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Mémoires de Aimée de Coigny

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[40] On peut voir à l'appendice comment le désordre de sa fortune et le désordre de ses mœurs allèrent de pair.

Dans les faiblesses d'amour on peut garder intactes les délicatesses de son esprit, de son éducation, même de sa conscience qui les juge, et l'espoir de goûter un bonheur qui satisfasse mieux leurs plus hautes aspirations entraîne la plupart des femmes à leur première faute. Mais l'habitude de la galanterie diminue ces exigences, déprave le goût, accoutume les plus aristocrates de nature à la vulgarité progressive des choix, et, à force d'avoir le cœur moins difficile que l'esprit, elles semblent atteintes dans leur esprit même par la maladie de leur cœur. Ainsi d'Aimée. Et comme enfin sa sincérité va jusqu'à l'impudeur, toutes ses erreurs sont publiques et c'est d'elles surtout que se fait sa réputation.

Dès lors, il était inévitable que ses actes dépréciassent ses mérites, que la fausseté de sa situation enlevât tout crédit à la puissance de son esprit. Par la faute d'une seule faiblesse, ses opinions sages et fortes sur l'ancien régime et la société nouvelle, ses résignations vaillantes aux changements légitimes, n'eurent pas autorité d'exemple. Assez brillante pour mettre le bon sens à la mode chez les plus mondains, assez profonde pour donner à réfléchir aux plus sérieux, égale aux situations les plus importantes, cette femme exerça sur les affaires de son temps, une seule fois, une influence clandestine et auprès d'un seul homme, qui avait comme elle et plus encore oublié la décence de sa condition première. Et, pour avoir mené publiquement les erreurs de son existence privée, elle était obligée d'écrire comme un secret, pour un seul ami, son intervention dans les affaires publiques et les sages conseils que ses contemporains n'auraient pas acceptés de sa folle vie.

Elle répondait: Qu'importe? Aucun de ces avantages perdus ne lui coûtait un regret. Elle avait pris les devants, demandé au sort, en échange de tout ce qu'il lui offrait, l'indépendance dont elle savait un plus cher emploi. Elle s'était mise à l'abri de ces épreuves qui sont des justices, vulnérable seulement au cœur.

Mais à ces justices suffisait sa passion même. Tant qu'il lui resterait l'amour, rien ne pouvait la faire souffrir: pour la rendre malheureuse, ce sera assez de l'amour. Elle est, dans toutes ses aventures, atteinte du coup le plus sensible, le plus humiliant, le plus invraisemblable. Elle, triplement séductrice par le corps, l'esprit et le cœur, est toujours abandonnée, non seulement de ses pairs, mais de ceux que son affection avait été chercher le plus bas. Elle éprouve l'inconstance non seulement de ceux envers qui elle a des torts, mais de ceux envers qui elle est sans reproche, et quand ce n'est pas son infidélité qui lasse, c'est sa tendresse. Elle n'a pas voulu être enchaînée aux affections, elle ne sait pas les retenir. Elle n'a pas deviné que la discipline du cœur est pour l'amour une protection autant qu'une contrainte, elle n'a pas compris quelle noblesse, quelle profondeur, quelle sécurité trouve l'amour à se confondre avec le devoir.

Malgré tout, elle garde sa confiance. Chassée des affections qu'elle avait crues durables, contrainte de chercher, d'aventure en aventure, un asile contre l'intolérable solitude du cœur, elle a comme une grâce d'oubli qui, à chaque expérience, efface de son souvenir toutes les leçons du passé. Elle retrouve, dès que bat son cœur, la virginité de ses illusions. Et chaque nouvel effort pour atteindre enfin à la tendresse ardente et durable ramène de nouvelles douleurs. Quelques jours d'ivresse et des années de désenchantement, telle avait été l'histoire de toutes ses passions jusqu'à sa rencontre avec M. de Boisgelin.

Là, elle avait enfin trouvé ce qu'elle cherchait, dans l'homme galant un galant homme, toutes les grâces de l'éducation, les délicatesses qui ne s'apprennent pas et sont les plus exquises, et la joie de satisfaire sa propre intelligence par une collaboration à une œuvre d'intérêt général. La morale, cette fois, semblait vaincue par le bonheur. Et c'est alors qu'elle prend sa revanche la plus cruelle et définitive.

Attendre, comme faisait Aimée, de l'attrait seul la durée des tendresses, c'était se promettre la durée de la grâce séductrice qui les avait formées, c'était compter sur la permanence de la beauté et de la jeunesse. Or, tandis qu'elle écrivait pour son ami l'histoire de leurs efforts monarchiques, goûtait la joie d'associer leur union fragile à une œuvre de stabilité, et s'efforçait de retenir le passé par ses souvenirs, il était emporté par le temps. C'est une méthode très grossière de compter ce temps par années, tant elles sont inégalement destructives: les unes prolongeant sans dommage ce qui est le plus ancien, les autres rendant tout à coup lointaines les choses les plus récentes et semblant mettre un siècle entre hier et aujourd'hui. Aimée de Coigny, parvenue à l'arrière-saison, avait gardé, dans son regard, son sourire, sa taille, sa démarche un printemps attardé. Mais, comme ces villes vaillantes jusqu'au bout et dont la capitulation montre soudain toutes les ruines jusque-là cachées, les femmes qui se sont le plus obstinément défendues contre la vieillesse tombent tout d'un coup. Que cette jeunesse du corps abandonnât Aimée, quand la puissance de l'intelligence fournissait ses plus remarquables preuves et quand l'âme se relevait, c'était peu sans doute. Mais ce peu est le sortilège, qui, faisant les hommes captifs d'un regard et d'un sourire, fait la puissance déraisonnable et d'autant plus forte de l'amour. Dès que l'amour libre est réduit, pour se persuader de vivre, aux raisons raisonnables, il meurt. En 1817, Aimée de Coigny avec ses quarante-huit ans était devenue plus vieille que M. de Boisgelin avec ses cinquante, eux-mêmes bien vieux pour les folies. Et, s'il n'est pas d'âge où l'homme soit incapable de les commettre, il y a une heure où la femme devient incapable de les inspirer.

Or, pour M. de Boisgelin rendu à la liberté de son jugement, c'était bien une folie que la durée de cette liaison. En travaillant pour le Roi, Aimée de Coigny avait travaillé contre elle-même. La Restauration avait rappelé d'exil le respect. La suppression du divorce, la place rendue à l'Église dans l'État en même temps que se relevait le trône, attestèrent la solidarité et le rétablissement de toutes les disciplines. Non pas que l'incroyance et l'immoralité perdissent d'un coup leurs adeptes: mais, au lieu de demeurer les protégés des lois et les maîtres de l'opinion, ils trouvaient contre eux le gouvernement et le cours nouveau de l'esprit public. Bon nombre cherchèrent refuge dans l'hypocrisie, le désordre se fit discret et prit des airs sages et pieux. Madame de Coigny, trop sincère pour feindre, demeura ce qu'elle était. Mais, pour n'avoir pas changé dans un monde qui changeait, l'épicurienne jadis à la mode se trouva devenir une femme scandaleuse. La liaison que M. de Boisgelin, particulier obscur et un peu conspirateur, avait pu nouer avec elle dans des temps troublés, devenait, sous le régime de toutes les légitimités, compromettante pour le marquis de Boisgelin, pair de France et favori de la Cour. Le souci de sa fortune nouvelle eût suffi pour le mettre en garde contre son ancienne tendresse, et il n'est pas d'amant si dépravé qui ne lise une leçon de morale dans les premières rides de sa maîtresse. M. de Boisgelin n'était pas un corrompu, ses principes n'avaient pas été assez forts pour lutter contre les ardeurs de ses passions; mais, même alors, l'élévation naturelle de sa nature apparaissant jusque dans ses erreurs, il avait respecté, cultivé ce qu'il y avait de généreux et de probe en son amie. Maintenant qu'il n'était plus divisé contre lui-même, il cédait sans lutte à cette attraction du bien. Sa conscience adhérait à ces réformes qui étendaient en France la revanche de la loi chrétienne, il sentait le devoir d'établir une harmonie entre cet ordre de la vie nationale et l'ordre de sa propre vie, et les remords étaient nés dans son cœur où mourait le désir. Entre le chrétien qu'il redevenait et la païenne que restait sa compagne, la contradiction lui apparut fondamentale, inconciliable. En désaccord sur le but de l'existence, comment perpétuer la confusion de leurs existences? Qu'il regardât le monde, elle ou lui, le devoir, l'intérêt, la satiété lui donnaient le même conseil[41]. Sans discussions inutiles, sans querelles bruyantes, il s'évada de l'amour dans l'amitié.

[41] La santé même d'Aimée de Coigny s'était tout à coup affaiblie. Cette femme qui, jusque-là, ignorait la souffrance, fut condamnée à ne plus guère sortir de sa chambre. Elle écrit en 1818, le 9 novembre, à de Jouy: «Adieu, monsieur, je suis malade, dans mon lit, bien languissante, de sorte que je n'ai pas l'espoir de vous rencontrer chez nos bons et excellents Pontécoulant chez lesquels je ne puis me traîner.»—Lettres, etc., p. 215.

En vain donc cette femme a, pour rendre ses passions plus libres, arraché de sa vie le devoir, elle n'a pu dévaster toutes les âmes comme la sienne, et son bonheur se brise contre cette borne du devoir demeurée debout dans la conscience de l'être le plus cher. Et la délaissée n'a pas même la consolation de penser que les bons propos sont fragiles, que, s'il se croit autre, elle demeure la même, qu'elle le saura reprendre. Elle doit reconnaître qu'en lui la vertu ne lutte pas contre l'amour, mais lui succède; qu'il ne résiste pas au danger, mais ne le sent plus; qu'il ne fuit pas la séduction, mais que la séduction l'a abandonnée elle-même; que ni celui-ci ni aucun autre ne seront plus attirés vers elle; que c'en est fait et pour jamais. Sa plus grande souffrance n'a été jusque-là que l'inconstance des tendresses trop fragiles: elle voit tout à coup devant elle la terrible stabilité du vide que laisse la fin du dernier amour.

Il y a des plantes à la fois vivaces et faibles qui ne peuvent supporter leur propre poids. Où un arbre s'élève elles s'élèvent avec lui, et le parent de leurs fleurs; où il cesse de les porter, elles gisent à terre. Il y a aussi de ces âmes lianes qui ne peuvent se soutenir seules. La nature flexible et enveloppante d'Aimée de Coigny avait besoin de s'enlacer autour d'une volonté et d'une tendresse d'homme. Elle n'avait pas passé un jour sans vivre de cet appui ou l'espérer. Si elle avait désiré plaire à tous, c'était pour se rendre plus précieuse à un seul, pour lire plus de fierté dans les yeux de l'élu, pour l'attacher davantage à un mérite reconnu par un témoignage unanime. Ses Mémoires n'étaient qu'un acte d'amour, une grâce d'intimité, portes closes, pour le maître de ses pensées. Quand il ne fut plus là, toute la terre fut vide pour elle; quand elle ne s'adressa plus à lui, elle n'eut plus rien à dire à personne.

Si son intelligence gardait toutes ses ressources et si son talent d'écrire avait atteint sa plénitude, à quoi bon? Dire sa vie? C'était rajeunir ses épreuves et souffrir deux fois de ses peines. Raconter les événements qui avaient sous ses yeux bouleversé et changé le monde? Ce monde était aussi pour elle aussi mort que le passé. Peindre la société? Peindre des indifférents pour le plaisir d'indifférents. Songer à la postérité? Aux fils de ces étrangers, plus étrangers encore que leurs pères.

Voilà pourquoi elle ne reprit pas la plume. Ainsi l'amour n'avait pas seulement rempli son cœur jusqu'à le briser, il finissait par rendre stériles les dons de son intelligence.

Triste silence, plus triste que toute plainte, tandis qu'au soir de cette vie, la morale méconnue assemblait ses revanches. Après avoir prodigué plus de tendresses qu'il n'en aurait fallu pour s'attacher indissolublement bien des affections légitimes, cette femme finissait sans affections. Elle avait cru que les tendresses étaient gâtées par le devoir, le devoir n'en retenait aucune auprès d'elle. A la servitude conjugale elle avait préféré les unions libres: la présence d'un mari manquait à ses journées vides, à ses soirées que la souffrance rend si longues. Dans l'existence qu'elle avait choisie, la maternité eût été une gêne et une honte: il lui manquait la sollicitude des fils qui donne aux mères une fierté si douce, il lui manquait les soins caressants des filles qui donnent aux mères tant de quiétude attendrie. Elle avait dédaigné comme un sentiment trop tiède, et sacrifié sans scrupule à ses passions l'amitié: l'amitié aussi était absente ou banale. Et comme le monde n'était plus rien pour Aimée, Aimée n'était plus rien pour le monde.

Le regard que repoussent les tristesses de la terre peut s'élever plus haut. Ce refuge n'est pas seulement ouvert aux justes qui présentent leurs souffrances imméritées comme des créances à la justice éternelle et regardent leurs droits s'accroître par les délais de la providence réparatrice. Il est ouvert aux artisans de leurs propres épreuves, quand se révèle à eux la petitesse de ce qui leur semblait grand, la brièveté de ce qui leur semblait durable, la vanité des riens qui leur tenaient lieu de tout. Alors ils ne subissent pas seulement leurs maux, ils les jugent, et le commencement de mépris qu'ils éprouvent pour eux-mêmes est le commencement de leur sagesse. Ils ne s'étonnent plus si le bonheur, cherché par eux où il n'est pas, leur échappe. Leur douleur s'épure de colère; par leur résignation ils collaborent à l'ordre qu'ils n'ont pas servi par leurs actes, et l'idée de justice, en leur apportant la patience, les rend à l'espoir. Si l'acceptation humble du châtiment devient un mérite, ce mérite prie pour les fautes, les compense, la générosité du courage crée un titre au pardon et les maux eux-mêmes préparent ainsi le bonheur dont le désir survit à tout. Alors toutes les épreuves deviennent profitables, tous les délaissements sont bénis, et la solitude se change en une compagnie incomparable, quand elle a mené à Celui qui sait, lorsqu'il lui plaît, enlever aux larmes leur amertume. Et vinssent-ils à lui quand le jour s'achève, et ne leur restât-il que le temps de reconnaître au seuil de la mort la longue erreur de leur vie, il a fait pour eux dans son évangile sa promesse aux ouvriers de la dernière heure.

A Aimée de Coigny manqua cette consolation suprême. Pour trouver la quiétude dans l'oubli des devoirs, elle avait eu besoin de croire que ce monde est le seul, et s'était fait les sophismes qu'on juge décisifs quand on a intérêt à les admettre. Cette corruption de son jugement par ses passions était si profonde qu'elle était devenue sa nature. Le ciel lui paraissait plus vide encore que la terre, et Dieu fut absent de sa mort comme de sa vie. Elle avait été jusqu'à la fin la «jeune captive», la captive de l'amour qui ne sait pas vieillir.

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