Mémoires de Aimée de Coigny
Dans un espace de près de trente années je ne mets de prix à me rappeler avec détail que les trois ou quatre dont les événements se sont trouvés en accord avec les vœux que M. de Boisgelin[42] et moi formions pour notre pays.
[42] Bruno-Gabriel-Charles de Boisgelin était fils de Charles de Boisgelin, «capitaine de frégate du roy», et de Sainte de Boisgelin de Curé. Il naquit en Bretagne, au château de Boisgelin, paroisse de Pléhédel, le 26 août 1767. Un acte daté du lendemain constate que «Anonyme du Boisgelin» fut ondoyé «avec dispense des cérémonies baptismales». Elles furent accomplies le 12 octobre 1772, et l'acte qui les constate, en faisant connaître les prénoms du nouveau chrétien, complète son état civil. Dans ces deux pièces, et les actes de baptême et de mariage relatifs aux ascendants, le nom est écrit du Boisgelin par le rédacteur, bien que les témoins de la famille aient signé de Boisgelin. Dans les actes de l'état civil postérieurs, le nom écrit est de Boisgelin.
A quinze ans, Bruno de Boisgelin commença le métier des armes. Le 1er septembre 1782, surnuméraire aux gardes du corps, il devenait, à dix-huit ans, le 4 septembre 1785, capitaine au régiment de Royal Cavalerie. Il épousait, le 22 avril 1788, Cécile-Marie-Charlotte-Gabrielle d'Harcourt, fille de Anne-François, duc de Beuvron, et de Marie-Catherine de Rouillé. Si la fiancée était petite et laide, la fortune était belle et la famille considérable; l'oncle du fiancé était le cardinal de Boisgelin. Rien de plus assuré que l'avenir de l'officier et du gentilhomme; un an après, éclatait la Révolution. Boisgelin se rendait, en 1791, à l'armée des princes, faisait avec eux la campagne de 1792 comme garde du corps, puis celles de Hollande et de Quiberon comme capitaine aux hussards de Choiseul. Licencié en 1796, il se réfugia en Angleterre. Quand il eut contemplé toutes les impuissances du parti royaliste, et quand le Consulat offrit aux Français de toute origine sécurité en France, Boisgelin fut attiré par la patrie. Muni d'un sauf-conduit que le ministre de la police Fouché lui accorda, le 23 nivôse an VIII, il revint à Paris et s'employa à obtenir la radiation de son nom sur la liste des émigrés. Les pièces du dossier formé par ses soins montrent, dans toutes les autorités publiques, un désir de bienveillance et de réparation contraire et égal au parti pris de haine et de soupçon qu'elles avaient naguère contre les «ci-devant». Il se trouve, autant qu'il en faut, des témoins pour attester que M. de Boisgelin a fait son séjour ininterrompu à Amiens, du 4 mai 1792 au 2 frimaire an III, et du 4 frimaire an III au 17 fructidor an V, à Fontainebleau, quand il était à Coblentz, en Hollande ou à Quiberon. Un arrêté consulaire du 23 floréal an IX le déclare «définitivement rayé de la liste des émigrés» et le rétablit «dans la jouissance de ceux de ses biens qui n'auraient pas été vendus».
Comme le duc et la duchesse de Beuvron, accusés aussi d'émigration, n'avaient pas quitté la France, s'étaient fait rayer de la liste dès le 3 floréal an III, avaient conservé, au moins en partie, leur fortune, et comme madame de Boisgelin avait, en germinal an V, hérité de son père, M. de Boisgelin se trouva parmi les moins mal traités de la Révolution. Il faillit même devenir un favori du régime nouveau. A son insu ou non, il fut proposé à Napoléon pour chambellan par le duc de Bassano: ces honneurs tombaient alors sur les représentants de la vieille noblesse comme des ordres auxquels les intéressés n'avaient ni moyen, ni d'habitude envie de se soustraire. M. de Boisgelin ne fut pas choisi et resta libre de garder intacte à ses princes sa fidélité. En 1811, elle passa à l'action, comme le racontent les Mémoires. En 1814, les récompenses ont leur tour. Le 24 août, il est nommé colonel; le 25 septembre, chevalier de la Légion d'honneur; le 5 octobre, chevalier de Saint-Louis, «avec faculté de porter sur l'estomac une croix d'or émaillée suspendue à un petit ruban couleur de feu». Député en 1814 et en 1815, pair le 17 août 1815, il est premier chambellan de la garde-robe, au traitement de vingt-cinq mille francs; enfin, le 19 août 1823, il est nommé officier de la Légion d'honneur. Mais, quoi que nous obtenions, il nous reste toujours à désirer. M. de Boisgelin aurait voulu être maréchal de camp. Il demanda ce grade en 1816. La Commission chargée d'examiner «les titres des Français qui ont servi au dehors» lui fit savoir qu'il avait seulement quinze ans de services effectifs, et qu'il en fallait dix-neuf pour avoir droit au titre d'officier général. M. de Boisgelin prétendit «obtenir des bontés du roi l'exemption des quatre années qui manquaient», et, dans sa lettre au roi du 20 avril 1817, ne dissimula pas sa pénible surprise que la volonté du monarque fût prisonnière de réglementations formalistes.
Est-ce l'amertume de cette déception qui détermina son attitude imprévue quand, l'année suivante, fut discutée la loi Gouvion-Saint-Cyr? Cette loi, en fixant les conditions précises d'aptitudes et de services pour l'avancement des officiers, n'assurait pas seulement à l'armée des chefs capables et éprouvés, elle émoussait l'arme la plus redoutable de la tyrannie monarchique, elle défendait la France contre l'asservissement de la force militaire aux caprices du prince, asservissement à prévoir si les officiers avaient eux-mêmes tout à espérer ou à craindre de ces caprices et devaient leur carrière à la faveur; elle était une garantie de ce gouvernement tempéré que M. de Boisgelin avait voulu; elle enfermait, comme il avait dit, «la souveraineté royale dans un mécanisme légal». Nul plus que lui n'aurait dû soutenir les projets qu'il combattit obstinément à la Chambre des pairs. La charte a reconnu au roi le droit de nommer aux charges administratives et judiciaires: à plus forte raison, prétend M. de Boisgelin, le roi doit-il nommer aux grades de l'armée; le roi est historiquement et avant tout le chef militaire; lui enlever le choix de ceux qui commandent en son nom les troupes est le dépouiller de sa prérogative la plus essentielle. Ces raisons ne ressemblaient guère à celles qu'il opposait naguère, en compagnie d'Aimée de Coigny, contre l'absolutisme royal. Sa collaboratrice, s'il s'était encore soucié de la convaincre, n'eût pas manqué d'objecter qu'en droit il légitimait l'arbitraire, qu'en fait, il livrait les hauts grades aux émigrés, et n'eut pas conseillé qu'il donnât l'éclat de la tribune à une telle contradiction. Sauf en cette circonstance d'ailleurs, les doctrines et les votes de M. Boisgelin furent ceux qu'on pouvait attendre d'un esprit sage, et, quand vint la dernière épreuve de sa fidélité, elle le trouva ferme. Après la Révolution de 1830, il ne fut pas de ceux qui, perdant leur roi, voulurent au moins garder leurs places. Il donna sa démission de l'air, sacrifice qui honora la fin de sa vie. Il mourut moins d'un an après, le 29 juin 1831.
Restée en France, j'ai vu ce choc de tant d'intérêts divers appelés Révolution; les murmures se sont transformés devant moi en cris séditieux, ils ont égaré les Français bientôt précipités dans les excès les plus coupables et les plus opposés; le silence de la servitude a succédé aux accents frénétiques de la démagogie. Cachée dans un coin obscur de cette grande machine appelée tour à tour République, Empire, Royaume, j'ai ressenti les secousses qui l'ont si souvent mise en danger. Je pourrais me croire dépouillée de mon rang et de ma fortune, comme tant d'autres, si mes habitudes de très pauvre citoyenne ne dataient de si loin que mon titre de duchesse, ma situation de grande dame ne me semblent plus qu'un point dans ma vie, si loin et si effacé que les rêves ont plus de consistance et de réalité. Mon sens n'est donc pas influencé par des regrets, et je suis bien placée, ce me semble, pour juger sainement des choses, ne pouvant y apporter aucun intérêt personnel.
Aussi, depuis le moment où les passions dites révolutionnaires ont cessé, et où la devise nationale n'a plus été Égalité, fraternité ou la mort, j'ai regardé, pour découvrir le motif qui avait mis en mouvement tout un peuple, et j'ai cru le trouver dans le besoin qu'il avait de changer ses institutions: dès lors, l'indulgence est entrée dans mon cœur, et les plus coupables excès ne m'ont paru que les exagérations de la chose vraiment utile et désirée.
Une nation spirituelle, éclairée, n'a plus voulu se soumettre aux caprices d'une maîtresse ou même d'un maître. Elle a refusé de payer par son travail, ses privations et son sang, les guerres dont le motif et l'issue lui étaient étrangers. Pour faire connaître ses besoins et les faire compter par l'autorité et pour encourager son industrie, elle n'a voulu dépendre que de lois qui soumissent proportionnellement toutes les existences à porter en commun le fardeau des charges publiques. C'est ce sentiment confus et mal connu qui a fait naître de notre temps l'amour de l'égalité. L'habitude des distinctions attachées au rang et à la naissance ne la montrait que comme un paradoxe envisagée en ce sens, mais commençant par l'établir dans la répartition des impôts, elle se glissa bien vite partout et, réduite en système, elle finit par menacer la société. C'est donc, en cette occasion comme en toutes, l'abus d'une bonne chose qui en a produit une désastreuse. Avant que ces pensées fussent clairement reconnues par les Français, elles fermentaient en eux et, leur inspirant un profond dégoût pour l'ordre établi, les ont poussés à le détruire avant de savoir précisément celui qui leur convenait. La crainte de retomber dans un état qui leur était odieux les a fait recourir à son extrémité opposée. C'est ainsi qu'en quittant une Monarchie absolue où la noblesse avait balancé longtemps la puissance royale, ils ont demandé une République où tous les rangs fussent nivelés et que la barbarie a pris la place de l'esprit de réforme.
C'est alors qu'on a tué le roi et beaucoup de nobles sans détruire la tyrannie, parce qu'elle n'est pas seulement l'abus de la puissance royale, mais bien de toute espèce de puissance. Aussi le peuple, qui craignait un maître, en eut bientôt autant qu'il se trouva de fanatiques antiroyaux et surtout d'intrigants qui voulurent s'emparer des assemblées qui se succédèrent.
Après avoir voté des lois qui condamnaient à mort, au nom du Salut public, une partie de la société et le reste à une vie misérable et agitée, ils placèrent les citoyens entre la terreur du retour à l'ancien gouvernement et l'incertitude sur celui qui devait les régir. Qu'on était loin alors du but raisonnable auquel tendaient peut-être quelques bons esprits et combien de fâcheuses métamorphoses l'État devait-il encore subir!
En voyant la République se transformer en Empire héréditaire, on avait cru que Bonaparte s'arrêterait au moment où ses ambitieux désirs avaient été réalisés et on lui savait quelque gré d'avoir rétabli l'ordre dans la société. Mais l'invasion d'Espagne, en prouvant qu'il fondait uniquement sa force sur l'épée et sa puissance sur l'étendue du territoire, fit évanouir les espérances de bien public qu'il avait fait concevoir.
Jusque-là, ceux mêmes qui le détestaient se flattaient qu'il finirait par sentir la grandeur de sa position. Et, malgré la tyrannie qu'il avait exercée sur les assemblées, il était possible de croire que, une fois en paix, les lois prendraient de l'importance, par la nécessité où l'on se trouverait de donner de la régularité à l'action générale du gouvernement.
Mais Bonaparte avait une ambition qui ne dédaignait aucun détail et soumettait tout à sa volonté. En même temps qu'il s'emparait de presque toutes les provinces de l'Europe, il profitait de la ruine des anciens propriétaires de France et, sous le masque de bienfaiteur, il sut les transformer en pensionnaires de son trésor. Créant des fortunes qui devaient lui revenir faute d'enfants mâles, et dont les possessions étaient à sa disposition, il donna le nom de législateurs et de sénateurs à des hommes auxquels il payait des appointements et qu'il assemblait, chaque année, pour signer ses ordres sous le nom de décrets. Puis, nommant les juges et se réservant le droit de les révoquer, il réduisit la presse à l'emploi de publier ses ordres ou ses louanges, établit un système prohibitif qui faisait dépendre l'industrie de son caprice ou de sa spéciale protection et, jetant sur l'étendue de son empire un filet tenu par la main de la police,—filet dans lequel le mystérieux confessionnal même était enveloppé[43],—aucun mouvement n'avait de liberté, aucune pensée n'avait d'essor. Chaque profession était flétrie par le cachet de l'esclavage. Les arts ne pouvaient choisir le sujet de leurs travaux. L'Administration n'était que le mode de sa volonté et, dans cet asservissement universel, les personnes jouissant d'un modique revenu, qu'elles ne cherchaient point à augmenter et ne se mêlant point d'affaires, celles enfin que partout on nomme indépendantes étaient frappées par l'exil, si les paroles dont elles se servaient dans leurs conversations familières étaient rapportées au maître.
[43] Partout où Aimée de Coigny rencontre d'aventure les questions religieuses, elle les résout d'un mot, avec les mêmes préjugés d'ignorance hautaine qui lui feront écrire plus loin: «Cet abbé avait été moine, par conséquent mauvais prêtre», et parler d'un cordelier «libertin, ignorant, paresseux, vindicatif et honnête homme».
La honte de cette situation était couverte par ce qu'on nommait gloire française qui, de toutes les déceptions produites par le génie de Napoléon, peut être regardée comme la plus fatale, puisqu'elle a fait servir des qualités estimables à des résultats funestes.
L'or enveloppé d'un laurier est l'amorce qui a dû séduire un peuple courageux et c'est le moyen dont s'est servi Napoléon pour transformer les citoyens en soldats. Le danger ennoblit tout et il savait que le général d'un peuple de guerriers est un maître absolu contre lequel on ne trouve pas de défense, puisque l'obéissance en ce cas perd ce qu'elle a de vil en prenant le nom de subordination. Alors la terre peut être ravagée par une nation belliqueuse.
Tel est l'état où nous avons vu le monde pendant plus de huit années. Qu'espérer du frein des lois et des idées d'ordre sur un peuple qui est tout entier dans le mouvement d'un homme qui fait sa fortune, et qui ne regarde sa patrie que comme le mince patrimoine laissé par un père dans la détresse à un heureux aventurier devenu millionnaire! C'est ainsi que les Français regardaient la France où ils étaient nés et telle est l'espèce d'ivresse qui les avait saisis sous le nom de gloire. Que de gens probes, vertueux même, n'ont-ils pas été égarés par elle, et qu'il est coupable celui qui, détournant l'héroïsme et les mouvements généreux d'un but honorable, a mis tout un peuple spirituel et sensible dans les habitudes sauvages de la guerre, en lui faisant perdre de vue les motifs pour lesquels il avait secoué le joug monarchique et ne lui a laissé que l'odieux des moyens auxquels il avait eu recours! Ce que je dis là frappait tout le monde sous Napoléon. Maintenant le souvenir s'en efface parce qu'il est de l'essence des petites contrariétés présentes de faire oublier les malheurs passés.
Les souvenirs des guerres entreprises sous la France république ont laissé des traces plus honorables, c'est la seule partie pure de cette époque. Sur les champs de bataille le sang coulait sans crime et les soldats rapportaient au sein de leur foyer, avec de glorieuses blessures, une non moins glorieuse pauvreté; tandis que les nombreuses victoires de l'empereur n'avaient d'autres fruits que d'ajouter au protocole de la vanité une série nouvelle de titres et à la fortune de ses officiers les débris des fortunes particulières de quelques vaincus. Sous la France république on se battait pour rester maître chez soi, et sous la France, devenue empire, on se battait pour devenir maître chez les autres. La différence des principes devait en porter dans les résultats. Aussi l'une de ces guerres a-t-elle laissé dans le souvenir une idée de vraie grandeur, tandis que l'autre, par une revanche qui tôt ou tard devait avoir lieu, nous a réduits à la condition d'un peuple vaincu par les autres peuples dont nous avions outragé l'indépendance.
Mais Napoléon a été dupe lui-même de la gloire militaire, car il s'y est fié. Empereur des Français, reconnu et redouté du monde, il a fait la réflexion qu'il y avait plus loin de la place de sous-lieutenant d'artillerie en 1789 à celle d'empereur en 1804, que de celle d'empereur à la place de maître de l'Europe. Il a voulu l'être, il l'a été, et n'a pu se maintenir parce que les lois seules, lorsqu'elles sont en harmonie avec les besoins des peuples, impriment un caractère de durée aux choses, et qu'il n'y a pas de lois qui puissent unir ensemble et fondre en un seul les intérêts des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Russes et des Français. L'alliance de toutes ces nations, leur bonne harmonie doivent résulter des rapports établis par leurs besoins réciproques. Rien n'empêche que l'Europe entière vive dans l'union d'une famille dont les membres sont indépendants les uns des autres, mais cet accord ne peut avoir lieu sous la main d'un même maître, et c'était ce qu'avaient produit nos victoires, mais ce qu'elles ne pouvaient consolider. C'est cependant le sujet de nos regrets. L'habitude qu'on a laissé prendre à nos dispositions belliqueuses nous fait nommer «fruits de la victoire» cette accumulation informe de pays sans liens réciproques. «Les étrangers tremblaient à notre aspect! s'écrie-t-on avec regret.—Hélas! sommes-nous debout devant eux? pouvons-nous ajouter…»
Mais entrons dans l'année 1811!
Je demeurais alors chez une personne où j'avais fui des malheurs de plusieurs genres. La place qu'elle occupe dans mon cœur est due à sa conduite amicale avec moi. Ses qualités sont franches et ses défauts amusants. La princesse de Vaudémont est née Montmorency, de la branche véritable, à ce qu'elle dit. Elle a épousé un prince de la maison de Lorraine dont elle est veuve. Sa figure était agréable dans sa jeunesse, elle avait l'air noble et une belle taille. Sans être romanesque ni galante, elle a eu des amants et, sans chercher dans la musique les tendres et profondes émotions qui jettent dans une douce rêverie, elle l'aime avec passion. Madame de Vaudémont a la hauteur qui fait qu'on s'entoure de subalternes au milieu desquels elle se montre à la bonne compagnie qu'elle ne perd point de vue. Elle a le goût le plus décidé pour la puissance sans songer à y participer; l'intimité des gens en place lui plaît, n'importe le gouvernement, et les changements lui sont indifférents. Elle ne demande aux révolutions que de passer par sa chambre sans s'informer où elles vont ensuite. L'égalité ne la choquait pas et le ton demi-théâtral, demi-camarade de la cour de Bonaparte ne lui était point désagréable. Quoique son salon ait servi aux rendez-vous les plus importants et qu'elle en ait été témoin, elle n'en a jamais prévu les conséquences: la preuve en est dans sa surprise lors de l'arrivée du roi et du retour de Napoléon. Pourvu que ses petits chiens aient le droit de mordre familièrement les ministres et les ambassadeurs et que son thé soit pris dans l'intimité par les hommes puissants, le reste l'occupe peu. Amie zélée et courageuse, ses qualités se développent lorsqu'il s'agit d'être utile aux gens qu'elle aime et elle ne manque point alors de justesse et de prévoyance dans l'esprit; mais, dans la vie ordinaire, c'est une fatigue qu'elle ne prend jamais. On peut regarder sa maison comme l'asile le plus doux de l'amitié et le lieu le plus dangereux pour les gouvernements mal affermis. On y complote en toute sûreté. Les fauteuils y sont si bons, la vie si agréable et si niaise que les espions s'y endorment. M. de Boisgelin et moi nous nous en sommes fort bien trouvés[44].
[44] La princesse de Vaudémont avait, il est vrai, un sentiment très vif de toutes les gloires qui, par naissance ou mariage, se perpétuaient en sa personne, et à certains moments il semblait qu'elle laissât tomber du haut de dix siècles son regard sur ses contemporains. Plus la noblesse est illustre, plus elle serait sotte d'être altière, car elle n'a pas à défendre un rang établi par l'histoire. La princesse s'armait, je crois, de ces dédains contre les révolutionnaires contempteurs du passé. Comme un attrait de curiosité la portait vers tous les passants du pouvoir, elle conciliait sa dignité et son plaisir en les attirant chez elle et en rappelant les distances aux familiers qui marchaient sur sa traîne. Si son goût fut «décidé pour la puissance», il ne le fut pas moins pour le malheur. Il lui plaisait que le succès public lui présentât les hommes du jour, mais quand ils étaient devenus ses amis, le succès pouvait se retirer, elle les gardait et, à l'occasion, les servait. Quand Vitrolles, durant les Cent-Jours, fut poursuivi par la police impériale, quand, sous la Terreur blanche, Lavalette fut condamné, la princesse, sans s'inquiéter de leurs opinions et dévouée à leurs périls jusqu'à s'exposer elle-même, sut les défendre contre le roi et contre l'empereur.
Voilà ce qu'Aimée de Coigny aurait pu dire pour être juste. Mais ces belles actions n'étaient pas amusantes à raconter comme les petites faiblesses. Et voilà pourquoi le bien est indiqué en un si sommaire raccourci par celle qui était une parente, une amie, une obligée. D'autres qui n'avaient pas tant de raisons pour être bienveillantes le furent davantage. Dans les Mémoires sur l'impératrice Joséphine, publiés en 1828, par mademoiselle Georgette Ducrest, on lit:
«A Altona, pendant l'émigration, la princesse de Vaudémont, née Montmorency-Nivelle, avait une maison fort agréable. Tous les étrangers distingués s'y faisaient présenter. La princesse n'était point jolie: une taille superbe et des cheveux admirables, des manières nobles, une grande fortune, un beau nom lui attiraient de nombreux hommages et son excellent cœur lui faisait d'aussi nombreux amis. Souvent brusque jusqu'à la rudesse, elle revenait promptement à son bon naturel et ne refusait jamais de rendre service. Rivarol la comparait à la nature: quelquefois âpre, souvent bonne et toujours bienfaisante. Elle avait recueilli des compatriotes pauvres qui pouvaient oublier auprès d'elle qu'ils n'avaient plus de famille. Elle a continué, à Paris, de mener le même genre de vie: protéger et encourager les arts, consoler et secourir ses amis, voilà ce qu'elle a fait et ce qu'elle fait encore, en un mot elle était digne de son nom de Montmorency.»
Le 2 janvier 1833, le Journal des Débats écrivait:
«Madame la princesse de Lorraine-Vaudémont, la dernière des Montmorency de la branche aînée, établie en Flandre, vient de mourir à Paris, à la suite d'une attaque d'apoplexie, dont tous les secours de l'art n'ont pu arrêter les effets.—Dans les temps de troubles politiques où elle a vécu, elle semblait destinée à nous donner le rare et presque unique exemple d'affections indépendantes des opinions. Quand l'esprit de parti rétrécissait tant de cœurs autour d'elle, la hauteur de ses vues égale à celle de sa naissance lui permettait de rendre justice aux hommes dans quelque position qu'ils fussent placés et sa manière de rendre justice était de faire du bien… Naïve et vraie comme une femme du peuple, généreuse comme une grande dame, elle faisait mieux que pardonner, elle oubliait les torts. Elle consolait toutes les douleurs sans ostentation, car elle les comprenait, et sa perte causera à toutes les personnes qui vivaient dans son intimité un déchirement de cœur qui sera le premier mal qu'elle leur aura fait.»
Elle obtint enfin le plus rare des hommages: sa mort fit souffrir Talleyrand. «C'est la première fois que je lui vois verser des larmes», dit Montrond.
Le despotisme sous lequel était courbé le monde s'appesantissait et, quoiqu'on pût prévoir qu'un jour il pourrait rejeter violemment ceux qui l'opprimaient, on se croyait séparé par un long intervalle de ce moment, lorsque le départ de l'empereur pour la campagne de Russie vint réveiller les plus engourdis et forcer, par l'appareil d'un spectacle extraordinaire, à sonder les vues politiques qui le faisaient agir. Jusque-là on s'était laissé bercer ou éblouir par la fortune et personne ne regardait l'avenir.
Cette indifférence est facile à expliquer. Rien ne s'use plus vite qu'un sentiment passionné lorsqu'il a touché le but vers lequel il était poussé. Or, la passion du bien public avait porté, en 1789, à tout sacrifier aux intérêts populaires et fonda cette puissance terrible qui avait anéanti toutes les autres. Le temps fatal, où l'échafaud dressé au nom de la souveraineté du peuple détruisait la race humaine, avait laissé dans les esprits le dégoût des affaires publiques lorsqu'une place n'en imposait pas, pour ainsi dire, l'obligation. Bonaparte a abusé de ce sentiment vertueux, comme de tout, pour établir son pouvoir sans résistance. On se laissait entraîner par une force qui n'inspirait aucune confiance, mais avec une espèce de satisfaction secrète de n'être pas responsable des événements et même de les ignorer. Les victoires jetaient un éclat semblable à celui des éclairs. Quelques gens sages découvraient bien, à leur lueur passagère, le danger du chemin dans lequel on était engagé, mais l'obscurité enveloppait la multitude et l'on marchait sans regarder et sans se soucier de voir où on allait.
Cependant, les préparatifs presque fabuleux que venait de faire l'empereur, en 1812, tirèrent de cet état léthargique. On se demandait «pourquoi ceci»? Le plus grand nombre, afin d'avoir un motif nouveau d'admirer le héros, quelques autres pour calculer si le colosse de puissance qu'il élevait si rapidement avait une base assez solide pour se soutenir.
A chaque nouveau bulletin nous nous interrogions, M. de Boisgelin et moi, sur notre véritable position et nous ne fûmes pas longtemps avant d'être convaincus de l'inconvénient attaché au gouvernement d'un homme qui avait besoin d'entasser province sur province pour se donner le ridicule plaisir de dater ses ordonnances de toutes les capitales de l'Europe et qui, voyant toujours reculer devant lui le but de ses conquêtes, ressemblait à cet insensé qui mourut de fatigue parce qu'il voulait atteindre la fin de l'horizon qui semblait fuir à mesure qu'il avançait.
Le public voyait avec étonnement succéder une marche rétrograde à celle qui avait conduit à Moscou. L'habitude de la victoire nous avait rendus dédaigneux et froids, mais l'étonnement d'un retour d'armée nous frappait beaucoup. Cette nouveauté paraissait choquante. Semblables en cela aux gens gâtés par la fortune que le plaisir n'amuse plus, mais que la peine humilie et déconcerte, nous étions ennuyés du succès de nos armes et pleins d'humeur de nos défaites.
—Au train dont vont les choses, me dit un jour M. de Boisgelin, le monde va pencher sur nous, et qu'est-ce qui nous soutiendra? Que ferons-nous de notre héros vaincu? Et supposé que la France dans laquelle vous et moi sommes nés soit, par la suite, la seule qui nous reste, que feront les Français de leurs habitudes de millionnaires, une fois rentrés dans leur petit patrimoine? Nous rougirons devant cet homme pour qui nos moindres frontières sont le cours du Rhin, les Alpes. Il n'aura plus la place de signer Empereur des Français, cela dépassera notre territoire; nous n'en aurons plus assez pour porter l'ex-maître du monde, point assez d'aliments pour le nourrir, ni d'eau pour le noyer. Il vient de passer la Bérésina, le Don, le Danube, le Rhin, qu'espérer de la Seine ou même de la Loire?
—Eh bien, lui dis-je, il ne faut plus le garder pour maître; renonçons à lui et même à l'Empire.
—Retournons en royaume, reprit-il.
—Mais je voudrais bien cependant, repartis-je, quelque chose de neuf. Tout ce qui a été, en fait de puissance, n'a eu qu'une force passagère et tyrannique qu'il faut éviter. La France, érigée en royaume, ressemble à l'évocation de tous les abus arriérés et des sottes coutumes qui ont fini par perdre la vieille machine sociale sans laisser même survivre un regret.
—Je suis entièrement de votre avis, répondit Bruno, et pour vous le prouver, je veux quelque chose de savamment combiné, de fort, de neuf; en conséquence, j'opine pour établir la France en royaume et pour appeler Monsieur, frère du feu roi Louis XVI, sur le trône!
Je pris cette opinion pour une plaisanterie et longtemps je ne l'abordai que comme un sophisme insoutenable. Cependant, M. de Boisgelin y revenait sans cesse et y restait irrévocablement attaché.
Nos contestations d'alors me sont présentes et je vais les rapporter. Elles serviront à expliquer les répugnances, les combats et les hésitations qui existent encore dans beaucoup de têtes.
—Un État, disait M. de Boisgelin, dont la richesse est le résultat de l'envahissement annuel du territoire voisin, doit être détruit quand il n'a plus la force nécessaire pour empêcher les gens dépouillés de reprendre ce qui leur appartient. Et, pour réparer les maux causés par la guerre, pouvons-nous espérer de nos chefs cette noble patience, cette modération qui seraient alors si nécessaires? Il faudrait que le retour forcé de nos généraux par les mauvais hasards des combats fût racheté par une vie domestique qui leur fût chère, et sommes-nous dans ce cas? Les nouveaux nobles auxquels sont confiées les principales fonctions, passés de l'obscurité de leurs premières années à l'élévation du rang et du pouvoir, étant encore dans la croissance de leur fortune, ne peuvent être séduits par l'image paisible des réunions de famille. Cette ressource qui, dans le malheur, porte l'âme à se replier sur ses anciennes habitudes et ramène l'homme froissé par les infortunes au milieu des compagnons de son premier âge et au souvenir de ses pères, peut-elle leur être offerte? Quelle maison, quelles terres donneraient ces consolations à nos seigneurs actuels? Ils ont des propriétés nouvelles, inconnues, qui ne leur représentent que la forme matérielle de la part de richesse qu'ils y ont placée. Leur âme n'est donc point disposée à supporter ni à réparer l'infortune, mais à la venger. Leur énergie les porterait à de nouvelles entreprises et la France, qu'ils n'ont pu préserver, sera détruite par les excès dans lesquels ils l'entraîneront pour prendre des revanches. Le gouvernement est confié chez nous à des personnes qui tiennent leurs titres de la victoire et dont les services sont fondés sur les grandes aventures des batailles. Une défaite les ruine et leur fait redouter de ridicules métamorphoses; ils craignent de reculer dans leur position particulière à chaque déroute, comme ils ont avancé à chaque triomphe: car nos grands, espèce d'êtres fantastiques dont le pied est paysan français et la tête comte, duc ou roi étranger, frémissent à l'idée de toucher le sol natal comme si, par cette pression, le prestige de leur grandeur devait s'évanouir. Quel est celui qui, en entrant dans l'enceinte de la vieille France, pourrait s'écrier: «Rien n'est perdu de ce qui nous appartient, nos lois nous restent et nous sommes tous chez nous et Français!» Joachim, le roi de Naples, revient en France, mais c'est Murat l'aubergiste; peut-être même le prince de Suède, mais c'est Bernadotte le soldat; les princes de Wagram, les ducs de Dantzig, de Bassano, mais c'est Berthier, l'ingénieur; Lefebvre, le soldat aux gardes; Maret, le commis… Ils voudront ravoir ce qu'ils nommaient le patrimoine de leurs enfants et, comme il est situé chez l'étranger, ils ruineront la France en efforts pour l'acquérir. Pas une loi n'inspire le respect et n'est obéie, rien n'est fondé, aucune institution n'est passée dans nos mœurs. Comment pourrions-nous songer à nous relever de nos désastres et à prendre une attitude digne après nos défaites, en conservant un pouvoir qui se croirait dépouillé, bien que maître du pays qui faisait l'orgueil de Louis XIV?
—Eh bien, lui répondis-je, je consens de grand cœur à ne plus être soumise à ces maîtres-là et même je n'en voudrais plus. Pourquoi ne pas ôter aux choses destinées à nous régir ce vague dont le monarque fait toujours son profit et pourquoi ne pas emboîter l'homme destiné à la suprême magistrature dans des machines légales assez fortes pour résister à nos élans passionnés pour sa personne? Que de fois nous sommes-nous entourés nous-mêmes de liens fatals et honteux en cédant à la reconnaissance pour une action isolée dans la vie d'un homme, devenu de ce jour notre tyran! Je voudrais pouvoir mettre d'accord le besoin de liberté qui existe dans le pays avec l'ordre nécessaire…
Sans savoir précisément où j'allais, M. de Boisgelin m'arrêta par un sourire et me dit:
—Il ne peut être ici question d'un président ni de congrès, comme aux États-Unis. Ces formes-là, qui peuvent convenir en Amérique, où le peuple est encore uni par la guerre heureuse qu'il a soutenue pour sa conservation, n'ont aucun rapport avec les besoins de notre vieille Europe. La terre qu'habitent les colons anglais devenus indépendants en Amérique est séparée du reste du monde et mille fois plus grande qu'il ne faut pour les contenir. Toutes les utopies, qui noircissent le papier chez nous depuis cent ans et qui ont rougi les places publiques, pouvaient s'essayer là, sans inconvénient, où l'espace est immense, le peuple peu nombreux, jeune, uni, où l'intérêt commun n'est divisé ni par l'amour-propre ni par les souvenirs. On peut embarquer pendant un siècle pour ce pays-là tous les rêveurs de nouveaux contrats sociaux sans inconvénient et sans tirer la conséquence que leurs plans sont bons pour le continent européen, quand même ils réussiraient sur l'autre. Les petites expériences sur les lacs abrités par des montagnes, au sein des terres, prouvent peu pour la pleine mer, patrie des vents et des tempêtes. L'Europe a ses habitudes, ses besoins établis par une partie de ses souvenirs; on ne peut plus lui donner sa robe d'innocence, mais elle est encore forte et peut fournir une longue carrière si, en corrigeant les faiblesses de l'âge écoulé, on respecte le genre de croissance qu'il a produit. Car le corps des nations, comme le corps humain, change à chaque période de l'existence, mais il conserve un caractère primitif qui est la vie de l'individu. C'est pour avoir méprisé cette observation qu'on a pensé tout perdre de nos jours, puisque c'est pour avoir voulu tuer le passé qu'on a bouleversé pour longtemps l'avenir. Cette manie de table rase, pour établir tout à coup des républicains où vivaient depuis des siècles les sujets d'un monarque, a produit des massacres; puis un peuple de conquérants renversant tout aux pieds d'un maître. Non, le vieux continent, et surtout la France, ne peuvent pas être gouvernés par un congrès, un président, ni par ces deux ou trois choses simples qui régissent une famille de négociants qui travaillent encore et dont la fortune n'est point finie, car telle est l'Amérique. Il faut ici un gouvernement protecteur des intérêts de tous, où les lois posent les limites des pouvoirs et dont la forme soit monarchique, les rangs distincts. Il faut un gouvernement où la discussion publique soit confiée à deux Chambres qui consentent l'impôt. Que la représentation repose sur la propriété et que cette propriété, plus considérable dans la Chambre des pairs, assure l'indépendance de ses membres dont le titre et les droits doivent être héréditaires. Qu'on parte de partout, à toute heure, j'y consens, pour arriver à ce haut but; mais que la carrière qui y conduit soit marquée par de grands services et surtout par une grande fortune qui rend bien plus sûrement indépendant toute sa vie que le plus noble caractère, sujet peut-être à des faiblesses. Dans ce gouvernement, dont la liberté doit être le résultat, on établira un trône héréditaire sur lequel sera placée une famille qu'on a eu l'habitude de voir dans l'exercice de la suprême puissance, afin que le respect dont elle doit être l'objet ne soit pas dérisoire, et que tout ambitieux qui se sent de l'audace et du talent ne nourrisse point l'espoir de s'emparer de cette première place.
—Vous abandonnez donc, lui dis-je, toute idée de régence?
—Je ne l'ai jamais eue, me répondit-il. Ce serait Napoléon le Petit substitué à Napoléon le Grand, et qu'est-ce que le régime de Napoléon pour la France? L'enfance du monarque est-elle plus rassurante que son âge mûr? et quand il n'existe ni institutions en vigueur, ni habitudes, qu'est-ce que la succession d'un trône, ou plutôt que serait la résignation du trône de Bonaparte à son fils? Le trône de Bonaparte est une puissance sans forme ni dimensions, qui s'est élevée par les armes sur les débris des gouvernements éphémères précédents et qui s'étend sur un territoire augmentant chaque année par la volonté d'un chef à qui toute une population armée obéit. Est-ce là une chose qui se lègue? Où sont les frontières de cet héritage? Quel en est le revenu? les moyens habituels de le régir? Nulle part: tout résidait dans la volonté toujours active, toujours croissante du maître. L'enfant de deux ans qui se trouve à sa place détruit cela par sa seule présence, car on ne cède pas une place de conquérant, et une régence ne représente que des usages. Un grand respect, fondé sur une longue habitude, peut seul contraindre le peuple d'obéir à un enfant, parce que c'est la situation où il se trouve qu'on est accoutumé à entourer de vénération. Il est vrai qu'alors on peut espérer que l'action du gouvernement s'adoucira, étant dégagée des passions personnelles du monarque, et que les troubles causés par l'ambition particulière de ceux qui participeraient à la régence, étant renfermés dans le cercle étroit de la cour, n'empêcheraient point de rentrer dans l'habitude d'une bonne administration et de donner force aux lois. Mais pourquoi fonder de telles espérances quand il n'y a ni lois précises, ni habitudes d'aucun genre, sous le règne d'un enfant qui ne représente que son père encore vivant et dont on ne veut plus?
—Peut-être ces considérations-là, lui dis-je, pourront-elles décider à appeler M. le duc d'Orléans!
Quand une fois j'eus dit cette parole, étonnée du chemin que j'avais fait, j'ajoutai:
—Eh bien! trouvez-vous que je vous cède assez? êtes-vous content?
—Non, certes, me dit-il, vous embrouillez toutes les questions et vous faites de la révolution. Vous prenez un roi électif dans la famille des rois légitimes et vous introduisez la turbulence dans ce qui est destiné à établir le repos. Monsieur, frère du roi Louis XVI, est une chose, c'est une partie de la forme du gouvernement dont la légitimité est une des bases; mais M. le duc d'Orléans n'est qu'un homme qui ne mérite pas le trône par des services personnels et qu'on n'y placerait qu'en mémoire des crimes de son père.
—Mais enfin, repris-je avec impatience, il ne faut cependant pas nous dissimuler que le roi, que vous demandez afin de terminer les mouvements révolutionnaires, est si blessé par la Révolution, tellement maltraité par elle, qu'il doit l'avoir en horreur; et que les malheureux émigrés qui l'entourent, s'ils ont la puissance, voudront retourner la roue révolutionnaire dans l'autre sens; et que, écrasant en toute justice et en conscience ceux qui ont écrasé, ils détruiront la race vivante. Est-ce comme cela que vous entendez le repos et la paix?
—Où trouveront-ils cette force? reprit M. de Boisgelin. Croyez-vous que cette roue révolutionnaire dont vous parlez soit si facile à manier et que les bras affaiblis de quelques vieillards qui accompagnent Monsieur soient suffisants pour la mettre en mouvement? Supposez-vous qu'ils auront en France beaucoup d'auxiliaires pour cette bonne œuvre, et qu'on montera cette machine pour se placer dessous, comme déjà cela est arrivé en 1793?
—Oh non! m'écriai-je. On a pu, alors, être égaré par des sentiments de patrie, de liberté, mais ici il s'agirait de calculer les dates d'émigration, car ce sont là les degrés de pureté de ces messieurs, et certes ce n'est pas enivrant. Malgré cela, monsieur de Boisgelin, je vous le répète, je ne puis me représenter Monsieur et M. le comte d'Artois régnant en France, sans craindre de mettre à la tête du peuple des chefs qui le détestent, dont l'esprit est trop faible pour envisager avec grandeur leur position en sachant la séparer du passé, et dont les bonnes qualités mêmes sont intéressées à la vengeance. Car la mort d'un frère, d'une sœur, de toute une famille assassinée, sanctifiera à leurs yeux le mal qu'ils feront souffrir à leurs sujets, ils seront faux et cruels parce qu'ils sont faibles et sensibles. Monsieur le duc d'Orléans…
—Mon Dieu! me dit M. de Boisgelin, que vous raisonnez mal! Ce que vous dites aurait quelque apparence si, dans un moment de repentir et d'élan, le peuple français en larmes se prosternait aux pieds d'un roi bourbon pour lui rendre la couronne en se mettant à sa merci. Je ne répondrais point alors de la cruauté de ses vengeances, parce que je ne me fais garant ni de sa générosité ni de sa force. Mais je ne parle que d'une combinaison d'idées dans laquelle la légitimité entrerait comme le gage du repos public, qui mettrait le peuple à l'abri des mouvements que cause l'ambition de parvenir à la suprême puissance et d'une forme de gouvernement dans laquelle le trône ayant une place assignée, légale et précise, se trouverait partie nécessaire du tout, mais serait loin d'être le tout. Je demande que la représentation française se compose de deux Chambres et du trône et que, sur ce trône, au lieu d'un soldat turbulent ou d'un homme de mérite aux pieds duquel,—comme vous l'avez bien observé,—notre nation, idolâtre des qualités personnelles, se prosternerait, je demande, dis-je, qu'on y place le gros Monsieur, puis M. le comte d'Artois, ensuite ses enfants et tous ceux de sa race par rang de primogéniture: attendu que je ne connais rien qui prête moins à l'enthousiasme et qui ressemble plus à l'ordre numérique que l'ordre de naissance, et conserve davantage le respect pour les lois que l'amour pour le monarque finit toujours par ébranler. Mon roi légitime, comme je l'entends, aura beau vouloir venger ses vieilles injures, rétablir le pouvoir absolu de ses pères: serré dans la machine légale dont il ne sera qu'une partie, ses volontés comme individu n'auront aucune puissance. Ainsi je m'inquiète peu, comme vous voyez, de l'union qu'il pourrait y avoir entre ses bons sentiments et ses mauvaises actions. M. le duc d'Orléans, qui n'a pas un de ces avantages, serait le choix le plus absurde qui pourrait venir à la pensée; ce serait couronner les plates intrigues de son père, établir une guerre civile, retremper les faulx de la Vendée, aiguiser les piques des faubourgs et reprendre enfin les querelles violentes et sanglantes du commencement de la Révolution. Bonaparte ou le frère de Louis XVI, voilà où est la question, car c'est là seulement que se trouve la différence. Le premier a été maître du monde et tentera toujours de le redevenir. Le second peut prendre, sans humiliation pour les Français, le sceptre du roi de France dans le territoire qui composait le royaume de ses pères: les Français peuvent le redemander sans honte pour remplir la place assignée par une loi que des assemblées nationales sanctionneront.
—Je crois que je vais être de votre avis, dis-je un jour à M. de Boisgelin, et que je laisse glisser M. le duc d'Orléans parmi les usurpateurs. Alors, je vous avoue qu'il me semble un peu terne: il a le malheur d'avoir un père qui a désavoué le sien, qui a condamné son parent à mort et il porte comme livrée de ses laquais les trois couleurs dont nous avons fait depuis tant d'années la livrée de la gloire. Le pauvre usurpateur que cela fait et dans quelle fausse position, pour monter sur un trône, se trouve l'homme que les uns appelleraient parce qu'il est le fils de l'assassin d'un Bourbon et les autres parce qu'il est parent d'un Bourbon! Vous avez raison: ou Bonaparte, ou le frère de Louis XVI. Eh bien, vive le roi! puisque vous le voulez. Mon Dieu, que ce premier cri va étonner! On dit qu'il n'y a que le premier pas qui coûte: le premier mot à dire sur ce texte-là est bien autrement difficile.
—Bah! reprit M. de Boisgelin, vous êtes embarrassée de tout maintenant. Rappelez-vous donc ce que Monsieur a été dire à la ville, au commencement de la Révolution; vous tournerez encore quelques bonnes têtes avec cela.
—Vous avez raison, lui répondis-je, il faut faire des recherches sur les torts de Monsieur envers sa famille quand son ambition lui faisait prendre des masques révolutionnaires. N'a-t-il pas fait pendre le marquis de Favras? ce sera peut-être excellent. Allons «vive le roi»!…
M. de Boisgelin, enchanté de ce cri, avait l'air rayonnant. Je lui ris au nez en songeant au temps qu'il lui avait fallu pour acquérir à son parti une seule personne, pauvre femme isolée, ayant rompu les liens qui l'attachaient à l'ancienne bonne compagnie, n'en ayant jamais voulu former d'autres et étant restée seule au monde ou à peu près.
—Vous avez fait là, lui dis-je, une belle conquête de parti. C'est comme si vous aviez passé une saison à attaquer par ruses et enfin pris d'assaut un château-fort abandonné au milieu d'un désert!
—Je ne suis point de cet avis, me répondit M. de Boisgelin, ce fort-là nous sera utile; j'en nomme M. de Talleyrand commandant; et je suis bien trompé si l'ennemi commun, succombant sous ses propres folies, le pays ne peut se sauver par la sagesse de M. de Talleyrand.
J'ouvris l'oreille à cette parole. La bonne opinion que Bruno montrait de M. de Talleyrand me flattait beaucoup parce qu'elle était mon ouvrage. En effet, je l'avais trouvé rempli des préjugés que les émigrés conservaient contre l'évêque d'Autun, prenant sa conduite par le côté des petites considérations, lui reprochant ses changements de forme, même de fortune, sans songer que le terrain sur lequel il s'était trouvé avait changé bien plus souvent que lui et que, ayant toujours été actif dans les événements, il s'était servi de son influence pour en modérer l'action et pour les diriger autant que possible vers un ordre de choses où l'espérance d'une amélioration devient probable. «Si le roi veut se perdre, je ne me perdrai pas», avait dit l'évêque d'Autun à M. le comte d'Artois, après lui avoir remis un plan pour arracher Louis XVI aux mains des révolutionnaires, lorsque les assemblées étaient à Versailles. Ce plan, qui avait effrayé le faible et malheureux monarque, ne fut point accepté. L'abandon que fit alors l'évêque d'Autun de sa robe de prêtre a été l'unique fait qui l'ait allié aux révolutionnaires. Cette action, dans laquelle eut peut-être plus de part la répugnance qu'il avait ressentie pour l'état ecclésiastique que la prudence, lui a donné le droit de dire nous aux faiseurs de révolution et lui a laissé quelquefois jusqu'à un certain point la faculté de les diriger. S'étant enfui de France au moment où la démagogie furieuse la dépeuplait, il y revint et rentra dans les affaires sous le Directoire. Uniquement occupé, comme je viens de le dire, d'apaiser les violences, il ralentissait autant qu'il le pouvait la marche du démon populaire auquel était attaché le char de l'État, qu'il tâchait de faire verser le plus doucement possible à chaque chute causée par son allure irrégulière et convulsive. Essayant de faire toujours reculer dans la carrière de la révolution, il se liait avec ceux qui ne juraient que par une lettre, tandis qu'on jurait par une autre, comme il le disait alors[45]. Voyant avec joie le centre de l'autorité se restreindre et se fortifier des cinq Directeurs jusqu'à un Premier Consul, puis jusqu'à un Empereur, il espérait qu'un chef militaire ferait sortir le peuple des habitudes d'insubordination et qu'il l'accoutumerait à l'obéissance aux lois par le respect pour la discipline. Mais bientôt les leçons d'obéissance profitèrent plus qu'il ne voulait; les farouches républicains devinrent tout à coup les esclaves d'un despote et la gloire enchaîna l'indépendance nationale! Le passage fut si rapide qu'il ne laissa pas le temps à la prévoyance, car, entre la France maîtresse reconnue du pays enclavé entre le Rhin, les Pyrénées, les Alpes, et l'Empire français engloutissant le monde, l'intervalle fut à peine aperçu.
[45] Très peu de temps après que M. de Talleyrand fut nommé ministre sous le Directoire, entrant un soir chez le directeur Barras, où étaient réunis ses collègues, l'ordre fut donné aussitôt de fermer les portes et, les yeux se dirigeant sur M. de Talleyrand qui était resté debout, Barras, après un petit moment de silence, lui dit: «Citoyen, votre intime liaison avec le citoyen Lagarde, notre secrétaire, cause de l'inquiétude; nous attendons que vous nous en expliquiez les motifs.—Volontiers, reprit M. de Talleyrand, je demande seulement à les écrire.» Il s'approcha de la table du Conseil, écrivit et remit le papier à Barras qui lut tout haut ce qu'il contenait et que voici: «C'est que lorsque vous dites f…, Lagarde ne dit que sacr…..»—Note d'Aimée de Coigny.
M. de Talleyrand, qui avait été accusé par les républicains de vouloir soumettre l'État à un maître, fut accusé, sous l'empereur, de ne point être soumis au maître, et l'empereur fut indigné de la résistance qu'il fit paraître dans le Conseil quand il fut question de l'envahissement d'Espagne. Il l'éloigna et lui ôta la charge de grand chambellan et lorsque, au retour de Moscou, il crut en avoir besoin, aucune cajolerie, aucun ordre ne purent le ramener. Napoléon, convaincu que la considération dont M. de Talleyrand jouissait dans les pays étrangers pouvait lui être utile, lui offrit de reprendre le portefeuille des affaires étrangères. L'ancien ministre, en le refusant, lui dit:
—Je ne connais point vos affaires.
—Vous les connaissez! reprit Napoléon en courroux, mais vous voulez me trahir.
—Non, repartit M. de Talleyrand, mais je ne veux pas m'en charger, parce que je les crois en contradiction avec ma manière d'envisager la gloire et le bonheur de mon pays.
Telle était la position, en 1812, de M. de Talleyrand. Pourquoi s'est-il mêlé des affaires publiques dans les temps révolutionnaires? dira-t-on peut-être. Parce qu'il a vécu dans ces temps-là; que ses talents, son esprit le poussaient aux premiers emplois; que son amour pour son pays trouvait à s'exercer plus utilement en mettant la main à la manœuvre pendant la tempête qu'en les levant au ciel pour l'implorer comme ont pu faire les purs, c'est-à-dire les fainéants du siècle. Ces bras élevés au ciel pendant le danger n'ont été secourables que sous Moïse et qu'une seule fois; il est excusable d'essayer à s'en servir différemment dans le péril. Il était en butte à la malveillance de tous les esclaves du maître, épié jusque dans la chambre la plus intérieure de sa maison, toutes ses paroles commentées par les flatteurs de Maret et répétées par celui-ci à Bonaparte, qui était combattu entre le désir de le perdre et la crainte d'avoir l'air de le croire trop considérable en s'en défaisant. C'est à cette hésitation que M. de Talleyrand doit la vie et aux sentiments d'amitié que lui portaient plusieurs de ceux qui entouraient Napoléon: MM. de Caulaincourt, Flahaut, et même à la modération du duc de Rovigo.
—Si M. de Talleyrand est comme vous me l'avez dépeint, continua M. de Boisgelin, dans la conversation que j'ai indiquée ci-dessus, pourquoi n'exécuterait-il pas ce qui, je n'en puis douter, doit produire le bien de la France?
—C'est qu'il est probable, lui dis-je, que, s'il déteste l'empereur par les mêmes raisons que vous le haïssez, il n'a pas la même manière de voir sur les Bourbons.
—N'importe, reprit Bruno, allez chez lui souvent.
Le temps était beau, presque tous les matins je faisais des courses à pied à la fin desquelles j'entrais chez M. de Talleyrand. Je le trouvais souvent dans sa bibliothèque, entouré de gens qui aimaient ou cultivaient les lettres. Personne ne sait causer dans une bibliothèque comme M. de Talleyrand: il prend les livres, les quitte, les contrarie, les laisse pour les reprendre, les interroge comme s'ils étaient vivants, et cet exercice, en donnant à son esprit la profondeur de l'expérience des siècles, communique aux écrits une grâce dont leurs auteurs étaient souvent privés. Je me rappelle avoir alors entendu lire par M. de Talleyrand le «Dialogue du maréchal d'Hocquincourt et du Père Canaye» par Saint-Evremont, devant M. Molé. La figure sérieuse de ce dernier lui donnait l'air d'un sot malgré ses grands yeux noirs, qu'il a chargés tout seuls,—parce qu'il a les dents gâtées,—de donner du mouvement et de l'esprit à sa physionomie. L'introduction de Saint-Evremont dans notre petite coterie déconcerta celui qui s'était arrangé pour ne jamais rire et qui, pour s'en dispenser, écouta la chose en pédant et en me montrant sa surprise que je ne connaissais pas ce morceau. Je ne sais pourquoi je m'amuse à glisser ici ce burlesque souvenir, mais il y restera.
Quand nous étions tête-à-tête, le maître de la maison et moi, nous nous laissions aller à notre indignation contre la tyrannie et l'avide ambition de Bonaparte. Je ne me livrais encore qu'aux imprécations, car je n'osais hasarder mes vœux.
Après les horreurs de 1793, avant que les rangs de la société se fussent reformés, le nom d'artiste étant le seul dont la vanité pût se parer, était devenu à la mode et finit par devenir aussi commun et aussi ridicule que celui de marquis sous Louis XIV. Les porteurs de palettes et de toges théâtrales, dans les années 1814, 1815, 1816 et suivantes, auraient pu fournir à Molière d'aussi bons modèles pour peindre les mêmes vices, que les porteurs de talons rouges de son époque. Car les passions des hommes de tous les temps sont les mêmes et le moule seul où elles sont jetées diffère selon les siècles. Ce petit préambule est nécessaire pour arriver à la société de mesdames de Bellegarde, où je me trouvais fréquemment et dans laquelle fut amené M. de Talleyrand.
Mesdames de Bellegarde[46], nées aux Marches, château situé en Savoie, vinrent à Paris en 1793, année de la réunion de leur pays à la France. Elles étaient contentes de devenir Françaises, et ce que cette époque avait de désastreux frappait à peine des étrangères sans parents, sans habitudes, dont la jolie figure, la jeunesse plaisaient à tous les yeux, et qui, réfléchissant peu sur les mesures publiques, n'avaient personne ni aucune chose à regretter. M. Hérault, le député avec lequel elles étaient venues en France, périt bientôt après; mais elles le voyaient depuis si peu de temps que, malgré le vif attachement qu'il leur avait inspiré, le regret, très vif aussi, qu'elles en ressentirent fut bientôt calmé. Elles ont passé quelques mois en prison, mais ont été traitées avec douceur, et c'est même là où elles ont commencé des liaisons de société. Rien ne leur faisait donc partager le deuil commun, et cette première indifférence, quand tout le monde dans le pays répandait des larmes, a imprimé sur elles une singularité qui ne manque pas d'un certain attrait piquant, mais qui repousse l'attachement et la confiance. N'éprouvant pas ces haines passionnées qu'on ressent contre ses persécuteurs, leur porte était ouverte à tout le monde, et leur curiosité pour voir les personnes célèbres de cette époque n'étant arrêtée par aucune répugnance, on peut se figurer les gens qui sont entrés dans leur chambre! Mesdames de Bellegarde sont du petit nombre des personnes qui, en 1794, ont eu le courage de tirer les matériaux de l'ancienne société du chaos sanglant où ils étaient tombés et qui ont contribué à édifier la nouvelle. On doit même ajouter que ces matériaux se sont nettoyés chez elles, quoiqu'elles ne soient jamais arrivées à les ranger en ordre. En effet, on a rencontré dans leur maison, séparément et ensemble, les éléments les plus opposés. Mais le fond de leur société est resté le même, composé d'artistes et de gens de lettres.
[46] Mesdames Adélaïde-Victoire et Aurore de Bellegarde sont un exemple des déchéances où la philosophie du XVIIIe siècle entraînait la femme et de l'irréparable tort fait aux grandes dames sceptiques par cette étrange sagesse qui leur apprenait à gâter leur vie. Adélaïde-Victoire, mariée à un cousin de son nom, était des premières en Savoie par le rang et la fortune lorsque, à la fin de 1792, la province fut envahie par les Français. La nature, la langue, les habitudes rattachaient la Savoie à la France; le sentiment de cette solidarité était dans la conscience populaire; comme toute la province, madame de Bellegarde applaudit à l'annexion. Mais ce n'était pas l'achèvement d'une œuvre historique et nationale qui excitait son enthousiasme: c'étaient les idées nouvelles, révolutionnaires, internationales, qui, par-dessus toutes les frontières, allaient se répandre pour la délivrance de tous les peuples et le bonheur de l'humanité. L'un des apôtres envoyés par la Convention pour prêcher l'évangile des philosophes était Hérault de Séchelles, beau, élégant, et qui mettait toute la grâce de l'ancien régime à coiffer le bonnet rouge. Adélaïde de Bellegarde abandonna mari et enfants pour suivre en France le député.
Peu après, Hérault de Séchelles périt avec Danton. Adélaïde de Bellegarde se laissa distraire de sa douleur par les événements, d'abord tragiques, mais où peu à peu les vices prenaient le pas sur les crimes, et se plut aux transformations de cette société qui, dix ans après le Ça ira des sans-culottes, chantait les romances des Incroyables. L'Orphée du jour était Garat: l'on ne sait ce qui excitait le plus d'enthousiasme, son talent extraordinaire ou ses ridicules infinis. Adélaïde se laissa prendre à cette gloire et tomba d'Hérault en Garat.
A Aurore manquait aussi le sens moral. Sa vie fut décente, mais elle servit de demoiselle de compagnie à toutes les aventures de sa sœur. Elle était du voyage quand Adélaïde quitta la Savoie et son mari. Elles eurent une vie commune et la même demeure. L'affection d'Aurore était sans exigences pour la dignité de sa compagne. Pourvu qu'elle fût près de sa sœur, elle ne s'inquiétait pas de ce que sa sœur faisait: elle semblait considérer les légèretés comme si naturelles que la correction de sa propre vie prenait des airs non de vertu, mais d'inconséquence. Elle avait même le langage des mœurs faciles. Et madame de Rémusat, parlant, dans ses Mémoires, du salon de Talleyrand, écrit: «On y rencontrait la duchesse de Fleury, fort spirituelle, et mesdames de Bellegarde, qui n'avaient dans le monde d'autre importance que celle d'une grande liberté de conversation.»
M. Ernest Daudet vient de faire des recherches sur elles, les trouvant mêlées à la vie d'Hérault qu'il étudie. Un livre qu'il prépare ne laisse pas même à Aurore sa réputation de demi-vierge.
Voilà, fort médiatisées par leurs fautes, ces presque princesses. Combien le poids de ces fautes s'appesantit plus lourdement encore sur d'autres destinées que M. Paul Lafond raconte! Deux enfants, un fils et une fille, sont nés du commerce entre Adélaïde et Garat. Ils s'élèvent «selon la nature», sans principes religieux qui leur auraient fait honte de leur origine, mais avec toute la vanité de leur père pour s'enorgueillir du sang illustre qu'ils tiennent de leur mère. Le moins malheureux est le fils de la grande dame révolutionnaire: il annoblit son Garat, y ajoute de Chenoise, sert, dans les gardes du corps, Louis XVIII et Charles X, démissionne en 1830 et meurt en 1837. La fille, après avoir épousé un percepteur des Pyrénées, Paul Soubiron, regagne Paris à la mort de son mari, se fait appeler Soubiron-Garat de Bellegarde, loge ce grand nom dans un petit appartement où elle console la médiocrité de ses revenus par la noblesse de ses origines, cultive avec un orgueil filial les amis de son père le chanteur, et après ce long effort pour conquérir un rang social, tout à coup, en 1882, se dérobe à toutes ses relations pour finir, volontairement séquestrée, ses derniers jours en compagnie d'un infirmier.
La vicomtesse de Laval, je ne sais pourquoi ni comment, vint à connaître mesdames de Bellegarde et elle en fit aussitôt ses esclaves, ce qui n'étonnera personne de ceux qui connaissent la vicomtesse. Elle est vieille maintenant, mais son esprit et ses yeux conservent encore un charme plein de jeunesse. Elle a tourné quelques têtes, ne s'est pas refusé une fantaisie, s'est perdue dans le temps où il y avait des couvents pour donner un éclat convenu à la honte des maris, et n'a évité cette retraite que parce que son beau-frère, le duc de Laval, a substitué le plaisir de l'afficher à celui de la punir par ce moyen. Je ne sais qui a dit que la réputation des femmes repousse comme les cheveux, la sienne en est la preuve. Maltraitée par les femmes considérables de son temps parce qu'elle traitait trop favorablement leur mari ou leurs amants, le divorce, qu'elle a subi et non demandé, l'a réconciliée avec les plus prudes. Changeant d'amant presque autant que d'année, cette habitude s'est établie en droit et celui de prescription à cet égard était dans toute sa vigueur lorsqu'elle s'est logée dans la même maison que le comte Louis de Narbonne, quoiqu'il fût marié. Les femmes les plus sévères vont chez elle parce que le souvenir des torts de sa jeunesse est effacé; elle était flattée des faveurs que l'empereur Napoléon répandait sur M. de Narbonne, son aide de camp, parce que les sourires de la fortune sont toujours agréables; sa chambre était remplie de la bonne compagnie d'autrefois, parce qu'elle déteste la Révolution; elle est difficile sur la conduite des femmes, parce qu'une certaine sévérité sied bien à son âge; et, avec ces motifs pour chacune de ses actions et cette inconséquence générale pour toutes, elle est la plus piquante, la plus gaie, la plus absolue, la plus aimable et la moins bonne des femmes. Maîtresse de M. de Talleyrand quand elle était jolie, actuellement son amie très exigeante, c'est la seule au fond qui ait de l'empire sur lui[47].
[47] Catherine-Jeanne Tavernier de Boullongne était fille d'un trésorier de l'extraordinaire des guerres. Née en 1748, elle épousa, le 29 décembre 1765, Mathieu-Paul-Louis vicomte de Montmorency-Laval, qui était de son âge. Présentée à la cour le 25 février 1766, elle sut, à une époque où l'on ne se scandalisait plus, se faire, par l'éclat de ses désordres, une réputation, et tous les contemporains confirment le témoignage d'Aimée. Comme c'est l'ordinaire, le mari avait été le premier artisan de ses malheurs. Agité de tics nerveux qui tiraient son visage et mettaient du désordre et de l'involontaire dans les gestes, affligé d'une voix qui était un ridicule, il avait plus qu'un autre besoin de rendre ses droits respectables à sa compagne par la sainteté du lien conjugal. Mais le vicomte mettait une élégance à être «philosophe». Sa femme apprit de lui à ne croire rien qu'au plaisir. Elle trouva bientôt qu'il ne suffisait pas pour ces leçons, et lui donna sujet d'être philosophe plus qu'il n'eût souhaité. Elle parut, par avancement d'hoirie, transmettre tout ce qu'elle avait de vertu à ses deux fils, Mathieu de Montmorency, le plus chrétien, le plus exemplaire des laïques, et Hippolyte, le plus régulier des abbés: ses comptes ainsi réglés avec le bien, elle prit, la conscience légère, du bon temps. D'ailleurs, elle fut une preuve que les plus passionnées ne sont pas toujours les plus sensibles. Elle s'était attaché M. de Narbonne longtemps avant qu'il se liât avec madame de Staël. Celle-ci, au moment de la Terreur, fit les plus généreux efforts pour disputer tout ce qu'elle put de suspects à la guillotine. Elle ne réussit pas à délivrer l'abbé Hippolyte, qui fut exécuté à Paris. Mais, grâce aux faux passeports qu'elle envoyait de Suisse, elle sauva madame de Laval, son fils Mathieu, les recueillit à la Rive. Elle y reçut aussi M. de Narbonne, échappé de France grâce à elle. La présence de M. de Narbonne fit oublier à madame de Laval ce qu'elle devait à madame de Staël, et la gratitude s'enfuit devant la jalousie. L'empire qu'elle sut reprendre, et pour ne plus le perdre, sur M. de Narbonne la laissa irritée et vindicative. En 1802, M. de Barante fut le témoin de ces sentiments. Il dit:
«Je me remis à voir souvent les anciens amis de mon père. M. de Narbonne, qui avait été fort lié avec lui, m'accueillait avec la bonté et la grâce qui le rendaient si aimable. Il demeurait dans une petite maison de la rue Roquépine avec la vicomtesse de Laval. Après l'avoir quittée un instant, il était revenu à elle pour ne plus l'abandonner. Sa femme vivait à Trieste avec la duchesse de Narbonne, sa mère. Le vicomte de Laval existait encore. Au lendemain de la Révolution, qui avait dispersé la société française et même les familles, ce ménage ne paraissait singulier à personne. M. de Narbonne me présenta à madame de Laval; elle était spirituelle sans nulle bienveillance. Fort jolie autrefois, elle avait au moins cinquante ans. Sans être assidu dans son tout petit salon, j'y allais de temps en temps et je me plaisais à ses entretiens, en général commérages élégants, remplis de souvenirs de la cour, racontés d'une manière piquante. M. Mathieu de Montmorency se trouvait habituellement chez sa mère.
»Parmi les très nombreuses aversions de madame de Laval, madame de Staël tenait le premier rang. Le roman de Delphine venait de paraître, de sorte que la critique du livre et les épigrammes contre l'auteur étaient un thème de conversation. Je ne connaissais pas encore madame de Staël. Un an après, lorsque je revins de Coppet, où elle m'avait reçu avec bonté, où j'avais vécu dans sa société, où je m'étais lié avec ses amis, je pensais que je ne devais pas l'entendre ainsi déchirer. Il ne pouvait m'appartenir, à mon âge, de la défendre et d'élever une contradiction, mais il me semblait que M. de Narbonne manquait un peu à la perfection de son bon goût en admettant cet épanchement de haine. Petit à petit je cessai d'aller chez madame de Laval.»—Souvenirs, t. Ier, pp. 88-89.
Voilà bien des laideurs: la méchanceté de madame de Laval, la complicité de M. de Narbonne, et plus encore la tolérance universelle pour la publique immoralité de leur double adultère. Car, à la fin de l'ancien régime, l'audace du désordre était admise. Le chancelier Pasquier raconte en ces termes ses débuts dans le monde: «L'oisiveté, le besoin d'argent avaient amené de nombreux scandales. Il me suffira de dire que, quand je suis entré dans le monde, j'ai été présenté en quelque sorte parallèlement chez les femmes légitimes et chez les maîtresses de mes parents, des amis de ma famille, passant la soirée du lundi chez l'une, celle du mardi chez l'autre, et je n'avais que dix-huit ans et j'étais d'une famille magistrale!»—Mémoires, t. Ier, p. 48.
Quand on s'étonne que cette aristocratie ait offert si peu de résistance au premier choc des événements, il faut penser à cette corruption. Il n'y a jamais d'énergie où il n'y a plus de mœurs. L'extraordinaire fut que la caste mutilée gardât tout entiers ses vices et se fît des changements révolutionnaires autant de ressources pour recommencer avec plus de sans-gêne l'ancienne vie. Les débris d'émigration qui se rejoignent sous le Consulat ne reconstituent pas des familles, ils assemblent des fantaisies. Les doctrines du vicomte de Laval ont gâté sa vie conjugale, mais lui ont permis de la rompre. Il a demandé et obtenu le divorce contre sa femme, et s'est remarié. Les cinquante ans de madame de Laval ne trouveraient plus, fussent-ils assagis, à s'abriter sous un toit conjugal. Ils cherchent un asile définitif sous le toit d'un ancien amant. La Terreur a jeté madame de Narbonne à Trieste; la sécurité revenue, M. de Narbonne ne songe pas à se rapprocher de sa femme, mais à la laisser où elle est et à vieillir à Paris avec la femme d'un autre. M. Mathieu de Montmorency, le fils d'une des plus illustres maisons de France, n'a pas de foyer, bien que son père et sa mère vivent encore. S'il les jugeait, il oublierait le respect qu'il leur doit. Il est réduit à les comparer: qu'était donc le père, pour que le fils préférant une telle mère, consentît à vivre entre elle et M. de Narbonne?
Il y a cent ans, de telles impudeurs n'offensaient pas l'élite destinée, croyait-elle, à conduire la société, et s'offraient aux regards de la petite bourgeoisie et du peuple encore sains. Au cours du siècle, cette élite a réappris la décence et la foi, mais, tandis qu'elle se réformait, le mauvais exemple donné d'abord par elle descendait peu à peu. Aujourd'hui il gagne la multitude, devenue à son tour maîtresse de cette société, et qui met en lois, contre le mariage et la famille, les anciennes mœurs des hautes classes.
La vicomtesse de Laval vit commencer, indifférente, ces changements, survécut jusqu'en 1838 à la plupart de ses affections, légitimes ou non, et il est vrai que l'égoïsme prolonge les jours, puisqu'elle dépassa quatre-vingt-dix ans.
L'intérieur de cette petite chambre de madame de Laval, donnant à M. de Talleyrand l'assurance que le lien qui le tenait à la bonne compagnie n'était pas rompu, rassurait sa conscience. N'ayant point de crime à se reprocher, ses fautes lui semblaient plus légères quand il acquerrait la preuve qu'elles ne l'avaient point détaché de ceux qui, seuls, pouvaient les trouver choquantes.
La cour de Bonaparte n'offrait point de repos ni d'agrément, remplie comme elle était de gens occupés de leurs affaires, les faisant bien, prenant tout au sérieux, affrontant les dangers, mais ne sachant point en rire et employant tous leurs moments parce qu'ils ignoraient comment on peut les perdre. Cette manière de vivre positive est insupportable pour ceux qui ont goûté du savoir-vivre d'autrefois, composé de nuances, d'à peu près, et d'un doux laisser-aller, où la gaieté, la plaisanterie, la molle insouciance berçaient la moitié de la vie. Laisser couler le temps était une façon de parler habituelle et familière qui est presque bannie de la langue. M. de Talleyrand avait besoin de dire et d'écouter quelques paroles sans suite et sans conséquence pour se reposer de celles toujours écoutées et comptées qui se prononçaient à la cour. Ce fut, je crois, ce qui éveilla en lui la curiosité de connaître la société de gens de lettres et d'artistes qui se trouvait chez mesdames de Bellegarde, qu'il connaissait depuis quelques années. Madame de Laval convint avec elles qu'on se réunirait, une fois la semaine, à un dîner où se trouveraient MM. Lemercier, Gérard, Duval[48].
[48] Gérard était le grand peintre, Alexandre Duval un de ces auteurs dramatiques traités par la fortune un peu comme les acteurs, et pour lesquels une exagération de succès éphémères précède un excès d'oubli définitif. Il était alors à la mode, sur le seuil de l'Académie française où il entra en 1816, et certes ne prévoyait guère, car il avait la vanité sensible, que, de toutes ses pièces, la plus durable, la seule survivante serait Joseph, grâce à la musique de Méhul.
Ces dîners eurent lieu pendant quatre ou cinq années. Je m'y rendais: le ton froid de M. de Talleyrand avait commencé par y répandre une telle contrainte que je formai le projet de m'en retirer, mais, petit à petit, on s'accoutuma ensemble et on finit par se convenir.
M. Lemercier animait la conversation par la brillante légèreté de son esprit. Son caractère noble et ferme sied à ses discours comme à ses actions et rend ses sentiments communicatifs; aussi l'empereur redoutait-il jusqu'à sa gaieté, car elle captive la confiance, quoiqu'elle soit pleine de sel.
M. Gérard n'inspire pas la même sécurité; mais son esprit, comme son talent, est brillant et plein de finesse. Il abonde en saillies ingénieuses et force à un exercice d'esprit à la fois agréable et amusant qui ressemble un peu à l'escrime; pour se mettre en garde contre les railleries, on fait sortir de son propre fonds le mouvement et l'adresse qui doivent en garantir, et cette émulation ne manque pas d'un certain charme.
Quant à M. Duval, content d'avoir écrit quelques opéras-comiques fort gais, deux ou trois comédies où le dialogue ne manque pas d'esprit, il se croit quitte envers la postérité, le temps présent, la gaieté et l'esprit; il est, en conséquence, le plus insignifiant et le plus muet des hommes[49].
[49] «Il vient de donner, en 1817, une comédie sous le nom de la Manie des Grandeurs, dont j'avais entendu, il y a dix ans, la lecture sous celui de l'Ambitieux. Il n'y a de comique dans cette pièce que son succès parce qu'il prouve que nos formes politiques n'ont pas la durée nécessaire pour qu'un poète fabrique une pièce. Celui que M. Decazes, ministre actuel de la police, veut nous faire regarder comme un gentilhomme ultra, était calqué sur M. le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély, qui alors empêcha la police d'accueillir cette pièce. Il doit sourire maintenant du genre d'application qu'on cherche à faire d'un rôle qu'il n'aurait peut-être dédaigné dans aucun temps s'il avait prévu qu'il en viendrait un où il se ferait prendre pour un gentilhomme.»—Note d'Aimée de Coigny.
Nous l'eûmes bientôt banni de notre petite réunion où il avait trop l'air de l'imbécile sultan devant lequel viennent en vain, pour l'émouvoir, se prosterner le talent, le savoir et la gaieté. Délivrés de lui, nous restâmes fort bien partagés entre la grâce piquante de madame de Laval, le doux murmure de conversation de mesdames de Bellegarde, ma bonne volonté de plaire et de m'amuser, et le charme inexprimable que M. de Talleyrand sait répandre quand il n'enveloppe point cette qualité dans un dédaigneux silence. Ce fut dans ces réunions que je contractai l'habitude de M. de Talleyrand et la familiarité nécessaire pour pouvoir lui parler de tout sans conséquence et sans embarras.
Dans les vieilles monarchies, il y a une manière d'être, un ton de société, plus ou moins nuancé par la distance où l'on se trouve de la cour, que l'on cherche à imiter dans tous les états. Après notre Révolution où rien n'a d'ensemble, où aucune habitude n'est enracinée, tout est encore dans le désordre et l'on rencontre encore d'anciens grands débris près d'édifices naissants. Ce qu'on appelait le ton du monde se ressentait de cette situation: les manières de la cour, celles de quelques vieux salons, restes de l'ancienne bonne compagnie, et les lieux où l'on prodiguait les égards en raison de l'esprit et du talent étaient aussi éloignés que s'ils avaient appartenu à trois peuples différents. Ils ne tendaient même point à se réunir, car il semblait qu'il manquât d'un lien pour les rapprocher, comme il manquait d'un empire, d'une force pour confondre en un seul tous les vastes territoires qui le composaient. M. de Talleyrand, mieux placé qu'un autre pour juger ces distances singulières qu'il franchissait souvent en un jour, pouvait sentir combien l'acquisition de nouvelles provinces servait peu pour le bonheur public; quel abus étrange de la victoire on faisait en imposant le nom de Français à des gens si loin d'être réunis par le même intérêt et de former un même peuple, puisque, au sein de Paris, tant de fractions de société divisaient cette ville en autant de petits mondes souvent contraires de principes, de vœux et de positions. Tout ce qui portait aux yeux de M. de Talleyrand l'évidence de ce fait me faisait plaisir et c'est une des raisons qui me rendaient agréable notre réunion chez mesdames de Bellegarde, car c'était une des mille différences qui existaient dans la ville.
Sur la fin du règne de Bonaparte, les nuances de caractère qui existent entre les hommes se manifestaient par des plans d'organisation publique; on rêvait république, royaume, état fédératif, etc., et chaque homme, comptant pour rien le lien social du moment, portait dans ses vœux, avait en ses desseins l'ordre quelconque d'un changement total. Ceci est un des malheurs les plus fatals et les moins aperçus qu'entraînent les révolutions. Manquant de cette assurance intérieure que ce qui existe peut s'améliorer ou s'altérer, mais ne peut être détruit, les hommes cessent d'être favorables à la société et font servir leurs qualités personnelles à des règles isolées qui ne tendraient qu'à la dissoudre. Rien n'est mortel pour les États comme l'idée qu'ils peuvent changer; lorsqu'on peut envisager ce fait sans reculer comme devant le plus énorme forfait, quand on ne sert le gouvernement que lorsqu'il entre dans la fantaisie, le lien social, il me semble, est détruit. Si l'on avait pu rêver sans crime à autre chose qu'à l'ordre actuel du gouvernement, croit-on que l'histoire de France aurait à citer les hommes publics qui l'ont honorée? Croit-on que l'Hôpital, que Sully, que Montausier même, que Colbert n'auraient pas préféré d'attendre tranquillement un renversement pour arranger à leur fantaisie, au lieu de braver pour le bien public l'humeur, la colère, les injustices de tous ceux qu'ils étaient obligés de blesser et au milieu desquels il fallait qu'ils vécussent? L'idée d'améliorer est la seule dans laquelle le courage et la force de caractère aient un emploi utile. Les plans entiers de bons gouvernements peuvent partir de têtes saines et de cœurs droits, mais leur application est toujours funeste parce qu'elle ne peut avoir lieu que sur des terrains nus, c'est-à-dire après des renversements. Ces rêves-là ne sont pas faits pour les temps où il y a des mœurs, autrement dit des habitudes, et sans elles il n'y a pas d'avenir. On peut perfectionner, mais vouloir faire une bonne chose toute seule et sans précédents, c'est rêver le bien et faire le mal. Vingt-huit ans de convulsions politiques ont produit ce mal moral de faire dire aux plus honnêtes gens sans répugnance en parlant de l'État: «Ceci ne durera pas.» Et le régime de fer et de gloire imposé par Bonaparte n'avait pas mis sa puissance à l'abri de ce doute.
Mais revenons à mon récit. Attaquée comme tant d'autres de la maladie que je viens de décrire, je faisais cas de tout ce qui pouvait nuire à Bonaparte comme d'un moyen de plus pour hâter sa chute, recueillant avec empressement chaque démonstration qui pouvait persuader M. de Talleyrand de l'impossibilité que la France pût jamais jouir d'un noble repos sous un homme, qu'il ne fallait point croire que les événements corrigeraient, parce qu'il faisait les événements et ne voulait les faire que tels qu'ils étaient alors, puisque la victoire n'avait point encore déserté ses drapeaux.
Cherchant à tirer parti, pour notre projet, de l'intimité qui existait entre moi et M. de Talleyrand, j'allais, comme je l'ai dit ci-dessus, passer seule avec lui le matin une heure ou deux, mais je n'osais pas parler d'avenir. Souvent, après m'avoir montré en homme d'État les maux que l'empereur causait à la France, je m'écriais:
—Mais, monsieur, en savez-vous le remède? pouvez-vous le trouver? existe-t-il?
Il n'écoutait point ma question ou éludait d'y répondre.
—Il faut le détruire, me dit-il un jour, n'importe le moyen.
—C'est bien mon avis, lui répondis-je vivement.
—Cet homme-ci, continua-t-il, ne vaut plus rien pour le genre de bien qu'il pouvait faire, son temps de force contre la révolution est passé; les idées dont il pouvait seul distraire sont affaiblies, elles n'ont plus de danger et il serait fatal qu'elles s'éteignissent. Il a détruit l'égalité, c'est bon; mais il faut que la liberté nous reste; il nous faut des lois; avec lui c'est impossible. Voici le moment de le renverser. Vous connaissez de vieux serviteurs de cette liberté, Garat, quelques autres. Moi, je pourrai atteindre Sieyès, j'ai des moyens pour cela. Il faut ranimer dans leur esprit les pensées de leur jeunesse: c'est une puissance, et puis, l'empereur étant en retraite de Moscou, il est bien loin. Leur amour pour la liberté peut renaître!
—L'espérez-vous? lui dis-je.
—Pas beaucoup, reprit-il; mais enfin il faut le tenter.
Je le lui promis de bon cœur et effectivement je causai avec un homme qui, lui-même fort révolutionnaire, se trouvait intimement lié avec ceux qui l'avaient été davantage et les sénateurs qui passaient pour avoir du talent et des idées libérales. J'excitai facilement sa bile contre l'empereur et son désir de le voir remplacé par un gouvernement où la liberté fut respectée. Il communiqua même bientôt ces impressions dans sa société, une des plus étendues de celles qui forment à Paris la haute bourgeoisie. On était encouragé par la tentative que venait de faire Mallet, tentative qui, bien que suivie par la mort violente des coupables, avait répandu une certaine idée de faiblesse sur le gouvernement déconsidéré. L'enlèvement du ministre et du préfet de police, la fuite surtout de ce dernier chez son apothicaire avaient imprimé sur lui un vernis de ridicule qui se répandait jusque sur la puissance, quoiqu'il fût un de ses moindres agents. Il n'a manqué à Mallet qu'un plan raisonnable, disait-on. Il a remplacé, il ne s'agissait que de déplacer, c'est peu de chose: le plus difficile était fait. Sa République est une idée de prisonnier, personne n'en veut plus, mais enfin il a réussi à surprendre la police. Ainsi le gouvernement de l'empereur n'est point inébranlable, son armée est battue et sa police peut être enlevée: on peut donc mettre sa puissance civile et militaire en déroute!
On se sentait plus à l'aise et on regardait Mallet comme un homme qui avait ouvert une porte à l'espérance.
Le fameux vingt-neuvième bulletin vint rallumer l'indignation contre son auteur qui faisait la froide énumération des maux dont les Français étaient accablés, dans ce jargon moitié soldatesque, moitié rhéteur qu'on appelait son style. La description entre autres de l'incendie de Moscou, qu'il comparait à l'éruption d'un volcan, était révoltante. L'indignation qu'on en ressentit dans le moment fit croire à la chute prochaine d'un despote militaire qui cessait d'être conquérant. Mais son retour subit arrêta tout autre sentiment que l'étonnement: il sauta de sa chaise de poste sur son trône et ressaisit le sceptre aux Tuileries, tandis que son armée délaissée couvrait de malades et de morts le vaste territoire qui est entre la Bérésina et le Rhin.
Frappés comme tout le monde de l'adresse hardie et aventureuse de cet homme et de la manière dont il venait encore de subjuguer les imaginations, nous désespérâmes un moment. Je cessai mes fréquentes visites chez M. de Talleyrand dans la crainte de le compromettre et parlai moins vivement à ceux dont j'excitais le mécontentement. Nous montâmes plus souvent chez madame de Vaudemont pour prendre le thé et apprendre des nouvelles.
Nous nous félicitions de ne pas nous être ouverts à M. de Talleyrand par la simple réflexion qu'il est plus facile de garder un ressentiment qu'un projet, et nous tenions tellement au nôtre que, plutôt de consentir à le changer dans la moindre partie, nous préférions conserver Bonaparte.
Quelques paroles de l'empereur venaient de produire une espèce d'enthousiasme factice qui n'était au fond que l'habitude d'une obéissance qu'il avait suspendue et qui reprenait sa force, mais qui lui valut des hommes et de l'argent avec lesquels il conçut l'idée de recommencer une campagne, comme un joueur recommence une partie avec la petite émotion de perdre l'enjeu ou de se racquitter.
Nous allions, comme je viens de le dire, chez madame de Vaudemont, le soir, où vivaient dans l'intimité MM. de Saint-Aignan, beau-frère de M. de Caulaincourt; Pasquier; Molé; La Valette; Montliveau, alors intendant de l'impératrice Joséphine; le duc d'Alberg; Vitroles, son complaisant, faufilé par sa protection jusque chez des ministres, adroit, dévoué, courageux pour la cause qu'il embrassa, alors intrigant subalterne; puis un comte de S… ancien envoyé de Perse à la cour de France, Piémontais par son père, Polonais par sa mère, cocu allemand par sa femme, Anglais par ses alliances, Russe par une cousine, Français par conquête et espion par goût, état et habitude. Tel était à peu près le corps d'armée napoléonienne qui, tous les soirs, siégeait autour de la table d'acajou du petit salon bleu de madame de Vaudemont, où leurs espérances, où leurs inquiétudes se manifestaient sans contrainte.
De tous ces messieurs-là, je n'estimais que le comte de La Valette. Je m'amusais à disputer contre lui; resté seul après les autres, il perdait toute réserve, excité par la contradiction de mon discours et par le petit morceau de sucre continuellement arrosé de rhum qu'il faisait entrer dans sa bouche à chaque parole qui sortait de la mienne. Cet exercice, prolongé quelquefois bien avant dans la nuit, nous a révélé plus de choses, fait pressentir plus d'événements qu'il n'en savait peut-être lui-même et jamais ne nous a trompés. La conversation aussi de S… avait fini par nous amuser. Ce vieux espion de Maret, accoutumé à passer la fin de ses soirées avec nous et ne pouvant en tirer parti pour son métier, semblait le mettre de côté passé minuit et, resté seul dans le petit cercle de trois ou quatre personnes dont nous faisons nombre jusqu'à une ou deux heures du matin, il nous racontait des anecdotes curieuses de tous les temps et, par entraînement de causerie, il finissait par nous dire ce qu'il savait de la veille ou du jour et nous mettait ainsi au fait de ce que nous voulions savoir.
Il était aisé de conclure que le lien de la peur qui attachait la France à Bonaparte était indissoluble, en sa présence au moins, et qu'alors il n'existait plus de sentiment public. L'indignation était éteinte, la campagne de Russie était déjà presque complètement oubliée et, quoique les débris de l'armée qui l'avait entraînée errassent encore mutilés loin de leur pays, on en reformait une à la hâte pour recommencer de nouvelles entreprises et l'on donnait partout les hommes et l'argent demandés, sans plainte et sans regret!
Malgré ces preuves de soumission sans borne données à Napoléon, je ne sais quelle assurance de le voir renversé vivait au fond de notre âme. M. de Boisgelin et moi nous exaltions par nos espérances que nous appelions même nos projets. L'idée de rendre à la France l'énergie nécessaire pour secouer le joug despotique qui la courbait nous occupait jour et nuit. Cette malheureuse habitude d'obéir que l'on avait si universellement contractée nous affligeait parce qu'elle nous donnait la preuve qu'à moins d'opposer à Napoléon un homme auquel on pût obéir, sa tyrannie, la haine même qu'il pouvait inspirer ne feraient lever personne contre lui. M. de Talleyrand nous paraissait toujours cet homme-là, mais il était encore moitié chimérique pour nous. La seule partie qui nous fût apparente était son mécontentement, mais la forme qu'il lui ferait prendre nous était inconnue et nous inquiétait bien autant qu'elle pouvait nous donner d'espérance.
Revenons à cette époque de la campagne de Dresde, où l'indignation contre l'empereur était éteinte, ou du moins si dissimulée qu'il était impossible de fonder sur elle aucun espoir de délivrance. Ne voyant plus de probabilité prochaine pour la réussite de nos projets, M. de Boisgelin et moi partîmes pour le château de Vigny, que me prêta la princesse Charles de Rohan. Nous y passâmes trois mois en deux fois.
Rien ne me presse, je veux me rappeler les impressions que m'a fait éprouver le séjour de Vigny. C'est le seul endroit où l'on ait conservé mémoire de moi depuis mon enfance. On voit encore mon nom écrit sur des murs, des êtres vivants parlent de ce que je fus, enfin là je me crois à l'abri de cette fatalité qui semble avoir attaché près de moi un spectre invisible qui rompt à chaque instant les liens qui unissent mon existence avec le passé et qui efface la trace de mes pas. Je retrouve à Vigny tout ce qui, pour moi, compose le passé et j'acquiers la certitude d'avoir été aussi entourée d'intérêt doux dans mon enfance et de quelques espérances dans ma jeunesse. Voilà la chambre de cette amie qui protégea mes premiers jours, je vois la place où je causais avec elle, où je recevais ses leçons. Voilà le rond où je dansais le dimanche, voilà les petits fossés que je trouvais si grands et le saule que mon père a planté au pied de la tour de sa maîtresse. Hélas! sa maîtresse, à la distance d'une chambre, gît là, dans la chapelle, derrière le lit qu'elle a si longtemps occupé et où peut-être elle a rêvé le bonheur! Ah! mon père, lors de ce dernier voyage à Vigny, était vivant et la douce idée de sentir encore son cœur battre contre le mien embellissait pour moi un avenir où il n'est plus!
Ces grands arbres, sous lesquels mon enfance s'est écoulée, qui ont reçu sous leur ombre protectrice mes parents, le duc de Fleury, un moment même M. de Montrond[50], après un espace de dix-huit années je les revoyais, j'étais sous leur abri! j'habitais cette même chambre verte où les mêmes portraits semblaient jeter sur moi le même regard! Eux seuls n'ont point changé! La belle Montbazon, la connétable de Luynes avaient traversé intactes cet espace de temps nommé révolution qui a attaqué, dispersé toutes les nobles races de leurs descendances. Les rossignols de Vigny nichent dans les mêmes arbres, les hiboux dans les mêmes tours; moi j'ai la même chambre, et le vieux Rolland et sa femme habitent le même pavillon!
[50] Voilà la seule mention qu'Aimée dans ses Mémoires fasse de son premier mari. Elle nomme dans un autre passage, mais sans plus de détails, Montrond.
Le duc de Fleury, dès sa sortie de France, s'était rendu près de Louis XVIII, ne le quitta plus, devint un favori du prince, et, au dire de Rivarol «un beau débris d'ancien régime». Il rentra en France avec son maître, mais pour mourir en 1816.
M. de Montrond, un peu persécuté sous l'Empire, vécut sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, tantôt enrichi tantôt ruiné par le jeu, toujours familier de Talleyrand. Il mourut le 20 octobre 1844 à soixante-seize ans.
Quel charme est donc attaché à ce retour sur la vie, quelle émotion me saisit en montant ces vieux escaliers en vis? Pourquoi la vue de ces meubles vermoulus, de ce billard faussé, de cette grande et triste chambre à coucher, fait-elle couler les larmes de mes yeux? O existence! tu n'attaches que par le passé et tu n'intéresses que par l'avenir! Le moment présent, transitoire et presque inaperçu, ne vaudra que par les souvenirs dont il sera peut-être un jour l'objet!
Mon nouveau séjour à Vigny a laissé aussi dans mon cœur des traces qui me sont chères. Mon âme, réunie à celle d'une noble créature, se sentait relevée et mise à sa place. J'étais devancée et soutenue dans une voie où notre guide était l'honneur. Nos projets étaient bien purs et l'ardeur qu'ils nous inspiraient avait quelque chose de sacré, car les vœux d'un honnête homme ont une telle puissance qu'ils forcent presque la Divinité; pourrait-elle les rejeter sans blesser la justice?…
Le temps, employé avec ordre mais sans monotonie, coulait avec une extrême rapidité entre la promenade, la lecture, la chasse et la conversation.
Les campagnes étaient désertes, les champs couverts de blé mûr paraissaient une calamité, à voir les êtres faibles occupés à rentrer les moissons. La France n'était plus peuplée que de veuves et d'orphelins en bas âge. Tel était l'état où la réduisait la gloire des armes, que tous les bras qui pouvaient les porter lui manquaient et qu'il n'y restait que ceux de la vieillesse et de l'enfance. Les bals des dimanches n'étaient composés que de femmes. Bonaparte avait fait disparaître les artisans, les pères, les époux, les laboureurs; il en avait fait des soldats qui, pour ravager les champs des étrangers, avaient abandonné les leurs.
Nous faisions quelquefois ces remarques devant l'abbé Desnoyelles, chapelain du château, homme fort attaché à la princesse de Guéménée, qui l'avait recueilli dans les temps les plus dangereux de la Révolution. Cet abbé avait été moine, par conséquent mauvais prêtre; mais il était bon homme, dévoué à ceux qu'il aimait, ayant la Révolution en horreur et regardant l'empereur comme un parvenu. Il avait été lié avec M. Bouvet,—gravement compromis dans le procès de Georges,—et avait donné refuge pendant deux jours, dans le château de Vigny, à Georges et à Armand de Polignac, alors son aide de camp, au moment où ils étaient le plus chaudement poursuivis. Cet événement lui paraissant le plus important de sa vie, il était possible de lui faire faire des entreprises dans le même sens. Courageux, brutal, adroit, l'habitude de vivre à la campagne sans travailler lui avait conservé cette partie d'imagination aventureuse qui se perd si vite dans l'habitation des villes et on pouvait facilement supposer que les dangers auxquels il s'exposerait, pour contribuer à un événement extraordinaire qui nuirait à Napoléon, ne l'effrayeraient pas plus que les messes qu'il avait dites quand le culte était proscrit. Il les avait dites pour narguer l'autorité d'alors. Il n'est pas sûr qu'il n'eût préféré toute autre manière et il est certain qu'il pouvait braver beaucoup de périls pour détruire l'autorité du moment.
Nous lui fîmes envisager la possibilité que, l'empereur n'acceptant pas la paix après la campagne de Dresde, les conséquences très probables d'une fierté déplacée seraient sa perte. Quand nous eûmes ajouté que peut-être alors un Bourbon pourrait remonter sur le trône, le pauvre abbé resta interdit:
—Je ne vous crois pas, nous dit-il brutalement, vous voulez me tenter.
Cependant, s'accoutumant à cette idée, elle lui devint bientôt si familière qu'il ne pensait plus à autre chose.
—Je donnerais mon bras pour cela, disait-il. Ah! que de coquins seraient attrapés! Dame, tout le monde rentrerait chez soi et bien d'autres en sortiraient!
—Point du tout, l'abbé, personne ne sortirait et personne non plus ne reviendrait comme il a été.
Alors l'abbé entrait en colère, car il était moine, cordelier et royal jacobin. Il voulait que les royalistes fissent comme on leur avait fait, qu'ils dépouillassent leurs ennemis, les fissent exiler, confisquer, égorger et puis: «Vive le roi!» par là-dessus.
—C'est justice, disait-il. On leur en a fait autant, le talion c'est ma loi. Pour ma part, j'en indiquerais un bon nombre; laissez-moi faire. Ma foi, ajoutait-il, échauffé par tous ces beaux projets, le retour seul du roi peut ramener ici le bonheur et la paix.
—Mais ce n'est pas comme vous l'entendez, lui disais-je.
M. de Boisgelin voulant entrer en explications avec lui, l'abbé s'emporta et lui dit:
—C'est donc pour continuer la Révolution tout à votre aise que vous voulez faire revenir le Roi? C'est pour donner force aux lois d'usurpation et aux misérables qui ont détruit la noblesse, le clergé, en mettant à leur place des assemblées de bavards qui, tous les ans, au nom de la nation, voudraient fricoter dans les revenus du Roi? Par ma foi, si c'est là votre but, que ce brave homme de roi reste où il est, je ne sais où, et gardons notre mangeur d'hommes. Au moins croque-t-il les révolutionnaires et quoiqu'il les couvre d'or et les appelle comtes ou ducs, il les effraie au moins par l'idée d'un emprunt bien onéreux sur leurs effets volés. Les acquéreurs en ont l'inquiétude, il exile, il chasse des places les jacobins, il supprime, de temps en temps, ces vilaines assemblées publiques,—voyez le Tribunat,—il fait obéir les autres, enfin il sabre la Révolution comme les ennemis et cela réjouit!
—Eh bien! l'abbé, lui répondit M. de Boisgelin, vous êtes donc content comme cela?
—Non, parbleu, mais…
Enfin le bon abbé Desnoyelles était le précurseur et le modèle des ultra et il est assez comique d'avoir vu, en 1815, une Assemblée nationale gouverner l'État, comme l'avait rêvé, en 1813, un pauvre moine cordelier, libertin, ignorant, paresseux, vindicatif, sans esprit, courageux et honnête homme que, à force de prêcher, nous ne convertîmes pas, mais que nous réduisîmes au silence et qui renonça à la vengeance qui lui était si chère, dans la crainte de ne pas être employé au renversement de Bonaparte et surtout au retour du roi dont il croyait que nous nous occupions. Il répétait souvent:
—Bouvet est à Londres; si j'y étais aussi, je verrais le roi, puisque vous dites qu'il est en Angleterre. J'ai eu l'honneur de dire autrefois la messe, à Nelle, chez madame la comtesse de Châlons, devant monseigneur le comte d'Artois. C'était le bon temps, j'étais cordelier alors, et monseigneur me disait toujours: «Bonjour, père, comment vous portez-vous?»
Ces paroles mémorables paraissaient gravées dans le cœur de l'abbé et lui haussaient le courage au point d'éveiller le nôtre.
—Que ne profitons-nous de l'abbé, me dit un jour M. de Boisgelin, pour communiquer avec le roi? Desnoyelles est presque inconnu au monde entier, il est Belge, ses parents sont fermiers, que ne va-t-il les joindre? De là il trouvera des moyens faciles pour se rendre en Angleterre et l'on pourrait ainsi faire passer au roi un état véritable de la situation de la France, dont il n'a aucune idée, et lui indiquer les personnes ou plutôt l'unique personne qui peut donner à son retour des chances favorables, si cette personne se persuade à elle-même que le roi puisse être utile au pays.
Cette proposition devint aussitôt un plan: l'abbé y entra avec zèle et bonhomie. Il promit de ne point pérorer et de porter un papier écrit par M. de Boisgelin. Nous convînmes alors de l'avertir au moment jugé convenable, de lui donner l'argent nécessaire et nous partîmes pour Paris.
Bonaparte était de retour de la campagne de Dresde dont il s'était échappé par la fameuse trouée de Hanau. A la vue de l'irruption des troupes étrangères qu'il entraînait à sa suite, il conçut l'espoir de donner au peuple français l'élan nécessaire pour les repousser et l'aider même à de nouvelles conquêtes. Dans ce dessein, il chercha à ramener en eux des sentiments qu'il s'était efforcé d'anéantir depuis quinze ans, remettant à un autre temps le soin de les comprimer de nouveau. Ainsi l'on publia des appels au patriotisme des citoyens, signés Napoléon, des proclamations adressées au grand peuple, des invocations au souvenir de 92, année de la destruction des hordes étrangères sur notre territoire, signées Napoléon, empereur des Français. Mais ce langage jacobin impérial ne produisit que de l'étonnement. On aurait accepté le titre de citoyen avec soumission; les faubourgs eussent porté la pique, la carmagnole et le bonnet rouge, mais par ordre du ministre de la guerre. L'empereur put se convaincre que si, jusqu'à un certain point, son autorité était à l'abri de la révolte, il ne pouvait pas espérer, en sa faveur, de ces crises populaires qui, par une convulsion généreuse, repoussent violemment du sol de la patrie ceux qui tentent de la soumettre.
Cette idée nous attristait, quoiqu'elle rendît peut-être nos projets plus faciles. Tous les peuples ont trouvé pour nous repousser, disions-nous, une énergie patriotique, pourquoi en manquons-nous? Qu'est-ce donc que la patrie, sinon l'amour des longues habitudes, de la famille, du pays et du repos? Hélas! la France n'est plus maintenant qu'une garnison où règnent la discipline et l'ennui. On défendra par obéissance cette garnison, mais les habitants ne se mêleront point de la querelle, et la conquête de la France n'est qu'une affaire militaire, menaçant seulement l'honneur de l'armée. En Espagne, où aucune habitude n'était ébranlée, un changement effrayait, depuis le noble titré jusqu'au pauvre fainéant qui se plaisait dans sa vie vagabonde. Chacun était prêt à défendre l'abus auquel il était attaché, dont il subsistait, et à se battre, sinon pour la liberté, au moins pour sa préférence. C'est un sentiment patriotique qui s'oppose à recevoir la loi du vainqueur: chez nous, où trouver des sentiments qui nous défendent? Employé par la guerre, séparé de ses enfants, loin de ses foyers, dépendant d'un gouvernement qui change à tout moment de forme et de principe, que peut-il y avoir de fixe dans la tête d'un Français? En 1792 même, lorsque les troupes prussiennes furent chassées du territoire, était-ce un mouvement national qui les repoussa? A cette époque terrible, les riches propriétaires, renfermés dans des cachots, spoliés, égorgés au nom de l'anarchie, n'étaient plus comptés dans la nation, et peut-on appeler nation un peuple sans discipline et sans chefs?
Mais ces tristes réflexions ne pouvaient nous abattre. On est si heureux d'avoir l'esprit occupé par un projet bien déterminé, qu'il donne du courage pour envisager les plus grands maux parce qu'on croit en posséder le remède. A la vue, par exemple, de l'obéissance passive qu'on montrait aux ordres de l'empereur et de ce regard indifférent qu'on jetait sur les armées ennemies prêtes à fondre sur le pays, nous disions: Quel besoin nous avons de lois sages mises en activité et de rois nés sur le trône, ayant l'habitude d'exercer leurs pouvoirs dans un certain espace d'où ils sortent peu et ne font jamais sortir les peuples! Alors le cercle d'aventures, parcouru dans toute une vie, se trouvant autour de soi ainsi que les moyens de fortune et d'industrie, font aimer son pays, puisque c'est en lui et pour lui seul que peuvent se développer tous les sentiments.
—Notre plan, notre plan! répétions-nous.
M. de Boisgelin rédigea, en forme de lettre, un mémoire adressé au roi, dans lequel, en rendant un compte exact des événements et de l'effet qu'avaient produit sur les opinions les changements opérés depuis 1792, il indiquait les chances de retour que pourrait avoir la famille des Bourbons, si elle entrait dans la volonté du siècle, en substituant franchement la forme monarchique constitutionnelle au sceptre absolu qu'avaient porté ses ancêtres. Il faisait envisager, dans cette supposition, l'arrivée en France d'un roi de l'ancienne famille comme un intermédiaire tutélaire qui, s'interposant entre les ennemis attirés par Bonaparte et le pays, pourrait le garantir. Les détails donnés étaient positifs et le mémoire, un vrai chef-d'œuvre de clarté, de patriotisme et de courage. Quand il fut écrit, nous attendîmes quelque temps avant d'avertir l'abbé.
Cependant Bonaparte, inquiet de l'avenir et sentant la nécessité de rejoindre son armée, en même temps qu'il craignait Paris en son absence, eut recours au moyen qu'il redoutait le plus dans l'exercice habituel de sa puissance, entre autres à la formation d'une garde nationale dont il se déclara général commandant. Il nomma Marie-Louise régente, établit un Conseil de régence à la tête duquel il mit son frère Joseph, et, voulant essayer avant son départ d'éveiller un enthousiasme nouveau et d'un genre plus doux que celui que produisaient ses succès, il reçut les officiers de la garde nationale en bon mari, en bon père, en bon homme, en citoyen se préparant à défendre ses foyers, et il remit sa femme et son fils entre les bras des Parisiens, sous l'uniforme de la plus paisible des troupes. Il faut savoir que ceux qui étaient venus vers lui étaient mécontents de ses projets, de sa conduite et montaient en murmurant l'escalier qui conduit à la salle où ils furent reçus. Comme ils ne s'attendaient pas au petit drame bourgeois qui leur fut donné, ils en furent étonnés et se retirèrent agités par une certaine émotion. Pendant qu'ils redescendaient l'escalier avec des impressions si différentes de celles qu'ils venaient d'éprouver, Napoléon, rentré dans sa chambre, sautait de joie d'avoir si bien réussi par sa pasquinade.
—J'ai bien joué mon rôle! disait-il.
Mais il se trompait lui-même par cette fourberie, comme font, de notre temps, tous les fourbes. Le lendemain, même le soir de cette comédie, l'impression qu'elle avait causée était effacée, et ceux pour lesquels on l'avait jouée, ne se croyant engagés que par le serment qu'ils avaient prêté à l'impératrice et à son fils, rirent de la scène dont ils avaient été témoins.
Une chose que les gens dans le pouvoir ne savent jamais et que ceux qui désirent le pouvoir ne veulent pas savoir, c'est que la ruse, une adresse trop raffinée les déconsidèrent, ne font point illusion et les privent de la faculté de bien faire, en accoutumant à regarder leurs actions comme le masque de leur pensée. Le siècle n'est plus où l'on admirait l'incompréhensible. L'intrigue est un moyen arriéré qui donne des entraves à ceux qui s'en servent et abreuve les premiers personnages, lorsqu'ils y ont recours, de tous les dégoûts que méritent les baladins et les histrions. Plus d'une fois Napoléon a éprouvé cette vérité.
Enfin, il partit pour repousser l'ennemi, déjà avancé bien au delà de nos frontières. Je ne me charge pas de rappeler les trois mois de la campagne la plus savante de Bonaparte. Cette partie fatale, dont la France était l'enjeu, fut admirablement bien jouée par l'empereur, et si tous les habitants, les citoyens doivent le regarder comme leur destructeur, pas un militaire, dit-on, n'a le droit de le critiquer. Comme athlète, il est tombé de bonne grâce, son honneur de soldat est à couvert, sa vie comme homme a été conservée, il n'y a eu que notre pays et nous de perdus. On n'a donc aucun reproche à lui faire: tels sont les raisonnements de certaines gens. Mais enfin, je le répète, je n'écris point de mémoires militaires et je ne m'occupe que des mouvements dont j'ai été témoin et auxquels nous avons pu le voir participer.
Après le départ de l'empereur, une sorte d'aise générale se faisait sentir au travers du trouble dont les esprits étaient agités; on respirait mieux et l'on se plaignait ensemble.
—Il m'a enlevé tous mes enfants, disait l'un.
—Mes amis sont dispersés, s'écriaient les autres. Il ne veut pas que les femmes soient jolies, ni les hommes amusants, parce qu'il trouve que cela distrait du respect et de l'occupation continuelle qu'on lui doit. Voyez madame Récamier, voyez M. de Montrond! Madame de Staël, M. Benjamin de Constant paient par l'exil la peine de savoir écrire et, s'il avait le temps, il remonterait jusqu'à Tacite pour infliger des punitions aux écrivains et livrerait aux flammes toutes les bibliothèques, afin de persuader la postérité que le monde commence à lui. Il veut servir de modèle en échappant aux comparaisons.
Ces propos et mille autres semblables couraient de bouche en bouche.
Au milieu de ce mouvement des esprits, les fréquents bulletins de l'armée qui, sous les noms de batailles gagnées, nous déguisaient des revers, donnaient de la probabilité à nos espérances et de l'activité à nos démarches. M. de Boisgelin se rapprocha, dès cette époque, de M. Édouard de Fitzjames et de Mathieu de Montmorency, désirant, comme lui, revoir les Bourbons sur le trône de France, mais ayant moins combiné la manière de les y maintenir. Sans regarder au véritable état du pays et aux concessions à faire au peuple, ils ne songeaient qu'à la bonne occurrence qui se présentait pour le renversement de l'empereur.
Un M. de Gain de Montagnac, demeurant alors chez madame de Catelan, où se rendait souvent M. de Boisgelin, était un homme d'imagination, de probité, qui avait toujours l'air d'avoir quelque chose à dire à Bruno et cependant en laissait fuir l'occasion d'une manière affectée. Il fut un jour chez lui et lui dit que, membre d'une société étendue dont les lois, formées sur la plus pure morale, étaient ensevelies dans la conscience de ceux qui la composaient, il était chargé de lui faire la proposition d'y entrer, que le serment exigé ne devait point alarmer l'âme la plus religieuse et la plus délicate.
—Ce que je puis vous dire, ajouta-t-il, c'est que, ce que vous voulez, nous le voulons; le retour de la famille des Bourbons est notre but, et je crois que nous avons quelques moyens pour le voir accomplir.
M. de Boisgelin lui répondit qu'il ne lui convenait pas d'engager sa liberté par aucun serment, mais que, si on voulait se contenter d'une simple promesse du secret et le mener dans ces réunions, il y consentait. Il fut accepté, et M. de Gain le conduisit, le soir même, rue de la Paix, où, dans une assez mauvaise chambre, il trouva beaucoup de monde, entre autres MM***[51]. M. de Boisgelin, qui n'était entré là que pour s'assurer des forces qu'on en pourrait tirer, après avoir reconnu qu'il n'existait ni plan, ni chef, et que tout se bornait à un désir vague, plus ou moins fortement exprimé, de profiter des circonstances pour rappeler les Bourbons, eut l'idée de tirer des liens secrets de cette association qui, dans toutes les provinces, avait de petits groupes correspondants, une apparence d'unanimité dans de certains vœux et de montrer une surface de royalisme qui pût imposer en cas de besoin. Il se mit, en conséquence, à parler de Constitution royale et de conditions nationales, d'après lesquelles on appellerait un Bourbon. Il ne persuada personne pour le fond du principe, mais beaucoup crurent que c'était le seul moyen pour le moment de retourner sous les rois légitimes.
[51] Les noms ne sont point donnés par les Mémoires.
—Pour redonner à la légitimité la place naturelle qu'elle doit occuper dans les idées, il faut la purger de ce vernis de soumission sans bornes des sujets à leur monarque, disait M. de Boisgelin; c'est là ce qui, la faisant confondre avec l'esclavage de peuples dévolus de maître en maître par droit de succession, la fait repousser par les âmes indépendantes et généreuses. Il faut, ajoutait-il, la faire entrer dans les libertés des peuples et la placer parmi leurs droits.
Ces excellents principes ne germaient pas dans les esprits peu exercés à la méditation, mais ces messieurs engagèrent M. de Boisgelin à profiter de leurs moyens de correspondance pour propager les doctrines propres à concilier ces divers intérêts.
Madame de Duras et M. de Chateaubriand proclamaient, de leur côté, des sentiments royalistes-Bourbon. La police savait tout ou à peu près et ne remuait pas. Comme elle est toujours l'instrument du plus fort, elle sentait que l'empereur n'était plus son maître et, voulant néanmoins lui prouver sa fidélité dans un moment où tout le monde conspirait, elle conspirait en faveur du roi de Rome, prévoyant bien que ce petit usurpateur ne donnerait pas beaucoup de soucis à M. son père, puisqu'il n'aurait d'armée que celle dévouée à Napoléon et de ministres que ses serviteurs. C'est un raisonnement qui a commencé alors et qui s'est continué depuis, car c'est le sens de presque tous les troubles. Nous avons su qu'un espion de police était dans la pièce attenante à celle où se tenait l'assemblée de ces messieurs, rue de la Paix, mais on s'en mettait peu en peine.
Un jour, M. de Boisgelin me dit:
—Il y a bien longtemps que vous n'avez été voir M. de Talleyrand; il faut cependant s'expliquer avec lui.
Comme les fées dont on nous a entretenues dans notre enfance, et qui, pendant un certain temps, étaient obligées de perdre les formes brillantes dont elles étaient revêtues pour en prendre de repoussantes, M. de Talleyrand est sujet à de subites métamorphoses qui ne durent pas, mais qui sont effrayantes. Alors la vue des honnêtes gens le gêne et il leur devient odieux. Je craignais, je ne sais pourquoi, de le trouver dans cet état que je nomme sa peau de serpent et je fus agréablement surprise de le voir gracieux et ouvert. Tout Paris venait le voir en secret et tête à tête. Chaque personne qui sortait, rencontrant celle qui entrait, semblait dire: «Je vous ai devancée; c'est moi qui l'ai pour chef.»
Après nous être entretenus du malheur des temps, du progrès des ennemis en France, je lui dis que ce que je craignais le plus était de voir la paix conclue au milieu de ce désordre et de rentrer sous le sceptre d'un guerrier battu.
—Mais il ne faut pas y rester, me dit-il.
—A la bonne heure! lui dis-je, mais que faire?
—N'avons-nous pas son fils? reprit-il.
—Pas autre chose? m'écriai-je.
—Il ne peut être question que de la régence, répondit-il en baissant les yeux et du ton grave qu'il affecte quand il ne veut pas être contrarié.
Cependant je le contrariai, car je croyais que le temps était précieux et je lui dis contre la régence tout ce que j'ai noté plus haut. Il m'écouta longtemps en silence et me dit, d'un air suspect, de revenir le lendemain. Je n'avais pas beaucoup d'espérance, j'y revins cependant. Il me parla de cent mille choses incohérentes, comme c'est son habitude quand il veut causer et retenir près de lui les gens. Il me raconta les propositions de paix que les monarques étrangers faisaient à Bonaparte, propositions qu'il refusait.
—Comment, lui dis-je, nous n'avons donc plus d'espoir que dans son orgueilleuse folie et nous perdons ici le temps sans nous entendre? La guerre nous détruit, la paix nous menace et nous tergiverserions, Dieu sait pourquoi!
—Mais non, me dit-il alors, nous sommes assez près l'un de l'autre et, pour nous délivrer tout de suite de la race nouvelle, nous pourrions peut-être faire des idées patriotiques et un trône national avec M. le duc d'Orléans.
—Non, lui dis-je en prosélyte zélée de l'opinion royale légitime, M. le duc d'Orléans est un usurpateur de meilleure maison qu'un autre, mais c'est un usurpateur. Pourquoi pas le frère de Louis XVI?
Nous nous revîmes trois ou quatre jours de suite, le matin; je lui parlais sur ce sujet sans qu'il m'interrompît, ni me donnât de réponse et je sortais toujours fort effrayée de ses projets. Je craignais surtout cette muserie qui est dans son caractère, qui le fait profiter de l'événement, n'importe lequel, et se donner le mérite de l'avoir prévu, arrangé secrètement, quand il n'a fait que l'attendre dans le silence. Comme l'événement que je voulais avait besoin d'être fait et qu'il ne serait point arrivé naturellement, la nonchalance de M. de Talleyrand m'était insupportable. J'étais bien certaine qu'elle lui était personnellement utile, mais je sentais qu'elle tuait l'ordre de choses pour lequel je faisais des vœux. Je m'épuisais en raisonnements, même en plaisanteries, car je savais de quelle importance il était de ne point l'ennuyer, et je faisais valoir assez adroitement la monotonie insipide de la cour de Bonaparte, ennemie des nuances et du goût.
Un jour, il se leva, fut à la porte de son cabinet de tableaux, et, après s'être assuré qu'elle était fermée, il revint à moi levant les bras en me disant:
—Madame de Coigny, je veux bien du Roi, moi, mais…
Je ne lui laissai point motiver son mais et, lui sautant au cou, je lui dis:
—Eh bien, monsieur de Talleyrand, vous sauvez la liberté de notre pauvre pays, en lui donnant le seul moyen pour lui d'être heureux avec un gros roi faible qui sera bien forcé de donner et d'exécuter de bonnes lois.
Il rit de mon genre d'enthousiasme, puis il me dit:
—Oui, je le veux bien; mais il faut vous faire connaître comment je suis avec cette famille-là. Je m'accommoderais encore assez bien avec M. le comte d'Artois parce qu'il y a quelque chose entre lui et moi qui lui expliquerait beaucoup de ma conduite; mais son frère ne me connaît pas du tout. Je ne veux pas, je vous l'avoue, au lieu d'un remerciement, m'exposer à un pardon ou avoir à me justifier. Je n'ai aucun moyen d'aboutir à lui et…
—J'en ai, lui dis-je en interrompant. M. de Boisgelin est en correspondance avec lui et, dans ce moment, il a une lettre prête à lui être envoyée. Voulez-vous la voir?
—Oui, certes, revenez demain me l'apporter, je meurs d'envie de la lire, me répondit-il assez vivement.
Je ne puis encore me rappeler sans émotion le plaisir que j'éprouvai au moment où je crus voir l'accomplissement du vœu le plus vif et le plus pur que j'aie jamais formé. Je me rendis rapidement chez moi, où M. de Boisgelin m'attendait, et je lui criai en entrant:
—Il est à nous, il veut lire votre lettre au roi!
Rien n'égale le transport de joie de Bruno.
Nous nous mîmes à copier la lettre, en soignant très fort le paragraphe dans lequel il était question de M. de Talleyrand. L'explication abrégée quoique générale de sa conduite, sa haute position politique et l'impossibilité que, sans lui, le roi pût jamais parvenir au trône, tout cela fut tracé d'une main assez habile. Le lendemain, je me rendis rue Saint-Florentin avec mon papier dans mon sac. A peine fus-je entrée dans la chambre à coucher que, fermant la porte avec précaution, M. de Talleyrand me dit:
—Asseyez-vous là et lisons.
Il prit la lettre et, d'une voix basse, mais intelligible, il commença à lire très lentement. A mesure qu'il avançait, il disait, en s'interrompant: «C'est cela!—A merveille!—C'est parfait!—C'est expliqué admirablement!» Enfin, quand il en vint au paragraphe qui le regardait, il eut un mouvement très marqué de satisfaction et le relut encore. Lorsqu'il eut achevé toute la lecture, il la recommença plus lentement, pesant et approuvant tous les termes, ensuite il me dit:
—Je veux garder cela et le serrer.
—Mais cela va vous compromettre inutilement.
—Bah! me répondit-il, j'ai tant de motifs de suspicion, celui-là me plaît.
J'exigeai cependant qu'il le brûlât et, allumant alors une bougie à un reste de feu presque éteint qui était dans l'âtre, il tortilla le papier en l'approchant de la bougie, le jeta enflammé dans la cheminée et croisa dessus la pelle et la pincette pour empêcher que les cendres ne s'envolassent par le tuyau.
—On n'apprend qu'avec un homme d'État, lui dis-je, à anéantir un secret bien secrètement.
Après cette petite opération, M. de Talleyrand se tourna de mon côté et me dit:
—Eh bien! je suis tout à fait pour cette affaire-ci et, dès ce moment, vous pouvez m'en regarder. Que M. de Boisgelin entretienne cette correspondance, et travaillons à délivrer le pays de ce furieux. Moi, j'ai des moyens de savoir assez bien et exactement ce qu'il fait. J'ai avec Caulaincourt un chiffre et un signe convenus, par lesquels il m'avertira, par exemple, si l'empereur accepte ou non des propositions de paix. Il faut parler hautement de ses torts, de son manque de foi à tous les engagements qu'il avait pris pour régner sur les Français. On ne doit pas craindre de prononcer encore les mots de nation, droits du peuple, il s'agit de marcher et l'expérience a resserré dans de justes bornes l'expression de ces mots-là.
Je revins chez moi enchantée et jamais, je crois, M. de Boisgelin n'a ressenti une joie plus pure. Si je voulais me borner à rappeler la part nécessaire que nous eûmes au retour du Roi, je devrais m'arrêter ici, car la détermination que prit à cet égard M. de Talleyrand et qui, je dois le croire, est le fruit de la conviction que mes raisonnements et nos conversations lui inspirèrent, est l'unique chose importante dans cette conjuration et la seule force qui ait changé l'état des choses. Notre but a donc été rempli à ce moment. Mais comme ces feuilles sont destinées à me rappeler les sensations que j'éprouvai alors, je vais continuer doucement ces mémoires, regardant ce qui nous est personnel comme indiqué et même terminé.
M. de Boisgelin se rendit avec plus d'exactitude aux réunions dont j'ai déjà parlé et se convainquit d'une chose qui, depuis, est devenue évidente, mais qui, pour n'avoir pas été bien connue par le gouvernement du roi, a pensé lui devenir funeste, parce qu'il a pensé y trouver une force qui n'y était pas. Il n'en existe que dans des intérêts communs et les rapports qui lient ensemble les gens dans les positions les plus distantes. Or, dans cette association royaliste, comme il n'était question que de fidélité à un être imaginaire et de pureté de conduite, elle formait une chose isolée, abstraite, sans poids et ne représentant rien qui répondît à l'intérêt réel de personne. Ses moyens de police intérieure et de correspondance pouvaient être utiles cependant. Étendus sur la surface des choses, comme un léger nuage ils pouvaient les voiler, mais ils ne donnaient ni force d'action ni résistance. L'amour mystique pour un roi que personne ne connaissait, la fidélité à des devoirs dont on n'avait nulle idée, étaient des folies qui ne pouvaient donner que des moments bien courts d'illusion. M. de Boisgelin chercha seulement à inspirer assez de confiance pour qu'on lui permît de choisir ces moments.
—Il faudrait, me disait-il quelquefois, tâcher de parler à des sénateurs, à des gens qui en remuent d'autres.
—Ma foi, les sénateurs ne sont pas trop ces hommes-là, disais-je. Ils me paraissent de grosses pierres que nous portons au col et avec lesquelles on nous jette à l'eau.
Cependant nous fîmes des démarches près de quelques-uns. Mais Tacite a dit, sur le Sénat romain, ce qui est applicable aux corps de l'État quand la fortune de ceux qui les composent est dépendante du maître.
Les sénateurs fermaient les yeux et les oreilles pour n'être point affligés par les maux publics, ni tentés d'en délivrer. Seulement, en vrais chanoines ne s'occupant que de l'essentiel, qui était la recette et le réfectoire, ils tenaient, les 28 de chaque mois, une assemblée en forme de chapitre, pour régler l'affaire de leurs revenus.
Un jour, M. de Talleyrand vint me voir et me dit:
—Il serait nécessaire d'arranger tout ceci d'une manière noble et sérieuse. Bonaparte vient encore de refuser la paix à Montereau, son petit succès lui tourne la tête, il parle de retourner à Vienne. On a fait, à Châtillon, une assemblée en forme de Congrès, où se rendra lord Castlereagh et les ministres des différents souverains de l'Europe, pour discuter sur quelles bases doit reposer la paix qu'on est encore décidé d'offrir à Napoléon. Si elle se fait, tout est perdu et notre pays est livré à l'effervescence d'une domination militaire qui, changeant les idées reçues de morale et de politique, n'accorde le nom de vertu qu'à l'asservissement ou l'obéissance sans contestation, et de gloire qu'à l'esprit de conquête. Il faut que, lorsque le Sénat s'assemblera, il nous tire d'affaire, qu'il efface sans danger l'ignominie dont il est couvert et qu'il assure notre existence en travaillant à la sienne. Voici ce que, par son droit naturel de conservateur des lois fondamentales, il peut faire. Qu'un de ses membres monte à la tribune pour dénoncer Napoléon en disant que, ayant été élu empereur aux conditions qu'il n'a pas tenues, de faire voter l'impôt par l'organe des représentants de la nation, de rendre compte de l'emploi du revenu et de faire jouir les citoyens de la liberté de leur personne et de leur pensée, il n'a aucun droit, aux termes d'un contrat qu'il a violé, puisque l'impôt a été levé à sa fantaisie, la liberté des citoyens a été attaquée dans leur pensée et dans leurs actions, et le droit de lever des armées exagéré au point d'épuiser la population; que les familles sont en deuil et réduites à des vieillards et à des enfants; que l'Europe est jonchée de nos morts pendant que la France est couverte d'ennemis dont il ne sait pas nous affranchir par la guerre et dont il ne veut point nous délivrer par la paix; que, en conséquence, n'ayant pas tenu les conditions du contrat qui fondait son autorité, on le répète, le contrat est annulé et il est déclaré perturbateur du repos public et mis hors la loi. Que le Sénat, ensuite, se constitue en Assemblée nationale, qu'il envoie aux députés l'ordre de s'assembler et de délibérer, en reconnaissant leur mandat comme suffisant. Qu'il déclare la France monarchie constitutionnelle avec trois ou quatre lois bien faites qui indiquent clairement les libertés du peuple et prendront le nom de charte ou de lois constitutionnelles, comme il voudra. Alors, qu'il appelle le frère de Louis XVI sur le trône et qu'il fasse adhérer le peuple à ce vœu, en faisant ouvrir des registres où chaque citoyen sera invité à écrire son nom. Qu'il fasse un appel aux armées et qu'il envoie une députation aux princes coalisés pour leur faire part de cet événement, en les invitant à repasser le Rhin pour commencer là les préliminaires de la paix.—Voyez Garat, ajouta-t-il, il y a là de quoi remuer une âme patriotique et faire les plus belles phrases du monde sans danger. C'est là ce qu'il faut répéter souvent, cette persuasion peut encore faire des héros. Qu'on voie Lambrechts[52], Lenoir-Laroche[53], je ne sais qui, ces patriarches de révolution qui savent si bien démolir les trônes avec les mots de patrie, tyrannie, liberté. S'ils les prononcent, nous sommes sauvés; je vais faire, de mon côté, ce que je pourrai pour leur faire sentir que, en s'y prenant ainsi, ils passent un véritable contrat entre le monarque et le peuple, et que les droits de naissance que peut apporter celui qu'ils appellent ne l'empêchent point d'être lié par des conditions, et que l'existence du sine qua non qu'ils cherchent tant se trouve assuré par cette manière d'agir.
[52] Charles-Joseph-Mathieu Lambrechts, né le 20 novembre 1753 dans les Pays-Bas autrichiens, s'était consacré à l'étude du droit et était, en 1786, recteur à l'Université de Louvain. Légiste et philosophe, il approuvait à ce double titre les réformes tentées par Joseph II contre les franchises locales et les croyances catholiques des peuples réunis sous la domination autrichienne. Quand la Belgique se souleva, en 1790, contre l'empereur, Lambrechts dut quitter le pays. Il y rentra avec nos armées. Comme il retrouvait dans les révolutionnaires français beaucoup des doctrines gouvernementales qui l'avaient attaché à l'empereur autrichien, il restait d'accord avec lui-même en devenant un champion énergique de la République et de l'influence française. Il fut, à la réunion de la Belgique à la France, récompensé de ce zèle par un poste de commissaire près le Directoire exécutif du département de la Dyle et y montra assez de talents et de zèle pour qu'après le 18 fructidor il fût appelé à Paris et nommé ministre de la justice. Les coups d'État continuèrent à lui être bienfaisants. Le 18 brumaire lui valut le Sénat. En 1804 il fut fait comte et commandant de la Légion d'honneur. Mais, s'il n'avait pas un grand zèle pour la liberté, il tenait de ses travaux le goût des formes légales, que le gouvernement de l'Empereur dédaignait. De là l'origine d'une opposition, qui, tout d'abord, ne fut qu'un applaudissement moindre, n'alla pas au delà du silence, mais qui le mettait à part avec le duc de Valmy, Lanjuinais, Garat, et le désignait à Talleyrand. En effet, en 1814, il vota la déchéance et fut chargé de rédiger les considérants. Il travailla aussi à la préparation de la charte; mais, là, ses principes de légiste se heurtèrent à l'intransigeance royaliste de l'abbé de Montesquieu, et lui coûtèrent la pairie. Malgré cette disgrâce, il refusa de se rallier à Napoléon lors des Cent-Jours. L'opposition libérale le recueillit, comme les anciens impérialistes qui n'avaient pas fait leur paix avec les légitimistes. En 1819, il fut élu à la Chambre, où il siégea à l'extrême gauche. Il mourut en 1823.
[53] Lenoir-Laroche, né le 29 avril 1749 à Grenoble et avocat dans cette ville, vint plaider un procès important à Paris et s'y fixa. En 1788, il proposa les États du Dauphiné comme un exemple à suivre par les États généraux qui allaient s'ouvrir, et le succès de cette brochure le fit élire, en 1789, comme député du Tiers État par la prévôté de Paris. Dans l'Assemblée constituante, il fut de ceux qui rêvaient la liberté sans désordre. Sous la Terreur, il fut des suspects. Le Directoire le trouva journaliste, républicain, et toujours modéré. Un instant, ce fut un titre à la faveur et il devint préfet de police. Mais, à la veille du 18 fructidor, ce n'était pas la modération qu'on voulait de la police, et il redevint journaliste, soigneux de se tenir à égale distance des anarchistes et des clichiens. Cette impartialité trouva sa place dans une chaire de législation qu'on lui donna à «l'École centrale du Panthéon» et son républicanisme lui valut un siège au Conseil des Anciens. Au 18 brumaire, sa modération l'emporta sur son républicanisme et lui obtint le Sénat, puis le titre de comte et la cravate de commandant. Sa fortune faite, et même pour qu'elle durât, il revint à l'équilibre naturel de ses préférences politiques, au désir d'une liberté réglée. Trop modéré pour trouver jamais le courage ni l'occasion d'une résistance, il accumulait en secret ses griefs à mesure que se suivaient les fautes de l'Empire, et ainsi, avec quelques autres semblables à lui, il se trouva prêt, en 1814, à renverser Napoléon, pour des fautes contre lesquelles ils n'avaient jamais protesté. Pair de France en 1814, rayé par l'Empereur, rétabli par la seconde Restauration, il continua à défendre, dans la mesure où il ne troublait pas son repos, les principes de 1789, et mourut le 17 février 1825.