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Mémoires de madame de Rémusat (2/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat

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CHAPITRE XIX.

La cour de l'empereur.--Maison ecclésiastique.--Maison militaire.--Les maréchaux.--Les femmes.--Delille.--Chateaubriand.--Madame de Staël.--Madame de Genlis.--Les romans.--La littérature.--Les arts.

Avant de reprendre la suite des événements, j'ai envie de m'arrêter un peu sur les noms des personnages qui, dans ce temps, composaient la cour, ou qui occupaient quelque rang distingué dans l'État. Je ne pourrais pas cependant prétendre à faire une suite de portraits qui eussent des différences bien piquantes. On sait que le despotisme est le plus grand des niveleurs. Il impose à la pensée, il détermine les actions et les paroles; et, par lui, la règle à laquelle chacun est soumis se trouve si bien observée, qu'elle appareille tous les extérieurs, et peut-être même quelques-unes des impressions.

Je me souviens que, durant l'hiver de 1814, l'impératrice Marie-Louise recevait tous les soirs un grand nombre de personnes. On venait s'informer chez elle des nouvelles de l'armée, dont chacun était vivement occupé. Au moment où l'empereur, poursuivant le général prussien Blücher du côté de Château-Thierry, laissa à l'armée autrichienne le loisir de s'avancer jusque sur Fontainebleau, on se crut, à Paris, près de tomber au pouvoir des étrangers. Beaucoup de gens s'étaient réunis chez l'impératrice; on s'y interrogeait avec anxiété. Vers la fin de la soirée, M. de Talleyrand vint chez moi, au sortir des Tuileries. Il me conta l'inquiétude dont il venait d'être témoin, et me dit ensuite: «Quel homme, madame, que celui qui a amené le comte de Montesquiou et le conseiller d'État Boulay (de la Meurthe66) à éprouver la même inquiétude, et à la témoigner par les mêmes paroles!» Il avait trouvé chez l'impératrice ces deux personnes, qui lui avaient paru d'une pâleur pareille, et qui redoutaient également les événements qu'ils commençaient à prévoir67.

Note 66: (retour) Le comte de Montesquiou était alors grand chambellan. Boulay (de la Meurthe) avait été membre du côté gauche des Cinq-Cents, et avait imaginé la fameuse loi des suspects.
Note 67: (retour) Mon père, relisant dans les derniers temps de sa vie ces Mémoires, qu'il se décidait à publier, a écrit, à propos de cette conversation, la note suivante:

«L'observation de M. de Talleyrand peut bien avoir été faite dans une soirée à une partie de laquelle j'ai assisté. Je n'ai pas entendu l'observation, mais je me rappelle que ma mère nous la redit alors. Elle était même plus développée qu'elle n'est ici. Un soir, dans les deux premiers mois de 1814 ou plutôt des derniers mois de 1813, par un jour de congé, j'avais été au spectacle, et, en rentrant, je trouvai dans le petit salon de l'entresol de ma mère, place Louis XV, n° 6, elle, mon père, M. Pasquier et M. de Talleyrand. Celui-ci parlait et décrivait, à peu près sans être interrompu, la situation, si déplorable alors, des affaires. Il ne s'interrompit pas en me voyant entrer; on ne me fit pas signe de me retirer, et j'écoutai avec un vif intérêt. M. de Talleyrand, cette fois, parlait bien, avec force et simplicité; il passait en revue tous les pouvoirs et les hommes du moment, concluant que tout était désespéré, mais l'attribuant moins à la situation même, qu'aux dispositions de l'empereur et à celles des gens qui l'entouraient, en montrant que la raison, l'indépendance, le courage et la force de position manquaient presque partout, ou n'étaient réunis chez personne à un degré suffisant pour arrêter l'Empire et son maître, sur le penchant de leur ruine. C'est une des rares occasions que j'ai eues de voir M. de Talleyrand dans un de ses bons moments, chose qui ne m'est arrivée que deux ou trois fois dans ma vie. Celle-là était la première que j'entendais vraiment parler politique. Cette conversation était, je crois, destinée à M. Pasquier, qui écoutait avec plus de déférence que d'assentiment. Il me semblait qu'il n'était pas fort content, ni du fond où il reconnaissait à regret beaucoup de vrai, ni de l'obligation où il s'était trouvé d'entendre pareille confidence.» (P. R.)

Ainsi, à quelques exceptions près, soit que le hasard n'eût point rassemblé autour de l'empereur des caractères bien marquants, soit par cette uniformité de conduite dont je viens de parler, je ne puis trouver dans ma mémoire un grand nombre de particularités purement personnelles qui méritent d'être conservées. Les principaux personnages étant à part, et suffisamment déterminés parles événements qu'il me reste à raconter, je n'ai guère à rapporter que les noms des autres, ou les costumes dont ils étaient revêtus, comme les emplois qui leur furent confiés. C'est une dure chose à supporter que le mépris universel de l'humanité dans le souverain auquel on est attaché. Il attriste l'esprit, décourage l'âme, et force chacun à se renfermer dans les attributions purement matérielles d'une charge qui devient un métier. Chacun des hommes qui composaient la cour et le gouvernement de l'empereur avait sans doute une nature d'esprit et des sentiments particuliers. Quelques-uns exerçaient silencieusement des vertus, quelques autres cachaient des défauts ou même des vices; mais les uns et les autres n'apparaissaient qu'au commandement, et malheureusement pour les hommes de ce temps. Bonaparte croyant tirer un plus grand parti du mal que du bien, c'étaient les mauvaises parties de la nature humaine qu'on pouvait le plus avantageusement découvrir. Il aimait à apercevoir les côtés faibles, dont il s'emparait. Là où il ne voyait point de vices, il encourageait les faiblesses, ou, faute de mieux, il excitait la peur, afin de se trouver toujours et constamment le plus fort. Ainsi, il aimait assez que Cambacérès, au travers de certaines qualités vraiment distinguées, laissât percer un assez sot orgueil, et se donnât la réputation d'une sorte de licence de moeurs, qui balançait la justice qu'on rendait à ses lumières et à son équité naturelle. Il ne se plaignait nullement de la molle immoralité de M. de Talleyrand, de sa légère insouciance, du peu de prix qu'il attachait à l'estime publique. Il s'égayait sur ce qu'il appelait la niaiserie du prince de Neuchatel, sur la flatterie servile de M. Maret. Il tirait parti de cette soif d'argent qu'il dévoilait lui-même dans Savary, et de la sécheresse du caractère de Duroc. Il ne craignait point de rappeler que Fouché avait été jacobin, et souvent même il disait en souriant: «Aujourd'hui, la seule différence, c'est qu'il est un jacobin enrichi; mais c'est tout ce qu'il me faut.»

Ses ministres ne furent, devant lui et pour lui, que des commis plus ou moins actifs, et «dont je ne saurais que faire, disait-il encore, s'ils n'avaient une certaine médiocrité d'esprit ou de caractère». Enfin, si on s'était senti vraiment supérieur par quelque côté, il eût fallu s'efforcer de le dissimuler, et peut-être que, le sentiment du danger avertissant chacun, on a généralement affecté des faiblesses ou des nullités qu'on n'avait point réellement.

De là l'embarras qu'éprouveront ceux qui écriront des mémoires sur cette époque; de là, sans doute, l'accusation, non méritée mais plausible, qu'on inventera contre eux, d'un air de malveillance répandu dans leurs jugements, d'une complaisance soutenue pour eux-mêmes, et d'une extrême sévérité à l'égard des autres. Chacun dira son propre secret, sans avoir pu découvrir celui de son voisin. La nature humaine n'est pourtant pas si viciée, mais elle est généralement un peu faible, et, dans l'état de société, son gouvernement seul peut la fortifier.

La maison ecclésiastique de l'empereur était sans influence. On lui disait la messe chaque dimanche, et c'était tout. J'ai déjà parlé du cardinal Fesch. Vers 1807, nous vîmes paraître à la cour M. de Pradt, évêque de Poitiers et, depuis, archevêque de Malines. Il avait de l'esprit et de l'intrigue, un langage à la fois verbeux et piquant toutefois, passablement de bavardage, de la libéralité dans les opinions, une manière trop cynique de les exprimer. Il fut mêlé à beaucoup de choses, sans jamais trop réussir à rien. Il enveloppait l'empereur lui-même par ses paroles; peut-être donnait-il de bons conseils; mais, quand il obtenait d'en être nommé l'exécuteur, tout se trouvait gâté. La confiance et l'estime publique reculaient devant lui.

L'abbé de Broglie, évoque de Gand, obtint à bon marché les honneurs de la persécution.

L'abbé de Boulogne, évêque de Troyes, se montra tout aussi ardent à préconiser le despotisme qu'on le voit aujourd'hui animé à s'efforcer de se tirer de l'inaction où l'a réduit heureusement le gouvernement constitutionnel du roi68.

Note 68: (retour) J'ai parlé ailleurs du cardinal Maury.

Bonaparte se servait du clergé, mais il n'aimait pas les prêtres. Il avait contre eux des préventions philosophiques et un peu révolutionnaires. Je ne sais s'il était déiste ou athée. Il se moquait assez volontiers dans son intimité de ce qui touchait la religion, et je crois, d'ailleurs, qu'il donnait trop d'attention à ce qui se passait dans ce monde pour s'occuper beaucoup de l'autre. J'oserais dire que l'immortalité de son nom lui paraissait d'une bien autre importance que celle de son âme. Il se sentait une certaine aversion contre les dévots, et il n'en parlait jamais qu'en les taxant d'hypocrisie. Quand les prêtres en Espagne eurent soulevé les peuples contre lui, quand il éprouva une résistance honorable de la part des évêques de France, quand il vit la cause du pape embrassée par beaucoup de monde, il fut tout à fait confondu, et il lui arriva de dire plus d'une fois: «Je croyais les hommes plus avancés qu'ils ne le sont réellement.»

La maison militaire de l'empereur était considérable; mais, hors du temps de guerre, elle avait auprès de lui des attributions qui prenaient une forme civile. Dans le palais des Tuileries, il craignait les souvenirs du champ de bataille; il dépaysa toutes les prétentions. Il fit des généraux chambellans; plus tard, il les força de ne paraître autour de lui qu'en habit de fantaisie brodé et d'échanger leur sabre contre une épée de cour. Cette transformation déplut à beaucoup d'entre eux, mais il fallut obéir, et, de loup, s'efforcer de devenir berger. Il y avait, au reste, une pensée raisonnable dans cette volonté. L'éclat des armes eût en quelque sorte assommé les autres classes qu'il fallait séduire; les moeurs soldatesques se trouvaient forcément adoucies, et, de plus, certains maréchaux récalcitrants perdirent un peu de leurs forces, en cherchant à acquérir de belles manières. Ils attrapaient dans cet apprentissage une légère teinte de ridicule; Bonaparte y trouvait encore son compte.

Je crois pouvoir affirmer que l'empereur n'aimait aucun de ses maréchaux. Il disait assez volontiers du mal d'eux, et quelquefois du mal assez grave. Il les accusait tous d'une grande avidité, qu'il entretenait à dessein par des largesses infinies. Un jour, il les passa en revue devant moi; il prononça contre Davout cette espèce d'arrêt dont je crois avoir déjà parlé: «Davout est un homme à qui je puis donner de la gloire, il ne saura jamais la porter.» En parlant du maréchal Ney: «Il y a, disait-il, en lui une disposition ingrate et factieuse. Si je devais mourir de la main d'un maréchal, il y a à parier que ce serait de la sienne.» Il m'est resté, de ses discours, que Moncey, Brune, Bessières, Victor, Oudinot ne lui apparaissaient que comme des hommes médiocres, destinés pour toute leur vie à n'être que des soldats titrés; Masséna, un homme un peu usé, dont on voyait qu'il avait été jaloux. Soult l'inquiétait quelquefois. Habile, rude, orgueilleux, il négociait avec son maître, et disputait ses conditions. L'empereur imposait à Augereau, qui avait plus de rusticité que de vraie fermeté dans les manières. Il connaissait et blessait assez impunément les prétentions vaniteuses de Marmont, ainsi que la mauvaise humeur habituelle de Macdonald. Lannes avait été son camarade, quelquefois ce maréchal voulait s'en souvenir; on le rappelait à l'ordre avec ménagement. Bernadotte montrait plus d'esprit que les autres, il se plaignait sans cesse, et, à la vérité, il était souvent assez maltraité.

Toutefois la manière dont l'empereur contenait, satisfaisait ou choquait impunément des hommes si altiers, si enflés de leur gloire, était fort remarquable. D'autres diront avec quelle habileté il sut les employer à l'armée, et comme il tira d'eux de nouveaux rayons pour sa gloire en s'emparant de la leur, et sachant très réellement se montrer supérieur à tous.

Je n'entrerai point dans la nomenclature des chambellans. L'Almanach impérial peut me suppléer à cet égard. Ils furent peu à peu portés à un nombre considérable. Ils étaient pris dans tous les ordres, dans toutes les classes. Les plus assidus, les plus silencieux furent ceux qui réussirent le mieux; leur métier était assez pénible et fort ennuyeux. Plus on approchait de la personne de l'empereur, plus la vie devenait désagréable. Les gens qui n'ont eu de commerce avec lui que par les affaires n'ont pas une idée entière de ses inconvénients; il a toujours mieux valu avoir à traiter avec son esprit qu'avec son caractère.

Je n'aurai pas non plus beaucoup à conter des femmes de cette époque. Bonaparte répétait souvent ces paroles: «Il faut que les femmes ne soient rien à ma cour; elles ne m'aimeront point, mais j'y gagnerai du repos.» Il tint parole. Nous ornions ses fêtes, c'était à peu près notre seul emploi. Cependant, comme la beauté a des droits pour n'être jamais oubliée, il me semble que quelques-unes de nos dames du palais méritent qu'on les indique ici. Madame de Motteville, dans ses Mémoires, s'arrête quelquefois pour signaler les plus belles femmes de son temps. Je ne veux pas passer sous silence celles du mien.

À la tête de la maison de l'impératrice se trouvait madame de la Rochefoucauld. C'était une petite femme contrefaite, point jolie, mais dont le visage ne manquait pas d'agréments. Elle avait de grands yeux bleus, ornés de deux sourcils noirs qui lui allaient très bien; de la vivacité, de la hardiesse et de l'esprit de conversation; un peu de sécheresse, mais, au fond, de la bonté, de l'indépendance et de la gaieté dans l'esprit. Elle n'aimait ni ne haïssait personne à la cour, vivait bien avec tous, ne regardait sérieusement à rien. Elle pensait avoir fait honneur à Bonaparte en entrant dans sa cour, et, à force de le dire, elle vint à bout de le persuader, ce qui fit qu'on eut pour elle des égards. Elle s'occupait beaucoup du soin de réparer sa fortune, qui était fort délabrée; elle obtint plusieurs ambassades pour son mari, et maria sa fille au cadet des princes de la maison Borghèse. L'empereur trouvait qu'elle manquait de dignité, et il n'avait point tort; mais il éprouvait quelque embarras devant elle, parce qu'elle lui répondait assez vertement, et qu'il n'avait nulle idée du ton qu'il faut conserver avec une femme. L'impératrice la craignait un peu; sa légèreté habituelle avait comme une sorte de nuance impérieuse. Elle conserva, au milieu de cette cour, une grande fidélité à d'anciens amis qui avaient des opinions opposées, si ce n'est aux siennes, du moins à celles qu'on devait lui supposer, vu le rang qui la décorait. Elle était belle-fille du duc de Liancourt; elle a quitté la cour au moment du divorce; elle est morte à Paris, depuis la Restauration.

Madame de la Valette, dame d'atours, était fille du marquis de Beauharnais. La petite vérole, qui avait un peu gâté son teint, lui laissait encore un visage agréable, quoiqu'il eût peu de mouvement. Sa douceur tenait de la nonchalance; une petite pointe de vanité courte la préoccupait souvent. Son esprit avait peu d'étendue, sa conduite était régulière. Comme dame d'atours, elle n'exerçait aucune fonction, parce que madame Bonaparte ne voulait point qu'on se mêlât de ce qui concernait sa toilette. En vain, l'empereur voulait exiger que madame de la Valette réglât les comptes, ordonnât les dépenses, se mît à la tête des achats; il fallait céder sur ce point, et renoncer à apporter de l'ordre dans tout cela. Madame de la Valette ne se sentait pas la force de défendre, à l'égard de sa tante, les droits de sa place. Elle se bornait donc à remplacer madame de la Rochefoucauld, quand la maladie éloignait celle-ci de la cour. Tout le monde sait ce que le malheur et l'amour conjugal ont développé en elle de courage et d'énergie.

En tête des dames du palais, on mettait madame de Luçay, comme la plus ancienne de toutes. En 1806, elle n'était déjà plus de la première jeunesse. C'est une douce et simple personne, de même que son mari, qui fut préfet du palais. Elle a marié sa fille au fils cadet du comte de Ségur, et l'a perdue depuis.

Mon nom arrivait ordinairement après. J'ai envie de me dessiner un peu moi-même; je crois que je dirai assez bien la vérité. J'avais vingt-trois ans, quand j'arrivai à cette cour. Je n'étais point jolie, cependant je ne manquais pas d'agréments. La grande parure m'allait bien, mes yeux étaient beaux, mes cheveux noirs, mes dents belles, mon nez et mon visage trop forts pour une taille assez agréable, mais un peu petite. Je passais à la cour pour une personne d'esprit, c'était presque un tort. Au fait, je n'en manquais point, non plus que de raison; mais il y a beaucoup dans mon âme, et un peu dans ma tête, un certain degré de chaleur qui précipite mes paroles et mes actions, et me fait faire des fautes qu'une personne, moins raisonnable peut-être, et plus froide, éviterait. On se trompa assez souvent sur moi à cette cour. J'étais active, on me crut intrigante. J'étais curieuse de connaître les personnages importants, on me taxa d'ambition. Je suis trop capable de dévouement aux personnes et aux choses qui me paraissent droites, pour mériter la première accusation, et ma fidélité à des amis malheureux répond à la seconde. Madame Bonaparte se fiait un peu plus à moi qu'à une autre, elle m'a compromise; on s'en aperçut assez vite, et personne ne m'envia beaucoup l'avantage onéreux de ses confidences. L'empereur, qui commença par m'aimer assez, causa plus d'inquiétude. Je ne tirai guère parti de cette bienveillance. Ce sentiment toutefois me flattait, et m'inspira de la reconnaissance; je cherchai à lui plaire tant que je l'aimai. Dès que je fus détrompée sur son compte, je reculai; la feinte est absolument hors de mon caractère.

J'apportai à la cour un trop grand fonds de curiosité. Cette cour me paraissait un théâtre si étrange, que je regardais attentivement, et que je questionnais pour me rendre compte. On pensa souvent que c'était pour agir; dans les palais, on ne croit à aucune action gratis. Le cui bono s'y répète sur tous les tons69.

Note 69: (retour) J'ai connu un homme qui se prononçait toujours très sérieusement, avant de déterminer quelles visites il ferait dans la soirée.

Le mouvement de mon esprit m'a bien aussi exposée quelquefois. Il ne manquait cependant pas d'ordre, mais j'étais fort jeune, très naturelle parce que j'avais été très heureuse; rien en moi n'était encore assez posé; et mes bonnes qualités m'ont quelquefois nui comme mes défauts. Au milieu de tout cela, j'ai trouvé des gens qui m'ont aimée et à qui, sous quelque régime que je me trouve, je conserverai un tendre souvenir. Un peu plus tard, je finis par souffrir de mes espérances trompées, de mes affections déçues, des erreurs de quelques-uns de mes calculs. De plus, ma santé s'altéra; je fus fatiguée de cette vie agitée, dégoûtée de ce que j'entrevoyais, désenchantée sur les hommes, éclairée sur les choses. Je m'éloignai, heureuse de retrouver dans mon intérieur des sentiments et des jouissances qui ne me trompaient point. J'aimais mon mari, ma mère, mes enfants, mes amis; je n'eusse point voulu renoncer à la douceur de leur commerce; je gardai au travers des devoirs si nombreux et si puérils de ma place, une sorte de liberté. Enfin, on s'aperçut trop quand j'aimais et quand j'avais cessé d'aimer. C'était la plus haute maladresse dont on pût se rendre coupable envers Bonaparte. Ce qu'il craignait le plus au monde, c'est que près de lui on exerçât, on apportât seulement la faculté de le juger.

Madame de Canisy, née Canisy, petite-nièce de M. de Brienne, ancien archevêque de Sens, était parfaitement belle, quand elle parut à cette cour. Grande, bien faite, avec des cheveux et des yeux fort noirs, de jolies dents, un nez aquilin et régulier, le teint un peu brun et animé, sa beauté avait quelque chose d'imposant, même d'un peu altier.

Madame Maret était très belle; son visage régulier était aussi fort joli. Elle paraissait vivre en grande intelligence avec son mari. M. Maret lui a soufflé une partie de son ambition. J'ai rarement vu une vanité plus naïve et plus inquiète. Elle se montrait jalouse de toute privauté, ne tolérait la supériorité de rang que chez les princesses. Née obscurément, elle ambitionnait les distinctions les plus élevées. Quand l'empereur accorda le titre de comtesse à toutes les dames du palais, madame Maret fut comme humiliée de cette parité: elle s'entêta à ne point porter ce titre, et demeura simplement madame Maret, jusqu'au moment où son mari obtint le titre de duc de Bassano. Elle et madame Savary furent les femmes les plus élégantes de notre cour. La dépense de leur toilette a, dit-on, passé la somme de cinquante mille francs par an. Madame Maret ne trouvait point que l'impératrice la distinguât assez des autres; elle se ligua souvent avec les Bonapartes contre elle. On la craignait et on se défiait d'elle avec assez de raison. Elle redisait une foule de choses qui, par son mari, arrivaient à l'empereur et qui nuisaient beaucoup. Elle et M. Maret eussent voulu qu'on leur fît une véritable cour, et bien des gens se prêtaient à cette fantaisie. Comme je me montrai assez loin d'y vouloir consentir, madame Maret me prit en éloignement, et elle m'a suscité un assez bon nombre de petites traverses.

Qui voulait nuire auprès de Bonaparte était à peu près sûr de réussir. Il ne doutait jamais du mal. Il n'aimait point madame Maret, il la jugeait trop sévèrement, mais il acceptait cependant tout ce qu'il savait lui arriver par elle. Je la crois une des personnes qui auront le plus souffert de la chute de ce grand échafaudage impérial qui nous a tous, plus ou moins, mis à terre. Pendant le premier séjour du roi à Paris, de 1814 à 1815, on a fortement accusé, et avec assez de fondement, M. le duc de Bassano d'avoir conservé une correspondance secrète avec l'empereur à l'île d'Elbe, et de l'avoir tenu au courant de l'état des choses en France; ce qui lui fit croire qu'il pouvait encore une fois s'offrir aux Français pour les gouverner. Napoléon revint donc, et son arrivée subite croisa et contrecarra la révolution que préparaient Fouché et Carnot.

Ceux-ci, forcés d'accepter Bonaparte, le contraignirent pendant les Cent-Jours à régner dans le système qu'ils lui imposaient. L'empereur voulut reprendre près de lui M. Maret, auquel il avait tant de motifs de se fier; mais Fouché et Carnot le repoussèrent vivement, comme un homme inutile, et qui ne se montrerait dans les affaires que la créature dévouée à son maître. Et ce qui donne une idée de l'état de garrottement dans lequel, à cette époque, ces hommes révolutionnaires tinrent le lion muselé, c'est que Carnot osa répondre ces paroles à la proposition que fit l'empereur d'introduire M. Maret dans le ministère: «Non, assurément non; les Français ne veulent point voir deux Blacas dans une année,» faisant allusion au comte de Blacas, que le roi avait ramené d'Angleterre, et qui avait près de lui tout le crédit d'un favori.

À la seconde chute de Bonaparte, M. et madame Maret s'empressèrent de quitter Paris. Le mari a été banni, ils se sont retirés à Berlin. Depuis quelques mois, madame Maret, de retour à Paris, travaille à obtenir le rappel de son mari. Il se pourrait qu'elle l'obtînt de la bonté du roi70.

Note 70: (retour) Écrit au mois de Juin 1819.

La vanité du rang n'était pas, au reste, renfermée dans la seule madame Maret. Nous en avons vu la maréchale Ney aussi fortement atteinte. Nièce de madame Campan, première femme de chambre de la reine, fille de madame Auguié, aussi femme de chambre, assez médiocrement élevée, bonne et douce femme, mais un peu enivrée des dignités qui peu à peu la décorèrent, elle nous donna bien de temps à autre le spectacle de l'étalage d'une foule de prétentions qui, après tout, ne choquaient point trop chez elle, parce qu'elles s'appuyaient sur la grande réputation militaire de son mari. L'orgueil de celui-ci avait quelque chose d'assez rude, et justifiait celui de sa femme, qui l'avait adopté comme un bien de communauté. Madame Ney, depuis duchesse d'Elchingen, plus tard princesse de la Moskowa, était au fond très bonne personne, incapable de dire ou faire mal, peut-être aussi assez peu capable de dire ou faire bien, paisible, et jouissant, surtout avec ses inférieurs, des vanités de son rang. Elle s'affligea réellement, lors de la Restauration, de certains changements de sa situation, du dédain des dames de la cour du roi; elle rapportait ses plaintes à son mari, et peut-être n'a-t-elle pas peu contribué à l'irriter contre un nouvel état de choses qui ne le déplaçait pas précisément, mais qui les exposait à de petites humiliations journalières, très indépendantes de la volonté royale. Depuis la mort de son mari, elle s'est retirée en Italie avec trois ou quatre garçons et une fortune bien moins considérable qu'on ne l'eût supposé. Elle avait pris l'habitude d'un extrême luxe: je l'ai vue aller aux eaux avec une maison entière, afin d'être servie à son gré: un lit, des meubles à elle, une argenterie de voyage faite tout exprès, une suite de fourgons, nombre de courriers, disant que la femme d'un maréchal de France ne pouvait voyager autrement. Sa maison était une des plus somptueusement meublées; elle lui coûta, d'achat et d'ameublement, onze cent mille francs. La maréchale Ney était maigre, grande; elle avait des traits un peu forts, de beaux yeux, une physionomie douce et agréable, une très jolie voix.

Parmi nos belles femmes, on remarquait encore la maréchale Lannes, depuis duchesse de Montebello. Son visage a quelque chose de virginal; ses traits sont doux et réguliers, son teint d'un blanc charmant. Sage, bonne épouse, excellente mère, elle fut toujours froide, assez sèche et silencieuse dans le monde. L'empereur la donna pour dame d'honneur à l'archiduchesse, qui la prit en passion et qu'elle a gouvernée. Après l'avoir accompagnée lors de son retour à Vienne, elle est revenue à Paris, où elle vit paisiblement, entièrement occupée de ses enfants.

Le nombre des dames du palais, peu à peu, devint considérable, et, en somme, il se trouve très peu à dire sur tant de femmes qui jouèrent toutes un si faible rôle. J'ai parlé de mesdames de Montmorency, de Mortemart, de Chevreuse. Il ne me resterait qu'à nommer mesdames de Talhouet, Lauriston, de Colbert, Marescot, etc., bonnes, douces, simples personnes, et d'un extérieur ordinaire, ou qui n'étaient plus jeunes. Il en serait de même d'une foule d'Italiennes et de Belges qui venaient passer à Paris les deux mois de leur service, et qui se montraient, à peu près toutes, silencieuses et dépaysées. En général, on avait assez égard à la beauté ou à la jeunesse dans le choix des dames du palais: elles étaient toujours mises avec une extrême recherche. Quelques-unes vivaient silencieusement et indifféremment dans cette cour, d'autres y recevaient des hommages avec plus ou moins de facilité et de plaisir. Tout se passait sans bruit, parce que Bonaparte n'aimait que celui qu'il faisait. Et encore lui prenait-il, soit pour lui, soit pour les autres, certaines fantaisies de pruderie. Il ne se souciait, autour de lui, ni des démonstrations de l'amitié, ni des vivacités de la haine. Dans une vie si pleine, si ordonnée, si disciplinée, il n'y avait pas beaucoup de chances pour l'une ni pour l'autre.

Parmi les personnes dont l'empereur avait composé les maisons de sa famille, il se trouvait aussi des femmes distinguées; mais, à la cour, elles avaient encore moins d'importance que nous.

Auprès de sa mère, on vivait, je crois, fort ennuyeusement; paisiblement et simplement auprès de madame Joseph Bonaparte. Madame Louis Bonaparte s'entourait de ses compagnes de pension, et conservait avec elles, autant qu'elle le pouvait, la familiarité de leurs jeunes années. Chez madame Murat, tout était réglé, même un peu guindé, mais prescrit avec ordre et justice. L'opinion publique a cru pouvoir juger légèrement ce qui se passait chez la princesse Borghèse; sa conduite jetait un reflet fâcheux sur les jeunes et jolies femmes qui formaient sa cour.

Il ne sera peut-être pas inutile de s'arrêter aussi quelques moments sur les personnages distingués dans les lettres et dans les arts, et sur les ouvrages qui parurent depuis la fondation du Consulat jusqu'à cette année 1806. Parmi les premiers, j'en trouve quatre d'abord dont je puis parler avec un peu de détail71.

Note 71: (retour) Jacques Delille, M. de Chateaubriand, madame de Staël, madame de Genlis.

Jacques Delille, que nous connaissons plus habituellement sous le titre de l'abbé de Delille, avait vu s'écouler les plus belles années de sa vie dans les temps qui ont précédé notre Révolution. Il unissait à l'éclat d'un grand talent les agréments d'un esprit aimable et d'un caractère plein de charme. Il acquit dans le monde le titre d'abbé, parce qu'autrefois il suffisait pour donner un rang; il l'a quitté depuis la Révolution, pour épouser une personne point mal née, médiocre, assez peu agréable, mais dont les soins lui étaient devenus nécessaires. Accueilli toujours par la meilleure compagnie de Paris, très bien traité de la reine Marie-Antoinette, comblé de bontés par Mgr le comte d'Artois, il ne connut guère que les douceurs de l'état d'homme de lettres. Il fut aimé, fêté, soigné; il avait une grâce et une fine naïveté d'esprit tout à fait remarquables. Rien n'était comparable à la magie de sa diction; quand il récitait des vers, on se disputait le plaisir de l'entendre. Les scènes sanglantes de la Révolution effarouchèrent cette âme jeune et douce; il émigra, et reçut partout en Europe un accueil qui consola son exil. Cependant, quand Bonaparte eut rétabli l'ordre en France, M. Delille désira d'y rentrer, et il vint à Paris avec sa femme, déjà âgé, presque aveugle, mais toujours parfaitement aimable et chargé de beaux ouvrages qu'il tenait à publier dans sa patrie. On le rechercha de nouveau, les gens de lettres se pressèrent autour de lui, Bonaparte lui fit faire quelques avances. La chaire dans laquelle il professait avec beaucoup de talent les principes de la littérature française lui fut rendue, des pensions lui furent offertes, comme prix de quelques vers louangeurs. Mais M. Delille, voulant conserver la liberté de ses souvenirs, qui l'attachaient irrévocablement à la maison de Bourbon, se retira dans un quartier écarté, échappa aux caresses et aux offres, et, se livrant exclusivement au travail, il répondit à tout par ses vers de l'Homme des champs:

Auguste triomphant pour Virgile fut juste.

J'imitai le poète, imitez donc Auguste,

Et laissez-moi sans nom, sans fortune et sans fers,

Rêver au bruit des eaux, de la lyre et des vers72.

Note 72: (retour) Nous eûmes de lui, dans l'espace de quelques années, les traductions de l'Énéide et du Paradis perdu, l'Homme des champs, l'Imagination, quelques autres poèmes encore, et enfin la Pitié, qui ne parut que cartonnée, par ordre de la police.

Si Bonaparte conçut quelque humeur de cette résistance, il ne le témoigna point; l'estime et l'affection générale furent l'égide qui couvrit toujours l'aimable poète. Il vécut donc paisible et mourut trop tôt, puisque, avec les sentiments qu'il a conservés, il n'a pas joui du retour des princes qu'il n'avait cessé d'aimer.

Dans le temps que Bonaparte n'était encore que consul, et qu'il s'amusait à poursuivre jusqu'aux plus petites évidences, il eut fantaisie de se faire voir à M. Delille, espérant peut-être le gagner, ou du moins l'éblouir. Madame Bacciochi fut chargée d'inviter le poète à passer une soirée chez elle; quelques personnes, parmi lesquelles je me trouvais, furent conviées. Le premier consul survint. Il y avait bien dans son entrée quelque chose de l'appareil éclatant de Jupiter Tonnant, car il était environné d'un grand nombre d'aides de camp qui se rangèrent en haie, ne se montrant pas peu surpris de voir leur général se déranger, pour faire des frais auprès de ce chétif vieillard, vêtu d'un habit noir, et que, je crois, ils effrayaient un peu. Bonaparte, par contenance, se plaça à une table de jeu, où il me fit appeler. J'étais dans ce salon la seule femme dont le nom ne fût point inconnu à M. Delille, et je compris que Bonaparte m'avait choisie comme le lien entre le temps du poète et celui du consul. Je m'efforçai d'établir une sorte de relation; Bonaparte consentit à ce que la conversation fût littéraire, et d'abord notre poète ne parut point insensible aux prévenances d'un tel personnage. Tous deux s'animèrent, mais chacun à sa manière; je remarquai bientôt que ni l'un ni l'autre ne parvenaient à produire l'effet réciproque auquel ils prétendaient tous deux. Bonaparte aimait à parler, M. Delille était un peu bavard et fort conteur; ils s'interrompaient mutuellement, ils ne s'écoutaient point, leurs discours se choquaient au lieu de se répondre; ils étaient habitués tous deux à être loués; ils se sentirent avertis promptement qu'ils ne gagneraient rien l'un sur l'autre, et finirent par se séparer assez fatigués, et peut être mécontents.

Après cette soirée, M. Delille disait que la conversation du consul sentait la poudre à canon; Bonaparte trouvait que le vieux poète radotait l'esprit.

Je ne sais pas bien les particularités de la jeunesse de M. de Chateaubriand. Ayant émigré avec sa famille, il connut en Angleterre M. de Fontanes, qui vit ses premiers manuscrits, et le fortifia dans l'intention d'écrire. À son retour en France, il reprit ses relations avec lui, et je crois bien qu'il fut présenté au premier consul par M. de Fontanes. Ayant publié le Génie du christianisme, lors du concordat de 1801, il crut devoir dédier son ouvrage au restaurateur de la religion. Il était peu riche; ses goûts, la nature un peu désordonnée de son caractère, un fonds d'ambition assez fort, quoique vague, une excessive vanité lui inspirèrent le désir et le besoin de se rattacher à quelque chose. Je ne sais pas bien sous quel titre il fut employé dans une légation à Rome. Il s'y conduisit toutefois imprudemment; il blessa Bonaparte. L'humeur qu'il lui causa, jointe à l'indignation qu'il éprouva de la mort de M. le duc d'Enghien, les brouillèrent complètement. M. de Chateaubriand, de retour à Paris, se vit entouré de femmes qui le saluèrent et l'exaltèrent comme une victime; il embrassa assez vivement le système d'opinion qu'il a suivi depuis; il n'était ni dans son goût, ni dans son talent, d'échapper au monde et de se faire oublier. Devenu un objet de surveillance, il en tira vanité. Ceux qui prétendent le connaître intimement disent que si Bonaparte, au lieu de le poursuivre, avait paru vouloir rendre plus de justice à son mérite, il l'eût depuis, et toujours, séduit facilement. L'écrivain n'eût point été insensible à des louanges venues de si haut. Je rapporte cette opinion, sans assurer qu'elle soit fondée; je sais bien qu'elle était celle de l'empereur, qui disait assez volontiers: «Mon embarras n'est point d'acheter M. de Chateaubriand, mais de le payer ce qu'il s'estime.» Quoi qu'il en soit, il se tint à part, et ne fréquenta que les cercles d'opposition. Son voyage en terre sainte le fit oublier pendant quelque temps; il reparut tout à coup, et publia les Martyrs. Les idées religieuses qu'on retrouvait à chaque page de ses ouvrages, ornées du coloris de son brillant talent, firent de ses admirateurs comme une secte, et lui suscitèrent des ennemis parmi les écrivains philosophiques. Les journaux le louèrent et l'attaquèrent; il s'établit sur lui une sorte de controverse, quelquefois assez amère, que l'empereur favorisa, «parce que, disait-il, cette controverse occupe la belle société».

À l'époque où les Martyrs parurent, une manière de conspiration royaliste éclata en Bretagne.

Un des cousins de M. de Chateaubriand, convaincu d'y avoir trempé, fut conduit à Paris, jugé et condamné à mort. J'étais liée avec des amis intimes de M. de Chateaubriand; ils me l'amenèrent, et m'engagèrent, de concert avec lui, à solliciter, par le moyen de l'impératrice, la grâce de son parent. Je lui demandai de me donner une lettre pour l'empereur; il s'y refusa, en me montrant une grande répugnance, mais il consentit à écrire à madame Bonaparte. Il me donna, en même temps, un exemplaire des Martyrs, espérant que Bonaparte parcourrait le livre et s'adoucirait en faveur de l'auteur. Comme je n'étais pas sûre que ce motif suffît pour apaiser l'empereur, je répondis à M. de Chateaubriand que je lui conseillais d'essayer de plusieurs moyens à la fois. «Vous êtes parent, lui dis-je, de M. de Malesherbes; c'est un nom qu'on peut prononcer devant qui que ce soit avec la certitude d'obtenir égard et respect73. Essayons de le faire valoir, et appuyez-vous sur lui en écrivant à l'impératrice.»

Note 73: (retour) Bonaparte a rendu à madame de Montboissier, émigrée rentrée, une partie de ses biens, par la raison qu'elle était fille de M. de Malesherbes.

M. de Chateaubriand me causa une vive surprise en repoussant ce conseil. Il me laissa entrevoir que son amour-propre serait blessé s'il n'obtenait pas personnellement ce qu'il demandait. Son orgueil d'auteur l'emportait visiblement sur le reste, et voulait arriver jusqu'à l'empereur. Il n'écrivit donc pas précisément ce que j'aurais voulu; je ne laissai pas de porter sa lettre. Je l'appuyai de mon mieux, je parlai même à l'empereur, et je saisis un bon moment pour lui lire quelques pages des Martyrs; enfin je rappelai M. de Malesherbes.

«Vous êtes un avocat qui ne manque point d'habileté,» me dit l'empereur, «mais vous savez mal toute cette affaire. J'ai besoin de faire un exemple en Bretagne; il tombera sur un homme assez peu intéressant; car le parent de M. de Chateaubriand a une médiocre réputation. Je sais, à n'en pouvoir douter, qu'au fond son cousin ne s'en soucie guère, et ce qui me le prouve même, c'est la nature des démarches qu'il vous fait faire. Il a l'enfantillage de ne point m'écrire, à moi; sa lettre à l'impératrice est sèche et un peu hautaine; il voudrait m'imposer l'importance de son talent. Je lui réponds par celle de ma politique, et, en conscience, cela ne doit point l'humilier. J'ai besoin de faire un exemple en Bretagne, pour éviter une foule de petites persécutions politiques. Ceci donnera à M. de Chateaubriand l'occasion d'écrire quelques pages pathétiques qu'il lira dans le faubourg Saint-Germain. Les belles dames pleureront, et vous verrez que cela le consolera.»

Il était impossible d'ébranler une volonté exprimée d'une manière qui vous déjouait ainsi. Tout ce que l'impératrice et moi nous tentâmes fut inutile, et la condamnation fut exécutée. Le jour même, je reçus un petit billet de M. de Chateaubriand, qui, malgré moi, me rappela les paroles de Bonaparte. Il m'écrivait qu'il avait cru devoir assister à la mort de son parent, et qu'il avait frissonné en voyant des chiens se désaltérer, après, dans son sang. Tout le billet était écrit sur ce ton. J'étais émue, il me glaça; je ne sais si c'est moi ou lui qu'il faut accuser. Peu de jours après, M. de Chateaubriand, en grand deuil, ne paraissait point fort affligé, mais son irritation contre l'empereur s'était fortement accrue.

Cet événement me mit en relation avec lui. Ses ouvrages me plaisaient, sa présence troubla mon goût pour eux. Il était, et il est encore, fort gâté par une partie de la société, surtout par les femmes. Il impose à qui le fréquente un assez grand embarras, parce qu'on voit promptement qu'on n'a rien à lui apprendre sur ce qu'il vaut. Partout il prend la première place, s'y trouve à l'aise, et alors devient assez aimable. Mais ses paroles, qui annoncent une imagination vive, découvrent en même temps un fonds de sécheresse de coeur, et une personnalité peu ou point dissimulée. Ses ouvrages sont religieux, ses paroles n'indiquent pas toujours de saintes convictions. Il est sérieux quand il écrit; il manque de gravité dans son attitude. Sa figure est belle, sa taille un peu contrefaite, et il est minutieux et affecté dans sa toilette. Il paraîtrait que ce qu'il aime le mieux de l'amour, c'est ce qu'on appelle communément les bonnes fortunes. L'évidence est ce qu'il préfère à tout, il a des adeptes plutôt que des amis; enfin j'ai conclu de tout ce que j'ai vu qu'il valait mieux le lire que le connaître. Plus tard, je raconterai ce qui lui arriva au sujet des prix décennaux.

J'ai à peine vu madame de Staël, mais j'ai été entourée de personnes qui l'ont beaucoup connue. Ma mère et quelques-unes de mes parentes la fréquentèrent dans sa jeunesse, et m'ont souvent raconté que, dès ses premières années, elle annonça un caractère qui devait la placer en dehors de presque toutes les habitudes sociales. À l'âge de quinze ans, son esprit dévorait déjà les lectures les plus abstraites, les ouvrages les plus passionnés. Le fameux Franclieu de Genève, la trouvant un jour avec un volume de J.-J. Rousseau dans les mains, et entourée de livres de tout genre, dit à sa mère, madame Necker: «Prenez-y garde, vous rendrez votre fille folle, ou imbécile.» Ce jugement sévère ne se réalisa sur aucun des deux points; on peut dire cependant qu'il y a bien eu quelque sorte d'égarement de l'esprit dans la manière dont madame de Staël a entendu son métier de femme au milieu du monde. Entourée chez son père d'un cercle composé de ce que la ville offrait d'hommes célèbres dans tous les genres, excitée par les conversations qu'elle entendait, et par sa propre nature, ses facultés intellectuelles se développèrent à l'excès peut-être. Elle prit le goût de cette brillante controverse qu'elle a tant pratiquée depuis, et où elle se montra si piquante et si distinguée. C'était une personne animée jusqu'à l'agitation, parfaitement vraie et naturelle, qui sentait avec force et exprimait avec feu. Tourmentée par une imagination qui la consumait, trop ardente à l'éclat et au succès, gênée par les lois de la société qui contiennent les femmes dans un cercle borné, elle brava tout, surmonta tout, et souffrit beaucoup de cette lutte orageuse entre le démon qui la poussait, et les convenances qui ne purent la retenir.

Elle eut le malheur d'être excessivement laide et de s'en affliger, car il semblait qu'elle portât au dedans d'elle le besoin de tous les succès. Avec un visage passable, peut-être eût-elle été plus heureuse, parce qu'elle eût été plus calme. Il y avait dans son âme trop d'habitudes passionnées pour qu'elle n'ait pas beaucoup aimé, trop d'imagination dans son esprit pour qu'elle n'ait pas cru souvent qu'elle aimait. La célébrité qu'elle acquit lui attira des hommages, sa vanité s'en réjouit. Quoiqu'elle eût un grand fonds de bonté, elle a excité la haine et l'envie; elle effrayait les femmes, elle blessait une foule d'hommes auxquels elle se croyait supérieure. Cependant quelques amis lui sont demeurés fidèles, et son dévouement, à elle, était toujours complet.

Quand Bonaparte parvint au consulat, on sait quelle célébrité madame de Staël avait déjà acquise par ses opinions, sa conduite et ses ouvrages. Un personnage tel que Bonaparte excita la curiosité, et d'abord un peu l'enthousiasme, d'une femme si éveillée sur tout ce qui était remarquable. Elle se passionna pour lui, le chercha, le poursuivit partout. Elle crut que le concours heureux de tant de qualités distinguées, de tant de circonstances favorables, devaient chez lui tourner au profit de la liberté, son idole favorite; mais elle effaroucha promptement Bonaparte, qui ne voulait être ni observé ni deviné. Madame de Staël, après l'avoir inquiété, lui déplut. Il reçut ses avances froidement; il la déconcerta par des paroles fermes et quelquefois sèches. Il blessa quelques-unes de ses opinions; une sorte de défiance s'établit entre eux, et, comme ils étaient tous deux passionnés, cette défiance ne tarda point à se changer en haine.

À Paris, madame de Staël recevait beaucoup de monde, on traitait chez elle avec liberté toutes les questions politiques. Louis Bonaparte, fort jeune, la visitait quelquefois, et prenait plaisir à sa conversation; son frère s'en inquiéta, lui défendit cette société, et le fit surveiller. On y voyait des gens de lettres, des publicistes, des hommes de la Révolution, des grands seigneurs. «Cette femme, disait le premier consul, apprend à penser à ceux qui ne s'en aviseraient point, ou qui l'avaient oublié.» Et cela était assez vrai. La publication de certains ouvrages de M. Necker acheva de l'irriter; il la bannit de France, et se fit un tort réel par cet acte de persécution si arbitraire. Bien plus, comme rien n'échauffe comme une première injustice, il poursuivit même les personnes qui crurent devoir lui rendre des soins dans son exil. Ses ouvrages, à l'exception de ses romans, furent tronqués en paraissant en France; tous les journaux eurent l'ordre d'en dire du mal; on s'acharna sur elle sans aucune générosité. Tandis qu'elle était repoussée de son pays, les étrangers l'accueillaient avec distinction. Son talent se fortifia des traverses de sa vie, et parvint à un degré d'élévation que beaucoup d'hommes lui auraient envié. Si madame de Staël avait su réunir à la bonté de son coeur, à l'éclat, je dirais presque de son génie, les avantages d'une vie tranquille, elle eût évité la plupart de ses malheurs, et saisi de son vivant le rang distingué qu'on ne pourra lui refuser longtemps parmi les écrivains de son siècle. Il y a dans ses ouvrages des aperçus élevés, forts et utiles, une chaleur qui vient de l'âme, une vivacité d'imagination quelquefois excessive; elle manque de clarté et de goût. En lisant ses écrits, on voit qu'ils sont les résultats d'une nature agitée que l'ordre et la régularité fatiguaient un peu. Sa vie ne fut point précisément celle d'une femme, et ne pouvait pas être celle d'un homme; le repos lui a manqué; c'est une privation sans remède pour le bonheur, et même pour le talent.

Après la première Restauration, madame de Staël est rentrée en France, au comble de la joie de se retrouver dans sa patrie, et d'y apercevoir l'aurore du régime constitutionnel qu'elle avait tant souhaité. Le retour de Bonaparte la frappa de terreur. Elle se vit errante encore une fois, mais son exil ne dura que cent jours. Elle reparut avec le roi; elle était heureuse, elle venait de marier sa fille au duc de Broglie, qui unit à la considération de son nom celle que doit obtenir un esprit sage et distingué; la libération de la France la satisfaisait; ses amis l'entouraient, le monde se pressait autour d'elle. Ce fut à ce moment que la mort la frappa, à l'âge de cinquante ans74. Le dernier ouvrage qu'elle n'avait point terminé, et qu'on a publié depuis sa mort, la fait connaître entièrement75. Cet ouvrage peint de même aussi le temps où elle a vécu, et donne une idée nette et juste du siècle qui l'a enfantée, qui pouvait seul la produire, et dont elle n'est pas un des moindres résultats.

J'ai quelquefois entendu Bonaparte parler de madame de Staël. La haine qu'il lui portait était bien un peu fondée sur cette sorte de jalousie que lui inspiraient toutes les supériorités dont il ne pouvait se rendre le maître, et ses discours étaient souvent d'une amertume qui la grandissait malgré lui, en le rapetissant lui-même pour ceux qui l'écoutaient dans la plénitude de leur raison.

Note 75: (retour) Considérations sur la Révolution française (P. R.)

Tandis que madame de Staël pouvait se plaindre si justement des poursuites dont elle fut l'objet, il est une autre femme assurément très inférieure, et moins célèbre, qui n'eut qu'à se louer de la protection que l'empereur lui accorda. Ce fut madame de Genlis. À la vérité, il ne trouva chez elle ni talent ni opinions qui lui fussent contraires. Elle avait aimé et exalté la Révolution; elle sut profiter de toutes ses libertés. Devenue vieille, un peu prude et dévote, elle s'attacha à l'ordre, et manifesta par cette raison, ou sous ce prétexte, une profonde admiration pour Bonaparte. Il en fut flatté; il lui donna une pension, et l'autorisa à une sorte de correspondance avec lui, dans laquelle elle l'avertissait de ce qu'elle lui croyait utile, et lui apprenait de l'ancien régime ce qu'il voulait savoir. Elle aimait et protégeait M. Fiévée, alors fort jeune écrivain; elle le fit entrer dans cette correspondance, et ce fut ainsi qu'il s'établit entre lui et Bonaparte cette sorte de relation dont il s'est vanté depuis. Tout en tirant parti des admirations de madame de Genlis, Bonaparte la jugeait assez bien. Il s'exprima une fois sur elle, devant moi, d'une manière fort piquante, en disant à propos de cette espèce de pruderie qui se fait remarquer dans tous ses ouvrages: «Quand madame de Genlis veut définir la vertu, elle en parle toujours comme d'une découverte.»

La Restauration n'a point rétabli de relations entre madame de Genlis et la maison d'Orléans. M. le duc d'Orléans n'a voulu la voir qu'une fois. Il s'est contenté de lui continuer la pension de l'empereur.

Ces deux femmes ne furent pas les seules qui publièrent des ouvrages sous le règne de Bonaparte. J'en pourrais citer quelques-unes, à la tête desquelles il faudrait mettre madame Cottin, si distinguée par la chaleur d'une imagination passionnée qui se communiquait à son style; madame de Flahault, qui épousa, au commencement de ce siècle, M. de Souza, alors ambassadeur du Portugal, et qui a composé de jolis romans. Il en est d'autres encore dont on trouvera les noms dans tous les journaux du temps. Les romans se sont multipliés en France depuis trente ans, et, par leur lecture seule, on peut assez bien saisir la marche qu'a suivie l'esprit français depuis la Révolution. Le désordre des premières années de cette révolution détournèrent d'abord l'esprit de foules ces jouissances auxquelles il ne prend intérêt que lorsqu'il est en repos. La jeunesse manqua communément d'éducation, les dissidences des partis détruisirent l'opinion publique. Dans le moment où ce grand régulateur avait entièrement disparu, la médiocrité put se montrer sans inquiétude; on risqua toute espèce d'essais en littérature, et les conceptions de l'imagination, toujours plus faciles à proportion qu'elles sont plus bizarres, se publièrent très impunément. Les âmes, échauffées par les événements, se livraient à une exaltation qu'on retrouvait surtout dans l'invention des fables et dans le style de nos romans. La liberté, qui manquait aux hommes, peut seule développer, avec grandeur et profit pour le génie, les émotions que nos grands orages politiques leur avaient fait éprouver. Mais, dans tout les temps, sous tous les règnes, les femmes peuvent parler et écrire sur l'amour, et chez elles la disposition générale tourna au profit des ouvrages de ce genre. Ce n'était plus l'élégance régulière de madame de la Fayette, la recherche spirituelle et fine de madame Riccoboni; on ne s'amusa plus à décrire les usages des cours, les habitudes d'un état de société à peu près détruit; mais on représenta des scènes fortes, des sentiments passionnés, la nature humaine aux prises avec des situations un peu désordonnées. On dévoila souvent le coeur dans ces fables animées, et quelques hommes même, pour donner le change à leurs sensations actives et contenues, se livrèrent aussi à ce genre de composition.

Au reste, il y a quelque chose de vrai et de naturel dans le ton des ouvrages publiés depuis l'époque dont nous parlons, et, même dans les romans, l'exaltation a plutôt trop de force que d'affectation. Du moins, elle n'est point, en général, déviée par un goût faux. L'égarement de notre Révolution a ébranlé la société française; plus tard cette société n'a pu se reformer sur les mêmes errements. Chacun des individus qui la composaient s'est non seulement déplacé, mais a même entièrement changé. Les usages purement de convention ont à peu près disparu, et les relations, les discours, les écrits, les tableaux se sont ressentis de cette différence. On a donc cherché des émotions plus fortes et plus vraies, parce que le malheur développe l'habitude des sensations profondes. Bonaparte ne fit rien reculer, mais il comprima. Le retour d'un ordre régulier dans le gouvernement ramena celui de ce que M. de Fontanes appelait les bonnes lettres. On sentit que le bon goût, la décence, la mesure devaient entrer pour quelque France, les modèles passés dont on cherchait à ne point s'écarter, firent que tout ce qu'on produisit fut en général marqué au coin de l'élégance et de la correction. Tous ceux qui se mêlaient d'écrire écrivaient à peu près bien; mais on se tenait dans une prudente médiocrité, car c'est toujours la force de la pensée qui fait la première qualité du génie, et, quand la pensée se trouve restreinte, on se borne à perfectionner la rédaction. On mit donc toute sa conscience à faire le mieux possible ce qui était permis; de là cette teinte uniforme qui me semble répandue sur la plupart des ouvrages du commencement de ce siècle. Mais, aujourd'hui, la liberté qu'on vient d'obtenir pouvant s'étendre sur tous les points à la fois, ces mêmes progrès de rédaction ne seront point inutiles, et nous avons légué à nos enfants des habitudes de perfectionnement d'exécution, dont l'essor du génie s'enrichira à son tour.

J'ai dit toutefois que, la force nous étant défendue, du moins le naturel nous resta, et, en effet, on le retrouve dans la plupart des productions littéraires de notre temps. Le théâtre, qui craignit de représenter les vices ou les ridicules de chaque classe parce que toutes les classes étaient recréées nouvellement par Bonaparte et qu'il fallait partout respecter son ouvrage, se débarrassa de l'afféterie des temps qui avaient précédé la Révolution. À la tête de nos auteurs comiques, il faut placer Picard, qui souvent, avec originalité et gaieté, a donné l'idée des moeurs et des usages de Paris sous le gouvernement du Directoire; après lui, Duval et quelques auteurs de jolis opéras-comiques. Nous avons vu naître et mourir des poètes distingués: Legouvé, qui avait débuté par la Mort d'Abel, qui fit, depuis la Mort d'Henri IV, et composa de jolies poésies fugitives; Arnault, auteur de Marius à Minturnes; Raynouard, qui eut un grand succès dans les Templiers; Lemercier, qui débuta par Agamemnon, le meilleur de ses ouvrages; Chénier, dont le talent porta une empreinte trop révolutionnaire, mais qui montra quelque connaissance du tragique.

Viennent ensuite une foule de poètes76, tous plus ou moins élèves de M. Delille, et qui, ayant appris de lui la facilité de rimer élégamment, célébrèrent les charmes de la campagne, des plaisirs simples et du repos, au bruit du canon que Bonaparte faisait résonner d'un bout à l'autre de l'Europe. Je ne m'engagerai point dans une longue nomenclature qu'on pourra trouver partout. Il se fit de bonnes traductions. On écrivit peu d'histoires; les temps étaient arrivés où il eût fallu les tracer fortement, et personne ne s'en fût avisé. On était heureusement dégoûté de ce ton léger et moqueur de la philosophie du dernier siècle, qui, renversant toutes les croyances à l'aide du ridicule, parvint à flétrir les choses les plus sérieuses de la vie, et fit un dogme intolérant et railleur de l'irréligion. L'expérience du malheur commençait à repousser l'impiété; l'esprit des hommes se sentait attiré vers une meilleure route; il l'a toujours suivie, quoique un peu lentement77.

Note 76: (retour) Tels que Esménard, Parseval-Grandmaison, Luce de Lancival, Campenon, Michaud, etc.
Note 77: (retour) Voici ce que pensait mon père de ce chapitre d'histoire littéraire: «Les jugements de ma mère sur la littérature et sur les arts pourront paraître un peu incohérents. C'est, en effet, sous ce rapport qu'il lui restait le plus de ce que j'oserais appeler les préjugés de son éducation. Elle avait une admiration de parti pris pour Louis XIV, avec des aspirations politiques qui seraient insensées, si le gouvernement de Louis XIV était le modèle du gouvernement. De même, elle s'était attachée à la régularité un peu froide et factice de la littérature de ce règne, au point d'en faire le signe et le caractère de la beauté; et cependant, ce qu'elle aimait le mieux quand sa conscience classique n'était pas avertie, c'étaient les choses fortes et vives, naturelles et inattendues. Elle avait, toute jeune, préféré Rousseau à tout. Dès qu'elle eut entrevu la lumière politique, elle s'enthousiasma pour madame de Staël; les nouveautés de Chateaubriand l'avaient séduite. Elle a vu poindre l'aurore du mouvement romantique; elle était passionnée pour les romans de Walter Scott, pour la Parisina et le Childe Harold de Byron, et pour les tragédies de Schiller. Cependant elle paraît penser que la littérature du temps de la Révolution a été désordonnée, applaudir au retour, aux progrès, sous l'Empire, des formes du style correct et de la composition décente, et croire foncièrement, comme tout son temps au reste, qu'elle avait assisté à une renaissance des arts du meilleur aloi.

»Ce qu'elle dit de Chateaubriand est un peu sec. Elle ne parle pas assez du goût qu'elle avait pour son talent et qui était assez vif. Il est vrai que son rôle et ses écrits, de 1815 à 1820, lui déplurent beaucoup, et, comme son caractère ne lui avait jamais agréé, elle se laissait aller à quelque sévérité à son égard. Elle l'avait attiré chez elle, de loin en loin, sous l'Empire. Elle aimait qu'il eût l'air de l'apprécier. Il est cependant vrai que sa manière sèche et pincée ne lui allait pas; et cette manière, il ne la quittait que pour prendre un certain laisser aller moqueur et dégoûté, insouciant, voltairien, qu'il n'eut jamais avec elle, et qui ne lui aurait pas convenu davantage. C'est sous ce dernier aspect de sans façon et d'artiste un peu débraillé que le présentait une partie de la société qui l'avait assez connu, et notamment Molé, qui avait eu avec lui quelque camaraderie. Dans ce qu'on pourrait appeler la société du faubourg Saint-Honoré, on jugeait Chateaubriand sévèrement. Ma mère avait vécu loin de madame de Staël; elle avait contre elle les préventions de son éducation et de sa société. Elle n'en entendit guère parler à gens qui l'eussent connue qu'à M. de Talleyrand, qui s'en moquait, et qui était mal pour elle. Comme nos impressions sont beaucoup moins indépendantes de nos opinions qu'il ne le faudrait, celles de ma mère l'empêchèrent d'abord de sentir aussi vivement l'esprit et le talent de madame de Staël qu'elle ne l'aurait dû avec sa propre nature. Ce n'est pas qu'elle n'aimât Corinne et Delphine; mais elle craignait de les aimer, et ce n'était jamais qu'avec des scrupules et des restrictions qu'on se laissait aller, du temps de sa jeunesse, à l'admiration d'ouvrages où l'on croyait entrevoir quelque influence de la philosophie ou de la Révolution. Tout cela était fort changé en 1818. Il y a cependant des traces marquées de l'ancienne manière dont ma mère la jugeait dans ce qu'elle dit ici de sa personne, et même de ses écrits. Je ne puis m'empêcher de sourire un peu quand je la vois donner le repos comme une des conditions du talent. C'est bien là une idée du xviie siècle, ou plutôt de la manière dont les rhéteurs du temps nous faisaient juger le xviie siècle.»

(P. R.)

Les arts, qui n'ont pas tant besoin de liberté que les lettres, n'ont pas cessé de faire des progrès. Mais j'ai déjà dit ailleurs qu'ils ont eu pourtant leur part de la gêne générale. Parmi nos plus fameux peintres, on a compté David, qui malheureusement flétrit sa réputation en se livrant aux plus dégoûtants égarements de l'enivrement révolutionnaire. Après avoir refusé en 1792 de peindre Louis XVI, parce que, disait-il, il ne voulait point que son pinceau retraçât les traits d'un tyran, il se soumit de fort bonne grâce devant Bonaparte, et le représenta sous toutes les formes. Viennent ensuite: Gérard, qui a l'ait tant de portraits historiques, une immortelle Bataille d'Austerlitz, et tout à l'heure une Entrée de Henri IV à Paris, qui a remué toutes les émotions vraiment françaises; Girodet, si recommandable par la pureté de son dessin et la hardiesse de ses conceptions; Gros, peintre éminemment dramatique; Guérin, dont le pinceau ébranle toutes les facultés sensibles de l'âme; Isabey, si habile et si spirituel dans ses miniatures; une foule d'autres encore, dans tous les genres.

L'empereur les protégea tous. La peinture se saisit des sujets qui pouvaient animer ses pinceaux; l'argent fut prodigué aux artistes. La Révolution les avait placés dans la société; ils y occupèrent un rang agréable et quelquefois utile; ils dirigèrent la marche élégante du luxe; et, en même temps, s'animant sur les parties poétiques de notre Révolution et du règne impérial, ils les exploitèrent à leur profit. Bonaparte pouvait bien glacer l'expression des pensées fortes, mais il excitait les imaginations, et cela suffit à la plupart des poètes, et à tous les peintres.

Les progrès des sciences ne furent nullement interrompus. Celles-ci n'inspirent aucune défiance, et sont utiles à tous les gouvernements. L'Institut de France compte des hommes fort distingués. Bonaparte les caressa tous; il en enrichit quelques-uns; il les décora même de ses nouvelles dignités. Il en fit entrer dans son Sénat. Il me semble que c'était faire honneur à ce corps, et que cette idée avait de la grandeur. Les savants n'ont, au reste, pas montré sous son règne plus d'indépendance que les autres classes. Le seul Lagrange, que Bonaparte fit aussi sénateur, vécut cependant assez loin de lui; mais MM. de Laplace, Lacépède, Monge, Berthollet, Cuvier et quelques autres acceptèrent ses faveurs avec empressement, et les payèrent d'une admiration soutenue.

Par une sorte de conscience, je ne terminerai point ce chapitre sans dire un mot d'un grand nombre de musiciens qui ont aussi fait honneur à leur art. La musique s'est fort perfectionnée en France. Bonaparte avait pour l'école italienne un goût particulier. Les dépenses qu'il put faire et qu'il fit pour la transporter en France, nous furent utiles, quoiqu'il mît bien encore quelque chose de sa fantaisie dans la distribution de ses faveurs. Par exemple, il repoussa toujours Cherubini, parce que celui-ci, mécontent une fois d'une critique de Bonaparte, qui n'était encore que général, lui avait répondu un peu brusquement, «qu'on pouvait être habile sur le champ de bataille et ne point se connaître en harmonie». Il avait pris en gré Lesueur78. Il s'emporta au moment de la distribution des prix décennaux, parce que l'Institut ne proclama point ce compositeur, comme ayant mérité le prix. Mais, en général, il protégea fortement cet art. Je l'ai vu recevoir à la Malmaison le vieux Grétry, et le traiter avec une distinction remarquable.

Grétry, Dalayrac, Méhul, Berton, Lesueur, Spontini, d'autres encore se distinguèrent sous l'Empire et reçurent des récompenses pour leurs ouvrages79.

Note 78: (retour) Auteur des opéras des Bardes et de Trajan.
Note 79: (retour) Il est fort regrettable que ma grand'mère, qui était bonne musicienne et qui faisait de jolies romances, n'ait point donné plus de développement à son jugement sur les musiciens de son temps. Pour l'empereur, je trouve dans sa correspondance des lettres intéressantes à ce sujet. Les voici:

«Monsieur Fouché, je vous prie de me faire connaître ce que c'est qu'une pièce de Don Juan qu'on veut donner à l'Opéra, et pour laquelle on m'a demandé l'autorisation de la dépense. Je désire connaître votre opinion sur cette pièce sous le point de vue de l'esprit public.--Bologne, 4 messidor an XIII (23 juin 1805).»

Ludwigsburg, 12 vendémiaire an XIV (4 octobre 1805)

«Mon frère, je pars cette nuit. Les événements vont devenir tous les jours plus intéressants. Il suffit que vous fassiez mettre dans le Moniteur que l'empereur se porte bien, qu'il était encore vendredi, 12 vendémiaire, à Ludwigsburg, que la jonction de l'année avec les Bavarois est faite. J'ai entendu hier au théâtre de cette cour l'opéra allemand de Don Juan; j'imagine que la musique de cet opéra est la même que celle de l'opéra qu'on donne à Paris; elle m'a paru fort bonne.» Le même jour il écrivait au ministre de l'intérieur:

«Monsieur Champagny, je suis ici à la cour de Wurtemberg, et, tout en faisant la guerre, j'y ai entendu hier de très bonne musique. Le chant allemand m'a paru cependant un peu baroque. La réserve marche-t-elle? Où en est la conscription de l'an XIV?» (P. R.)

De même, les comédiens furent largement protégés. Ce que j'ai dit de la tendance de nos écrivains, peut aussi s'appliquer à l'art du théâtre. Le naturel a gagné dans la diction sur notre scène depuis la Révolution. Le goût a repoussé le gourmé dans le ton tragique, l'affectation dans la comédie. Talma et mademoiselle Mars ont surtout poussé fort loin l'alliance de l'art et de la nature. L'aisance, unie à la force, s'est aussi introduite dans la danse. Enfin, on peut dire qu'il y a de la simplicité, de l'élégance et de l'ensemble dans le système du goût français aujourd'hui, et que toutes les faussetés de fantaisie et de convention ont disparu.

FIN DU TOME DEUXIÈME.



F. Aureau--Imprimerie de Lagny.



TABLE
DU TOME DEUXIÈME.

LIVRE PREMIER.

(Suite.)

CHAPITRE VIII.
1804.

Procès du général Moreau.--Condamnation de MM. de Polignac, de Rivière, etc.--Grâce de M. de Polignac.--Lettre de Louis XVIII.

CHAPITRE IX.
1804.

Organisation de la flotte de Boulogne.--Article du Moniteur.--Les grands officiers de la couronne.--Les dames du palais.--L'anniversaire du 14 juillet.--Beauté de l'impératrice.--Projets de divorce.--Préparatifs du couronnement.

CHAPITRE X.
Décembre 1804.

Arrivée du pape à Paris.--Plébiscite.--Mariage de l'impératrice.--Le couronnement.--Fêtes au champ de Mars, à l'Opéra, etc.--Cercles de l'impératrice.... 60

CHAPITRE XI.
1805.

Bonaparte amoureux.--Madame de X...--Madame de Damas.--Confidences de l'impératrice.--Intrigues du palais.--Murat est élevé au rang de prince.

LIVRE II.

1805-1808.

CHAPITRE XII.
1805.

Ouverture de la session du Sénat.--Rapport de M. de Talleyrand.--Lettre de l'empereur au roi d'Angleterre.--Réunion de la couronne d'Italie à l'Empire.--Madame Bacciochi devient princesse de Piombino.--Représentation d'Athalie.--Voyage de l'empereur en Italie.--Mécontentement de l'empereur.--M. de Talleyrand.--Projets de guerre contre l'Autriche.

CHAPITRE XIII.
1805.

Fêtes de Vérone et de Gênes.--Le cardinal Maury.--Ma vie retirée à la campagne.--Madame Louis Bonaparte.--Les Templiers.--Retour de l'empereur.--Ses amusements.--Mariage de M. de Talleyrand.--La guerre est déclarée.

CHAPITRE XIV.
1805.

M. de Talleyrand et M. Fouché.--Discours de l'empereur au Sénat.--Départ de l'empereur.--Les bulletins de la grande armée.--Misère de Paris pendant la guerre.--L'empereur et les maréchaux.--Le faubourg Saint-Germain.--Trafalgar.--Voyage de M. de Rémusat à Vienne.

CHAPITRE XV.
1805.

Bataille d'Austerlitz.--L'empereur Alexandre.--Négociations.--Le prince Charles.--M. d'André.--Disgrâce de M. de Rémusat.--Duroc.--Savary.--Traité de paix.

CHAPITRE XVI.
1805-1806.

État de Paris pendant la guerre.--Cambacérès.--Le Brun.--Madame Louis Bonaparte.--Mariage d'Eugène de Beauharnais.--Bulletins et proclamations.--Goût de l'empereur pour la reine de Bavière.--Jalousie de l'impératrice.--M. de Nansouty.--Madame de ***.--Conquête de Naples.--La situation et le caractère de l'empereur.

CHAPITRE XVII.
1806.

Mort de Pitt.--Débats du Parlement anglais.--Travaux publics.--Exposition de l'industrie.--Nouvelle étiquette.--Représentation de l'Opéra et de la Comédie française.--Monotonie de la cour.--Sentiments de l'impératrice.--Madame Louis Bonaparte.--Madame Murat.--Les Bourbons.--Les nouvelles dames du palais.--M. Molé.--Madame d'Houdetot.--Madame de Barante.

CHAPITRE XVIII.
1806.

Liste civile de l'empereur.--Détails sur sa maison et sur ses dépenses.--Toilettes de l'impératrice et de madame Murat.--Louis Bonaparte.--Le prince Borghèse.--Les fêtes de la cour.--La famille de l'impératrice.--Mariage de la princesse Stéphanie.--Jalousie de l'impératrice.--Spectacles de la Malmaison.

CHAPITRE XIX.
1806.

La cour de l'empereur.--Maison ecclésiastique.--Maison militaire.--Les maréchaux.--Les femmes.--Delille.--Chateaubriand.--Madame de Staël.--Madame de Genlis.--Les romans.--La littérature.--Les arts.

FIN DE LA TABLE DU TOME DEUXIÈME.



Paris.--Charles Unsinger, imprimeur, 83, rue du Bac.





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