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Mémoires de Aimée de Coigny

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APPENDICE

LES COIGNY
ORIGINE DE LA FAMILLE

Saint-Simon raconte en ces termes les origines des Coigny:

«Les Matignon avaient marié leurs sœurs comme ils avaient pu; l'une, jolie et bien faite, épousa un du Breuil, gentilhomme breton; l'autre, Coigny, père du maréchal d'aujourd'hui.

»Coigny était fils d'un de ces petits juges de basse Normandie, qui s'appelait Guillot, et qui, fils d'un manant, avait pris une de ces petites charges pour se délivrer de la taille après s'être fort enrichi. L'épée avait achevé de le décrasser. Il regarda comme sa fortune d'épouser la sœur des Matignon pour rien et, avec de belles terres, le gouvernement et le bailliage de Caen qu'il acheta, se fit un tout autre homme. Il se trouva bon officier et devint lieutenant général. Son union avec ses deux beaux-frères était intime, il les regardait avec grand respect et eux l'aimaient fort et leur sœur, qui logeait chez eux et qui était une femme de mérite. Coigny, fatigué de son nom de Guillot et qui avait acheté, en basse Normandie, la belle terre de Franquetot, vit par hasard éteindre toute cette maison, ancienne, riche et bien alliée. Cela lui donna envie d'en prendre le nom et la facilité de l'obtenir, personne n'étant plus en droit de s'y opposer. Il obtint donc des lettres patentes pour changer son nom de Guillot en celui de Franquetot, qu'il fit enregistrer au parlement de Rouen et consacra ainsi ce changement à la postérité la plus reculée. Mais on craint moins les fureteurs de registres que le gros du monde qui se met à rire de Guillot, tandis qu'il prend les Franquetot pour bons, parce que les véritables l'étaient, et qu'il ignore si on est enté dessus avec du parchemin ou de la cire. Coigny donc, devenu Franquetot et dans les premiers grades militaires, partagea, avec les Matignon, ses beaux-frères, la faveur du Chamillard. Il était lors en Flandre, où le ministre de la guerre lui procurait de petits corps séparés. C'était lui qu'il voulait glisser en la place de Villars et par là le faire maréchal de France. Il lui manda donc sa destination et comme le bâton ne devait être déclaré qu'en Bavière, même à celui qui lui était destiné, Chamillard n'osa lui en révéler le secret, mais, à ce que m'a dit lui-même ce ministre dans l'amertume de son cœur, il lui mit tellement le doigt sur la lettre, que, hors lui déclarer la chose, il ne pouvait s'en expliquer avec lui plus clairement. Coigny, qui était fort court, n'entendit rien à ce langage. Il se trouvait bien où il était. D'aller en Bavière lui parut la Chine; il refusa absolument et mit son protecteur au désespoir, et lui-même peu après quand il sut ce qui lui était destiné.»—Mémoires, édit. Chéruel et Ad. Régnier, t. IV, p. 12.

Ce qui avait échappé au père fut obtenu par le fils. François de Franquetot devint maréchal de France, et, par lettres patentes de février 1747, duc de Coigny. Saint-Simon fait bonne mesure aux mérites du maréchal, et les rappelle avec cette justice heureuse d'être juste qu'inspire l'amitié. Pourtant, il ne se tient pas de montrer, dans l'homme magnifiquement récompensé et digne de cette fortune, le parvenu. A propos de la mère, la comtesse de Coigny, née Matignon, il revient à son thème:

«Madame de Coigny mourut aussi fort vieille; elle était sœur du comte de Matignon, chevalier de l'ordre, et du maréchal de Matignon. On l'avait mariée à grand regret, mais pour rien à Coigny qui était fort riche. Le fâcheux était qu'il les avoisinait et que ce qu'il était ne pouvait être ignoré dans la Normandie. Son nom est Guillot et lors de son mariage tout était plein de gens dans le pays qui avaient vu ses pères avocats et procureurs du roi des petites juridictions royales, puis présidents de ces juridictions subalternes. Ils s'enrichirent et parvinrent à cette alliance des Matignon. Coigny se trouva un honnête homme, bon homme de guerre, qui ne se méconnut point et qui mérita l'amitié de ses beaux-frères; c'est lui qu'on a vu, en son lieu, refuser le bâton de maréchal de France, sans le savoir, en refusant de passer en Bavière, dont il mourut peu après de douleur… Que dirait cette dame de Coigny, si elle revenait au monde? Pourrait-elle croire à la fortune de son fils et la voir sans en pâmer d'effroi et sans en mourir aussitôt de joie?»—Mémoires, t. XI, p. 174.

Avec Saint-Simon, il faut toujours tenir compte de la malveillance qui est sa passion quand il s'agit de noblesse. Il eût voulu être le seul duc du royaume. Son orgueil souffre à reconnaître l'antiquité des familles qui partagent avec lui la pairie. A abaisser les autres maisons il lui semble élever la sienne. Ici, sa jalousie de duc et pair fait tort à son impartialité de généalogiste. Non content de prétendre que la roture de Guillot s'était artificiellement entée sur la noblesse des Franquetot, il précise la date et les phases de la métamorphose: le grand-père du maréchal s'est, de Guillot, transformé en Coigny, et le père du maréchal s'est transformé, de Coigny, en Franquetot. C'était rendre facile la vérification. Or, voici ce que les titres et papiers établissent:

Le maréchal François de Franquetot, duc de Coigny, eut pour père:

Robert-Jean-Antoine de Franquetot, comte de Coigny, lieutenant général, marié à Françoise de Goyon Matignon. Celui-ci était fils de

Jean-Antoine de Franquetot, comte de Coigny, maréchal de camp, capitaine lieutenant des gendarmes d'Anne d'Autriche. Il avait épousé Madeleine Palry dame de Villeray, d'une vieille famille de Normandie. C'est en récompense de ses services que la terre de Coigny fut érigée en comté en 1650.

Donc le père du maréchal ne prit pas le nom de Franquetot, mais le porta dès sa naissance, l'ayant reçu de son père, et celui-ci, le grand-père du maréchal, non seulement n'était pas Guillot, mais était déjà Franquetot.

Il l'était par son père, Robert de Franquetot, président à mortier au parlement de Normandie. Lui-même était né d'Antoine de Franquetot, marié à Eléonore de Saint-Simon Courtemer, également président à mortier, et qui transmit à son fils sa charge et son nom.

Donc, en remontant jusqu'à la fin du XVIe siècle, les Coigny sont, de fils en père, Franquetot, quoi qu'en dise Saint-Simon. Appeler, comme il le fait, «petites charges de judicature» des présidences au parlement de Normandie, traiter en manants non décrassés des magistrats qui trouvaient femme dans la bonne noblesse, est avoir le dédain un peu étourdi. Et si la dame de Saint-Simon qui entrait dans cette famille au commencement du XVIIe siècle, et si le Saint-Simon qui succéda en 1637 à un de ces Franquetot dans la lieutenance générale du Cotentin étaient liés par quelque parenté à l'auteur des Mémoires, il amoindrit sa propre famille à déprécier celle des Franquetot. Les vouloir Guillot en dépit des textes, c'est précisément faire ce qu'il leur reproche, parler pour «le gros du monde» qui rit de confiance, et oublier les «fureteurs de documents». Si des Guillot s'entèrent sur les Franquetot «avec du parchemin et de la cire», ce fut à une époque très ancienne. Où l'antiquité de toute usurpation nobiliaire est noblesse. Il n'y a guère de famille, même parmi les plus grandes, qui n'ait couvert son premier nom d'ornements héraldiques; le tout était de s'y prendre tôt. Les Franquetot, eussent-ils été jadis Guillot, avaient fourni une hérédité de bons gentilshommes, vécu noblement, utilement. Même le père du duc de Saint-Simon n'avait pas conquis la faveur de Louis XIII par des services comparables, s'il faut en croire Tallemant des Réaux: «Le roi prit amitié pour Saint-Simon à cause que ce grand garçon lui rapportait toujours des nouvelles certaines de la chasse et que, quand il portait son cor, il ne bavait pas dedans.»

Les Coigny et les Saint-Simon d'ailleurs offrent une matière à une étude plus importante qu'une controverse sur l'antiquité du nom. Ils sont tous deux un exemple de la rapidité avec laquelle la sève héréditaire s'épuise dans les familles illustres, après avoir lentement préparé et mûri son fruit de gloire. Quand Saint-Simon a sonné, dans un cor plus retentissant que celui de son père, où sa malveillance bave sans gêne, et durant une chasse impitoyable, l'hallali d'un siècle, sa race est à bout d'énergie. Elle a créé son grand homme, elle n'enfantera plus, sauf, après plus d'un siècle, le Saint-Simon moitié prophète et moitié rêveur d'une civilisation nouvelle, un esprit où survit de la puissance mais où l'équilibre est rompu. Et, après ce sophiste, le nom tombe dans l'in pace des gloires mortes.

Avec le maréchal de Coigny, la noblesse, la célébrité et la fortune, lentement faites, légitimement accrues, d'une famille, sont parvenues à leur apogée. Son fils Jean-Antoine, lieutenant-général, vit sur la gloire paternelle et se fait tuer par le prince de Dombes, en 1748. Il laisse deux fils et la famille se divise en deux branches.

LA BRANCHE AINÉE

L'aîné, Marie-François-Henry de Franquetot, hérita le titre de duc et l'immense domaine de Normandie, les terres de Franquetot et de Coigny avec leurs deux châteaux, Coigny, la vieille demeure féodale, et Franquetot bâti par le maréchal, dans le style du XVIIIe siècle. La supériorité de ce duc n'était ni l'esprit, ni le talent militaire, ni même la beauté, mais «un excellent maintien, un ton exquis, une raison simple et juste, du calme et de la politesse[54]», mérites de cour, grâce auxquels il se fit une place dans le cercle le plus intime de la reine Marie-Antoinette. En 1814 il fut nommé pair, maréchal de France et gouverneur des Invalides. Il mourut en 1822.

[54] Tilly. Mémoires, t. II, p. 112.

Il avait eu un fils, le marquis de Coigny, lequel, fidèle et inutile aux Bourbons durant l'émigration, obtint de Louis XVIII le titre et la pension d'officier général et mourut en 1816. Toute sa célébrité lui vint de la marquise sa femme. Mais celle-ci, malgré sa réputation immense et méritée d'intelligence, était de ces esprits transfuges et redoutables aux intérêts dont ils semblent solidaires. Au lieu de servir l'union de l'aristocratie et du trône, elle travailla avec passion à la ruine de la monarchie, applaudit, par haine de la famille royale, aux excès de la Révolution. Loin qu'elle se sentît liée à la cause que soutenait son mari, elle était aussi rebelle à l'ordre familial qu'à l'ordre politique, et finit par divorcer.

De son mariage avec le marquis étaient nés deux enfants:

1o Une fille, qui reçut à sa naissance, le 23 juin 1778, les noms d'Antoinette-Françoise-Jeanne, mais que sa mère appela toujours Fanny. Mariée, en 1805, au général comte de Sébastien, elle mourut en couches, en 1807, à Constantinople où son mari était ambassadeur. L'unique fille qu'elle laissait épousa le duc de Choiseul-Praslin, de qui elle eut sept enfants, dont trois fils;

2o Un fils, Gustave de Coigny, qui avait servi dans l'armée française, tandis que son père et son grand-père étaient émigrés, perdit un bras à Smolensk et s'établit en Angleterre au retour des Bourbons. A la mort de son grand-père, en 1822, il recueillit le titre de duc et épousa, la même année, Henriette Dundas, fille de sir Henry Dalrymhe Hamilton et fit souche dans la noblesse anglaise. Le duc n'eut de son mariage que deux filles. L'une s'était mariée à lord Stair, et est morte laissant un fils, M. Dalrymhe-Stair, qui a écrit une histoire de la famille Coigny; l'autre a épousé le comte Manvers et vit à Londres. Ce sont elles qui ont recueilli la fortune de la branche aînée et par suite les domaines de Franquetot et de Coigny[55].

[55] J'ai dû ces communications sur la branche aînée des Coigny à M. le comte Fleury. Il a bien voulu mettre à ma disposition, avec une générosité rare aujourd'hui, des notes importantes et rédigées avec l'exactitude qu'il apporte dans toutes ses études d'histoire.

Le duc Gustave, qui mourut le 2 mai 1865, légua son titre à celui de ses petits-neveux, enfants de sa sœur, la maréchale Sebastiani, qui relèverait son nom.

LA BRANCHE CADETTE

Le comte Augustin-Gabriel de Coigny, chevalier d'honneur de madame Élisabeth, avait par son mariage avec Josèphe de Boissy arrondi sa fortune. Il avait hôtel à Paris, rue Saint-Nicaise, et en Brie la terre de Mareuil achetée, le 13 juillet 1771, du marquis de Chazeron. Le domaine était considérable et le château avait été bâti au temps de la Renaissance par la duchesse d'Alençon.

Le comte de Coigny eut pour principale occupation de dessiner des jardins. Il fut un des premiers qui aux tracés géométriques où l'on enfermait et contraignait la nature, préférèrent les lignes et les plantations où l'on s'efforçait de la comprendre et de la respecter. Le comte s'ingénia à embellir son domaine en le transformant. Son goût devint célèbre et ses travaux à Mareuil passaient pour une merveille, que le chevalier de l'Isle a décrite en vers enthousiastes.

La fortune réunie du comte et de Josèphe de Boissy était destinée à Aimée de Coigny, leur fille unique, et même lui appartint pour partie dès 1775, à la mort de sa mère. Il ne sera pas superflu de donner ici un extrait de l'inventaire dressé alors et où se trouvent d'intéressants détails sur les parures, les vêtements, le mobilier et la décoration des pièces au XVIIIe siècle.

INVENTAIRE DE MADAME LA COMTESSE DE COIGNY
dressé par Me Piquais, notaire à Paris, et Me Guillaumont.

L'an mil sept cent soixante-quinze, le lundi trente octobre, trois heures de relevée, à la requête de très haut et très puissant seigneur Augustin-Gabriel de Franquetot, comte de Coigny, brigadier des armées du Roy, gouverneur des ville et château de Fougères, en Bretagne, tant en son nom à cause de la communauté de biens qui a existé entre lui et feue très haute et très puissante dame Josèphe-Michel de Boissy, comtesse de Coigny, son épouse, qu'au nom et comme tuteur honoraire de très haute et très puissante demoiselle Anne-Françoise-Aymée de Franquetot de Coigny, sa fille mineure et de ladite feue son épouse.

Et en la présence de Louis-Vincent-Benoiston de Châteauneuf, au nom et comme tuteur honoraire de mad. demoiselle de Coigny, et d'Antoine-Denis Goblain, écuyer, au nom et comme subrogé-tuteur de ladite Mad. demoiselle de Coigny.

Mad. demoiselle de Coigny habile à se dire et porter seulle héritière de madame veuve comtesse de Coigny, sa mère.

A la conservation des droits desdites parties et de tous autres qu'il appartiendra, il va être procédé par les consers notaires du Roy et pour les soussignés, être fait inventaire et description de tous les biens, meubles meublants, titres papiers et autres effets généralement quelconques dépendant de la communauté de biens d'entre ledit seigneur comte de Coigny et ladite dame son épouse et de la succession de ladite dame, trouvés et étant dans l'appartement qu'occupe ledit comte de Coigny et où ladite dame son épouse est décédée le 23 du présent mois d'octobre, appartement dépendant de l'hôtel situé à Paris, rue Saint-Nicaise, paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois.

Dans un salon de compagnie ayant vue sur la rue: une grille de feu en deux parties, pelle, pincettes et tenailles de fer poly partie garnie en cuivre; une paire de bras de cheminée à deux branches en cuivre doré; une paire de flambeaux à la grecque, aussi en cuivre doré, prisé le tout  
Livres 60
Un pot à l'eau et sa cuvette de porcelaine blanche de Sèvres à bords dorés; deux grands vases à l'ancienne porcelaine de Chine, montés sur leurs socs de cuivre doré d'or moulu; deux cocqs aussi d'ancienne porcelaine aussi montés sur leurs socs et cinq figures de Chine toutes mutilées, prisé le tout  
Livres 160
Un secrétaire en armoire en bois peint façon de laque garny de bronze et carderon de cuivre d'or moulu et à dessus de marbre sanguin; une petite table à secrétaire en bois de rose; un écran à tablette, prisé le tout  
Livres 120
Six fauteuils à bois dorés foncés en crin, couverts de damas cramoisy; une chaise longue en deux parties foncée en crin, garnie de matelas et coussins, le tout couvert de velours cizelé de trois couleurs; une tenture (paravent) en cinq parties de papier velouté, collé sur toille, deux rideaux en quatre parties de deux leys chacun, sur trois aunes et un quart de haut en taffetas en carreaux cramoisy et blanc, prisé le tout  
Livres 240
Dans une chambre à coucher ensuite ayant même vue, une grille de feu à deux parties, pelle, pincette et tenailles de fer poly avec ornements de cuivre doré, une paire de bras de cheminée à deux branches de cuivre en couleur, prisé le tout  
Livres 80
Une bergère et quatre fauteuils à bois rechampy, foncés de crin et couverts de velours d'Utrech verd; une couchette à deux dossiers à fond sangle, la housse du lit en baldaquin de damas verd, avec rideaux de serge de pareille couleur, deux rideaux en quatre parties de taffetas de Florence verd et bleu; huits leys de tenture sur deux aunes un quart de haut en damas à palmes verd, prisé le tout  
Livres 400
A l'égard de six tableaux, tant pastels que peints à l'huile, portraits d'hommes et femmes, il n'en a été fait aucune prisée, comme portraits de famille.  
Une lanterne de veille garnie de cuivre doré, prisée  
Livres 20
Dans une garde-robe, à côté, ayant vue sur la rue: une table de nuit en noyer et à dessus de marbre, un bidet et son vase, une chaise de commodité en canne et son vase avec coussins de peau rouge, prisé le tout  
Livres 14
Dans une autre garde-robe, ayant aussi vue sur la rue: une table de nuit de trois pieds de long, à dessus de marbre, garnie de ses vases, une autre plus petite en placage et garnye de deux marbres brèche d'Alep; un bidet en noyer à dessus de maroquin, prisé le tout  
Livres 50
Une tablette en encoignure, prisée  
Livres 12
Chambre à coucher de madame, ayant vue sur la cour: une grille de feu à deux parties, pelle, pincettes et tenailles de fer poli avec ornements à recouvrements en cuivre doré d'or moulu; une paire de bras de cheminée à trois branches aussi de cuivre doré d'or moulu, prisé, avec une paire de flambeaux en cuivre doré  
Livres 160
Une commode en bois de Rapont et satinée et à dessus de marbre rouge; une table en chesne; un fauteuil foncé de crin couvert de panne cramoisye, prisé le tout  
Livres 80
Deux fauteuils en cabriolets, six autres à coussins; deux bergères et un canapé à deux places en bois peint en gris, foncés de crin et couverts en damas de trois couleurs, six pantières de trois lez chacune; six leys de tenture en quatre morceaux sur deux aunes trois quarts de haut; un lit à colonnes à la turque, composé de sa couchette sanglée à bois doré de cinq pieds et demy de large, garny en dehors et en dedans de quatre rideaux en quatre parties de deux lez chacun sur trois aunes moins un quart de haut, de taffetas à carreaux cramoisy et blanc; un tabouret bout de pieds couvert de damas de trois couleurs et trois écrans de taffetas à carreaux, prisé le tout  
Livres 2.400
Une tasse à chocolat et sa soucoupe en porcelaine de Sèvres, bords dorés; une tasse et sa soucoupe aussi en porcelaine de Sèvres, fond blanc à fleurs; une autre couverte de sa soucoupe en pareille porcelaine peinte en mosaïque; une autre tasse couverte de sa soucoupe en porcelaine de Saxe blanche dorée et à fleur, prisé le tout  
Livres 80
Dans un cabinet de toilette ensuite: un chiffonnier à trois tiroirs, en bois de placage et satiné, garny d'entrées de serrures, carderons et sabots de cuivre doré; une commode à la Régence à deux tiroirs en bois peint façon de laque garny de carderon et sabots de cuivre doré et à dessus de marbre brèche d'Alep; une petite table à écrins en bois de placage et satiné; un guéridon en noyer et acajou, garny de deux balustrades de cuivre doré se mouvant à crans; un petit secrétaire à ravalement en bois de placage et au dessus un marbre blanc; le tout prisé  
Livres 144
Deux rideaux en quatre parties de deux lez et demy de damas cramoisi, prisés  
Livres 150
Dix estampes ponts de mer de Vernet sous verre et bordure dorée et dix-sept autres estampes dont l'Accordée de village, prisés  
Livres 200
A l'égard de deux tableaux peints à l'huile représentant M. et madame de Boissy dans leur bordure de bois doré, il n'en a été fait aucune prisée comme portraits de famille.  
Sous les remises, une diligence de campagne montée sur un train à quatre roues, peinte en gris, à panneaux armoriés, doublée en velours d'Utrecht gris à trois glaces, montée sur des supentes en corne de cerf, prisée avec une paire de harnais  
Livres 480
Une chaise à porteur à panneaux gris aventurinés, doublée en velours d'Utrecht bleu à trois glaces, prisée  
Livres 120
Dans une des armoires cy-devant inventoriée suit la garde-robe de madame la comtesse de Coigny:  
Effets d'habillements divers estimés  
Livres 6.000
Une garniture de robe composée de ses deux étolles, grand volant chicorée, tour de robe, devants de corps, manchettes à trois rangs, fichus, bavolets et deux barbes, le tout de dentelles d'Angleterre; une paire de manchettes à trois rangs de Valenciennes, une garniture et bavolet pareille dentelle, fond entoillage, une paire de manchettes à trois rangs fichus, devants de corps barbe, bavolet et fond, le tout en point d'Argentan; deux paires de manchettes à trois rangs d'Angleterre montées sur entoillage, deux coiffes de dentelle, deux paires d'amadis garnyes de dentelles, deux fichus de dentelles montés sur entoillage; onze bonnets ronds à deux rangs garnis de différentes dentelles; un drap de lit de taffetas couleur de soye, couverte de linon brodé, un drap de lit de repos en taffetas couleur de soye garni de dentelle, un manteau de lit et un mantelet de dentelle doublé de taffetas rose, deux taies d'oreiller garnies en dentelles, prisé le tout ensemble  
Livres 4.000
Bijoux à l'usage de madame la comtesse:  
Une montre d'or, médaillon émaillé, fond azur, chiffre en or avec un cordon de cheveux, prisé  
Livres 240
Une toilette composée de son pot à l'eau, sa cuvette, tasse à bouillon, deux boîtes à poudre, deux pots de pommade, coffre à racine, deux flambeaux et leurs bobèches, un plateau et deux gobelets couverts, le tout de l'argent, poinçon de Paris, le tout pesant ensemble vingt-trois marcs, prisé  
Livres 1.177
Suivent les diamants dont la prisée va être faite par le sieur Guilliaumont, maître orfèvre-joaillier, demeurant à Paris, Cour-Neuve du Palais.  
Un diamant brillant monté en bouton de col, prisé  
Livres 1.000
Soixante-douze diamants montés en chaton, prisés ensemble  
Livres 3.000
Un collier de diamants brillants à trois rangs de chaton au nombre de quatre-vingt trois, une chaîne de quatre diamants, un petit nœud et une pendeloque, prisé le tout ensemble  
Livres 8.000
Une paire de girandoles de diamants brillants, les boucles et les pendeloques à simple entourage, prisé  
Livres 8.000
Une paire d'anneaux d'oreilles et une épingle de diamants brillants, prisées  
Livres 400
Un médaillon et sa chaîne monté en or avec des diamants rouges, prisé  
Livres 120
Du dit jour, 8 novembre 1775:  
Une corbeille garnie de soucis et fleurs en rubans, trois sacs à ouvrage en taffetas, cannelés, brodés en soye or, paillettes et paillons; six éventails en yvoir, partie incrustée, le tout garny de papier et linon; deux toques et bonnets garnis de fleurs et vabouk  
Livres 40
Quatre croites de couche, trois linges de ventre et une chemise de couche  
Livres 8
Suit la garde-robe de M. le comte de Coigny:  
Quarante-deux chemises tant de jour que de nuit, la plupart à garniture, les autres garnies de batiste; six pantalons tant en basin que mousseline brochés et rayés; dix-huit tant vestes que gilets en toille de cachou et basin, deux culottes de basin, trois pantalons en fil tricoté, prisé le tout  
Livres 280
Seize paires de bas de soie tant blancs que gris  
Livres 90
Une veste de lanquin brodée en perse soye et or, deux vestes de mousseline brodées en or, une veste de gourgouran blanc brodée en soye de Coulteurs et vingt-quatre paires de soye blanche  
Livres 182
Un habit veste et culotte de petit velours de trois couleurs; un autre habit veste et culotte de velours de quatre couleurs, doublés en satin; un habit veste et culotte de drap fond or ornés d'une broderie à paillettes et paillon, la veste fond argent; un habit veste et deux culottes de drap fond argent à petites fleurs, l'habit doublé d'agneau et d'astrakan noir; un habit veste et culotte de camelot noir; un habit et veste de velours à la Reyne noir; un autre habit de velours de soye noir; un habit veste et culotte de ratine brune doublée de satin; un habit veste et culotte de drap d'Holande gris doublé de satin bleu; un surtout de drap de chamois à brandebourgs, boutonnières et boutons en or; un habit petit carrelé rayé rouge et blanc, un fraque de camelot de soye, un habit veste et culotte de prussienne; un surtout uniforme du petit équipage de la chasse du Roy; un autre surtout de grand équipage de la chasse du Roy; un autre surtout de grand équipage et un surtout de la chasse du duc d'Orléans; un domino de taffetas brun, prisés ensemble  
Livres 2.200
Huit paires de manchettes de point d'Argentan, trois paires de manchettes de toile d'Angleterre et six paires de manchettes de filets garnies d'éfilés, prisées le tout  
Livres 720
Suivent les bijoux à l'usage de M. le comte de Coigny:  
Une épée à garde et poignée d'argent  
Livres 30
Une autre épée à garde et poignée d'argent doré  
Livres 30
Un couteau de chasse en bayonnette à manche d'ébène garny en argent, prisé avec son ceinturon  
Livres 12
Une paire de boucles de souliers et une à jarretière à tours en or, chappes d'acier  
Livres 192
Du lundi 20 novembre, an 1775.—Au château de Mareuil-en-Brie.—Dans une chambre au pavillon rouge et en bas.  
Une grille de feu en deux parties, pelle, pincette et tenaille et un fauteuil en confessionnal foncé de crin, couvert de vieux damas cramoisi, six fauteuils à bras foncés de crin, avec housse de damas cramoisy à galons de soie; un grand fauteuil couvert de tapisserie de point à l'aiguille; quatre pièces de tapisserie verdure servant de tenture; un lit, traversins, couverture d'indienne piquée, la housse du lit à l'impériale composé de son ciel, pente de dehors et de dedans, fond, dossier, bonnes grâces, courte pointe, le tout à pente de damas cramoisy orné d'un galon de soye jaune, le surtout du lit en serge de pareille couleur, prisé le tout  
Livres 544
Dans la chambre ensuite dite chambre rouge:  
Un grand canapé à trois places, quatre chaises et huit fauteuils couverts de serge cramoisye; dix-huit aulnes et demy de court de camelot de laine, deux portières de camelot moiré; un lit avec courtepointe de toile d'orange piquée, la housse dudit lit en dedans de satin blanc; les tentes, bonnes grâces et surtout en serge cramoisye, le tout orné d'un galon d'or faux, prisé  
Livres 540
Dans une garde-robe à côté:  
Trois pièces de tapisserie de verdure, deux chaises, un bidet, une chaise à commodité et une table de nuit, prisé  
Livres 90
Dans un cabinet de toilette ayant vue sur les cascades:  
Un canapé à trois places, quatre fauteuils à bras couverts de tapisseries de point à l'aiguille, deux pièces de tapisseries de verdure, un rideau en deux parties en toile damassée encadrée d'indienne; une table de toilette garnie de son miroir, carré, tapis et descente de toilette, prisé ensemble  
Livres 12
Dans une salle de billard:  
Quatre banquettes couvertes de tapisseries de point à l'aiguille, un canapé et quatre fauteuils couverts de moquette, quatre portières de moquette, huit morceaux de papier tontine servant de tenture, une table à pied rechampi et dessus de marbre rame, un reverbère à huit mèches, un petit jeu de trou madame, un billard de douze pieds de long sur cinq pieds huit poulces de large garni de ses billes, masses, queues et bistoquets, prisé  
Livres 360
Dans un salon de compagnie ayant vue sur le jardin:  
Un lustre à huit branches en cuivre doré d'or moulu, une table de marbre sur son pied en bois rechampi et sculpté, un miroir d'une seule glace hors de tain de quarante-huit poulces de haut sur six de large dans sa bordure et chapiteau de glace avec ornements de bois sculpté doré, prisé  
Livres 360
Une niche à chien couverte de damas de trois couleurs, un écran à tablette garni de papier de la Chine, un petit écran de cheminée à quatre feuilles garni de taffetas de Florence bleu, une table à écrire à bois de placage, une table de brelan, quatre canapés à trois places, quatre bergères à coussins et rondins, six chaises, douze fauteuils, le tout à bois rechampi bleu et blanc, couverts tant en velours d'Utrecht que damas bleu; huit portières de deux layes et demi chacune damas bleu, douze parties de rideaux de deux layes et demi chacune sur trois aulnes et demie de haut, prisé  
Livres 1.025
Une pendule dans sa boiste, sur son pied et surmontée de son trophée, mousqueterie d'émail, à cadran de cuivre or, prisé  
Livres 96
Une paire de branches de cheminée à trois branches en fer-blanc peint et à fleurs d'émail  
Livres 8
Dans les caves sous le château:  
Une pièce de vin rouge cru de basse Champagne contenant deux cent quarante bouteilles; une autre pièce de vin rouge même cru; une pièce de vin blanc même cru et même jauge, prisé  
Livres 160
Mille vingt bouteilles en différents vins tant blancs que rouges en vins d'Épernay, du Rhin, Mulsan, Auxerre, Rhums, Ay, Langon et Malaga, ensemble  
Livres 1.200
Quarante et une bouteilles d'eau-de-vie, prisé  
Livres 20

Mais les malheurs publics et les fautes privées s'unissent pour dissiper cette richesse. Pour Aimée, le désordre de la fortune alla de pair avec celui des mœurs. La première atteinte fut, il est vrai, l'œuvre de l'époux légitime. Le duc de Fleury gaspilla les ressources mobilières de la communauté, jusqu'à vendre les diamants de sa femme. L'hôtel de la rue Saint-Nicaise semble n'appartenir plus à la famille dès 1793; c'est chez sa belle-mère, la duchesse douairière de Fleury, rue Notre-Dame-des-Champs, qu'Aimée habite, même quand elle a demandé le divorce contre son mari.

Du moins celui-ci avait-il laissé intactes à sa femme la terre de Mareuil et ses bonnes fermes. Montrond coûta à Aimée les fermes, qui disparurent dans des pertes de jeu. Restaient le château et le parc; Aimée dut les vendre dès l'an X pour subvenir aux frais de son existence commune avec Garat. Dès lors, elle fut, comme elle le dit, une «pauvre citoyenne», d'abord logée, quand elle quitta Garat, par la princesse de Vaudemont, puis installée place Beauvau, 88, dans un appartement dont elle payait le loyer dix-huit cent francs. Dans cette demeure étroite, quelques beaux meubles de famille et quelques objets d'art restaient les témoins de l'ancienne opulence; le contraste, image de sa vie, ne changea rien à son humeur, et, soit orgueil, soit détachement, ces restes de splendeur, dans sa médiocrité nouvelle, lui étaient des souvenirs et pas des regrets. C'est là qu'elle recueillit, en fille toute dévouée et tendre, son père revenu d'émigration. Le placement de quelques capitaux, prix des dernières ventes faites à Mareuil en l'an X, les secours accordés au comte et peut-être à Aimée elle-même par le duc de Coigny, deviennent les uniques ressources du père et de la fille[56].

[56] Dans son testament Aimée a écrit: «Pour les petites dettes de marchands ou autres qui resteraient à acquitter, je désire que ma famille y fasse honneur sur une somme qu'elle assignerait elle-même, supposant, par exemple, que j'eusse vécu quatre ans, ce qui vraiment était dans les choses non seulement probables, mais presque indiquées par mon âge et ma santé.» Cela peut signifier également: ou que la famille est priée de réserver pendant quatre ans, pour cette liquidation de comptes, les revenus laissés par la testatrice; ou que la famille est priée de verser encore pendant quatre ans la pension qu'elle servait à Aimée de Coigny et d'éteindre ainsi les dettes.

Le comte mourut au retour des Bourbons, trop tôt pour qu'il fût restitué en quelques-uns de ses biens et les transmît à sa fille. Pas davantage elle ne put prendre sa part des faveurs accordées alors à son ancien époux, le duc de Fleury, qui, fidèle compagnon de l'exil, se trouva, dès la Restauration, premier gentilhomme de la chambre. Si Aimée, en dépit de ses griefs et de ses torts, était demeurée, même de loin et de nom seul, l'épouse de ce mari, si elle n'avait pas contracté d'autres liens, elle eût été de moitié dans les avantages de fortune et de rang restitués au duc, et elle les aurait payés d'un court sacrifice, puisque le duc de Fleury mourut en 1816. Mais entre elle et lui, comme entre elle et la Cour, le mariage de la duchesse de Fleury avec Montrond avait mis de l'irréparable. Au lendemain du jour où elle a, plus activement que la plupart des royalistes, travaillé à la restauration de la monarchie, à l'heure où les Bourbons dédommagent les plus inutiles de leurs partisans, Aimée de Coigny reste ignorée de ceux qui reviennent.

Le sort ne s'occupe plus d'elle que pour la dépouiller une fois encore. Un incendie dans l'appartement de la place Beauvau détruit ou endommage ces restes de luxe et d'art, qui défendaient, de leur élégant et frêle rempart, la grande dame contre les vulgarités de la vie pauvre, fait disparaître les quelques titres de créances d'où elle tirait ses revenus, la chasse elle-même de sa demeure. Elle subit cette humiliation d'être recueillie, rue de la Ville-l'Évêque, par cette marquise de Coigny à qui autrefois elle a voulu enlever Lauzun. La marquise, oubliant qu'elles avaient été rivales, pour se souvenir qu'elles étaient parentes, lui ouvre sa maison.

C'est là qu'Aimée malade écrivit de sa main le testament que voici:

«Aujourd'hui neuf janvier mil huit cent vingt, demeurant chez ma cousine rue Ville-l'Évêque no 7, quartier du Roule, je confirme la donation du billet de trois mille francs que j'ai fait à Marie, ma femme de chambre, lui laissant le droit de réclamer cette somme de trois mille francs six mois après ma mort. Plus je reconnais la donation que je lui ai faite de meubles dont elle jouissait place Beauvau et dont je n'ai pu revêtir l'inventaire de ma signature. J'y ajoute un billet de mille francs qu'on lui donnera quinze jours après ma mort.

»Mes dispositions précédentes étant consignées dans un écrit, je les annule parce que plusieurs sont déjà remplies.

»Voici ce que je désire qu'il subsiste:

»1o Un diamant de cent louis au bon M. de Châteauneuf auquel je lègue cette faible marque d'une reconnaissance qui m'a suivie jusqu'au dernier moment;

»2o Tous mes livres, papiers, albâtres, porcelaines, à M. de Boisgelin, auquel je lègue surtout, j'espère, la reconnaissance et l'amitié de toute ma famille;

»3o Tout ce qui est argenterie à ma cousine. Elle retrouvera dans ce petit fatras dépareillé des souvenirs sensibles de tous les nôtres, depuis le maréchal de Coigny qui a secouru la noble misère de son frère jusqu'aux attentions délicates de Gaston.

»J'aurais voulu léguer à mon oncle l'image de son excellent frère; l'incendie nous en a privés.

»Que le maréchal de Coigny trouve ici l'expression d'une reconnaissance qui ne peut être suspecte.

»Que Gaston et le général Sébastiani y trouvent aussi celle d'un sentiment dont, j'espère, ils n'ont pas douté pendant ma vie et que Gaston surtout acquierre bien la conviction que jamais, jamais, et je le répète en ce moment solennel, aucun vil commérage n'a pu me porter à dire du mal de lui à mon respectable père.

»Je souhaite aussi que ma cousine apprenne ici ou se confirme dans la pensée que, depuis que je suis née, je l'ai aimée et que ce sentiment n'a jamais cessé d'exister jusqu'à ma mort.

»Pour les petites dettes de marchands ou autres qui resteraient à acquitter, je désire que ma famille y fasse honneur sur une somme qu'elle assignerait elle-même, supposant, par exemple, que j'eusse encore vécu quatre ans, ce qui vraiment était dans les choses non seulement probables, mais presque indiquées par mon âge et ma santé.

»Que M. le prince de Talleyrand, qui a la bonté de se charger de remettre ce papier à M. le maréchal de Coigny, ce papier qui sera lu devant lui par toute ma famille, reçoive par elle et avec elle l'assurance des sentiments d'amitié dont il a rempli mon cœur depuis qu'il m'a permis de le connaître tout à fait et qu'il a bien voulu m'admettre dans son intimité.

»AIMÉE DE COIGNY

L'essentiel manque à ces dernières pensées, puisque l'approche de la mort n'inspire à cette femme aucune sollicitude de l'au delà. Mais du moins le calme de sa fin sans espérances a-t-il la gravité décente de vertus tout humaines. Les liens du sang, qu'elle a respectés par son amour filial, mais que, cette affection exceptée, elle a tenu pour nuls, lui deviennent réels et chers. Dans la suite des aventures où s'égarait son cœur, elle n'a trouvé stables que ces affections maintenues par la solidarité de la race. Si calmes, si tièdes qu'elles aient été pour ses malheurs, du moins ne lui sont-elles pas restées étrangères et, grâce à elles, ses derniers jours ne connaissent pas la cruauté du complet abandon. Cette tardive douceur apprend à cette femme plus de justice pour la famille dont elle a si longtemps fui les servitudes et méconnu l'utilité. Dans cette demeure où les siens l'ont amenée, dans ce lit où ils la soignent, elle se sent associée à un nom, à un rang, à des souvenirs, à des intérêts qui n'appartiennent pas à elle seule. Et il lui paraît juste que les débris de sa fortune héréditaire restent après elle aux gardiens de ce passé et de cet avenir.

Cette justice lui inspire, avec la générosité des dons, celle des regrets. Ce n'est pas assez d'offrir les pauvres restes de ses biens, elle voudrait reprendre toutes les paroles que dans les temps d'indifférence elle a pu dire sur ses proches, alors si lointains. Elle songe à son autre richesse qu'elle a aussi prodiguée et qu'elle n'épuisa jamais, à son redoutable esprit. Elle se repent de tout ce que sa verve accoutumée contre tout le monde, et à certains moments sa jalousie contre la marquise, ont pu se permettre. Elle reconnaît malfaisantes ces flèches qui partent toutes seules d'une ironie toujours bandée, qu'on lance sans dessein de blesser, mais qui s'empoisonnent en route et font d'inguérissables plaies. Il y a une demande de pardon dans ce rappel des méchants propos qu'on lui aurait prêtés. Il y a le ton de la sincérité dans ce serment solennel que du moins sa langue ne fut jamais ni perfide ni fausse. Il y a une délicatesse inspirée par le cœur dans le legs des souvenirs si bien choisis et si bien offerts à la parente qu'elle avait offensée.

Si, quand elle désigne à la gratitude de sa famille M. de Boisgelin, elle offense une pudeur de morale, et si ce passage du testament achève la preuve que la lumière du devoir n'éclairait pas la mourante, du moins choisit-elle avec une pudeur de goût le legs fait à celui dont elle veut dire le nom une fois encore. Aucun des objets qu'Aimée a recueillis des Coigny ne passera de la famille à l'étranger, cet étranger fût-il le plus aimé. Mais elle lui laisse ce qui est elle-même et elle seule, les riens qui lui plaisaient, qu'elle s'est donnés, les albâtres rapportés probablement d'Italie, surtout les livres qui ont été le plus sérieux intérêt et la plus efficace consolation de sa vie. Et elle remercie de cette sorte le seul des hommes passionnés pour elle, qui en elle ait aimé aussi l'intelligence.

Enfin, il y a une exquise délicatesse dans la déférence qu'elle sait témoigner à Talleyrand. Elle n'a pas de présents à lui faire. Qu'offrirait sa pauvreté à l'homme comblé par la fortune? Mais elle veut du moins lui avoir gardé une pensée fidèle jusqu'à la fin et qu'il le sache. Voilà pourquoi elle lui adresse son testament, veut qu'il soit remis et lu par lui aux légataires, que ses proches tiennent, en quelque sorte, leur investiture de son plus constant ami, et qu'entre eux et lui elle soit, même après sa mort, un lien.

Ces délicatesses de raison et de cœur étaient, d'ailleurs, le plus précieux de son héritage. Le temps et l'incendie avaient si fort consumé la fortune d'Aimée qu'il ne lui était guère resté à léguer que des intentions. L'inventaire dressé le 2 février 1820 donne, comme total des valeurs inventoriées, six mille six cent cinquante-neuf et mille cinq cents francs en deniers comptants.

Et l'inventaire ajoute:

«Déclare monseigneur le duc de Coigny qu'à l'époque du décès de madame de Coigny, duchesse de Fleury, sa nièce, il n'existait aucuns deniers comptants autres que ceux ci-dessus constatés. Que, par suite de l'incendie qui s'est manifesté chez ladite dame, il paraît que les titres et papiers qu'elle pouvait avoir ont été brûlés, puisque quelques recherches qu'on ait faites depuis qu'on s'occupe du présent inventaire, il ne s'en est trouvé aucun. Qu'il est à sa connaissance qu'il a été fait, contre la succession dont il s'agit, diverses réclamations pour fournitures et mémoires d'ouvrages faits pour le compte de madame sa nièce, mais qu'il ne saurait fournir aucun renseignement précis à ce sujet. Qu'il est dû le terme courant de l'appartement, dans lequel il est présentement procédé, à raison de dix-huit cents francs par an; que les frais funéraires ont été payés. Et a monseigneur le duc de Coigny signé en fin de ces déclarations et a signé:

»MARÉCHAL DE COIGNY.

»Avant de clore le présent mémoire, monseigneur le duc de Coigny a fait observer qu'il est dans l'intention d'accepter la succession de madame sa nièce, comme son légataire universel, seulement sous bénéfice d'inventaire.»

Ainsi la famille cadette, s'éteignant avec Aimée de Coigny, disparut sans rien laisser d'elle-même, sinon quelques souvenirs de famille qui furent recueillis par la famille aînée, où des femmes seules ont perpétué la race.

LES PORTRAITS D'AIMÉE DE COIGNY

Ce qui précède fournissait les renseignements utiles à une dernière enquête. Pouvait-on étudier Aimée de Coigny sans rechercher ses portraits?

Il semble que pour comprendre tout à fait une femme il faille l'avoir vue, et combien est-ce plus vrai quand elle doit beaucoup de sa réputation, de ses fautes et de ses malheurs à sa beauté!

Par malheur, la grande artiste qui a dit la perfection de cette beauté, qui a connu intimement cette femme, et qui aurait si bien donné, par les traits de ce visage, l'intelligence de cette nature morale, madame Vigée Lebrun, a écrit sur son amie au lieu de la peindre. Mais plus Aimée était jolie à voir, moins elle avait dû se refuser à la mode des grands portraits que les élégantes faisaient peindre pour elles et des miniatures qu'elles donnaient. Aimée de Coigny écrit à Lauzun, au moment de leur rupture qu'elle essaie de ne pas prendre au sérieux: «Je vous propose en dernière analyse que vous me renvoyiez mon portrait avec mes lettres et qu'à notre première rencontre nous nous assassinions[57].» Si elle avait donné son portrait à tous ceux qu'elle crut aimer, nous ne manquerions pas de ses images.

[57] Lettre datée de Mareuil, le 12 février 1793. Lettres, etc., p. 158.

Pourtant il ne s'en trouve, que je sache, en aucun de nos musées publics.

S'en trouvait-il dans quelques collections particulières? Si oui, il était possible que, placés dans une des résidences où Aimée fit son séjour, ils y eussent été laissés quand elle vendit ces demeures, ou qu'ils fussent parvenus par héritage aux Coigny. C'est là que des informations étaient à prendre avec quelque chance de succès.

Si Mareuil, où Aimée de Coigny habita longtemps et dans l'époque la plus brillante de sa vie, possédait un portrait d'elle, il ne pouvait être inconnu au maître de Mareuil, M. Orville. M. Orville répondit que nul portrait d'Aimée n'y existait.

Restait à s'enquérir auprès de la famille de Coigny.

La résidence historique de cette famille est, en Normandie, le vaste territoire qu'on appelle encore «le duché de Coigny». Des deux châteaux, celui de Coigny tout féodal a, dès le XVIIIe siècle, été abandonné pour celui de Franquetot, demeure plus riante et qui, aujourd'hui encore, est entretenue dans son élégance intacte par la descendance anglaise du dernier duc. Parmi les portraits de famille qui s'y sont conservés, celui d'Aimée se trouvait-il? Dans le récit d'une visite à Franquetot, M. A. Dumazet parlait d'«un admirable portrait de femme dont le gardien du château ignore le nom: par le costume, c'est une grande dame de l'Empire ou de la Restauration, peut-être cette belle et admirable mademoiselle de Coigny, qui fut aimée d'André Chénier et qui est l'héroïne de la belle captive, et devint plus tard duchesse de Fleury[58]

[58] Journal le Temps, 4 septembre 1895.

J'écrivis à Londres, à madame la comtesse Manvers. Elle me fit l'honneur de me répondre qu'il n'y avait à Franquetot aucun portrait d'Aimée, qu'elle connaissait seulement de la jeune femme une miniature possédée par un de ses neveux, et elle eut la bonté de demander à celui-ci s'il voudrait en faire tirer une photographie. M. Dalrymhe prit cette peine et une reproduction de la miniature me fut envoyée. Le portrait est enchâssé dans le couvercle d'une petite boîte ronde. Est-ce une femme, est-ce une enfant qui montre de face son frais visage et ses épaules minces? La finesse des joues, la quiétude du regard qui attend et ignore la vie, la confiance souriante d'un bonheur naïf, sont d'un enfant. Mais comme une jeune épouse, elle est en grand décolleté, des diamants sont mêlés à la chevelure, un lourd collier de perles entoure la gracilité du col. On dirait une petite fille qui joue à la dame avec les bijoux de sa mère. Le tout fait la plus exquise figure et à laquelle on ne peut reprocher que d'être trop parfaite. Le peintre avait le modèle à souhait; il semble qu'il ait voulu l'embellir encore, en outrant la grandeur des yeux, la délicatesse des traits et la petitesse de la bouche. Mais ces moyens classiques de rendre passables les laides ont—on a du moins cette impression—enlevé ici de la vérité et transformé un portrait en gravure de romance.

Si les descendants anglais des Coigny conservent d'Aimée une image qu'ils m'ont fait connaître avec une si exquise bonne grâce, une image d'Aimée se trouve aussi chez les descendants français. C'est une miniature encore, mais celle-là portant sa date, un portrait d'Aimée fait durant la Terreur, et peint dans la prison où se trouvait alors «la jeune captive». Une très jeune femme est représentée à mi-corps, un bonnet de toile unie, une chemise sans rubans ni dentelles, une jupe composent tout son ajustement, la simplicité en convient également à une toilette de nuit ou de prison. La prison est indiquée par le mur, qui fait le fond nu et terne du tableau, et par l'unique meuble de la pièce, la chaise de paille, sur laquelle est assise de côté la jeune captive. Un bras soutenu par une traverse du dossier et les mains croisées, elle regarde droit devant elle. Cette pauvreté voulue de tous les entours et ce naturel d'attitude ne permettent pas à l'attention de se distraire sur l'accessoire, la ramènent tout entière à la personne, à l'harmonie de ses formes, à l'éclat de sa chair, à la beauté de ses traits. Les bras sortent parfaits des manches grossières; de la chemise rabattue comme si la main de l'exécuteur avait déjà commencé sa besogne, le cou se dégage svelte et délicat; sa chevelure superbe, d'un brun doux aux reflets presque blonds, que le petit bonnet ne parvient pas à contenir toute, fait un nimbe doré et soyeux au plus régulier, au plus délicat, au plus jeune, au plus expressif, au plus charmant des visages. Et non seulement son gracieux ovale, son front qui, entre la masse de la chevelure et la courbe relevée des sourcils, semble bas comme celui d'une statue grecque, le doux éclat de superbes yeux, la finesse d'un nez dont on devine qu'il se relève légèrement, et la petite bouche dessinée comme un arc et faite comme lui pour lancer le trait, donnent l'impression d'une œuvre sincère, où un peintre expérimenté a fidèlement reproduit l'apparence matérielle du modèle. Il a su peindre en même temps un caractère moral. La tristesse de l'heure, du lieu et du costume voilent mais n'ont pas détruit la gaieté qui erre tout autour de ces traits; cette jeune femme aux airs d'enfant a, par la faute des circonstances, du sérieux malgré sa nature; il y a dans ce regard ingénu un étonnement de la douleur, et au coin de cette bouche un sourire qui n'ose mais qui deviendra plus hardi au premier beau jour. A cet art d'exprimer par des couleurs l'invisible se révèle un grand artiste.

Il n'a pas signé son œuvre, que, d'ailleurs, il n'a pas finie; la tête seule est achevée, les mains sont ébauchées à peine. Par contre, deux inscriptions gravées à la pointe barrent chacune de trois petites lignes le fond du tableau, à droite et à gauche du portrait. A gauche est écrit: «La veille—du dernier jour—oh! mon Dieu!…» A droite: «Résignation angélique—Conciergerie, 1793—Priez pour elle!…» Cette épigraphie m'a donné un instant d'inquiétude. Comme la «jeune captive» n'a pas été arrêtée en 1793, qu'elle n'a pas paru à la Conciergerie, et que la veille de son dernier jour, alors lointain, ne s'est pas passée en prison, ce portrait ne serait-il pas celui d'une autre? Mais comme une tradition certaine et ininterrompue de famille n'a pas cessé de reconnaître en cette miniature Aimée de Coigny, ces lignes—dont l'écriture semble appartenir au commencement du XIXe siècle—auront été ajoutées après coup. Elles sont seulement un témoignage de cette sensiblerie littéraire que les malheurs, même véritables, n'avaient pas guérie de la déclamation et à qui il suffisait de savoir en gros et en vague les choses, pourvu qu'elle eût prétexte à s'exclamer sur elles. 1793 était demeuré dans la légende l'année des grandes cruautés, c'est de la Conciergerie que les plus illustres victimes étaient parties pour mourir: voilà comment cette date et ce nom se sont présentés à une «âme sensible» qui, fut-ce une parente, se sera émue par à peu près sur l'infortune de la jeune captive, et aura voulu compléter l'œuvre du peintre.

Puisque le portrait est celui d'Aimée, il n'y a pas à tenir compte des fausses indications qu'y a ajoutées une fantaisie d'épitaphe. Et puisque le renseignement qui ne trompe pas, celui qui a été déposé par le pinceau en chaque touche, révèle la main d'un maître, reste à savoir quel est ce maître. En 1794, il y avait à Saint-Lazare, au temps où Aimée de Coigny y séjourna, un peintre parmi les prisonniers, et il n'y en eut qu'un. C'était Suvée. Né à Bruges, il était venu de bonne heure en France, où il avait fait son éducation artistique et où il avait été naturalisé par ses succès. Grand prix de Rome en 1771, membre de l'Académie en 1780, il peignait surtout des sujets d'histoire et ne s'était jamais occupé que de son art. Est-ce quelque ineptie spontanée de la suspicion démagogique, est-ce quelque manœuvre de l'odieux David, le plus vil des grands peintres, le jaloux sans l'excuse de la jalousie, l'illustre et rancuneux ennemi de ses confrères: la Révolution s'occupa de Suvée qui ne s'occupait pas d'elle. Il fut, le 18 prairial an II, écroué à Saint-Lazare. Là, le peintre d'histoire trouva des sujets et des modèles. Tantôt à la demande des prisonniers ou de leur famille, tantôt à la seule sollicitation de son art, il fixa sur la toile plusieurs figures de prisonniers. Ainsi il conserva à la postérité le visage d'André Chénier, et, le jour où Suvée acheva cette toile, il peignit plus que jamais de l'histoire. Il la peignait encore en s'occupant de captifs moins célèbres, qu'il étudiait isolés chacun en son portrait, mais qu'unit le drame dont ils furent ensemble victimes. L'histoire trouve des enseignements jusque dans les détails particuliers à plusieurs de ces portraits. Parmi les plus connus est celui de Trudaine: la dernière des séances données par le financier au peintre fut interrompue par le geôlier qui appelait le modèle pour l'échafaud. Suvée a peint aussi Trudaine de la Sablière et Courbitat, père et beau-frère du fermier général, avec qui ils étaient écroués à Saint-Lazare: l'artiste s'était engagé envers leurs familles, mais les deux prisonniers furent si vite jugés et exécutés qu'il n'eut pas le temps de commencer leur portrait de leur vivant, c'est de souvenir qu'il fit l'un et l'autre. La «jeune captive», jeune, belle, attirante comme elle était, s'imposait à l'attention d'un tel peintre. La miniature qu'il fit d'elle fut une œuvre digne de lui, et l'inachèvement du travail ajoute ici une présomption d'authenticité. Si la miniature demeure en quelques parties à l'état d'ébauche, il y a une raison, la meilleure des raisons pour Suvée: le 18 thermidor il fut mis en liberté. Sa captivité fut donc beaucoup moins longue que celle d'Aimée, et le peintre laissa à Saint-Lazare son modèle et son tableau[59].

[59] Nommé directeur de l'École de Rome le 9 frimaire an VII, Suvée n'occupa ce poste qu'en 1801. Mais il exerça ses fonctions de la manière la plus honorable pour lui et la plus utile pour l'art. Son autorité donna une renaissance aux études de notre École. Elle était alors au palais Macini: Suvée la fit transporter à la villa Médicis, et il employa à cette installation toute sa fortune.

Un troisième portrait d'Aimée de Coigny m'a été signalé enfin, et celui-là est le plus important, par M. le marquis Pierre de Ségur. Ce portrait appartient à M. B. de Mandrot. C'est une toile datée de 1797 et signée de Westmüller, le maître viennois que Marie-Antoinette avait attiré à Versailles. La tête et le buste du modèle y sont de grandeur naturelle. La femme est peinte de face. Une profusion de cheveux châtains encadre la tête et tombe presque sur les épaules; ils sont légèrement poudrés, et quelques grains de cette poudre, tombés sur l'épaule gauche, étendent un petit reflet blanc sur le velours gris foncé de la robe. La femme paraît sensiblement moins jeune qu'elle n'aurait dû être, si Suvée l'a bien vue en 1794. Entre la date des deux portraits il n'y a que trois ans. Il y en a dix entre les deux visages. Le changement n'est pas tel qu'on ne reconnaisse dans l'un et dans l'autre les traits de la même personne, l'abondance et la plantation des cheveux, la courbe régulière et la longueur des sourcils, la forme du nez, le beau dessin des lèvres. L'ovale du visage s'est arrondi dans le bas, la richesse du sang donne au teint une couleur plus chaude, et la taille, svelte encore, soutient l'opulence de la poitrine.

Comme le corps, le caractère délicatement indiqué dans le portrait de 1794, est vigoureusement marqué dans l'œuvre de 1797. La joie de vivre pour le plaisir, pour tous les plaisirs, anime toute la personne, est l'air même du visage et resplendit dans la malice hardie de ses yeux et dans le sourire de sa bouche sensuelle. Voilà bien cette femme à l'esprit prompt et à la chair faible, voilà dans toute la personne cette volupté diffuse qui, si elle ne provoque pas, encourage. Voilà celle qui se lasse de Montrond et va tomber en Garat. Combien elle a perdu de sa grâce à l'air mutin! Combien étaient plus beaux les grands yeux de naguère, où la candeur souriait à l'avenir, que ces yeux d'où a fui le rêve et qui concentrent leur puissance en un regard précis, informé, exigeant, presque dur; combien les lèvres d'autrefois, encore neuves, prêtes à sourire à l'amour, mais pas à lui seul, étaient plus jolies que ces lèvres de voluptueuse où la passion charnelle a mis une vulgarité. Tout ce qui dans ce visage a été enlevé à l'idéal, a été enlevé au charme.

Or, c'est précisément cette évidence d'une déformation qui, outre l'art de la peinture, fait le mérite et la vérité profonde de cette œuvre. C'est pour cela qu'en tête des Mémoires le portrait à sa place était celui-là. C'est pour cela que mes derniers mots doivent remercier M. de Mandrot. Grâce à lui, l'on connaîtra le portrait d'Aimée, le meilleur à étudier par ceux qui se contentent de regarder les visages et par ceux qui, dans le visage, cherchent à voir l'âme.

FIN

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