chaleur pour les faire rayer.

Dès l'instant que je fus renvoyé par ce commissaire, je me rendis dans la chambre des citoyens Millin et Cholet, et là je leur rendis compte de mon interrogatoire, de la dénonciation de Manini, des listes que j'avais vues et de la défense hardie que j'avais osé prendre de plusieurs citoyens que j'avais été assez heureux de faire rayer. Voici les noms que je parvins à faire rayer: les citoyens Duroute, Mollin, Martin, Poissonnier père, médecin de réputation, Millin, Montrond, Delinas, Duparc, Lagaie, Pardaillan, ancien constituant, les citoyennes Franquetot, Glatigny, Lassolay et sa fille.»—Tableau des Prisons de Paris, t. I, pp. 164-168.

Mais la négociation à prix d'argent, des prisonniers avec Jaubert et la part de Fouquier-Tinville dans les profits furent attestées, lors du procès de ce dernier, par la déposition d'Antoine Lamongière, juge de paix de la section des Champs-Elysées. Le commentateur d'André Chénier, M. Becq de Fouquières la cite. J'ajoute que, désireux de retrouver le texte de cette déposition, j'ai fait faire des recherches aux Archives: une lettre de M. le Directeur des Archives m'a appris que le document n'existe ni dans la série W (Tribunal Révolutionnaire) ni dans la série F (Comité de Sûreté Générale). J'ignore donc où M. Becq de Fouquières a recueilli cette déposition, mais l'exactitude est si scrupuleuse en cet écrivain que s'il affirme avoir vu la pièce il l'a vue.

Montrond, Chénier, deux visages de l'humanité, semblent rapprochés ici pour montrer l'infériorité du génie sur l'intrigue dans la tactique de la vie. Tandis que l'un achète les bourreaux, l'autre ne songe qu'à les juger. Tandis que l'un travaille à ne pas périr, l'autre ne s'occupe qu'à perpétuer le témoignage de sa conscience contre le mal triomphant, et c'est pour envoyer à son père ses vers écrits sur des bandes de toile qu'il corrompt un guichetier. Tandis que l'un surveille sans cesse la liste de mort, l'autre ne laisse pas les nouvelles troubler ses pensées et ne veut rien enlever par un inutile effort de salut à la dignité de sa fin: il a toutes les maladresses d'une grande âme. Tandis que, pour l'un, s'intéresser à une femme, c'est entrer dans sa familiarité, la distraire, la servir et se faire de tout un moyen de plaire; l'autre s'intéresse à elle sans qu'il tente rien pour l'occuper de lui; il ne quitte pas à sa vue l'ombre de l'arbre que, dans le triste préau, il préfère et qui étend sur ses méditations une solitude respectée par les prisonniers; il n'a pas besoin de lui parler, il parle pour elle, et, sans lui demander rien dans le présent, il lui donne l'avenir. Il est un des condamnés qui périssent le 8 thermidor, la veille du jour où la mort de Robespierre allait tuer la Terreur elle-même. Et, quand il disparaît, cette femme ne se doute pas du présent qu'il lui laisse, elle ne sent pas sa propre vie diminuée de cette perte. Les exécutions où il a péri la rendent seulement consciente du danger auquel elle échappe, et le sort tragique d'André n'accroît en elle que l'intelligence du service rendu par Montrond.

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