Mémoires de madame de Rémusat (2/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat
The Project Gutenberg eBook of Mémoires de madame de Rémusat (2/3)
Title: Mémoires de madame de Rémusat (2/3)
Author: Madame de Rémusat
Editor: Paul de Rémusat
Release date: October 31, 2010 [eBook #33894]
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES
DE
MADAME DE RÉMUSAT
1802-1808
PUBLIÉS PAR SON PETIT-FILS
PAUL DE RÉMUSAT
SÉNATEUR DE LA HAUTE-GARONNE
II
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1880
Droits de reproduction et de traduction réservés.
MÉMOIRES
DE
MADAME DE RÉMUSAT
LIVRE PREMIER
(Suite.)
CHAPITRE VIII.
(1804.)
Procès du général Moreau.--Condamnation de MM. de Polignac, de Rivière, etc.--Grâce de M. de Polignac.--Lettre de Louis XVIII.
La création de l'Empire avait distrait les esprits de la procédure du général Moreau, que l'on continuait d'instruire cependant. Les accusés avaient comparu plusieurs fois devant le tribunal; mais plus on avançait, plus on perdait l'espoir de la condamnation de Moreau, condamnation qui chaque jour devenait plus nécessaire. J'ai l'intime conviction que l'empereur n'eût point laissé couler son sang. Moreau condamné et pardonné lui eût suffi; mais il avait besoin de répondre par un jugement positif à ceux qui l'accusaient d'avoir mis de la précipitation et de l'animosité personnelle dans cette affaire.
Tous ceux qui ont apporté quelque froideur dans l'examen de cet événement se sont accordés à trouver que Moreau avait montré de la faiblesse et une assez grande médiocrité d'esprit sur le banc des accusés; il n'eut ni l'importance ni la grandeur auxquelles on s'attendait. Il ne parut point, comme Georges Cadoudal, un homme déterminé qui convenait fièrement des hauts projets qui l'avaient animé, ni comme un innocent indigné d'une accusation qu'il n'a point méritée. Il tergiversa dans quelques-unes de ses réponses; il atténua un peu l'intérêt qu'il inspirait; mais, même alors, Bonaparte ne gagnait rien à cet affaiblissement de l'enthousiasme, et l'esprit de parti, et peut-être aussi la raison, n'en blâmait pas moins hautement un éclat qu'on attribuait toujours à la haine personnelle.
Enfin, le 30 mai, l'acte d'accusation en forme parut dans le Moniteur. Il était accompagné de lettres de Moreau écrites en 1795, avant le 18 fructidor, qui prouvaient qu'à cette époque ce général, ayant été convaincu que Pichegru entretenait des correspondances secrètes avec les princes, l'avait dénoncé au Directoire. Et quand, dans cette seconde conspiration, Moreau, pour se justifier, s'appuyait sur ce qu'il n'avait pas cru qu'il fût convenable de révéler au premier consul le secret d'un complot dans lequel il avait refusé d'entrer, on ne pouvait s'empêcher de demander pourquoi Moreau agissait, cette fois, d'une manière si différente de la première.
Le 6 juin, on publia les interrogatoires de tous les accusés. Il y en avait parmi eux qui déclaraient positivement qu'en Angleterre les Princes ne doutaient point qu'ils ne dussent compter sur Moreau. Ils disaient que c'était sur cette espérance que Pichegru avait passé en France, et que les deux généraux avaient eu ensemble, conjointement avec Georges, quelques entrevues. Ils allaient même jusqu'à affirmer qu'à la suite de ces entretiens Pichegru s'était montré fort mécontent, se plaignant que Moreau ne le secondait qu'à moitié, et qu'il semblait vouloir profiter pour son compte du coup qui frapperait Bonaparte. Un nommé Rolland alla même jusqu'à lui prêter ces paroles: «qu'il fallait, préalablement à tout, faire disparaître le premier consul».
Moreau, interrogé à son tour, répondit que Pichegru, lorsqu'il était en Angleterre, lui avait fait demander s'il le servirait dans le cas où il voudrait obtenir sa rentrée en France, et qu'il avait promis de l'aider au succès de ce projet. On pourrait bien s'étonner que Pichegru, dénoncé quelques années auparavant par Moreau lui-même, s'adressât à lui pour demander sa radiation. Pichegru, interrogé, nia ces démarches, mais, en même temps, il nia aussi qu'il eût vu Moreau, quoique Moreau en convînt, et il ne voulut jamais appuyer sa venue en France que sur l'aversion que lui inspiraient les pays étrangers, et sur le désir qu'il éprouvait de rentrer dans sa patrie. Peu de temps après, il fut trouvé étranglé dans sa prison, sans qu'on ait jamais pu avérer les circonstances qui causèrent sa mort, ni comprendre les motifs qui auraient pu la rendre nécessaire1. Moreau convint donc d'avoir reçu chez lui Pichegru qui, disait-il, était venu le surprendre; mais, en même temps, il déclara qu'il avait positivement refusé d'entrer dans un projet qui remettrait la Maison de Bourbon sur le trône, puisque son retour devait compromettre la propriété des biens nationaux; et il ajouta que, pour ce qui le regardait personnellement, il avait répondu que ces prétentions seraient insensées, car il faudrait, pour qu'elles réussissent, qu'on eût fait disparaître le premier consul, les deux autres consuls, le gouverneur de Paris, et la garde. Il déclara n'avoir vu Pichegru qu'une fois, quoique d'autres accusés assurassent qu'il y avait eu plusieurs entrevues, et il demeura toujours sur ce système de défense, ne pouvant nier cependant qu'il avait découvert assez tard que Fresnières, son secrétaire intime, eût beaucoup de relations avec les conjurés. Ce secrétaire, dès le commencement de l'affaire, avait pris la fuite.
Note 1: (retour) Il semble que l'auteur, ici comme dans un chapitre précédent, ne soit pas assez précis sur la cause de la mort du général Pichegru. C'était une opinion, fort répandue alors, de douter de son suicide, et l'empereur expiait la mort du duc d'Enghien. Depuis ce crime, on était prompt à lui en prêter d'autres qu'auparavant ses plus grands ennemis n'auraient osé lui imputer. Il est pourtant certain qu'on n'a jamais établi l'intérêt qu'aurait eu Napoléon à ce que l'accusé ne parût point devant ses juges. M. Thiers a très fortement démontré que sa présence aux débats était nécessaire. Toutes les dépositions des accusés de tous les partis l'accablaient également, son crime légal était certain, et il ne pouvait manquer d'être condamné, et de paraître mériter sa condamnation. L'homme à redouter, c'était Moreau. On a dit, il est vrai, qu'un rapport de gens de l'art existe à la faculté de médecine, établissant l'impossibilité du suicide dans les conditions où l'on disait qu'il s'était passé, avec une cravate de soie dont il avait fait une corde et une cheville de bois dont il avait fait un levier. Mais la médecine légale, il y a plus de soixante-dix ans, était une science bien conjecturale, et des travaux récents ont démontré combien le suicide par strangulation est facile et demande peu d'efforts et de temps. (P. R.)Georges Cadoudal répondit que son projet était d'attaquer de vive force le premier consul; qu'il n'avait pas douté que, dans Paris même, il ne se présentât des ennemis du régime actuel qui l'aideraient dans son entreprise; qu'il eût tenté de tout son pouvoir de remettre Louis XVIII sur son trône. Mais il nia qu'il connût ni Pichegru, ni Moreau; il termina ses réponses par ces paroles: «Vous avez assez de victimes; je n'en veux pas augmenter le nombre.»
Bonaparte parut frappé de la fermeté de ce caractère, et nous dit à cette occasion: «S'il était possible que je pusse sauver quelques-uns de ces assassins, ce serait à Georges que je ferais grâce.»
M. de Polignac, l'aîné, répondit qu'il n'était venu secrètement en France que pour s'assurer positivement de l'opinion publique et des chances qu'elle pouvait offrir, que lorsqu'il s'était aperçu qu'il était question d'un assassinat, il avait pensé à se retirer, et qu'il serait sorti de France, s'il n'eût pas été arrêté.
M. de Rivière répondit de la même manière; et Jules de Polignac prouva qu'il avait seulement suivi son frère.
Enfin, le 10 juin, vingt des accusés furent déclarés convaincus, et condamnés à la peine de mort. À leur tête était Georges Cadoudal, et parmi eux, le marquis de Rivière et le duc de Polignac.
Le jugement portait que Jules de Polignac Louis Léridan, Moreau et Rolland, étaient coupables d'avoir pris part à la conspiration, mais qu'il résultait de l'instruction et des débats des circonstances qui les rendaient excusables, et que la cour réduisait la peine encourue par les susnommés à une punition correctionnelle.
J'étais à Saint-Cloud, quand cette nouvelle y arriva. Tout le monde en fut atterré. Le grand juge s'était témérairement engagé vis-à-vis du premier consul à la condamnation à mort de Moreau, et Bonaparte éprouva un tel mécontentement, qu'il ne fut pas maître d'en dissimuler les effets. On a su avec quelle véhémente fureur, à sa première audience publique du dimanche, il accueillit le juge Lecourbe, frère du général, qui avait parlé au tribunal avec beaucoup de force pour l'innocence de Moreau. Il le chassa de sa présence en l'appelant juge prévaricateur, sans qu'on pût deviner quelle signification, dans sa colère, il donnait à cette expression, et, peu après, il le destitua.
Je revins à Paris, fort abattue des impressions que je rapportais de Saint-Cloud, et je trouvai dans la ville, chez un certain parti, une joie insultante pour l'empereur du dénouement de cet événement. Mais la noblesse était affligée de la condamnation de M. le duc de Polignac.
J'étais avec ma mère et mon mari, déplorant les tristes effets de ces procédures et les nombreuses exécutions qui allaient suivre, quand on m'annonça tout à coup madame de Polignac, femme du duc, et sa tante madame Dandlau, fille d'Helvétius, que j'avais souvent rencontrée dans le monde. Toutes deux étaient en larmes. La première, grosse de quelques mois, m'attendrit vivement. Elle venait me demander de l'aider à parvenir jusqu'aux pieds de l'empereur; elle voulait obtenir la grâce de son époux; elle n'avait aucun moyen d'arriver dans l'intérieur de Saint-Cloud, et se flattait que je lui en procurerais. M. de Rémusat, ma mère et moi, nous sentîmes tous trois les difficultés de l'entreprise; mais, tous trois, nous pensâmes, en même temps, qu'elles ne devaient point m'arrêter; et, comme nous avions quelques jours, à cause de l'appel que les condamnés avaient fait de leur jugement, j'engageai ces deux dames à se rendre le lendemain matin à Saint-Cloud; je promis de les précéder de quelques heures, et de décider madame Bonaparte à les recevoir.
En effet, je retournai à Saint-Cloud le lendemain, et il ne me fut pas difficile d'obtenir de mon excellente impératrice d'accueillir une si malheureuse personne. Mais elle me montra un peu d'effroi d'aborder l'empereur dans un moment où il était si mécontent.
«Si Moreau, me dit-elle, eût été condamné, je serais plus sûre de notre succès; mais il est dans une si grande colère, que je crains qu'il ne nous repousse, et qu'il ne vous sache mauvais gré de la démarche que vous allez me faire faire.» J'étais trop émue de l'état et des larmes de madame de Polignac pour qu'une pareille considération m'arrêtât, et je fis de mon mieux à l'impératrice la peinture de l'impression que ces jugements avaient produite à Paris. Je lui rappelai la mort du duc d'Enghien; je lui représentai son élévation au trône impérial tout environnée d'exécutions sanglantes, et l'effroi général qui serait apaisé par un acte de clémence que, du moins, on pourrait citer à côté de tant de sévérités.
Tandis que je lui parlais ainsi avec toute la chaleur dont j'étais capable, et sans pouvoir retenir mes larmes, l'empereur entra tout à coup dans la chambre, arrivant, selon sa coutume, par une terrasse extérieure, qui lui servait souvent le matin à venir ainsi se reposer près de sa femme. Il nous trouva toutes deux fort émues. Dans un autre moment, sa présence m'eût rendue interdite; mais, le profond attendrissement que j'éprouvais l'emportant sur toutes considérations, je répondis à ses questions par l'aveu de ce que j'avais osé faire, et, comme l'impératrice vit son visage devenir fort sévère, elle n'hésita point à me soutenir, en lui déclarant qu'elle avait consenti à recevoir madame de Polignac.
L'empereur commença par nous refuser de l'entendre, et par se plaindre que nous allions le mettre dans l'embarras d'une position qui lui donnait l'attitude de la cruauté. «Je ne verrai point cette femme, me dit-il, je ne puis faire grâce; vous ne voyez pas que ce parti royaliste est plein de jeunes imprudents qui recommenceront sans cesse, si on ne les contient par une forte leçon. Les Bourbons sont crédules, ils croient aux assurances que leur donnent certains intrigants qui les trompent sur le véritable esprit public de la France, et ils m'enverront ici une foule de victimes.»
Cette réponse ne m'arrêta point; j'étais exaltée à l'excès, et par l'événement même, et peut-être aussi par le petit danger que je courais d'avoir déplu à ce maître redoutable. Je ne voulais pas avoir à mes propres yeux le tort de reculer par considération personnelle, et ce sentiment me rendit courageuse et tenace. Je m'échauffai beaucoup, au point que l'empereur, qui m'écoutait en se promenant à pas précipités dans la chambre, s'arrêta tout à coup devant moi, et, me regardant fixement: «Quel intérêt prenez-vous donc à ces gens-là? me dit-il. Vous n'êtes excusable que s'ils sont vos parents.»
«Sire, repris-je avec le plus de fermeté que je pus trouver au dedans de moi, je ne les connais point, et, jusqu'à hier matin, je n'avais jamais vu madame de Polignac.--Eh bien, vous plaidez ainsi la cause des gens qui venaient pour m'assassiner!--Non, sire, mais je plaide celle d'une malheureuse femme au désespoir, et, je dirai plus, la vôtre même.» Et, en même temps, emportée par mon émotion, je lui répétai tout ce que j'avais dit à l'impératrice. Celle-ci, attendrie comme moi, me seconda beaucoup; mais nous ne pûmes rien obtenir dans ce moment, et l'empereur nous quitta de mauvaise humeur, en nous défendant de l'étourdir davantage.
Ce fut peu d'instants après qu'on vint me prévenir que madame de Polignac arrivait. L'impératrice alla la recevoir dans une pièce écartée de son appartement; elle lui cacha le premier refus que nous avions éprouvé, et lui promit de ne rien épargner pour obtenir la grâce de son époux.
Dans le cours de cette matinée qui fut certainement une des plus agitées de ma vie, deux fois l'impératrice pénétra jusque dans le cabinet de son mari, et elle fut obligée d'en sortir deux fois, toujours repoussée. Elle me revenait découragée, et moi-même je commençais à l'être et à frémir de la dernière réponse qu'il faudrait donner à madame de Polignac. Enfin, nous apprîmes que l'empereur travaillait seul avec M. de Talleyrand. Je l'engageai à une dernière démarche, pendant que M. de Talleyrand, s'il en était témoin, pourrait bien contribuer à déterminer l'empereur. En effet, il la seconda sur-le-champ, et enfin Bonaparte, vaincu par des sollicitations si redoublées, consentit à ce que madame de Polignac fût introduite chez lui. C'était tout promettre; car il n'était pas possible de prononcer un non cruel devant une telle présence. Madame de Polignac, introduite dans le cabinet, s'évanouit en tombant aux pieds de l'empereur. L'impératrice était en larmes; un petit article rédigé par M. de Talleyrand, qui parut le lendemain dans ce qu'on appelait alors le Journal de l'Empire, a rendu fort bien compte de cette scène, et la grâce du duc de Polignac fut obtenue.
Quand M. de Talleyrand sortit du cabinet de l'empereur, il me trouva dans le salon de l'impératrice, et il me conta tout ce qui venait de se passer; et, au travers des larmes qu'il me faisait répandre et de l'émotion que lui-même avait éprouvée, il me fit sourire par le récit d'une petite circonstance ridicule que son esprit malin n'avait eu garde de laisser échapper. La pauvre madame Dandlau, qui accompagnait sa nièce, et qui voulait aussi produire son petit effet, tout en relevant et soignant madame de Polignac, qui avait peine à reprendre ses sens, ne cessait de s'écrier: «Sire, je suis la fille d'Helvétius!»--« Et, avec ces paroles vaniteuses, disait M. de Talleyrand, elle a pensé nous refroidir tous.»
La peine du duc de Polignac fut commuée en quatre années de prison qui devaient être suivies de la déportation. On le réunit à son frère. Ils ont tous deux été gardés depuis, et, après les avoir renfermés dans une forteresse, on les retint dans une maison de santé, d'où ils s'échappèrent pendant la campagne de 1814. À cette époque, on a soupçonné le duc de Rovigo, alors ministre de la police, d'avoir favorisé leur évasion, pour s'ouvrir la faveur d'un parti qu'il voyait près de triompher.
Sans chercher à me faire valoir dans cette occasion plus que je ne le mérite, je puis cependant convenir que les circonstances s'arrangèrent alors de manière à permettre que je rendisse à la famille Polignac un service très réel, et il paraîtrait assez naturel qu'elle en eût conservé quelque souvenir. Cependant, depuis le retour du roi en France, j'ai été à portée de comprendre à quel point l'esprit de parti, et surtout dans les gens de cour, efface les sentiments qu'il réprouve, quelque justes qu'ils soient.
Après cet événement, madame de Polignac se crut obligée de me faire quelques visites; mais peu à peu, nos relations étant assez différentes, nous nous perdîmes de vue pendant les années qui s'écoulèrent, jusqu'à l'instant de la Restauration. À cette époque, le roi envoya le duc de Polignac à la Malmaison pour y remercier l'impératrice Joséphine, en son nom, du zèle qu'elle avait montré pour sauver les jours de M. le duc d'Enghien. M. de Polignac profita de cette occasion pour lui offrir en même temps l'expression de sa propre reconnaissance. L'impératrice, qui me conta cette visite, me dit que, sans doute, le duc passerait aussi chez moi, et, je le confesse, je m'attendais à quelque marque de son attention. Mais je n'en reçus aucune, et, comme il n'était pas dans mon caractère d'aller chercher à échauffer par des paroles une reconnaissance à laquelle je n'eusse attaché quelque prix que si elle eût été volontaire, je me tins paisible chez moi, sans essayer de rappeler un événement qu'on paraissait vouloir oublier. Un soir, le hasard me fit rencontrer madame de Polignac chez M. le duc d'Orléans. Ce prince recevait ce jour-là, chacun s'y faisait présenter, il y avait un monde énorme. Le Palais-Royal était décoré avec le plus grand luxe; toute la noblesse française s'y trouvait réunie, et les grands seigneurs et les gentilshommes à qui la Restauration semblait, au premier moment, rendre leurs droits, s'abordaient avec cette assurance et ces manières satisfaites et aisées que l'on reprend toujours avec le succès.
Au milieu de cette foule brillante, j'aperçus la duchesse de Polignac. Après une longue suite d'années, je la retrouvais remise à son rang, recevant toutes les félicitations qui lui étaient dues, environnée d'un monde qui se pressait autour d'elle; je me rappelais l'état où elle m'était apparue pour la première fois, ses larmes, son effroi, l'air dont elle m'avait abordé quand je la vis entrer dans ma chambre et tomber presque à mes genoux. Je me sentais émue de cette comparaison. Étant seulement à quelques pas d'elle, entraînée par un mouvement assez vif, qui tenait à l'intérêt qu'elle m'avait inspiré, je m'approchai d'elle et je lui adressai, d'un ton de voix réellement attendri, une sorte de compliment sur cette situation si différente où je la voyais dans cet instant. Je ne lui aurais demandé qu'un mot de souvenir qui eût répondu à l'émotion qu'elle me faisait éprouver. Cette émotion fut promptement glacée par l'air indifférent et gêné avec lequel elle reçut mes paroles. Elle ne me reconnut point, ou parut ne point me reconnaître; je dus me nommer; son embarras s'accrut. Dès que je m'en aperçus, je m'éloignai d'elle promptement, emportant une impression pénible, parce qu'elle refoulait vivement les réflexions que sa présence m'avait inspirées, et que j'avais cru d'abord qu'elle aurait faites avec le même attendrissement que moi.
La manière dont l'impératrice avait obtenu la grâce de M. de Polignac fit beaucoup de bruit à Paris, et devint une nouvelle occasion de célébrer sa bonté, à laquelle on rendait justice très généralement. Aussitôt, les femmes, les mères ou les soeurs des autres condamnés assiégèrent le palais de Saint-Cloud, et tâchèrent d'être admises en sa présence, pour parvenir aussi à l'attendrir. On s'adressa en même temps à sa fille, et l'une et l'autre obtinrent de l'empereur d'autres commutations de peine. Il s'apercevait des sombres couleurs que tant d'exécutions multipliées allaient jeter sur son avènement au trône, et se montrait accessible aux demandes qui lui étaient adressées. Ses soeurs, qui ne partageaient nullement la bienveillance publique qu'inspirait l'impératrice, jalouses d'en obtenir, s'il était possible, quelques marques pour elles-mêmes, firent avertir les femmes des condamnés qu'elles pouvaient aussi s'adresser à elles. Elles les conduisirent à Saint-Cloud dans leur voiture, avec une sorte d'apparat, pour solliciter la grâce de leurs époux. Ces démarches sur lesquelles l'empereur, je crois, avait été consulté d'avance, eurent quelque chose de moins naturel que celles de l'impératrice, parce qu'elles parurent trop bien concertées. Mais, enfin, elles servirent à conserver la vie à un certain nombre d'individus. Murat, qui, par sa conduite violente et son animadversion contre Moreau, avait excité une indignation universelle, voulut aussi se réhabiliter par une démarche de ce genre, et obtint la grâce du marquis de Rivière. Il apporta, en même temps, une lettre de Georges Cadoudal adressée à Bonaparte dont j'entendis la lecture. Cette lettre était ferme et belle, telle qu'un homme résigné à son sort peut l'écrire, quand il est animé par l'opinion, que les démarches qu'il a faites, et qui l'ont perdu, ont été dictées par des devoirs généreux et des résolutions invariablement prises. Bonaparte fut assez frappé de cette lettre, et montra encore du regret de ne pouvoir comprendre Georges dans ses actes de clémence.
Ce véritable chef de la conspiration mourut avec un froid courage. Sur les vingt condamnés, sept virent leur arrêt de mort changé en une détention plus ou moins prolongée. Voici leurs noms:
Le duc de Polignac.--Le marquis de Rivière.--Russillon.--Rochelle.--D'Hozier.--Lajollais.--Gaillard.
Les autres furent exécutés, et le général Moreau fut conduit à Bordeaux, pour être embarqué sur un vaisseau qui devait le mener aux États-Unis. Sa famille vendit ses biens par ordre; l'empereur en acheta une partie, et donna la terre de Gros-bois au maréchal Berthier.
Quelques jours après, on mit dans le Moniteur une protestation de Louis XVIII contre l'avènement de Napoléon. Cette protestation fut publiée le 1er juillet 1804, et produisit peu d'effet. La conspiration de Georges avait peut-être encore refroidi les sentiments, déjà si faibles, que l'on conservait à peine pour l'ancienne dynastie. Elle avait été, au fait, si mal ourdie, elle paraissait appuyée sur une telle ignorance de l'état intérieur de la France et des opinions qui la partageaient, les noms ou les caractères des conspirateurs excitaient si peu de confiance, et surtout on craignait si généralement les nouveaux troubles que de grands changements eussent entraînés, qu'en exceptant un certain nombre de gentilshommes, intéressés au retour d'un ordre de choses détruit, il n'y eut point en France de regrets de ce dénouement qui affermissait le système qu'on voyait s'établir. Soit par conviction, ou besoin de repos, ou soumission à la fortune imposante du nouveau chef de l'État, les adhésions à son élévation furent nombreuses, et la France prit, dès cette époque, une assiette paisible et ordonnée. Le découragement se mit dans les partis opposés, et, comme cela arrive communément, ce découragement fut suivi de tentatives secrètes que chacun des individus qui les composaient fit pour rattacher son existence aux chances qui s'ouvraient avec tant d'innovations. Gentilshommes et plébéiens, royalistes et libéraux, tous commencèrent leurs démarches pour être employés; les ambitions et les vanités éveillées sollicitèrent de tous côtés, et Bonaparte vit briguer l'honneur de le servir par ceux sur lesquels il aurait dû le moins compter.
Cependant, il ne se pressa pas dans son choix, et il attendit longtemps, afin d'entretenir les espérances et d'augmenter le nombre des aspirants. Pendant ce répit, je quittai la cour pour aller respirer à la campagne; je demeurai un mois dans la vallée de Montmorency chez madame d'Houdetot, dont j'ai déjà parlé; la vie douce que j'y menai me reposa des émotions pénibles que je venais d'éprouver presque sans interruption. J'avais besoin de cette retraite; ma santé qui, depuis, a toujours été plus ou moins faible, commençait à s'altérer; elle me donnait quelque tristesse qui s'augmentait encore des impressions nouvelles que je recevais, par les découvertes que je faisais peu à peu et sur les choses en général, et sur quelques personnages en particulier. Le voile doré dont Bonaparte disait que les yeux sont couverts dans la jeunesse commençait pour moi à perdre de son éclat, et je m'en apercevais avec une surprise qui fait toujours plus ou moins souffrir, jusqu'à ce que l'expérience en ait amorti les premiers effets.
CHAPITRE IX.
(1804.)
Organisation de la flotte de Boulogne.--Article du Moniteur.--Les grands officiers de la Couronne.--Les dames du palais.--L'anniversaire du 14 juillet.--Beauté de l'impératrice.--Projets de divorce.--Préparatifs du couronnement.
Peu à peu les différentes flottilles construites dans nos ports venaient toutes se réunir à celle de Boulogne. Quelquefois, dans le trajet, elles essuyaient des échecs, car les vaisseaux anglais croisaient incessamment sur les côtes pour s'opposer à ces jonctions. Les camps de Boulogne, de Montreuil et de Compiègne offraient le coup d'oeil le plus imposant, et l'armée devenait de jour en jour plus nombreuse et plus redoutable.
Sans doute ces préparatifs excitèrent de l'inquiétude en Europe, de même que les discours qu'ils faisaient tenir à Paris, car on inséra dans les journaux un article qui ne produisit pas alors un grand effet, mais qu'il m'a paru assez important de conserver, parce qu'il est un récit exact de tout ce qui a été fait depuis.
Cet article parut dans le Moniteur, le 10 juillet 1804, le même jour que l'on y rendit compte de l'audience que l'empereur donna à tous les ambassadeurs, qui venaient de recevoir de nouvelles lettres de créance auprès de lui; quelques-unes étaient accompagnées de paroles flatteuses des souverains étrangers sur son avènement au trône. Voici l'article:
«De tout temps, la capitale a été le pays des on dit. Chaque jour fait naître une nouvelle que le lendemain voit démentir. Quoiqu'on ait remarqué récemment plus d'activité et une certaine direction dans les on dit dont s'amuse la crédulité des oisifs, on serait disposé à penser qu'il faut s'en remettre au temps à cet égard, et que le silence est, de toutes les réponses qu'on peut faire, la meilleure et la plus sensée. Quel est, d'ailleurs, le Français, homme de sens, qui, mettant quelque intérêt à découvrir la vérité, ne parvienne bientôt à reconnaître, dans les bruits qui se répandent, le résultat d'une malignité plus ou moins intéressée à les propager? Dans un pays où tant d'hommes savent ce qui est, et peuvent juger ce qui n'est pas, si quelqu'un croit trouver dans les on dit des sujets d'inquiétudes réelles, si la crédule confiance trompe les spéculations de son commerce ou ses intérêts intérieurs, son erreur n'est pas durable, ou bien il doit s'en prendre à son défaut de réflexion.
«Mais les étrangers, les personnes attachées aux missions diplomatiques, n'ayant ni les mêmes moyens d'arrêter leurs jugements, ni la même connaissance du pays, sont souvent abusés. Quoiqu'ils aient eu lieu d'observer, depuis longtemps, avec quelle constance les événements se jouent des bruits qui circulent, ils ne les propagent pas moins dans les pays étrangers, et leurs récits font naître sur la France les idées les plus fausses. Nous croyons, en conséquence, qu'il n'est pas hors de propos de dire dans ce journal quelques mots sur les on dit.
«On dit que l'empereur va réunir sous son gouvernement, la république italienne, la république ligurienne, la république de Lucques, le royaume d'Étrurie, les états du saint-père, et, par une suite nécessaire, Naples et la Sicile. On dit que la Suisse et la Hollande auront le même sort; on dit que le pays de Hanovre offrira à l'empereur, par sa réunion, le moyen de devenir membre du Corps germanique.
«On tire plusieurs conséquences de ces suppositions, et la première qui se présente, c'est que le pape abdiquera, et que le cardinal Fesch ou le cardinal Ruffo occupera le trône pontifical.
«Nous avons déjà dit, et nous répétons, que, si la France devait influer sur des changements relatifs au souverain pontife, ce serait plutôt pour influer d'autant sur le bonheur du saint-père, et pour accroître la considération du saint-siège et ses domaines, au lieu de les diminuer.
«Quant au royaume de Naples, les agressions de M. Acton, et son système constamment hostile, auraient autrefois donné à la France assez de motifs légitimes pour faire la guerre, qu'elle n'eût jamais entreprise avec le projet de réunir les deux Siciles à l'Empire français.
«Les républiques italienne et ligurienne, et le royaume d'Étrurie ne cesseront pas d'exister comme États indépendants, et il est assurément peu vraisemblable que l'empereur méconnaisse en même temps les devoirs attachés au pouvoir qu'il tient des comices, et la gloire personnelle qu'il a acquise en rendant deux fois à l'indépendance des États qu'il avait deux fois conquis.
«On peut se demander, à l'égard de la Suisse, qui a empêché sa réunion à la France avant l'acte de médiation? Cet acte, résultat immédiat des soins et des pensées de l'empereur, a rendu la tranquillité à ces peuples, est la garantie de leur indépendance et de leur sûreté, tant qu'eux-mêmes ne briseront point cette égide, en substituant aux éléments dont elle est formée les volontés d'un des corps constitués ou d'un des partis.
«Si la France eût voulu réunir la Hollande, la Hollande serait française comme la Belgique. Si elle est puissance indépendante, c'est que la France a senti à l'égard de ce pays, ainsi que pour la Suisse, que ces localités exigeaient une existence individuelle et une organisation particulière.
«Le Hanovre est l'objet d'une supposition qui a quelque chose de plus ridicule. La réunion de cette province serait le présent le plus funeste qu'on pût faire à la France, et il ne fallait pas de longues méditations pour s'en apercevoir. Le Hanovre deviendrait un sujet de rivalité entre le peuple français et le prince qui s'est montré l'allié et l'ami de la France dans un temps où l'Europe était conjurée contre elle.
»Le Hanovre, pour être conservé, exigerait un état militaire dont les dépenses seraient hors de toute proportion avec quelques millions qui constituent tous les revenus de ce pays. Le gouvernement, qui a sacrifié aux principes de la nécessité d'une ligne de frontières simple et continue jusqu'aux fortifications mêmes de Strasbourg et de Mayence, sur la rive droite, serait-il assez peu éclairé pour vouloir l'incorporation du Hanovre? Mais on dit qu'à cette possession est attaché l'avantage d'être membre du Corps germanique. Le titre seul d'empereur des Français répond à cette singulière idée. Le Corps germanique se compose de rois, d'électeurs, de princes, et n'admet, relativement à lui, qu'une seule dignité impériale. Ce serait, d'ailleurs, mal connaître la noble vanité de notre pays que de croire possible qu'il consentît à entrer comme élément dans un corps particulier. Si telle chose eut été compatible avec la dignité nationale, qui eût empêché la France de conserver ses droits au cercle de Bourgogne et ceux que lui donnait la possession du Palatinat? Nous le disons même, avec le sentiment d'un juste orgueil que personne ne pourra blâmer, qui a empêché la France de garder une partie des États de Bade et du territoire de la Souabe?
»Non, la France ne passera jamais le Rhin, et ses armées ne le franchiront plus, à moins qu'il ne faille garantir l'empire germanique et ses princes, qui lui inspirent tant d'intérêt par leur affection pour elle, et par leur utilité pour l'équilibre de l'Europe.
»Si ces on dit sont nés de l'oisiveté, nous y avons assez répondu.
»S'ils doivent leur origine à l'inquiète jalousie de quelques puissances habituées à crier sans cesse que la France est ambitieuse, pour masquer leur propre ambition, il est une autre réponse: Grâce aux deux coalitions successivement formées contre nous, et aux traités de Campo-Formio et de Lunéville, la France n'a, à la proximité de son territoire, aucune province qu'elle doive désirer de garder, et, si, dans les événements passés, elle a fait preuve d'une modération sans exemple dans l'histoire moderne, il en résulte pour elle cet avantage qu'elle n'aura plus désormais besoin de prendre les armes.
»Sa capitale est située au centre de son empire; ses frontières sont environnées de petits États qui complètent son système politique; elle n'a géographiquement rien à désirer de ce qui appartient à ses voisins, elle n'est donc en inimitié naturelle avec personne, et, comme il n'existe pour elle ni une autre Finlande, ni d'autres lignes de l'Inn, elle se trouve dans une situation qui n'est celle d'aucune autre puissance.
«Parallèlement à ces on dit ayant pour but de faire croire que la France a une ambition démesurée, on en fait circuler d'une autre espèce.
«Tantôt la révolte est dans nos camps; avant-hier, trente mille Français ont refusé de s'embarquer à Boulogne; hier, nos légions se battaient dix contre dix, trente contre trente, drapeaux contre drapeaux. On disait aux quatre départements du Rhin que nous allions les rendre à leur ancienne domination.
«Aujourd'hui, on dit peut-être que le Trésor public est sans argent, que les travaux ont cessé, que la discorde est partout, et que les contributions ne se payent nulle part. Si l'empereur part pour les camps, on dira peut-être qu'il court y apaiser des troubles.
«Enfin qu'il reste à Saint-Cloud, qu'il aille aux Tuileries, qu'il demeure à la Malmaison, ce sera autant de sujets de propos tous plus ridicules les uns que les autres.
»Et si ces bruits, simultanément colportés dans les pays étrangers, avaient à la fois pour but d'alarmer sur l'ambition de l'empereur et de s'enhardir, en donnant quelque espoir sur la faiblesse de son administration, à des démarches inconvenantes et erronées, nous ne pourrions que répéter ce qu'un ministre a été chargé de dire en quittant la cour: «L'empereur des Français ne veut la guerre avec qui ce soit, il ne la redoute avec personne. Il ne se mêle pas des affaires de ses voisins, et il a droit à une conduite réciproque. Une longue paix est le désir qu'il a constamment manifesté; mais l'histoire de sa vie n'autorise pas à penser qu'il soit disposé à se laisser outrager ou mépriser.»
Cependant, après m'être reposée quelque temps à la campagne, je revins, et je rentrai dans le tourbillon de notre cour, où le mal de la vanité semblait de jour en jour s'emparer davantage de nous. L'empereur nomma alors les grands officiers de la maison. Le général Duroc fut grand maréchal du palais; Berthier, grand veneur; M. de Talleyrand, grand chambellan; le cardinal Fesch, grand aumônier; M. de Caulaincourt, grand écuyer; et M. de Ségur, grand maître des cérémonies. M. de Rémusat reçut le titre de premier chambellan. Il marchait immédiatement après M. de Talleyrand, qui, paraissant devoir être occupé par les affaires étrangères, abandonnerait à mon mari la plus grande partie des attributions de sa place. Cela fut en effet réglé ainsi d'abord; mais, peu après, l'empereur fit des chambellans ordinaires; parmi eux étaient le baron de Talleyrand, neveu du grand chambellan, des sénateurs, des Belges distingués par leur naissance, un peu plus tard aussi des gentilshommes français. Avec eux commencèrent les petites prétentions de préséance, les mécontentements des distinctions qui n'étaient pas pour eux. M. de Rémusat se trouva en butte à leur jalousie perpétuelle, et dans un certain état de guerre qui me causa des chagrins dont je rougis aujourd'hui, quand je me les rappelle. Mais, quelle que soit la cour qu'on fréquente, et celle-là en était devenue une bien véritable, il est impossible de n'y pas donner de l'importance à tous ces riens qui en composent les éléments. Un honnête homme, un homme raisonnable a souvent honte, vis-à-vis de lui-même, des joies ou des peines que lui fait éprouver le métier de courtisan, et cependant il ne peut guère échapper aux unes et aux autres. Un cordon, une légère différence dans un costume, le passage d'une porte, l'entrée de tel ou tel salon; voilà des occasions, chétives en apparence, d'une foule d'émotions toujours renaissantes. En vain on voudrait pourtant s'endurcir contre elles. L'importance qu'un grand nombre de gens y attachent vous force, malgré vous, de les apprécier. En vain l'esprit, la raison se dressent contre un tel emploi des facultés humaines; tout mécontent de soi qu'on est, il faut s'apetisser avec tout le monde, et fuir la cour tout à fait, ou consentir à prendre sérieusement toutes les niaiseries dont est composé l'air qu'on y respire.
L'empereur ajouta encore aux inconvénients attachés aux usages des palais ceux de son caractère. Il ordonna l'étiquette avec la sévérité de la discipline militaire. Le cérémonial s'exécutait comme s'il était dirigé par un roulement de tambour; tout se faisait, en quelque sorte, au pas de charge; et cette espèce de précipitation, cette crainte continuelle qu'il inspirait, jointes au peu d'habitude des formes d'une bonne moitié de ses courtisans donna à sa cour un aspect plutôt triste que digne, et marqua sur tous les visages une impression d'inquiétude qui se retrouvait au milieu des plaisirs et des magnificences dont, par ostentation, il voulut sans cesse être entouré.
La nouvelle impératrice eut pour dame d'honneur sa cousine, madame de la Rochefoucauld, et pour dame d'atours madame de la Valette. On leur nomma douze dames du palais. Peu à peu leur nombre fut augmenté, et nous y vîmes appeler des grandes dames de tous les pays, des personnes fort étonnées de se trouver ainsi rapprochées. Mais, sans entrer ici dans aucun détail, aujourd'hui fort inutile, combien ne vis-je pas à cette époque de demandes faites par des personnes qui, maintenant, affectent une sévérité de royalisme peu compatible avec les tentatives qu'elles essayèrent alors! Disons-le franchement: toutes les classes voulurent dans ce moment prendre leur part de ces nouvelles créations, et je pus remarquer, à part moi, nombre de gens qui, après m'avoir blâmée d'être arrivée à cette cour par suite d'une ancienne amitié, n'épargnèrent rien pour s'y placer par ambition. Quant à l'impératrice, elle était enchantée de se voir environnée d'une suite nombreuse et qui plaisait à sa vanité. La victoire qu'elle avait remportée sur madame de la Rochefoucauld en l'attachant à sa personne, le plaisir de compter M. d'Aubusson de la Feuillade parmi ses chambellans, mesdames d'Arberg, de Ségur, et des maréchales parmi les dames du palais, l'enivrait un peu; mais il faut convenir que sa joie toute féminine n'ôtait rien à sa bonne grâce accoutumée; elle eut toujours une adresse infinie pour conserver la supériorité de son rang, tout en montrant une sorte de déférence polie envers ceux ou celles qui, par l'éclat de leurs noms, y ajoutaient un lustre nouveau.
Dans le même temps, le ministère de la police générale fut recréé, et Fouché y fut, de nouveau, nommé. L'époque du couronnement fut fixée d'abord au 18 brumaire, et, en attendant, pour montrer qu'on ne perdait pas de vue les époques révolutionnaires, le 14 juillet de cette année, l'empereur se rendit en grande pompe aux Invalides, et, après avoir entendu la messe, il y distribua les croix de la Légion d'honneur à une foule considérable composée de toutes les classes qui formaient le gouvernement, l'armée et la cour. Comme on doit s'attendre à retrouver dans ces souvenirs, de temps en temps, des particularités qui rappellent qu'ils sont dictés par une mémoire féminine, je ne négligerai pas, à cette occasion, de dire à quel point l'impératrice sut, par le goût de sa parure et l'habileté de sa recherche, paraître jeune et agréable en tête d'un nombre considérable de jeunes et jolies femmes dont, pour la première fois, elle se montrait entourée. Cette cérémonie se fit à l'éclat d'un soleil brillant. On la vit, au grand jour, vêtue d'une robe de tulle rose, semée d'étoiles d'argent, fort découverte selon la mode du moment; couronnée d'un nombre infini d'épis de diamants, et cette toilette fraîche et resplendissante, l'élégance de sa démarche, le charme de son sourire, la douceur de ses regards produisirent un tel effet, que j'ai ouï dire à nombre de personnes qui assistèrent à la cérémonie qu'elle effaçait tout le cortège qui l'environnait.
Peu de jours après, l'empereur partit pour le camp de Boulogne, et, si l'on en croit les bruits publics qui se répandirent, les Anglais commencèrent à redouter réellement la tentative de la descente. Pendant plus d'un mois, il parcourut les côtes, passa en revue les différents corps de son armée, alors si nombreuse, si florissante et si animée. Il assista à plusieurs engagements qui eurent lieu entre les vaisseaux qui nous bloquaient et nos flottilles, qui prenaient un aspect redoutable. Tout en se livrant à ces occupations militaires, il rendit plusieurs décrets qui tendaient à fixer les préséances, et le rang des diverses autorités qu'il venait de créer. Sa préoccupation atteignait tout à la fois. Il avait déjà conçu le projet secret d'appeler le pape à son couronnement, et, pour y parvenir, il ne négligeait ni la puissance de sa volonté, qu'il lui manifestait de manière à ne point éprouver de refus, ni l'adresse avec laquelle il pouvait espérer de le gagner. Il envoya la croix de la Légion d'honneur au cardinal Caprara, légat du pape. Cette distinction fut accompagnée de paroles flatteuses pour le souverain pontife, et consolantes pour le rétablissement de la religion. On les publia dans le Moniteur.
Quand il communiqua cependant au conseil d'État son projet d'appuyer son élévation d'une telle pompe religieuse, il eut à soutenir la résistance d'une partie de ses conseillers d'État effarouchés de ce saint appareil. Treilhard, entre autres, s'y opposa fortement. L'empereur le laissa parler, et lui répondit ensuite: «Vous connaissez moins que moi le terrain sur lequel nous sommes; sachez que la religion a bien moins perdu de sa puissance que vous ne pensez. Vous ignorez tout ce que je viens à bout de faire par le moyen des prêtres que j'ai su gagner. Il y a en France trente départements assez religieux pour que je ne voulusse pas être obligé d'y lutter de pouvoir contre le pape. Ce n'est qu'en compromettant successivement toutes les autorités que j'assurerai la mienne, c'est-à-dire celle de la Révolution que nous voulons tous consolider.»
Tandis que l'empereur parcourait les ports, l'impératrice partit pour prendre les eaux d'Aix-la-Chapelle. Elle y fut accompagnée d'une partie de sa nouvelle maison. M. de Rémusat2 eut ordre de la suivre, pour attendre l'empereur qui devait la rejoindre dans cette ville. Je fus assez contente de ce nouveau répit; je ne pouvais pas trop me dissimuler que tant de nouveaux venus effaçaient un peu de la valeur que m'avait donnée pendant les premières années l'impossibilité des comparaisons, et, quoique jeune encore sur les expériences du monde, je compris qu'un peu d'absence me serait utile pour reprendre ensuite, non la première place, mais celle que je choisirais.
L'impératrice emmena donc madame de la Rochefoucauld3. C'était une femme d'environ trente-six à quarante ans, petite, bossue, d'une physionomie assez piquante, d'un esprit ordinaire, mais dont elle tirait bon parti, hardie comme les femmes mal faites qui ont eu quelques succès malgré leur difformité, gaie et nullement méchante. Elle affichait toutes les opinions de ce qu'on appelait les aristocrates pendant la Révolution; et, comme elle eût été embarrassée de les allier avec sa situation présente, elle prenait son parti d'en rire, et ses plaisanteries retombaient sur elle-même avec assez de bonne grâce. Elle plut à l'empereur, parce qu'elle était légère, sèche et incapable d'intrigue. Au reste, soit sagesse, heureux hasard, ou impossibilité, jamais cour aussi nombreuse par les femmes n'offrit moins de chances pour aucune espèce d'intrigue. Les affaires de l'État se concentraient dans le seul cabinet de l'empereur; on les ignorait, et on savait que personne n'eût pu s'en mêler; de faveur, personne, non plus, ne pouvait se flatter d'en avoir. Le petit nombre de ceux que l'empereur distinguait, habituellement suspendus à l'exécution de sa volonté, étaient inabordables sur tout. Duroc, Savary, Maret ne laissaient échapper aucune parole inutile, et s'appliquaient à nous communiquer immédiatement les ordres qu'ils recevaient. Nous ne leur apparaissions, et nous ne nous apparaissions nous-mêmes, en faisant uniquement la chose qui nous était ordonnée, que comme de vraies machines à peu près pareilles, ou peu s'en fallait, aux meubles élégants et dorés dont on venait d'orner les palais des Tuileries et de Saint-Cloud.
Note 3: (retour) «Une personne de haute naissance, a dit M. Thiers (tome V, livre XIX, p. 124), madame de la Rochefoucauld, privée de beauté mais non d'esprit, distinguée par son éducation et ses manières, autrefois fort royaliste, et riant maintenant avec assez de grâce de ses passions éteintes, fut destinée à être dame d'honneur de Joséphine.» (P. R.)Une remarque que je fis dans ce temps, et qui m'amusait assez, fut qu'à mesure que les grands seigneurs d'autrefois arrivèrent à cette cour, ils éprouvèrent tous, quelle que fût la différence de leurs caractères, un petit désappointement assez curieux à observer. Quand ils apparaissaient pour la première fois, en se retrouvant dans quelques-unes des habitudes de leur première jeunesse, en respirant de nouveau l'air des palais, en revoyant des distinctions, des cordons, des salles du trône, en reprenant les locutions ordinaires dans les demeures royales, ils cédaient assez vite à l'illusion et croyaient pouvoir apporter la manière d'être qui leur avait réussi dans ces mêmes palais, où le maître seul était changé. Mais, bientôt, une parole sévère, une volonté cassante et neuve, les avertissait tout à coup, et durement, que tout était renouvelé dans cette cour unique au monde. Alors il fallait voir comme, gênés et contraints sur toutes leurs futiles habitudes, et sentant le terrain se mouvoir sous leurs pas, ils perdaient tout aplomb, malgré leurs efforts. Déroutés de leurs usages, trop vains ou trop faibles pour les remplacer par une gravité étrangère aux moeurs qu'ils s'étaient faites dès longtemps, ils ne savaient quel langage tenir. Le métier de courtisan auprès de Bonaparte était nul. Comme il ne menait à rien, il n'avait aucune valeur; il y avait du risque à rester homme en sa présence, c'est-à-dire à conserver l'exercice de quelques-unes de ses facultés intellectuelles; il fut donc plus court et plus facile pour tout le monde, ou à peu près tout le monde, de se donner l'attitude de la servitude, et, si j'osais, je dirais bien à quelle espèce d'individus ce parti parut le moins coûter; mais, en m'étendant davantage sur ce sujet, je donnerais à ces mémoires la couleur d'une satire, et cela n'est pas dans mes goûts, ni dans mon esprit.
Pendant que l'empereur était à Boulogne, il envoya à Paris son frère Joseph, qui fut harangué, ainsi que sa femme, par tous les corps du gouvernement. Il faisait ainsi, peu à peu, la place de chacun, et dictait la suprématie des uns comme la servitude des autres. Vers le 3 septembre, il rejoignit sa femme à Aix-la-Chapelle; il y demeura quelques jours, y tenant une cour fort brillante et recevant les princes d'Allemagne, qui commençaient à venir remettre leurs intérêts dans ses mains. Pendant ce séjour, M. de Rémusat eut ordre de faire venir à Aix-la-Chapelle le second théâtre français de Paris, dirigé alors par Picard, et on donna, en présence des Électeurs, quelques fêtes assez belles, quoiqu'elles n'approchassent point encore de la magnificence de celles que nous avons vu donner plus tard. L'électeur archichancelier de l'empire germanique et l'électeur de Bade firent à nos souverains une cour assidue. L'empereur et l'impératrice visitèrent Cologne et remontèrent le Rhin jusqu'à Mayence, où ils trouvèrent encore une foule de princes et d'étrangers distingués qui les attendaient.
Ce voyage dura jusqu'au mois d'octobre. Le 11 de ce mois, madame Louis Bonaparte accoucha d'un second fils4; l'empereur arriva à Paris peu de jours après. Cet événement causait une grande joie à l'impératrice; elle en tirait des conséquences flatteuses pour la certitude de son avenir, et cependant, dans ce moment même, il se tramait contre elle un nouveau complot qu'elle ne parvint à déjouer qu'après beaucoup d'efforts et d'inquiétudes.
Depuis que l'on avait appris que le pape viendrait à Paris pour le couronnement, la famille de l'empereur était fort empressée à empêcher que madame Bonaparte n'eût sa part d'une si grande cérémonie. La jalousie de nos princesses s'était fort échauffée sur cet article. Il leur semblait qu'un pareil honneur mettrait trop de différence entre elles et leur belle-soeur, et, d'ailleurs, la haine n'a pas besoin d'un motif d'intérêt qui lui soit personnel pour être blessée de ce qui satisfait l'objet haï. L'impératrice désirait vivement son couronnement; il devait à ses yeux consolider son rang, et elle s'inquiétait du silence de son époux. Il paraissait hésiter sur ce point. Joseph Bonaparte n'épargnait rien pour l'engager à ne faire de sa femme qu'un témoin de la cérémonie du sacre. Il allait même jusqu'à renouveler la question du divorce; il conseillait de profiter de l'événement qu'on préparait pour s'y déterminer. Il démontrait l'avantage de s'allier à quelque princesse étrangère, ou, au moins, à quelque héritière d'un grand nom en France; il présentait habilement l'espoir qu'un autre mariage donnerait d'une succession directe, et il se faisait d'autant mieux écouter sur ce point qu'en même temps il faisait valoir le désintéressement avec lequel il poussait à une détermination qui devait personnellement l'éloigner du trône.
L'empereur, harcelé sans cesse par sa famille, semblait prêter l'oreille à ces discours, et quelques paroles qui lui échappaient jetaient sa femme dans un trouble extrême. L'habitude qu'elle avait de me confier ses peines me rendit toutes ses confidences. J'étais assez embarrassée à lui donner un bon conseil, et je craignais d'être un peu compromise dans un si grand démêlé. Un incident inattendu pensa hâter le coup que nous redoutions. Depuis un temps, madame Bonaparte croyait s'apercevoir d'un redoublement d'intimité entre son époux et madame ***. En vain je la conjurais de ne point fournir à l'empereur le prétexte d'une querelle dont on tirerait parti contre elle; trop animée pour se montrer prudente, elle épiait, malgré mes avis, l'occasion de se convaincre de ce qu'elle soupçonnait. À Saint-Cloud, l'empereur occupait l'appartement qui donne sur le jardin et qui est de plain-pied avec lui. Au-dessus de cet appartement, il avait fait meubler un petit logement particulier qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé; l'impératrice avait quelque raison de craindre la destination de cette retraite mystérieuse. Un matin qu'il se trouvait assez de monde dans son salon (madame *** étant établie depuis quelques jours à Saint-Cloud), l'impératrice, la voyant sortir tout à coup de l'appartement, se lève peu d'instants après son départ, et, me prenant dans l'embrasure d'une fenêtre: «Je vais, me dit-elle, éclaircir tout à l'heure mes soupçons; demeurez dans ce salon avec tout mon cercle, et, si on cherche ce que je suis devenue, vous direz que l'empereur m'a demandée.» J'essayai de la retenir, mais elle était hors d'elle-même, et ne m'écouta point; elle sortit au même moment, et je demeurai très inquiète de ce qui allait se passer. Au bout d'une demi-heure d'absence, elle rentra brusquement par la porte de son appartement opposée à celle par où elle était sortie; elle paraissait fort émue et pouvait à peine se contraindre; elle se rassit à un métier qui était dans le salon. Je me tenais loin d'elle, occupée de quelque ouvrage, et évitant de la regarder; mais je m'apercevais facilement de son trouble à la précipitation de tous ses mouvements, habituellement si doux.
Enfin, comme elle était incapable de garder en silence une forte émotion quelle qu'elle fût, elle ne put demeurer longtemps dans cette contrainte, et, m'appelant à haute voix, elle m'ordonna de la suivre, et, dès qu'elle fut dans sa chambre: «Tout est perdu! me dit-elle; ce que j'avais prévu n'est que trop avéré. J'ai été chercher l'empereur dans son cabinet, et il n'y était point; alors je suis montée par l'escalier dérobé dans le petit appartement; j'en ai trouvé la porte fermée, et, à travers la serrure, j'ai entendu la voix de Bonaparte et de madame ***. J'ai frappé fortement en me nommant. Vous concevez le trouble que je leur ai causé; ils ont fort tardé à m'ouvrir, et, quand ils l'ont fait, l'état dans lequel ils étaient tous deux, leur désordre, ne m'a pas laissé le moindre doute. Je sais bien que j'aurais dû me contraindre; mais il ne m'a pas été possible, j'ai éclaté en reproches. Madame *** s'est mise à pleurer. Bonaparte est entré dans une colère si violente, que j'ai eu à peine le temps de m'enfuir pour échapper à son ressentiment. En vérité, j'en suis encore tremblante, car je ne sais à quel excès il l'aurait porté. Sans doute, il va venir, et je m'attends à une terrible scène.»
L'émotion de l'impératrice excita la mienne, comme on peut bien le penser. «Ne faites pas, lui dis-je, une seconde faute; car l'empereur ne vous pardonnerait pas d'avoir mis qui que ce soit dans votre confidence. Laissez-moi vous quitter, madame. Il faut l'attendre; qu'il vous trouve seule, et tâchez de l'adoucir et de réparer une si grande imprudence.» Après ce peu de mots, je la quittai et je rentrai dans le salon, où je trouvai madame *** qui lança sur moi des yeux inquiets. Elle était fort pâle, ne parlait que par mots entrecoupés, et cherchait à deviner si j'étais instruite. Je me remis à mon ouvrage le plus tranquillement que je pus; mais il était assez difficile que madame ***, en me voyant sortir de cet appartement, ne comprît pas que je venais d'y recevoir une confidence. Tout le monde dans ce salon se regardait et ne comprenait rien à ce qui se passait.
Peu de moments après, nous entendîmes un grand bruit dans l'appartement de l'impératrice, et je compris que l'empereur y était, et quelle scène violente se passait. Madame *** avait demandé ses chevaux et elle partit pour Paris. Cette absence subite ne devait point adoucir l'orage. J'y devais retourner dans la soirée. Avant mon départ, l'impératrice me fit appeler, et m'apprit, avec beaucoup de larmes, que Bonaparte, après l'avoir outragée de toutes manières, et avoir brisé dans sa fureur quelques-uns des meubles qui s'étaient rencontrés sous sa main, lui avait signifié qu'il fallait qu'elle se préparât à quitter Saint-Cloud, et que, fatigué d'une surveillance jalouse, il était décidé à secouer un pareil joug et à écouter désormais les conseils de sa politique, qui voulait qu'il prît une femme capable de lui donner des enfants. Elle ajouta qu'il avait envoyé à Eugène de Beauharnais l'ordre de venir à Saint-Cloud, pour régler les circonstances du départ de sa mère, et qu'elle se voyait perdue sans ressources. Elle m'ordonna d'aller voir sa fille dès le lendemain à Paris, et de lui faire le récit de tout ce qui s'était passé.
En effet, je me rendis chez madame Louis Bonaparte. Elle venait de voir son frère, qui arrivait de Saint-Cloud. L'empereur lui avait signifié sa résolution de divorcer, qu'Eugène avait reçue avec sa soumission accoutumée, et en refusant tous les dédommagements personnels qui lui avaient été offerts comme consolation, déclarant qu'il n'accepterait rien, au moment où un tel malheur allait tomber sur sa mère, et qu'il la suivrait dans la retraite qu'on lui donnerait, fût-ce à la Martinique même, sacrifiant tout au besoin qu'elle aurait d'une pareille consolation. Bonaparte avait paru frappé de cette résolution généreuse, et l'avait écouté dans un farouche silence. Je trouvai madame Louis moins émue de cet événement que je ne m'y étais attendue. «Je ne puis me mêler de rien, me dit-elle; car mon mari m'a positivement défendu la moindre démarche. Ma mère a été bien imprudente; elle va perdre une couronne, mais au moins elle aura du repos. Ah! croyez-moi, il y a des femmes plus malheureuses.» Elle prononça ces mots avec une tristesse qui faisait deviner toute sa pensée; mais, comme elle ne permettait jamais un mot sur sa situation personnelle, je n'osai pas lui répondre de manière à lui prouver que je l'eusse comprise. «Au reste, me dit-elle, en finissant, s'il y a une chance de raccommodement dans cette affaire, cette chance se trouvera dans l'empire que la douceur et les larmes de ma mère exercent sur Bonaparte; il faut les laisser à eux-mêmes, éviter de se trouver entre eux, et je vous conseille de ne point aller à Saint-Cloud, d'autant que madame *** vous a nommée, et croit que vous donneriez des conseils violents.»
Et voilà, pour le dire en passant, comme il est assez souvent impossible d'être mieux comprise dans les cours, et comme des circonstances, puériles en apparence, nous mettent dans une évidence dont on n'est pas maître de se débarrasser.
Je demeurai deux jours sans me montrer à Saint-Cloud, pour suivre les avis de madame Louis Bonaparte; et, le troisième, j'allai retrouver mon impératrice dont le sort m'inquiétait profondément.
Elle était hors d'une partie de ses angoisses. Ses larmes et sa soumission avaient, en effet, désarmé Bonaparte; il n'était plus question de son courroux, ni de ce qui l'avait causé. Mais, après un tendre raccommodement, l'empereur venait de mettre sa femme dans une nouvelle agitation, en lui montrant de quelle importance le divorce était pour lui. «Je n'ai pas le courage, lui disait-il, d'en prendre la dernière résolution, et, si tu me montres trop d'affliction, si tu ne fais que m'obéir, je sens que je ne serai jamais assez fort pour t'obliger à me quitter; mais j'avoue que je désire beaucoup que tu saches te résigner à l'intérêt de ma politique, et que, toi-même, tu m'évites tous les embarras de cette pénible séparation.» En parlant ainsi, l'impératrice ajoutait qu'il avait répandu beaucoup de larmes.
Tandis qu'elle me parlait, je me souviens encore que je concevais intérieurement pour elle le plan d'un grand et généreux sacrifice. Croyant alors le sort de la France irrévocablement attaché à celui de Napoléon, je pensais qu'il y aurait une véritable grandeur d'âme à se dévouer à tout ce qui devait l'affermir, et que, si j'avais été la femme à qui on eût adressé un pareil discours, j'aurais été fortement tentée d'abandonner ce poste si brillant où l'on ne me voyait qu'avec une sorte de regret, pour me retirer dans une solitude où j'aurais vécu paisiblement, et satisfaite de mon sacrifice. Mais, en considérant le trouble dont les paroles impériales avaient laissé les traces sur le visage de madame Bonaparte, je me rappelai, ce que j'avais souvent entendu dire à ma mère, que, pour donner un conseil utile, il fallait toujours le mesurer au caractère de la personne à qui on l'adressait. Je jugeai en même temps de l'effroi que la retraite inspirerait à l'impératrice, à son goût pour le luxe et l'éclat, à l'ennui qui la dévorerait, quand elle aurait rompu avec le monde; et alors, revenant du sentiment exalté qui s'était emparé de moi un moment, je lui dis que je ne voyais pour elle que deux partis à prendre: ou se dévouer avec dignité et résolution à ce qu'on exigeait d'elle, et dans ce cas, dès le lendemain matin, partir pour la Malmaison, d'où elle écrirait à l'empereur qu'elle lui rendait sa liberté; ou bien, si elle voulait demeurer, se montrer incapable de rien décider de son sort, toujours prête à obéir, mais déclarer bien positivement qu'elle attendrait des ordres directs pour descendre du trône où on l'avait fait monter.
Ce dernier conseil fut celui qu'elle adopta, et, avec une douceur adroite et tendre, prenant toute l'attitude d'une victime soumise, elle parvint à émousser, encore pour cette fois, les traits que la jalousie de sa famille avait lancés contre elle. Triste, complaisante, entièrement soumise, mais adroite à profiter de l'ascendant qu'elle exerçait sur son époux, elle le réduisit à un état d'agitation et d'incertitude dont il ne pouvait sortir.
Enfin, harcelé un peu trop vivement par ses frères, et s'apercevant de la joie que les Bonapartes laissèrent voir en se croyant arrivés au but de leurs voeux, touché de la comparaison intérieure qu'il fit de la conduite de sa femme et de ses enfants, et, autant que je puis m'en souvenir, blessé de l'air de triomphe des siens, qui eurent l'imprudence de se vanter de l'avoir amené à leurs fins, éprouvant un secret plaisir à déjouer le plan qu'il voyait ourdi autour de lui, après une longue hésitation pendant laquelle l'impératrice se livrait à de mortelles inquiétudes, tout à coup, il lui déclara un soir que le pape allait arriver, qu'il les couronnerait tous les deux, et qu'elle pouvait s'occuper sérieusement des préparatifs de cette cérémonie.
On peut se représenter la joie causée par un pareil dénouement et la mauvaise humeur des Bonapartes, et de Joseph particulièrement; car l'empereur, fidèle à ses habitudes, ne manqua point de dire à sa femme toutes les tentatives qu'on avait faites pour le déterminer, et on conçoit que ces révélations ajoutèrent encore à la haine secrète entre les deux partis.
Ce fut à cette occasion que l'impératrice me confia que, depuis longtemps, elle désirait affermir encore son mariage par la cérémonie religieuse qui avait été négligée à l'époque où il fut conclu. Elle en parlait quelquefois à l'empereur, qui n'y montrait aucune répugnance, mais qui répondait qu'en faisant même venir un prêtre chez lui, ce ne pourrait jamais être avec assez de mystère pour qu'on n'apprît pas par là que, jusqu'alors, il n'avait point été marié devant l'Église; et, soit que ce fût sa vraie raison, soit qu'il voulût garder pour l'avenir cette facilité de rompre son mariage, quand il le croirait vraiment utile, il repoussait toujours, mais avec douceur, les demandes de sa femme à cet égard. Elle se détermina à attendre l'arrivée du pape, se flattant avec raison qu'en pareille occasion, il entrerait facilement dans ses intérêts.
À ce moment, toute la cour se livra sans relâche aux apprêts des cérémonies du couronnement, et l'impératrice s'entoura des meilleurs artistes de Paris et des marchands les plus fameux. Aidée de leurs conseils, elle détermina la forme du nouvel habit de cour et son costume particulier. On pense bien qu'il ne fut pas question de reprendre le panier, mais seulement d'ajouter à nos vêtements ordinaires ce long manteau qu'on a conservé lors du retour du roi, et une collerette de blonde, appelée chérusque, qui montait assez haut derrière la tête, était attachée sur les deux épaules, et rappelait le costume de Catherine de Médicis. On l'a supprimée depuis, quoique, à mon avis, elle donnât de la grâce et de la dignité à tout l'habit. L'impératrice avait déjà des diamants pour une somme considérable. L'empereur en ajouta encore à sa parure. Il mit dans ses mains ceux qu'on possédait au trésor public, et voulut qu'elle les portât ce jour-là. On lui monta un diadème brillant qui devait être surmonté de la couronne fermée que l'empereur lui poserait sur la tête. On fit secrètement des répétitions de cette cérémonie, et le peintre David, qui devait en faire ensuite le tableau, dirigea les positions de chacun. Il y eut d'abord de grandes discussions sur le couronnement particulier de l'empereur. La première idée était que le pape placerait cette couronne de ses propres mains; mais Bonaparte se refusait à l'idée de la tenir de qui que ce fût, et il dit à cette occasion ce mot que madame de Staël a rappelé dans son ouvrage: «J'ai trouvé la couronne de France par terre, je l'ai ramassée.» Il eût pu ajouter: «Avec la pointe de mon épée.»
Enfin, après de longues délibérations, on détermina que l'empereur se couronnerait lui-même, et que le pape donnerait seulement sa bénédiction. Rien ne fut négligé pour l'éclat des fêtes. L'affluence devint nombreuse à Paris; une partie des troupes y fut appelée; toutes les autorités principales des provinces, l'archichancelier de d'empire germanique et une foule d'étrangers y arrivèrent aussi. Quelles que fussent les opinions particulières, on se laissa aller, dans la ville, au plaisir et à la curiosité qu'inspirait un événement si nouveau et la vue d'un spectacle que tout annonçait devoir être magnifique. Les marchands fort occupés, les ouvriers de tout genre employés se réjouissaient d'une telle occasion de gain pour eux; la population de la ville semblait doublée; le commerce, les établissements publics, les théâtres y trouvaient leur profit, et tout paraissait actif et content. On invita les poètes à célébrer ce grand événement; Chénier eut ordre de composer une tragédie qui en consacrât le souvenir, il prit Cyrus pour son héros. L'Opéra prépara ses ballets. Dans l'intérieur du palais nous reçûmes de l'argent pour les dépenses que nous avions à faire, et l'impératrice fit à ses dames du palais de beaux présents en diamants.
On régla aussi le costume des hommes autour de l'empereur; il était beau et allait très bien. L'habit français de couleurs différentes pour les services qui dépendaient du grand maréchal, du grand chambellan et du grand écuyer; une broderie d'argent pour tous; le manteau sur une épaule, en velours et doublé de satin; l'écharpe, le rabat de dentelle et le chapeau retroussé sur le devant garni d'un panache. Les princes devaient porter cet habit en blanc et or; l'empereur en habit long, ressemblant assez à celui de nos rois, un manteau de pourpre semé d'abeilles, et sa couronne formée d'une branche de laurier comme celle des Césars.
Je crois encore rappeler un rêve, mais un rêve qui tient un peu des contes orientaux, quand je me retrace quel luxe fut étalé à cette époque, et quelle était en même temps l'agitation des préséances, des prétentions de rangs des réclamations de chacun. L'empereur voulut que les princesses portassent le manteau de l'impératrice; on eut bien de la peine à les déterminer à y consentir; et je me souviens même qu'elles s'y prêtèrent de si mauvaise grâce, qu'on vit le moment où l'impératrice, emportée par le poids de ce manteau, ne pourrait point avancer, tant ses belles-soeurs le soulevaient faiblement. Elles obtinrent que la queue de leur habit serait portée par leurs chambellans, et cette distinction les consola un peu de l'obligation qui leur était imposée5.
Note 5: (retour) Les mémoires du comte Miot de Mélito renferment des renseignements précieux sur l'intérieur de la cour du premier consul et de l'empereur, et sur les querelles de celui-ci avec ses frères à propos de l'hérédité du trône et de l'adoption du jeune fils de Louis Bonaparte, et racontent en détail la grande question du manteau de l'impératrice. C'est après une orageuse discussion entre l'archichancelier, l'architrésorier, le ministre de l'intérieur, le grand chambellan, le grand écuyer et le grand maréchal de la cour, les princes Louis et Joseph, présidés par l'empereur, que l'on renonça à donner à ces derniers princes le grand manteau d'hermine, «attribut, disait-on, de la souveraineté», et que l'on se décida à employer dans le procès-verbal les mots soutenir le manteau, au lieu de porter la queue. (Mémoires du comte Miot de Mélito, t. II, p. 323 et suiv.). (P. R.)Cependant, on avait appris que le pape avait quitté Rome le 2 novembre. La lenteur de son voyage et l'immensité des préparatifs firent reculer le couronnement jusqu'au 2 décembre, et, le 24 novembre, la cour se rendit à Fontainebleau pour y recevoir Sa Sainteté, qui y arriva le lendemain.
Avant de clore ce chapitre, je veux rappeler une circonstance qui me paraît bonne encore à conserver. L'empereur, ayant renoncé pour ce moment au divorce, mais toujours pressé du désir d'avoir un héritier, demanda à sa femme si elle consentirait à en accepter un qui n'appartiendrait qu'à lui, et à feindre une grossesse avec assez d'habileté pour que tout le monde y fût trompé. Elle était loin de se refuser à aucune de ses fantaisies à cet égard. Alors Bonaparte, faisant venir son premier médecin, Corvisart, en qui il avait une confiance étendue et méritée, lui confia son projet: «Si je parviens, lui dit-il, à m'assurer de la naissance d'un garçon qui sera mon fils à moi, je voudrais que, témoin du feint accouchement de l'impératrice, vous fissiez tout ce qui serait nécessaire pour donner à cette ruse toutes les apparences d'une réalité.» Corvisart trouva que la délicatesse de sa probité était compromise par cette proposition; il promit le secret le plus inviolable, mais il refusa de se prêter à ce qu'on voulait exiger de lui. Ce n'est que longtemps après, et depuis le second mariage de Bonaparte, qu'il m'a confié cette anecdote en m'attestant la naissance légitime du roi de Rome, sur laquelle on avait essayé d'exciter des doutes parfaitement injustes.
CHAPITRE X.
(décembre 1804.)
Arrivée du pape à Paris.--Plébiscite.--Mariage de l'impératrice Joséphine.--Le couronnement.--Fêtes au Champ-de-Mars, à l'Opéra, etc.--Cercles de l'impératrice.
Il est vraisemblable qu'on ne détermina le pape à venir en France qu'en lui présentant les avantages et les concessions qu'il retirerait pour le rétablissement de la religion d'une pareille complaisance. Il arriva à Fontainebleau, déterminé à se prêter à tout ce qu'on exigerait de lui et qu'il pourrait se permettre; et, malgré la supériorité que pensait avoir sur lui le vainqueur qui l'avait contraint à ce grand déplacement, et le peu de dispositions que toute cette cour eût à éprouver du respect pour un souverain qui ne comptait point l'épée au nombre de ses ornements royaux, il imposa à tout le monde par la dignité de ses manières et la gravité de son maintien.
L'empereur alla au-devant de lui de quelques lieues, et, quand les voitures se rencontrèrent, il mit pied à terre ainsi que Sa Sainteté. Tous deux s'embrassèrent, et remontèrent dans le même carrosse, l'empereur montant le premier pour donner la droite au pape (dit le Moniteur de ce jour), et ils revinrent ensemble au château.
Le pape était arrivé un dimanche6, à midi. Après avoir pris quelque repos dans son appartement, où l'avaient conduit le grand chambellan (c'est-à-dire M. de Talleyrand), le grand maréchal et le grand maître des cérémonies, il alla faire une visite à l'empereur, qui le reçut en dehors de son cabinet, et qui, au bout d'un entretien d'une demi-heure, le reconduisit jusqu'à la salle dite alors des grands officiers. L'impératrice avait reçu l'ordre de le faire asseoir à sa droite.
Après ces visites, le prince Louis, les ministres, l'archichancelier et l'architrésorier, le cardinal Fesch et les grands officiers qui se trouvaient à Fontainebleau furent présentés au pape. Il reçut tout le monde avec bonté et politesse. Il dîna ensuite avec l'empereur, et se retira de bonne heure pour prendre du repos.
Le pape, à cette époque, était âgé de soixante-deux ans. Sa taille parut assez haute, sa figure belle, grave et bienveillante. Il était entouré d'un nombreux cortège de prêtres italiens qui furent loin d'imposer comme lui, et dont les manières vives, communes et étranges ne pouvaient entrer en comparaison avec la bonne tenue ordinaire au clergé français. Le château de Fontainebleau offrait en ce moment un aspect bizarre, par le mélange de personnages variés dont il était habité: souverains, princes, militaires, prêtres, femmes, tout était à peu près pêle-mêle, dans les différents salons où l'on se réunissait, à des heures indiquées. Dès le lendemain, Sa Sainteté reçut toutes les personnes de la cour qui se présentèrent chez elle. Nous fûmes tous admis à l'honneur de lui baiser la main, et de recevoir sa bénédiction. Sa présence, en pareil lieu et pour une si grande occasion, me causa une assez forte émotion.
Ce même lundi, les visites entre les souverains recommencèrent. Quand le pape fut venu pour la seconde fois chez l'impératrice, celle-ci exécuta le plan secret qu'elle avait formé, et lui confia qu'elle n'était point mariée à l'église. Sa Sainteté, après l'avoir félicitée des actes de bonté auxquels elle employait sa puissance, et l'appelant toujours du nom de sa fille, lui promit d'exiger de l'empereur qu'il fît précéder son couronnement d'une cérémonie nécessaire à la légitimité de son union avec elle, et, en effet, l'empereur se trouva forcé de consentir à ce qu'il avait éludé jusqu'alors. Ce fut au retour à Paris que le cardinal Fesch le maria, comme je le dirai tout à l'heure.
Dans la soirée du lundi, on avait fait venir quelques chanteurs pour exécuter un concert dans les appartements de l'impératrice. Mais le pape refusa d'y assister, et se retira au moment où on allait commencer.
À cette époque, le goût de l'empereur pour madame de X... commença à se faire sentir au dedans de lui. Soit que la satisfaction qu'il éprouvait du succès des projets qu'il avait formés lui donnât une joie qui éclaircissait son humeur, soit que son amour naissant lui inspirât quelque désir de plaire, il parut, durant le petit voyage de Fontainebleau, serein et d'un abord plus facile que de coutume. Quand le pape était retiré, il demeurait chez l'impératrice, et causait de préférence avec les femmes qui s'y trouvaient. Sa femme, frappée de son changement, et très avisée sur tout ce qui pouvait éveiller sa jalousie, soupçonna que quelque nouvelle fantaisie en était la cause; mais elle ne put encore découvrir le véritable objet de sa préoccupation parce qu'il mit assez d'adresse à s'occuper de nous toutes, tour à tour; et madame de X..., montrant une extrême réserve, ne parut pas voir, dans ce moment, si elle était le but caché de cette galanterie générale que l'empereur affecta assez bien de partager entre nous. Quelques personnes eurent même l'idée que la maréchale Ney allait recevoir ses hommages. Elle est fille de M. Auguié, ancien receveur général des finances, et de madame Auguié, femme de chambre de la dernière reine. Elle avait été élevée par madame Campan, sa tante, et se trouvait par cela même compagne et amie de madame Louis Bonaparte. Elle avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans; son visage et sa personne étaient assez agréables, quoiqu'un peu trop maigres. Elle avait peu d'usage du monde, une extrême timidité, et elle ne pensait nullement à attirer les regards de l'empereur, dont elle avait une extrême peur.
Pendant notre séjour à Fontainebleau, parut dans le Moniteur le sénatus-consulte qui, vu la vérification faite par une commission du Sénat des registres des votes émis sur la question de l'empire, reconnaissait Bonaparte et sa famille comme appelés au trône de France.
Le total général des votants se montait à 3,574,898. Pour le oui, 3,572,329; pour le non, 2,569.
La cour retourna à Paris le jeudi 29 novembre. L'empereur et le pape revinrent dans la même voiture, et Sa Sainteté fut logée au pavillon de Flore, l'empereur ayant nommé une partie de sa maison pour le servir.
Dans les premiers jours de sa présence à Paris, le pape ne trouva pas dans les habitants le respect auquel on devait s'attendre. Une vive curiosité poussait la foule sur son passage, quand il visitait les églises, et sous son balcon, aux heures où il s'y montrait pour donner sa bénédiction. Mais, peu à peu, les récits que faisaient ceux qui l'approchaient de la dignité de ses manières, quelques paroles nobles et touchantes qu'il prononça en diverses occasions et qui furent répétées, et l'aplomb avec lequel il soutenait une situation si étrange pour le chef de la chrétienté, produisirent un changement marqué, même chez les classes inférieures du peuple. Bientôt la terrasse des Tuileries se vit couverte, durant toutes les matinées, d'un monde immense qui l'appelait à grands cris, et qui s'agenouillait devant sa bénédiction. On avait permis que la galerie du Louvre se remplît à certaines heures de la journée, et alors le pape la parcourait et y bénissait ceux qui s'y trouvaient. Nombre de mères lui présentaient leurs enfants, qu'il accueillait avec une bienveillance particulière. Un jour, un homme, connu par ses opinions antireligieuses, se trouvait dans cette galerie, et, voulant satisfaire seulement une vaine curiosité, se tenait à l'écart comme pour éviter d'être béni. Le pape, s'approchant de lui et devinant sa secrète et hostile intention, lui adressa ces paroles d'un ton doux: «Pourquoi me fuir, monsieur? La bénédiction d'un vieillard a-t-elle quelque danger?»
Bientôt tout Paris retentit des louanges du pape, et bientôt aussi l'empereur commença à en être jaloux. Il prit quelques arrangements qui obligèrent Sa Sainteté à se refuser à l'empressement trop vif des fidèles, et le pape, qui pénétra l'inquiétude dont il était l'objet, redoubla de réserve, sans jamais laisser paraître la moindre apparence du plus petit orgueil humain.
Deux jours avant le couronnement, M. de Rémusat, qui en même temps que premier chambellan était aussi maître de la garde-robe, et qui, par cette raison, se trouvait chargé de tous les préparatifs des costumes impériaux, allant porter à l'impératrice son élégant diadème qui venait d'être achevé, la trouva dans un état de satisfaction qu'elle avait peine à dissimuler publiquement. Prenant mon mari à part, elle lui confia que, dans la matinée de cette journée, un autel avait été préparé dans le cabinet de l'empereur, et que le cardinal Fesch l'avait mariée en présence de deux aides de camp. Après la cérémonie, elle avait exigé du cardinal une attestation par écrit de ce mariage. Elle la conserva toujours avec soin, et jamais, quelques efforts que l'empereur ait faits pour l'obtenir, elle n'a consenti à s'en dessaisir.
On a dit, depuis, que tout mariage religieux qui n'a point pour témoin le curé de la paroisse où il est célébré renferme, par cela même, une cause de nullité, et que c'est à dessein qu'on se réserva ce moyen de rupture pour l'avenir. Il faudrait, dans ce cas, que le cardinal lui-même eût consenti à cette fraude. Cependant la conduite qu'il tint dans la suite ne le donne point à penser, car, lors des scènes assez vives auxquelles le divorce a donné lieu, l'impératrice alla quelquefois jusqu'à menacer son époux de publier l'attestation qu'elle avait entre les mains, et le cardinal Fesch, consulté alors, répondait toujours qu'elle était en bonne forme, et que sa conscience ne lui permettrait pas de nier que le mariage n'eût été consacré de manière qu'on ne pouvait le rompre que par un acte arbitraire d'autorité.
Après le divorce, l'empereur voulut ravoir encore cette pièce dont je parle; le cardinal conseilla à l'impératrice de ne pas s'en dessaisir. Ce qui prouvera à quel point était poussée la défiance entre tous les personnages de cette famille, c'est que l'impératrice, tout en profitant d'un conseil qui lui plaisait, me disait alors qu'il lui arrivait quelquefois de croire que le cardinal ne le lui donnait que de concert avec l'empereur, qui eût voulu la pousser à quelque éclat, afin d'avoir une occasion de la renvoyer de France. Cependant l'oncle et le neveu étaient brouillés alors, par suite des affaires du pape.
Enfin, le 2 décembre, la cérémonie du couronnement eut lieu. Il serait assez difficile d'en décrire toute la pompe et d'entrer dans les détails de cette journée. Le temps était froid, mais sec et beau; les rues de Paris pleines de monde; le peuple plus curieux qu'empressé; la garde sous les armes et parfaitement belle.
Le pape précéda l'empereur de plusieurs heures, et montra une patience admirable, en demeurant longtemps assis sur le trône qui lui avait été préparé dans l'église, sans se plaindre du froid ni de la longueur des heures qui se passèrent avant l'arrivée du cortège. L'église Notre-Dame était décorée avec goût et magnificence. Dans le fond de l'église, on avait élevé un trône pompeux pour l'empereur, où il pouvait paraître entouré de toute sa cour. Avant le départ pour Notre-Dame, nous fûmes introduites dans l'appartement de l'impératrice. Nos toilettes étaient fort brillantes, mais leur éclat pâlissait devant celui de la famille impériale. L'impératrice, surtout, resplendissante de diamants, coiffée de mille boucles comme au temps de Louis XIV, semblait n'avoir que vingt-cinq ans7. Elle était vêtue d'une robe et d'un manteau de cour de satin blanc, brodés en or et en argent mélangés. Elle avait un bandeau de diamants, un collier, des boucles d'oreilles et une ceinture du plus grand prix, et tout cela était porté avec sa grâce ordinaire. Ses belles-soeurs brillaient aussi d'un nombre infini de pierres précieuses, et l'empereur, nous examinant toutes les unes après les autres, souriait à ce luxe, qui était, comme tout le reste, une création subite de sa volonté.
Lui-même aussi portait un costume brillant. Ne devant revêtir qu'à l'église ses habits impériaux, il avait un habit français de velours rouge brodé en or, une écharpe blanche, un manteau court semé d'abeilles, un chapeau retroussé par devant avec une agrafe de diamants et surmonté de plumes blanches, le collier de la Légion d'honneur en diamants. Toute cette toilette lui allait fort bien. La cour entière était en manteau de velours brodé d'argent. Nous nous faisions un peu spectacle les uns aux autres, il faut en convenir; mais ce spectacle était réellement beau.
L'empereur monta, dans une voiture à sept glaces toute dorée, avec sa femme et ses deux frères, Joseph et Louis. Chacun, ensuite, se rendit à la voiture qui lui était désignée, et ce nombreux cortège alla, au pas, jusqu'à Notre-Dame. Les acclamations ne manquèrent pas sur notre passage. Elles n'avaient point cet élan d'enthousiasme qu'aurait pu désirer un souverain jaloux de recevoir les témoignages d'amour de ses sujets; mais elles pouvaient satisfaire la vanité d'un maître orgueilleux et point sensible.
Arrivé à Notre-Dame, l'empereur demeura quelque temps à l'archevêché pour y revêtir ses grands habits, qui paraissaient l'écraser un peu. Sa petite taille se fondait sous cet énorme manteau d'hermine. Une simple couronne de laurier ceignait sa tête; il ressemblait à une médaille antique. Mais il était d'une pâleur extrême, véritablement ému, et l'expression de ses regards paraissait sévère et un peu troublée.
Toute la cérémonie fut très imposante et belle. Le moment où l'impératrice fut couronnée excita un mouvement général d'admiration, non pour cet acte en lui-même, mais elle avait si bonne grâce, elle marcha si bien vers l'autel, elle s'agenouilla d'une manière si élégante et en même temps si simple, qu'elle satisfit tous les regards. Quand il fallut marcher de l'autel au trône, elle eut un moment d'altercation avec ses belles-soeurs qui portaient son manteau avec tant de répugnance, que je vis l'instant où la nouvelle impératrice ne pourrait point avancer. L'empereur, qui s'en aperçut, adressa à ses soeurs quelques mots secs et fermes qui mirent tout le monde en mouvement.
Le pape, durant toute cette cérémonie, eut toujours un peu l'air d'une victime résignée, mais résignée noblement par sa volonté et pour une grande utilité.
Vers deux ou trois heures, nous reprîmes en cortège le chemin des Tuileries, et nous n'y rentrâmes qu'à la nuit, qui vient de bonne heure au mois de décembre, éclairés par les illuminations et par un nombre infini de torches qui nous accompagnaient. Nous dînâmes au château, chez le grand maréchal, et, après, l'empereur voulut recevoir un moment les personnes de la cour qui ne s'étaient point retirées. Il était gai et charmé de la cérémonie; il nous trouvait toutes jolies, se récriait sur l'agrément que donne la parure aux femmes, et nous disait en riant: «C'est à moi, mesdames, que vous devez d'être si charmantes.» Il n'avait point voulu que l'impératrice ôtât sa couronne, quoiqu'elle eût dîné en tête à tête avec lui, et il la complimentait sur la manière dont elle portait le diadème; enfin il nous congédia.
Quand je rentrai chez moi, je trouvai un assez grand nombre de mes amis et de personnes de ma connaissance, qui, demeurant étrangers à toutes ces brillantes nouveautés, s'étaient rassemblés pour se donner l'amusement de me voir dans mes nouveaux atours. Dans le détail comme dans l'ensemble de cette journée, tout ce qui se passa servit de spectacle à la ville de Paris; mais on applaudit en général, parce qu'il faut convenir que la représentation fut magnifique.
Pendant un mois, un nombre infini de fêtes et de réjouissances suivirent. Le 5 décembre, l'empereur se rendit au Champ-de-Mars avec le même cortège que celui du 2, et il distribua les aigles à nombre de régiments. L'enthousiasme des soldats fut bien plus vif que celui du peuple. Le mauvais temps nuisit à cette seconde journée; il pleuvait à verse; une foule de monde couvrait cependant les gradins du Champ-de-Mars. «Si la situation des spectateurs était pénible, il n'en est pas un qui ne trouvât un dédommagement dans le sentiment qui l'y faisait demeurer, et dans l'expression des voeux que ses acclamations manifestaient de la manière la plus éclatante.» Voilà comme M. Maret rendait compte de cette pluie dans le Moniteur.
Une des flatteries les plus communes dans tous les temps, quoiqu'elle soit la plus ridicule, c'est celle qui tend à faire croire que le besoin qu'un roi a du soleil arrive à avoir de l'influence sur sa présence. J'ai vu, au château des Tuileries, l'opinion comme établie que l'empereur n'avait qu'à déterminer une revue ou une chasse à tel ou tel jour, et que le ciel, ce jour-là, ne manquerait pas d'être serein. On remarquait avec assez de bruit chaque fois que cela arrivait, et on glissait sur les temps de brouillard et de pluie. On voit au reste que c'était la même chose sous Louis XIV. Je voudrais, pour l'honneur des souverains, qu'ils reçussent avec tant de froideur, je dirais presque de dégoût, cette puérile flatterie, que personne ne s'avisât plus d'en essayer l'effet. Il ne fut pourtant pas possible de dire qu'il n'avait pas plu au Champ-de-Mars pendant la distribution des aigles; mais combien ai-je vu de gens qui assuraient, le lendemain, que la pluie ne les avait pas mouillés!
On avait élevé pour la famille impériale et sa suite un grand échafaudage, sur lequel était le trône recouvert du mieux qu'on avait pu, à cause du mauvais temps. Les toiles et les tentures furent promptement percées. L'impératrice fut forcée de se retirer avec sa fille, qui relevait de couches, et leurs belles-soeurs, à l'exception de madame Murat, qui demeura courageusement exposée au mauvais temps, quoique légèrement vêtue. Elle s'accoutumait dès lors «à supporter, disait-elle en riant, les contraintes inévitables du trône».
Ce même jour, il y eut aux Tuileries un banquet somptueux. Dans la galerie de Diane, sous un dais éclatant, on dressa une table pour le pape, l'empereur, l'impératrice et le prince archichancelier de l'empire germanique. L'impératrice avait l'empereur à sa droite et le pape à sa gauche. Ils étaient servis par les grands officiers. Plus bas, une table pour les princes, parmi lesquels était le prince héréditaire de Bade; une autre, pour les ministres; une, pour les dames et les officiers de la maison impériale; le tout servi avec un grand luxe; une belle musique pendant le repas; ensuite un cercle nombreux, un concert auquel le pape voulut bien assister, et un ballet exécuté au milieu du grand salon des Tuileries par les danseurs de l'Opéra. À l'instant où commença le ballet, le pape se retira. On joua à la fin de la soirée, et l'empereur, en se retirant, donna le signal du départ de tout le monde.
Le jeu à la cour de l'empereur entrait seulement dans le cérémonial. Il ne voulut jamais qu'on jouât d'argent chez lui; on faisait des parties de whist et de loto; on se mettait à une table pour avoir une contenance; mais, le plus souvent, on tenait les cartes sans les regarder, et on causait. L'impératrice aimait à jouer, même sans argent, et faisait réellement un whist. Sa partie, ainsi que celle des princesses, était établie dans le salon qu'on appelait le cabinet de l'empereur, et qui précède la galerie de Diane. Elle jouait avec les plus grands personnages qui se trouvaient dans le cercle, étrangers, ambassadeurs, ou français. Les deux dames de semaine du palais demeuraient assises derrière elle, un chambellan près de son fauteuil. Tandis qu'elle jouait, toutes les personnes qui remplissaient les salons venaient, les unes après les autres, lui faire une révérence. Les soeurs et les frères de Bonaparte jouaient et faisaient inviter à leurs parties par leurs chambellans; de même sa mère, qu'on appela Madame Mère, qu'on fit princesse, et à qui on donna une maison. Tout le reste de la cour jouait dans les autres salons. L'empereur se promenait partout, parlait à droite et à gauche, précédé de quelques chambellans qui annonçaient sa présence. Quand il approchait, il se faisait un grand silence, on demeurait sans bouger, les femmes se levaient et attendaient les paroles insignifiantes, et assez souvent peu obligeantes, qu'il allait leur adresser. Il ne se souvenait jamais d'un nom, et presque toujours la première question était: «Comment vous appelez-vous?» Il n'y avait pas une femme qui ne fût charmée de le voir s'éloigner de la place où elle était.
Ceci me rappelle une assez jolie anecdote relative à Grétry. Comme membre de l'Institut, il se rendait souvent aux audiences du dimanche, et il était arrivé déjà plus d'une fois à l'empereur, qui s'était accoutumé à reconnaître son visage, de s'approcher de lui presque machinalement en lui demandant son nom. Un jour, Grétry, fatigué de cette éternelle question, et peut-être un peu blessé de n'avoir pas produit un souvenir plus durable, à l'instant où l'empereur lui disait avec la brusquerie ordinaire de son interrogation: «Et vous, qui êtes-vous donc?» Grétry répondit avec un peu d'impatience: «Sire, toujours Grétry.» Depuis ce temps, l'empereur le reconnut parfaitement.
L'impératrice, au contraire, avait une mémoire admirable pour les noms et les petites circonstances particulières de chacun.
Les cercles se passèrent longtemps comme je viens de le conter. Plus tard, on y ajouta des concerts et des ballets, tels que ceux qu'on avait imaginés à l'occasion du couronnement, et ensuite des spectacles; je dirai tout cela dans son temps. Dans ces brillantes assemblées, l'empereur voulut qu'on donnât aux dames du palais des places particulières; ces petites préséances excitèrent de petites humeurs qui enfantèrent de grandes haines, comme il arrive dans les cours. La vanité est toujours, de toutes les faiblesses humaines, celle qui reprend le plus vite son métier.
À cette époque, l'empereur ne s'épargna aucune cérémonie; il les aimait, surtout parce qu'elles faisaient partie de ses créations; il les compliquait toujours un peu par sa précipitation naturelle, dont il avait peine à se défendre, et par la crainte extrême qu'on éprouvait que tout ne se fît point à sa fantaisie. Un jour, placé sur son trône, environné des grands officiers, des maréchaux et du Sénat, il reçut les révérences de tous les préfets et de tous les présidents des collèges électoraux. Dans une seconde audience qu'il donna aux premiers, il leur recommanda fortement d'exécuter la conscription: «Sans elle, leur dit-il (et ses paroles furent insérées dans le Moniteur), il ne peut y avoir ni puissance ni indépendance nationales.» Il nourrissait sans doute dès lors le projet de placer sur sa tête la couronne d'Italie, et sentait que ses projets devaient finir par allumer la guerre. D'ailleurs l'impossibilité de la descente en Angleterre, quoiqu'on en continuât les préparatifs, lui était démontrée, et bientôt il lui faudrait employer son armée, dont la présence pouvait être un poids pour la France. Il eut au milieu de cela une petite occasion d'humeur contre les Parisiens. Il avait ordonné à Chénier une tragédie qui pût être donnée à l'occasion du couronnement. Chénier avait traité le sujet de Cyrus, et le cinquième acte de son ouvrage représentait assez fidèlement, en effet, le couronnement de ce prince et la cérémonie de Notre-Dame. La pièce était médiocre, les applications commandées et trop indiquées. Le parterre parisien, toujours indépendant, siffla l'ouvrage et se permit même de rire au moment de l'installation sur le trône. L'empereur fut mécontent; il bouda mon mari, chargé de l'administration de ce théâtre, comme s'il eût dû lui répondre de l'approbation du public, et, dès lors, ce même public apprit par quel côté faible il pourrait se venger, au théâtre, du silence qui, partout ailleurs, lui était rigoureusement imposé.
Le Sénat donna aussi une belle fête; plus tard, le Corps législatif l'imita. Le 16, on en célébra une magnifique qui endetta la ville de Paris pour plusieurs années. Grand festin, feu d'artifice, bal, service de vermeil, et toilette de vermeil aussi, offerts à l'empereur et à l'impératrice, harangues, légendes flatteuses à outrance inscrites partout. On a beaucoup parlé des éloges prodigués à Louis XIV sous son règne; je suis sûre qu'en les réunissant tous ils ne feraient pas la dixième partie de ceux qu'a reçus Bonaparte. Je me rappelle que, dans une autre fête donnée encore à l'empereur par la ville quelques années après, comme on était à bout d'inscriptions, on inventa de mettre en lettres d'or, au-dessus du trône où il devait s'asseoir, ces paroles de l'Écriture: «Ego sum qui sum!» et personne ne s'en montra scandalisé.
La France, aussi, fut dévouée pendant ce temps aux fêtes et aux réjouissances, on frappa des médailles qui furent distribuées avec profusion. Enfin les maréchaux donnèrent aussi leur fête, dans la salle de l'Opéra. Cette fête coûta dix mille francs à chaque maréchal. On avait mis le théâtre de plain-pied avec la salle; les loges étaient décorées de gaze d'argent, éclairées de lustres brillants et ornées de femmes très parées; la famille impériale sur une estrade; on dansait dans cette grande enceinte. La profusion des fleurs et des diamants, la richesse des costumes, la magnificence de la cour donnèrent à cette fête beaucoup d'éclat. Il n'est pas une d'entre nous qui ne fît de grandes dépenses pour toutes ces cérémonies. On accorda aux dames du palais dix mille francs pour les en dédommager; cet argent fut loin de nous suffire. Les dépenses du couronnement se montèrent à quatre millions.
Les princes et les étrangers de marque qui se trouvaient à Paris faisaient une cour assidue à nos souverains, et, de son côté, l'empereur mettait assez de grâce à leur faire les honneurs de Paris. Le prince Louis de Bade était alors fort jeune, assez embarrassé de sa personne, et se mettant peu en évidence. Le prince primat était un homme de plus de soixante ans, aimable, gai, un tant soit peu bavard, connaissant bien la France et Paris, qu'il avait habité dans sa jeunesse, amateur des lettres, et lié avec les anciens académiciens. Ils étaient admis, et quelques autres encore, aux petits cercles qui se tenaient chez l'impératrice. Durant cet hiver, une ou deux fois par semaine, on invitait une cinquantaine de femmes et un bon nombre d'hommes à souper aux Tuileries. On s'y rendait à huit heures, dans une toilette recherchée, mais sans habit de cour. On jouait dans le salon du rez-de-chaussée qui est aujourd'hui celui de Madame. Quand Bonaparte arrivait, on passait dans une salle où des chanteurs italiens donnaient un concert qui durait une demi-heure; ensuite on rentrait dans le salon et on reprenait les parties; l'empereur allant et venant, causant ou jouant, selon sa fantaisie. À onze heures, on servait un grand et élégant souper; les femmes seules s'y asseyaient. Le fauteuil de Bonaparte demeurait vide; il tournait autour de la table, ne mangeait rien, et, le souper fini, il se retirait. À ces petites soirées étaient toujours invités les princes et princesses, les grands officiers de l'Empire, deux ou trois ministres et quelques maréchaux, des généraux, des sénateurs et des conseillers d'État avec leurs femmes. Il y avait là de grands assauts de toilettes; l'impératrice y paraissait toujours, ainsi que ses belles-soeurs, avec une parure nouvelle, et beaucoup de perles et de pierreries. Elle a eu dans son écrin pour un million de perles. On commençait alors à porter beaucoup d'étoffes lamées en or et en argent. Pendant cet hiver, la mode des turbans s'établit à la cour; on les faisait avec de la mousseline, blanche ou de couleur, semée d'or ou bien avec des étoffes turques très brillantes. Les vêtements peu à peu prirent aussi une forme orientale; nous mettions sur des robes de mousseline richement brodées, de petites robes courtes, ouvertes par devant, en étoffe de couleur, les bras, les épaules et la poitrine découverts. Souvent, pendant cette saison, il arriva que l'empereur, de plus en plus amoureux comme je le dirai plus bas, et cherchant à dissimuler sa préférence en s'occupant de toutes les femmes, semblait n'être à l'aise qu'au milieu d'elles; et chacun des hommes de la cour, s'apercevant que sa présence le gênait, se retirait dans un autre salon voisin de celui où on se tenait. Alors nous pouvions assez bien figurer un harem; j'en fis un soir la plaisanterie à Bonaparte; il était en belle humeur et s'en amusa; mais cela ne plut nullement à l'impératrice.
Pendant ce temps, le pape, qui vivait fort retiré le soir, employait ses matinées à visiter les églises, les hôpitaux et les établissements publics. Il alla officier à Notre-Dame, et une foule considérable fut admise à lui baiser les pieds. Il parcourut Versailles, les environs de Paris, fut reçu d'une manière touchante aux Invalides, et c'est alors qu'il commença à produire plus d'effet que l'empereur ne l'eût voulu.
J'entendais dire à cette époque que Sa Sainteté désirait fort de retourner à Rome. Je ne sais pourquoi l'empereur le retenait toujours, je n'en n'ai pas pu éclaircir le motif.
Le pape était toujours vêtu de blanc; il avait une robe de moine, parce que d'abord il avait été moine. Cette robe était de laine, et, par-dessus, une sorte de camisole en mousseline garnie de dentelle qui faisait un assez étrange effet. Sa calotte était de laine blanche.
À la fin de décembre, le Corps législatif fut ouvert en grande cérémonie; on s'y évertua en discours sur l'importance et le bonheur du grand événement qui venait de se passer; et on y fit encore un rapport beau et vrai de l'état prospère de la France.
Cependant, les demandes se multipliaient pour obtenir des places à la nouvelle cour; l'empereur accéda à quelques-unes. Il prit aussi des sénateurs parmi les présidents des collèges électoraux. Il fit Marmont colonel général des chasseurs à cheval, et il distribua le grand cordon de la Légion d'honneur à Cambacérès, à Lebrun, aux maréchaux, au cardinal Fesch, à MM. Duroc, de Caulaincourt, de Talleyrand, de Ségur, et à plusieurs ministres, au grand juge, à M. Gaudin et à M. Portalis, ministre des cultes. Ces nominations, ces faveurs, ces promotions tenaient tout le monde en haleine. Dès ce moment, le mouvement fut donné; on s'accoutuma à désirer, à attendre, à voir incessamment quelque nouveauté; chaque jour produisit un petit incident, inattendu dans le détail, mais prévu par l'habitude que nous prîmes tous de voir toujours quelque chose. Depuis, l'empereur a étendu à toute la nation, à toute l'Europe, ce système d'éveiller sans cesse l'ambition, la curiosité et l'espérance; ce n'a pas été un des secrets les moins habiles de son gouvernement.
CHAPITRE XI.
(1807.)
L'empereur amoureux.--Madame de X...--Madame de Damas.--Confidences de l'impératrice.--Intrigues de palais.--Murat est élevé au rang de prince.
L'impératrice ne pouvait s'empêcher de se plaindre secrètement quelquefois, en voyant que son fils n'avait aucune part aux promotions qui se faisaient journellement; mais elle avait le très bon goût de renfermer son mécontentement à cet égard, et Eugène conservait au milieu de cette cour une attitude naturelle et paisible qui lui faisait honneur, et qui contrastait avec la jalouse impatience de Murat. L'épouse de celui-ci harcelait sans cesse l'empereur, pour qu'il donnât enfin à son mari un rang qui le tirât de pair d'avec les maréchaux, parmi lesquels il s'irritait de se voir confondu. Pendant l'hiver, ce ménage sut habilement profiter de la faiblesse de l'empereur, et acquit des droits à ses dons en le servant soigneusement, comme nous allons le voir, dans ses nouvelles amours.
J'ai dit déjà qu'Eugène était assez occupé de madame de X... Cette jeune femme, alors âgée de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, était blonde et blanche; ses yeux bleus avaient toutes les impressions qu'elle voulait leur donner, hors celle de la franchise, parce que je crois que les habitudes de son caractère la portaient à une assez grande dissimulation. Son nez aquilin était un peu long, sa bouche charmante, ornée de belles dents qu'elle montrait beaucoup. Sa taille moyenne avait de l'élégance, mais manquait un peu d'embonpoint; son pied était petit, et elle dansait à merveille. Elle ne montrait pas un esprit bien remarquable, mais elle ne manquait point de finesse; elle était calme, un peu sèche, et difficile à émouvoir, et encore plus à troubler.
L'impératrice avait commencé par la traiter avec beaucoup de distinction; elle louait sa figure, approuvait toujours sa toilette, la cajolait de préférence à d'autres, à cause de son fils, et contribua peut-être à la faire remarquer à son époux. Celui-ci s'en occupa dès le voyage de Fontainebleau. Madame Murat, qui devina la première le goût naissant de son frère, chercha à s'emparer de la confiance de cette jeune femme, et elle y réussit assez pour la mettre promptement en défiance de l'impératrice. Murat, par suite, je crois, d'un arrangement très intérieur, feignait d'être amoureux de madame de X..., et donna ainsi le change pendant quelque temps aux observations de la cour.
L'impératrice, qui ne doutait pas de la nouvelle préoccupation de l'empereur, mais qui n'en pouvait deviner l'objet, soupçonna d'abord, comme je l'ai dit, la maréchale Ney, à qui, en effet, il adressait assez souvent la parole; et, pendant quelques jours, la pauvre maréchale devint l'objet des regards et de la mauvaise humeur de sa patronne. Je recevais, comme de coutume, la confidence de cette jalouse inquiétude, et je ne voyais rien encore qui la justifiât.
L'impératrice se plaignait à madame Louis Bonaparte de ce qu'elle appelait la perfidie de la maréchale; cette dernière fut sermonnée et interrogée; et, après avoir assuré qu'elle n'éprouvait réellement qu'une sorte de peur vis-à-vis de l'empereur, elle avoua qu'il avait paru quelquefois s'occuper d'elle, et que madame de X... lui avait fait son compliment sur la grande conquête qu'elle était au moment de faire. Ce récit éclaira tout à coup l'impératrice. Plus attentive, elle vit la vérité, découvrit que Murat ne feignait de l'amour que pour se charger de porter les déclarations de l'empereur. Elle trouva, dans la déférence qu'elle vit à Duroc pour madame de X..., une preuve des sentiments de son maître, et dans la conduite de madame Murat un plan assez bien ourdi contre sa propre tranquillité. Dès lors, on vit l'empereur plus souvent dans l'appartement de sa femme. Presque tous les soirs, il redescendait au rez-de-chaussée, et ses regards et quelques paroles instruisirent également et l'impératrice et l'objet de sa préférence. Si sa femme se rendait au spectacle dans une petite loge, car l'empereur n'aimait point qu'elle parût en public sans lui, il venait l'y joindre tout à coup; et, de jour en jour moins maître de lui, il paraissait plus occupé. Madame de X... conservait une apparence froide, mais elle usait de toutes les ressources de la coquetterie féminine. Sa toilette était de plus en plus recherchée, son sourire plus fin, ses regards plus manégés, et bientôt il fut assez facile de deviner tout ce qui se passait. L'impératrice soupçonna que madame Murat avait favorisé chez elle de secrètes entrevues. Elle m'assura un peu plus tard qu'elle en avait la certitude. Alors elle éclata en plaintes et en larmes selon sa coutume, et je me vis encore une fois obligée de recevoir des confidences qui me compromettaient, et de recommencer des sermons qui n'étaient guère écoutés.
L'impératrice voulut tenter des explications qui furent très mal reçues. Son mari prit de l'humeur, la traita durement, lui reprocha de s'opposer à ses moindres distractions, lui imposa silence, et, tandis qu'en public elle dévorait ses peines et paraissait triste et abattue, lui, gai, ouvert, animé plus que nous ne l'avions vu encore, s'occupait de nous toutes, et nous prodiguait les expressions de sa sauvage galanterie. Dans ces réunions chez l'impératrice dont j'ai parlé tout à l'heure, il paraissait en vrai sultan. Il se plaçait à une table de jeu, faisait appeler pour sa partie assez ordinairement sa soeur Caroline, madame de X... et moi; et, tenant à peine les cartes, il commençait avec nous des dissertations, sentimentales à sa manière, où il mettait plus d'esprit que de sensibilité, quelquefois du mauvais goût, mais assez d'exaltation. Dans ces entretiens, madame de X..., fort réservée et craignant peut-être que je ne la découvrisse, ne répondait que par monosyllabes. Madame Murat y prenait peu d'intérêt, marchant à son but et se souciant peu du détail. Quant à moi, ces conversations m'amusaient, et j'y répondais avec toute la liberté d'esprit dont j'avais l'avantage sur ces trois autres personnes plus ou moins préoccupées. Quelquefois, sans nommer qui que ce fût, Bonaparte commençait à disserter sur la jalousie, et alors il était facile de voir quelles applications il voulait faire à sa femme; je le comprenais et je la défendais de mon mieux, gaiement, et en évitant de la désigner; et alors je voyais assez clairement que madame de X... et madame Murat m'en savaient mauvais gré.
Dans ces soirées, madame Bonaparte, jouant assez tristement à un autre bout du salon, nous regardait de loin, et souffrait de ces entretiens qui l'inquiétaient toujours. Quoiqu'elle eût bien des raisons de compter sur moi, comme elle était naturellement défiante, quelquefois elle craignait que je ne la sacrifiasse à l'envie de plaire à l'empereur, et, du moins, elle me savait mauvais gré de ne pas témoigner un blâme pour sa conduite. Tantôt elle me demandait d'aller le trouver et de lui parler fortement sur le tort qu'elle prétendait que sa nouvelle liaison lui faisait dans le monde; tantôt elle m'engageait à faire épier madame de X... dans sa propre maison, où elle savait que Bonaparte se rendait quelquefois le soir; ou bien elle me faisait écrire, en sa présence, des lettres anonymes pleines de reproches, que je composais devant elle pour lui plaire, et pour qu'elle ne les fît pas faire à d'autres, et que j'avais soin de brûler, après l'avoir assurée que je les avais envoyées. Ses domestiques affidés étaient employés à découvrir les preuves de ce qu'elle cherchait. Des ouvriers de marchands favoris étaient dans sa confidence, et je souffrais d'autant plus de ces imprudences, que j'appris peu après que madame Murat mettait sur mon compte les découvertes que faisait l'impératrice, et m'accusait d'un assez vilain métier, dont assurément je n'étais nullement capable.
Madame Bonaparte souffrait d'autant plus que son fils éprouvait un chagrin assez vif de ce qui se passait. Madame de X..., qui, d'abord, par coquetterie, goût ou vanité, l'avait assez bien écouté, depuis sa nouvelle et plus éclatante conquête, évitait jusqu'aux moindres apparences d'aucune relation avec lui. Peut-être se vantait-elle à l'empereur de l'amour qu'elle inspirait à Eugène. Ce qui est certain, c'est que ce dernier était froidement traité par son beau-père. L'impératrice s'en montrait irritée; madame Louis s'en affligeait, mais dissimulait ses secrètes impressions, Eugène souffrait et se renfermait dans une apparence calme qui donnait heureusement peu de prise sur lui.
On voit que, dans tout cela, se retrouvait encore la haine éternelle des Bonapartes et des Beauharnais, dans laquelle il était de ma destinée, quelque modérée que je fusse, de me voir toujours froissée. J'ai bien fait cette expérience, c'est que tout, ou presque tout, est hasard dans les cours. La prudence humaine n'est point de force à s'y défendre, et je ne sais pas de moyens d'échapper aux interprétations, à moins que le souverain lui-même ne se montre point accessible aux soupçons; mais, loin de là, l'empereur accueillait tous les rapports, et même avait une sorte de crédulité pour accepter tous ceux qui étaient malveillants, de quelque genre qu'ils fussent. Le plus sûr moyen d'acquérir sa faveur était de lui conter tous les on dit, de lui dénoncer toutes les conduites; voilà pourquoi M. de Rémusat, placé très près de lui, ne l'a jamais obtenue; c'est qu'il s'est refusé à ce métier que Duroc lui indiquait souvent.
Un soir, l'empereur, outré d'une scène violente qu'il avait eue avec sa femme et dans laquelle, poussée à bout, celle-ci lui avait déclaré qu'elle finirait par défendre à madame de X... l'entrée de son appartement, s'adressa à M. de Rémusat et se plaignit de ce que je n'employais pas le crédit que j'avais sur elle à modérer la vivacité de ses imprudences. Il finit par lui dire qu'il voulait m'entretenir en particulier, et que je n'avais qu'à lui demander une audience. M. de Rémusat me rendit cet ordre, et, en effet, dans la journée du lendemain, je demandai l'audience qui fut fixée à la matinée suivante.
On avait préparé une grande chasse pour ce jour-là. L'impératrice était partie d'avance avec les princes étrangers et attendait l'empereur au bois de Boulogne; j'arrivai comme l'empereur allait monter en voiture, sa suite était toute rassemblée; il rentra dans son cabinet pour me recevoir, au grand étonnement de la cour, pour qui tout faisait événement.
Il commença par se plaindre amèrement du trouble de son intérieur, il se déchaîna contre les femmes en général, et contre la sienne surtout. Il me reprocha de favoriser son espionnage, et m'accusa de mille faits qui m'étaient étrangers, suite des rapports qu'on lui avait faits. Je reconnus dans ses récits les mauvais offices de madame Murat, et ce qui me fit le plus de peine, c'est que je démêlai aussi que l'impératrice, pour appuyer ses plaintes, m'avait quelquefois nommée et, m'avait prêté ce qu'elle avait dit ou pensé. Cela, et les paroles de l'empereur, m'émut un peu, et les larmes me vinrent aux yeux. L'empereur, qui s'en aperçut, repoussa rudement la peine qu'il me faisait, avec cette phrase qui lui était ordinaire et que j'ai déjà citée: «Les femmes ont toujours deux moyens habiles de faire effet: le rouge et les larmes.» Dans ce moment, ces paroles prononcées avec un ton ironique, et dans l'intention de me déconcerter, produisirent l'effet contraire; elles m'irritèrent et me donnèrent la force de lui répondre: «Non, sire, il arrive aussi que, lorsqu'on est injustement accusée, on ne peut s'empêcher de pleurer d'indignation.»
Il faut rendre cette justice à l'empereur, c'est qu'il n'était guère frappé d'une manière fâcheuse pour vous quand on lui montrait quelque fermeté, soit que, n'en rencontrant pas souvent dans les autres, il fût moins préparé à y répondre, soit que la justesse de son esprit approuvât ce qu'on avait ressenti justement.
Le sentiment un peu vif que j'éprouvais ne lui déplut pas. «Si vous n'approuvez point, me dit-il, l'inquisition qu'exerce contre moi l'impératrice, comment n'avez-vous pas assez de crédit sur elle pour la retenir? Elle nous humilie tous deux par l'espionnage dont elle m'environne; elle fournit des armes à ses ennemis. Puisque vous êtes dans sa confidence, il faut que vous m'en répondiez, et je me prendrai à vous de toutes ses fautes.» Il s'égaya un peu en prononçant ces mots; alors je lui représentai que j'aimais tendrement l'impératrice, que j'étais incapable de la guider dans une route inconvenante; mais qu'on ne pouvait guère avoir de crédit sur une personne passionnée. Je lui dis encore qu'il ne mettait nulle adresse dans sa manière d'agir avec elle, que soit qu'elle le soupçonnât à tort ou à raison, il la brusquait, et la traitait trop rudement.
Je n'osais pas blâmer l'impératrice dans ce que sa conduite avait de réellement blâmable, parce que je savais qu'il ne manquerait pas de rapporter à sa femme tout ce que j'aurais dit. Je finis par l'assurer que, pendant quelque temps, je me tiendrais à l'écart du palais, et qu'il verrait si les choses en iraient mieux. Alors, il entreprit de me prouver «qu'il n'était ni ne pouvait être amoureux, qu'il n'avait-pas plus regardé madame de X... qu'une autre; que l'amour était fait pour des caractères autres que le sien, que la politique l'absorbait tout entier; qu'il ne voulait nullement dans sa cour de l'empire des femmes, qu'elles avaient fait tort à Henri IV et à Louis XIV; que son métier, à lui, était bien plus sérieux que celui de ces princes, et que les Français étaient devenus trop graves pour pardonner à leur souverain des liaisons affichées et des maîtresses en titre».
Il parla un peu légèrement de la conduite passée de sa femme, ajoutant qu'elle n'avait pas le droit de se montrer sévère. Je crus pouvoir l'arrêter sur ce discours, et il ne s'en fâcha point. Enfin il me questionna sur les gens qui servaient d'espions à l'impératrice; je lui répondis toujours que je n'en connaissais point. Là-dessus, il me reprocha de ne pas lui être assez dévouée. J'essayai de lui prouver que je lui étais plus sincèrement attachée que ceux qui lui rapportaient tant de petites choses peu dignes d'être écoutées. Cette conversation se termina mieux qu'elle n'avait commencé; je crus voir que je lui avais laissé une assez bonne impression sur moi.
L'entretien avait été fort long. L'impératrice, qui s'ennuyait au bois de Boulogne, avait envoyé un valet à cheval pour savoir ce qui arrêtait son époux. On lui avait rapporté qu'il était enfermé avec moi. Son inquiétude devint très vive; elle revint aux Tuileries; et, comme elle ne m'y trouva plus, elle envoya chez moi madame de Talhouet, chargée de s'informer de ce qui s'était passé. Pour obéir aux ordres de l'empereur, je répondis qu'il n'avait été question que de demandes relatives à M. de Rémusat.
Le soir, le général Savary donnait un petit bal où l'empereur avait promis d'assister. Pendant cet hiver, il cherchait toutes les occasions de réunions; il s'y montrait gai, et même y dansait un peu, et assez gauchement. J'arrivai chez madame Savary, un peu avant la cour; je vis venir au-devant de moi le grand maréchal Duroc, qui me donna le bras jusqu'à ma place; le maître de la maison me fit nombre de politesses. La longue audience que j'avais eue le matin donnait à penser; on me soignait comme une personne en faveur, ou dans les grandes confidences. Je souriais intérieurement de ces précautions de courtisans. L'empereur arriva avec sa femme; en parcourant le cercle, il s'arrêta devant moi, et me parla d'une manière obligeante. L'impératrice avait les yeux sur nous, et mourait d'inquiétude; madame Murat paraissait surprise, madame de X..., un peu troublée. Tout cela m'amusait; je ne prévis pas ce qui allait en résulter. Le lendemain, l'impératrice me fit mille questions auxquelles je n'eus garde de répondre; elle se blessa, prétendit que je la sacrifiais à l'empereur, que j'allais du côté du crédit, que je ne l'aimais pas mieux qu'une autre; elle m'affligea profondément. Je rapportais à mon excellente mère tous mes secrets chagrins; j'acquérais une pénible expérience, et j'étais encore assez jeune pour que ce ne fût pas sans verser des larmes. Ma mère me consolait et me conseillait de me tenir à l'écart, ce que je fis; mais cela ne me servit guère. L'empereur ne manqua point de me faire parler, et de s'appuyer des opinions qu'il me prêta, en reprochant à sa femme ses imprudences; l'impératrice me traita froidement; je vis qu'elle évitait de me parler, et, de mon côté, je crus ne pas devoir chercher ses confidences.
L'empereur, qui aimait à brouiller, voyant notre refroidissement, ne m'en traita que mieux; mais madame de X..., à qui on avait persuadé qu'elle ne devait pas m'aimer, inquiète de cette petite faveur dans laquelle je paraissais être, peut-être me faisant l'honneur d'un peu de jalousie, chercha les moyens de me nuire, et, comme toutes les choses de ce monde ne s'arrangent que trop bien, quand il s'agit du mal, elle en trouva une occasion qui lui réussit parfaitement.
D'un autre côté, Eugène et madame Louis se persuadèrent que j'avais trahi leur mère en la dénonçant, et cela par suite de l'ambition de mon mari, qui aimait mieux la faveur du maître que celle de la maîtresse. M. de Rémusat se tenait fort étranger à toutes ces manoeuvres, mais, en fait d'ambition, auprès des habitants des cours, ce qui est vraisemblable est toujours vrai. Eugène, qui avait de l'amitié pour mon mari, s'éloigna de lui. Comme courtisans, notre situation n'eût pas été mauvaise, mais nous n'étions qu'honnêtes gens, nous prîmes, l'un et l'autre, du chagrin, et nous ne voulûmes faire aucun profit honteux.
Il me reste à dire comment madame de X... parvint à frapper le dernier coup. Parmi les personnes avec lesquelles, ma mère et moi, nous étions liées était madame la comtesse Charles de Damas, dont la fille mariée au comte de Vogué était l'amie de ma soeur, et en assez intime relation avec moi. Madame de Damas avait des opinions royalistes fort exaltées; elle les énonçait assez imprudemment, et même on l'avait accusée, après l'événement du 3 nivôse (la machine infernale), d'avoir caché des chouans qui se trouvaient compromis. Dans l'automne de 1804, madame de Damas ayant été dénoncée pour quelques mauvais propos, fut exilée à quarante lieues de Paris. Cette sévérité mit au désespoir la mère et la fille près d'accoucher. Témoin de leurs larmes et partageant leur peine, je portai à l'impératrice mon chagrin; elle en parla à son mari, qui voulut bien m'écouter, et qui finit par m'accorder la révocation de son arrêt. Madame de Damas, vive et tendre, proclama le service que je lui avais rendu, et enchaînée par la reconnaissance qu'elle devait à l'impératrice, effrayée du danger qu'elle avait couru, devint plus prudente dans ses paroles. Elle ne me parlait jamais des affaires publiques, et ménageait ma situation, comme je respectais ses sentiments. Il se trouva qu'elle avait une ennemie dans la marquise de..., celle qui avait fait tant de bruit à la cour et dans le monde d'autrefois par la vivacité de ses reparties. Madame de... était bien avec madame de X... Elle parvint à pénétrer sa liaison avec l'empereur; elle en arracha la confidence, et son esprit actif et un peu intrigant voulut diriger madame de X... dans la conduite que devait tenir la maîtresse d'un souverain. Il fut question de moi entre elles; et madame de..., voyant éternellement les intrigues de Versailles dans les incidents de la cour de l'empereur, s'imagina vraisemblablement que j'avais le projet de supplanter la nouvelle favorite. Comme on m'accordait un peu d'esprit dans le monde, et que la réputation de ma mère sur ce point paraît fort la mienne, on en conclut que je devais être portée à l'intrigue. Madame de..., voulant jouer un tour à madame de Damas et me faire tort tout en même temps, parla d'elle à madame de X... comme d'une personne plus exaltée que jamais dans son royalisme, prête à entretenir des correspondances secrètes, et profitant de l'indulgence qu'on lui avait témoignée pour agir contre l'empereur autant qu'elle le pourrait. Ma liaison avec elle fut présentée comme plus intime encore qu'elle ne l'était. Tous ces discours, rapportés à l'empereur, l'aigrirent contre moi; il cessa de m'appeler à son jeu et de me parler; il ne me fit inviter à aucune des chasses ou des parties de la Malmaison qu'on faisait de temps en temps, et je fus bientôt en disgrâce, sans pouvoir deviner quelle en était la cause; car j'avais vécu assez renfermée et solitaire, ma santé s'altérant beaucoup. Mon mari et moi, nous étions trop unis pour que la défaveur ne fût pas pour l'un comme pour l'autre, et, maltraités tous deux, nous ne comprenions rien à ce qui nous arrivait.
Le refroidissement de l'empereur me rendit la confiance de sa femme, qui me reprit avec la même légèreté qu'elle m'avait quittée, et sans explications. Je commençais à la connaître assez pour en comprendre l'inutilité. Elle me découvrit le secret de l'humeur de l'empereur, et sut de lui-même que c'était par madame de... et madame de X... que ces dénonciations lui étaient arrivées. Il en était venu au point d'avouer à sa femme qu'il était amoureux, et de lui signifier qu'on le laissât tranquille dans sa liaison, ajoutant, pour la tranquilliser, que ce serait une fantaisie passagère qu'on irriterait en la tourmentant, et qui durerait d'autant moins qu'on la laisserait aller.
L'impératrice avait donc pris, à peu près, le parti de la résignation; seulement elle n'adressait point la parole à madame de X..., mais celle-ci ne s'en souciait guère, et voyait avec une indifférence un peu impudente les troubles dont elle était la cause. D'ailleurs, dirigée par madame Murat, elle satisfaisait les goûts de l'empereur en lui disant beaucoup de mal d'une infinité de personnes. Sa faveur a fait assez de victimes, et a encore aigri le caractère si naturellement soupçonneux de l'empereur.
Je pris le parti de le voir, quand je sus le nouveau tort dont j'étais accusée; mais, cette fois, toute sa manière fut sévère avec moi. Il me reprocha de n'être liée qu'avec ses ennemis, d'avoir soutenu les Polignac, de me faire l'agent des aristocrates. «Je voulais faire de vous, me dit-il, une grande dame, élever très haut votre fortune; mais tout cela ne peut être le prix que d'un dévouement absolu. Il faut que vous rompiez avec vos anciennes liaisons, que, la première fois que madame de Damas sera chez vous, vous la fassiez mettre à la porte de votre salon, en lui signifiant que vous ne pouvez vivre avec mes ennemis, et, alors, je croirai à votre attachement.» Je n'essayai point de lui démontrer combien cette manière d'agir était étrangère à mes habitudes; mais je m'engageai à voir moins souvent madame de Damas, dont j'entrepris pourtant de justifier la conduite, du moins depuis la grâce qu'elle avait obtenue. Il me traita fort mal, il était profondément prévenu. Je vis que je ne pouvais espérer que du temps qu'il fût détrompé.
Peu de jours après, madame de Damas fut de nouveau exilée. Elle était assez malade et au lit; l'empereur lui envoya Corvisart pour avérer si, en effet, elle ne pouvait pas être transportée. Corvisart était mon ami, et il se prêta à répondre comme je le désirais; mais, enfin, sa santé se remit, et elle quitta Paris. Elle n'a pu y revenir que longtemps après. Je n'allai plus chez elle, elle ne vint plus chez moi; mais elle m'a toujours conservé de l'amitié, et comprit fort bien les motifs de la conduite que je fus forcée de tenir avec elle. Le comte Charles de Damas, rentré des pays étrangers, loyal, simple, et moins imprudent que sa femme, ne fut jamais tourmenté par la police, qui surveilla toujours madame de Damas. Mais, quelques années plus tard, l'empereur fit signifier à madame de Vogué qu'elle devait se faire présenter; ce fut sous le règne de l'archiduchesse.
Cependant les Bonapartes triomphaient; Eugène, l'objet de leur perpétuelle jalousie, était réellement maltraité, et donnait une secrète inquiétude à l'empereur. Tout à coup, vers la fin de janvier, par le temps le plus rigoureux, il reçut l'ordre de partir pour l'Italie avec son régiment. Cet ordre devait être exécuté dans les vingt-quatre heures. Eugène ne douta point que sa disgrâce ne fût complète. Madame Bonaparte la crut l'ouvrage de madame de X...; elle pleura beaucoup, mais son fils exigea d'elle positivement qu'elle ne fît aucune réclamation. Il prit congé de l'empereur qui le traita froidement, et, le lendemain, nous apprîmes que le régiment des guides de la garde était parti, son colonel en tête, marchant avec lui, malgré la saison, à petites journées.
Madame Louis Bonaparte, me parlant de cette rigueur, jouissait pourtant de la soumission de son frère. «Si l'empereur, me disait-elle, avait exigé pareille chose d'un des siens, vous verriez le bruit et les réclamations; mais, ici, il n'a été prononcé aucune parole, et je crois que Bonaparte sera frappé de cette obéissance.» Il le fut en effet, et surtout de la maligne joie de ses frères et soeurs. Il aimait à déjouer; il avait éloigné son beau-fils dans un mouvement de jalousie, mais il voulut aussitôt récompenser sa bonne conduite, et, le 1er février 1805, le Sénat reçut deux lettres de l'empereur.8 Dans l'une, il annonçait l'élévation du maréchal Murat au rang de prince, grand amiral de l'Empire; c'était la récompense de ses complaisances récentes, et le résultat des fréquentes intercessions de madame Murat. Dans l'autre lettre, qui était affectueuse et flatteuse pour le prince Eugène, celui-ci était créé archichancelier d'État; c'était encore une des grandes charges de l'Empire. Eugène apprit cette promotion à quelques lieues de Lyon, où le courrier le trouva à cheval, devant son régiment, couvert de la neige qui tombait par torrents.
Note 8: (retour) Voici les deux messages que l'empereur adressait, le même jour, 12 pluviôse an XIII (1er février 1805) au Sénat conservateur: «Sénateurs, nous avons nommé grand amiral de l'Empire notre beau-frère, le maréchal Murat. Nous avons voulu reconnaître, non seulement les services qu'il a rendus à la patrie et l'attachement particulier qu'il a montré à notre personne dans toutes les circonstances de sa vie, mais rendre aussi ce qui est dû à l'éclat et à la dignité de notre couronne, en élevant au rang de prince une personne qui nous est de si près attachée par les liens du sang.--Sénateurs, nous avons nommé notre beau-fils, Eugène Beauharnais, archichancelier d'État de l'Empire. De tous les actes de notre pouvoir, il n'en est aucun qui soit plus doux à notre coeur. Élevé par nos soins et sous nos yeux, depuis son enfance, il s'est rendu digne d'imiter, et, avec l'aide de Dieu, de surpasser, un jour, les exemples et les leçons que nous lui avons donnés. Quoique jeune encore, nous le considérons, dès aujourd'hui, par l'expérience que nous en avois faite dans les plus grandes circonstances, comme un des soutiens de notre trône et un des plus habiles défenseurs de la patrie. Au milieu des sollicitudes et des amertumes du haut rang où nous sommes placé, notre coeur a eu besoin de trouver des affections douces dans la tendresse et la consolante amitié de cet enfant de notre adoption; consolation nécessaire sans doute à tous les hommes, mais plus éminemment à nous, dont tous les instants sont dévoués aux affaires des peuples. Notre bénédiction paternelle accompagnera ce jeune prince dans toute sa carrière, et, secondé par la Providence, il sera un jour digne de l'approbation de la postérité.» (P. R.)Avant de parler du grand événement qui nous donna un spectacle nouveau, et qui, sans doute, fut la cause de la guerre qui éclata dans l'automne de cette année, l'adjonction de la couronne d'Italie à celle de France, je veux terminer tout ce qui a rapport à madame de X...
Elle paraissait de plus en plus l'objet de la préoccupation de l'empereur, et, à mesure qu'elle était plus sûre de son empire, elle négligeait davantage d'observer sa conduite à l'égard de l'impératrice, et semblait s'amuser de ses peines. La cour fit un petit voyage à la Malmaison, où la contrainte fut plus que jamais mise de côté. L'empereur, au grand étonnement de ceux qui le voyaient, se promenait dans les jardins avec madame de X... et la jeune madame Savary, dont on ne craignait ni les rapports, ni la surveillance, et donnait à ses affaires moins de temps que de coutume. L'impératrice demeurait dans sa chambre, répandant beaucoup de larmes, dévorée d'inquiétude, ne rêvant plus que maîtresses en titre, que disgrâce, oubli d'elle-même, et peut-être à la fin divorce, objet toujours renaissant de ses inquiétudes. Elle n'avait plus la force de faire des scènes inutiles; mais seulement sa tristesse déposait pour sa souffrance secrète et finit par toucher son époux. Soit qu'elle réveillât la tendresse qu'il lui portait, soit que son amour satisfait s'affaiblît peu à peu, soit enfin qu'il fût honteux du pouvoir que ce sentiment exerçait sur lui, il arriva enfin ce que précisément il avait prévu lui-même. Tout à coup, se trouvant seul avec sa femme, un jour, et la voyant prête à pleurer sur quelques mots qu'il lui adressait, il reprit avec elle le ton affectueux qu'il avait quelquefois, et, la mettant dans la plus intime confidence de tout ce qui s'était passé, il lui avoua qu'il avait été fort amoureux, mais que cela était fini. Il ajouta qu'il croyait s'apercevoir qu'on avait voulu le gouverner; il lui confia que madame de X... lui avait fait une foule de révélations assez malignes; il poussa ses aveux jusqu'à des confidences intimes qui manquaient à toutes les lois de la plus simple délicatesse, et finit par demander à l'impératrice de l'aider à rompre une liaison qui ne lui plaisait plus.
L'impératrice n'était nullement vindicative; cette justice lui doit être rendue. Dès qu'elle vit qu'elle n'avait plus rien à craindre, son courroux s'éteignit. Charmée, d'ailleurs, d'être hors de son inquiétude, elle ne s'avisa d'aucune sévérité envers l'empereur, et redevint pour lui cette épouse facile et indulgente qui lui pardonnait toujours à si bon marché. Elle s'opposa à ce qu'aucun éclat fût fait à cette occasion, et même assura son mari que, s'il allait changer de manières avec madame de X..., elle, de son côté, en changerait aussi, et s'efforcerait de la soutenir, et de couvrir le tort qu'un tel éclat pourrait lui faire dans le monde. Elle se réserva seulement le droit d'un entretien avec elle. Et, en effet, la faisant venir, elle lui parla assez sincèrement, lui représenta le risque qu'elle avait couru, voulut mettre sur le compte de sa jeunesse et de son imprudence les apparences de sa légèreté, et, lui recommandant plus de prudence à l'avenir, elle lui promit l'oubli du passé.
Dans cette conversation, madame de X... se montra parfaitement maîtresse d'elle-même; niant avec sang-froid qu'elle méritât de pareils avertissements, ne laissant voir aucune émotion, encore moins aucune reconnaissance, et, devant toute la cour qui eut pendant quelque temps les yeux sur elle, elle conserva une attitude froide et contenue, qui prouva que son coeur n'était pas fortement intéressé à la liaison qui venait de se rompre, et aussi qu'elle avait un empire remarquable sur ses secrètes impressions, car il est bien difficile de ne pas croire qu'au moins sa vanité ne fût profondément blessée. L'empereur, qui, je l'ai déjà dit, craignait pour lui les apparences du moindre joug, mit une sorte d'affectation à faire paraître que celui sous lequel il avait plié un moment, était rompu. Il oublia, à l'égard de madame de X..., jusqu'aux démonstrations de la politesse; il ne la regardait plus, parlait d'elle légèrement, soit à madame Bonaparte qui ne pouvait se refuser au plaisir de répéter ce qu'il disait, soit à quelques-uns des hommes qui étaient dans son intimité, s'appliquant à présenter ses sentiments comme une fantaisie passagère, dont il racontait les différentes phases avec une sincérité peu décente. Il rougissait d'avoir été amoureux, parce que c'était avouer qu'il avait été soumis à une puissance supérieure à la sienne.
Cette conduite me convainquit de cette vérité que souvent j'avais adressée à l'impératrice pour la consoler: c'est qu'il pouvait être beau et satisfaisant d'être la femme d'un tel homme, et que, du moins, l'orgueil y trouvait des occasions de jouissances, mais qu'il serait toujours pénible et infructueux d'être sa maîtresse, et qu'il n'était pas de nature à dédommager une femme faible et sensible des sacrifices qu'elle lui ferait, ou à laisser à une femme ambitieuse les moyens d'exercer son pouvoir.
Avec madame de X..., tomba encore, pour ce moment, le crédit des Bonapartes et de Murat; car l'empereur, rendu à sa femme, reprit sa confiance en elle, et alors il apprit d'elle toutes les petites intrigues dont elle avait été la victime, et dont lui-même avait été l'objet. Je regagnai quelque chose à ce changement; cependant l'impression donnée ne s'effaça point tout à fait, et il conserva toujours l'idée que M. de Rémusat et moi étions incapables de cette sorte de dévouement qu'il exigeait, et qui demande le sacrifice des goûts et des convenances. Peut-être avait-il raison de prétendre à celui des goûts, et faudrait-il renoncer à vivre dans une cour, lorsqu'on n'y apporte pas l'intention d'en faire le cercle unique de ses pensées et de ses actions. Mais ni mon mari ni moi n'avions en nous-mêmes ce qui donne une telle disposition. J'ai toujours eu besoin de m'attacher par les sentiments là où je suis forcée de vivre, et mon coeur, à cette époque, était déjà trop froissé pour que je ne trouvasse pas de la contrainte aux devoirs qui m'étaient imposés. L'empereur commençait à n'être plus pour moi l'homme que j'avais rêvé; il m'inspirait déjà plus de crainte que d'intérêt, et, à mesure que j'étais plus attentive à lui obéir, je sentais que mon âme blessée se repliait sur des illusions détruites, et souffrait d'avance des vérités qu'elle pressentait. Le mouvement du sol sur lequel nous marchions nous troublait, M. de Rémusat et moi, et lui surtout se voyait avec résignation, mais avec dégoût, dévoué à une vie qui lui déplaisait extrêmement.
Quand je me rappelle ces agitations, combien je me trouve heureuse, aujourd'hui, de voir mon mari, paisible et satisfait, à la tête de l'administration d'une belle province, remplissant dignement les devoirs d'un bon citoyen, utile à son pays9! Quel plus digne emploi des facultés d'un homme éclairé dans son esprit, noble dans ses sentiments! quel contraste avec ce métier si dangereux, si minutieux, si près du ridicule, qu'il faut exercer dans les cours, et cela sans se donner un instant de relâche! Et je dis dans les cours, car elles se ressemblent toutes. Sans doute, la différence du caractère des souverains influe sur l'existence des gens qui l'entourent; il y a des nuances entre le service exigé par Louis XIV, notre roi Louis XVIII, l'empereur Alexandre, ou Bonaparte. Mais, si les maîtres diffèrent, les courtisans sont partout les mêmes; les passions restent semblables, puisque la vanité en est toujours le secret mobile. Les jalousies, le désir de supplanter, la crainte de se voir arrêter dans son chemin, les préférences, tout cela donne et donnera toujours les mêmes agitations, et je suis intimement convaincue, pour le passé comme pour l'avenir, qu'un homme, vivant dans un palais, qui veut y conserver les facultés de penser et de sentir, y doit être presque continuellement malheureux.
Vers la fin de cet hiver, notre cour fut encore augmentée. Un nombre infini de personnes, parmi lesquelles j'en pourrais nommer qui se montrent aujourd'hui très implacables envers ceux qui ont servi l'empereur, se pressaient alors pour obtenir sa faveur. L'impératrice, M. de Talleyrand et M. de Rémusat recevaient des demandes et présentaient à Bonaparte des listes considérables, qui le faisaient sourire, quand il voyait sur la même colonne les noms de certains hommes jusque-là libéraux dans leurs opinions, de militaires qui avaient paru jaloux de son élévation, et de gentilshommes qui, après s'être moqués de ce qu'ils appelaient nos parades royales, sollicitaient tous la préférence, pour en faire partie. On accéda à quelques demandes. Mesdames de Turenne, de Montalivet, de Bouillé, Devaux et Marescot furent nommées dames du palais; MM. Hédouville, de Croÿ, de Mercy d'Argenteau, de Tournon et de Bondy, chambellans de l'empereur; MM. de Béarn, de Courtomer, et le prince de Gavre, chambellans de l'impératrice; M. de Canisy, écuyer; M. de Beausset, préfet du palais, etc.
Cette cour nombreuse se trouva bientôt composée d'éléments étrangers les uns aux autres, mais tous nivelés par la crainte du maître. Il y avait peu de rivalités entre les femmes; elles ne se connaissaient point, ne se liaient point entre elles; madame Bonaparte les traitait toutes également; madame de la Rochefoucauld, légère et facile, ne se montrait jalouse d'aucun crédit. La dame d'atours n'était que bonne et silencieuse. Je reculais de jour en jour devant l'amitié un peu dangereuse de l'impératrice, et il faut en convenir, en général, la partie de la cour qui l'environnait, grâce à l'égalité de son caractère et à l'aménité de ses manières, n'a guère éprouvé de troubles et de jalousies.
Il n'en fut pas de même autour de l'empereur; mais c'est que lui-même cherchait à entretenir l'inquiétude. Par exemple, M. de Talleyrand, après avoir un peu nui à la position de M. de Rémusat, non par aucune intention personnelle, mais pour satisfaire les nouveaux venus à qui mon mari inspirait de la jalousie, se trouvant ensuite en relation avec lui, commença à l'apprécier ce qu'il valait, et à lui montrer quelque intérêt. Bonaparte s'en aperçut, et, comme l'ombre d'une liaison l'effarouchait, et que, sur ce point, ses précautions étaient minutieuses, prenant une fois avec mon mari un ton de bonhomie qui ne lui était pas ordinaire:
«Prenez-y garde, lui dit-il, M. de Talleyrand semble se rapprocher de vous; mais j'ai la certitude qu'il vous veut du mal.--Et pourquoi M. de Talleyrand me voudrait-il du mal?» me disait mon mari, en me rapportant ces paroles. Et cependant, sans en comprendre les motifs, cela nous mettait en défiance, et c'est tout ce qu'on avait voulu.
Voilà donc, à peu près, l'état de la cour de l'empereur au printemps de 1805. Maintenant, je vais revenir sur mes pas, et rendre compte des grandes déterminations prises, relativement à la couronne d'Italie.