Mémoires de madame de Rémusat (2/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat
LIVRE II
(1805-1808.)
CHAPITRE XII.
(1805.)
Ouverture de la session du Sénat.--Rapport de M. de Talleyrand.--Lettre de l'empereur au roi d'Angleterre.--Réunion de la couronne d'Italie à l'Empire.--Madame Bacciochi devient princesse de Piombino.--Représentation d'Athalie.--Voyage de l'empereur en Italie.--Mécontentement de l'empereur.--M. de Talleyrand.--Projets de guerre avec l'Autriche.
Le 4 février de cette année 1805, on apprit en France, par le Moniteur, que le discours du roi au parlement d'Angleterre, lors de son ouverture le 16 janvier, avait donné à entendre que l'empereur avait fait de nouvelles propositions d'accommodement, et que la réponse du ministère avait été qu'on ne pourrait convenir de rien, avant d'en avoir conféré avec les puissances étrangères du continent, et particulièrement avec l'empereur Alexandre.
Selon la coutume, des notes assez vives servaient de commentaires à ce discours, et, en présentant un tableau de notre bonne intelligence, du moins apparente, avec les souverains de l'Europe, ces notes avouaient cependant quelque refroidissement entre l'empereur de Russie et celui de France, et l'attribuaient à l'intrigue de MM. de Marcoff et de Woronzoff, tous deux dévoués à la politique anglaise. Le message du roi d'Angleterre annonçait aussi la guerre entre l'Angleterre et l'Espagne.
Ce même jour, 4 février, le Sénat ayant été réuni, M. de Talleyrand présenta un rapport très habilement fait, dans lequel il développa le système de conduite qu'avait suivi Bonaparte à l'égard des Anglais. Il le montra faisant toujours des démarches pour la paix, tout en ne craignant point la guerre, fort des préparatifs qui menaçaient les côtes anglaises, ayant plusieurs flottilles équipées et prêtes dans les ports, une armée considérable et animée. Il rendit compte des moyens de se défendre que l'ennemi avait réunis sur ses côtes, ce qui prouvait qu'il ne regardait point la descente comme impossible, et, après avoir donné de grands éloges à la conduite de l'empereur, il lut au Sénat assemblé cette lettre que celui-ci avait adressée, le 2 janvier, au roi d'Angleterre:
«Monsieur mon frère, appelé au trône de France par la Providence et par les suffrages du Sénat, du peuple et de l'armée, notre premier sentiment est un voeu de paix.
«La France et l'Angleterre usent leur prospérité; elles peuvent lutter des siècles. Mais leurs gouvernements remplissent-ils bien le plus sacré de leurs devoirs? et tant de sang versé, inutilement et sans la perspective d'aucun but, ne les accuse-t-il pas dans leur propre conscience? Je n'attache point de déshonneur à faire le premier pas. J'ai assez, je pense, prouvé au monde que je ne redoute aucune des chances de la guerre. Elle ne m'offre d'ailleurs rien que je doive redouter. La paix est le voeu de mon coeur; mais la guerre n'a jamais été contraire à ma gloire. Je conjure Votre Majesté de ne pas se refuser au bonheur de donner elle-même la paix au monde. Qu'elle ne laisse pas cette douce satisfaction à ses enfants! Car, enfin, il n'y eut jamais de plus belle circonstance, ni de moment plus favorable, pour faire taire toutes les passions et écouter uniquement le sentiment de l'humanité et de la raison. Ce moment une fois perdu, quel terme assigner à une guerre que tous mes efforts n'auraient pu terminer? Votre Majesté a plus gagné depuis dix ans en territoires et en richesses que l'Europe n'a d'étendue; sa nation est au plus haut point de prospérité. Que veut-elle espérer de la guerre? Coaliser quelques puissances du continent? Le continent restera tranquille. Une coalition ne ferait qu'accroître la prépondérance et la grandeur continentale de la France. Renouveler dès troubles intérieurs? Les temps ne sont plus les mêmes. Détruire nos finances? Des finances fondées sur une bonne agriculture ne se détruisent jamais. Enlever à la France ses colonies? Les colonies sont pour la France un objet secondaire, et Votre Majesté n'en possède-t-elle pas déjà plus qu'elle n'en peut garder? Si Votre Majesté veut elle-même y songer, elle verra que la guerre est sans but, sans aucun résultat présumable pour elle. Eh! quelle triste perspective de faire battre des peuples pour qu'ils se battent!
«Le monde est assez grand pour que nos deux nations puissent y vivre, et la raison a assez de puissance pour qu'on trouve le moyen de tout concilier, si de part et d'autre on en a la volonté. J'ai toutefois rempli un devoir saint et précieux à mon coeur. Que Votre Majesté croie à la sincérité des sentiments que je viens de lui exprimer, et à mon désir de lui en donner des preuves. Sur ce, etc....
Paris, 12 nivôse an XIII (2 janvier 1805).
NAPOLÉON.»
Après avoir présenté cette lettre, au fond assez remarquable, comme une preuve éclatante de l'amour de Bonaparte pour les Français, de son désir de la paix, et de sa modération généreuse, M. de Talleyrande donna communication de la réponse que lui avait faite lord Mulgrave, ministre des affaires étrangères. La voici:
«Sa Majesté a reçu la lettre qui lui a été adressée par le chef du gouvernement français, datée du deuxième jour de ce mois.»
«Il n'y a aucun objet que Sa Majesté ait plus à coeur que de saisir la première occasion de procurer de nouveaux à ses sujets les avantages d'une paix fondée sur des bases qui ne soient pas incompatibles avec la sûreté permanente et les intérêts essentiels de ses États. Sa Majesté est persuadée que ce but ne peut être atteint que par des arrangements qui puissent, en même temps, pourvoir à la sûreté et à la tranquillité à venir de l'Europe, et prévenir le renouvellement des dangers et des malheurs dans lesquels elle s'est trouvée enveloppée. Conformément à ce sentiment, Sa Majesté sent qu'il lui est impossible de répondre plus particulièrement à l'ouverture qui lui a été faite, jusqu'à ce qu'elle ait eu le temps de communiquer avec les puissances du continent, avec lesquelles elle se trouve engagée par des liaisons et des rapports confidentiels, et particulièrement avec l'empereur de Russie, qui a donné les preuves les plus fortes de la sagesse et de l'élévation des sentiments dont il est animé, et du vif intérêt qu'il prend à la sûreté et à l'indépendance de l'Europe.
»14 janvier 1805.»
Le caractère vague et indéterminé de cette réponse, toute diplomatique, donnait un grand avantage à la lettre de l'empereur plus ferme, et, en apparence, portant toutes les marques d'une magnanime sincérité. Elle fit donc un assez grand effet, et les différents rapports de ceux qui furent chargés de la porter aux trois grands corps de l'État, la présentèrent plus ou moins habilement dans le jour qui devait lui être le plus favorable.
Le rapport de Régnault de Saint-Jean d'Angely, envoyé comme conseiller d'État au Tribunat, est très remarquable, et encore intéressant aujourd'hui. Les louanges données à l'empereur, quoique poussées à l'extrême, y ont de la grandeur; le tableau de l'Europe est habilement tracé; celui du mal que la guerre doit faire à l'Angleterre est au moins spécieux, et, enfin, la peinture de nos prospérités à cette époque est imposant, et peu ou point exagéré.
«La France, dit-il, n'a rien à demander au ciel, sinon que le soleil continue à luire, que la pluie continue à tomber sur nos guérets, et la terre à rendre les semences fécondes.»
Et, alors, tout cela était vrai, et une sage administration, un gouvernement modéré, une constitution libérale donnée à la France, eussent à jamais consolidé cette prospérité! Mais les idées constitutionnelles n'entraient nullement dans le plan de Bonaparte. Soit que réellement il crût, comme il le disait souvent, que le caractère français et la position continentale de la France fussent en opposition avec les lenteurs d'un gouvernement représentatif; soit que, se sentant fort et habile, il ne pût consentir à faire à l'avenir de la France le sacrifice des avantages qu'il croyait nous donner par la puissance seule de sa volonté, il ne laissait guère échapper les occasions de discréditer la forme du gouvernement de nos voisins.
«La situation malheureuse dans laquelle vous avez mis votre peuple, disait-il dans les notes du Moniteur, en s'adressant aux ministres anglais, ne peut s'expliquer que par le malheur d'un État dont la politique intérieure est mal assise, et d'un gouvernement jouet misérable des factions parlementaires, et des mouvements d'une puissante oligarchie.»
Cependant, il se doutait bien, quelquefois, qu'il résistait aux tendances générales du siècle, mais il croyait avoir la force de les contenir. Un peu plus tard, il lui est arrivé de dire: «Tant que je vivrai, je régnerai comme je l'entends; mais mon fils sera forcé d'être libéral.» Et, en attendant, il ne rêvait que des créations féodales. Il pensait pouvoir les faire accepter, et les préserver de la critique, qui commençait à décrier les anciennes institutions, en les établissant sur une si grande échelle, qu'elles intéressaient notre orgueil, et imposaient silence à la raison. Il croyait pouvoir encore une fois, comme l'histoire des siècles en avait déjà présenté l'exemple, soumettre le monde à la puissance d'un peuple-roi, puissance à la vérité toute représentée dans sa personne. Un mélange d'institutions orientales, romaines, et offrant aussi quelques ressemblances avec les temps de Charlemagne, devait faire de tous les souverains de l'Europe de grands feudataires de celui de l'Empire français, et peut-être que, si la mer n'eût pas irrévocablement préservé l'Angleterre de notre invasion, ce gigantesque projet eût été exécuté.
Peu de temps après, on eut l'occasion de voir jeter par l'empereur les fondements d'un plan qu'il roulait dans le secret de ses pensées. Je veux parler de la réunion de la couronne de Fer à celle de France.
Le 17 mars, M. de Melzi, vice-président de la république italienne, accompagné des principaux membres de la Consulte d'État, et d'une nombreuse députation de présidents de collèges électoraux, de députés du Corps législatif et de personnages importants, vint apporter à l'empereur, placé sur son trône, le voeu de la Consulte, qui demandait qu'il voulût bien régner aussi sur la république ultramontaine. «On ne peut nous conserver, disait M. de Melzi, le gouvernement actuel, parce qu'il nous arrière de l'époque où nous vivons. La monarchie constitutionnelle est indiquée partout, par le progrès des lumières. La république italienne demande un roi, et son intérêt veut que ce roi soit Napoléon, à cette condition que les deux couronnes ne seront réunies que sur sa tête, et qu'il se nommera lui-même un successeur pris dans sa descendance, dès que la mer Méditerranée aura recouvré la liberté.»
À ce discours, l'empereur répondit qu'il avait toujours travaillé pour l'intégrité de l'Italie, que, dans ce but, il acceptait la couronne, parce qu'il concevait que le partage serait dans ce moment funeste à son indépendance. Il promit enfin de placer la couronne de Fer plus tard, avec plaisir, sur une plus jeune tête, prêt à se sacrifier toujours pour les intérêts des États sur lesquels il était appelé à régner.
Le lendemain 18, il se rendit au Sénat en grande cérémonie, et il annonça le voeu de la Consulte, et son acceptation. M. de Melzi et tous les Italiens lui prêtèrent serment; et le Sénat d'approuver et d'applaudir comme de coutume. L'empereur termina son discours en déclarant «qu'en vain le génie du mal chercherait à remettre en guerre le continent, que ce qui avait été réuni à l'Empire demeurerait réuni.»
Sans doute, il prévoyait alors que ce dernier événement serait la cause d'une guerre prochaine, au moins avec l'empereur d'Autriche; mais il était loin de la redouter. L'armée se fatiguait de son inaction; trop de périls étaient attachés à la descente; on pouvait espérer qu'un temps favorable en faciliterait, à toute force, l'exécution; mais comment se maintenir ensuite dans un pays où il ne serait guère possible de se recruter? Et quelles chances pour la retraite, en cas de mauvais succès? On peut observer dans l'histoire de Bonaparte qu'il a toujours évité, du moins autant qu'il l'a pu, et surtout pour sa personne, les situations désespérées. Une guerre devait donc lui rendre le service de le tirer des embarras de ce projet de descente, devenu ridicule le jour où il renonçait à le tenter.
Dans cette même séance, l'État de Piombino fut donné à la princesse Élisa. En annonçant cette nouvelle au Sénat, Bonaparte déclarait que cette principauté avait été mal administrée depuis plusieurs années, qu'elle intéressait le gouvernement français par la facilité qu'elle offrait pour communiquer avec l'île d'Elbe et la Corse, que ce don n'était donc point l'effet d'une tendresse particulière, mais une chose conforme à la saine politique, à l'éclat de la couronne et à l'intérêt des peuples.
Et ce qui prouve à quel point les donations de l'empereur avaient cette forme de fiefs dont je parlais tout à l'heure, c'est que le décret impérial portait que les enfants de madame Bacciochi, en succédant à leur mère, recevraient l'investiture de l'empereur des Français, qu'ils ne pourraient se marier sans son consentement, et que le mari de la princesse, qui devait prendre le titre de prince de Piombino, prononcerait le serment suivant:
«Je jure fidélité à l'empereur; je promets de secourir de tout mon pouvoir la garnison de l'île d'Elbe; et je déclare que je ne cesserai de remplir, dans toutes les circonstances, les devoirs d'un bon et fidèle sujet envers Sa Majesté l'empereur des Français.»
Peu de jours après, le pape baptisa en grande cérémonie le second fils de Louis Bonaparte, tenu par lui-même et par sa mère. Cette pompe eut lieu à Saint-Cloud. Le parc fut illuminé à raison de cet événement et semé de jeux publics pour le peuple. Le soir, il y eut un cercle nombreux et une première représentation d'Athalie au théâtre de Saint-Cloud.
Cette tragédie n'avait point été donnée depuis la Révolution. L'empereur, qui avoua que la lecture de cet ouvrage ne l'avait jamais bien frappé, fut très intéressé par la représentation, et répéta encore à cette occasion qu'il désirait fort qu'une pareille tragédie fût faite pendant son règne. Il consentit à ce qu'elle fût représentée à Paris; et, à dater de cette époque, on commença à pouvoir remettre sur notre théâtre la plupart de nos chefs-d'oeuvre, que la prudence révolutionnaire en avait écartés. Ce ne fut pas, cependant, sans en retrancher quelques vers dont on craignait les applications. Luce de Lancival, l'auteur d'Hector et d'Achille à Scyros, et, peu après, Esménard, auteur du poème de la Navigation, furent chargés de corriger Corneille, Racine et Voltaire. Mais, n'en déplaise à cette précaution d'une police trop minutieuse, les vers retranchés, comme les statues de Brutus et de Cassius, étaient d'autant plus marquants qu'on les avait fait disparaître.
À la suite de ces grandes déterminations prises à l'égard de l'Italie, l'empereur annonça qu'il y ferait un prochain voyage et fixa son sacre à Milan, pour le mois de mai. Il convoqua, en même temps, le Corps législatif italien pour la même époque, et il fit paraître nombre de décrets et d'arrêtés relatifs aux nouveaux usages qu'il établissait dans ce pays. Il donna aussi des dames et des chambellans à sa mère, entre autres M. de Cossé-Brissac, qui avait sollicité cette faveur. Dans le même temps, le prince Borghèse fut déclaré citoyen français; et nous eûmes parmi les dames du palais une nouvelle compagne, madame de Canisy, une des plus belles femmes de cette époque.
Madame Murat accoucha dans ce temps; elle occupait alors l'hôtel Thélusson, situé au bout de la rue d'Artois. On vit, à cette occasion, combien le luxe de ces nouvelles princesses allait toujours croissant, et cependant il n'était point encore arrivé au point où il est parvenu depuis. Elle avait imaginé, pour le temps de ses couches, de tendre sa chambre en satin rose, les rideaux de son lit et ceux des fenêtres, de la même étoffe, tous garnis en dentelle très haute et très fine, au lieu de franges.
Bientôt on ne s'occupa plus que des préparatifs du départ, qui fut fixé au 2 avril, ainsi que celui du pape; et, quelques jours avant, M. de Rémusat partit pour Milan, chargé d'y porter les insignes, ornements royaux et diamants de la couronne qui devaient servir au couronnement. Ce voyage commença pour moi un chagrin nouveau, qui devait se reproduire pendant quelques années. Jamais encore je ne m'étais séparée de mon mari, et j'avais pris l'habitude de jouir si vivement et si intimement des douceurs de mon intérieur, que j'eus beaucoup de peine à supporter cette pénible privation. Cette peine contribua encore à jeter un voile assez sombre sur la vie de cour à laquelle je me trouvais forcée; et elle coûta beaucoup aussi à mon mari, qui eut, ainsi que moi, le tort de le laisser deviner. Je l'ai déjà dit, la vie d'un courtisan est manquée lorsqu'il veut conserver l'habitude de sentiments qui sont toujours une dangereuse distraction aux devoirs minutieux dont cette vie est composée.
Mon inquiétude en voyant mon mari partir pour un voyage qui me paraissait si long, et presque dangereux, tant mon imagination s'exaltait sur tout ce qui le regardait, me fit désirer qu'il emmenât avec lui un ancien officier de marine de nos amis, appelé Salembeni, pauvre, et vivant d'une petite place obscure, et de quelque argent que M. de Rémusat lui donnait, en l'employant comme secrétaire. Je lui confiai le soin de la santé de mon mari. Cet homme avait de l'esprit; mais il était un peu difficile, assez malin, d'une humeur chagrine. Il nous causa plus d'une peine, et c'est pour cela que j'en fais mention ici10.
Ma santé devenait trop mauvaise pour qu'on songeât à me mettre du voyage. L'impératrice parut me regretter; quant à moi, j'étais au fond contente de me reposer de cette vie orageuse que j'avais menée, et de demeurer avec ma mère et mes enfants11.
Note 10: (retour) M. Salembeni, qui aimait à écrire, écrivit assez librement d'Italie plutôt sur la chronique scandaleuse de la cour que sur la politique. Les lettres étaient ouvertes et montrées à l'empereur qui lui ordonna de partir dans les vingt-quatre heures, comme on le verra plus loin. Cette disgrâce causa quelques ennuis à mon grand-père. Quoique dans la correspondance de l'auteur de ces mémoires avec son mari on sente quelque gêne, et que bien des phrases s'y trouvent destinées à satisfaire un maître jaloux, il est probable que les lettres du mari et de la femme étaient aussi considérées comme trop libres. (P. R.)
Note 11: (retour) Ma grand'mère, toujours faible de santé, commençait à devenir tout à fait malade, et impropre à toute activité. Son caractère s'en ressentit. Elle ne perdit rien de sa douceur, mais elle perdit du calme, de la sérénité, de la gaieté. Elle eut de fréquents maux de nerfs qui, joints à sa vivacité naturelle d'imagination, la rendirent plus accessible à l'inquiétude et à la mélancolie. Le voyage de son mari, si différent cependant des expéditions dangereuses des hommes de ce temps, qui était presque un voyage de plaisirs, la troubla plus qu'on ne le peut croire aujourd'hui, et son chagrin étonnait même les femmes les plus romanesques de ces temps si éloignés de nous. La vie du monde, et surtout celle de la cour, lui devint de plus en plus difficile. (P. R.)
Mesdames de la Rochefoucauld, d'Arberg, de Serrant et Savary accompagnèrent l'impératrice; un assez grand nombre de chambellans, les grands officiers, enfin une cour assez nombreuse et assez jeune, fut du voyage. L'empereur partit le 2 avril, et le pape le 4 du même mois. Celui-ci reçut partout, jusqu'à son arrivée à Rome, de grandes marques de respect, et, alors, il croyait sans doute dire adieu à la France pour jamais.
Murat restait gouverneur de Paris, et chargé d'une surveillance exacte qu'il étendait à tout, mais ne faisant pas, je crois, des rapports toujours désintéressés. Fouché, plus libéral dans sa police, si on peut se servir de cette expression, ayant acquis le droit de se croire nécessaire, dirigeait les choses d'un peu haut, ménageant toujours tous les partis, selon son système, afin de se rendre utile à tous.
L'archichancelier Cambacérès demeurait pour la direction du Conseil d'État, dont il s'acquittait bien, et pour faire les honneurs de Paris. Il recevait beaucoup de personnes, qu'il accueillait avec une politesse mêlée d'une certaine morgue qui donnait à sa manière une teinte de ridicule.
Au reste, Paris et la France étaient alors dans le plus grand repos; tout semblait s'entendre pour marcher vers l'ordre, et demeurer dans la soumission. L'empereur commença son voyage par la Champagne. Il alla à Brienne, et passa un jour dans le beau château de ce nom, pour visiter le berceau de sa jeunesse. Madame de Brienne faisait profession d'un extrême enthousiasme pour lui, et, comme il savait gré de l'adoration, il fut très aimable chez elle. Il y avait alors quelque chose d'amusant à voir, à Paris, quelques-uns des parents de madame de Brienne recevoir les lettres animées qu'elle écrivait sur ce séjour impérial. Cependant, comme elles rapportaient des faits, ces lettres produisirent bon effet dans ce qu'on appelle chez nous la bonne compagnie. Le succès est chose facile aux puissants de ce monde; il faut qu'ils soient ou bien malveillants ou bien maladroits, quand ils ne parviennent pas à nous plaire.
Peu de jours après ces grands départs, l'article suivant parut dans le Moniteur:
«Monsieur Jérôme Bonaparte est arrivé à Lisbonne sur un bâtiment américain, sur lequel étaient inscrits comme passagers «monsieur et mademoiselle Patterson». M. Jérôme a pris aussitôt la poste pour Madrid. Monsieur et mademoiselle sont rembarqués. On les croit retournés en Amérique.»12
Note 12: (retour) Voici comment l'empereur annonçait le retour de son frère au ministre de la marine, le vice-amiral Decrès:«Milan, 23 floréal an XIII (13 mai 1805).
»Monsieur Decrès, M. Jérôme est arrivé. Mademoiselle Patterson est retournée en Amérique. Il a reconnu son erreur et désavoue cette personne pour sa femme. Il promet de faire des miracles. En attendant, je l'ai envoyé à Gênes pour quelque temps.» (P. R.)
Je crois qu'ils passèrent alors en Angleterre.
Ce M. Patterson n'était autre chose que le beau-père de Jérôme. Celui-ci, devenu amoureux en Amérique de la fille d'un négociant américain, l'avait épousée, se flattant d'obtenir, après quelque mécontentement, le pardon de son frère. Mais Bonaparte, qui rêvait dès lors d'autres projets pour sa famille, montra le plus grand courroux, cassa le mariage, et força son frère à une séparation subite. Jérôme se rendit en Italie, et le joignit à Turin; il fut fort maltraité, et reçut l'ordre de se rendre sur l'une de nos flottes qui croisait dans la Méditerranée; il demeura en mer pendant un assez long temps, et ne rentra en grâce que plusieurs mois après.
L'empereur fut accueilli dans toute la France avec un enthousiasme réel. Il séjourna à Lyon, où il s'attacha les commerçants par des ordonnances qui leur étaient favorables; enfin, il passa le mont Cenis, et demeura quelques jours à Turin.
Cependant, M. de Rémusat était arrivé à Milan, où il avait trouvé le prince Eugène, qui le reçut avec cette cordialité qui lui est si naturelle. Ce prince questionna mon mari sur ce qui s'était passé à Paris depuis son départ, et parvint à tirer de lui quelques-unes des particularités relatives à madame de X... qui blessèrent ses anciens sentiments. M. de Rémusat me mandait qu'il menait une vie assez paisible, en attendant la cour. Il parcourait Milan, qui lui parut une triste ville, ainsi que le palais. Les habitants montraient peu d'empressement aux Français; les nobles se tenaient renfermés chez eux, sous prétexte qu'ils n'étaient point assez riches pour faire convenablement les honneurs de leur maison. Le prince Eugène s'efforçait de les attirer autour de lui, mais il avait peine à y réussir. Les Italiens, encore en suspens, ne savaient s'ils devaient se réjouir de la destinée nouvelle qu'on leur imposait.
M. de Rémusat m'a écrit, à cette époque, des détails curieux sur le genre de vie des Milanais. Leur ignorance de tous les agréments de la société, ce manque absolu des jouissances de la vie de famille, les maris étrangers à leurs femmes laissant un cavaliere servante les soigner; la tristesse des spectacles; l'obscurité des salles, qui permet à chacun de s'y rendre sans toilette et de s'occuper souvent à toute autre chose, dans les loges presque closes, qu'à écouter l'opéra; le peu de diversité des représentations; la comparaison des coutumes de ce pays avec les usages de la France; tout cela donnait à M. de Rémusat matière à des observations toutes à l'avantage de notre aimable patrie, et ajoutait à son désir de s'y retrouver près de moi.
Pendant ce temps, l'empereur parcourait les lieux de ses premières victoires. Il fit une revue considérable sur le champ de bataille de Marengo même, et y distribua des croix.
Les troupes qu'on avait réunies sous prétexte de cette revue, et qu'on tint ensuite dans le voisinage de l'Adige, furent une des raisons, ou des prétextes, pour lesquelles le cabinet autrichien accrut encore la ligne de défense déjà considérable qui avait ordre de se tenir derrière ce fleuve; et, par suite, la politique française s'effaroucha de ces précautions.
Le 9 mai, l'empereur arriva à Milan. Sa présence donna à cette ville un grand mouvement, et les circonstances du couronnement y éveillèrent les ambitions, comme il était arrivé à Paris. Les plus grands seigneurs milanais commencèrent à souhaiter les nouvelles distinctions et les avantages qui y étaient attachés; on parlait d'indépendance et d'unité de gouvernement aux Italiens, et ils se livrèrent aux espérances qu'il leur fut permis de concevoir.
Dès l'arrivée de notre cour à Milan, je fus frappée du ton de tristesse des lettres de M. de Rémusat, et, bientôt après, je fus informée qu'il avait à souffrir du mécontentement subit que son maître éprouvait contre lui, un peu injustement. Les lettres étaient assez soigneusement ouvertes; cet officier13 dont j'ai parlé, spectateur caustique de ce qui se faisait à Milan, s'imagina d'écrire à Paris des récits assez gais, et un peu railleurs, de ce qui se passait sous ses yeux. M. de Rémusat reçut l'ordre de le faire repartir pour Paris, sans qu'on lui expliquât d'abord pourquoi, et ce ne fut que plus tard qu'il apprit la cause d'une pareille injonction. Le mécontentement de Bonaparte ne s'arrêta point sur le secrétaire, et retomba encore sur celui qui l'avait amené.
En outre, le prince Eugène laissa échapper quelques-unes des particularités qu'il avait obtenues de la confiance de mon mari, et, enfin, on vit dans nos lettres, comme je l'ai déjà dit, des sentiments qui prouvaient que toutes nos pensées n'étaient pas entièrement concentrées dans les intérêts de notre situation. Tous ces motifs réunis suffisaient pour donner de l'humeur à un maître naturellement irascible, et il arriva que, selon sa coutume, qui était d'employer toujours les hommes à son profit, quand ils lui étaient utiles, quelle que fût sa disposition à leur égard, il exigea de mon mari un service d'une exactitude rigoureuse, parce que l'ancienneté de M. de Rémusat dans le palais lui donnait une plus grande habitude sur un cérémonial qui devenait tous les jours plus minutieux, et auquel l'empereur mettait de plus en plus de l'importance. Mais, en même temps, il le traitait avec sécheresse et dureté, répétant toujours à ceux qui, avec raison, lui vantaient les qualités estimables et distinguées de mon mari: «Tout cela peut être, mais il n'est pas à moi comme je voudrais qu'il fût.» Ce reproche a été continuel dans sa bouche pendant toutes les années que nous avons passées près de lui, et peut-être y a-t-il quelque mérite à n'avoir pas cessé de le mériter.
Cette vie animée, et pourtant oisive, d'une cour, donnèrent à M. de Talleyrand et à M. de Rémusat l'occasion de se connaître un peu davantage, et jetèrent les premiers fondements d'une liaison qui, plus tard, m'a causé bien des émotions diverses.
Le tact fin et naturellement droit de M. de Talleyrand démêla l'esprit juste et observateur de mon mari; ils s'entendirent sur une multitude de choses, et ces deux caractères si opposés n'empêchèrent point qu'ils ne trouvassent du charme à l'échange de leurs idées. Un jour, M. de Talleyrand dit à M. de Rémusat: «Vous n'êtes pas, je le vois, sans quelque défiance de moi. Je sais d'où elle vous vient. Nous servons un maître qui n'aime pas les liaisons. En nous voyant attachés tous deux à un même service, il a prévu des relations entre nous. Vous êtes un homme d'esprit, et c'est assez pour lui faire souhaiter que vous et moi demeurions isolés. Il vous a donc prévenu, il a cherché aussi par je ne sais quels rapports à me mettre en défiance, et il ne tiendrait pas à lui que nous ne demeurassions en réserve vis-à-vis l'un de l'autre. C'est une de ses faiblesses qu'il faut reconnaître, ménager et excuser, sans s'y soumettre entièrement.» Cette manière naturelle de parler, accompagnée de cette bonne grâce que M. de Talleyrand sait si bien prendre quand il veut, plut à mon mari, qui trouva dans cette liaison, d'ailleurs, un dédommagement à l'ennui de son métier14.
Note 14: (retour) Cette défiance préparée et entretenue par l'empereur entre son grand chambellan et son premier chambellan, a été lente à s'effacer, et, malgré la bonne volonté et le bon esprit de tous deux, l'intimité n'est venue que plus tard, l'année suivante, pendant le voyage d'Allemagne. Après les premières avances de M. de Talleyrand, mon grand-père écrivait encore à sa femme dans une lettre datée de Milan, le 17 floréal an xiii (7 mai 1805): «M. de Talleyrand est ici depuis huit jours. Il ne tient qu'à moi de le croire mon meilleur ami. Il en a tout le langage. Je vais assez chez lui; il prend mon bras partout où il me trouve, cause avec moi à l'oreille pendant deux ou trois heures de suite, me dit des choses qui ont toute la tournure de confidences, s'occupe de ma fortune, m'en entretient, veut que je sois distingué de tous les autres chambellans. Dites donc, ma chère amie, est-ce que je serais en crédit? Ou bien, plutôt, aurait-il quelque tour à me jouer?». Peu de temps après, le langage devient tout différent, et la liaison fut très intime et bien affectueuse des deux côtés. (P. R.)
M. de Rémusat s'aperçut à cette époque que M. de Talleyrand, qui avait sur Bonaparte tout le crédit que donnent des talents vraiment utiles, éprouvait une grande jalousie du crédit de Fouché, qu'il n'aimait point, et qu'il nourrissait intérieurement un véritable mépris pour M. Maret, mépris que, dès cette époque, il satisfaisait par ces railleries mordantes qui lui sont familières, et auxquelles il est difficile d'échapper. Sans aucune illusion sur l'empereur, il le servait bien cependant, mais en s'efforçant de lier ses passions par les situations dans lesquelles il essayait de le mettre, soit à l'égard des étrangers, soit en France, en l'engageant à créer certaines institutions qui devaient, en effet, le contraindre. L'empereur, qui, comme je l'ai dit, aimait à créer, et qui d'ailleurs comprenait vite et saisissait promptement ce qui lui paraissait neuf et imposant, adoptait facilement les conseils de M. de Talleyrand, et jetait avec lui les premiers fondements de ce qui était utile. Mais, ensuite, son esprit de domination, sa défiance, sa crainte d'être enchaîné lui faisaient redouter la puissance de ce qu'il avait créé, et, par un caprice inattendu, il sortait tout à coup de la route où il était entré, et suspendait ou brisait lui-même le travail commencé. M. de Talleyrand s'en irritait; mais, naturellement indolent et léger, il ne trouvait pas en lui la force et la suite qui lutte dans le détail, et finissait par négliger et abandonner une entreprise qui aurait demandé une surveillance fatigante pour lui. La suite des événements expliquera tout cela mieux que je ne fais dans ce moment; il me suffit d'indiquer ce que M. de Rémusat commença dès lors à apercevoir quoiqu'un peu confusément.
Cependant, la guerre s'allumait entre l'Angleterre et l'Espagne; nous faisions journellement des tentatives sur mer; quelques-unes nous réussirent assez bien. Une flotte, sortie de Toulon, trouva moyen de joindre l'escadre espagnole. On fit dans les journaux beaucoup de bruit de ce succès15.
Le 23 mai, Bonaparte fut couronné roi d'Italie.
La cérémonie fut belle, et pareille à celle qui avait eu lieu à Paris. L'impératrice y assista dans une tribune. M. de Rémusat me conta que le frémissement avait été général dans l'église, au moment où Bonaparte, saisissant la couronne de Fer et la plaçant sur sa tête, prononça d'une voix menaçante la formule antique: Il cielo me la diede, guai a chi la toccherà! Le reste du temps qu'on demeura à Milan fut employé en fêtes d'une part, et, de l'autre, en décrets qui réglèrent la situation et l'administration du nouveau royaume. Des réjouissances eurent lieu sur tous les points de la France pour cet événement. Cependant il inquiétait un assez grand nombre de gens, qui présageaient que la guerre avec l'Autriche en deviendrait la suite.
Le 4 juin, on vit arriver à Milan le doge de Gênes, qui venait demander la réunion de sa république à l'Empire. Cette démarche, concertée ou commandée d'avance, fut accueillie avec une grande cérémonie; et, aussitôt, cette portion de l'Italie fut partagée en nouveaux départements. Peu après, la nouvelle constitution fut offerte au Corps législatif italien, et le prince Eugène fut déclaré vice-roi du royaume. On créa l'ordre de la couronne de Fer, et, les distributions étant faites, l'empereur quitta Milan, et fit un voyage qui, en apparence, semblait une course d'agrément, et qui n'était qu'une reconnaissance des forces autrichiennes sur la ligne de l'Adige.
Par le traité de Campo-Formio, Bonaparte avait abandonné à l'empereur d'Autriche les États vénitiens, et cela rendait celui-ci voisin redoutable du royaume d'Italie. Arrivé à Vérone, que l'Adige partage en deux, il reçut la visite du baron de Vincent, qui commandait la garnison autrichienne, dans la partie de la ville de Vérone qui appartenait à son souverain. Le baron parut chargé de s'informer de l'état des forces que nous avions en Italie; l'empereur, de son côté, observa celles de l'étranger. En parcourant les rives de l'Adige, il comprit qu'il faudrait construire des forts qui pussent défendre le fleuve; mais, calculant le temps et la dépense nécessaires, il lui échappa de dire qu'il serait plus court et mieux entendu d'éloigner la puissance autrichienne de cette frontière; et, dès cet instant, on peut croire qu'intérieurement il résolut la guerre qui éclata quelques mois après. D'ailleurs, l'empereur d'Autriche ne pouvait voir avec indifférence, de son côté, la puissance que la France venait d'acquérir en Italie; et le gouvernement anglais, qui s'efforçait de nous susciter une guerre continentale, profita habilement des inquiétudes de l'empereur d'Autriche et des mécontentements qui refroidirent peu à peu nos relations avec la Russie. Les journaux anglais se hâtèrent de publier que l'empereur n'avait passé la revue de ses troupes en Italie que pour les mettre sur le pied d'une armée redoutable; on commença aussi à faire marcher quelques corps autrichiens, et les apparences de paix qui furent encore observées jusqu'à la rupture ne servirent qu'aux préparatifs des deux empereurs, devenus à cette époque ennemis presque déclarés.
CHAPITRE XIII.
(1805.)
Fêtes de Vérone et de Gênes.--Le cardinal Maury.--Ma vie retirée à la campagne.--Madame Louis Bonaparte.--Les Templiers.--Retour de l'empereur.--Ses amusements.--Mariage de M. de Talleyrand.--La guerre est déclarée.
L'empereur, dans sa tournée, visita Crémone, Vérone, Mantoue, Bologne, Modène, Parme, Plaisance, et vint à Gênes, où il fut reçu avec enthousiasme. Il fit venir dans cette dernière ville l'architrésorier Le Brun, à qui il confia le soin de surveiller la nouvelle administration qu'il y établissait. Là aussi il se sépara de sa soeur Élisa, qui l'avait accompagné dans son voyage, et à qui il donna encore la petite république de Lucques, qu'il joignit aux États de Piombino. On commença à revoir, à cette époque, les Français décorés des croix et cordons étrangers. Des ordres prussiens, bavarois et espagnols furent envoyés à l'empereur pour qu'il les distribuât à son gré. Il les partagea entre ses grands officiers, quelques-uns de ses ministres, et une partie de ses maréchaux.
À Vérone, on donna à l'empereur le spectacle d'un combat de chiens et de taureaux, dans l'ancien amphithéâtre qui contenait quarante mille spectateurs. À son arrivée, un cri général d'applaudissement s'étant élevé, il fut véritablement ému de ces acclamations, imposantes par leur nombre et le lieu où il se voyait appelé à les recevoir; mais les fêtes données à Gênes furent réellement magiques. On avait construit des jardins flottants sur de vastes barques; ces jardins aboutissaient tous à une sorte de temple, flottant aussi, qui, s'étant approché du rivage, reçut Bonaparte et sa cour. Alors toutes ces barques liées entre elles s'étant éloignées dans le port, l'empereur se trouva au milieu d'une île charmante d'où il put contempler la ville de Gênes, illuminée avec soin et comme embrasée par des feux d'artifice tirés de plusieurs endroits en même temps.
Tandis qu'on était à Gênes, M. de Talleyrand eut un petit plaisir qui se trouva complètement dans son goût, car il s'amusait partout où il pouvait découvrir et faire apercevoir un ridicule. Le cardinal Maury, retiré à Rome depuis son émigration, y jouissait de la réputation que l'ardeur de ses opinions lui avait acquise dans notre fameuse Assemblée constituante. Il avait cependant le désir de rentrer en France. M. de Talleyrand lui écrivit de Gênes et le détermina à venir se présenter à l'empereur. Il arriva, et prenant aussitôt cette attitude obséquieuse que nous lui avons vu garder exactement depuis, il entra dans Gênes en répétant à haute voix qu'il venait voir le grand homme. Il obtint une audience; le grand homme le jugea vite, et tout en l'estimant ce qu'il valait, se complut dans l'idée de lui faire donner un démenti à sa conduite passée. Il le gagna facilement, en le caressant un peu, l'attira en France, où nous lui avons vu jouer un rôle passablement ridicule. M. de Talleyrand, chez lequel les souvenirs de l'Assemblée constituante ne s'étaient point effacés, trouva bien des occasions d'exercer ses petites vengeances sur le cardinal, en donnant à la sottise de ses flatteries l'évidence la plus maligne.
À Gênes, M. l'abbé de Broglie fut nommé évêque d'Acqui.
Tandis que l'empereur allait ainsi, parcourant l'Italie et y consolidant sa puissance, que tout le monde autour de lui se fatiguait de la représentation continuelle dans laquelle il retenait sa cour, que l'impératrice, heureuse de l'élévation de son fils, et pourtant affligée de s'en voir séparée, s'amusait de toutes ces fêtes dont elle était l'objet, et des exhibitions magnifiques qu'elle faisait de toutes ses pierreries et de ses plus élégantes toilettes, je menais une vie paisible et agréable dans la vallée de Montmorency, chez madame d'Houdetot dont j'ai déjà parlé. Les souvenirs de cette aimable femme me reportaient vers le temps qu'elle se plaisait à conter; je m'amusais à l'entendre parler de ces fameux philosophes qu'elle avait tant connus, et dont elle redisait fort bien les habitudes et les conversations. Tout animée par les confessions de Jean-Jacques Rousseau, je m'étonnais quelquefois de la trouver refroidie sur son compte; et je dirai en passant que l'opinion de madame d'Houdetot, qui semblerait avoir dû conserver plus d'indulgence qu'une autre pour Rousseau, n'a pas peu contribué à me mettre en défiance sur le caractère de cet homme qui, je crois, n'a eu d'élévation que dans le talent16.
Note 16: (retour) Ma grand'mère était, comme on le voit et comme je l'ai dit dans la préface de cet ouvrage, très liée avec madame d'Houdetot, malgré la différence des âges, des sentiments et des situations. On ne lira donc pas sans intérêt ce qu'elle écrivait à son mari, durant le séjour qu'elle faisait, en ce moment même, chez cette femme célèbre, par les confessions de Rousseau, et par les mémoires de madame d'Épinay: «Sannois, 22 floréal an XIII (12 mai 1805). Ce matin, après les leçons de Charles, j'ai été voir madame d'Houdetot dans son petit cabinet. Elle m'a trouvée digne d'être admise à de petites confidences sentimentales, que j'ai d'autant mieux reçues que ma pensée habituelle, tournée vers toi, et devenue un peu mélancolique par l'absence, me rend très accessible à entrer dans toutes les émotions de coeur. Elle m'a montré des vers qu'elle avait faits pour son ancien ami (M. de Saint-Lambert), m'a fait voir trois portraits qu'elle avait de lui, et m'a parlé de ses jouissances passées, de ses souvenirs et de ses regrets, avec une sorte de naïveté et d'ignorance du mal, si je puis parler ainsi, qui la rendait touchante et excusable à mes yeux. Mon ami, je suis convaincue que la société de cette femme serait dangereuse pour une femme faible, ou malheureuse dans son choix. Celle qui hésiterait encore entre son coeur et la vertu ferait bien de la fuir, cent fois plus promptement encore qu'elle ne s'éloignerait d'une personne corrompue. Elle est si calme, si heureuse, si peu inquiète de son sort futur! Il semble enfin qu'elle se repose sur cette parole de l'Évangile qui paraît faite pour elle: «Beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu'elle a beaucoup aimé!»»N'allez pas croire, pourtant, que ce spectacle d'une vieillesse paisible après une jeunesse un peu égarée, dérange mes principes. Je ne me fais pas plus forte qu'une autre, mon cher ami, et je sens surtout ma vertu bien solide, parce qu'elle est appuyée sur le bonheur et sur l'amour Je réponds de moi, parce que je t'aime et que je te suis chère. Douze années d'expérience m'ont assez prouvé que mon coeur t'était uniquement destiné, mais, ta sévérité dût-elle s'en alarmer, je n'aurais pas été si sûre si tu n'avais pas été mon mari.» Quelques années plus tard, vers la fin du mois de janvier 1813, madame d'Houdetot mourait à l'âge de quatre-vingt-trois ans, et ma grand'mère traçait d'elle ce portrait que je retrouve dans un de ses cahiers. «Madame d'Houdetot vient de mourir après une heureuse et longue carrière. Au milieu des orages publics, sa vieillesse a été paisible, sa mort douce et calme. Est-ce donc la puissance d'une raison exercée, est-ce le courage d'une âme forte, est-ce enfin le concours des événements qui ont donné à sa vie un aspect si égal, à ses derniers moments un repos si touchant? Non, sans doute. Son caractère ne devait pas la prémunir contre les choses qui heurtent la vie, mais il a dû l'empêcher de les rencontrer. Semblable à ces enfants aimables qu'un heureux instinct fait passer à côté de l'écueil sans l'avoir prévu ni en être froissés, elle a traversé le monde avec cette confiance qui n'accompagne ordinairement que la jeunesse, et qu'on est accoutumé de respecter, parce qu'on sait qu'en essayant de l'avertir, on serait bien plus sûr d'attrister que d'éclairer sa touchante ignorance.
»Madame d'Houdetot était née dans une époque heureuse et brillante de notre monarchie. Les hommes de génie qui avaient, en quelque sorte, illuminé le règne de Louis XIV, laissaient après eux en s'éteignant une trace de lumière prolongée qui suffisait encore pour échauffer l'esprit de leurs successeurs. La longue et pacifique administration du cardinal de Fleury donnait aux arts et aux talents le temps de se développer. Madame d'Houdetot put rencontrer facilement, dès sa jeunesse, les occasions de satisfaire les goûts qu'elle apporta dans le monde. Mariée comme on mariait alors, elle tint d'abord dans la société la place qu'on y voit tenir à presque toutes les jeunes personnes. Depuis quinze ans jusqu'à vingt les femmes se ressemblent à peu près. Élevées dans les mêmes habitudes, formées par la même éducation, leur jeunesse se montre, avec plus ou moins d'agréments, mais toujours avec les mêmes apparences des qualités absolument nécessaires à l'éloge qu'on doit pouvoir faire d'une fille à marier. Aussi, la plupart du temps, se marient-elles qu'on ignore encore, même leurs parents, même elles-mêmes, les qualités ou les défauts qui dirigeront leur conduite.
»Il arrive de là que leurs premières actions dans la vie sont moins le résultat de leurs penchants que celui de la seconde éducation qu'elles reçoivent du monde et de l'époux qui les a choisies. Combien de femmes qui ne se sont connues qu'après avoir triomphé de leurs sentiments, ou cédé à leurs faiblesses! Combien se sont ignorées, faute d'événements qui eussent développé leurs secrètes dispositions! Celle d'entre les femmes qui apporte d'avance des principes établis, qui les conserve encore même dans ses fautes, qui sait enfin les retrouver après, celle-là est sans doute d'une trempe forte et particulière. Madame d'Houdetot, dont cette digression ne nous a pas autant écartés qu'on pourrait d'abord le supposer, ne peut pas être assurément comprise dans cette classe. Cependant la couleur d'affection qu'elle a su donner à chacune des actions de sa vie, lui mérite une place particulière que justifie cette touchante uniformité. »Madame d'Houdetot fut donc élevée comme ses contemporaines. Des incidents particuliers la placèrent dans une société qui professait des opinions qui la séduisirent, sans l'égarer. Entourée de gens de lettres, elle aima leur esprit, apprécia leurs talents, mais elle ne partagea point leurs passions. Liée surtout avec ceux qu'on appelait alors les philosophes ou les académiciens, sa jeune et riante imagination s'amusait de la forme piquante qu'ils savaient donner à la censure. Leur philanthropie générale, qu'on a vue s'alimenter souvent aux dépens des affections individuelles, plaisait à son coeur. Elle s'attachait aux principes d'une secte qui prêchait l'amour de l'humanité, et qui n'avait pas prévu, ou peut-être n'avait pas voulu prévoir, que les nouvelles institutions qu'ils voulaient fonder, ne pouvant s'élever que sur les ruines des anciennes, il en résulterait un moment d'anarchie sociale, seule partie de leur plan qui ait été exécutée. Des voix amies prêchaient à madame d'Houdetot une doctrine nouvelle, embellie du prestige de l'esprit et quelquefois du talent. Empressée de jouir, elle donnait peu de temps à la réflexion. Pour écouter les avertissements de la raison, il faut soumettre le plaisir à quelques moments d'interrègne, qui auraient attristé madame d'Houdetot. Si la nature de ses liaisons l'a quelquefois entraînée, si quelque ami sincère en a gémi, je doute qu'il ait jamais tenté de la détromper. Son erreur était celle du coeur; le moyen de détruire une semblable illusion?
»On ne peut guère porter plus loin que madame d'Houdetot, je ne dirai pas la bonté, mais la bienveillance. La bonté demande un certain discernement du mal; elle le voit et le pardonne. Madame d'Houdetot ne l'a jamais observé dans qui que ce soit. Nous l'avons vue souffrir à cet égard, souffrir réellement, lorsqu'on exprimait le moindre blâme devant elle, et dans ces occasions elle imposait silence d'une manière qui n'était jamais désobligeante, car elle montrait tout simplement la peine qu'on lui faisait éprouver. Cette bienveillance a prolongé la jeunesse de ses sentiments et de ses goûts. L'habitude du blâme aiguise peut-être l'esprit, beaucoup plus qu'elle ne l'étend, mais, à coup sûr, elle dessèche le coeur, et produit un mécontentement anticipé qui décolore la vie. Heureux celui qui meurt sans être détrompé! Le voile clair et léger, qui sera demeuré sur ses yeux, donnera à tout ce qui l'environne une fraîcheur et un charme que la vieillesse ne ternira point. Aussi madame d'Houdetot disait-elle souvent: «Les plaisirs m'ont quittée, mais je n'ai pas à me reprocher de m'être dégoûtée d'aucun.» Cette disposition la rendait indulgente dans l'habitude de la vie, et facile avec la jeunesse. Elle lui permettait de jouir des biens qu'elle avait appréciés elle-même, et dont elle aimait le souvenir, car son âme conservait une sorte de reconnaissance pour toutes les époques de sa vie.
»Par une suite du même caractère, elle avait éprouvé de bonne heure un goût très vif pour la campagne. Avide de jouir de tout ce qui s'offrait à ses impressions, elle s'était bien gardée de ne pas connaître celles que peut inspirer la vue d'un beau site et d'une riante verdure. Elle demeurait en extase devant un point de vue qui lui plaisait, elle écoutait avec ravissement le chant des oiseaux, elle aimait à contempler une belle fleur, et tout cela jusque dans les dernières années de sa vie. Jeune, elle eût voulu tout aimer, et ceux de ses goûts qu'elle avait pu garder sur le soir de ses ans, embellissaient encore sa vieillesse, comme ils avaient concouru à parer cette heureuse époque qui nous permet d'attacher un plaisir à chacune de nos sensations.
»Madame d'Houdetot, qui aimait passionnément les vers, en faisait elle-même de fort jolis. En les publiant, elle eût acquis facilement une célébrité qu'elle était loin de souhaiter, car toute espèce de vanité fut étrangère à son caractère. Elle se fit un amusement de son talent; ce talent fut aussi dirigé par son coeur, et ajouta encore à ses plaisirs.
»Sur l'automne de sa vie, elle fut exposée, comme une autre, aux tristes impressions produites par les mouvements politiques. Mais son aimable caractère sut encore la secourir à cette funeste époque. Pendant le règne de la Terreur, elle vécut à la campagne; sa retraite y fut respectée; ses parents s'y pressaient autour d'elle. Il se pourrait bien qu'elle n'eût conservé de ce temps que le souvenir de l'obligation, imposée alors, de se rapprocher les uns des autres, pour vivre dans cette intimité de famille et d'affection à laquelle le danger et l'inquiétude donnaient un prix dont on ne se fût pas douté dam un temps de repos et de plaisirs.
»Rentrée dans le monde, quand nos troubles cessèrent, elle y rapporta sa bienveillance accoutumée, et chercha à jouir encore des biens qui ne pouvaient lui échapper. Le besoin d'aimer, qui fut toujours le premier de ses besoins, la conduisit à faire succéder à des amis qu'elle avait perdus, d'autres amis plus jeunes qu'elle choisit avec goût, et dont la nouvelle affection la trompait sur ses pertes. Elle croyait honorer encore ceux qu'elle avait aimés, et dont elle se voyait privée, en cultivant dans un âge avancé les facultés de son coeur. Trop faible pour se soutenir dans sa vieillesse par ses seuls souvenirs, elle ne crut pas qu'il fallût cesser d'aimer avant de cesser de vivre. Une providence indulgente la servit encore en préservant ses dernières années de l'isolement qui les accompagne ordinairement. Des soins assidus et délicats embellirent ses vieux jours de quelques-unes des couleurs qui avaient égayé son printemps; une amitié complaisante consentit à prendre avec elle la forme qu'elle était accoutumée de donner à ses sentiments. La raison, austère et détrompée, pouvait quelquefois sourire de cette éternelle jeunesse de son coeur, mais ce sourire était sans malignité, et, sur la fin de sa vie, madame d'Houdetot trouva encore dans le monde cette indulgence affectueuse que l'enfance aimable paraît avoir seule le droit de réclamer.
»D'ailleurs, elle a prouvé, par le courage et le calme qu'elle a montrés dans ses derniers moments, que l'exercice prolongé des facultés du coeur n'en affaiblit point l'énergie. Elle a senti qu'elle mourait, et cependant, en quittant une vie si heureuse, elle n'a laissé échapper que l'expression d'un regret aussi tendre que touchant, «Ne m'oubliez pas,» disait-elle à ses parents et à ses amis en pleurs autour de son lit de mort, «j'aurais plus de courage s'il ne fallait pas vous quitter, mais du moins que je vive dans votre souvenir!» C'est ainsi qu'elle ranimait encore par le sentiment une vie prête à s'éteindre, et ces seuls mots: J'aime! ont été le dernier accent que son âme en s'exhalant ait porté vers la Divinité.» (P. R.)
Paris était, pendant cette absence, solitaire et paisible. La famille impériale vivait dispersée à la campagne. Je voyais quelquefois madame Louis Bonaparte à Saint-Leu que son mari avait acheté. Louis paraissait exclusivement occupé des embellissements de son jardin. Sa femme était solitaire, malade, et toujours craintive de laisser échapper un mot qui lui déplût. Elle n'avait osé ni se réjouir de l'élévation du prince Eugène, ni pleurer son absence qui devenait indéfinie. Elle écrivait peu, car elle ne croyait pas que le secret de ses lettres fût respecté.
Dans une des visites que je lui fis, elle m'apprit que le bruit s'était répandu que MM. de Polignac, enfermés au château de Ham, avaient fait des tentatives pour s'échapper, qu'on les avait transférés au Temple, qu'on accusait madame Bonaparte d'y prendre, par moi, un assez grand intérêt.
Cette accusation, dont madame Louis soupçonnait Murat d'être l'auteur, n'avait assurément aucun fondement; madame Bonaparte ne pensait plus à ces deux prisonniers, et, moi, j'avais entièrement perdu de vue la duchesse de Polignac.
Je m'appliquai à vivre fort retirée, afin de pouvoir répondre par ma solitude aux discours que l'on essayerait de tenir sur ma conduite; mais je fus, de plus en plus, affligée de ces précautions, et surtout de ne pouvoir profiter de la place où je me trouvais, pour être utile autant que je l'aurais désiré, soit à l'empereur lui-même, soit aux personnes qui voulaient obtenir de lui, par moi, quelques grâces.
Il y a dans mon humeur généralement assez de bienveillance; de plus, je mettais un peu d'amour-propre qui, je crois, n'était pas mal entendu, à servir ceux qui, dans le début, m'avaient blâmée, et à imposer silence à leurs critiques de ma conduite, par une foule de services qui n'auraient pas été sans générosité. Enfin, je croyais encore que l'empereur s'attacherait des personnes rétives, par la permission qu'il m'accorderait d'apporter jusqu'à lui leurs sollicitations et leurs besoins; et, comme je l'aimais encore, quoiqu'il m'inspirât plus de crainte que par le passé, je souhaitais toujours qu'il se fit aimer. Mais il fallut bien m'apercevoir que, mon plan n'étant pas toujours approuvé par lui, je pourrais m'en trouver dupe. Il fallut songer à me défendre, plutôt que chercher à protéger les autres. Je faisais sur tout cela des réflexions qui m'affligeaient; puis, dans d'autres moments, prenant mon parti, je m'arrangeais des inégalités de ma situation, me déterminant à n'en regarder que le côté agréable. J'avais dans le monde une petite considération qui me plaisait, de l'aisance, pourtant accompagnée d'un peu de gêne, comme il arrive toujours aux gens dont la fortune est peu solide, et dont les dépenses sont obligées. Mais j'étais jeune, et je ne pensais pas beaucoup à l'avenir. La société qui m'entourait était agréable, ma mère parfaite, mon mari aimable et bon, mon fils aîné charmant 16a; je vivais intimement avec ma soeur bonne et spirituelle. Tout cela détournait mes pensées de la cour, et m'en faisait supporter les inconvénients. Ma santé seule me donnait des inquiétudes de tous les moments; car elle était mauvaise, et, visiblement, une vie agitée l'affaiblissait encore. Au reste, je ne saurais trop dire pourquoi je me suis oubliée à parler de moi dans ce détail; si jamais tout ceci doit être lu par un autre que mon fils, assurément il ne faudrait pas hésiter à le supprimer. Pendant le séjour de l'empereur en Italie, il y eut à la Comédie Française deux succès: le Tartuffe de moeurs, traduit ou plutôt imité de l'École du scandale de Sheridan, par M. Chéron, et les Templiers. Ce M. Chéron était un homme d'esprit qui avait été député à l'Assemblée législative; il avait épousé une nièce de l'abbé Morellet; j'étais extrêmement liée avec eux. L'abbé avait écrit à l'empereur pour qu'il donnât une place à M. Chéron. 16b Au retour de ce voyage, le Tartuffe de moeurs fut joué devant Bonaparte; il s'en amusa tellement, qu'après s'être informé près de M. de Rémusat de ce qu'était l'auteur, et avoir appris de lui qu'il méritait qu'on l'employât, dans un moment de facilité et de bienveillance, il l'envoya préfet à Poitiers. Malheureusement pour sa famille, il y mourut au bout de trois ans de séjour; sa femme est une personne de beaucoup de mérite et d'esprit.
Note 16a: (retour) Les lettres de ma grand'mère, et ce n'en est pas le moindre prix, sont remplies de récits sur l'esprit, la grâce, les heureuses dispositions de ce jeune enfant. On me pardonnera d'en citer un exemple. Dans une lettre du 29 floréal an XIII (19 mai 1805), après quelques éloges de la facilité de son fils à apprendre et à comprendre, elle ajoute: «Je ne sais si, tout paternel que vous êtes, vous ne sourirez pas de ce portrait que ma tendresse trace ainsi, mais je vous assure que je n'exagère rien, et si vous ne me croyez pas, consultez sa grand'mère (madame de Vergennes). Elle a une partie de surveillance sur lui dont elle s'acquitte avec une exactitude qui ne doit vous laisser aucune inquiétude. Le petit couche près d'elle, et, excepté à l'heure de ses leçons, où on me l'envoie, il reste près d'elle, ou dans le jardin, à jouer sous ses yeux. Il la réveille un peu matin, mais il me semble que cela l'amuse, et c'est ordinairement dans ce moment de la journée qu'elle lui donne ce qu'elle appelle la leçon d'esprit; en effet, c'est alors qu'elle le fait causer. Elle s'est imaginée de faire avec lui des dialogues des morts: Charles fait un interlocuteur, et ma mère un autre. Hier, le dialogue était entre Néron et Talma. Après avoir parlé de la tragédie, Charles, sous le nom du second, demanda à Néron s'il avait à Rome un premier chambellan chargé de ses plaisirs. Après avoir répondu, Néron questionne à son tour, et veut savoir quel était le premier chambellan des Français pendant la vie de Talma. Alors celui-ci vous nomme, et fait de grands éloges de vous; après cela, il parle de votre famille, de votre femme qui est une bonne mère, et puis de votre belle-mère, et Talma ajoute avec un air confidentiel: «Seigneur, si vous voulez me garder le secret, je vous dirai qu'il a une belle-mère qui est tout à fait folle de son petit-fils,» et maman de rire, et d'être ravie en me contant cela. Mais en voilà assez sur ce marmot, à qui j'ai demandé hier pourquoi je l'aimais tant, et qui m'a répondu: «Parce que je suis le fils de papa.» Qu'en dites-vous? Est-ce que je ne l'élève pas bien?» (P. R.)
Les Templiers avaient été lus à Bonaparte par M. de Fontanes, approuvés dans quelques parties, blâmés dans d'autres. Il voulait qu'on y fit quelques corrections, auxquelles Raynouard, l'auteur, se refusa. L'empereur en demeura un peu piqué. Il ne trouva pas très bon que les Templiers eussent un si grand succès. Il se piéta contre l'ouvrage, un peu contre l'auteur, et mit à les blâmer l'un et l'autre une sorte de petitesse et de despotisme, qui s'alliaient fort bien chez lui, quand une personne ou une chose avait excité sa mauvaise humeur. Tout cela arriva quand il fut revenu 16c. En général, il aurait voulu que son goût et ses opinions servissent de règle. Il avait pris à gré la musique des Bardes, opéra de Lesueur, et il était tout près de trouver mauvais que le public de Paris n'en jugeât pas comme lui.
Note 16c: (retour) C'est seulement à son retour à Paris que l'empereur se livra à l'humeur dont il est ici parlé, car voici ce qu'il écrivait de Milan, le 12 prairial an XIII (1er juin 1805), à M. Fouché: «Il me parait que le succès de la tragédie des Templiers dirige les esprits sur ce point de l'histoire française. Cela est bien, mais je ne crois pas qu'il faille laisser jouer des pièces dont les sujets seraient pris dans des temps trop près de nous. Je lis dans un journal qu'on veut jouer une tragédie de Henri IV. Cette époque n'est pas assez éloignée pour ne pas réveiller des passions. La scène a besoin d'un peu d'antiquité, et, sans porter de gêne sur le théâtre, je pense que vous devez empêcher cela, sans faire paraître votre intervention. Vous pourriez en parler à M. Raynouard qui parait avoir du talent. Pourquoi n'engageriez-vous pas M. Raynouard à faire une tragédie du passage de la première à la seconde race? Au lieu d'être un tyran, celui qui lui succéderait serait le sauveur de la nation. C'est dans ce genre de pièces, surtout, que le théâtre est neuf, car sous l'ancien régime on ne les aurait pas permises. L'oratorio de Saül n'est pas autre chose; c'est un grand homme succédant à un roi dégénéré.» (P. R.)
L'empereur partit de Gênes pour revenir directement à Paris. C'était la dernière fois qu'il voyait cette belle Italie où il semblait qu'il eût épuisé toutes les manières de frapper les hommes, comme général, comme pacificateur et comme souverain. Il repassa le mont Cenis, et ordonna les travaux qui devaient, ainsi qu'au Simplon, faciliter les communications entre les deux nations. La cour se trouva aussi augmentée des grands seigneurs italiens et des dames qu'il y attacha. Il avait déjà pris des chambellans parmi les Belges, et on commença à entendre autour de lui tous ces différents accents, qui variaient seuls les formules obséquieuses qu'on lui adressait.
Il arriva, le 11 juillet, à Fontainebleau, et de là il vint s'établir à Saint-Cloud. Peu de temps après son arrivée, le Moniteur fut hérissé de notes animées et demi-menaçantes qui annonçaient l'orage que l'Europe ne tarderait point à voir éclater. Quelquefois ces notes renfermaient certaines expressions marquantes qui décelaient l'auteur qui les avait dictées. Il en existe une de ce temps qui me frappa:
Les journaux anglais rapportaient qu'on avait imprimé à Londres une généalogie supposée de la famille Bonaparte, qui faisait remonter assez haut sa noblesse.
«Ces recherches sont bien puériles, dit la note. À tous ceux qui demanderaient de quel temps date la maison de Bonaparte, la réponse est bien facile: Elle date du 18 brumaire.»
Je revis l'empereur avec un mélange de sentiments, dont quelques-uns étaient pénibles. Il était assez difficile de n'être pas ému par sa présence; mais je souffrais en éprouvant cette émotion mêlée d'une certaine défiance qu'il commençait à m'inspirer 16d.
Note 16d: (retour) Les indiscrétions ou l'imprudence de M. Salembeni n'avaient pas seules causé quelque souci à mes grands-parents durant ce voyage en Italie. Voici une lettre de mon grand-père qui donne des détails sur une dénonciation plus sérieuse, à laquelle ce passage fait allusion:«Milan, 18 prairial an XIII (7 juin 1805).
»Je ne veux pas, ma chère amie, laisser partir Corvisart sans lui donner une lettre pour vous. Plus heureux que moi, il compte vous voir dans huit ou dix jours, et moi je ne peux me promettre ce plaisir que dans cinq semaines, au plus tôt. Gardez pour vous ce que je vous dis de l'époque de mon arrivée, parce que l'empereur veut laisser croire qu'il n'arrivera à Paris que dans deux mois, mais la vérité est que son projet serait d'arriver à Fontainebleau le 22 ou le 23, au plus tard, du mois prochain. J'ai encore un motif de vous écrire par Corvisart, c'est que toutes nos lettres sont lues, ou dans le cas de l'être, ce qui ne laisse pas de me gêner fort quand je veux m'entretenir avec vous. C'est une lettre de Salembeni contenue dans un de mes paquets qui, lue à la poste, a occasionné son renvoi. Cela m'a empêché bien des fois de vous écrire à coeur ouvert, et m'a bien des fois rendu malheureux. J'aurais eu, par exemple, à vous prévenir, ma chère amie, que vous avez encore été calomniée auprès de l'empereur dans des rapports de Paris qui vous ont accusée d'avoir pris part à de mauvaises plaisanteries faites par madame de Damas sur le voyage en Italie et sur les frères de l'empereur. Sa Majesté ne m'en a pas parlé, mais il en a cependant été frappé, et en a parlé à d'autres, plusieurs fois. Il parait vouloir exiger que vous rompiez absolument avec cette famille. Vous sentez ce que j'ai eu à répondre aux personnes qui m'en ont parlé de la part de l'empereur, sans me permettre de m'en expliquer avec lui. Vous pensez bien que je n'ai rien cru de cette absurde calomnie. Mais je voulais qu'on me dit quel est le dénonciateur. J'ai même assuré que, si c'était un rapport de Fouché, je passerais entièrement condamnation. On ne m'a rien répondu, parce que, j'en suis sûr, cela vient de M. dont les intrigues existent toujours, et toujours pour le métier délicat que nous lui avons vu faire cet hiver. Quoiqu'il ne convienne pas que vous écriviez sur cela à l'empereur, ni à l'impératrice, vous pourriez cependant voir Fouché, et lui demander de vous rendre le service de vous dire, franchement, si ce sont ses rapports qui vous ont accusée. Vous pourriez peut-être, aussi, vous expliquer un peu ouvertement avec lui, et il trouverait sans doute le moyen de nous servir. Si vous écriviez à l'impératrice, ce qui serait bien, car vous ne lui écrivez pas assez souvent, vous pourriez, sans rien dire de positif, toucher quelque chose de votre manière de vivre. Il me vient l'idée qu'il serait possible que votre soeur, qui fréquente davantage les Damas, eût donné lieu à quelque méprise. Voyez surtout cela avec votre bonne tête et vos réflexions ordinaires, et faite votre profit de ce que je puis vous mander, enfin, en toute sûreté, car il y a déjà longtemps que cela dure. Ne croyez pas, d'ailleurs, que je sois pour cela maltraité par le maître. Il pourrait être mieux, mais je n'ai pas lieu de me plaindre. Quant à l'impératrice elle ne me parle jamais que d'elle et de ce qui l'intéresse personnellement. Il est impossible d'être plus complètement personnelle qu'elle n'est devenue. Cependant, elle prend plaisir à se vanter de vos lettres, et elle les fait toujours lire à l'empereur.» (P. R.)
L'impératrice me revit avec amitié. Je lui livrai assez franchement les peines secrètes que je ressentais. Je lui témoignai ma surprise de voir que, vis-à-vis de son époux, les dévouements passés ne défendaient nullement contre aucune prévention subite. Elle lui redit mes paroles. Comme elles ne manquaient ni de vérité, ni de force, il les entendit assez bien. Il revint toujours sur ce qu'il n'appelait dévouement que celui qui donnait toute la personne, tous les sentiments, toutes les opinions, et répéta qu'il fallait que nous abandonnions jusqu'à la plus petite de nos anciennes habitudes pour n'avoir plus qu'une pensée, celle de son intérêt et de ses volontés. Il promettait, en récompense, une grande élévation, beaucoup de fortune, bien des jouissances pour l'orgueil, «Je leur donnerai, disait-il en parlant de nous, de quoi se moquer de ceux qui les blâment aujourd'hui, et s'ils veulent rompre avec mes ennemis, je mettrai mes ennemis à leurs pieds.» Au reste, comme, durant le séjour qu'il fit en France avant la campagne d'Austerlitz, son esprit fut tendu vers des affaires fort importantes, nous eûmes alors peu de tracas intérieurs, et notre position redevint assez douce.
Je me souviens, dans le moment, d'une petite anecdote qui n'a d'importance que parce qu'elle peut encore servir à peindre cet homme étrange; et, pour cette raison, je ne crois pas devoir la passer sous silence.
Le despotisme de sa volonté s'étendait à mesure qu'il agrandissait le cercle dont il voulait s'entourer. Il est très vrai de dire qu'il eût voulu être seul le maître des réputations, pour les faire et défaire à son gré. Il compromettait un homme, flétrissait une femme pour un mot, sans aucune espèce de précautions. Mais il trouvait très mauvais que le public osât regarder et juger la conduite de ceux, ou de celles, qu'il avait mis comme en sauvegarde sous l'auréole dont il s'entourait.
Pendant le voyage d'Italie, le rapprochement et l'oisiveté des palais avaient donné lieu à quelques galanteries plus ou moins sérieuses, dont on avait écrit les récits à Paris, et dont la médisance s'était un peu amusée. Un jour que nous étions un assez grand nombre de dames du palais déjeunant avec l'impératrice, et parmi lesquelles se trouvaient celles qui avaient été en Italie, Bonaparte entre tout à coup dans la salle à manger, et, avec un visage assez gai, s'appuyant sur le dos du fauteuil de sa femme, nous adresse aux unes et aux autres quelques paroles insignifiantes; puis, nous questionnant toutes sur la vie que nous menons, il nous apprend, d'abord à mots couverts, que, parmi nous, il y en a quelques-unes qui sont l'objet des discours du public. L'impératrice, qui connaissait son mari, et qui savait que, de paroles en paroles, il pouvait aller très loin, veut rompre cette conversation; mais l'empereur, la suivant toujours, arrive en peu de moments à la rendre assez embarrassante. «Oui, mesdames, dit-il, vous occupez les bons habitants du faubourg Saint-Germain. Ils disent, par exemple, que vous, madame ***, vous avez telle liaison avec M. ***; que vous, madame...» en s'adressant ainsi à deux ou trois d'entre nous, les unes après les autres. On peut se figurer aisément l'embarras dans lequel un semblable discours nous mettait toutes. Je crois encore, en vérité, que l'empereur s'amusait de ce malaise qu'il excitait: «Mais, ajouta-t-il tout à coup, qu'on ne croie pas que je trouve bons de semblables propos! Attaquer ma cour, c'est m'attaquer moi-même; je ne veux pas qu'on se permette une parole, ni sur moi, ni sur ma famille, ni sur ma cour.» Et alors, son visage devenant menaçant, son ton de voix plus sévère, il fit une longue sortie contre la partie de la société de Paris qui se montrait encore rebelle, disant qu'il exilerait toute femme qui prononcerait un mot sur une dame du palais, et s'échauffant sur ce texte absolument à lui seul, car aucune de nous n'était tentée de lui répondre. L'impératrice abrégea le déjeuner, pour terminer une pareille scène. Le mouvement qu'on fit interrompit l'empereur, qui s'en alla comme il était venu. Une de nos dames, béate admiratrice de tout Bonaparte, était toute prête à s'attendrir sur la bonté d'un tel maître qui voulait que notre réputation fût quelque chose de sacré. Mais madame de ***, femme de beaucoup d'esprit, lui répondit avec impatience: «Oui, madame, que l'empereur nous défende encore de cette manière, et nous serons perdues!»
Il s'étonna beaucoup lorsque l'impératrice lui représenta le ridicule de cette scène, et il prétendit toujours que nous devions lui savoir gré de la chaleur avec laquelle il s'offensait, quand on nous attaquait.
Pendant son séjour à Saint-Cloud, il travailla beaucoup, et fit une grande quantité de décrets relatifs à l'administration des nouveaux départements qu'il avait acquis en Italie. Il augmenta aussi son conseil d'État, auquel, de jour en jour, il donnait plus d'influence, parce qu'il était bien sûr de l'avoir sous sa dépendance. Il se montra à l'Opéra, et fut bien reçu des Parisiens; cependant il les trouvait toujours un peu froids, en les comparant au peuple des provinces. Il menait une vie pleine et sérieuse, prenant quelquefois le délassement de la chasse, se promenant seulement une heure par jour, et ne recevant du monde qu'une fois par semaine. Ces jours-là, la Comédie française venait à Saint-Cloud, et y représentait des tragédies ou des comédies, sur un très joli théâtre qu'on y avait construit. Ce fut alors que commencèrent les embarras de M. de Rémusat, pour amuser celui que M. de Talleyrand appelait l'inamusable. En vain, on choisissait dans notre répertoire théâtral quelques-uns de nos chefs-d'oeuvre; en vain, nos meilleurs comédiens s'évertuaient à lui plaire; le plus souvent il apportait à ces représentations un esprit préoccupé et distrait par la gravité de ses rêveries. Il s'en prenait à son premier chambellan, à Corneille, à Racine, aux acteurs, du peu d'attention qu'il avait donné au spectacle. Il aimait le talent, ou plutôt la personne de Talma, avec qui il avait eu quelque liaison, pendant l'obscurité de sa première jeunesse. Il lui donnait beaucoup d'argent, et le recevait familièrement; mais Talma lui-même ne venait guère plus qu'un autre à bout de l'intéresser. Tel qu'un malade qui se prend aux autres du mauvais état de sa santé, il s'irritait de voir glisser sur lui les plaisirs qui convenaient à autrui, et croyait toujours qu'en grondant et tourmentant, il ferait inventer enfin ce qui arriverait à le distraire. Il fallait plaindre très sérieusement l'homme chargé de ses plaisirs. Malheureusement pour nous, M. de Rémusat a été cet homme-là, et je pourrais dire ce qu'il a eu à souffrir.
En ce même temps, l'empereur se flattait encore de pouvoir lutter contre les Anglais, par quelques succès maritimes. Les flottes réunies, espagnoles et françaises, faisaient souvent des tentatives; on essayait de défendre les colonies. L'amiral Nelson, nous poursuivant partout, sans doute dérangeait la plupart de nos entreprises, mais on le cachait soigneusement, et à croire nos journaux, nous battions les Anglais journellement.
Il est vraisemblable que le projet de la descente était abandonné. Le ministère anglais nous suscitait des ennemis redoutables sur le continent. L'empereur de Russie, jeune et appelé à l'indépendance par son caractère, se blessait déjà peut-être de la prépondérance que voulait exercer le nôtre, et quelques-uns de ses ministres étaient soupçonnés de favoriser la politique anglaise qui voulait qu'il devînt notre ennemi. La paix avec l'Autriche ne tenait qu'à un fil, le roi de Prusse seul semblait décidé à demeurer notre allié.
«Pourquoi, disait encore une note du Moniteur, tandis que l'empereur de Russie exerce son influence sur la Porte, ne voudrait-il pas que celui de France exerçât la sienne sur quelques parties de l'Italie? Lorsque, avec le télescope d'Herschell, il observe de la terrasse du palais de Tauride ce qui se passe entre l'empereur des Français et quelques peuplades de l'Apennin, il n'exige pas sans doute que l'empereur des Français ne voie pas ce que devient cet ancien et illustre empire de Soliman, et ce que devient la Perse. Il est à la mode d'accuser la France d'ambition; cependant quelle a été sa modération passée! etc., etc...»
Au mois d'août, l'empereur partit pour Boulogne. Il n'entrait plus alors dans ses projets de visiter les flottilles, mais de passer en revue la nombreuse armée qui campait dans le Nord, et qu'il n'allait point tarder à faire marcher. Pendant cette absence, l'impératrice fit un voyage aux eaux de Plombières; et je puis, il me semble, employer ce répit à revenir un peu sur nos pas, pour donner quelques détails sur M. de Talleyrand, détails que, je ne sais pourquoi, j'ai omis jusqu'à présent.
On sait comment M. de Talleyrand, rentré en France depuis quelque temps, fut nommé ministre des relations extérieures17, par les soins de madame de Staël qui indiqua ce choix au directeur Barras. Ce fut sous le gouvernement des directeurs qu'il fit connaissance avec madame Grand. Quoiqu'elle ne fût plus de la première jeunesse, cette belle Indienne était encore remarquée, alors, pour sa beauté. Elle voulait passer en Angleterre où vivait son mari, et elle alla demander un passeport à M. de Talleyrand. Sa visite et sa vue produisirent sur lui un tel effet, apparemment, que le passeport ne fut point donné, ou devint inutile. Madame Grand demeura à Paris, et, peu après, on la vit fréquenter l'hôtel des relations extérieures, et plus tard elle y fut logée. Cependant Bonaparte était premier consul; ses victoires et ses traités avaient amené à Paris les ambassadeurs des premières puissances de l'Europe, et une foule d'étrangers. Les hommes obligés, par leur état, de fréquenter M. de Talleyrand, prenaient assez bien leur parti de trouver à sa table et dans son salon madame Grand qui en faisait les honneurs; seulement, ils s'étonnaient de la faiblesse qui avait consenti à mettre dans une telle évidence une femme belle seulement, et d'un esprit si médiocre, et d'un caractère si difficile, qu'elle blessait continuellement M. de Talleyrand par les platitudes qui lui échappaient, comme elle troublait son repos par l'inégalité de son humeur. M. de Talleyrand a de la douceur et un grand laisser aller pour toutes les habitudes journalières. Il est assez aisé de le dominer en l'effarouchant, parce qu'il n'aime point le bruit, et madame Grand employait, assez habilement, ses charmes et ses exigences pour le dominer.
Cependant, quand il fut question de présenter les ambassadrices chez le ministre, il s'éleva des difficultés. Quelques-unes ne voulurent point être exposées à être reçues par madame Grand. Elles se plaignirent, et ces mécontentements parvinrent aux oreilles du premier consul. Aussitôt, il eut avec M. de Talleyrand, à ce sujet, un entretien décisif, et il déclara à son ministre qu'il devait bannir madame Grand de sa maison. Celle-ci, à peine eut-elle appris une pareille décision, qu'elle vint trouver madame Bonaparte; et, à force de larmes et de supplications, elle obtint qu'elle lui procurât une entrevue avec Bonaparte. Elle ne fut pas plus tôt en sa présence, qu'elle tomba à ses genoux et le supplia de révoquer un arrêt qui la réduisait au désespoir. Bonaparte finit par être ému des pleurs et des cris de cette belle personne; et après l'avoir un peu calmée: «Je ne vois qu'un moyen, dit-il. Que Talleyrand vous épouse, et tout sera arrangé; mais il faut que vous portiez son nom, ou que vous ne paraissiez plus chez lui.» Madame Grand fut très satisfaite de cette décision. Le consul la répéta à M. de Talleyrand en ne lui donnant que vingt-quatre heures pour se déterminer. On a dit qu'il avait trouvé un malin plaisir à le faire marier, et qu'il était secrètement charmé de cette occasion de le flétrir, et, suivant son système favori, de se donner ainsi une garantie de plus de la fidélité que celui-ci serait forcé de lui garder. Il est bien possible que cette idée soit entrée dans sa tête; il est certain aussi que madame Bonaparte, sur laquelle les larmes avaient toujours un extrême empire, usa de tout son crédit auprès de son époux, pour le rendre favorable à madame Grand.
M. de Talleyrand rentra chez lui, assez troublé de la prompte détermination qu'on exigeait de lui. Il y fut accueilli par des scènes violentes; on l'attaqua avec tous les moyens qui devaient le plus épuiser sa résistance; il fut pressé, poursuivi, agité contre ses inclinations. Un reste d'amour, la puissance de l'habitude, peut-être aussi la crainte d'irriter une femme qu'il est impossible qu'il n'eût pas mise dans quelques-uns de ses secrets, le déterminèrent. Il céda, partit pour la campagne, et trouva dans un village de la vallée de Montmorency un curé qui consentit à le marier. Deux jours après on apprit que madame Grand était devenue madame de Talleyrand, et tous les embarras du Corps diplomatique furent aplanis. Il paraît que M. Grand, qui habitait en Angleterre, quoique peu désireux de retrouver une femme avec laquelle il avait rompu depuis longtemps, ne négligea point l'occasion de se faire payer alors chèrement les réclamations contre ce mariage dont il menaça, à plusieurs reprises, les deux nouveaux époux. Pour avoir quelques distractions dans sa propre maison, M. de Talleyrand fit venir de Londres la fille d'une de ses amies qui, en mourant, lui avait recommandé cette enfant. C'est cette petite Charlotte qu'on a vu élever chez lui, et qu'on a crue, très faussement, être sa fille. Il s'y attacha vivement, soigna beaucoup son éducation, et, à l'âge de dix-sept ans, l'ayant adoptée et décorée de son nom, il l'a mariée à son cousin le baron de Talleyrand. Elle se conduit fort bien aujourd'hui, et elle est venue à bout de gagner la bienveillance des Talleyrand, tous d'abord assez justement mécontents de ce mariage.
Les gens qui connaissent M. de Talleyrand, qui savent à quel point il porte la délicatesse du goût, l'habitude d'une conversation fine et spirituelle, et le besoin d'un repos intérieur, se sont étonnés qu'il ait uni sa vie à celle d'une personne qui le choquait à tous les moments de la journée. Il est donc assez vraisemblable que des circonstances impérieuses l'ont forcé, et que la volonté de Bonaparte, et le peu de temps qu'on lui a donné pour se déterminer, se sont opposés à la rupture, qui, dans le fond, lui eût bien mieux convenu. En effet, quelle différence pour M. de Talleyrand, si, en s'affranchissant d'un tel joug, il eût dès lors pris pour but de sa conduite son rapprochement futur avec l'Église qu'il avait abandonnée! Sans oser lui souhaiter que ce retour eût été fait avec une véritable bonne foi, combien il eût gagné de considération, si, plus tard, quand tout fut à peu près recréé et replacé, il eût revêtu l'automne de sa vie de la pourpre romaine, et du moins réparé, pour le monde, le scandale de sa vie! Cardinal, grand seigneur, homme vraiment distingué, il aurait eu des droits à tous les respects, à tous les égards, et sa marche n'aurait pas eu ce caractère d'embarras et d'hésitation qui l'a tant gêné depuis. Mais dans la situation où il s'est mis, quelles précautions n'a-t-il pas dû prendre pour échapper, autant que possible, au ridicule toujours suspendu sur lui! Sans doute il s'est mieux tiré qu'un autre de l'étrange évidence dans laquelle il était. Un profond silence sur les ennuis secrets, les apparences d'une complète indifférence pour les niaiseries qui échappaient à sa compagne et pour les écarts qu'elle se permit, un peu de hauteur à l'égard de ceux qui auraient tenté de sourire de lui ou d'elle, une extrême politesse qui appelait la bienveillance, un grand crédit, une considération politique immense, une fortune énorme, dépensée noblement, une patience à toute épreuve pour dévorer l'insulte, une grande habileté pour s'en venger à propos, voilà ce qu'il opposa, avec une suite vraiment remarquable, au blâme général qu'il avait excité, mais qui ne savait sous quelle forme se montrer; et, malgré ses fautes qui sont immenses, le mépris public n'a jamais osé l'atteindre. Mais il ne faut pas croire qu'intérieurement il n'ait pas été puni de son imprudente conduite. Privé de tout bonheur intime, à peu près brouillé avec sa famille qui ne pouvait guère se mettre en relations avec madame de Talleyrand, il fut forcé de se livrer à une vie toute factice, qui pût l'arracher à l'ennui de sa maison, et peut-être à l'amertume de ses secrètes pensées.
Les affaires publiques le servirent et l'occupèrent; il livra au jeu le temps qu'elles lui laissaient. Toujours environné d'une cour nombreuse, donnant aux affaires ses matinées, à la représentation le soir, et la nuit aux cartes, jamais il ne s'exposait au tête-à-tête fastidieux de sa femme, ni aux dangers d'une solitude qui lui eût inspiré de trop sérieuses réflexions. Toujours attentif à se distraire de lui-même, il ne venait chercher le sommeil que lorsqu'il était sûr que l'extrême fatigue lui permettrait de l'obtenir.
Au reste, l'empereur, par sa conduite à l'égard de madame de Talleyrand, ne le dédommagea point de l'obligation qu'il lui avait imposée. Il la traita toujours froidement, et souvent avec impolitesse, ne lui accordant jamais sans difficultés les distinctions accordées au rang où elle était appelée, et ne dissimulant point la déplaisance qu'elle lui inspirait, même dans les temps où M. de Talleyrand avait encore toute sa confiance. Ce dernier dévora tout, et ne laissa jamais échapper la moindre plainte. Il arrangea les choses pour que sa femme se montrât peu à la cour; elle recevait tous les étrangers, à certains jours les personnes qui tenaient au gouvernement; elle ne faisait guère de visites; on n'en exigeait point d'elle; on la comptait pour rien. Il était clair que, pourvu qu'en entrant et en sortant de son salon on lui fît une révérence, M. de Talleyrand n'en demandait pas davantage. J'oserais, en finissant, dire qu'il parut toujours porter, avec un courage parfaitement résigné, le tu l'as voulu de la comédie.
La suite de ces mémoires me ramènera à parler de M. de Talleyrand, quand j'aurai atteint le temps de notre liaison avec lui18.
Note 18: (retour) Cette liaison de mes grands-parents avec M. de Talleyrand, commencée pendant le séjour de mon grand-père à Milan, devenait précisément plus intime dans la même année. Voici ce que ma grand'mère écrivait de lui à son mari, le 6 vendémiaire an XIV (28 sept. 1805): «J'ai été réellement contente du ministre. Dans une petite audience qu'il m'a donnée, il m'a témoigné de l'amitié à sa manière. Vous pouvez lui dire qu'il a été bien aimable, que je vous l'ai écrit. Cela ne fait jamais de mal. Je lui ai dit, en riant: «Aimez donc mon mari; cela ne vous donnera pas grand'peine, et cela me fera plaisir.» Il m'a assuré qu'il vous aimait, et je l'ai cru. Il prétend que nous nous ennuyons trop à la cour pour ne pas devenir toutes un peu galantes, moi, dit-il, un peu plus tard que les autres, parce que je ne suis pas tout à fait bête, et que l'esprit est la plus sûre sauvegarde. J'avais envie de lui dire qu'il n'en était pas la preuve, et que je sentais en moi une bien meilleure défense, qui est tout entière dans ce sentiment si doux, si exclusif que tu as su m'inspirer, et qui fait le bonheur de ma vie, même en ce moment où il me cause de vifs chagrins.» Ce chagrin, c'était l'absence. (P. R.)
Je n'ai point connu madame Grand dans l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté, mais j'ai entendu dire qu'elle avait été une des plus charmantes personnes de son temps. Grande, sa taille avait toute la souplesse et l'abandon gracieux si ordinaire aux femmes de son pays. Son teint était éblouissant, ses yeux d'un bleu animé; le nez un peu court, retroussé et, par un hasard assez singulier, lui donnant quelque ressemblance avec M. de Talleyrand. Ses cheveux, d'un blond particulier, avaient une beauté qui passa presque comme un proverbe. Je crois qu'elle devait avoir au moins trente-six ans, quand elle épousa M. de Talleyrand. L'élégance de sa taille commençait à disparaître un peu, par l'embonpoint qu'elle prit alors, qui a fort augmenté depuis, et qui a fini par détruire la finesse de ses traits et la beauté de son teint devenu fort rouge. Elle a le son de voix désagréable, de la sécheresse dans les manières, une malveillance naturelle à l'égard de tout le monde, et un fonds de sottise inépuisable, qui ne lui a jamais permis de rien dire à propos. Les amis intimes de M. de Talleyrand ont toujours été les objets de sa haine particulière, et l'ont cordialement détestée. Son élévation lui a donné peu de bonheur, et ce qu'elle a eu à souffrir n'a jamais excité l'intérêt de personne19.
Note 19: (retour) Le bref du pape, qui relevait M. de Talleyrand des excommunications encourues, était alors considéré, par lui, comme une permission de devenir laïque, et même de se marier, quoique rien de pareil n'y soit dit expressément. On peut s'en convaincre en lisant l'ouvrage très intéressant de sir Henry Lytton Bulwer, qui me paraît être ce qu'on a écrit de plus juste et de plus bienveillant à la fois, sur son esprit, sur sa personne et sur l'influence, tant de fois utile à la France, qu'il a exercée en Europe. Quant à son mariage, l'auteur en parle ainsi: «La dame qu'il épousa, née dans les Indes orientales, et séparée de M. Grand, était remarquable par sa beauté autant que par son peu d'esprit. Tout le monde a entendu l'anecdote à propos de sir George Robinson, auquel elle demandait des nouvelles de son domestique Friday. Mais M. de Talleyrand défendait son choix en disant: «Une femme d'esprit compromet souvent son mari, une femme stupide ne compromet qu'elle-même.» (Essai sur Talleyrand par sir Henry Lytton Bulwer G. C. B, ancien ambassadeur, trad. de l'anglais par M. G. Perrot) (P. R.)
Tandis que l'empereur passait en revue toute son armée, madame Murat alla lui faire une visite à Boulogne, et il exigea que madame Louis Bonaparte, qui avait accompagné son mari aux eaux de Saint-Amand, l'allât joindre aussi, et lui menât son fils. Il lui arriva plus d'une fois de parcourir les rangs de ses soldats avec cet enfant dans ses bras. Cette armée était alors admirablement belle, soumise à une exacte discipline, animée, bien pourvue, et fort impatiente de la guerre. Ses désirs ne tardèrent pas à être satisfaits. Malgré les rapports de nos journaux, nous étions presque toujours arrêtés dans tout ce que nous tentions sur mer pour protéger nos colonies; l'entreprise de la descente paraissait de jour en jour plus périlleuse; il fallait frapper l'Europe par quelque nouveauté moins douteuse.
«Nous ne sommes plus, disaient les notes du Moniteur en s'adressant aux Anglais, ces Français si longtemps vendus et trahis par des ministres perfides, des maîtresses avides et des rois fainéants. Vous marchez vers une inévitable destinée.»
Nous livrâmes un combat naval à la hauteur du cap Finistère, combat dont les deux nations, anglaise et française, firent une victoire, où sans doute la bravoure nationale opposa une forte résistance à la science de l'ennemi, mais qui n'eut d'autre résultat que de faire rentrer notre flotte dans le port. Peu après, nos journaux retentirent de plaintes sur les outrages que le pavillon vénitien avait éprouvés, depuis qu'il dépendait de l'Autriche. On sut bientôt que les troupes autrichiennes se mettaient en mouvement, que l'alliance entre les deux empereurs d'Autriche et de Russie était décidée contre nous. Les journaux anglais annoncèrent avec triomphe la guerre continentale.
On fêta cette année le jour de naissance de Bonaparte, avec beaucoup de pompe, d'un bout de la France à l'autre. Il revint de Boulogne le 3 septembre, et, dans ce temps, le Sénat rendit un décret par lequel, on dut reprendre au 1er janvier 1806 le calendrier grégorien. Ainsi disparurent peu à peu les dernières traces de la République qui avait duré, ou paru durer, treize ans.
CHAPITRE XIV.
(1805.)
M. de Talleyrand et M. Fouché.--Discours de l'empereur au Sénat.--Départ de l'empereur.--Les bulletins de la grande armée.--Misère de Paris pendant la guerre.--L'empereur et les maréchaux.--Le faubourg Saint-Germain.--Trafalgar.--Voyage de M. de Rémusat à Vienne.
À l'époque dont je parle, M. de Talleyrand était encore mal avec Fouché et, ce qui est assez curieux à dire, je me souviens que ce dernier l'accusait de manquer de conscience et de bonne foi. Il se souvenait toujours que, lors de l'attentat du 3 nivôse20, M. de Talleyrand l'avait fortement accusé de négligence auprès de Bonaparte, et n'avait pas peu contribué à le faire renvoyer. Revenu au ministère, il gardait secrètement sa rancune, et ne laissait guère échapper d'occasion de la satisfaire, par des moqueries âpres et un peu cyniques, qui, d'ailleurs, faisaient le ton ordinaire de sa conversation. MM. de Talleyrand et Fouché ont été deux hommes vraiment remarquables, et tous deux très utiles à Bonaparte; mais on ne pouvait pas voir moins de ressemblance et de points de contact entre deux personnages dans de si continuelles relations. L'un avait gardé fidèlement les manières gracieusement insolentes (si on peut se servir de cette expression) des grands seigneurs de l'ancien régime. Fin, silencieux, mesuré dans ses discours, froid dans son abord, aimable dans la conversation, ne tenant sa force que de lui seul, car il n'avait dans sa main aucun parti, ses fautes mêmes et, pour dire tout, la flétrissure de l'oubli de son ancien état, ne paraissaient point une garantie suffisante aux révolutionnaires qui le connaissaient si adroit et si souple, qu'ils le supposaient conservant toujours des moyens de leur échapper. D'ailleurs, il ne se livrait à personne, impénétrable sur les affaires dont il était chargé, et sur l'opinion qu'il avait du maître qu'il servait; et, pour achever de le peindre, affectant une sorte de nonchalance, ne négligeant aucune de ses aises, soigné dans sa toilette, parfumé, amateur de bonne chère et de toutes les jouissances du luxe, jamais empressé auprès de Bonaparte, sachant se faire souhaiter par lui, ne le flattant point en public, et comme sûr de lui demeurer constamment nécessaire.
Fouché, au contraire, véritable produit de la Révolution, sans soin de sa personne, portait les broderies et les cordons qui annonçaient ses dignités comme s'il dédaignait de les arranger sur lui, s'en moquant même dans l'occasion, actif, animé, toujours un peu inquiet; bavard, assez menteur, affectant une sorte de franchise qui pouvait bien être le dernier degré de la ruse, se vantant volontiers, assez disposé à se livrer au jugement des autres en racontant sa conduite, ne cherchant guère à se justifier que par le mépris d'une certaine morale ou l'insouciance d'une certaine approbation; mais il conservait avec un soin qui, quelquefois, inquiétait Bonaparte, des relations avec un parti que l'empereur se croyait obligé de ménager dans sa personne. Au travers de tout cela, Fouché ne manquait pas d'une sorte de bonhomie; il avait même quelques qualités intérieures. Il était bon mari d'une femme laide et assez ennuyeuse, et très bon, même très faible père. Il envisageait les révolutions dans leur ensemble, il haïssait les tracasseries partielles, les soupçons journaliers, et c'est par suite de cette disposition que sa police ne suffisait point à l'empereur. Là où il voyait du mérite, il lui rendait justice; on n'a point raconté de lui de vengeances qui lui aient été personnelles, et il ne s'est pas montré capable de jalousies prolongées. Il est même vraisemblable que, s'il est resté plusieurs années ennemi de M. de Talleyrand, c'est encore moins parce qu'il avait à se plaindre de lui, que parce que l'empereur a pris soin d'entretenir cette froideur entre deux hommes dont il eût cru l'union dangereuse pour lui. Et, en effet, c'est à peu près vers le temps où ils se sont rapprochés qu'il a commencé à se défier d'eux, et à les éloigner un peu de ses affaires.
Mais, en 1805, M. de Talleyrand avait un crédit bien plus étendu que Fouché. Il s'agissait de fonder une royauté, d'imposer à l'Europe et à la France, par une diplomatie habile et par la pompe d'une cour, et le ci-devant grand seigneur était bien meilleur à consulter sur tout cela. Il avait une immense réputation en Europe; on lui connaissait des opinions conservatrices, qui semblaient aux souverains étrangers une morale suffisante pour eux. L'empereur, pour inspirer confiance à ses voisins, avait besoin de faire suivre sa signature de celle de son ministre des affaires étrangères. Il lui pardonna cette flatteuse distinction, tant qu'il la crut nécessaire à ses projets.
L'agitation dans laquelle était l'Europe, au moment où la rupture avec la Russie et l'Autriche éclata, redoubla les entretiens de l'empereur avec M. de Talleyrand; et, quand il partit pour commencer la campagne, le ministre alla s'établir à Strasbourg afin d'être à portée de se rendre près de l'empereur au moment où le canon français aurait marqué l'heure des négociations.
Vers le milieu de septembre, le bruit d'un prochain départ se répandit à Saint-Cloud. M. de Rémusat reçut l'ordre de se rendre à Strasbourg, et d'y faire préparer le logement impérial; et l'impératrice déclara si vivement l'intention de suivre son époux qu'il fut décidé qu'elle irait à Strasbourg avec lui. Une cour assez nombreuse devait les suivre. Mon mari s'éloignant, j'aurais fort souhaité de l'accompagner, mais je devenais de plus en plus malade, et hors d'état de faire un voyage. Il fallut donc me soumettre à cette nouvelle séparation, bien autrement triste que l'autre. C'était la première fois, depuis mon installation à cette cour, que je voyais l'empereur partir pour l'armée. Les dangers qu'il allait courir ranimèrent tout l'attachement que je lui portais. Je ne me sentais plus la force de lui rien reprocher quand je le voyais s'éloigner pour un si grave motif, et la pensée que, de tant de personnes qui partaient avec lui, il y en aurait peut-être quelques-unes que je ne devais plus revoir, me serrait le coeur au milieu du salon de Saint-Cloud, et quelquefois me faisait venir les larmes aux yeux. Tout autour de moi, je voyais des femmes, des mères navrées, qui n'osaient pourtant pas laisser voir leur douleur tant était grande la crainte de déplaire! De même les militaires affectaient cette insouciance, parade nécessaire de leur état. Mais, à cette époque il y en avait déjà un bon nombre qui, parvenus à une fortune satisfaisante et ne pouvant pas prévoir l'élévation presque gigantesque où la continuité des guerres les a portés depuis, regrettaient sincèrement la vie opulente et tranquille dont ils avaient pris l'habitude depuis quelques années.
En France, la loi de la conscription s'exécutait avec sévérité et agitait les provinces; à Paris, les partis se flattaient que bien des choses allaient être remises en question, et on envisageait avec assez de froideur la nouvelle gloire que nos armes devaient acquérir. Mais le soldat, l'officier simple, étaient pleins d'ardeur et d'espérance, et volaient aux frontières avec cet empressement qui présage le succès.
Le 20 septembre, cet article parut dans le Moniteur:
«L'empereur d'Allemagne, sans négociations ni explications préalables, et sans déclaration de guerre, a envahi la Bavière. L'électeur s'est retiré à Wurtzbourg, où toute l'armée bavaroise s'est réunie.»
Le 23, l'empereur se rendit au Sénat; il y porta le décret qui rappelait les réserves des conscrits de cinq années. Le ministre de la guerre, Berthier, lut un rapport sur la guerre qu'on allait faire, et le ministre de l'intérieur démontra la nécessité de faire garder les côtes par des gardes nationales.
Le discours de l'empereur fut simple et imposant; on l'approuva généralement; les sujets de plaintes que nous pouvions avoir contre l'Autriche furent longuement exposés dans le Moniteur. Nul doute que l'Angleterre, sinon inquiète, du moins fatiguée par le séjour de nos troupes sur les côtes, n'ait employé toute sa politique à soulever contre nous des ennemis sur le continent, et que la création du royaume d'Italie, et surtout sa réunion à l'empire français, n'aient suffisamment inquiété le cabinet autrichien. À moins de connaître les secrets de la diplomatie à cette époque, ce dont je suis fort éloignée, on ne s'explique pas comment l'empereur de Russie rompit avec nous. Il est présumable que des gênes commerciales commencèrent à lui donner de l'inquiétude dans ses relations avec l'Angleterre.
J'ajouterai, si l'on veut, les paroles de Napoléon lui-même, qui à cette époque disait: «L'empereur Alexandre est jeune, il veut tâter de la gloire, et comme tous les enfants, suivre une route différente de celle qu'a suivie son père.» Je n'expliquerai pas davantage la neutralité que garda le roi de Prusse, qui nous fut si avantageuse, et qui lui devint si fatale, puisqu'elle ne fit que reculer sa perte d'une année. Il me semble que l'Europe se trompa; il fallait mieux deviner l'empereur, consentir franchement à lui céder toujours, ou s'entendre tous pour l'écraser dès son début.
Mais revenons à mon récit, dont je me suis écartée pour traiter une matière trop au-dessus de mes forces.
Je passai à Saint-Cloud les derniers jours qui précédèrent le départ. L'empereur travaillait sans relâche; quand il était fatigué, il se couchait quelques heures dans la journée, pour se relever au milieu de la nuit. Du reste, il avait de la sérénité, même plus de grâce que dans un autre temps; il recevait du monde comme de coutume, assistait à quelques spectacles, et se ressouvint à Strasbourg d'envoyer au comédien Fleury une gratification, parce que, deux jours avant son départ, il avait joué devant lui le Menteur de Corneille qui l'avait amusé.
Quant à l'impératrice, elle avait toute la confiance dont la femme de Bonaparte devait avoir contracté l'habitude. Satisfaite de le suivre, et d'échapper par ce moyen aux discours parisiens qui l'effrayaient, à la surveillance de ses beaux-frères, à l'ennui du palais de Saint-Cloud, s'amusant d'une représentation nouvelle, elle envisageait une campagne comme un voyage, et conservait un calme qui, ne pouvant tenir à de l'indifférence, vu sa situation, renfermait au fond quelque chose de flatteur pour celui qu'elle croyait fermement que la fortune n'oserait abandonner. Louis Bonaparte, infirme, devait demeurer à Paris, et il avait l'ordre, ainsi que sa femme, de recevoir du monde. Joseph présidait les conseils d'administration du Sénat. Logé au Luxembourg, il devait aussi y tenir une cour. La princesse Borghèse faisait des remèdes à Trianon; madame Murat se retirait à Neuilly où elle embellissait une demeure charmante; Murat suivait l'empereur à l'armée. M. de Talleyrand devait demeurer à Strasbourg, jusqu'à nouvel ordre. M. Maret accompagnait l'empereur: il était le grand rédacteur des bulletins.
Le 24, l'empereur partit, et il arriva à Strasbourg sans s'arrêter. Je revins tristement à Paris rejoindre mes enfants, ma mère, et ma soeur inquiète et séparée de M. de Nansouty qui commandait une division de cavalerie.
Dès le départ de l'empereur, on commença à répandre à Paris des bruits d'invasion sur nos côtes, et en effet peut-être eût-on pu tenter une telle expédition, mais, heureusement, nous n'avions pas affaire à des ennemis aussi audacieusement entreprenants que nous; et, à cette époque, les Anglais étaient loin d'avoir dans leurs troupes de terre la confiance que, depuis, elles ont mérité de leur inspirer.
Le resserrement de l'argent se fit presque aussitôt sentir; un peu plus tard, les payements de la Banque furent suspendus; l'argent devint cher, jusqu'à se vendre à un prix très élevé. J'entendais dire que notre commerce d'exportation ne suffisait point à nos besoins, et que la guerre l'arrêtait tout à fait et haussait le prix de tout ce qui nous venait du dehors. Là, dit-on, était la cause de cette gêne subite que nous éprouvions21.
Note 21: (retour) «Depuis la chute des assignats, a dit M. Thiers (t. VI, p. 31), le numéraire, quoiqu'il eût promptement reparu, était toujours demeuré insuffisant, par une cause facile à comprendre. Le papier-monnaie, tout en étant discrédité dès le premier jour de son émission, avait néanmoins fait l'office de numéraire, pour une partie quelconque des échanges, et avait expulsé de France une partie des espèces métalliques. La prospérité publique, subitement restaurée sous le consulat, n'avait cependant pas assez duré pour ramener l'or et l'argent sortis du pays. S'en procurer était, à cette époque, l'un des soins constants du commerce. La Banque de France, qui avait pris un rapide développement, parce qu'elle fournissait, au moyen de ses billets parfaitement accrédités, un supplément de numéraire, la Banque de France avait la plus grande peine à maintenir dans ses caisses une réserve métallique proportionnée à l'émission de ses billets. Une portion considérable de notre numéraire était transportée à Hambourg, Amsterdam, Gênes, Libourne, Venise, Trieste, pour payer les sucres et les cafés que les Anglais y faisaient entrer, par le commerce libre ou par la contrebande. Tous les commerçants du temps se plaignaient de cet état de choses, et ce sujet était journellement discuté à la Banque par les négociants les plus éclairés de France.» Cette situation, décrite par M. Thiers pour le mois de septembre 1805, s'était fort aggravée par la déclaration de guerre. La suspension des payements de la caisse de consolidation en Espagne, les embarras de la compagnie des Négociants réunis, la suspension des payements de la Banque, les faillites nombreuses, à Paris et en province, furent les premiers effets de la campagne d'Austerlitz. (P. R.)
Les inquiétudes particulières venaient encore ajouter à la tristesse générale. Déjà beaucoup de familles distinguées avaient livré leurs enfants à la carrière des armes et tremblaient sur leur destinée. Quelle attente pour des parents, que celle de ces bulletins qui pouvaient apprendre, tout à coup, la perte de ce qu'on avait de plus cher! Quel supplice Bonaparte a imposé à des mères, à des femmes pendant tant d'années! Il s'est quelquefois étonné de la haine qu'il a fini par inspirer; pouvait-on lui pardonner une anxiété si douloureuse et si prolongée, tant de larmes répandues, de nuits sans sommeil et de journées pleines d'épouvante? S'il a bien voulu y regarder, il aura vu qu'il n'est pas un sentiment naturel qu'il n'ait froissé.
Avant son départ, pour offrir un débouché à la noblesse, il s'avisa de créer ce qu'on appela la garde d'honneur. Il en donna le commandement à son grand maître des cérémonies. Il était presque plaisant de voir l'empressement que M. de Ségur mettait à former ce corps, le zèle que certains personnages témoignaient pour y entrer, et l'anxiété qu'éprouvaient quelques chambellans, qui se persuadaient que l'empereur les approuverait fort en leur voyant échanger leur habit rouge contre un uniforme. Je n'oublierai jamais la surprise, et presque l'effroi que me causa M. de Luçay, préfet du palais, douce et craintive créature, lorsqu'il vint me demander si M. de Rémusat, père de famille, ancien magistrat, alors âgé de plus de 40 ans, ne comptait pas embrasser ainsi, tout à coup, la carrière militaire qui s'ouvrait à tout le monde. Nous commencions à être habitués à tant de choses bizarres que, malgré ma raison, j'éprouvai une sorte d'inquiétude. J'écrivis à ce sujet à mon mari, qui me répondit que nulle ardeur martiale ne s'était heureusement emparée de lui, et qu'il espérait que l'empereur compterait encore près de lui d'autres services que ceux de l'épée.
L'empereur, dans ce temps, nous avait rendu quelque bienveillance. En quittant Strasbourg, il avait laissé à mon mari toute la surveillance de la cour et de la maison de l'impératrice. C'était lui imposer une vie assez douce, qui n'avait d'autre inconvénient que de traîner après soi un peu d'ennui. Mais M. de Talleyrand, qui demeurait aussi à Strasbourg, mit de l'intérêt dans les journées de M. de Rémusat. À cette époque commença leur véritable liaison; ils se virent beaucoup. M. de Rémusat, naturellement simple, modeste, retiré, gagnait beaucoup à être vu de près. M. de Talleyrand démêla la finesse de son esprit, la rectitude de son jugement, la droiture de ses aperçus. Il prit confiance en lui, rendant justice à la sûreté de son commerce, lui témoigna de l'amitié, et lui, touché d'en rencontrer là où il n'en avait point attendu, lui voua dès ce moment un attachement qu'aucune vicissitude n'a pu démentir.
Cependant, l'empereur avait promptement quitté Strasbourg. Dès le 1er octobre, il était en campagne, et toute l'armée, transportée de Boulogne comme par enchantement, dépassait nos frontières. L'électeur de Bavière, sommé par l'empereur d'Autriche de donner passage à ses troupes et s'y refusant, se vit envahi de tous côtés; mais Bonaparte ne tarda point à voler à son secours.
Nous vîmes donc paraître le premier bulletin de la grande armée, qui nous annonça un premier avantage à Donauvoerth, et nous donna les proclamations de l'empereur et celle du vice-roi d'Italie. Masséna devait seconder ce dernier, et faire pénétrer dans le Tyrol les armées française et italienne réunies. À toutes les paroles qui devaient enflammer nos soldats, on joignait encore et on imprimait des railleries mordantes contre l'ennemi. Une circulaire adressée aux habitants de l'Autriche, pour leur demander des provisions de charpie, était publiée, et accompagnée de cette note: «Nous espérons que l'empereur d'Autriche n'en aura pas besoin, puisqu'il est retourné à Vienne.» Les insultes n'étaient point épargnées aux ministres et à quelques grands seigneurs autrichiens, entre autres, au comte de Colloredo qu'on accusait d'être dirigé par sa femme, toute dévouée à la politique anglaise. Ces petitesses se trouvaient pèle-mèle, dans les bulletins, avec des phrases vraiment élevées, et d'une éloquence plus romaine que française, mais qui ne laissait pas de frapper.
L'activité de Bonaparte dans cette campagne fui réellement surprenante. Dès le début, il jugea les avantages qu'allaient lui donner les premières fautes que firent les Autrichiens, et il prévit son succès. Vers le milieu d'octobre, il écrivait à sa femme: «Rassure-toi, je te promets la campagne la plus courte et la plus brillante.»
À Wertingen, notre cavalerie eut un avantage sur l'ennemi, M. de Nansouty s'y distingua. Une autre affaire brillante eut lieu à Günzbourg, et bientôt les Autrichiens reculèrent de partout.
L'armée s'animait de plus en plus, et paraissait compter pour rien les rigueurs de la saison qui s'avançait. Prêt à livrer bataille, l'empereur haranguait ses soldats sur le pont du Lech, au milieu d'une neige qui tombait abondamment: «Mais, disait le bulletin, ses paroles étaient de flamme, et le soldat oubliait ses privations.» Le bulletin se terminait par ces paroles prophétiques: «Les destinées de la campagne sont fixées22.»
Note 22: (retour) Voici le texte même du cinquième bulletin de la grande armée: «Augsbourg, 20 vendémiaire an XIV (12 octobre 1805). L'empereur était sur le pont du Lech lorsque le corps d'armée du général Marmont a défilé. Il a fait former en cercle chaque régiment, leur a parlé de la situation de l'ennemi, de l'imminence d'une grande bataille, et de la confiance qu'il avait en eux. Cette harangue avait lieu par un temps affreux. Il tombait une neige abondante, et la troupe avait de la boue jusqu'aux genoux et éprouvait un froid assez vif, mais les paroles de l'empereur étaient de flamme; en l'écoutant, le soldat oubliait ses fatigues et ses privations, et était impatient de voir arriver l'heure du combat. Jamais plus d'événements ne se décideront en moins de temps. Avant quinze jours les destins de la campagne et des armées autrichiennes et russes seront fixés.» (P. R.)
La prise d'Ulm et la capitulation de son énorme garnison achevèrent de frapper l'Allemagne de surprise et de terreur, et commencèrent à imposer silence aux propos factieux que la surveillance de la police avait assez de peine à contenir à Paris. Il est difficile d'empêcher les Français de se ranger du parti de la gloire, et nous commençâmes à prendre part à celle dont se couvraient nos armées. Mais la gêne d'argent se faisait sentir toujours d'une manière pénible, le commerce souffrait, les spectacles étaient déserts; on remarquait l'accroissement de la misère, et on se soutenait seulement par l'espoir qu'une si brillante campagne devait être suivie d'une prompte paix.
Après la prise d'Ulm, l'empereur dicta lui-même cette phrase du bulletin: «On peut faire en deux mots l'éloge de l'armée: elle est digne de son chef23.» Il écrivit au Sénat, en lui envoyant les drapeaux pris sur l'ennemi, et en lui annonçant que l'électeur était rentré dans sa capitale; et on publia aussi ses lettres aux évêques pour leur demander de remercier Dieu de nos succès.
Dès le commencement de la campagne, il avait été fait des mandements dans chaque métropole pour justifier cette nouvelle guerre, et encourager les conscrits à marcher promptement où ils étaient appelés. Les évêques recommencèrent de nouveau, et ils épuisèrent les citations de l'Écriture pour démontrer que l'empereur était protégé par le Dieu des armées24.
Joseph Bonaparte avait porté la lettre de son frère au Sénat. Le Sénat décréta qu'une adresse de félicitations serait portée, en réponse, au quartier général par un certain nombre de ses membres.
Note 24: (retour) L'extrême complaisance que mettait le clergé à satisfaire l'empereur ne suffisait pas encore à celui-ci, si l'on en juge par cette lettre qu'il écrivait à Fouché, pendant cette campagne, le 4 nivôse an XIV (25 décembre 1805). «Je vois des difficultés au sujet de la lecture des bulletins dans les églises; je ne trouve point cette lecture convenable. Elle n'est propre qu'à donner plus d'importance aux prêtres qu'ils ne doivent en avoir; car cela leur donne le droit de commenter, et, quand il y aura de mauvaises nouvelles, ils ne manqueront pas de les commenter. Voilà comme on n'est jamais dans des principes exacts: tantôt on ne veut point de prêtres, tantôt on en veut trop; il faut laisser tomber cela. M. Portalis a eu très tort d'écrire sa lettre, sans savoir si c'était mon intention.» (P. R.)
L'impératrice reçut à Strasbourg la visite de plusieurs princes d'Allemagne qui venaient grossir sa cour et lui offrir leurs hommages et leurs compliments. Elle leur montrait, avec un orgueil assez naturel, les lettres de l'empereur qui lui annonçait si bien d'avance les victoires qu'il allait remporter; et force était bien d'admirer cette habile prévoyance, ou de reconnaître la puissance d'une destinée qui ne se démentait pas un seul instant.
Le maréchal Ney eut une belle affaire à Elchingen, et l'empereur consentit tellement à lui en laisser l'honneur que, plus tard, quand il créa des ducs, il voulut que ce maréchal portât le nom de duc d'Elchingen.
Je me sers de cette expression consentir, parce qu'il a été reconnu que Bonaparte n'était pas toujours bien exact dans la répartition de gloire qu'il accordait à ses généraux. Dans un de ces accès de franchise qu'il se permettait quelquefois, je lui ai entendu dire qu'il n'aimait à donner de la gloire qu'à ceux qui ne pouvaient la porter. Il lui arrivait, selon sa politique à l'égard des chefs qu'il avait sous ses ordres, ou le degré de confiance qu'ils lui inspiraient, de garder le silence sur certaines victoires, ou de changer en succès telle faute de tel maréchal. Quelquefois, un général apprenait par un bulletin une action qu'il n'avait jamais faite, ou un discours qu'il n'avait jamais tenu. Un autre se voyait tout à coup exalté dans les journaux, et cherchait quelle occasion lui avait mérité cette distinction. On essayait de réclamer contre l'oubli, ou lorsqu'on voyait les événements dénaturés; mais le moyen de revenir sur ce qui était passé, lu et déjà effacé par des nouvelles plus récentes? Car la rapidité de Bonaparte à la guerre donnait tous les jours quelque chose à apprendre. Alors il imposait silence à la réclamation, ou, s'il avait besoin d'apaiser le chef qui se trouvait offensé, une somme d'argent, une prise sur l'ennemi, la permission de lever une contribution lui étaient accordées, et ainsi se terminait le différend.
Cet esprit de ruse, inhérent au caractère de Bonaparte, et qu'il employait adroitement à l'égard de ses maréchaux et de ses officiers supérieurs, pourrait se justifier, jusqu'à un certain point, par la difficulté qu'il éprouvait quelquefois à contenir un si grand nombre d'individus de caractères si différents, et ayant tous des prétentions pareilles. Connaissant parfaitement la portée de leurs divers talents, sachant à quoi chacun d'entre eux pouvait lui être utile, obligé sans cesse, en récompensant leurs services, de réprimer leur orgueil et leur jalousie, il lui fallait user de tous les moyens pour y parvenir, et, surtout, ne pas laisser échapper l'occasion de leur montrer qu'entièrement dépendants de lui, leur gloire comme leur fortune était dans ses mains25. Une fois qu'il y fut parvenu, il fut certain de n'être point inquiété par eux, et de pouvoir payer leurs services au prix qu'il les évaluerait. Au reste, les maréchaux, en général, n'ont pas eu à se plaindre qu'il ne les ait pas, pour la plupart, portés à un prix très haut. Souvent il y a eu du gigantesque dans les récompenses qu'ils ont obtenues, et la durée des guerres ayant monté leurs espérances au plus haut degré, on les a vus devenir ducs et princes sans en être surpris, et finir par croire que la royauté seule pouvait terminer dignement leur destinée. Des sommes immenses leur furent distribuées, on leur toléra des exactions de tout genre sur les vaincus; il y en a qui firent des fortunes énormes, et, si la plupart d'entre ces fortunes se sont fondues avec le gouvernement sous lequel elles s'étaient formées, c'est que la facilité avec laquelle elles avaient été acquises leur fut un encouragement à les dépenser avec prodigalité, dans la confiance où ils étaient que ces moyens d'acquérir ne s'épuiseraient jamais pour eux.
Note 25: (retour) Je trouve dans les papiers de mon père une note qui éclaircit et développe ce qui est dit ici des maréchaux de l'Empire: «L'empereur composait ses bulletins avec la plus grande liberté, écoutant, avant tout, son besoin de tout effacer et d'établir son infaillibilité, puis cherchant le genre d'effet qu'il voulait produire sur les étrangers et le public français, enfin obéissant à ses vues sur ses lieutenants et à sa bienveillance ou sa malveillance pour eux. La vérité ne venait que bien loin après tout cela. Rien n'égalait la surprise de ceux-ci, quand ils lisaient les bulletins qui leur revenaient de Paris, et cependant ils réclamaient peu. L'empereur est, avec la Convention et Louis XIV, un des seuls pouvoirs qui aient réussi à subjuguer, à discipliner les vanités.»L'empereur louait peu les grands généraux de son temps. Les militaires sont les artistes les plus jaloux entre eux, et qu'il faut le moins consulter les uns sur le compte des autres. Ils sont décourageants ou irritants quand on les entend se juger entre eux. À cette jalousie naturelle, l'empereur ajoutait les calculs d'un despote qui ne veut créer aucune importance autour de lui. Desaix est le seul homme dont il ait parlé avec une sorte d'enthousiasme, et encore ne l'avait-il connu qu'au début de sa carrière de puissance. Il a continué toute sa vie, je crois, à le bien traiter, mais Desaix était mort (à Marengo, le 14 juin 1800). Cependant ses jugements sur ses lieutenants, au début de son récit de la première campagne d'Italie, sont remarquables, et la sévérité n'y ressemble pas à la jalousie. En général il parlait des maréchaux avec une liberté peu obligeante. On peut voir dans sa correspondance avec le roi Joseph ce qu'il dit de Masséna, de Jourdan, de quelques autres. Le général Foy m'a raconté qu'il lui avait entendu dire de Soult: «Il peut bien préparer la bataille, mais il est incapable de la livrer.» Puis il y avait le chapitre des exigences, des prétentions, de l'ambition de ses maréchaux: «On ne sait pas, disait-il à M. Pasquier, ce que c'est que d'avoir à tenir deux hommes comme Soult et Ney.»
»Ses lieutenants lui rendaient souvent en propos ce qu'il disait d'eux. Ce n'était pas à l'armée, surtout dans les campagnes qui suivirent celle d'Austerlitz que l'on exprimait le plus d'admiration, d'estime et d'affection pour lui. Il avait, pour ainsi dire, une manière lâchée de faire la guerre. Il négligeait beaucoup, risquait beaucoup; il sacrifiait tout à son succès personnel. De plus en plus confiant dans sa fortune, dans la terreur de sa présence, il ne s'occupait que de couvrir, par des coups décisifs et directs partis de sa main, les fautes, les échecs, les pertes, toujours résolu à nier ou à taire tout ce qui pouvait lui nuire. Cela rendait le service insupportable pour les chefs un peu séparés de lui. Ils conservaient toute leur responsabilité, manquaient souvent de moyens d'agir, et ne recevaient que des ordres inexécutables, destinés à les mettre dans leur tort. Aussi l'accusaient-ils d'égoïsme, d'injustice et de perfidie, de haine même, ou d'envie. Barante m'a raconté que les auditeurs, quand ils arrivaient à l'armée, étaient confondus de ce qu'ils entendaient dire dans les grands états-majors, et quelquefois même au quartier général. Lui-même, ayant été détaché auprès du maréchal Lannes, dans la campagne de Pologne, je crois, l'entendit sans cesse à sa table dire que l'empereur était jaloux de lui, qu'il voulait le perdre, et lui donnait des ordres à cette fin, et, ayant mal à l'estomac, il allait jusqu'à dire que cela venait de ce que l'empereur avait voulu l'empoisonner.» J'ai cité tout entier ce passage intéressant, mais il est clair que tout cela n'existait qu'en germe lors de la campagne de 1805. (P. R.)
Dans cette première campagne du règne de Napoléon, quoique l'armée fût encore soumise à une discipline dont plus tard elle s'est fort écartée, les pays conquis se virent dévoués à la rapacité du vainqueur, et nombre de grands seigneurs et de princes autrichiens payèrent de l'entier pillage de leurs châteaux l'obligation où ils se trouvèrent de loger une seule nuit, quelques heures seulement, un officier général. Le soldat était contenu, et, en apparence, le bon ordre paraissait établi, mais on ne pouvait empêcher tel maréchal, au moment de son départ, d'emporter du château qu'il abandonnait ce qui était à sa convenance. J'ai vu, au retour de cette guerre, la maréchale *** nous conter en riant que son mari, sachant le goût qu'elle avait pour la musique, lui avait envoyé une collection énorme qu'il trouva chez je ne sais quel prince allemand, et nous dire, avec la même naïveté, qu'il lui avait adressé un si grand nombre de caisses, remplies de lustres et de cristaux de Vienne ramassés de tous côtés, qu'elle ne savait plus où les placer.
Mais, en même temps que l'empereur savait tenir d'une main si ferme les prétentions de ses généraux, il n'épargnait rien pour encourager et satisfaire le soldat. Après la prise d'Ulm, un décret annonça que le mois de vendémiaire, qui venait de s'écouler, serait à lui seul compté pour une campagne.
Le jour de la Toussaint, on célébra avec pompe un Te Deum à Notre-Dame, et Joseph donna des fêtes en réjouissance de nos victoires.
Masséna se signalait, en même temps, en Italie par des succès, et bientôt il ne fut plus possible de douter que l'empereur d'Autriche ne dût payer cher les prodiges de cette campagne. L'armée russe marchait à grandes journées pour le secourir, mais elle n'avait pas encore joint les Autrichiens, et l'empereur les battait en attendant. On a dit, dans ce temps, que l'empereur François fit une grande faute en commençant cette guerre avant que l'empereur Alexandre eût été à portée de le secourir.
Pendant cette campagne, l'empereur obtint du roi de Naples qu'il demeurerait neutre dans ses États, et consentit à le débarrasser des garnisons françaises qu'il avait eu à supporter jusqu'alors. Quelques décrets, relatifs à l'administration de la France, furent rendus des différents quartiers généraux, et l'ancien doge de Gênes fut nommé sénateur. L'empereur aimait beaucoup à paraître ainsi occupé de tant d'affaires diverses en même temps, et à montrer qu'il savait porter ce qu'il appelait son coup d'oeil d'aigle sur tous les coins, au même moment. C'est par cette même raison, et par suite de sa jalouse inquiétude, qu'il écrivit au ministre de la police une lettre pour lui recommander de veiller sur ce qu'il appelait le faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire la portion de la noblesse française qui lui demeurait contraire, annonçant qu'il n'ignorait point les discours qu'on y tenait contre lui en son absence, et qu'il se préparait, au retour, à en tirer une vengeance éclatante.
Quand Fouché recevait de pareils ordres, il avait coutume de mander chez lui les personnes, hommes et femmes, plus directement accusés. Soit qu'il trouvât réellement de la minutie dans le courroux de l'empereur, et qu'il pensât, comme il le disait quelquefois, que c'était un enfantillage de vouloir empêcher les Français de parler; soit qu'il voulût se faire un mérite de sa modération, après avoir conseillé plus de prudence à ceux qu'il avait mandés, il finissait par convenir que l'empereur s'abandonnait à des inquiétudes trop minutieuses, et il acquérait peu à peu une réputation de justice et de modération qui effaçait les premières impressions formées sur lui. L'empereur, instruit de cette conduite, lui en savait souvent mauvais gré, et se défiait toujours, secrètement, d'un homme si attentif à ménager les différents partis.
Enfin, le 12 novembre, notre armée victorieuse entra à Vienne. Les journaux nous donnèrent des récits fort détaillés de cet événement. Ces récits acquièrent un degré d'intérêt de plus, quand on sait qu'ils étaient tous dictés par Bonaparte lui-même, et qu'il se complaisait fort souvent à inventer, après coup, des circonstances et des anecdotes par lesquelles il voulait frapper les esprits.
«L'empereur, disait le bulletin, s'est établi au palais de Schönbrunn; il travaille dans un cabinet décoré de la statue de Marie-Thérèse. En l'apercevant, il s'est écrié: «Ah! si cette grande reine vivait encore, elle ne se laisserait pas conduire par les intrigues d'une femme telle que madame de Colloredo! Toujours environnée des grands de son pays, elle eût connu la volonté de son peuple. Elle n'aurait pas livré ses provinces aux ravages des Moscovites, etc...26»
Cependant, une mauvaise nouvelle vint tempérer la joie que Bonaparte ressentait de tant de succès. L'amiral Nelson venait de battre notre flotte à Trafalgar; les Français avaient fait sur mer des prodiges de valeur, mais ils n'avaient pu échapper à une défaite réellement désastreuse.
Cet événement produisit à Paris un mauvais effet, dégoûta l'empereur à jamais de toute entreprise maritime, et le frappa d'une si fâcheuse prévention contre la marine française, que, depuis ce temps, il ne fut plus guère possible d'obtenir de lui qu'il y portât intérêt ou attention. En vain les marins et les militaires qui s'étaient distingués dans cette cruelle journée tentèrent d'obtenir quelque dédommagement ou quelque consolation aux dangers qu'ils avaient courus; il leur fut à peu près défendu de rappeler jamais ce funeste événement; et quand ils voulurent, dans la suite, solliciter quelque grâce, ils eurent soin de ne point mettre en ligne de compte de leurs services l'admirable bravoure à laquelle les rapports anglais seuls rendirent justice.
Dès que l'empereur fut à Vienne, il y manda M. de Talleyrand. Il entrevoyait des négociations prêtes à s'ouvrir; l'empereur d'Autriche envoyait ses ministres pour commencer à traiter. Il est vraisemblable que le nôtre avait déjà arrêté, dans sa tête, le projet de faire l'électeur de Bavière roi, en agrandissant ses États, et aussi le mariage du prince Eugène.
M. de Rémusat eut ordre de venir à Paris. Il en devait rapporter les ornements impériaux et les diamants de la couronne, et les transporter ensuite à Vienne. Je ne le vis qu'un moment, et j'appris avec un nouveau chagrin qu'il allait s'éloigner davantage. À son retour à Strasbourg, il trouva l'ordre de partir pour Vienne sur-le-champ, et l'impératrice reçut celui de se rendre à Munich avec toute sa cour. Rien n'égale les honneurs qu'on lui rendit en Allemagne; les princes et les électeurs se portèrent en foule sur son passage, et l'électeur de Bavière, surtout, n'épargna rien pour qu'elle fût satisfaite de sa réception. Elle demeura à Munich, pour y attendre le retour de son époux.
M. de Rémusat, en se rendant à sa destination, eut l'occasion de faire plus d'une triste réflexion dans le pays qu'il avait à parcourir. Il traversait des contrées toutes fumantes encore des combats dont elles avaient été témoins. Les villages détruits, les chemins couverts de cadavres et de débris retraçaient à ses yeux toutes les horreurs du carnage. La misère des peuples vaincus ajoutait encore des dangers à ce voyage fait dans une saison avancée. Tout contribuait à noircir l'imagination d'un homme, ami de l'humanité, et disposé à déplorer les désastres qui sont la suite des passions violentes des conquérants. Les lettres que je reçus de mon mari, tout imprégnées de ces pénibles réflexions, m'attristèrent profondément, et vinrent affaiblir l'enthousiasme vers lequel je me sentais entraînée de nouveau par des succès dont les récits ne nous livraient que la partie brillante.
Quand M. de Rémusat arriva à Vienne, il n'y trouva plus l'empereur. Les négociations avaient peu duré, et notre armée marchait en avant. M. de Talleyrand et M. Maret étaient demeurés au palais de Schönbrunn, où ils vivaient sans aucune intimité. L'habitude que le dernier avait auprès de l'empereur lui donnait une sorte de crédit qu'il conservait, comme je l'ai déjà dit, à l'aide d'une adoration, vraie ou feinte, qui se manifestait dans chacune de ses actions ou de ses paroles. M. de Talleyrand s'en amusait quelquefois, et se permettait de railler le secrétaire d'État, qui en conservait une rancune extrême. Il s'observait donc sans cesse vis-à-vis de M. de Talleyrand, et ne l'aimait nullement.
M. de Talleyrand, qui s'ennuyait profondément à Vienne, y vit arriver avec plaisir M. de Rémusat, et leur intimité s'augmenta dans l'oisiveté de la vie qu'ils menaient tous deux. Il est très vraisemblable que M. Maret, qui écrivait exactement à l'empereur, lui manda cette nouvelle liaison, et qu'elle déplut un peu à cet esprit toujours ombrageux, et prêt à voir des motifs graves dans les moindres actions de la vie.
M. de Talleyrand, ne trouvant guère que M. de Rémusat qui pût l'entendre, s'ouvrait avec lui sur les idées politiques que lui inspiraient les victoires de nos armées. Désirant vivement consolider le repos de l'Europe, il craignait fort l'entraînement de la victoire pour l'empereur, et le désir que les militaires qui l'entouraient, tous raccoutumés à la guerre, auraient qu'elle continuât. «Au moment de conclure la paix, disait-il, vous verrez que ce sera avec l'empereur lui-même que j'aurai le plus de peine à négocier, et qu'il me faudra bien des paroles pour combattre l'enivrement qu'aura produit la poudre à canon.» Dans ces épanchements auxquels M. de Talleyrand se livrait, il parlait de l'empereur sans illusions, et convenait franchement des énormes défauts de son caractère; mais il le croyait appelé cependant à terminer irrévocablement la Révolution de France, à fonder un gouvernement stable, et pensait encore pouvoir le diriger dans sa conduite à l'égard de l'Europe. «Si je ne le persuade point, je saurai du moins, disait-il, l'enchaîner malgré lui, et le forcer à quelque repos.» M. de Rémusat était charmé de trouver dans un ministre habile, et qui jouissait de la confiance de l'empereur, des projets si sages, et il se sentait de plus en plus disposé à lui vouer cette estime et cette confiance que tout Français citoyen doit à un homme qui veut maîtriser les effets d'une ambition sans bornes. Il m'écrivait souvent combien il était content de ce que sa familiarité avec M. de Talleyrand lui faisait découvrir, et moi, je commençais à penser avec intérêt à un homme qui adoucissait pour mon mari ce que l'absence et l'ennui de sa vie avaient de plus pénible.
Au milieu de la vie solitaire et souvent inquiète que je menais, les lettres de mon mari faisaient mon seul plaisir et tout l'agrément de mon intérieur. Quoique la prudence le forçât de n'entrer dans aucun détail, je le voyais assez content de sa position. Ensuite, il m'entretenait des différents spectacles qu'il avait sous les yeux. Il me racontait ses courses dans Vienne qui lui parut une belle et grande ville, et ses visites à un certain nombre de personnages importants qui y étaient demeurés, et dans quelques familles qui, toutes, le frappaient par l'extrême attachement que leur inspirait l'empereur François. Ce bon peuple de Vienne, tout conquis qu'il était, ne laissait point de manifester hautement le désir de rentrer bientôt sous la domination d'un maître paternel, et, le plaignant de ses revers, ne laissait point échapper un seul reproche contre lui.
Au reste, il y avait beaucoup d'ordre à Vienne, la garnison y était tenue dans une grande discipline, et les habitants n'avaient pas de grands sujets de se plaindre de leurs vainqueurs. Les Français prenaient même quelques amusements; ils fréquentaient les spectacles, et ce fut à Vienne que M. de Rémusat entendit le célèbre chanteur italien Crescentini, et prit avec lui les arrangements qui l'attachèrent à la musique de l'empereur.