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Mémoires de madame de Rémusat (2/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat

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CHAPITRE XV.

(1805.)

Bataille d'Austerlitz.--L'empereur Alexandre.--Négociations.--Le prince Charles.--M. d'André.--Disgrâce de M. de Rémusat.--Duroc.--Savary.--Traité de paix.

L'arrivée de l'armée russe, et la rigueur des conditions imposées par le vainqueur, avaient déterminé l'empereur d'Autriche à tenter encore une fois la voie des armes. Ayant donc rassemblé ses forces et joint l'empereur Alexandre, il attendait Bonaparte qui marchait de son côté pour le rencontrer. Ces deux armées immenses se joignirent en Moravie, près du petit village d'Austerlitz, jusque alors inconnu, et devenu à jamais célèbre par une si mémorable victoire. Ce fut le 1er décembre que Bonaparte résolut de livrer bataille le lendemain, anniversaire de son couronnement.

Le prince Dolgorouki avait été envoyé à notre quartier général par le czar, pour offrir des propositions de paix qui, si l'empereur a dit vrai dans ses bulletins, ne pouvaient guère être écoutées par un vainqueur, maître de la capitale de son ennemi. À l'en croire, on exigeait la reddition de la Belgique, et que la couronne de Fer passât sur une autre tête. On fit parcourir à l'envoyé une partie de l'armée qu'on avait, exprès, laissée dans le désordre, et il fut trompé, et trompa les empereurs dans les récits qu'il leur fit.

Le bulletin, qui rend compte de ces deux journées du 1er et du 2 décembre, rapporte que l'empereur, vers le soir, rentrant dans son bivouac, dit: «Voilà la plus belle soirée de ma vie. Mais je regrette de penser que je perdrai bon nombre de ces braves gens. Je sens, au mal que cela me fait, qu'ils sont véritablement mes enfants; et en vérité, je me reproche ce sentiment, car je crains qu'il puisse me rendre inhabile à faire la guerre.»

Le lendemain, en haranguant ses soldats: «Il faut, leur dit-il, finir cette campagne par un coup de tonnerre. Si la France ne peut arriver à la paix qu'aux conditions proposées par l'aide de camp Dolgorouki, la Russie ne les obtiendrait pas, quand même son armée serait campée sur les hauteurs de Montmartre.» Il était écrit, cependant, que ces mêmes armées y camperaient un jour, en effet, et qu'Alexandre verrait à Belleville un messager de Napoléon venir lui offrir telle paix qu'il voudrait lui dicter.

Je ne copierai point ici le récit de cette bataille qui a fait un honneur réel à nos armes; on le trouvera dans le Moniteur, et l'empereur de Russie, avec cette noble sincérité qui le caractérisé, a dit qu'on ne pouvait rien comparer aux dispositions prises par l'empereur pour le succès de cette journée, à l'habileté de ses généraux, et à l'ardeur du soldat français. L'élite des trois nations se battit avec acharnement; les deux empereurs furent obligés de fuir, pour éviter d'être pris, et sans les conférences du lendemain, il paraît que la retraite de celui de Russie eût été fort difficile.

L'empereur dicta, presque sur le champ de bataille, le récit de tout ce qui se passa le 1er, le 2 et le 3. Il en écrivit même une partie, et ce rapport fait avec précipitation, mais cependant détaillé et très curieux encore aujourd'hui, par l'esprit dans lequel il fut conçu, gros de vingt-cinq pages, couvert de ratures, de renvois, sans ordre, et souvent sans clarté, fut envoyé à Vienne à M. Maret, avec l'ordre de le rédiger promptement pour le dépêcher au Moniteur de Paris.

Aussitôt que M. Maret eut reçu ce paquet, il se hâta de le communiquer à M. de Talleyrand et à M. de Rémusat. Tous trois, qui habitaient alors le palais de l'empereur d'Autriche, se renfermèrent dans l'appartement même de l'impératrice, que M. de Talleyrand occupait, pour le déchiffrer et le mettre en ordre. L'écriture de l'empereur, toujours fort difficile à lire et souvent sans orthographe, rendait ce travail assez long. Ensuite, il fallait rétablir l'ordre des faits, et changer des expressions trop incorrectes contre d'autres plus convenables, et, d'après l'avis de M. de Talleyrand et à la grande terreur de M. Maret, retrancher des paroles par trop humiliantes pour les souverains étrangers, et des éloges si directs, qu'on pouvait s'étonner que Bonaparte se les fût donnés lui-même.

Cependant, on eut soin de conserver certaines phrases soulignées et auxquelles par conséquent il paraissait mettre de l'importance. Ce travail dura plusieurs heures, et intéressa M. de Rémusat, en lui donnant le moyen d'observer quelle différence de système, pour servir l'empereur, suivaient les deux ministres avec lesquels il se trouvait.

Après la bataille, l'empereur François avait demandé une entrevue qui se passa au bivouac. «C'est, disait Bonaparte, le seul palais que j'habite depuis deux mois.--Vous en tirez si bon parti, répondait l'empereur d'Autriche, qu'il doit vous plaire.»

On assure (rapporte encore le bulletin) que l'empereur a dit en parlant de l'empereur d'Autriche: «Cet homme me fait faire une faute, car j'aurais pu suivre ma victoire, et prendre toute l'armée russe et autrichienne; mais, enfin, quelques larmes de moins seront versées.»

Il paraît clair, par ce bulletin même, que le czar y est ménagé. Voici comment on rend compte de la visite que l'aide de camp Savary fut chargé de lui rendre:

«L'aide de camp de l'empereur avait accompagné l'empereur d'Allemagne, après l'entrevue, pour savoir si l'empereur de Russie adhérait à la capitulation. Il a trouvé les débris de l'armée russe sans artillerie, ni bagages, et dans un épouvantable désordre. Il était minuit; le général Meerfeld avait été repoussé de Goeding par le maréchal Davout, l'armée russe était cernée, pas un homme ne pouvait s'échapper. Le prince Czartoryski introduisit le général Savary près de l'empereur.

«--Dites à votre maître, lui cria ce prince, que je m'en vais; qu'il a fait hier des miracles; que cette journée a accru mon admiration pour lui; que c'est un prédestiné du ciel; qu'il faut à mon armée cent ans pour égaler la sienne. Mais puis-je me retirer avec sûreté?--Oui, sire, lui dit le général, si Votre Majesté ratifie ce que les deux empereurs de France et d'Allemagne ont arrêté dans leur entrevue.--Et qu'est-ce?--Que l'armée de Votre Majesté se retirera chez elle par les journées d'étapes qui seront réglées par l'empereur, et qu'elle évacuera l'Allemagne et la Pologne autrichienne. À cette condition, j'ai ordre de l'empereur de me rendre à nos avant-postes qui vous ont déjà tourné, et d'y donner des ordres pour protéger votre retraite, l'empereur voulant respecter l'ami du premier consul.--Quelle garantie faut-il pour cela?--Sire, votre parole.--Je vous la donne.»

»Cet aide de camp partit sur-le-champ au grand galop, se rendit auprès du maréchal Davout auquel il donna l'ordre de cesser tout mouvement et de rester tranquille. Puisse cette générosité de l'empereur de France ne pas être aussitôt oubliée en Russie que le beau procédé de l'empereur qui renvoya six mille hommes à l'empereur Paul, avec tant de grâce et de marques d'estime pour lui!»

Le général Savary avait causé une heure avec l'empereur de Russie, et l'avait trouvé tel que doit être un homme de coeur et de sens, quelques revers d'ailleurs qu'il ait éprouvés.

Ce monarque lui demanda des détails sur la journée: «Vous étiez inférieurs à moi, lui dit-il, et cependant vous étiez supérieurs sur tous les points d'attaque.--Sire, répondit le général, c'est l'art de la guerre et le fruit de quinze ans de gloire. C'est la quarantième bataille que donne l'empereur.--Cela est vrai, c'est un grand homme de guerre. Pour moi, c'est la première fois que je vois le feu. Je n'ai jamais eu la prétention de me mesurer avec lui.--Sire, quand vous aurez de l'expérience, vous le surpasserez peut-être.--Je m'en vais donc dans ma capitale; j'étais venu au secours de l'empereur d'Allemagne, il m'a fait dire qu'il est content; je le suis aussi27

Note 27: (retour) Toutes ces anecdotes sont rapportées dans les trentième et trente et unième bulletins de la grande armée, datés d'Austerlitz, 12 et 14 frimaire an XIV (3 et 5 décembre 1806), pages 543 et 555 du vol. XI de la correspondance de Napoléon Ier, publiée par ordre de l'empereur Napoléon III. (P. R.)

On s'est souvent demandé, dans ce temps-là, par quelle raison l'empereur, en effet, ne poussa point la victoire, et consentit à la paix après cette bataille, car cette raison donnée dans le Moniteur, de quelques larmes de moins qui seraient versées, ne fut sûrement pas le vrai motif de sa réserve.

Faut-il conclure que la journée d'Austerlitz lui coûta assez pour lui inspirer de la répugnance à en risquer une semblable, et que l'armée russe n'était pas si complètement défaite qu'il voulut le faire croire? Ou bien que, cette fois encore, comme il disait lui-même, lorsqu'on lui demandait pourquoi il avait mis un terme à la marche victorieuse, lors du traité de Leoben: «C'est que je jouais au vingt et un, et je me suis tenu à vingt»? Faut-il penser que Bonaparte, empereur depuis un an seulement, n'osait point encore sacrifier le sang des peuples, comme il l'a fait depuis, et que, surtout à cette époque, plein de confiance en M. de Talleyrand, il cédait plus volontiers à la politique modérée de son ministre? Peut-être aussi crut-il avoir, par cette campagne, plus affaibli qu'il ne le fit réellement la puissance autrichienne; car il lui arriva de dire, quand il fut de retour à Munich: «J'ai encore laissé trop de sujets à l'empereur François.»

Quels qu'aient été ses motifs, il faut lui savoir gré de cet esprit de modération qu'il sut conserver au milieu d'une armée échauffée par la victoire, et qui se montrait en ce moment très ardente à prolonger la guerre. Les maréchaux, et tous les officiers qui entouraient l'empereur, s'efforçaient de le pousser à continuer la campagne; sûrs de vaincre partout, ils demandaient de nouveaux combats, et en ébranlant les intentions de leur chef, ils suscitèrent à M. de Talleyrand tous les embarras qu'il avait prévus.

Ce ministre, mandé au quartier général, eut à combattre la disposition de l'armée. Seul, il soutint qu'il fallait conclure la paix, que la puissance autrichienne était nécessaire à la balance de l'Europe; et, dès cette époque, il disait: «Quand vous aurez affaibli les forces du centre, comment empêcherez-vous celles des extrémités, les Russes, par exemple, de se ruer sur elles?» À cela, on lui répondait par des intérêts particuliers, par un désir personnel et insatiable de toutes les chances de fortune que la continuation de la guerre pouvait offrir, et quelques-uns, connaissant assez bien le caractère de l'empereur, disaient: «Si nous ne terminons pas cette affaire sur-le-champ, vous nous verrez plus tard commencer une nouvelle campagne.» Quant à lui, agité par des opinions si diverses, mû par le goût des batailles qu'il avait encore, excité par sa défiance qui ne le quittait jamais, il laissait voir à M. de Talleyrand, quelquefois, le soupçon qu'il n'eût quelque intelligence secrète avec le ministère autrichien, et qu'il ne lui sacrifiât les intérêts de la France. M. de Talleyrand répondait avec cette fermeté qu'il sait mettre dans les grandes affaires, quand il a pris un parti: «Vous vous trompez. C'est à l'intérêt de la France que je veux sacrifier l'intérêt de vos généraux dont je ne fais aucun cas. Songez que vous vous rabaissez en disant comme eux, et que vous valez assez pour n'être pas seulement militaire.»

Cette manière d'élever Bonaparte en dépréciant autour de lui ses anciens compagnons d'armes, flattait l'empereur, et c'est par une telle adresse qu'il finissait par l'amener à ses fins. Il parvint enfin à le déterminer à l'envoyer à Presbourg, où les négociations devaient avoir lieu; mais, ce qui est étrange et peut-être inouï, c'est que l'empereur, en donnant à M. de Talleyrand des pouvoirs pour traiter, ne craignit point de le tromper lui-même, et de lui préparer le plus grand embarras que jamais négociateur ait éprouvé. Lors de l'entrevue des deux empereurs après la bataille, l'empereur d'Autriche avait consenti à se dessaisir de l'État vénitien; mais il avait demandé que le Tyrol, dont la plus grande partie venait d'être conquise par Masséna, lui fût rendu, et l'empereur, peut-être, malgré tout son empire sur ses émotions, un peu troublé et comme détendu par la présence de ce souverain vaincu, venant discuter lui-même ses intérêts sur le champ de bataille où gisaient encore ses sujets immolés pour sa cause, n'avait pas pu se montrer inflexible. Il avait abandonné ce Tyrol qu'on lui demandait. Mais, dès que l'entrevue fut terminée, il s'en repentit, et en donnant à M. de Talleyrand les détails des engagements qu'il avait pris, il lui fit un secret de celui qui regardait cette province.

Cependant Bonaparte, après avoir vu partir son ministre pour Presbourg, revint à Vienne, s'établir dans le palais de Schönbrunn. Là, il s'occupa à passer en revue son armée, et à rétablir les pertes qu'il avait faites, en reformant les corps à mesure qu'ils venaient tous se soumettre à son inspection. Fier et satisfait de sa campagne, il se montra alors d'assez bonne humeur avec tout le monde, traita bien toute la partie de sa cour qu'il retrouva, et se complut à raconter les merveilles de cette guerre.

Une seule chose lui donnait quelquefois de légers éclairs de mauvaise humeur: Il s'étonnait du peu d'effet que sa présence produisait sur les Viennois, et de la peine qu'il avait à les attirer autour de lui, quoiqu'il les invitât à des spectacles et à des dîners au palais qu'il habitait. Il s'étonnait de leur attachement pour un souverain vaincu et bien inférieur à lui. Il lui arriva, une fois, d'en parler assez ouvertement à M. de Rémusat: «Vous avez passé, lui dit-il, quelque temps à Vienne, vous avez été à portée de les observer. Quel étrange peuple est-ce donc, qu'il se montre comme insensible à la gloire et aux revers?» M. de Rémusat, qui avait conçu une grande estime pour ce caractère dévoué et attaché des Viennois, en fit l'éloge dans sa réponse et peignit le dévouement à leur souverain dont il avait été témoin. «Mais, enfin, reprit Bonaparte, ils ont quelquefois parlé de moi; que disent-ils?--Sire, répondit M. de Rémusat; ils disent: «L'empereur Napoléon est un grand homme, il est vrai; mais notre empereur est parfaitement bon, et nous ne pouvons aimer que lui.» Ces sentiments, qui résistaient à l'infortune, ne pouvaient guère être compris par un homme qui ne trouvait de mérite que dans le succès. Quand, de retour à Paris, il apprit quelle touchante réception les Viennois avaient faite à leur empereur vaincu: «Quel peuple! s'écria-t-il. Si je rentrais ainsi dans Paris, certes je n'y serais pas reçu de cette manière.»

L'empereur était de retour depuis quelques jours, quand, à la grande surprise de tout le monde, on vit tout à coup revenir M. de Talleyrand. Les ministres autrichiens, à Presbourg, n'avaient pas manqué de lui parler du Tyrol28, et forcé alors de convenir qu'il n'avait aucune instruction à ce sujet, il venait en chercher, très mécontent de se voir joué de cette manière. Quand il en parla à l'empereur, celui-ci répondit que, dans un moment de complaisance, dont il se repentait, il avait consenti à la demande de l'empereur François, mais qu'il était parfaitement décidé à ne point tenir sa parole. M. de Rémusat, qui voyait beaucoup M. de Talleyrand alors, m'a dit souvent qu'il était réellement indigné. Non seulement il voyait la guerre prête à recommencer, mais encore le cabinet de France était entaché d'une perfidie dont une partie de la honte rejaillirait sur lui. Sa course à Presbourg ne serait plus que ridicule, montrerait le peu de crédit qu'il avait sur son maître, et détruirait cette considération personnelle qu'il s'appliquait toujours à conserver en Europe. Les maréchaux poussaient de nouveau leurs cris de guerre. Murat, Berthier, Maret, tous ces flatteurs de la passion de l'empereur, voyant de quel côté il penchait, le poussaient vers ce qu'ils appelaient la gloire. M. de Talleyrand avait à supporter les reproches de tout le monde, et souvent il disait avec amertume à mon mari: «Je ne trouve que vous ici qui me témoigniez de l'amitié; il s'en faut de bien peu que ces gens-là ne me regardent comme un traître.» Sa conduite et sa patience, à cette époque, doivent lui faire un honneur infini. Il vint à bout de ramener l'empereur à son opinion sur la nécessité de faire la paix, et après avoir tiré de lui la parole qu'il voulait, quoiqu'il ne pût jamais obtenir que le Tyrol fût rendu, il partit une seconde fois pour Presbourg plus content, et en faisant ses adieux à M. de Rémusat: «J'arrangerai, me dit-il, l'affaire du Tyrol, et je saurai bien à présent faire faire la paix à l'empereur, malgré lui.»

Note 28: (retour) Dans le traité définitif le Tyrol fut, comme on sait, donné à la Bavière en considération du mariage de la princesse Auguste avec Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie. (P. R.)

Pendant le séjour que Bonaparte fit à Schönbrunn, il reçut une lettre du prince Charles, qui lui mandait que, plein d'admiration pour sa personne, il désirait le voir et l'entretenir quelques moments. Bonaparte, flatté de cet hommage de la part d'un homme qui avait de la réputation en Europe, fixa pour le lieu de l'entrevue un petit rendez-vous de chasse situé à quelques lieues du palais, et il ordonna à M. de Rémusat de se joindre à ceux qui devaient l'accompagner, lui recommandant de porter avec lui une très riche épée: «Après notre conversation, lui dit-il, vous me la remettrez; je veux l'offrir au prince en le quittant.»

Quand l'empereur eut joint le prince en effet, ils furent renfermés ensemble quelque temps, et lorsqu'il sortit, mon mari s'approcha de lui, comme il en avait reçu l'ordre. Mais Bonaparte, le repoussant assez vivement, lui dit qu'il pouvait remporter l'épée; et quand il fut de retour à Schönbrunn, il parla du prince avec assez peu de considération, disant qu'il ne l'avait trouvé qu'un homme fort médiocre, ne lui paraissant pas digne du présent qu'il voulait lui faire29.

Je ne crois pas que je doive passer sous silence une circonstance personnelle à M. de Rémusat qui vint encore troubler la lueur de faveur que l'empereur semblait disposé à lui accorder. J'ai souvent remarqué que notre destinée avait semblé s'arranger toujours pour nous empêcher de profiter des avantages que notre position paraissait nous offrir, et, depuis, j'en ai souvent rendu grâce à la Providence qui, par là, nous a préservés d'une chute plus éclatante.

Note 29: (retour) Le mot de l'empereur est ici un peu adouci, ou affaibli. La vérité est que lorsque son chambellan s'approcha pour lui rappeler ses intentions, et lui présenter l'épée: «Laissez-moi tranquille, lui dit l'empereur. C'est un imbécile.» (P. R.)

Dans les premières années du gouvernement consulaire, le parti du roi avait longtemps conservé l'espoir de voir rouvrir pour lui en France des chances favorables, et, plus d'une fois, il avait tenté de s'y conserver des intelligences. M. d'André, ancien député à l'Assemblée constituante, émigré, dévoué à cette cause, s'était chargé de plusieurs missions royalistes auprès de quelques souverains de l'Europe, missions dont Bonaparte était très bien informé. M. d'André, Provençal comme M. de Rémusat, son camarade de collège, et ainsi que lui magistrat avant la Révolution (il était conseiller au parlement d'Aix), sans avoir gardé de relations avec lui, ne pouvait lui être devenu étranger. Dans ce temps-là, découragé apparemment de ses démarches infructueuses, croyant la cause impériale absolument gagnée, fatigué d'une vie errante et de l'état de gêne qui en était la suite, il aspirait à rentrer dans son pays. Se trouvant en Hongrie, lors de la campagne de 1805, il envoya sa femme à Vienne et s'adressa au général Mathieu Dumas, qui avait été son ami, pour le prier de solliciter sa radiation. Ce général, un peu effrayé d'une pareille mission, promit cependant de tenter quelques démarches, mais il engagea madame d'André à voir M. de Rémusat pour l'intéresser dans cette affaire. Mon mari la vit arriver un matin chez lui; il la reçut comme la femme d'un ancien ami, fut touché de la situation où elle lui dépeignit M. d'André, et ne sachant pas toutes les particularités qui pouvaient rendre l'empereur implacable, croyant d'ailleurs que ses victoires, en consolidant son pouvoir, devaient le disposer à la clémence, il consentit à se charger de la demande de radiation. Sa qualité de maître de la garde-robe lui donnait le droit de s'introduire chez l'empereur pendant sa toilette. Il se hâta donc de descendre à son appartement, et le trouvant à moitié habillé et d'assez bonne humeur, il lui rendit compte de la visite qu'il venait de recevoir, et de la sollicitation qu'il osait lui faire.

Au seul nom de M. d'André, le visage de l'empereur devint extrêmement sombre: «Savez-vous, dit-il, que vous me parlez là d'un mortel ennemi?--Non, sire, reprit M. de Rémusat; j'ignore si Votre Majesté a réellement des raisons de se plaindre de lui; mais, dans ce cas, j'oserais demander sa grâce. M. d'André est pauvre et proscrit, il me paraît désirer d'aller vieillir tranquillement dans notre patrie commune.--Est-ce que vous avez des relations avec lui?--Aucune, sire.--Et pourquoi vous intéressez-vous à lui?--Sire, il est Provençal, il a été élevé avec moi au collège de Juilly, il a suivi la même carrière que moi, et il fut mon ami.--Vous êtes bien heureux, reprit l'empereur, en lançant un regard farouche, d'avoir de tels motifs pour excuse. Ne m'en parlez jamais, et sachez que, s'il était à Vienne et que je pusse m'emparer de sa personne, il serait pendu dans les vingt-quatre heures.» En achevant ces mots, l'empereur tourna le dos à M. de Rémusat.

L'empereur, partout où il se trouvait avec sa cour, avait coutume de donner chaque matin ce qui s'appelait son lever. Quand il était habillé, il passait dans un salon, et faisait appeler ce qu'on nommait le service. C'étaient les grands officiers de sa maison, M. de Rémusat comme maître de la garde-robe et premier chambellan, et les généraux de sa garde. Le second lever se composait des chambellans, des généraux de l'armée qui pouvaient se présenter, et, à Paris, du préfet de Paris, du préfet de police, des princes et des ministres. Quelquefois il recevait tout ce monde assez silencieusement, saluant et congédiant aussitôt. Il donnait des ordres, quand il était nécessaire, et, quelquefois aussi, ne craignait nullement de quereller tel ou tel dont il était mécontent, sans égard à l'embarras de recevoir et de faire des reproches devant tant de témoins.

Après avoir quitté M. de Rémusat, il fit donc approcher son lever, et, renvoyant tout le monde, il garda le général Savary assez longtemps. À la suite de cet entretien, Savary, retrouvant mon mari dans l'un des salons du palais, le prit à part et commença avec lui une conversation qui paraîtrait bien étrange à quiconque ne connaîtrait pas la naïveté de principes de ce général sur une certaine manière de se conduire.

«Venez, venez, dit-il à M. de Rémusat en l'abordant, que je vous fasse compliment sur l'occasion de fortune qui se présente à vous, et que je vous conseille fort de ne point laisser échapper. Vous avez risqué gros jeu tout à l'heure en parlant à l'empereur de M. d'André, mais tout peut se réparer. Où est-il?--Mais, je pense, en Hongrie; c'est du moins ce que m'a dit sa femme.--Ah bah! ne dissimulez point. L'empereur le croit à Vienne; il est persuadé que vous savez où il se cache, et il veut que vous le disiez.--Je vous atteste que je l'ignore très parfaitement. Je n'avais aucune correspondance avec lui; sa femme m'est venue voir aujourd'hui pour la première fois, elle m'a prié de parler à l'empereur pour son mari, je l'ai fait, et c'est tout.--Eh bien! s'il en est ainsi, envoyez-la chercher de nouveau. Elle ne se défiera pas de vous, faites-la causer, et tâchez de tirer d'elle le lieu de la retraite de son mari. Vous ne pouvez imaginer à quel point vous plairez à l'empereur par ce service que vous lui rendrez.»

M. de Rémusat, confondu au dernier point de ce qu'il entendait, ne put s'empêcher de témoigner la surprise qu'il éprouvait. «Quoi! disait-il, c'est à moi que vous faites une pareille proposition? J'ai dit à l'empereur que j'avais été l'ami de M. d'André; vous le savez aussi, et vous voulez que je le trahisse, que je le livre, et cela par le moyen de sa femme qui a cru pouvoir se fier à moi!» Savary, à son tour, fut étonné de l'indignation que paraissait éprouver M. de Rémusat. «Quel enfantillage! disait-il; mais songez donc que vous allez manquer votre fortune! L'empereur a eu plus d'une fois l'occasion de douter que vous lui fussiez dévoué comme il veut qu'on le soit; voici une occasion de dissiper ses soupçons, vous serez bien maladroit si vous la laissez échapper.»

La conversation dura longtemps sur ce ton. On pense bien que M. de Rémusat fut inébranlable; il assura à Savary que, loin de chercher madame d'André, il éviterait même de la recevoir, et il fit dire à celle-ci par le général Mathieu Dumas le mauvais succès de sa mission. Savary revint à la charge pendant toute la journée, en répétant cette phrase: «Vous manquez votre fortune, je vous avoue que je ne vous conçois pas.--À la bonne heure!» répondait M. de Rémusat.

En effet, l'empereur garda rancune de ce refus et reprit avec mon mari le ton sec et glacé qu'il avait toujours quand il était mécontent. M. de Rémusat le supporta avec tranquillité, et ne s'en plaignit qu'au grand maréchal du palais, Duroc. Celui-ci comprit mieux sa répugnance que Savary, mais il plaignit mon mari de ce hasard qui le compromettait aux yeux de son maître; il le complimenta sur sa conduite qui lui paraissait un acte du plus grand courage, car ne point obéir à l'empereur lui semblait la plus extraordinaire chose du monde.

C'était un singulier homme que Duroc. Son esprit n'était point étendu; son âme, c'est-à-dire ses sentiments et ses pensées, demeuraient toujours, et presque volontairement, dans un cercle rétréci, mais il ne manquait point d'habileté ni de lumières dans le détail. Plutôt soumis que dévoué à Bonaparte, il croyait que, lorsqu'on était placé auprès de lui, on avait suffisamment usé des facultés de la vie en les employant toutes à lui obéir ponctuellement. Pour ne manquer à rien de ce qui lui paraissait, dans ce genre, du strict devoir, il ne se permettait pas même une pensée qui fût hors des choses qui composaient ce qu'il avait à faire dans le poste qu'il occupait. Froid, silencieux, impénétrable sur tous les secrets qui lui étaient confiés, je crois qu'il s'était comme habitué à ne jamais réfléchir sur les ordres qu'il recevait. Il ne flattait point l'empereur, il ne cherchait point à lui plaire par des rapports, souvent inutiles, mais qui satisfaisaient sa défiance naturelle. Tel qu'un miroir fidèle, il réfléchissait à son maître tout ce qui se passait en sa présence, et de même il rapportait les paroles de celui-ci avec le même accent, et dans les mêmes termes, qu'il les avait entendues. Eût-on dû mourir à ses yeux des suites d'une commission qu'il eût reçue, il s'en acquittait avec une imperturbable exactitude. Je ne pense pas qu'il s'amusât à examiner si l'empereur était un grand homme ou non; c'était le maître, voilà tout. Sa soumission le rendait fort utile à l'empereur; l'intérieur du palais lui était confié, l'administration de la maison, toutes les dépenses; et tout cela était réglé avec un ordre infini et une extrême économie, accompagnés pourtant d'une grande magnificence.

Le grand maréchal Duroc avait épousé une petite espagnole fort riche, assez laide, qui ne manquait point d'esprit, fille d'un nommé Hervas, banquier espagnol, qui avait été employé dans quelque affaires diplomatiques secondaires, qui fut fait marquis d'Abruenara, et qui devint ministre en Espagne sous Joseph Bonaparte. Madame Duroc avait été élevée chez madame Campan, comme madame Louis Bonaparte et mesdames Savary, Davout, Ney, etc. Son mari vivait bien avec elle, mais sans aucune de ces intimités qui procurent souvent un épanchement si doux à ceux qui ont à supporter la gêne des cours. Il ne lui eût pas permis d'avoir une opinion sur rien de ce qui se passait sous ses veux, ni de former une liaison. Quant à lui, il n'en avait aucune. Je n'ai jamais vu personne plus inaccessible au besoin de l'amitié, au plaisir de la conversation; il n'avait aucune idée de la vie du monde; il ne savait ce que c'était que le goût des lettres ou des arts, et cette indifférence sur tout, cette ponctualité dans l'obéissance, sans montrer jamais ni ennui de l'assujettissement, ni la moindre apparence d'enthousiasme, en faisaient un caractère tout à part qu'il était vraiment curieux d'observer. Il jouissait à la cour d'une grande considération, ou du moins d'une extrême importance. Tout aboutissait à lui; il recevait les confidences de chacun, ne donnait guère son avis sur rien, encore moins un conseil; mais il écoutait attentivement, rapportait ce dont on l'avait chargé, et jamais il n'a donné la moindre preuve de malveillance, de même que la plus petite marque d'intérêt30

Note 30: (retour) «Ce portrait du duc de Frioul, a écrit mon père, est parfaitement conforme à l'opinion de tous les contemporains éclairés. Peu d'hommes ont été plus secs, plus froids, plus personnels, sans aucune mauvaise passion contre les autres. Sa justice, sa probité, sa sûreté étaient incomparables. C'était un administrateur d'un grand mérite. Mais une chose curieuse, que ma mère paraît avoir ignorée, et qui semble avérée, c'est qu'il n'aimait pas l'empereur, ou que du moins il le jugeait sévèrement. Dans les derniers temps, il était excédé de son caractère et surtout de son système, et, la veille ou le jour de sa mort, il l'avait encore laissé entendre, même à l'empereur. Le maréchal Marmont, qui l'a bien connu, a donné de lui une peinture qui présente tous les caractères de la vérité.» L'empereur avait toutefois pour lui un sentiment particulier qui, chez un tel homme, était presque de l'amitié, car voici ce qu'il écrivait, de Haynau, le 7 juin 1813, à madame de Montesquiou: «La mort du duc de Frioul m'a peiné. C'est depuis vingt ans la seule fois qu'il n'ait pas deviné ce qui pouvait me plaire.» (P. R.)

Bonaparte, qui avait un grand talent pour tirer des hommes ce qui lui était utile, aimait fort le service d'un personnage si complètement isolé. Il pouvait le grandir sans inconvénient; aussi l'a-t-il comblé de dignités et de richesses. Mais ses dons à Savary, qui furent aussi considérables, eurent un motif différent. «C'est un homme, disait-il, qu'il faut continuellement corrompre.» Et, chose étrange! malgré cette opinion, il ne laissait pas d'avoir confiance en lui, ou du moins de croire à ce qu'il venait lui raconter. À la vérité, il savait qu'il ne se refuserait à rien et, en parlant de lui, il disait encore quelquefois: «Si j'ordonnais à Savary de se défaire de sa femme et de ses enfants, je suis sûr qu'il ne balancerait pas.»

Ce Savary, l'objet de la terreur générale, malgré sa conduite, ses actions connues et cachées, n'était point foncièrement un méchant homme. Le goût de l'argent fut sa passion dominante. Sans aucun talent militaire, mal vu de ses valeureux camarades, il lui fallut songer à faire sa fortune par d'autres moyens que ceux qu'employaient ses compagnons d'armes31. Il vit un chemin ouvert dans sa fidélité à suivre le système de ruse et de dénonciations que Bonaparte favorisait, et s'y étant introduit une fois, il ne lui fut plus possible de penser à s'en retirer. Intrinsèquement, il était meilleur que sa réputation, c'est-à-dire qu'abandonné à son premier mouvement, il eût mieux valu que sa conduite. Il ne manquait point d'esprit naturel; il était accessible à quelque enthousiasme d'imagination, assez ignorant, mais avec le désir d'apprendre, et un instinct assez juste pour juger; plus menteur que faux, dur dans ses formes, mais très craintif au fond. Il avait des raisons pour connaître Bonaparte et trembler devant lui. Quand il a été ministre, il a osé se permettre cependant quelque ombre de résistance, et alors il s'est montré accessible à un certain désir de se raccommoder avec l'opinion publique. Comme tant d'autres, il doit peut-être au temps où il a vécu le développement de ses défauts, qui ont étouffé la meilleure partie de son caractère. L'empereur cultivait soigneusement chez les hommes toutes les passions honteuses; aussi, sous son règne, ont-elles plus particulièrement fructifié.

Note 31: (retour) Pendant cette campagne on lui avait mis dans les mains une assez grande caisse pleine d'or, pour payer la police qu'il faisait autour de l'empereur, dans l'armée et dans les villes conquises. Il s'acquittait de ce soin avec une extrême habileté. Il ne se disait nulle part un mot, il ne se faisait pas une action, dont il ne fût instruit.

Revenons. Les négociations de M. de Talleyrand avançaient peu à peu. Malgré tous les obstacles, il parvint par ses correspondances à déterminer l'empereur à la paix, et le Tyrol, cette pierre d'achoppement au traité, fut abandonné par l'empereur François au roi de Bavière. Quand Bonaparte fut brouillé avec M. de Talleyrand, quelques années après, il revenait, dans sa colère, sur ce traité, se plaignant que son ministre lui avait arraché sa victoire, et avait rendu nécessaire la seconde campagne d'Autriche, en laissant le souverain de ce pays encore trop puissant.

Avant de quitter Vienne, l'empereur eut encore le temps d'y recevoir une députation de quatre maires de la ville de Paris, qui venaient le féliciter de ses victoires. Peu après, il partit pour Munich, ayant annoncé qu'il allait mettre la couronne royale sur la tête de l'électeur de Bavière, et conclure le mariage du prince Eugène.

L'impératrice, à Munich depuis quelque temps, voyait avec une extrême joie une telle union qui allait donner à son fils de si grandes alliances avec les premières maisons de l'Europe. Elle eût fort désiré que madame Louis Bonaparte obtînt la permission de venir assister à cette cérémonie, mais son mari la refusa obstinément; et elle eut besoin de sa résignation ordinaire.

L'empereur, voulant peut-être montrer aussi aux étrangers quelqu'un de sa famille, manda à Munich madame Murat, qui y porta des sentiments fort mélangés. Le plaisir de se montrer, et d'être comptée pour quelque chose, était un peu gâté pour elle par l'élévation où elle voyait porter les Beauharnais, et elle eut, comme je le dirai plus bas, quelque peine à dissimuler son mécontentement.

M. de Talleyrand rejoignit la cour après avoir signé le traité, et, encore cette fois, la paix sembla être rendue à l'Europe, du moins pour quelque temps. Cette paix fut signée le 25 décembre 1805.

Par le traité, l'empereur d'Autriche reconnaissait l'empereur Napoléon comme roi d'Italie. Il abandonnait au royaume d'Italie les États vénitiens. Il reconnaissait pour rois les électeurs de Bavière et de Wurtemberg, abandonnant au premier plusieurs principautés et le Tyrol; au roi de Wurtemberg un assez grand nombre de villes; à l'électeur de Bade une partie du Brisgau.

L'empereur Napoléon s'engageait à obtenir du roi de Bavière la principauté de Wurtzbourg pour l'archiduc Ferdinand qui avait été grand-duc de Toscane. Les États vénitiens devaient être rendus sous le délai de quinze jours. Voilà quelles furent les conditions les plus importantes de ce traité.


CHAPITRE XVI.

(1805-1806.)

État de Paris pendant la guerre.--Cambacérès.--Le Brun.--Madame Louis Bonaparte.--Mariage d'Eugène de Beauharnais.--Bulletins et proclamations.--Goût de l'empereur pour la reine de Bavière.--Jalousie de l'impératrice.--M. de Nansouty.--Madame de ***.--Conquête de Naples.--La situation et le caractère de l'empereur.

J'ai dit quelles étaient la tristesse et la solitude à Paris, pendant cette campagne, et combien toutes les classes de la société souffraient du renouvellement de la guerre. L'argent était devenu de plus en plus rare; il arriva même à un tel degré de cherté que, me trouvant obligée d'en envoyer assez promptement à mon mari, je fus obligée, pour convertir un billet de mille francs en or, de perdre quatre-vingt-dix francs dessus. La malveillance ne laissait point échapper cette occasion de répandre et d'accroître encore l'inquiétude. Épouvantée de l'imprudence de certains discours et avertie par l'expérience passée, je me tenais à l'écart de tout, et je ne voyais avec soin que mes amis et les personnes qui ne pouvaient me compromettre.

Quand des princes ou princesses de la famille impériale recevaient, j'allais, comme les autres, leur faire ma cour, ainsi qu'à l'archichancelier Cambacérès, qui aurait su très mauvais gré à quiconque eût négligé de lui rendre visite. Il donnait de grands dîners, et recevait deux fois par semaine. Il occupait un hôtel situé sur le Carrousel, dont on a fait aujourd'hui l'hôtel des Cent-Suisses32. À sept heures du soir, la place du Carrousel se couvrait ordinairement d'une longue file de voitures dont Cambacérès, de sa fenêtre, contemplait avec une vraie joie le développement étendu. On était un assez longtemps à entrer dans la cour et à parvenir au pied de l'escalier. Dès la porte du premier salon, un huissier attentif proclamait votre nom à haute voix; ce nom était répété jusqu'à la porte de la pièce où se tenait Son Altesse. Là, se pressait une foule énorme; les femmes assises sur deux ou trois rangs; les hommes debout, serrés, faisant d'un angle à l'autre de ce salon une sorte de corridor au milieu duquel Cambacérès, couvert de cordons, portant le plus souvent tous ses ordres en diamants, coiffé d'une énorme perruque bien poudrée, se promenait gravement, débitant à droite et à gauche quelques phrases polies. Quand on était sûr qu'il vous avait aperçu, et surtout quand il vous avait parlé, on se retirait pour faire place à d'autres. Il fallait souvent demeurer encore très longtemps avant de retrouver sa voiture, et le meilleur moyen de lui faire sa cour était de lui dire, quand on le retrouvait une autre fois, quels embarras causaient, dans la place, la foule des carrosses qui se croisaient pour arriver chez lui.

Note 32: (retour) Cet hôtel a été démoli sous le règne du roi Louis-Philippe. (P. R.)

On ne se pressait pas autant chez l'architrésorier Le Brun, qui paraissait mettre moins de prix à ces hommages extérieurs, et qui vivait avec assez de simplicité. Mais, s'il n'avait pas les ridicules de son collègue, il manquait de quelques-unes de ses qualités. Cambacérès avait de l'obligeance, il accueillait bien les requêtes, et quand il promettait de les appuyer, sa parole était sûre, on y pouvait compter. Le Brun songeait à ménager sa fortune, qui est devenue considérable. C'était un vieillard fort personnel, assez malin, et qui n'a été utile à personne.

La princesse de toute la famille que je fréquentais le plus était madame Louis Bonaparte. Le soir, on venait chez elle chercher des nouvelles. Dans le mois de décembre 1805, le bruit s'étant répandu que les Anglais pourraient bien tenter quelque descente sur les côtes de la Hollande, Louis Bonaparte reçut l'ordre d'aller parcourir ce pays, et d'inspecter l'armée du Nord. Son absence, qui donnait toujours un peu de liberté à sa femme, et de soulagement à toute sa maison, laquelle avait grand'peur de lui, permettait à madame Louis de passer ses soirées d'une manière assez agréable. On faisait de la musique chez elle, ou on dessinait sur une grande table placée au milieu de son salon. Madame Louis a toujours montré un grand goût pour les arts; elle a composé de jolies romances; elle peint très bien; elle aimait les artistes. Son seul tort, peut-être, était de ne pas donner à son intérieur toute la dignité qu'exigeait le rang où on l'avait élevée. Toujours intimement liée avec ses compagnes d'éducation, ainsi que les jeunes femmes qui la fréquentaient habituellement, elle avait dans les manières un petit reste des usages de sa pension qu'on a quelquefois remarqué et blâmé33.

Note 33: (retour) Ces sentiments pour la reine Hortense et ces impressions de ma grand'mère ont été très durables, car voici ce qu'elle écrivait à son mari quelques années plus tard, le 12 juillet 1812:

«En parlant de la reine, je ne puis assez te dire quel charme je trouve à l'intimité de sa société. C'est vraiment un caractère angélique, et une personne complètement différente de ce qu'on croit. Elle est si vraie, si pure, si parfaitement ignorante du mal, il y a dans le fond de son âme une si douce mélancolie, elle paraît si résignée à l'avenir, qu'il est impossible de ne pas emporter d'elle une impression toute particulière. Sa santé n'est pas mauvaise, elle s'ennuie de cette pluie, parce qu'elle aime à marcher; elle lit beaucoup, et paraît vouloir réparer les torts de son éducation à certains égards. L'instituteur de ses enfants la fait travailler sérieusement, puis elle s'amuse du mal qu'elle prend, elle a raison. Cependant je voudrais que quelqu'un de plus éclairé dirigeât ses études. Il y a un âge où il faut plutôt apprendre pour penser que pour savoir, et l'histoire ne doit pas se montrer à vingt-cinq ans comme à dix.» (P. R.)

Après un assez long silence sur ce qui se passait à l'armée, ce qui causa une vive inquiétude, enfin, un soir, l'aide de camp de l'empereur, Le Brun, fils de l'architrésorier, dépêché du champ de bataille d'Austerlitz, vint apporter la nouvelle de la victoire, de l'armistice qui suivit, et des espérances fondées pour la paix. Cette nouvelle proclamée dans tous les spectacles, affichée partout dès le lendemain, produisit un grand effet, et dissipa la sombre apathie dans laquelle le peuple de Paris était plongé. Il fut impossible de n'être pas frappé d'un si grand succès, et de ne point se ranger, encore cette fois, du parti de la gloire et de la fortune. Les Français, entraînés par le récit d'une telle victoire, à laquelle rien ne manquait, puisqu'elle terminait la guerre, sentirent renaître leur enthousiasme, et, pour cette fois encore, on n'eut besoin de rien commander à l'allégresse publique. La nation s'identifia de nouveau aux succès de ses soldats. Je regarde cette époque comme l'apogée du bonheur de Bonaparte; car ses hauts faits furent alors adoptés par la majorité du peuple. Depuis, il a sans doute grandi en puissance et en autorité, mais il lui a fallu ordonner l'enthousiasme, et quoiqu'il soit quelquefois parvenu à le forcer, les efforts qu'il lui fallut faire ont dû gâter pour lui le prix des acclamations.

Au milieu des sentiments de joie et de véritable admiration que témoigna la ville de Paris, on pense bien que les grands corps de l'État et les fonctionnaires publics ne laissèrent point échapper cette occasion de rédiger en paroles pompeuses l'admiration générale. Quand on relit aujourd'hui froidement les discours qui furent alors prononcés dans le Sénat et dans le Tribunat, les harangues des préfets et des maires, les mandements des évêques, on se demande comment il eût été possible qu'une tête humaine ne fût pas un peu dérangée par l'excès de telles louanges. Toutes les gloires passées venaient se fondre devant celle de Bonaparte; les noms des plus grands hommes allaient devenir obscurs; la renommée rougirait désormais de tout ce qu'elle avait proclamé jusqu'à ce jour, etc., etc.

Le 31 décembre, le Tribunat s'assembla, et son président, Fabre de l'Aude, annonça le retour d'une députation qui avait été envoyée à l'empereur, et qui racontait les merveilles dont elle avait été témoin, et l'arrivée d'un grand nombre de drapeaux. L'empereur en donnait huit à la ville de Paris, huit au Tribunat, et cinquante-quatre au Sénat. C'était le Tribunat tout entier qui devait aller présenter ces derniers.

Après le discours du président, une foule de tribuns se précipitèrent vers la tribune pour émettre ce qu'on appelait des motions de voeux: l'un proposa qu'il fût frappé une médaille d'or; l'autre qu'on élevât un monument public, que l'empereur reçût comme au temps de l'ancienne Rome les honneurs du triomphe; que la ville de Paris sortît tout entière au-devant de lui. «La langue, disait un membre, ne fournit pas d'expressions assez fortes pour atteindre de si grands objets, ni pour rendre les émotions qu'ils font éprouver.»

Carrion-Nisas proposa qu'à la paix générale, l'épée que l'empereur portait à la bataille d'Austerlitz fût déposée et consacrée avec solennité. Chacun voulait enchérir sur le discours de l'autre, et cette séance, qui dura plusieurs heures, épuisa en effet tout ce que le langage de la flatterie peut inspirer à l'imagination. Et cependant, c'était ce même Tribunat qui inquiéta l'empereur, parce que son institution lui conservait une ombre de liberté, et qu'il crut plus tard devoir détruire, pour achever de consolider son despotisme jusque dans les moindres apparences. Quand l'empereur élimina le Tribunat, ce fut alors le mot consacré à cette mesure, il ne craignit pas de laisser échapper ces paroles: «Voilà ma dernière rupture avec la République.»

Le Tribunat devant, le 1er janvier de l'année 1806, porter au Sénat les drapeaux, décida qu'il proposerait en même temps le voeu de l'érection d'une colonne: Le Sénat s'empressa de convertir ce voeu en décret; il arrêta aussi que la lettre de l'empereur, qui avait accompagné l'envoi des drapeaux, serait gravée sur le marbre et placée dans la salle de ses séances, et les sénateurs se montrèrent à la hauteur des tribuns dans cette circonstance.

On commença bientôt à s'occuper des préparatifs des fêtes qui devaient avoir lieu au retour de l'empereur. M. de Rémusat m'envoya des ordres pour que les spectacles préparassent la remise des quelques ouvrages qui devaient prêter aux applications. Le Théâtre-Français choisit Gaston et Bayard; la police fit quelques légers changements aux vers qu'on ne pouvait prononcer34, et l'Opéra s'occupa d'un divertissement nouveau.

Note 34: (retour) On remplaça ce vers:

«Et suivre les Bourbons, c'est marcher à la gloire.»

Par:

«Et suivre les Français, c'est marcher à la gloire.»

Cependant l'empereur, après avoir reçu la signature de la paix, quittait Vienne en laissant à ses habitants une proclamation pleine de paroles flatteuses pour eux et pour leur souverain, et il ajoutait:

«Je me suis peu montré parmi vous; non par dédain ou par un vain orgueil, mais je n'ai pas voulu distraire en vous aucun des sentiments que vous deviez au prince avec qui j'étais dans l'intention de faire une prompte paix.»

On a vu plus haut les vrais motifs qui avaient retenu l'empereur renfermé au château de Schönbrunn.

Quoique, en fait, l'armée française eût été contenue dans Vienne avec assez de discipline, sans doute les habitants virent avec une grande joie le départ des hôtes qu'il leur avait fallu recevoir, loger et nourrir avec soin. Si on veut une idée des ménagements que les vaincus se trouvaient forcés d'avoir pour nous, il suffira de dire que les généraux Junot35 et Bessières, logés hez le prince d'Esterhazy, recevaient chaque jour de Hongrie tout ce qui devait contribuer à rendre leur table délicate, et, entre autres tributs, du vin de Tokay. C'était le prince qui avait pour eux cette attention, et qui les défrayait de tout.

Note 35: (retour) Ce Junot, véritable officier de fortune, avait beaucoup d'esprit naturel. Un jour qu'on parlait devant lui des préventions de l'ancienne noblesse française. «Eh bien, disait-il, pourquoi donc tous ces gens-là se montrent-ils si jaloux de notre élévation? La seule différence entre eux et moi, c'est qu'ils sont des descendants, et que, moi, je suis un ancêtre.»

Je me souviens d'avoir entendu conter à M. de Rémusat que, lorsque l'empereur arriva à Vienne, on se hâta de visiter les caves du palais impérial pour y chercher du même vin de Tokay; mais on fut fort surpris de n'en pas trouver une seule bouteille; l'empereur François avait tout fait emporter avec soin.

L'empereur arriva à Munich le 31 décembre, et, le lendemain, proclama roi l'électeur de Bavière. Il fit part de cet événement au Sénat par une lettre, ainsi que de l'adoption qu'il faisait du prince Eugène et du mariage qu'il allait terminer, avant de retourner à Paris.

Le prince Eugène ne tarda point à se rendre à Munich, après avoir pris possession des États vénitiens, et rassuré, autant qu'il était en lui, ses nouveaux sujets par des proclamations dignes et mesurées.

L'empereur se crut obligé de donner aussi des éloges à l'armée d'Italie. On lit dans un bulletin: «Les peuples d'Italie ont montré beaucoup d'énergie. L'empereur a dit plusieurs fois: «Pourquoi mes peuples d'Italie ne paraîtraient-ils pas avec gloire sur la scène du monde? ils sont pleins d'esprit et de passion, dès lors il est facile de leur donner les qualités militaires.» Il fit encore quelques proclamations à ses soldats, toujours un peu boursouflées à sa manière; mais on dit qu'elles produisaient un grand effet sur l'armée. Il rendit un beau décret, surtout s'il a été exécuté:

«Nous adoptons, disait-il, les enfants des généraux, officiers et soldats, morts à la bataille d'Austerlitz. Ils seront élevés à Rambouillet et à Saint-Germain, placés et mariés par nous. Ils ajouteront à leurs noms celui de Napoléon...»

L'électeur, ou plutôt le roi de Bavière, est un prince cadet de la maison de Deux-Ponts, qui est arrivé à l'électorat par l'extinction de la branche de sa famille qui gouvernait la Bavière. Sous le règne de Louis XVI, il fut envoyé en France et mis au service de notre roi. Il obtint promptement un régiment, et demeura assez longtemps, soit à Paris, soit en garnison dans quelques-unes de nos villes. Il s'attacha à la France et y laissa des souvenirs de la bonté de son caractère et de la cordialité de ses manières. Il était connu sous le nom du prince Max. Il refusa cependant de se marier en France. Le prince de Condé lui ayant offert sa fille, son père et l'électeur de Deux-Ponts, son oncle, ne voulurent point de cette union, par la raison que le prince Max, n'étant point riche, serait sans doute forcé de faire quelques-unes de ses filles chanoinesses, et que la mésalliance que le sang de Louis XIV avait reçue de madame de Montespan pourrait empêcher certains chapitres de les recevoir.

Le droit de succession ayant appelé plus tard ce prince à l'électorat, il conserva toujours des souvenirs affectueux pour la France et de l'attachement pour les Français. Devenu roi par la puissance de l'empereur, il eut grand soin de lui témoigner sa reconnaissance par la plus brillante réception, et il accueillit les Français avec une extrême bonté. On imagine bien qu'il ne songea pas un moment à refuser l'union qu'on lui proposait pour sa fille. Cette princesse, âgée de dix-sept à dix-huit ans, joignait à tous les charmes d'une figure fort agréable, les qualités les plus attachantes. Aussi ce mariage, que la politique avait conclu, est devenu pour Eugène la source d'un bonheur que rien n'a troublé. La princesse Auguste de Bavière s'est attachée vivement à l'époux qu'on lui a donné; elle n'a pas peu contribué à lui gagner des coeurs en Italie. Belle, sage, pieuse et fort aimable, elle ne pouvait qu'être tendrement aimée du prince Eugène, et encore aujourd'hui, établis tous deux en Bavière, ils y jouissent des douceurs de la plus parfaite union36.

Note 36: (retour) Le prince Eugène de Beauharnais est mort en 1824. Voici de quelle façon l'empereur lui annonçait son mariage, dans une lettre datée de Munich, le 19 nivôse an XIV (31 décembre 1805): «Mon cousin, je suis arrivé à Munich. J'ai arrangé votre mariage avec la princesse Auguste. Il a été publié. Ce matin, cette princesse m'a fait une visite, et je l'ai entretenue fort longtemps. Elle est très jolie. Vous trouverez ci-joint son portrait sur une tasse, mais elle est beaucoup mieux.» L'affection que l'empereur avait pour le vice-roi d'Italie se porta tout entière sur cette princesse, qu'il avait, du premier jour, jugée si favorablement, et sa correspondance est remplie de sollicitude pour sa santé et son bonheur. Ainsi il lui écrivait de Stuttgard, le 17 janvier 1806: «Ma fille, la lettre que vous m'avez écrite est aussi aimable que vous. Les sentiments que je vous ai voués ne feront que s'augmenter tous les jours; je le sens au plaisir que j'ai de me ressouvenir de toutes vos belles qualités, et au besoin que j'éprouve d'être assuré fréquemment par vous-même que vous êtes contente de tout le monde, et heureuse par votre mari. Au milieu de toutes mes affaires, il n'y en aura jamais pour moi de plus chères que celles qui pourront assurer le honneur de mes enfants. Croyez, Auguste, que je vous aime comme un père, et que je compte que vous aurez pour moi toute la tendresse d'une fille. Ménagez-vous dans votre voyage, ainsi que dans le nouveau climat où vous arrivez, en prenant tout le repos convenable. Vous avez éprouvé bien du mouvement depuis un mois. Songez bien que je ne veux pas que vous soyez malade.» Enfin, quelques mois plus tard, il écrivait au prince Eugène:

«Mon fils, vous travaillez trop; votre vie est trop monotone. Cela est bon pour vous, parce que le travail doit être pour vous un objet de délassement; mais vous avez une jeune femme, qui est grosse. Je pense que vous devez vous arranger pour passer la soirée avec elle, et vous faire une petite société. Que n'allez-vous au théâtre une fois par semaine, en grande loge? Je pense que vous devez avoir aussi un petit équipage de chasse, afin que vous puissiez chasser au moins une fois par semaine; j'affecterai volontiers dans le budget une somme pour cet objet. Il faut avoir plus de gaieté dans votre maison; cela est nécessaire pour le bonheur de votre femme et pour votre santé. On peut faire bien de la besogne en peu de temps. Je mène la vie que vous menez, mais j'ai une vieille femme qui n'a pas besoin de moi pour s'amuser; et j'ai aussi plus d'affaires; et cependant, il est vrai de dire que je prends plus de divertissement et de dissipation que vous n'en prenez. Une jeune femme a besoin d'être amusée, surtout dans la situation où elle se trouve. Vous aimiez jadis assez le plaisir; il faut revenir à vos goûts. Ce que vous ne feriez pas pour vous, il est convenable que vous le fassiez pour la princesse. Je viens de m'établir à Saint-Cloud. Stéphanie et le prince de Bade s'aiment assez. J'ai passé ces deux jours-ci chez le maréchal Bessières; nous avons joué comme des enfants de quinze ans. Vous aviez l'habitude de vous lever matin, il faut reprendre cette habitude. Cela ne gênerait pas la princesse si vous vous couchiez à onze heures avec elle; et, si vous finissez votre travail à six heures du soir, vous avez encore dix heures à travailler, en vous levant à sept ou huit heures.» (P. R.)

Quand l'empereur se trouva à Munich, il lui passa par la tête de se délasser des travaux qu'il avait eu à supporter pendant quelques mois, par une certaine fantaisie, moitié galante, moitié politique, à l'égard de la reine de Bavière. Cette princesse, seconde femme du roi, sans être très belle, avait une taille élégante et des manières agréables qui conservaient de la dignité. L'empereur feignit, je pense, d'être amoureux d'elle. Ceux qui assistaient à ce spectacle, disent qu'il était assez curieux de le voir aux prises avec son caractère cassant, ses habitudes un peu communes, et pourtant le désir de réussir auprès d'une princesse accoutumée à cette espèce d'étiquette dont on ne se départ guère en Allemagne, dans quelque occasion que ce soit. La reine de Bavière sut tenir en respect son étrange soupirant, et cependant parut s'amuser de ses hommages. L'impératrice la trouva un peu plus coquette qu'elle n'eût voulu, et tout ce manège lui inspira le désir de quitter promptement la cour de Bavière, et lui gâta le plaisir que devait lui causer le mariage de son fils.

En même temps, madame Murat s'avisa de trouver mauvais que la nouvelle vice-reine, devenue fille adoptive de Napoléon, prît le pas sur elle dans les cérémonies. Elle feignit d'être malade, pour éviter ce qui lui semblait un affront, et son frère fut obligé de se fâcher, pour l'empêcher de témoigner trop hautement son mécontentement. Si nous n'avions point été témoins de la promptitude avec laquelle certaines prétentions s'élèvent chez ceux que la fortune favorise, nous nous étonnerions de ces humeurs subites chez des princes ou des grands d'une date si nouvelle qu'ils auraient dû être peu accoutumés encore aux avantages et aux droits donnés par leur rang; mais ce spectacle s'est si souvent reproduit sous nos yeux, qu'il a fallu reconnaître que rien ne s'éveille et ne grandit si vite parmi les hommes que la vanité. Bonaparte, qui le savait d'avance, en a fait son plus sûr moyen de gouverner.

À Munich, il fit un grand nombre de promotions dans l'armée. Il donna un régiment de carabiniers à son beau-frère, le prince Borghèse. Il récompensa beaucoup d'officiers à l'aide de grades et de la Légion d'honneur. Il fit, entre autres, M. de Nansouty, mon beau-frère, grand officier de cet ordre. C'était un homme de courage, estimé de l'armée, simple, d'une probité et d'une délicatesse assez peu ordinaires, malheureusement, à nos chefs militaires. Il a laissé partout en pays étranger une réputation fort honorable pour sa famille37.

Note 37: (retour) Le roi, lors de son premier retour, lui donna le commandement de la compagnie des mousquetaires gris. Il tomba malade peu de temps après, et il mourut un mois avant le 20 mars 1815.

La cour militaire de l'empereur, encouragée par l'exemple de son maître, et animée comme lui par la victoire, se montra aussi très satisfaite de rejoindre les dames qui avaient accompagné l'impératrice. Il sembla que l'amour voulait avoir enfin sa part d'importance dans un monde qui jusqu'alors le négligeait assez; mais il faut convenir qu'on ne lui laissa jamais grand temps pour fonder son autorité, et il fut toujours un peu forcé d'y brusquer ses attaques. On peut dater de cette époque les sentiments qu'inspira la belle madame de C*** à M. de Caulaincourt. Elle avait été nommée dame du palais dans l'été de 1805. Mariée jeune à son cousin, qui était à cette époque écuyer de l'empereur, et qui la négligeait beaucoup, elle fixa les regards de la cour par son éclatante beauté. M. de Caulaincourt devint éperdument amoureux d'elle, et cet attachement, plus ou moins partagé pendant quelques années, le détourna de songer à se marier. Madame de C***, de plus en plus mécontente de son mari, a fini par profiter du divorce38; et lorsque le retour du roi a condamné M. de Caulaincourt, ou autrement le duc de Vicence, à une vie de retraite, elle a voulu partager son malheur, et elle l'a épousé.

Note 38: (retour) Madame la duchesse de Vicence est morte très âgée en 1876, laissant le souvenir d'une femme bonne et distinguée. M. de Caulaincourt était mort quarante-huit ans plus tôt, en 1828. (P. R.)

J'ai dit que, durant cette campagne, l'empereur avait publié qu'il consentait à ce que nos troupes évacuassent le royaume de Naples. Mais il ne tarda pas à se brouiller de nouveau avec cette puissance, soit que le roi de Naples ne se montrât pas très exact dans l'exécution du traité conclu avec lui et qu'il demeurât sous l'influence des Anglais qui menaçaient toujours ses ports, soit que l'empereur voulût accomplir son projet de mettre l'Italie entière sous sa dépendance. Il pensait aussi, sans doute, qu'il était de sa politique de rejeter peu à peu la maison de Bourbon hors des trônes du continent. Quoi qu'il en soit, selon la coutume, sans avoir reçu aucune autre communication, la France apprit, par un ordre du jour daté du camp impérial de Schönbrunn le 6 nivôse an XIV39, que l'armée française marchait à la conquête du royaume de Naples, et serait commandée par Joseph Bonaparte qui s'y rendit en effet.

Note 39: (retour) 27 décembre 1805. (P. R.)

«Nous ne pardonnerons plus, disait cette proclamation. La dynastie de Naples a cessé de régner, son existence est incompatible avec le repos de l'Europe et l'honneur de ma couronne. Soldats, marchez... ne tardez pas à m'apprendre que l'Italie toute entière est soumise à mes lois, ou à celles de mes alliés40

Note 40: (retour) Voici cette proclamation qui a bien le sens indiqué dans ces mémoires, mais dont les expressions sont plus brutales encore: Soldats, depuis dix ans, j'ai tout fait pour sauver le roi de Naples, il a tout fait pour se perdre. Après les batailles de Dego, de Mondovi, de Lodi, il ne pouvait m'opposer qu'une faible résistance. Je me fiai aux paroles de ce prince, et je fus généreux envers lui.

»Lorsque la seconde coalition fut dissoute à Marengo, le roi de Naples qui, le premier, avait commencé cette injuste guerre, abandonné à Lunéville par ses alliés, resta seul et sans défense. Il m'implora; je lui pardonnai une seconde fois. Il y a peu de mois, vous étiez aux portes de Naples. J'avais d'assez légitimes raisons de suspecter la trahison qui se méditait, et de venger les outrages qui m'avaient été faits. Je fus encore généreux. Je reconnus la neutralité de Naples; je vous ordonnai d'évacuer ce royaume; et, pour la troisième fois, la maison de Naples fut affermie et sauvée.

»Pardonnerons-nous une quatrième fois? Nous fierons-nous une quatrième fois à une cour sans foi, sans honneur, sans raison? Non! non! La dynastie de Naples a cessé de régner; son existence est incompatible avec le repos de l'Europe et l'honneur de ma couronne.

»Soldats, marchez, précipitez dans les flots, si tant est qu'ils vous attendent, ces débiles bataillons des tyrans des mers. Montrez au monde de quelle manière nous punissons les parjures. Ne tardez pas à m'apprendre que l'Italie tout entière est soumise à mes lois, ou à celles de mes alliés; que le plus beau pays de la terre est affranchi du joug des hommes les plus perfides; que la sainteté des traités est vengée, et que les manes de mes braves soldats égorgés dans les ports de Sicile à leur retour d'Égypte, après avoir échappé aux périls des naufrages, des déserts et des combats, sont enfin apaisés.» (P. R.)

C'est avec ce ton exécutoire que Bonaparte, venant de signer la paix, jetait les fondements d'une nouvelle guerre, offensait de nouveau les souverains de l'Europe, et animait la politique anglaise à lui susciter de nouveaux ennemis.

Le 25 janvier, la cour de Naples, pressée par un ennemi habile et vainqueur, s'embarqua pour Palerme, et abandonna sa capitale au nouveau souverain, qui devait bientôt en prendre possession. Cependant l'empereur, après avoir assisté le 14 janvier au mariage du prince Eugène, quitta Munich, reçut en traversant l'Allemagne les honneurs que partout on n'eût pas manqué de lui rendre, et arriva à Paris dans la nuit du 26 au 27 janvier.

J'ai cru devoir terminer ici ce qui a été pour moi la seconde époque de Bonaparte, parce que, ainsi que je le disais plus haut, je regarde la fin de cette première campagne comme le plus beau moment de sa gloire; et cela, parce que le peuple français consentit encore cette fois à en prendre sa part.

Rien peut-être, eu égard au temps et aux hommes, ne peut se comparer dans l'histoire au degré de puissance où l'empereur se trouvait élevé, après la paix de Tilsitt; mais alors, si l'Europe entière fléchissait devant lui, en France le prestige des victoires s'était singulièrement affaibli, et nos armées, quoique formées de nos citoyens, commençaient à nous devenir étrangères. L'empereur, qui souvent appréciait les choses avec une justesse mathématique, s'en aperçut bien; car, à son retour après ce traité, je lui ai ouï dire: «La gloire militaire qui vit si longtemps dans l'histoire est celle qui s'efface le plus vite pour les contemporains, Toutes nos dernières batailles ne font point en France la moitié de l'effet qu'a produit celle de Marengo.»

S'il eût poussé cette réflexion, il en eût conclu que le peuple que l'on gouverne a finalement besoin d'une gloire qui lui soit utile, et que l'admiration s'use pour ce qui n'a qu'un stérile éclat.

En 1806, soit à tort, soit à raison, on accusait encore la politique anglaise de nous susciter des ennemis. La supposant, à bon droit, jalouse de notre prospérité renaissante, nous ne croyions pas impossible qu'elle s'efforçât de nous troubler, quand même nous aurions, de bonne foi, montré toutes les apparences des intentions les plus modérées. Nous ne pensions pas que l'empereur fût coupable de la dernière rupture qui avait détruit le traité d'Amiens, et comme il paraissait impossible de parvenir de longtemps à égaler la puissance maritime des Anglais, il ne nous semblait pas hors de la bonne politique d'avoir cherché à balancer, par les constitutions données à l'Italie, c'est-à-dire par une grande influence continentale, celle que le commerce procurait à nos ennemis.

Dans cette disposition, les merveilles de cette campagne de trois mois devaient nous frapper fortement. L'empire d'Autriche conquis, les armées réunies des deux premiers souverains de l'Europe fuyant devant la nôtre, la retraite du czar, la demande de la paix faite par l'empereur François en personne, cette paix qui portait encore un caractère de modération, ces rois créés par nos victoires, ce mariage d'un simple gentilhomme français avec la fille d'une tête couronnée, enfin ce prompt retour du vainqueur qui permettait de concevoir l'espoir d'un solide repos, et peut-être ce besoin de conserver des illusions sur son maître, besoin inspiré par la vanité humaine qui n'aime point à rougir de celui auquel elle s'est soumise; tout cela excita de nouveau les admirations nationales, et ne favorisa que trop l'ambition du vainqueur.

En effet, l'empereur s'aperçut du progrès qu'il avait fait, et il conclut, avec quelque apparence de probabilité, que la gloire nous dédommagerait de toutes les pertes que le despotisme allait nous imposer. Il crut que les Français ne murmureraient point, pourvu que leur esclavage fût brillant, et que nous ferions volontiers échange de toutes les libertés que la Révolution nous avait si péniblement acquises, contre les succès éblouissants qu'il parviendrait à nous procurer. Enfin, et ce fut là le plus grand mal, il entrevit dans la guerre le moyen de nous distraire des réflexions que sa manière de gouverner devait tôt ou tard nous inspirer, et il se la réserva pour nous étourdir, ou du moins nous réduire au silence. Comme il y était très habile, il n'en craignait pas les chances, et quand il put la faire avec de si nombreuses armées et une artillerie si formidable, il n'y voyait plus guère de dangers qui lui fussent personnels; aussi, je me trompe peut-être, mais je crois qu'après la campagne d'Austerlitz, la guerre a plutôt encore été le résultat de son système que l'entraînement de son goût. La première, la véritable ambition de Napoléon a été le pouvoir, et il eût préféré la paix, si la paix avait dû accroître son autorité. Il y a dans l'esprit humain une tendance à perfectionner tout ce dont il s'occupe incessamment. L'empereur, toujours appliqué vers l'idée de grandir son pouvoir, l'a porté par tous les moyens possibles au plus haut degré, et, s'habituant à l'exercice continu de ses volontés, il devint bientôt de plus en plus ombrageux de la moindre opposition. Sa fortune renversant peu à peu devant lui toutes les phalanges européennes, il ne douta plus que son destin ne l'appelât à régler à son gré les intérêts de toutes les cours du continent. Dédaignant le mouvement général des opinions de son siècle, ne regardant plus la Révolution française, ce grand avertissement pour les rois, que comme un événement dont il pouvait exploiter les résultats à son profit, il parvint à mépriser ce cri de liberté que, par intervalles, les peuples avaient laissé échapper depuis vingt ans. Il crut, du moins, qu'il leur donnerait le change en achevant de détruire ce qui avait existé, pour le remplacer par des créations subites qui satisferaient, en apparence, cette ardeur pour l'égalité qu'il croyait, avec assez de fondement, la passion dominante du temps. Il tenta de faire de la Révolution française un simple jeu de fortune, une commotion inutile qui n'aurait déplacé que les individus. Combien de fois ne s'est-il pas servi de cette phrase spécieuse pour détourner les inquiétudes! «La Révolution française n'a rien à craindre, puisque c'est un soldat qui occupe le trône des Bourbons.» En même temps, il se présentait aux rois comme le protecteur des trônes: «car, disait-il, j'ai détruit les républiques.» Et cependant, son imagination rêvait je ne sais quel plan, à demi féodal, dont l'exécution, toujours dangereuse puisqu'elle le forçait à la guerre, eut encore l'inconvénient de diminuer l'intérêt qu'il devait prendre à la France. Notre pays ne lui apparut bientôt qu'une grande province de l'empire qu'il voulait soumettre à sa puissance. Moins occupé de notre prospérité que de notre grandeur, qui dans le fond n'était que la sienne, il conçut le projet de rendre chacun des souverains étrangers feudataire de sa propre souveraineté. Il crut y parvenir en établissant sa famille sur différents trônes qui ressortissaient alors véritablement de lui, et on se convaincra de son projet, si on veut lire attentivement la teneur des serments qu'il exigeait des rois ou des princes qu'il créait. «Je veux, disait-il quelquefois, arriver au point que les rois de l'Europe soient forcés d'avoir tous un palais dans l'enceinte de Paris; et qu'à l'époque du couronnement de l'empereur des Français, ils viennent l'habiter, assister à la cérémonie, et la rendre plus imposante par l'hommage qu'ils lui offriront.» Il me semble que c'était assez clairement annoncer l'intention de renouveler en 1806 l'empire de Charlemagne. Mais les temps étaient changés, et les lumières en s'étendant donnaient aux peuples des moyens de juger de la manière dont ils seraient gouvernés. Aussi l'empereur s'aperçut-il que jamais la noblesse ne pourrait reprendre sur eux le crédit qui fut autrefois souvent un obstacle à l'autorité de nos rois, et il conçut rapidement l'idée, que c'était aujourd'hui des empiétements populaires qu'il fallait se défendre, et que la disposition des esprits devait le porter à suivre la route inverse à celle que, depuis quelques siècles, ne cessaient de tracer les rois. En effet, si autrefois les grands avaient presque toujours gêné l'autorité royale, à présent cette même autorité avait besoin, au contraire, d'une création intermédiaire qui, dans le siècle libéral où nous nous trouvons, vînt tout naturellement se ranger autour du souverain, pour réprimer la marche des prétentions populaires devenues nationales. De là, le rétablissement d'une noblesse, les majorats, le retour de quelques privilèges toujours prudemment répartis entre le grand seigneur pris dans la véritable noblesse, et le bourgeois qu'une volonté impériale anoblissait.

Tout démontre donc que l'empereur conçut ce projet d'une nouvelle féodalité façonnée d'après ses idées particulières. Mais, outre les obstacles que l'Angleterre ne cessa d'apporter à ses progrès, il se présenta encore une difficulté absolument inhérente à l'une des parties de son caractère. Il semble qu'il y ait eu deux hommes réunis en lui. L'un, sans doute, plus gigantesque que grand, mais enfin prompt à concevoir, aussi prompt à exécuter, et jetant à divers intervalles les bases du plan qu'il avait formé. Celui-là, mû par une pensée unique, semblait dégagé de toutes les impressions secondaires qui pouvaient arrêter ses projets; celui-là, si son but eût été le bien de l'humanité, avec les facultés qu'il déployait, serait devenu le plus grand homme qui ait paru sur la terre, mais encore, par l'étendue de sa pénétration et la ténacité de sa volonté, il en est demeuré le plus extraordinaire.

Le second Bonaparte, intimement attaché à l'autre comme une sorte de mauvaise conscience, dévoré d'inquiétude, sans cesse agité de soupçons, esclave des passions intérieures qui le pressaient toujours, et défiant, craignant tous les pouvoirs, redoutait même ceux qu'il avait créés. Si la nécessité des institutions se démontrait à lui, il était en même temps frappé des droits qu'elles donnaient aux individus, et comme il arrivait à avoir peur de son propre ouvrage, il ne pouvait résister à la tentation de le détruire brin à brin. On lui a entendu dire, lorsqu'il eut refait les titres et donné des majorats à ses maréchaux: «Voilà des gens que j'ai faits indépendants; mais je saurai bien les retrouver, et les empêcher d'être ingrats.» Ainsi, quand la défiance qu'il avait des hommes agissait sur lui, alors entièrement livré à elle, il ne songeait plus qu'à les isoler les uns des autres. Il affaiblissait les liens des familles; il s'appliquait à favoriser les intérêts individuels, au préjudice des intérêts généraux. Centre unique d'un cercle immense, il eût voulu que ce cercle contînt autant de rayons qu'il avait de sujets, afin qu'ils ne se touchassent qu'en lui. Ce soupçon jaloux dont il fut incessamment poursuivi, s'accola, comme un ver rongeur, à toutes ses entreprises, et l'empêcha de fonder d'une manière solide aucune des créations que son imagination naturellement improvisatrice inventait continuellement.

Quoi qu'il en soit, après la campagne d'Austerlitz, enflé de ses succès et du culte que les peuples moitié éblouis, moitié soumis, lui rendirent, son despotisme commença à se développer avec plus d'intensité encore que par le passé. On sentit quelque chose de plus pesant dans le joug qu'il plaçait avec soin sur chaque citoyen; on baissait presque forcément la tête devant sa gloire, mais on s'aperçut, après, qu'il avait pris ses précautions pour qu'il ne fût plus permis de la relever. Il s'environna d'une pompe nouvelle qui devait mettre une plus grande distance entre lui et les autres hommes. Il prit des usages allemands qu'il venait d'observer, toute l'étiquette des cours, qu'il considéra comme un esclavage journalier, et personne ne fut à l'abri de la dépendance minutieuse qu'il perfectionna avec soin. Il faut dire, à la vérité, que sitôt après une campagne, il était, en quelque sorte, obligé de prendre ses précautions pour imposer silence aux prétentions qu'élevaient autour de lui les compagnons de ses succès, et quand il était parvenu à les soumettre, il ne croyait pas devoir traiter avec plus de ménagements les autres classes de citoyens, d'une bien moindre importance à ses yeux. Les militaires, encore tout animés par la victoire, se plaçaient eux-mêmes dans une région orgueilleuse dont il était difficile de les faire descendre. J'ai conservé une lettre de M. de Rémusat, datée de Schönbrunn, qui peint fort bien l'enflure des généraux et les précautions qu'il fallait prendre pour vivre en paix avec eux. «Le métier de la guerre, me disait-il, donne au caractère une certaine sincérité, un peu crue, qui met à découvert les passions les plus envieuses. Nos héros, accoutumés à combattre ouvertement leurs ennemis, prennent l'habitude de ne plus rien voiler, et voient comme une bataille dans toutes les oppositions qu'ils rencontrent, de quelque genre qu'elles soient. C'est une chose curieuse que de les entendre parler de qui n'est pas militaire, et même ensuite les uns des autres; dépréciant les actions, faisant la part du hasard, énorme pour autrui, déchirant les réputations que nous autres spectateurs croyons le mieux établies, et à notre égard si boursouflés de leur gloire encore toute chaude, qu'il faut bien de l'adresse et beaucoup de sacrifices de vanité, et de vanité même un peu fondée, pour parvenir à être supporté par eux.»

L'empereur s'aperçut de cette attitude un peu belligérante que rapportaient les officiers de l'armée. Il s'inquiétait peu qu'elle froissât la partie civile des citoyens, mais il ne voulait pas qu'elle vînt jusqu'à le gêner. Aussi, étant encore à Munich, il se crut obligé de réprimer l'arrogance de ses maréchaux, et, cette fois, son intérêt personnel le porta à employer vis-à-vis d'eux le langage de la raison. «Songez, leur dit-il, que je prétends que vous ne soyez militaires qu'à l'armée. Le titre de Maréchal est une dignité purement civile qui vous donne dans ma cour le rang honorable qui vous est dû, mais qui n'entraîne après lui aucune autorité. Généraux sur le champ de bataille, soyez grands seigneurs autour de moi, et tenez à l'État par les liens purement civils que j'ai su vous créer, en vous décorant du titre que vous portez.»

Cet avertissement eût produit un plus solide effet, si l'empereur l'eût terminé par ces paroles: «Dans les camps, dans une cour, songez que partout votre premier devoir est d'être citoyens.» Il aurait tenu un pareil langage à toutes les classes dont il devait être le protecteur, en même temps que le maître, il aurait parlé la même langue à tous les Français, et les aurait unis par cette nouvelle égalité qui ne s'oppose point aux distinctions accordées à la valeur. Mais Bonaparte, nous l'avons vu, a toujours craint les liens naturels et généreux, et la chaîne du despotisme est la seule qu'il ait cru pouvoir employer, parce qu'elle serre pour ainsi dire les hommes isolément sans leur laisser aucune relation entre eux.


CHAPITRE XVII.

(1806.)

Mort de Pitt.--Débats du parlement anglais.--Travaux publics.--Exposition de l'industrie.--Nouvelle étiquette.--Représentations de l'Opéra et de la Comédie française.--Monotonie de la cour.--Sentiments de l'impératrice.--Madame Louis Bonaparte.--Madame Murat.--Les Bourbons.--Les nouvelles dames du palais.--M. Molé.--Madame d'Houdetot.--Madame de Barante.

Quand l'empereur arriva à Paris, à la fin de janvier 1806, Pitt venait de mourir en Angleterre, à l'âge de quarante-sept ans. Cette perte fut vivement sentie par les Anglais. Un regret vraiment national honora sa mémoire. Le parlement, qui venait de s'ouvrir, vota une somme considérable pour payer ses dettes, car il mourait sans laisser aucune fortune, et il fut enterré avec pompe à Westminster. Dans la formation du nouveau ministère, M. Fox, son antagoniste, fut chargé des affaires étrangères. L'empereur regarda la mort de Pitt comme un événement heureux pour lui, mais il ne tarda pas à s'apercevoir que la politique anglaise n'avait point changé, et que le gouvernement britannique ne cesserait pas de travailler à soulever contre lui les puissances du continent41.

Note 41: (retour) Les débats du parlement anglais et la politique anglaise étaient alors si mal connus en France, qu'on ne s'étonnera pas de voir que les suites de la mort de Pitt ne soient pas ici très bien appréciées. Fox, en arrivant aux affaires, fit une démarche qui amena des ouvertures de paix qui furent accueillies. Une négociation secrète fut suivie par lord Yarmouth, puis par lord Lauderdale, et il y eut jusqu'au milieu de l'été des chances de rapprochement. Mais la santé de Fox déclinait, et il mourut au mois de septembre. Il est vrai, d'ailleurs, que, bien que partisan de la paix, il n'envisageait pas la guerre contre Napoléon comme il avait envisagé la guerre contre la Révolution française. Il ne s'agissait plus de la liberté de la France, mais de l'indépendance de l'Europe. (P. R.)

Durant le mois de janvier 1806, les débats du parlement d'Angleterre furent très animés. L'opposition, dirigée par M. Fox, demandait au ministère raison de la conduite de la dernière guerre; elle prétendait que l'empereur d'Autriche n'avait point été aidé assez loyalement, et qu'on l'avait abandonné à la merci du vainqueur. Les ministres produisirent alors les conditions du traité, fait entre les diverses puissances, au commencement de cette campagne. Ce traité démontrait que des subsides avaient été accordés à cette coalition qui s'engageait, à forcer l'empereur à l'évacuation du Hanovre, de l'Allemagne, de l'Italie; à remettre le roi de Sardaigne sur le trône de Piémont, et à assurer l'indépendance de la Hollande et de la Suède. Les victoires rapides de nos armes avaient bouleversé ces projets. On accusait l'empereur d'Autriche d'avoir commencé trop impétueusement la campagne, sans attendre l'arrivée des Russes, et surtout le roi de Prusse dont la neutralité était devenue la cause principale du mauvais succès de la coalition. Le czar, irrité contre lui, eût peut-être tenté de se venger de cette funeste inaction, si la reine de Prusse, si belle et si séduisante, ne se fût interposée entre les deux souverains. Le bruit se répandit alors, en Europe, que ses charmes avaient désarmé l'empereur de Russie, et qu'il leur sacrifia le mécontentement qu'il éprouvait justement. L'empereur Napoléon, parvenu à contenir le roi de Prusse par l'effroi de ses armes, crut devoir le récompenser de son inaction en lui abandonnant le Hanovre, jusqu'à l'époque très incertaine de la paix générale. De son côté, le roi cédait Anspach à la Bavière, et à la France ses prétentions sur les duchés de Berg et de Clèves, qui furent donnés, peu de temps après, au prince Joachim, autrement Murat.

Le rapport fait au parlement d'Angleterre, sur le traité dont je viens de parler, publié dans nos journaux, y fut accompagné, comme on le pense bien, de quelques notes qui, déjà, annonçaient une nouvelle aigreur contre les puissances du continent. On y déplorait la faiblesse des rois, qui se mettent à la merci des marchands de l'Europe.

«Si l'Angleterre, y disait-on, parvenait à susciter une quatrième coalition, l'Autriche qui a perdu la Belgique à la première, l'Italie et la rive gauche du Rhin à la seconde, le Tyrol, la Souabe et l'État vénitien à la troisième, à la quatrième perdrait sa couronne.

»L'influence de l'empire français sur le continent fera le bonheur de l'Europe; car c'est avec lui qu'aura commencé le siècle de la civilisation, des sciences, des lumières et des lois. L'empereur de Russie a donné imprudemment, comme un jeune homme, dans une politique dangereuse. Quant à l'Autriche, il faut oublier ses fautes, puisqu'elle en a été punie. Cependant, on doit dire que, si le traité qui vient d'être publié en Angleterre eût été connu, peut-être qu'elle n'eût pas obtenu la paix qui lui a été accordée, et il faut remarquer, en passant, que le comte de Stadion, qui avait conclu ce traité de subsides, est encore aujourd'hui à la tête des affaires de l'empereur François.»

Ces notes dictées par un sentiment d'humeur assez mal déguisé, dans les premiers jours du mois de février, commencèrent à répandre un peu d'inquiétude, et à faire croire à ceux qui portaient un coup d'oeil attentif sur les événements, que la paix pourrait bien n'être pas de longue durée.

Aucun traité n'avait été conclu avec le czar. Sous prétexte qu'il ne s'était montré que comme auxiliaire des Autrichiens, il refusa d'être compris dans les négociations; et j'ai ouï dire que l'empereur, frappé de sa conduite, le regarda, dès cette époque, comme le véritable antagoniste qui devait lui disputer l'empire du monde. Aussi s'efforça-t-il de le déprécier autant qu'il lui fut possible.

Il existe en Russie un ordre42 qui ne peut être porté que par un général dont les services auraient, dans une grande occasion, été utiles à l'empire. Quand Alexandre fut de retour dans sa capitale, les chevaliers de cet ordre vinrent lui en hommages à la Comédie française, mais une circonstance imprévue vint ajouter une nuance tant soit peu pénible à l'effet de cette soirée. On donnait Athalie, et Talma jouait le rôle d'Abner. Pendant la représentation, Bonaparte reçoit le courrier qui lui apporte la nouvelle de l'entrée des troupes françaises à Naples. Aussitôt, il envoie un aide de camp à Talma, avec l'ordre d'interrompre la pièce, et de venir sur le bord de la rampe annoncer cet événement. Talma obéit, et lut tout haut le bulletin. Le public applaudit, mais je me souviens qu'il me sembla que les acclamations n'avaient pas été si naturelles qu'à l'Opéra.

Note 42: (retour) L'ordre de Saint-Georges.

Le lendemain, nos journaux proclamèrent la chute de celle qu'ils appelaient la moderne Athalie43; et cette reine vaincue fut outrageusement insultée, au mépris de toutes les convenances sociales qui imposent ordinairement du respect pour le malheur.

Note 43: (retour) La reine de Naples.

On remarqua, peu de temps après, avec quel art, lors de l'ouverture du Corps législatif, M. de Fontanes évita, en louant Bonaparte, d'insulter à la chute des souverains qu'il avait détrônés. Il fit porter ses éloges principalement sur la modération qui avait dicté la paix, et sur la réédification des tombeaux de Saint-Denis. On pourra, en général, conserver la collection des discours prononcés par M. de Fontanes pendant ce règne, comme des modèles de convenance et de goût.

Après s'être ainsi donné au public et avoir épuisé tous les hommages, l'empereur reprit aux Tuileries sa vie d'affaires, et nous autres, notre vie d'étiquette, qui fut ordonnée et réglée avec un soin extrême. Il commença, dès cette époque, à s'entourer d'un tel cérémonial que personne d'entre nous n'eut plus guère de relations intimes avec lui. Plus sa cour devenait nombreuse, plus cette cour prenait une apparence monotone, chacun faisant à la minute ce qu'il avait à faire; mais personne ne songeait à s'écarter de la courte série de pensées que donne le cercle restreint des mêmes devoirs. Le despotisme, qui croissait de jour en jour, la peur que chacun éprouvait, peur qui consistait tout naïvement à craindre de recevoir un reproche si on manquait à la moindre chose, le silence que nous gardions sur tout, reléguaient les différents personnages, dans les salons des Tuileries, sur une échelle presque pareille. Il devenait à peu près inutile d'y apporter des sentiments ou de l'esprit, car on n'y trouvait plus nulle occasion d'y éprouver une émotion, ou d'y échanger la moindre réflexion. L'empereur, livré à de grands projets, à peu près sûr de la France, portait ses regards sur l'Europe, et sa politique ne se bornait plus à s'assurer la puissance de commander aux opinions de ses concitoyens. De même, il dédaignait ces petits succès intérieurs que nous lui avions vu rechercher autour de lui; et je puis dire qu'il considérait sa cour avec cette indifférence qu'inspire une conquête assurée, opposée à celles qui restent encore à faire. Il a toujours tendu à imposer un joug, et pour y parvenir, il n'a pas négligé les moyens de séduction; mais, dès qu'il s'est aperçu que son pouvoir était établi, il ne s'est jamais occupé de se rendre agréable.

Du moins, la situation dépendante et contrainte dans laquelle il tenait sa cour, eut cet avantage: c'est qu'on n'y connut à peu près rien de ce qui aurait ressemblé à l'intrigue. Comme chacun portait au dedans de soi la conviction que tout dépendait de la seule volonté du maître, personne ne tentait de marcher autrement que dans la ligne qu'il avait tracée; et dans les relations des uns avec les autres, on jouissait de quelque repos.

Sa femme se trouvait à peu près dans la même dépendance que tout le reste. À mesure que les affaires grandissaient, elle y devenait plus étrangère; la politique européenne, le destin du monde lui souciaient peu; le cercle de ses idées ne s'élevait point à de hautes spéculations qui ne devaient point avoir d'influence sur ce qui la concernait. Tranquillisée dans ce temps pour elle-même, satisfaite du sort de son fils, elle vivait paisible et indifférente; témoignant une affabilité égale à tous, avec peu ou point d'amitié pour personne, mais une grande bienveillance pour chacun. Ne cherchant aucun plaisir, ne redoutant aucun ennui; toujours douce, gracieuse, sereine, et, dans le fond, insouciante à presque tout, son attachement pour son époux s'était fort refroidi, et elle n'éprouvait plus ces jalouses inquiétudes qui avaient tant troublé sa vie, les années précédentes. Elle le jugeait tous les jours davantage, et s'étant bien convaincue que son premier moyen de crédit près de lui était dans le repos qu'elle lui procurait par l'égalité de son caractère, elle s'appliquait avec soin à éviter de le troubler. J'ai dit, depuis longtemps, qu'un homme tel que lui n'avait guère le temps ni les dispositions qui ramènent souvent à l'amour, et l'impératrice lui pardonnait alors tous les écarts qui, quelquefois, chez les hommes, le remplacent.

Elle poussa même la complaisance jusqu'à favoriser quelques-unes de ses fantaisies passagères. Elle en devint la confidente, et s'habitua à ne plus s'en offenser. Il avait exigé que ses appartements intérieurs fussent précédés d'un salon occupé par des femmes qu'on avait choisies dans la classe bourgeoise. On les décora du nom de dames d'annonce. Les dames du palais se tenaient dans le grand salon d'apparat, soit aux Tuileries, soit à Saint-Cloud. À la suite venait un autre salon qui précédait les petits appartements. C'est dans ce salon que restaient les dames d'annonce; elles étaient chargées d'ouvrir les battants des portes, quand l'impératrice passait, et de l'annoncer ainsi que l'empereur, quand celui-ci quittait son propre appartement et qu'il venait chez sa femme par l'intérieur. Ces dames d'annonce furent prises parmi de jeunes et jolies personnes; elles attirèrent quelquefois les regards passagers de Bonaparte; sa femme l'ignora, ou le sut, selon qu'il lui plut de le lui dire ou de le lui cacher, sans jamais qu'elle s'en effarouchât.

Au retour d'Austerlitz, il revit madame de X..., et ne parut pas faire attention à elle; l'impératrice la traita comme les autres. On a dit que, parfois, Bonaparte avait repris près d'elle quelques-uns de ses souvenirs; mais ce fut d'une manière si fugitive qu'à peine si la cour put s'en apercevoir, et comme cela ne donnait lieu à aucun incident nouveau, personne n'y fit attention. L'empereur, absolument convaincu de cette idée que l'empire des femmes avait souvent affaibli les rois de France, avait irrévocablement arrêté dans sa pensée qu'elles ne seraient à sa cour qu'un ornement, et il a tenu parole. Il s'était persuadé, je ne sais trop pourquoi, qu'en France, elles ont plus d'esprit que les hommes, du moins il le disait souvent, et que l'éducation qu'on leur donne les dispose à une certaine adresse dont il faut se défendre. Il les craignait donc un peu, et les tint à l'écart pour cette raison. Aussi l'a-t-on vu pousser jusqu'à la faiblesse la mauvaise humeur contre quelques-unes d'entre elles.

Il exila promptement madame de Staël dont il eut réellement peur, et un peu plus tard madame de Balbi qui se permit quelques légères plaisanteries sur son compte. Celle-ci avait parlé assez indiscrètement devant un homme de la société que je ne nommerai point, et qui rapporta très fidèlement ce qu'il avait entendu. Ce personnage était gentilhomme et chambellan, je ne le dis ici que pour prouver que l'empereur trouva, dans toutes les classes, des gens qui consentirent à le servir comme il voulait être servi.

Durant le cours de cet hiver, on commença à s'apercevoir des souffrances pénibles que madame Louis avait à supporter dans son intérieur. La tyrannie conjugale de Louis Bonaparte s'exerçait sur tout; son caractère, tout aussi despotique que celui de son frère, se faisait sentir dans le cercle de sa maison. Jusque-là, sa femme en dissimulait courageusement les excès; mais une circonstance particulière la força de dévoiler à sa mère une partie de ses peines.

Louis Bonaparte avait une fort mauvaise santé. Depuis son retour d'Égypte, il était rongé par un mal inconnu, se manifestant par de fréquentes attaques qui avaient particulièrement affaibli si bien ses jambes et ses mains, qu'il marchait avec quelque difficulté, et qu'il était gêné dans toutes les articulations. La médecine épuisa infructueusement pour lui toutes ses ressources. Corvisart, médecin de toute la famille, lui conseilla enfin de tenter un dernier essai, quelque dégoûtant qu'il fût44. Il supposa que, peut-être, une forte éruption appelée à la peau dégagerait l'âcreté cachée qui échappait à tant de remèdes. On se détermina donc à porter, sous le dais brodé qui couronnait le lit du prince Louis, les draps enlevés à un galeux de l'hôpital; et Son Altesse impériale fut obligée de s'en envelopper, et même de revêtir la chemise de ce malade. Louis, qui voulait cacher à tout le monde l'essai qu'il faisait, exigea que rien ne fût changé dans ses habitudes avec sa femme. Il était accoutumé à coucher dans la même chambre, sans occuper le même lit; il avait toujours voulu qu'elle passât les nuits près de lui, sur un petit lit dressé sous les mêmes rideaux. Il ordonna, très impérativement, que cet usage se continuât, ajoutant, dans sa dure et bizarre jalousie, qu'un mari ne devait jamais se départir des précautions qui l'empêchaient d'abandonner une femme à son inconstance naturelle. Madame Louis, malade elle-même, et malgré le dégoût naturel qu'elle éprouvait, se soumit, et garda le silence sur ce nouvel abus du pouvoir conjugal.

Note 44: (retour) On lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène: «Les belles Italiennes eurent beau déployer leurs grâces, je fus insensible à leurs séductions. Elles s'en dédommageaient avec ma suite. Une d'elles, la comtesse C..., laissa à Louis, lorsque nous passâmes à Brescia, un gage de ses faveurs dont il se souviendra longtemps.» (P. R.)

Cependant Corvisart qui la soignait, et qui était frappé de son changement, vint à l'interroger sur quelques particularités de sa vie intérieure, et obtint d'elle l'aveu de la bizarre fantaisie de son époux. Il crut devoir en instruire l'impératrice, et ne lui dissimula pas qu'il pensait que l'air de l'alcôve du prince Louis était, dans ce moment, fort malsain pour sa femme.

Madame Bonaparte en avertit sa fille, qui lui répondit qu'elle s'en était doutée, mais qui ne l'en conjura pas moins de ne se mêler aucunement de ce qui se passait entre elle et son mari. Puis, ne pouvant se contenir davantage alors, elle s'ouvrit à sa mère sur une foule de détails qui prouvèrent à quel point elle était opprimée, et le mérite du silence qu'elle avait gardé jusqu'alors. Madame Bonaparte en parla à l'empereur, qui aimait sa belle-fille, et qui montra à son frère son mécontentement. Mais Louis répondit froidement à tout que, si on voulait se mêler de son ménage, il s'éloignerait de la France, et l'empereur, qui n'eût point voulu d'éclat fâcheux dans sa famille, engagea madame Louis à la patience, embarrassé peut-être, comme les autres, de l'humeur bizarre et tenace de Louis. Heureusement pour sa femme, celui-ci renonça promptement au remède pénible qu'il avait voulu tenter, non sans lui en vouloir beaucoup de ce qu'elle n'avait pas mieux gardé son secret.

Si sa fille eût été plus heureuse, l'impératrice n'eût rien vu à cette époque qui dût troubler sa tranquillité. La famille Bonaparte, occupée de ses propres intérêts, ne pensait plus à la tourmenter; Joseph, absent, se voyait près de monter sur le trône de Naples; Lucien était pour toujours exilé de France; le jeune Jérôme croisait en mer sur nos côtes; madame Bacciochi régnait à Piombino; la princesse Borghèse, tour à tour livrée à des remèdes ou à ses plaisirs, ne se mêlait de rien. Madame Murat seule aurait pu causer quelque ombrage à sa belle-soeur; mais elle cherchait à faire aussi les affaires de son époux, et l'impératrice n'y mettait nulle opposition; car elle eût fort désiré que Murat obtînt quelque principauté qui l'éloignât de Paris.

Madame Murat employait toute son adresse, et même toutes les ressources de l'importunité m'avait montrée à M. de Rémusat me mettait alors dans quelques relations avec lui. Il ne venait point encore chez moi, mais je le rencontrais souvent, et partout il me distinguait plus que par le passé. Il ne laissait guère échapper une occasion de me dire du bien de mon mari, et, flattant le plus vif sentiment de mon coeur, et, s'il faut tout dire, aussi ma vanité, en paraissant rechercher mon entretien partout où nous nous trouvions, il me gagnait peu à peu, et affaiblissait mes préventions contre lui. Pourtant, il me troublait quelquefois par certaines paroles auxquelles je n'étais point préparée. Un jour, que je lui parlais de la conquête récente du royaume de Naples, et que j'osais lui témoigner que je me sentais émue de cette politique des détrônements, que nous paraissions adopter, il me répondit, de ce ton froid et arrêté qu'il sait si bien prendre quand il ne veut pas de réponse: «Madame, tout ceci ne sera achevé que lorsqu'il n'y aura plus un Bourbon sur un trône de l'Europe.» Ces mots me firent une sorte de mal. Je ne pensais guère alors à la famille de nos rois, il en faut convenir; mais, pourtant, quand j'entendais prononcer ce nom, il semblait que certains souvenirs de ma jeunesse réveillassent une émotion ancienne, plus endormie qu'effacée. Je ne pourrais aujourd'hui rendre compte de cette impression qu'en risquant d'être accusée d'une affectation absolument éloignée de mon caractère. On croirait que, me rappelant le temps où j'écris, je veux dès ce moment préparer mon retour aux opinions que chacun s'empresse maintenant d'étaler. Il n'en est rien pourtant. Alors j'admirais beaucoup l'empereur; je l'aimais encore, quoique je fusse moins entraînée vers lui; je le croyais nécessaire à la France; il m'en apparaissait le souverain devenu légitime; mais tout cela s'alliait à un tendre respect pour les héritiers et les parents de Louis XVI, et pour la race de Louis XIV, l'idole de mon imagination, sentiment qui me faisait souffrir, quand je voyais préparer pour eux de nouveaux malheurs, et quand j'entendais mal parler d'eux. Au reste, Bonaparte m'a souvent donné ce chagrin. Chez un homme qui ne jugeait que par le succès, Louis XVI devait être en faible estime. Il ne lui rendait nulle justice, et conservait sur lui tous les préjugés populaires enfantés par la Révolution. Quand sa conversation se tournait sur cet illustre et malheureux prince, autant que je le pouvais, je m'appliquais à la détourner.

Quoi qu'il en soit, telle était l'opinion de M. de Talleyrand alors; je saurai, peu à peu et quand il en sera temps, montrer comment les événements l'ont modifiée.

Nous vîmes, dans cet hiver, l'héritier du roi de Bavière venir orner notre cour. Il était jeune, sourd, assez peu aimable, mais fort poli, montrant d'ailleurs une grande déférence pour l'empereur. Il fut logé aux Tuileries; on lui donna deux chambellans et un écuyer pour son service, et on lui fit fort bien les honneurs de Paris.

Le 10 février, la liste des dames du palais fut augmentée des noms de madame Maret, à la demande de madame Murat, et de mesdames de Chevreuse, de Montmorency-Matignon, et de Mortemart.

M. de Talleyrand, ami intime de la duchesse de Luynes, obtint d'elle que sa belle-fille ferait partie de cette cour. Cette duchesse idolâtrait madame de Chevreuse45. Celle-ci avait des opinions assez arrêtées, et toutes en opposition avec ce qu'on exigeait d'elle.

Note 45: (retour) Mademoiselle de Narbonne-Fritzlar. Son frère fut chambellan.

Bonaparte menaça, M. de Talleyrand négocia et, selon sa coutume, réussit. Madame de Chevreuse était jolie, quoique rousse46, et spirituelle, mais gâtée à l'excès par sa famille, un peu volontaire, et tant soit peu fantasque. Sa santé était déjà fort délicate. L'empereur la cajola pour la consoler de la violence qu'il lui faisait. Quelquefois, il semblait qu'il en vînt à bout, et, dans d'autres moments, elle ne dissimulait point le retour de la mauvaise humeur. Par caractère, elle procurait à l'empereur un plaisir qu'une autre eût cherché à lui donner seulement par adresse: celui du combat et de la victoire. Car, comme il lui arrivait de s'amuser quelquefois des fêtes et des pompes de notre cour, quand elle y paraissait parée et gaie, l'empereur, qui aimait jusqu'au moindre succès, disait en riant: «J'ai surmonté l'aversion de madame de Chevreuse.» Au fond, je ne crois point qu'il y soit vraiment parvenu.

Note 46: (retour) Madame de Chevreuse était rousse en effet, et l'empereur le lui reprochait un jour: «C'est possible, répondit-elle, mais aucun homme ne me l'avait encore dit.» (P. R.)

Madame de Montmorency, autrefois la baronne de Montmorency, aujourd'hui la duchesse, qui était en grande liaison avec M. de Talleyrand, fut déterminée par lui et aussi par le désir d'obtenir des bois considérables qui appartenaient à sa famille, et qui avaient été pris par le gouvernement pendant son émigration, sans être encore vendus.

Madame de Montmorency fut très bien à cette cour: sans hauteur, sans bassesse, paraissant s'y plaire, et n'affectant point de s'y trouver par contrainte47. Je crois qu'elle s'y amusait beaucoup; il ne serait pas impossible qu'elle l'eût regrettée. Son nom lui donnait là les avantages qu'il aura partout. L'empereur disait souvent qu'il n'estimait que la noblesse historique, mais aussi, celle-là, il la distinguait beaucoup.

Note 47: (retour) Madame de Matignon, mère de la duchesse de Montmorency, était fille du baron de Breteuil, qui, rentré de l'émigration, a vécu paisiblement à Paris, où il est mort.

Ceci me rappelle un joli mot de Bonaparte. Lorsqu'il voulut recréer les titres, il décida d'un trait de plume que toutes les dames du palais seraient comtesses. Madame de Montmorency, qui n'avait nul besoin d'un titre, se voyant forcée d'en prendre un, lui demanda de porter celui de baronne qui allait si bien, disait-elle en riant, avec son nom.--«Cela ne se peut, lui répondit Bonaparte en riant aussi; vous n'êtes point, madame, assez bonne chrétienne.»

Quelques années après, l'empereur rendit à MM. de Montmorency et de Mortemart une grande partie de la fortune qu'ils avaient perdue. M. de Mortemart ayant refusé d'être écuyer, parce qu'il trouvait le métier trop pénible pour lui, fut fait gouverneur de Rambouillet. Nous avons vu M. le vicomte de Laval-Montmorency, père du vicomte Mathieu de Montmorency, chevalier d'honneur de Madame, gouverneur de Compiègne, et l'un des plus fervents admirateurs de Bonaparte.

Dès ce temps, on se pressait de plus en plus pour être de la cour de l'empereur, et surtout pour lui être présenté. Ses cercles devenaient fort brillants. L'ambition, la crainte, la vanité, le désir de s'amuser, de voir, de s'avancer, hâtaient les démarches d'une foule de gens, et le mélange des noms et des rangs se faisait de plus en plus. Nous vîmes entrer dans le gouvernement, au mois de mars de cette année, M. Molé, dernier héritier et descendant de Mathieu Molé. Il avait alors vingt-six ans. Né dans la Révolution, éprouvé par les malheurs qu'elle a causés, M. Molé, maître de sa jeunesse par la perte de son père, qui avait péri sous la tyrannie de Robespierre, avait employé sa liberté à des études graves et variées. Ses amis et ses parents le marièrent, à l'âge de dix-neuf ans, à mademoiselle de la Briche, héritière d'une fortune considérable, nièce de madame d'Houdetot, dont j'ai parlé souvent. M. Molé, naturellement sérieux, s'ennuya promptement de la vie du monde, et, n'étant point arrêté sur l'emploi de sa jeunesse, il cherchait à en tromper l'oisiveté par des compositions qu'il livrait à ses amis. Vers la fin de l'année 1805, il fit un petit ouvrage, extrêmement métaphysique, quelquefois un peu embrouillé, sur une théorie du pouvoir et de la volonté de l'homme. Ses amis, étonnés du genre de méditations qu'une pareille composition annonçait, lui conseillèrent de la faire imprimer. Sa jeune vanité y consentit volontiers. Son âge rendit le public indulgent pour cet ouvrage; on y remarquait de la profondeur et de l'esprit, mais, en même temps, on y démêla une certaine disposition à vanter le gouvernement despotique, qui donna à penser que l'auteur, en le publiant, avait quelque envie d'être distingué et de plaire à qui disposait alors de la destinée de tous. Soit que quelque chose de cette intention secrète fût, en effet, dans le plan de l'auteur, soit que, épouvanté des abus de la liberté en ne voyant, depuis qu'il était au monde, de repos pour la France que le jour où une volonté ferme s'était chargée de la gouverner, M. Molé livra son ouvrage au public. Il fit assez de bruit.

Au retour de Vienne, M. de Fontanes, qui aimait beaucoup M. Molé, lut cet ouvrage à Bonaparte, qui en fut frappé. Les opinions qu'il renfermait, l'esprit distingué qu'il annonçait, le beau nom de Molé, tout cela attira son attention. Il voulut voir l'auteur; il le caressa comme il savait faire, car il avait un grand art pour parler à la jeunesse la langue qui doit la séduire; il vint à bout de lui persuader qu'il fallait qu'il entrât dans les affaires, lui promettant de lui faire traverser vite une carrière brillante; et, peu de jours après cette entrevue, M. Molé fut mis au nombre des auditeurs attachés à la section de l'intérieur. Intimement lié d'amitié avec son cousin, M. d'Houdetot, petit-fils de celle que les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ont à jamais rendue célèbre, M. Molé lui persuada d'entrer en même temps que lui dans la même carrière, et M. d'Houdetot fut attaché, comme auditeur, à la section de la marine. Son père avait un commandement dans les colonies et fut fait prisonnier par les Anglais, lors de la prise de la Martinique. Ayant passé dans l'île de France une partie de sa vie, il en avait ramené une fort belle femme et neuf enfants, dont cinq filles, toutes belles, qui sont établies à Paris, et dont quelques-unes sont mariées. Parmi elles, on remarque aujourd'hui madame de Barante48, la plus belle femme de Paris en ce moment49.

Note 48: (retour) M. de Barante, directeur des impositions indirectes, ayant été préfet sous Bonaparte, grand ami de madame de Staël, fort partisan des idées libérales et homme d'esprit.
Note 49: (retour) Mon père, très lié avec M. Molé, dès sa jeunesse et jusqu'à la mort de celui-ci, a écrit sur lui un grand nombre de pages soit en des articles publiés, soit en notes manuscrites. Voici ce qu'il pensait des premiers temps de sa carrière: «M. Molé, né en 1780, n'avait pas eu d'éducation. Quand il épousa, à dix-neuf ans au plus, Caroline de la Briche, il avait à peine eu le temps, en suivant des cours publics et en diversifiant des études superficielles, de combler les vides d'une ignorance dont il lui resta toujours quelque chose. Cependant, il était bien doué, son esprit était droit, facile, élégant, et il eut toujours au suprême degré l'art d'être en intelligence avec son interlocuteur. Il avait même, dans sa jeunesse, une tendance sérieuse, je dirais presque philosophique, qui s'est un peu évaporée depuis. Son ouvrage, Essai de morale et de politique, inspiré pour le fond et la forme des écrits de Bonald, est un assez mauvais livre que cependant je ne conçois pas qu'il ait pu faire, et qui atteste plus de réflexion et de style qu'il n'était capable d'en avoir à quarante ans. L'expérience, l'ambition, le monde, le goût du succès auprès des femmes ont fort modifié son esprit. Il y a perdu, mais il y a encore plus gagné. L'empereur le prit à gré. Molé conçut de bonne heure une assez grande idée de sa position. Il continua à garder ses apparences sérieuses, qui devenaient même raides et hautaines, excepté avec les gens à qui il voulait plaire, ce qu'il savait en perfection. C'est un des hommes qui ont le plus causé avec l'empereur; il est arrivé par là, il n'a même guère fait que cela dans son gouvernement.» M. Frédéric d'Houdetot, cousin issu de germain de madame Molé, a été plus tard préfet, puis député sous les divers régimes qui se sont succédé jusqu'à sa mort, arrivée sous le second empire. (P. R.)

Cette fusion, qui s'étendait avec tant de rapidité, jetait du repos dans la société, en y confondant les intérêts de chacun. M. Molé, par exemple, tenant de son côté à une nombreuse famille très distinguée, et par sa femme à des personnes d'un rang assez élevé, car les cousines de madame Molé étaient mesdames de Vintimille et de Fezensac, devint une sorte de lien entre l'empereur et une grande partie de la société. J'étais dans une intimité déjà ancienne avec cette famille; j'éprouvai du soulagement à la voir prendre sa part des nouvelles positions qui surgissaient pour qui voulait les saisir; je voyais les opinions s'affaiblir devant les intérêts, les partis s'effacer; l'ambition, le plaisir, le luxe rapprochaient tout le monde, et le blâme perdait tous les jours de son crédit. Que Bonaparte, si habile à gagner les individus, eût fait un pas de plus; qu'il n'eût pas voulu seulement gouverner par la force; qu'il eût favorisé cette détente des esprits qui demandaient le repos; enfin, après avoir conquis le présent, qu'il eût assuré l'avenir par des institutions solides et généreuses, parce qu'elles seraient devenues indépendantes de ses propres caprices; alors, il n'est presque pas douteux que ses victoires sur les souvenirs, les préventions et les regrets n'eussent été aussi durables qu'elles ont été éclatantes. Mais, il faut en convenir, la liberté, la vraie liberté manquait partout, et notre tort national a été de ne pas nous en être assez promptement aperçus. Je l'ai dit, l'empereur relevait les finances, encourageait le commerce, les sciences, les arts; on recherchait le mérite dans toutes les classes; mais c'était toujours, un peu, en les flétrissant toutes par la tache de l'esclavage. Voulant tout diriger, tout régler à son profit, il se présentait incessamment comme le but du mouvement général. On a raconté que, lorsqu'il partit pour la première campagne d'Italie, il dit à un journaliste de ses amis: «Songez, dans les récits de nos victoires, à ne parler que de moi, toujours moi, entendez-vous?» Ce moi fut l'éternel cri de sa toute personnelle ambition: «Ne citez que moi, ne chantez, ne louez, ne peignez que moi, disait-il aux orateurs, aux musiciens, aux poètes, aux peintres. Je vous achèterai ce que vous voudrez; mais il faut que vous soyez tous vendus;» et, malgré son désir de signaler son siècle par la réunion de tous les prodiges, il attacha au talent ce ver rongeur qui ruinait ses efforts et les nôtres, en absorbant journellement, et pied à pied, cette noble indépendance qui seule développe les élans de l'invention et du génie, dans quelque genre que ce soit.

CHAPITRE XVIII.

(1806.)

Liste civile de l'empereur.--Détails sur sa maison et sur ses dépenses.--Toilettes de l'impératrice et de madame Murat.--Louis Bonaparte.--Le prince Borghèse.--Les fêtes de la cour.--La famille de l'impératrice.--Mariage de la princesse Stéphanie.--Jalousie de l'impératrice.--Spectacles de la Malmaison.

Avant d'aller plus loin, il me semble qu'il ne sera pas sans intérêt que j'emploie quelques pages au détail de l'administration intérieure de ce qu'on appelait la maison de l'empereur. Quoique, aujourd'hui, ce qui concerne son personnel et sa cour soit encore plus effacé que tout le reste, cependant il est peut-être encore assez curieux de savoir comment il avait réglé minutieusement les dépenses et les mouvements de chacune des personnes qui vivaient et agissaient autour de lui. On le retrouve le même partout, et cette fidélité au système qu'il avait irrévocablement adopté, n'est pas une des circonstances les moins curieuses de sa conduite. Les détails que je vais donner appartiennent à plusieurs époques de son règne; cependant, dès cette année 1806, la règle qu'on suivit dans sa maison fut à peu près tracée d'une manière invariable, et les légères modifications qu'apportèrent certaines particularités plus ou moins importantes, n'en dérangèrent point, ou très peu, le plan général; c'est donc ce plan que je prendrai dans son ensemble, aidée de la mémoire très fidèle de M. de Rémusat, qui, pendant dix années, fut à portée de voir et de prendre part à tout ce dont je vais rendre compte dans ce chapitre50.

Note 50: (retour) Les détails auxquels ce chapitre est consacré paraîtront peut-être puérils; mais il importe, pour conserver le caractère de ces Mémoires, de n'en rien retrancher. De tels récits ont toujours été admis, et les plus célèbres historiens du xviie siècle nous ont fait pénétrer dans les choses les plus intimes, j'allais écrire infimes, de la vie journalière de Louis XIV et des principaux personnages de son temps. Il faut remarquer, d'ailleurs, que ma grand'mère devait être d'autant plus éblouie, au moment où elle écrivait, au souvenir de la magnificence de l'Empire, que, pendant les premières années de la Restauration, la France appauvrie, l'âge des princes, leurs goûts et leurs habitudes, donnaient à la cour un aspect de modestie qui faisait contraste avec le faste impérial. Ce faste a été tellement surpassé, depuis, que ce qui est décrit ici comme un grand luxe paraîtra peut-être de la simplicité à nos contemporains. (P. R.)

La liste civile de France se montait, sous Bonaparte, à la somme de vingt-cinq millions; plus, les bois et domaines de la couronne, qui rendaient trois millions, et la liste civile d'Italie, huit millions, dont il abandonna quatre au prince Eugène. En Piémont, soit en liste civile, soit en domaines, il touchait trois millions; quand le prince Borghèse en eut été nommé gouverneur, il en eut la moitié; enfin quatre millions, venant de Toscane, partagés aussi, par la suite, avec madame Bacciochi qui, plus tard, en fut grande-duchesse. Le revenu fixe de l'empereur a donc été de 35 500 000 francs.

Il avait mis à sa propre disposition la majeure partie des dépenses secrètes du ministère des relations extérieures, et la caisse des théâtres, composée d'une somme de dix-huit cent mille francs, dont il n'y avait guère que douze cent mille destinés par le budget annuel au soutien des théâtres. Le reste était employé, par lui, en gratifications à des acteurs51, à des artistes, à des gens de lettres, ou même à des officiers de sa maison. Il disposait, de plus, de toute la caisse de la police, défalcation faite des dépenses de ce ministère; et cette caisse présentait annuellement une somme libre assez importante, parce qu'elle se composait du produit des jeux, qui montait à plus de quatre millions52; de l'intérêt que le ministère s'était réservé sur tous les journaux, ce qui devait produire près d'un million; et enfin du produit du droit de timbre à l'extraordinaire, pour les passeports et permis de port d'armes.

Note 51: (retour) Sa fantaisie pour certains acteurs réglait ordinairement ces gratifications. Il a payé plusieurs fois les dettes de Talma, qu'il avait connu et qu'il aimait, et il lui accorda à la fois des sommes de vingt, trente ou quarante mille francs.
Note 52: (retour) Le ministre Fouché a fait sa fortune avec ce produit des jeux. Ils ont rendu à Savary mille francs par jour.

Le produit des contributions levées pendant la guerre était affecté au domaine extraordinaire, dont Bonaparte disposait à sa fantaisie. Il s'en réserva souvent une grande partie dont il se servit pour entretenir les frais de la guerre d'Espagne, les immenses préparatifs de la campagne de Moscou; et, enfin, il en réalisa une grande portion en espèces et en diamants qui étaient déposés dans les caves des Tuileries, et qui ont servi aux dépenses de la guerre de 1814, lorsque la ruine du crédit avait paralysé toutes les autres ressources.

Le plus grand ordre régnait dans la maison de Bonaparte; les appointements que chacun y recevait étaient assez considérables; mais, ensuite, tout était réglé de manière à ce qu'aucun des officiers de sa maison ne pût rien détourner des fonds qui lui étaient confiés.

Les grands officiers avaient quarante mille francs fixes. Les deux dernières années de son règne, il dota les places de ces grands officiers d'un revenu considérable, outre les dotations qu'il avait accordées aux individus qui les remplissaient.

Les places de grand maréchal, de grand chambellan et de grand écuyer furent dotées chacune de cent mille francs. Celles du grand aumônier et du grand veneur de quatre-vingt mille francs; celle du grand maître des cérémonies de soixante mille. L'intendant et le trésorier avaient chacun quarante mille francs. Le premier intendant fut M. Daru, et ensuite M. de Champagny, quand il quitta le ministère des affaires étrangères. Le premier préfet du palais, le chevalier d'honneur de l'impératrice, trente mille francs.

Mon beau-frère, M. de Nansouty, fut quelque temps premier chambellan chez l'impératrice; mais, cette place ayant été supprimée, il devint premier écuyer de l'empereur. La dame d'honneur avait quarante mille francs; la dame d'atours, trente mille francs. Dix-huit chambellans; les plus anciens avaient diversement, et selon que l'empereur le réglait toutes les années, ou douze, ou six, ou trois mille francs. Les autres étaient honoraires. Au reste, l'empereur réglait tous les ans les appointements de tout ce qui composait sa maison, ce qui augmentait la dépendance, par l'incertitude où l'on demeurait toujours sur son sort.

Les écuyers recevaient douze mille francs; les préfets du palais ou maîtres d'hôtel, quinze mille; les maîtres des cérémonies, de même. Chacun des aides de camp avait vingt-quatre mille francs, comme officier de la maison.

Le grand maréchal, ou grand maître de la maison, avait la surintendance de toutes les dépenses de la bouche, du domestique, de l'éclairage, chauffage, etc. Cette dépense montait à peu près à deux millions.

La table de Bonaparte était abondante et bien servie; la vaisselle fort belle et en argent. Dans les grandes fêtes et les grands couverts, on servait en vermeil. Chez madame Murat et la princesse Borghèse, tout était servi en vermeil.

Le grand maréchal était le supérieur des préfets du palais; son habit était amarante et brodé en argent sur toutes les tailles. Les préfets du palais portaient la même couleur, avec moins de broderie.

Les dépenses du grand écuyer se montaient à la somme de trois à quatre millions. Il y avait environ douze cents chevaux. Les voitures avaient plus de solidité que d'élégance. On leur avait donné à toutes la couleur verte. L'impératrice avait quelques équipages et de jolies calèches, mais point d'écurie particulière.

Le grand écuyer et les écuyers étaient vêtus en gros bleu brodé d'argent.

Le grand chambellan comptait dans ses attributions tout le service de la chambre, celui de la garde-robe, les spectacles de la cour, les fêtes, la musique de la chapelle, les chambellans de l'empereur, et ceux de l'impératrice. Toutes ces dépenses ne dépassaient guère trois millions. Il était vêtu de rouge avec la broderie d'argent53. Le grand maître des cérémonies, chargé de faire graver le sacre, et d'un petit nombre de dépenses, avait un budget qui n'allait guère à plus de trois cent mille francs; il était habillé en violet et en argent. Le grand veneur, sept cent mille francs; son costume en vert et argent. La chapelle, trois cent mille francs.

Note 53: (retour) La broderie était pareille pour tous les grands officiers.

Le mobilier était dans les attributions de l'intendant, ainsi que les bâtiments. Cette dépense doit se porter à la somme de cinq à six millions.

On voit que, année courante, on pourrait évaluer la dépense de la maison de l'empereur à quinze ou seize millions.

Dans les dernières années, il a fait construire quelques bâtiments, et cette dépense s'est augmentée.

Tous les ans, il commandait à Lyon des tentures et des ameublements pour les différents palais. C'était afin de soutenir les manufactures de cette ville. De même, on achetait encore tous les ans de beaux meubles en acajou qu'on déposait au Garde-Meuble, des bronzes, etc.. Les manufactures de porcelaine avaient des ordres pour fournir des services entiers d'une extrême beauté. Au retour du roi, tous les palais ont été trouvés meublés à neuf, et les garde-meubles remplis.

Avec tout cela, la dépense des années les plus chères, y compris celles du sacre et du mariage, n'a pas excédé vingt millions.

La dépense de Bonaparte pour sa toilette était portée sur le budget à quarante mille francs. Quelquefois elle allait un peu plus haut. Dans ses campagnes, il fallait lui envoyer du linge et des habits dans plusieurs endroits à la fois. Il salissait vite, et beaucoup, tout ce qu'il portait. La moindre gêne lui faisait rejeter un vêtement, ainsi que la moindre différence dans la finesse du drap ou du linge. Il disait toujours qu'il ne voulait être habillé que comme un simple officier de sa garde; il grondait continuellement sur ce qu'il prétendait qu'on lui faisait dépenser, et, par fantaisie ou maladresse, il rendait fréquemment nécessaire le renouvellement de sa toilette. Entre autres coutumes destructives, il avait l'habitude d'accommoder le feu avec son pied, brûlant ainsi ses souliers et ses bottes, principalement quand il se livrait à quelque accès de colère; alors, tout en parlant et se fâchant, il repoussait violemment les tisons dans la cheminée près de laquelle il était.

M. de Rémusat fut plusieurs années son maître de la garde-robe, et ne recevait point d'appointements pour cette place. Quand M. de Turenne, chambellan, le remplaça, on lui donna douze mille francs.

Chaque année, l'empereur faisait lui-même le budget de la dépense de sa maison, avec la plus scrupuleuse attention et une économie remarquable. Dans les trois derniers mois de l'année, chaque chef de service réglait sa dépense pour l'année suivante. Ce travail achevé, on se réunissait en conseil de la maison et on discutait tout avec soin. Ce conseil était composé du grand maréchal, qui le présidait54; des grands officiers, de l'intendant et du trésorier de la couronne. La dépense de la maison de l'impératrice se trouvait comprise dans les attributions du grand chambellan, qui la portait sur son budget. Dans ces conseils, le grand maréchal et le trésorier étaient chargés de soutenir les intérêts de l'empereur. Ces discussions finies, le grand maréchal portait les budgets à Bonaparte, qui les examinait lui-même, et les rendait ensuite, après avoir fait mettre en marge ses observations. Au bout de quelque temps, le conseil réuni était présidé par l'empereur lui-même, qui discutait encore chaque article de dépense. Ces discussions se prolongeaient, le plus souvent, pendant plusieurs conseils; ensuite les budgets, rendus à chaque chef de service, étaient recopiés et mis au net; ils passaient dans les mains de l'intendant, qui travaillait définitivement avec l'empereur, en présence du grand maréchal. Dans ce travail, on arrêtait toutes les dépenses, et bien rarement on a vu un grand officier obtenir ce qu'il avait demandé.

Note 54: (retour) Tant que M. de Talleyrand fut grand chambellan, il ne s'en mêla point, et laissa toujours M. de Rémusat le représenter.

Bonaparte se levait à des heures inégales, mais généralement à sept heures. Quand il s'éveillait dans la nuit, il lui arrivait de reprendre son travail, ou de se baigner, ou de manger. Son réveil était ordinairement triste, et paraissait pénible. Il avait assez souvent des spasmes convulsifs de l'estomac, qui excitaient chez lui un vomissement. Il en paraissait quelquefois fort troublé, comme s'il eût craint d'avoir pris du poison, et alors on avait beaucoup de peine à l'empêcher d'augmenter cette disposition en essayant tout ce qui devait encore faciliter ce vomissement55.

Note 55: (retour) Je tiens ce détail de son premier médecin, Corvisart.

Les seules personnes qui eussent le droit d'entrer dans la chambre de sa toilette étaient le grand maréchal, le premier médecin, sans se faire annoncer, et le maître de la garde-robe, qu'on annonçait, et qui presque toujours était reçu. C'est dans ces moments qu'il eût voulu que M. de Rémusat employât cette visite du matin à lui rendre compte de ce qui se disait ou se faisait à la cour et dans la ville. Mon mari s'y refusa toujours--et lui déplut sur cet article--avec une sorte de ténacité qui mériterait bien quelques éloges.

Les autres médecins ou chirurgiens de quartier ne pouvaient venir que lorsqu'ils étaient appelés. Bonaparte ne semblait pas ajouter grande foi à la médecine, il en plaisantait volontiers; mais il portait une extrême confiance et beaucoup d'estime à Corvisart. Sa santé était bonne, sa constitution forte; quand il était atteint de quelque dérangement, il se montrait assez susceptible d'inquiétude. Une légère humeur dartreuse le tourmentait de temps en temps, et il se plaignait un peu du foie. Il mangeait sobrement, ne buvait guère, ne faisait d'excès d'aucun genre. Il prenait beaucoup de café.

J'ai dit comment il renonça à habiter la même chambre que sa première femme; il n'a de même, je crois, passé que peu de nuits entières avec l'archiduchesse. Elle craignait excessivement la chaleur, ne faisait jamais de feu dans l'appartement où elle couchait, et l'empereur, qui était frileux dans l'intérieur d'une maison, quoiqu'il supportât très bien les rigueurs du froid au dehors, se plaignait de cette habitude. Avec l'impératrice Joséphine, ne se gênant en rien, il venait la trouver au milieu de la nuit, quand il était souffrant ou sans sommeil, et, sans lui dissimuler les motifs de ces visites, il lui disait fort naïvement qu'il venait chercher une manière d'exciter la transpiration dont il avait le besoin.

Durant sa toilette, il était assez silencieux, à moins qu'il ne s'établît entre lui et Corvisart quelque controverse, sur un point de médecine. Dans toutes choses, il aimait à aller au fait, et, quand on lui parlait de la maladie de quelqu'un, sa première question était toujours: «Mourra-t-il?» Il trouvait assez mauvais que la réponse fût dubitative, et en concluait à l'insuffisance de la médecine.

Il a eu beaucoup de peine à s'accoutumer à se raser lui-même. M. de Rémusat l'y détermina, en voyant l'agitation qu'il éprouvait, et même l'inquiétude, tant que durait cette opération faite par un barbier. Après beaucoup d'essais, lorsqu'il y eut réussi, il lui arriva souvent de dire qu'en lui donnant le conseil de le faire de sa propre main, on lui avait rendu un signalé service. Bonaparte était, quand il régnait, si bien accoutumé à ne compter pour rien tous ceux qui l'entouraient, que ce mépris des autres se retrouvait dans ses moindres habitudes. Il ne se faisait aucune idée de la décence que la bonne éducation inspire ordinairement à toute personne un peu élevée, procédant à une toilette complète dans sa chambre en présence de ceux qui s'y trouvaient, quels qu'ils fussent. De même, si un valet de chambre lui causait quelque impatience en l'habillant, il s'emportait rudement, sans égard pour les autres ni pour lui-même. Il jetait à terre ou au feu la partie de son vêtement qui ne lui convenait pas. Il soignait particulièrement ses mains et ses ongles; il lui fallait, pour les couper, une grande quantité de ciseaux, parce qu'il les brisait et les jetait, quand ils ne lui paraissaient pas suffisamment affilés. Jamais il ne faisait usage d'aucun parfum, se contentant seulement d'eau de Cologne, dont il faisait de telles inondations sur toute sa personne, qu'il en usait jusqu'à soixante rouleaux par mois. Il croyait cet usage fort sain. Le calcul entrait pour beaucoup dans sa propreté, car, ainsi que je l'ai dit, il était peu soigneux.

Sa toilette finie, il passait dans son cabinet, où l'attendait son secrétaire intime. Au coup de neuf heures, le chambellan de service, qui était arrivé à huit heures, et qui avait soigneusement regardé si tout était en ordre dans l'appartement, et si les huissiers se trouvaient à leur poste, frappait à la porte et lui annonçait le lever, ayant soin de ne point entrer dans le cabinet, à moins que l'empereur ne le lui dît. J'ai déjà rendu compte de la manière dont se passaient ces levers. Quand ils étaient finis, Bonaparte accordait assez fréquemment des audiences particulières à quelques-uns des personnages qui se trouvaient là: princes, ministres, grands fonctionnaires publics, ou préfets en congé. Tous ceux qui n'avaient pas droit à venir au lever, ne pouvaient obtenir d'audience qu'en s'adressant au chambellan de service, qui mettait leurs noms sous les yeux de l'empereur; le plus souvent il les refusait.

Le lever et les audiences le menaient à l'heure de son déjeuner. Vers onze heures, on le servait partout dans ce qu'on appelait le salon de service, où il donnait ses audiences particulières, et travaillait avec ses ministres. Le préfet du palais annonçait le déjeuner, et y assistait debout. C'était alors qu'il recevait des artistes, des comédiens. Il mangeait vite de deux ou trois plats, et finissait par une grande tasse de café pur. Après, il rentrait, et il travaillait. Dans le salon dont nous avons parlé, se tenaient le colonel général de la garde de semaine, ainsi que le chambellan, l'écuyer, le préfet du palais, et, lorsqu'il y avait chasse, un des officiers des chasses. Les conseils des ministres se tenaient à jours fixes. Il y avait trois conseils d'État par semaine. Pendant cinq ou six ans, il les présida souvent; il s'y faisait accompagner de son colonel général et du chambellan. En général, on dit qu'il y était fort remarquable, supportant et excitant la discussion. Souvent on s'étonnait des observations lumineuses et profondes qui lui échappaient sur les matières qui paraissaient devoir lui être le plus étrangères. Dans les derniers temps, sa tolérance dans la discussion s'altéra, et il y prit un ton plus impérieux. Le conseil d'État, ou celui des ministres, ou son travail particulier, le conduisaient jusqu'à six heures. Depuis 1806, il a presque toujours dîné seul avec sa femme, hors dans les voyages à Fontainebleau, où il invitait du monde. On le servait, entrées et entremets, tout à la fois; il mangeait avec distraction, prenant ce qui se trouvait devant lui, fût-ce des confitures ou quelque crème qu'il se servait avant d'avoir touché aux entrées. Le préfet du palais assistait au dîner, deux pages servaient, et étaient servis par les valets de chambre. L'heure du dîner était fort inégale. Si les affaires le demandaient, Bonaparte restait à travailler et retenait son conseil jusqu'à six, sept et huit heures du soir, sans montrer nulle fatigue, ni aucun besoin de manger. Madame Bonaparte l'attendait avec une patience admirable, sans se plaindre jamais.

Les soirées étaient fort courtes. J'ai dit comment elles se passaient. Durant l'hiver de 1806, il se donna beaucoup de petits bals, soit aux Tuileries, soit chez les princes; l'empereur y paraissait un moment, et avait toujours l'air de s'y ennuyer. Le coucher se faisait comme le matin, excepté que c'était alors le service qui était introduit le dernier, pour prendre les ordres. L'empereur, pour se déshabiller et se mettre au lit, n'avait près de lui que des valets de chambre.

Personne ne couchait dans sa chambre; son mameluk dormait près des entrées intérieures. L'aide de camp de jour couchait dans le salon de service, la tête appuyée contre la porte. Dans les pièces qui précédaient ce salon, veillaient un maréchal des logis de la garde et deux valets de pied. On ne rencontrait aucune sentinelle dans l'intérieur du palais. Aux Tuileries, il y en avait une sur l'escalier, parce que cet escalier est ouvert au public; partout on en voyait aux portes extérieures. Bonaparte était fort bien gardé par peu de monde; c'était le soin du grand maréchal. La police du palais était très bien faite; on savait le nom de toutes les personnes qui y entraient. Personne n'y logeait, sauf le grand maréchal, qui était nourri, et dont les gens avaient la livrée de l'empereur, et, parmi les domestiques, les valets de chambre et les femmes de chambre. La dame d'honneur avait un appartement que madame de la Rochefoucauld n'occupa guère. Lors du second mariage, Bonaparte voulut que madame de Montebello56 y demeurât toujours. Du temps de l'impératrice Joséphine, la comtesse d'Arberg et sa fille, qu'on avait fait venir de Bruxelles pour être dame du palais, furent toujours logées au palais. À Saint-Cloud, tout le service était logé. Le grand écuyer demeurait aux écuries, qui étaient où sont celles du roi57. L'intendant et le trésorier étaient logés.

Note 56: (retour) La maréchale Lannes.
Note 57: (retour) Hôtel de Longueville, sur le Carrousel. Il n'est pas nécessaire de dire que ces écuries et cet hôtel ont été démolis pour les travaux du Louvre. (P. R.)

L'impératrice Joséphine avait six cent mille francs pour sa dépense personnelle. Cette somme était loin de lui suffire; elle faisait annuellement beaucoup de dettes. On lui passait cent vingt mille francs pour ses aumônes. On ne donna à l'archiduchesse que trois cent mille francs, et soixante mille francs pour sa cassette.

La raison de cette différence est que madame Bonaparte devait accorder nombre de secours à des parents pauvres qui en réclamaient souvent; et que, ayant des relations en France, auxquelles l'archiduchesse était étrangère, elle devait dépenser davantage. Madame Bonaparte donnait beaucoup; mais, comme elle ne prenait jamais ses présents sur ses propres effets, mais qu'elle les achetait toujours, cela augmentait infiniment ses dettes.

Malgré la volonté de son mari, elle ne put jamais se soumettre dans son intérieur à aucun ordre, ni à aucune étiquette. Il eût voulu qu'aucun marchand n'arrivât jusqu'à elle, mais il fut obligé de céder sur cet article. Les petits appartements intérieurs en étaient remplis, ainsi que d'artistes de toute espèce. Elle avait la manie de se faire peindre, et donnait ses portraits à qui en voulait, parents, amis, femmes de chambre, marchands même. On lui apportait sans cesse des diamants, des bijoux, des châles, des étoffes, des colifichets de toute espèce; elle achetait tout, sans jamais demander le prix, et, la plupart du temps, oubliait ce qu'elle avait acheté. Dès le début, elle signifia à sa dame d'honneur et à sa dame d'atours qu'elles n'eussent point à se mêler de sa garde-robe. Tout se passait entre elle et ses femmes de chambre. Elle en avait six ou huit, je crois. Elle se levait à neuf heures; sa toilette était fort longue; il y en avait une partie fort secrète, et tout employée à nombre de recherches pour entretenir et même farder sa personne. Quand tout cela était fini, elle se faisait coiffer, enveloppée dans un long peignoir très élégant et garni de dentelles. Ses chemises, ses jupons étaient brodés, et aussi garnis. Elle changeait de chemise et de tout linge trois fois par jour, et ne portait que des bas neufs. Tandis qu'elle se coiffait, si nous nous présentions à la porte, on nous faisait entrer. Quand elle était peignée, on lui apportait de grandes corbeilles qui contenaient plusieurs robes différentes, plusieurs chapeaux et plusieurs châles. C'étaient, en été, des robes de mousseline ou de percale très brodées et très ornées; en hiver, des redingotes d'étoffe ou de velours. Elle choisissait la parure du jour, et, le matin, elle se coiffait toujours avec un chapeau garni de fleurs ou de plumes, et des vêtements qui la couvraient beaucoup. Le nombre de ses châles allait de trois à quatre cents; elle en faisait des robes, des couvertures pour son lit, des coussins pour son chien. Elle en avait constamment un toute la matinée, qu'elle drapait sur ses épaules, avec une grâce que je n'ai vue qu'à elle. Bonaparte, qui trouvait que les châles la couvraient trop, les arrachait et quelquefois les jetait au feu; alors elle en redemandait un autre. Elle achetait tous ceux qu'on lui apportait, de quelque prix qu'ils fussent; je lui en ai vu de huit, dix et douze mille francs. Au reste, c'était un des grands luxes de cette cour. On dédaignait d'y porter ceux qui n'auraient coûté que cinquante louis, et on se vantait du prix qu'on avait mis à ceux qu'on y montrait58.

Note 58: (retour) On sait que ces vêtements étaient des châles de cachemire que la campagne d'Égypte, et le goût oriental qui s'en était suivi, avaient mis à la mode. (P. R.)

J'ai déjà rendu compte de la vie que menait madame Bonaparte: cette vie n'a guère varié. Elle n'ouvrait pas un livre, ne tenait jamais une plume, ne travaillait guère, et ne paraissait jamais s'ennuyer. Elle n'aimait point le spectacle. L'empereur ne voulait point qu'elle y fût chercher, sans lui, des applaudissements; elle ne se promenait que lorsqu'elle était à la Malmaison, demeure qu'elle a embellie sans cesse, et où elle a dépensé des sommes immenses. Bonaparte s'en irritait, querellait; sa femme pleurait, promettait d'être plus rangée, et vivait de la même manière; en somme, il fallait bien finir par payer. La toilette du soir se passait comme le matin. Tout était toujours d'une extrême élégance; rarement nous avons vu reparaître la même robe, les mêmes fleurs. Le soir, presque toujours, l'impératrice était coiffée en cheveux, avec des fleurs, ou des perles, ou des pierres précieuses. Alors ses robes la découvraient beaucoup, et la toilette la plus recherchée était celle qui lui allait le mieux. La moindre petite assemblée, le moindre bal, lui étaient une occasion de commander une parure nouvelle en dépit des nombreux magasins de chiffons dont on gardait les provisions dans tous les palais, car elle avait la manie de ne se défaire de rien. Il me serait impossible de dire quelles sommes elle a consommées en vêtements de toute espèce. Chez tous les marchands de Paris, on voyait toujours quelque chose qui se faisait pour elle. Je lui ai vu plusieurs robes de dentelle de quarante, cinquante et même cent mille francs. Il est presque incroyable que ce goût de parure, si complètement satisfait, ne se soit jamais blasé. Après le divorce, à la Malmaison, elle a conservé le même luxe, et elle se parait, même quand elle ne devait recevoir personne. Le jour de sa mort, elle voulut qu'on lui passât une robe de chambre fort élégante, parce qu'elle pensait que l'empereur de Russie viendrait peut-être la voir. Elle a expiré toute couverte de rubans et de satin couleur de rose. Ce goût et cette habitude ont porté très haut les dépenses que nous devions faire pour paraître convenablement autour d'elle59.

Note 59: (retour) Mesdames Savary et Maret ont dépensé pour leur toilette de cinquante à soixante mille francs par an.

Sa fille était mise aussi avec une grande richesse, c'était le ton de cette cour; mais elle avait de l'ordre et de l'économie, et ne paraissait pas prendre plaisir à se parer. Madame Murat et la princesse Borghèse y mettaient toute leur vanité. Leurs habits de cour coûtaient habituellement de dix à quinze mille francs; elles finirent par les surcharger de perles fines et même de diamants qui les rendaient sans prix.

Avec cet extrême luxe, le goût remarquable qui dirigeait l'impératrice, la richesse des costumes des hommes, on comprend que la cour devait être fort brillante. On peut dire qu'à certains jours, elle offrait un coup d'oeil qui éblouissait. Les étrangers en furent souvent frappés.

À dater de cette année (1806), l'empereur imagina de donner, de temps à autre, de grands concerts dans la salle dite des Maréchaux. Cette salle, décorée de leurs portraits qui y sont, je crois, encore, était éclairée d'un nombre infini de bougies. On invitait tout ce qui tenait au gouvernement, et les personnes présentées. Cela faisait bien, environ, de quatre à cinq cents personnes. Après avoir parcouru les salons où se tenait tout ce monde, Bonaparte passait dans cette salle; il était placé au fond, l'impératrice à sa gauche, ainsi que les princesses de sa famille, dans la plus éclatante parure, sa mère à sa droite, belle encore et avec l'air fort noble; ses frères costumés richement, les princes étrangers et les grands dignitaires assis. Derrière, les grands officiers, les chambellans, tout le service dans leurs uniformes brodés. À droite et à gauche, sur le retour et en deux rangs, la dame d'honneur, la dame d'atours, les dames du palais, presque toutes jeunes, la plupart jolies et parfaitement mises60; ensuite, un nombre infini de femmes, étrangères et françaises, toutes mises avec le plus grand luxe; derrière ces deux rangs de femmes assises, les hommes debout: ambassadeurs, ministres, maréchaux, sénateurs, généraux, etc. et toujours les costumes très brillants. En face du rang impérial se plaçaient les musiciens; et, dès que l'empereur était assis, on exécutait la meilleure musique, qui, à la vérité, quoiqu'il se fît un grand silence, n'était guère écoutée. Quand le concert était fini, au milieu de ce carré qui demeurait vide, les meilleurs danseurs et danseuses de l'Opéra, très élégamment vêtus, formaient des ballets charmants. Cette partie de la fête amusait tout le monde, même l'empereur. M. de Rémusat était chargé d'en régler l'ordonnance, et ce n'était pas une petite affaire; car l'empereur était difficile et minutieux sur tout.

Note 60: (retour) Un habit de cour nous coûtait au moins cinquante louis, et nous en changions fort souvent. Le plus ordinairement, cet habit était brodé en or ou en argent, et garni de nacre. On portait beaucoup de diamants en guirlandes, bandeaux et épis.

M. de Talleyrand disait quelquefois à mon mari: «Je vous plains, car vous êtes chargé d'amuser l'inamusable.» Ce divertissement et le concert ne duraient pas plus d'une heure et demie. Ensuite, on allait souper dans la galerie de Diane, et là, la beauté de la galerie, l'éclat des lustres, la somptuosité des tables, le luxe de l'argenterie et des cristaux joint à celui des convives, donnaient à ce repas quelque chose qui, réellement, tenait de ce que nous lisons dans les contes de fées. Il y manquait cependant, je ne dirai point cette sorte d'aisance qui ne doit pas se trouver dans une cour, mais cette sécurité que chacun aurait pu y apporter, si le pouvoir qui présidait à tout cela eût voulu joindre un peu de bienveillance à la majesté dont il était environné. Mais on le craignait partout, et, dans une fête comme ailleurs, on démêlait toujours sur le visage de chacun quelque chose de ce secret effroi qu'il aimait à inspirer.

J'ai parlé tout à l'heure de la famille de madame Bonaparte. Celle-ci fit venir à Paris, dès les premières années de son élévation, quatre neveux et une nièce qu'elle avait à la Martinique. C'étaient MM. et mademoiselle de Tascher. On plaça les jeunes gens dans le service, et la jeune personne fut logée aux Tuileries. Celle-ci ne manquait point de beauté; mais le changement de climat altéra sa santé, ce qui la mit hors d'état de se marier comme l'eût voulu l'empereur. Il pensa d'abord à elle pour épouser le prince de Bade; ensuite, il la destina, pendant un temps, à un prince de la maison d'Espagne. Enfin, on l'a mariée au fils du duc de ***, dont toute la famille était belge. Ce mariage, fort désiré par cette famille qui en espérait de grands avantages, a mal réussi. Les deux époux ne se sont jamais convenu. Leur mésintelligence les a séparés d'abord sans éclat. Après le divorce, les de ***, trompés dans leur ambition, ont alors paru mécontents de cette alliance, et, depuis le retour du roi, le mariage a été complètement cassé. Madame de *** vit aujourd'hui à Paris très obscurément. L'aîné de ses frères, après avoir demeuré deux ou trois ans en France, sans se laisser éblouir de l'honneur d'avoir une tante impératrice, ennuyé de la représentation de la cour, sans goût pour le service militaire, atteint du regret de son pays, demanda et obtint la permission de retourner modestement dans les colonies. Il y porta de l'argent, et, sans doute, en y menant une vie paisible, il se sera depuis, plus d'une fois, applaudi de ce philosophique départ.

Un autre frère fut attaché à Joseph Bonaparte; il demeura en Espagne à son service militaire. Il a épousé mademoiselle Clary, fille d'un négociant de Marseille, nièce de madame Joseph Bonaparte61. Un troisième frère fut marié à la fille de la princesse de la Leyen. Il est en Allemagne avec elle. Le quatrième frère était infirme, il demeurait avec sa soeur; je ne sais ce qu'il est devenu.

Note 61: (retour) Je crois qu'il a péri dans la campagne de 1814.

Les Beauharnais ont aussi profité de l'élévation de madame Bonaparte, et ne cessaient de se presser autour d'elle. J'ai dit comme elle avait marié la fille du marquis de Beauharnais à M. de la Valette. Le marquis fut longtemps ambassadeur en Espagne; il est en France aujourd'hui. Le comte de Beauharnais, fils de celle qui a fait des vers et des romans62, avait épousé en premières noces mademoiselle de Lezay-Marnesia. De ce mariage, il eut une fille qui demeura, après la mort de sa mère, auprès d'une vieille tante religieuse. Le comte de Beauharnais, s'étant remarié, ne paraissait guère songer à cette jeune fille. Bonaparte le fit sénateur. M. de Lezay-Marnesia, oncle de la jeune Stéphanie, la ramena tout à coup de Languedoc; elle avait alors quatorze ou quinze ans. Il la présenta à madame Bonaparte, qui la trouva jolie, et fine dans toutes ses manières. Elle la fit entrer dans la pension de madame Campan, d'où elle sortit en 1806, pour être tout à coup adoptée par l'empereur, déclarée princesse impériale, et mariée, peu après, au prince héréditaire de Bade. Elle avait alors dix-sept ans, une figure agréable, de l'esprit naturel, de la gaieté, même un peu d'enfantillage qui lui allait bien, un son de voix charmant, un joli teint, des yeux bleus animés, et des cheveux d'un beau blond.

Note 62: (retour) C'était celle sur qui le poète Lebrun fit autrefois cette maligne épigramme:

Églé, belle et poète, a deux petits travers:

Elle fait son visage et ne fait point ses vers.

Le prince de Bade ne tarda point à devenir amoureux d'elle; mais, d'abord, il ne fut guère aimé. Il était jeune mais très gros, d'une figure commune et sans expression; il parlait peu, semblait gêné dans toute son allure et s'endormait un peu partout. La jeune Stéphanie, vive, piquante, éblouie d'ailleurs de son sort, fière de l'adoption de l'empereur, qu'elle regardait alors comme le premier souverain du monde, avec quelque raison, crut faire au prince de Bade beaucoup d'honneur en lui donnant sa main. On essaya en vain de redresser ses idées sur ce mariage; elle montrait une grande soumission à le faire, quand on voudrait; mais elle répondait toujours que la fille de Napoléon aurait pu épouser des fils de rois et des rois. Cette petite vanité, accompagnée de plaisanteries piquantes auxquelles ses dix-sept ans donnaient de la grâce, ne déplut point à l'empereur, et finit par l'amuser. Il prit un peu plus à gré sa fille adoptive qu'il ne l'eût fallu, et, précisément au moment de la marier, il devint assez publiquement amoureux d'elle. Cette conquête acheva de tourner la tête à la nouvelle princesse, et la rendit encore plus hautaine à l'égard de son futur époux, qui cherchait en vain les moyens de lui plaire63.

Note 63: (retour) Voici le décret, rendu le 3 mars 1806, par lequel l'empereur assignait un rang considérable à cette jeune femme: «Notre intention étant que la princesse Stéphanie Napoléon notre fille, jouisse de toutes les prérogatives dues à son rang: Dans tous les cercles, fêtes, et à table, elle se placera à nos côtés; et, dans le cas où nous ne nous y trouverions pas, elle sera placée à la droite de Sa Majesté l'impératrice.» Le lendemain, 4 mars, le mariage était annoncé au Sénat en ces termes: «Sénateurs, voulant donner une preuve de l'affection que nous avons pour la princesse Stéphanie Beauharnais, nièce de notre épouse bien-aimée, nous l'avons fiancée avec le prince Charles, prince héréditaire de Bade; et nous avons jugé convenable, dans cette circonstance, d'adopter ladite princesse Stéphanie Napoléon comme notre fille. Cette union, résultat de l'amitié qui nous lie depuis plusieurs années à l'électeur de Bade, nous a aussi paru conforme à notre politique et au bien de nos peuples. Nos départements du Rhin verront avec plaisir une alliance qui sera pour eux un nouveau motif de cultiver leurs relations de commerce et de bon voisinage avec les sujets de l'électeur. Les qualités distinguées du prince Charles de Bade, et l'affection particulière qu'il nous a montrée dans toutes les circonstances, nous sont un sûr garant du bonheur de notre fille. Accoutumé à vous voir partager tout ce qui nous intéresse, nous avons pensé ne pas devoir tarder davantage à vous donner connaissance d'une alliance qui nous est très agréable.» (P. R.)

Aussitôt que l'empereur eut annoncé au Sénat la nouvelle de ce mariage, la jeune Stéphanie fut logée aux Tuileries, dans un appartement particulier; elle y reçut les députations des corps de l'État. Dans celle du Sénat, on avait nommé M. de Beauharnais, son père, dont la situation se trouvait assez bizarre. Elle reçut tous ces compliments sans embarras, et répondit à tous fort bien.

Devenue fille du souverain, et d'ailleurs très en faveur, l'empereur ordonna qu'elle passât partout immédiatement après l'impératrice, prenant le pas sur toute la famille. Madame Murat ne manqua pas d'en éprouver un déplaisir extrême. Elle la haïssait cordialement, et son orgueil et sa jalousie ne purent se dissimuler. La jeune personne en riait comme de tout le reste, et elle en faisait rire l'empereur, déterminé à s'égayer de tout ce qu'elle disait. L'impératrice devint assez mécontente de cette nouvelle fantaisie de son époux. Elle parla sérieusement à sa nièce, et lui montra le tort qu'elle se ferait, si elle ne résistait avec évidence aux efforts que tentait Bonaparte pour achever de la séduire. Mademoiselle de Beauharnais écouta les conseils de sa tante avec quelque docilité; elle la fit confidente des entreprises, quelquefois un peu vives, de son père adoptif, et promit de se conduire avec réserve. Ces confidences renouvelèrent les anciens démêlés du ménage impérial. Bonaparte, toujours le même, ne dissimula point à sa femme son penchant, et, trop sûr de son pouvoir, il trouvait assez mauvais que le prince de Bade pût s'aviser de se blesser de ce qui se passait sous ses yeux. Cependant la crainte d'un éclat, et le nombre des regards attachés sur les différends de tant de personnages en vue, le rendirent plus prudent. D'un autre côté, la jeune fille, qui ne voulait que s'amuser, montra plus de résistance qu'on ne l'avait cru d'abord. Mais elle haïssait alors franchement son époux. Le soir de son mariage, il fut impossible de la déterminer à le recevoir dans son appartement. Peu de temps après, la cour alla à Saint-Cloud, le jeune ménage aussi; et rien ne pouvait décider la princesse à permettre à son mari d'approcher d'elle. Il passait la nuit sur un fauteuil dans sa chambre, priant, pressant avec instance, et s'endormant ensuite sans avoir rien obtenu. Il se plaignait à l'impératrice, qui grondait sa nièce. L'empereur la soutenait, et reprenait toutes ses espérances. Tout cela avait un assez mauvais effet. Enfin, l'empereur le sentit; au bout de quelque temps, distrait par la gravité de ses affaires, fatigué des importunités de sa femme, frappé du mécontentement du jeune prince, et persuadé qu'il avait affaire à une jeune personne qui ne voulait se donner avec lui que le plaisir d'un peu de coquetterie, il consentit au départ du prince de Bade. Celui-ci emmena donc sa femme, qui répandit beaucoup de larmes en quittant la France, envisageant la principauté de Bade comme une terre d'exil. Arrivée dans ses États, elle y fut reçue assez froidement par le prince régnant; elle vécut longtemps en mauvaise intelligence avec son époux. On fut obligé d'envoyer de France des négociateurs secrets pour lui faire comprendre l'importance qu'il y avait pour elle à devenir la mère d'un prince, héréditaire à son tour. Elle se soumit; mais le prince, refroidi par tant de résistance, ne lui témoignait guère de tendresse, et ce mariage paraissait devoir les rendre tous deux malheureux. Il n'en fut pas ainsi cependant, et nous verrons plus tard que la princesse de Bade, ayant acquis avec les années plus de raison, prit enfin l'attitude qu'elle devait avoir, et, par sa bonne conduite, vint à bout de regagner l'affection du prince, et de jouir des avantages d'une union qu'elle avait d'abord si singulièrement méconnue64.

Note 64: (retour) Le prince de Bade est frère de l'impératrice de Russie.

Je n'ai point encore dit que, parmi les plaisirs qu'on se donnait quelquefois à cette cour, il faut compter ceux de la comédie, qu'on jouait à la Malmaison. Cela avait été assez fréquent dans la première année du consulat. Le prince Eugène et sa soeur avaient de vrais talents, et cela les amusait beaucoup. À cette époque, Bonaparte s'intéressait assez à ces représentations, données devant une assemblée peu nombreuse. On bâtit une jolie salle à la Malmaison, et nous y jouâmes plusieurs fois. Mais, peu à peu, le rang où la famille se trouva montée ne permit plus guère ce genre de plaisir, et on finit par ne se le permettre qu'à certaines occasions, comme à la fête de l'impératrice. Quand l'empereur revint de Vienne, madame Louis Bonaparte imagina de faire faire un petit vaudeville de circonstance, où nous jouâmes tous et chantâmes des couplets. On avait invité assez de monde, et la Malmaison fut illuminée d'une manière charmante. C'était quelque chose d'imposant que de paraître en scène devant un pareil auditoire; mais l'empereur se montra assez bien disposé. Nous jouâmes bien; madame Louis eut et devait avoir un grand succès; les couplets étaient jolis, les louanges assez délicates, la soirée réussit parfaitement65.

Note 65: (retour) Cette représentation pourrait bien avoir été donnée un peu plus tard que cela n'est dit ici. Du moins, quand Barré, Radet et Desfontaines, les grands vaudevillistes du temps, firent jouer devant le public de Paris la pièce dont il s'agit, ils l'appelèrent la Colonne de Rosbach. Ils semblaient l'avoir faite en l'honneur de la campagne d'Iéna. Il est vrai que les auteurs pouvaient, sans travail, transporter leur à-propos de la guerre de 1805 à la campagne de Prusse. Ni les courtisans ni les vaudevillistes n'y regardent de si près. Ce qui est certain, c'est que le rôle de la vieille Alsacienne est bien tel que ma grand'mère le raconte. Les princesses étaient ses filles, ou ses nièces. Cette Alsacienne se montrait pleine d'enthousiasme pour l'empereur, et chantait ce couplet, que la merveilleuse mémoire de mon père ne lui permettait pas d'oublier, et que je retiens après lui:

Air: J'ai vu partout dans mes voyages.

Ce qui dans le jour m'intéresse,

La nuit occupe mon repos.

Ainsi donc je rêve sans cesse

À la gloire de mon héros.

Les songes, dit-on, sont des fables,

Mais, quand c'est de lui qu'il s'agit,

J'en fais que l'on trouve incroyables,

Et sa valeur les accomplit.

On peut trouver dans les Mémoires de Bourrienne des détails sur les représentations de la Malmaison. Le vaudeville était fort à la mode à cette cour. C'était toute la littérature de la jeunesse de beaucoup de personnages du temps.

(P. R.)

Il était assez curieux de voir de quel ton chacun se disait le soir: «L'empereur a ri, l'empereur a applaudi...» et comme nous nous en félicitions! Moi, particulièrement, qui ne l'abordais plus qu'avec une certaine réserve, je me retrouvai tout à coup dans une meilleure position vis-à-vis de lui, par la manière dont j'avais rempli le rôle d'une vieille paysanne qui rêvait toujours que son héros ferait des choses incroyables, et qui voyait les événements surpasser ce qu'elle avait rêvé. Après le spectacle, il me fit quelques compliments; nous avions tous joué de coeur, et il semblait un peu ému. Quand il m'arrivait de le voir ainsi, saisi comme à l'improviste par une sorte de détente et d'attendrissement, il me prenait des envies de lui dire: «Eh bien, laissez-vous faire et consentez quelquefois à sentir et à penser comme un autre.» J'éprouvais, dans ces occasions trop rares, un vrai soulagement; il semblait qu'une espérance nouvelle vînt tout à coup se raviver en moi. Ah! que les grands sont facilement maîtres de nous, et par combien peu de frais ils pourraient se faire aimer!

Peut-être cette réflexion m'est-elle déjà échappée; mais je l'ai faite si souvent pendant douze années de ma vie, elle me presse encore tellement aujourd'hui, quand j'interroge mes souvenirs, qu'il n'est pas extraordinaire qu'elle m'échappe plus d'une fois.

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