Mémoires de madame de Rémusat (3/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat
The Project Gutenberg eBook of Mémoires de madame de Rémusat (3/3)
Title: Mémoires de madame de Rémusat (3/3)
Author: Madame de Rémusat
Editor: Paul de Rémusat
Release date: October 30, 2010 [eBook #33895]
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES
DE
MADAME DE RÉMUSAT
1802-1808
PUBLIÉS PAR SON PETIT-FILS
PAUL DE RÉMUSAT
SÉNATEUR DE LA HAUTE-GARONNE
III
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1880
Droits de reproduction et de traduction réservés.
PRÉFACE
DU TOME TROISIÈME.
Dans le premier volume de ces Mémoires j'ai tenté de retracer les principaux événements de la vie de ma grand'mère, et j'ai raconté les circonstances qui l'ont décidée à récrire le manuscrit malheureusement brûlé en 1815. Il m'a paru nécessaire, pour que ses opinions fussent justement comprises et appréciées, d'expliquer comment elle avait été élevée, quels étaient ses parents, pour quelles raisons elle était venue à la cour, par quels enthousiasmes, quelles espérances, quels désenchantements elle avait passé; comment peu à peu des opinions plus précises et plus libérales l'avaient envahie, et quelle influence son fils, arrivant à la vie du monde et de la politique, avait exercée sur elle. Quelle que soit sa confiance dans le succès d'une publication, l'éditeur doit mettre toutes les chances de son côté, et tout expliquer, pour être sûr, ou à peu près, que tout soit compris. C'était d'autant plus nécessaire cette fois, qu'élevé dans les mêmes sentiments, habitué à voir les mêmes opinions et les mêmes anecdotes reproduites autour de lui, sous des formes analogues, cet éditeur pouvait craindre de se tromper sur la valeur ou le succès de ces souvenirs. Les parents apprécient malaisément l'esprit ou les traits de leurs proches. Beautés ou génies de famille, de coterie ou de coin du feu, s'effacent ou s'atténuent parfois au grand jour. Il était donc sage d'expliquer avec soin tout ce qui pouvait instruire le lecteur, le faire pénétrer dans la vie intime de l'auteur, et justifier celui-ci sur ce mélange, parfois contradictoire, d'admiration et de sévérité. Il eût été naturel d'y joindre une appréciation du talent de l'écrivain et du caractère de son héros. C'est là sans doute l'objet d'une préface véritable, qui, dit-on, doit précéder tout ouvrage sérieux. Mais cette préface, je me suis bien gardé de l'écrire, me réservant de donner celle qui, pour le public comme pour moi, rehausse le prix de l'ouvrage tout entier. Mon père l'avait faite, il y a plus de vingt ans, et je la puis imprimer, maintenant que le succès a justifié ses prévisions et nos espérances.
Quand mon père écrivait les pages qu'on va lire, le second empire durait encore, et rien ne semblait en menacer l'existence. Pour en croire la chute possible ou probable, il fallait une confiance persistante dans les principes inéluctables de justice et de liberté. Depuis, les temps se sont accomplis, et les événements ont marché plus vite qu'on ne le pouvait prévoir. Les mêmes fautes ont amené les mêmes revers. La pensée indécise et obscure de Napoléon III l'a conduit où s'est perdu le génie brillant et ferme du grand empereur. Mon père a pu revoir pour la troisième fois l'étranger dans Paris, et la France vaincue cherchant dans la liberté une consolation à la défaite. Il a souffert de nos malheurs, comme il en souffrait cinquante ans plus tôt, et il a eu le cruel honneur d'en réparer une partie, de hâter le jour où notre sol serait définitivement délivré. Il a enfin contribué à fonder sur tant de ruines un gouvernement libre et populaire. Ni les dernières années de l'Empire, ni la guerre, ni la Commune, ni l'avènement de la République, si difficile à travers les partis, n'avaient changé ses convictions, et il penserait aujourd'hui comme il écrivait il y a vingt-deux ans, sur les misères du pouvoir absolu, sur la nécessité d'apprendre aux nations ce que leur coûtent les conquérants, sur le droit de sa mère à écrire ses impressions, et sur le devoir pour son fils de les publier.
PAUL DE RÉMUSAT.
II
«Lafitte, novembre 1857
»Je reprends, après un long temps écoulé, le manuscrit de ces Mémoires, composés par ma mère il y aura bientôt quarante ans. Je relis avec attention cet ouvrage, que je lègue, avec le devoir de le publier, à mes fils et à leurs enfants. Ce sera, je crois, un utile témoignage historique. Ce sera certainement, avec sa correspondance, le plus intéressant monument de l'esprit, je ne dis pas assez, de l'âme d'une femme supérieure et bonne. Il me semble qu'il perpétuera le souvenir de ma mère.
»À quelque époque que ces Mémoires paraissent, j'augure qu'ils ne trouveront pas le public entièrement prêt à les accueillir sans réclamation, et avec une satisfaction complète de tout point. Lors même que la restauration impériale, à laquelle nous assistons, n'aurait pas un long avenir, et ne serait pas, ce que j'espère, le gouvernement définitif de la France de la Révolution, je soupçonne que, soit équité, soit orgueil, soit faiblesse, soit illusion, la France, prise en masse, entretiendra assez constamment de Napoléon une opinion un peu exaltée, qui se prêtera mal au libre examen de la politique et de la philosophie. Il est de cette nature de grands hommes qui se placent du premier coup dans la sphère de l'imagination plutôt que dans celle de la raison, et pour lui la poésie a devancé l'histoire. Puis, par une sympathie un peu puérile, par une générosité un peu humble, la nation a presque toujours refusé de lui imputer les maux affreux qu'il a attirés sur elle. C'est lui qu'elle plaint le plus des malheurs qu'elle a soufferts, et il lui a paru comme la plus touchante et la plus noble victime des calamités dont il a été l'auteur. Je sais quels sentiments, excusables et même louables en un sens, ont pu conduire la France populaire à cette méprise étrange; mais je sais aussi que la vanité nationale, un certain défaut de sérieux dans l'esprit, une légèreté peu soucieuse de la raison et de la justice, sont pour beaucoup dans cette erreur d'un patriotisme peu éclairé.
»En effet, laissons de côté la question de la liberté, puisque, enfin, la nation aime, selon les temps, à résoudre diversement cette question, et se fait gloire par intervalles de tenir la liberté pour néant; ne parlons que le langage de l'indépendance nationale. Comment peut-il être, aux yeux du peuple, le héros de cette indépendance, celui qui a deux fois amené l'étranger vainqueur dans la capitale de la France, dont le gouvernement est le seul depuis cinq cents ans, le seul depuis l'insensé Charles VI, qui ait laissé la France plus petite qu'il ne l'avait reçue? Louis XV même et Charles X ont mieux fait.
»Quoi qu'il en soit, je conjecture que la multitude tiendra à son erreur et non auferetur ab ea. Il est donc peu probable que l'esprit dans lequel ma mère a écrit soit jamais populaire, et tous ses lecteurs ne seront pas convaincus. Je m'y attends; mais je crois aussi que, dans le monde où l'on pense, la vérité se fera jour. L'infatuation ne durera pas sans fin, et, nonobstant certains préjugés opiniâtres, il se formera, surtout si la liberté revient enfin et nous reste, une opinion éclairée qui ne jettera aux pieds d'aucune gloire les droits de la raison et de la conscience publique.
»Mais, devant ces juges plus impartiaux, ma mère le paraîtra-t-elle assez? Je le crois, s'ils tiennent compte du temps, et se replacent au sein des sentiments et des idées qui ont inspiré l'écrivain.
»Je n'ai point d'hésitation à livrer ces Mémoires au jugement du monde. «Plus je vais,» m'écrivait ma mère, «plus je me convaincs que, jusqu'à ma mort, vous serez mon seul lecteur, et cela me suffit1». Et ailleurs: «Votre père dit qu'il ne connaît personne à qui je puisse montrer ce que j'écris. Il prétend que personne ne pousse plus loin que moi le talent d'être vraie: c'est son expression. Or donc, je n'écris pour personne. Un jour, vous trouverez cela dans mon inventaire, et vous en ferez ce que vous voudrez.» Ce n'était pas qu'elle n'eût quelques craintes: «Mais savez-vous une réflexion qui me travaille quelquefois? Je me dis: S'il arrivait qu'un jour mon fils publiât tout cela, que penserait-on de moi? Il me prend une inquiétude qu'on ne me crût mauvaise, ou du moins malveillante. Je sue à chercher des occasions de louer. Mais cet homme a été si assommateur de la vertu, et nous nous étions si abaissés, que bien souvent le découragement prend à mon âme, et le cri de la vérité me pousse; je ne connais personne que vous à qui je voulusse livrer de pareilles confidences2.»
»Je me tiens par ces passages formellement autorisé à léguer au public l'ouvrage que ma mère m'a laissé en dépôt; et, quant aux opinions dont il est rempli, les prenant à mon compte, je m'expliquerai librement sur l'empereur et sur l'Empire. Et je n'en parlerai pas au point de vue purement politique. Je hais le despotisme, et tout ce que j'en dirais serait ici sans valeur, puisqu'il s'agit de savoir comment on devait encore juger l'un et l'autre, quand on avait applaudi au 18 brumaire et partagé l'empressement confiant de la nation à se départir dans les mains d'un seul homme du soin de ses propres destinées. Je parle donc morale, et non politique.
»Traitons d'abord de l'empereur, et n'en parlons qu'avec ceux qui, tout en trouvant en lui de grands sujets d'admiration, consentent à juger ce qu'ils admirent.
»Il était vulgaire, sous son règne, de dire qu'il méprisait les hommes. Les motifs qu'il donnait à l'appui de sa politique, dans ses conversations, n'étaient pas, en effet, pris d'ordinaire dans les plus nobles qualités du coeur humain; mais ce qu'il connaissait à merveille, c'est l'imagination des peuples. Or l'imagination est naturellement séduite par les belles et grandes choses, et celle de l'empereur, vive et forte, n'était pas plus qu'une autre inaccessible à ce genre de séduction. Et comme ses facultés extraordinaires le rendaient capable de belles et grandes choses, il les employait, avec d'autres, pour captiver l'imagination de la France, du monde, de la postérité. De là la part vraiment admirable de sa puissance et de sa vie, et qui n'en considère que cela ne saurait le placer trop haut. Cependant, un observateur sévère démêlera que c'est l'intelligence de l'imagination et l'imagination même, plus que le sentiment purement moral du juste et du bien, qui ont tout fait. Prenez pour exemple la religion: ce n'est point sa vérité, c'est son influence et son prestige qui ont dicté ce qu'il a fait pour elle, et ainsi du reste. Ce n'est pas tout. Dans sa science méprisante de l'humanité, il lui connaissait deux autres ressorts: la vanité et l'intérêt; et il s'est appliqué avec une incontestable habileté à les manier en maître. Tandis que, par l'éclat de ses actions, par la gloire de ses armes, par une certaine décoration des principes conservateurs des sociétés, il donnait à son gouvernement ce qu'il fallait pour que l'amour-propre ne rougît pas de s'y attacher, il ménageait, il caressait, il exaltait même d'autres sentiments plus humbles, qui peuvent être souvent irréprochables, mais qui ne sont pas des principes d'héroïsme et de vertu. L'amour du repos, la crainte de la responsabilité, la préoccupation des douceurs de la vie privée, le désir du bien-être et le goût de la richesse, tant chez l'individu que dans la famille, enfin toutes les faiblesses qui suivent souvent ces sentiments, quand ils sont exclusifs, trouvaient en lui un protecteur. C'est à ce point de vue qu'il était surtout pris par l'opinion comme le main teneur nécessaire de l'ordre. Mais, quand on gouverne les hommes par les mobiles que je viens de rappeler, et qu'on n'est pas soutenu ou contenu par le sentiment de la pure et vraie gloire, par l'instinct d'une âme naturellement franche et généreuse, il est trop facile d'arriver à penser que l'imagination, la vanité, l'intérêt se payent de fausse monnaie comme de bonne; que les abus de la force, que les semblants de la grandeur, que le succès à tout prix obtenu, que la tranquillité maintenue par l'oppression, la richesse distribuée par la faveur, la prospérité réalisée par l'arbitraire ou simulée par le mensonge, qu'enfin tous les triomphes de l'artifice ou de la violence, tout ce que le despotisme peut arracher à la crédulité et à la crainte, sont des choses qui réussissent aussi parmi les hommes, et que le monde est souvent, sans trop de résistance, le jouet du plus fort et du plus fin. Or rien dans la nature de l'empereur ne l'a préservé de la tentation que fait toujours éprouver au pouvoir l'emploi de pareils moyens. Non content de mériter la puissance, il a, quand il ne pouvait la mériter, consenti à l'extorquer ou à la dérober. Il n'a pas distingué la prudence de la ruse, ni l'habileté du machiavélisme. Enfin, la politique est toujours sur la voie de la fourberie, et Napoléon a été un fourbe.
»La fourberie est, selon moi, ce qui dégrade le plus l'empereur, et malheureusement avec lui son empire. C'est par ce côté qu'il est fâcheux pour la France de lui avoir obéi, pour les individus de l'avoir servi, quelque gloire que la nation ait gagnée, quelque probité et quelque talent que les individus aient montrés. On ne peut complètement effacer le malheur d'avoir été la dupe ou le complice, dans tous les cas l'instrument, d'un système dans lequel la ruse tenait autant de place que la sagesse et la violence que le génie, d'un système que la ruse et la violence devaient conduire aux extrémités d'une politique insensée. Voilà ce dont la France ne veut pas convenir, et c'est un peu dans l'intérêt de son amour-propre qu'elle exalte la gloire de Napoléon.
»Quant aux individus, eux aussi, ils ont dû naturellement ne pas s'humilier de ce qu'ils avaient fait ou subi. Ils ont eu raison de ne pas se reprocher publiquement ce que la nation ne leur reprochait pas, et d'opposer des services loyalement rendus, l'honnêteté, le zèle, le dévouement, la capacité, le patriotisme qu'ils avaient manifestés dans les fonctions publiques, aux reproches outrageants de leurs adversaires, aux incriminations de partis frivoles ou corrompus, qui avaient moins fait ou qui avaient fait pis. Les souvenirs de la Convention ou ceux de l'émigration ne pouvaient en conscience leur être opposés avec avantage, et, après tout, ils ont bien fait de ne point rougir de leur cause. Leur justification est dans quelques mots de Tacite, qui, jusque sous le despotisme, pense que la louange est due, chez le fonctionnaire capable et ferme, même à ce qu'il appelle obsequium et modestia3.
»Ces derniers mots conviennent aux honnêtes gens qui ont, comme mes parents, servi l'empereur sans bassesse et sans éclat. Mais cependant, lorsque, sous son règne même, les yeux s'étaient ouverts sur le caractère de son despotisme; lorsque la plainte de la patrie expirante avait été entendue; lorsque plus tard, en réfléchissant sur la chute d'un pouvoir dictatorial et sur l'avènement d'un pouvoir constitutionnel, on s'était élevé à l'intelligence de cette politique qui ne pose point en ennemis le gouvernement et la liberté, il était impossible de ne pas revenir avec quelque embarras, avec quelque amertume de coeur, sur ces temps où l'exemple, la confiance, l'admiration, l'irréflexion, une ambition permise, avaient poussé et maintenu de bons citoyens parmi les serviteurs du pouvoir absolu. Pour qui ne cherche pas à s'aveugler et veut être franc avec lui-même, il est impossible de se dissimuler ce que la dignité de l'esprit et du caractère perd sous la pression d'un despotisme même glorieux et nécessaire, surtout dur et insensé. On n'a rien à se reprocher sans doute, il le faut ainsi; mais on ne peut se louer ni s'enorgueillir de ce qu'on a fait, ni de ce qu'on a vu, et plus l'âme s'est consciencieusement ouverte enfin aux croyances de la liberté, plus on reporte avec douleur ses yeux sur le temps où elle y demeurait fermée, vers le temps de la servitude volontaire, comme l'appelait la Boëtie.
»Ce qu'il n'eût été ni nécessaire ni convenable de dire de soi à ses contemporains et de ceux-ci à eux-mêmes, c'est un devoir que de l'avouer franchement quand on écrit pour soi et pour l'avenir. Ce que la conscience a ressenti et révélé, ce qu'ont enseigné l'expérience et la réflexion, il faut le tracer, ou ne pas écrire. La vérité libre, la vérité désintéressée, telle est la muse des mémoires. C'est ainsi que ma mère a conçu les siens.
»Elle avait cruellement souffert pendant les années où ses sentiments étaient en opposition avec ses intérêts, et où il n'eût été possible de faire triompher les premiers des seconds que per abrupta, comme dit Tacite parlant de cela même, sed in nullum reipublicæ usum4. Ce genre d'entreprises n'est jamais, d'ailleurs, le lot d'une femme, et, dans une lettre remarquable que ma mère écrivait à une de ses amies5, elle lui disait que les femmes du moins avaient toujours la ressource de dire dans le palais de César:
Mais le coeur d'Émilie est hors de ton pouvoir.
»Et elle lui avouait que ce vers avait été sa consolation secrète.
»Sa correspondance fera connaître dans leurs moindres nuances, dans leurs derniers replis, les sentiments de cette âme si pure et si vive. On y verra combien elle unissait de généreuse bienveillance à l'observation clairvoyante de toutes ces faiblesses, de toutes ces misères de notre nature qui font spectacle au peintre des moeurs. On y verra aussi combien, après l'avoir fait beaucoup souffrir, Napoléon avait gardé de place dans sa pensée; combien ce souvenir l'émouvait encore, et comme, à la peinture des maux de son exil à Sainte-Hélène, elle se sentait attendrie et troublée. Lorsque, dans l'été de 1821, on apprit à Paris la mort de Napoléon, je l'ai vue fondre en larmes, et s'attrister toujours en le nommant. Quant aux hommes de son temps, je ne dirai qu'une chose: c'est à la cour qu'elle avait appris à les connaître. Le souvenir qu'elle en avait conservé ne la laissait pas en paix. Je crois avoir raconté quelque part un petit fait qui frappa beaucoup les assistants. C'était dans le temps de la vogue de l'imitation française de la Marie Stuart de Schiller. Il y a une scène où Leicester repousse, en feignant de ne pas le connaître, un jeune homme dévoué qui, comptant sur ses secrets sentiments, vient lui proposer de sauver la reine d'Écosse. Talma jouait admirablement cette lâcheté hautaine du courtisan qui désavoue sa propre affection, de peur d'être compromis, et repousse par l'insolence l'homme qui lui fait peur.
Que voulez-vous de moi?... je ne vous connais pas.
»L'acte finissait, et, dans la loge où nous étions, tout le monde était frappé de cette scène, et ma mère émue laissait échapper des paroles dont le sens était: «Et c'était ainsi!... et j'ai vu cela!» Lorsque tout à coup parut à la porte de la loge M. de B***, à qui nulle application particulière ne pouvait assurément être adressée, mais, enfin, qui avait été chambellan de l'empereur. Ma mère n'y tint plus. Elle disait à madame de Catellan: «Si vous saviez, madame!...» et elle pleurait!
»On pourrait dire que cette disposition même a pu la porter à forcer la couleur de ses tableaux. Je ne le pense pas. Saint-Simon a peint une cour aussi, et le despotisme y était plus décent, plus régulier, et les caractères peut-être un peu plus forts que de nos jours. Que fait-il pourtant, sinon justifier, par la peinture de la réalité, ce que les prédicateurs de son temps et les moralistes de tous les temps ont dit de la cour en général? L'exagération de Saint-Simon est dans le langage. D'un défaut il fait un vice; d'une faiblesse, une lâcheté; d'une négligence, une trahison, et d'une platitude, un crime. L'expression n'est jamais assez forte pour sa pensée, et c'est son style qui est injuste, plutôt que son jugement.
»Citons encore une personne d'un esprit plus modéré, plus réservée dans son langage, et qui certes avait ses raisons pour voir avec plus d'indulgence que Saint-Simon le monde où vivait Louis XIV. Comment madame de Maintenon parlait-elle de la cour? «Quant à vos amies de la cour,» écrivait-elle à mademoiselle de Glapion, «elles sont toujours par terre, et si vous voyiez ce que nous voyons, vous vous trouveriez heureuse de ne voir (à Saint-Cyr) que des travers, des entêtements ou des manques de lumières, pendant que nous voyons des assassinats, des envies, des rages, des trahisons, des avarices insatiables, des bassesses, qu'on veut couvrir du nom de grandeur, de courage, etc.; car je m'emporterais en ne faisant même que d'y penser6.» Les jugements de ma mère sont fort au-dessous de la vivacité de ce langage. Mais, comme Saint-Simon, comme madame de Maintenon, elle avait raison en général de penser qu'une personnalité constante qui se trahit par la crainte, la jalousie, la complaisance, la flatterie, l'oubli des autres, le mépris de la justice et le besoin de nuire, règne à la cour des rois absolus, et que l'amour-propre et l'intérêt sont les deux clefs de tout le secret des courtisans. Ma mère n'en dit pas davantage; et sa diction, sans être froide et pâle, n'outre jamais les choses, et laisse, à presque tout ce qu'elle est obligée de raconter, cette excuse de la faiblesse humaine mise aux prises avec le mauvais exemple, la tentation de la fortune, et la séduction d'un tout-puissant qui ne tient pas à rendre l'obéissance honorable. Ce n'est pas sans raison que, lorsque nous parlons de l'Empire, nos éloges vont presque exclusivement s'adresser à ses armées, parce qu'au moins, dans le métier de la guerre, l'intrépide mépris de la mort et de la souffrance est une telle victoire remportée sur l'égoïsme de la vie usuelle, qu'elle couvre ce que cet égoïsme peut suggérer, aux militaires eux-mêmes, de fâcheux sacrifices à l'orgueil, à l'envie, à la cupidité, à l'ambition.
»Voilà des siècles que les historiens et les moralistes s'efforcent de peindre de ses vraies couleurs tout le mal qui croît incessamment, dans la sphère du gouvernement, surtout à l'ombre, ou, si Louis XIV l'exige, au soleil du pouvoir absolu. Il est étrange, en effet, combien ce qui devrait ne mettre en jeu que le dévouement et placer l'utilité de tous au-dessus de l'intérêt personnel, je veux dire le service de l'État, fournit à l'égoïsme humain d'occasions de faillir et de moyens de se satisfaire en se dissimulant. Mais apparemment qu'on ne l'a pas assez dit, car je n'ai pas vu que le mal fût près de finir ni de diminuer. La vérité seule, incessamment montrée à l'opinion publique, peut l'armer contre les mensonges dont l'esprit de parti et la raison d'État élèvent le nuage devant les misères du monde politique. Les peuples ne sauront jamais assez à quel prix l'insolence humaine leur vend le service nécessaire d'un gouvernement. Dans les temps de révolutions surtout, le malheur rend quelquefois indulgent pour les régimes qui ont succombé, et le régime vainqueur couvre d'un voile trompeur tout ce qui ferait haïr sa victoire. Il faut que des écrits sincères fassent du moins, un jour, tomber tous les masques, et laissent à toutes nos faiblesses la crainte salutaire d'être un jour dévoilées.»
MÉMOIRES
DE
MADAME DE RÉMUSAT
LIVRE SECOND
(Suite.)
CHAPITRE XX.
(1806.)
Sénatus-consulte du 30 mars.--Fondation de royaumes et de duchés.--La reine Hortense.
Sur la proposition de M. Portalis, ministre des cultes, l'empereur rendit un décret qui plaçait sa fête au jour de l'Assomption, le 15 août, époque anniversaire de la conclusion du Concordat. On prescrivit aussi une fête pour tous les premiers dimanches de décembre, en mémoire d'Austerlitz.
Le 30 mars, il y eut une séance au Sénat fort importante, et qui donna lieu à des réflexions de tout genre. L'empereur envoyait aux sénateurs la communication d'une longue suite de décrets dont le retentissement devait se faire sentir d'un bout de l'Europe à l'autre. Il n'est par hors de propos d'en rendre compte avec quelque détail, et de donner un extrait du discours de l'archichancelier Cambacérès, qui prouvera encore avec quelle obséquieuse adresse on savait envelopper de paroles spécieuses les déterminations subites d'un maître qui tenait l'esprit, comme tout le reste, dans un éternel mouvement.
«Messieurs, dit Cambacérès, au moment où la France, unie d'intention avec nous, assurait son bonheur et sa gloire, en jurant d'obéir à notre auguste souverain, votre sagesse a pressenti la nécessité de coordonner dans toutes ses parties le système du gouvernement héréditaire, et de l'affermir par des institutions analogues à sa nature.
»Vos voeux sont en partie remplis; ils le seront encore par les différents actes que Sa Majesté l'empereur et roi me prescrit de vous apporter. Ainsi vous recevrez avec reconnaissance ces nouveaux témoignages de sa confiance pour le Sénat et de son amour pour les peuples, et vous vous empresserez, conformément aux intentions de Sa Majesté, de les faire transcrire sur vos registres.
»Le premier de ces actes est un statut contenant les dispositions qui règlent tout ce qui concerne l'état civil de la maison impériale, et détermine les devoirs des princes et princesses qui la composent, envers l'empereur.
»Le second est un décret qui réunit les provinces vénitiennes au royaume d'Italie.
»Le troisième confère le trône de Naples au prince Joseph.»
En cet endroit se trouve un éloge assez étendu des vertus de ce nouveau roi, et de la mesure qui lui conserve le titre de grand dignitaire de l'Empire.
»Le quatrième contient la cession des duchés de Clèves et de Berg au prince Murat. (De même son éloge.)
»Le cinquième donne la principauté de Guastalla à la princesse Borghèse et à son époux. (Louanges en leur honneur.)
»Le sixième transfère au maréchal Berthier la principauté de Neuchatel7. (Il est loué ainsi que les autres.) Cette preuve touchante de la bienveillance de l'empereur pour son compagnon d'armes, pour son coopérateur aussi intrépide qu'éclairé, ne peut manquer d'exciter la sensibilité de tous les bons coeurs, comme elle est un motif de joie pour tous les bons esprits.
Note 7: (retour) Voici de quelle façon, familière et désobligeante à la fois, l'empereur annonçait au maréchal Berthier les nouvelles faveurs dont il le comblait: «La Malmaison, 1er avril 1806. Je vous envoie le Moniteur; vous verrez ce que j'ai fait pour vous. Je n'y mets qu'une condition, c'est que vous vous mariiez, et c'est une condition que je mets à mon amitié. Votre passion a duré trop longtemps; elle est devenue ridicule; et j'ai droit d'espérer que celui que j'ai nommé mon compagnon d'armes, que la postérité mettra partout à côté de moi, ne restera pas plus longtemps abandonné à une faiblesse sans exemple. Je veux donc que vous vous mariiez; sans cela, je ne vous verrai plus. Vous avez cinquante ans, mais vous êtes d'une race où l'on vit quatre-vingts, et ces trente années sont celles où les douceurs du mariage vous sont le plus nécessaires.» (P. R.)»Le septième érige dans les États de Parme et de Plaisance trois grands titres dont l'éclat sera soutenu par des affectations considérables, qui ont été faites dans ces contrées, d'après l'ordre de Sa Majesté.
»Par l'effet de réserves semblables, contenues dans les décrets relatifs aux États de Venise, au royaume de Naples et à la principauté de Lucques, Sa Majesté a créé des récompenses dignes d'elle pour plusieurs de ses sujets qui ont rendu de grands services à la guerre, ou qui, dans des fonctions éminentes, ont concouru d'une manière distinguée au bien de l'État. Ces titres deviennent la propriété de ceux qui les auront reçus, et seront transmis de mâle en mâle à l'aîné de leurs descendants légitimes. Cette grande conception, qui donne à l'Europe la preuve du prix que Sa Majesté attache aux exploits des braves et à la fidélité de ceux qu'elle a employés dans les grandes affaires, offre aussi des avantages politiques. L'éclat habituel qui environne les hommes éminents en dignité leur donne sur le peuple une autorité de conseil et d'exemple, que le monarque quelquefois substitue avantageusement à l'autorité des fonctions publiques. Ces mêmes hommes sont, en même temps, les intercesseurs du peuple auprès du trône.»
Il faut convenir qu'on avait fait bien du chemin, depuis l'époque, encore toute récente, où l'on datait les actes du gouvernement de l'an XIV de la république.
«C'est donc sur ces bases que l'empereur veut asseoir le grand système politique dont la divine Providence lui a inspiré la pensée, et par là, elle ajoute sans cesse à ces sentiments, d'amour et d'admiration qui vous sont communs avec tous les Français.»
Après ce discours, on donna lecture des différents décrets; en voici les articles les plus importants:
Par celui qui réglait l'état civil de la maison impériale, les princes et princesses ne pouvaient se marier sans le consentement de l'empereur. Les enfants nés d'un mariage fait malgré lui, n'auraient aucun droit aux avantages attachés par les usages de certains pays aux mariages dits de la main gauche.
Le divorce était interdit à la famille impériale; la séparation de corps, autorisée par l'empereur, était permise.
Les tuteurs des enfants étaient nommés par lui.
Les membres de la famille ne pouvaient adopter sans sa permission.
L'archichancelier de l'Empire remplissait vis-à-vis de la famille impériale toutes les fonctions attribuées par les lois aux officiers de l'état civil.
Il devait y avoir un secrétaire de l'état de la maison impériale, choisi dans le ministère ou le conseil d'État8.
Le cérémonial des mariages et des naissances était réglé.
L'archichancelier devait recevoir le testament de l'empereur qu'il dicterait au secrétaire de l'état de la famille impériale, en présence de deux témoins. Ce testament serait déposé au Sénat.
L'empereur réglait tout ce qui concernait l'éducation des princes et princesses de sa maison, nommant et révoquant ceux qui en seraient chargés. Tous les princes nés dans l'ordre de l'hérédité devaient être élevés ensemble dans un palais, éloigné au plus de vingt lieues de la résidence de l'empereur.
L'éducation commençant à sept ans et finissant à seize, les enfants de ceux qui se sont distingués par leurs services pouvaient être admis par l'empereur à partager les avantages de cette éducation.
Si un prince, dans l'ordre de l'hérédité, montait sur un trône étranger, il serait tenu, dès que ses enfants mâles auraient atteint l'âge de sept ans de les envoyer à la susdite maison.
Les princes et princesses ne pouvaient sortir de France, ni s'éloigner d'un rayon de trente lieues, sans la permission de l'empereur.
Si un membre de la maison impériale venait à se livrer à des déportements et à oublier sa dignité et ses devoirs, l'empereur pouvait lui infliger, pour une année au plus, les arrêts, l'éloignement de sa personne, l'exil. Il pouvait éloigner de sa famille les personnes qui lui paraissaient suspectes. Il pourrait, dans des cas graves, prononcer la peine de deux ans de réclusion dans une prison d'État, en présence du conseil de famille, présidé par lui, et de l'archichancelier; le secrétaire de l'état de la maison impériale tenant la plume.
Les grands dignitaires et les ducs étaient assujettis aux dispositions de ces derniers articles.
Après ce premier décret, venaient ceux qui suivent:
«Nous avons érigé et érigeons en duchés, grands fiefs de notre empire, les provinces ci-après désignées:
La Dalmatie. Trévise. L'Istrie. Feltre. Le Frioul. Bassano. Cadore. Vicence. Bellune. Padoue. Conegliano. Rovigo.«Nous nous réservons de donner l'investiture des dits fiefs, pour être transmis héréditairement aux descendants mâles. En cas d'extinction, les dits fiefs seront réversibles à notre couronne impériale.
«Nous entendons que le quinzième du revenu que notre royaume d'Italie retire ou retirera desdites provinces, sera attaché aux dits fiefs, pour être possédé par ceux que nous en aurons investis; nous réservant pour la même destination la disposition de trente millions de domaines nationaux situés dans les dites provinces.
«Des inscriptions sur le mont Napoléon9 seront créées jusqu'à la concurrence de douze cent mille francs de rentes annuelles en faveur des généraux, officiers et soldats qui ont rendu des services à la patrie et à notre couronne, à condition expresse de ne pouvoir aliéner lesdites rentes, avant dix ans, sans notre autorisation.
«Jusqu'à ce que le royaume d'Italie ait une armée, nous lui en accordons une française qui sera entretenue par notre trésor impérial. À cet effet, notre trésor royal d'Italie versera chaque mois dans notre trésor impérial la somme de deux millions cinq cent mille francs, pendant le temps que notre armée séjournera en Italie, ce qui aura lieu pendant six ans. L'héritier présomptif d'Italie sera appelé le prince de Venise.
«La tranquillité de l'Europe voulant que nous assurions le sort des peuples de Naples et de Sicile, tombés en notre pouvoir par le droit de conquête, et faisant partie du grand empire, nous déclarons roi de Naples et de Sicile, notre frère Joseph Napoléon, grand électeur de France. Cette couronne sera héréditaire dans sa descendance masculine; à son défaut, nous y appelons nos enfants mâles et légitimes, et à défaut de nos enfants, ceux de notre frère Louis-Napoléon10; nous réservant, si notre frère Joseph venait à mourir sans enfants mâles, le droit de désigner, pour succéder à ladite couronne, un prince de notre maison, ou même d'y appeler un enfant adoptif, selon que nous le jugerons convenable pour l'intérêt de nos peuples et du grand système que la divine Providence nous a destiné à fonder.
»Six grands fiefs sont institués dans ledit royaume avec le titre de duché et les mêmes prérogatives que les autres, pour être à perpétuité à notre nomination et à celle de nos successeurs.
»Nous nous réservons sur le royaume de Naples un million de rente pour être distribué aux généraux, officiers et soldats de notre armée, aux mêmes conditions que celles affectées au mont Napoléon.
»Le roi de Naples sera, à perpétuité, grand dignitaire de l'Empire, nous réservant le droit de créer la dignité de prince vice-grand électeur.
»Nous entendons que la couronne de Naples que nous plaçons sur la tête du prince Joseph et de ses descendants, ne porte atteinte en aucune manière à leurs droits de succession au trône de France11. Mais il est également dans notre volonté que les couronnes de France, d'Italie, de Naples et de Sicile ne puissent jamais être réunies sur la même tête.
»Les duchés de Clèves et de Berg sont donnés à notre beau-frère le prince Joachim, et à sa descendance mâle. À son défaut, ils passeront à notre frère Joseph, et, s'il n'a point d'enfants mâles, à notre frère Louis, ne pouvant jamais être réunis à la couronne de France. Le duc de Clèves et de Berg ne cessera point d'être grand amiral, et nous pourrons créer un vice-grand amiral.»
Enfin la principauté de Guastalla fut donnée à la princesse Borghèse, le prince portant le titre de prince de Guastalla; et, s'ils n'avaient point d'enfants, l'empereur en pouvait disposer comme il lui plairait.
Les mêmes conditions furent affectées à la principauté de Neuchatel12.
La principauté de Lucques fut augmentée de quelques pays détachés du royaume d'Italie, et payait pour cela une redevance de 200 000 francs de rente13, destinés encore aux récompenses accordées aux militaires.
Une partie des biens nationaux situés dans les duchés de Parme et de Plaisance, fut réservée pour la même destination.
J'ai cru pouvoir rapporter presque entièrement le texte de ces différents décrets, qui me paraît digne de remarque. Cet acte contribua à donner encore une idée de la prépondérance que Bonaparte voulait que l'empire français conservât sur les parties de l'Europe que ses victoires lui soumettaient peu à peu, et aussi de celle qu'il se réservait personnellement. On peut conclure de ces nouvelles déterminations, que l'inquiétude qu'elles durent exciter en Europe ne permit pas de croire que la paix dût être de longue durée. Enfin, on peut encore, après cette lecture, s'expliquer pourquoi l'Italie, qui a montré tant d'empressement à saisir l'indépendance que semblait lui faire espérer l'unité de gouvernement qu'on lui offrait, se vit bientôt déçue de son espérance par cet état secondaire dans lequel la tenait le lien qui la soumettait à l'empereur. Quelque soin que prît le prince Eugène, quelque douce et équitable que fût son administration, les Italiens ne tardèrent point à s'apercevoir que la conquête les avait rangés sous un maître qui usait pour lui seul des ressources qu'offraient leurs belles contrées. Ils entretenaient chez eux, et à leurs frais, une armée étrangère. On retirait le plus clair de leurs revenus pour enrichir des Français. Dans tout ce qu'on exigeait d'eux, on avait bien moins égard à leurs intérêts qu'à l'avantage du grand empire, avantage qui bientôt fut concentré dans le succès des projets ambitieux d'un seul homme qui, sans réserve, arracha à l'Italie tous les sacrifices qu'il n'eût pas tout à fait osé imposer à la France. Souvent le vice-roi réclama quelque adoucissement pour les Italiens, mais rarement il fut écouté. Cependant ils surent, pendant un temps, démêler le caractère particulier du prince Eugène, et le séparer des mesures rigoureuses qu'il était forcé d'exécuter; ils lui surent gré de ce qu'il tentait, et de ce qu'il souhaitait de faire, jusqu'à ce qu'à la fin, les ordres comme les besoins de Bonaparte devenant de plus en plus impérieux, ce peuple trop opprimé n'eut plus la force de demeurer équitable, et enveloppa tous les Français, le prince Eugène en tête, dans l'animadversion qu'il vouait à l'empereur.
J'ai entendu le vice-roi lui-même, qui a fidèlement servi Bonaparte, sans avoir d'illusion sur son compte, dire à sa mère devant moi que l'empereur, jaloux de l'affection qu'il avait su s'acquérir, lui avait, exprès, imposé des mesures inutiles et oppressives, pour aliéner cette bonne disposition des Italiens, qu'il redoutait.
La vice-reine contribua aussi à gagner d'abord les coeurs à son époux. Belle, très bonne, pieuse et bienfaisante, elle plaisait à tout ce qui l'approchait. Elle imposait à Bonaparte par un air fort digne et assez froid. Il n'aimait pas à l'entendre louer. Elle a passé bien peu de temps à Paris.
Un assez grand nombre d'articles de ces décrets sont plus tard demeurés sans exécution. D'autres circonstances ont amené d'autres volontés; des passions nouvelles ont enfanté des fantaisies; des défiances subites ont changé quelques déterminations. Le gouvernement de Bonaparte sur bien des points ressemblait à ce palais du Corps législatif où se tient aujourd'hui la Chambre des députés: Sans rien déranger de l'ancien bâtiment, on s'est contenté, pour le rendre plus imposant, d'y adosser une façade qui, en effet, vue du côté de l'eau, a quelque grandeur; mais, en tournant alentour, on ne trouve plus derrière rien qui se rapporte au plan de ce seul côté. De même, en système politique, législatif, ou d'administration, bien souvent Bonaparte n'a élevé que des façades.
À la suite de toutes ces communications, le Sénat ne manqua point de voter des remerciements à l'empereur, et des députations furent envoyées à la nouvelle reine de Naples qui les reçut avec sa simplicité accoutumée, et aux deux princesses. Murat était déjà parti pour prendre possession de son duché. Les journaux ne manquèrent pas de nous dire qu'il y avait été reçu avec acclamations. De même, les journaux rendaient un compte pareil de la joie des Napolitains; mais les lettres particulières mandaient qu'on était obligé de continuer la guerre, et que la Calabre offrirait une longue résistance. Joseph a toujours eu de la douceur dans le caractère et nulle part il ne s'est fait haïr personnellement; mais il manque d'habileté, et partout on l'a toujours vu au-dessous de la situation dans laquelle on le plaçait. À la vérité, le métier des rois créés par Bonaparte a toujours été assez difficile.
Après avoir réglé ces grands intérêts, l'empereur passa à des occupations d'un genre plus gai. Le 7 avril, on fit aux Tuileries les fiançailles du jeune ménage dont j'ai parlé dans le chapitre précédent. Cette cérémonie eut lieu le soir dans la galerie de Diane; la cour était nombreuse et brillante; la nouvelle mariée, vêtue d'une robe brodée d'argent et garnie de roses. Ses témoins furent: MM. de Talleyrand, de Champagny et de Ségur; ceux du prince: le prince héréditaire de Bavière, le grand chambellan de l'électeur de Bade, et le baron de Dalberg, ministre plénipotentiaire de Bade14.
Le lendemain soir, on fit le mariage en grande cérémonie; les Tuileries furent illuminées. On tira un feu d'artifice sur la place Louis XV, appelée alors place de la Concorde.
La cour semblait avoir, malgré son luxe ordinaire, réservé pour ce jour une pompe toute particulière. L'impératrice, vêtue d'une robe entièrement brodée de plusieurs ors, avait sur sa tête, outre sa couronne impériale, pour un million de perles; la princesse Borghèse, tous les diamants de la maison Borghèse joints aux siens, qui étaient sans prix. Madame Murat était parée de mille rubis; madame Louis, toute couverte de turquoises enrichies de diamants; la nouvelle reine de Naples bien maigre, bien chétive, mais presque courbée sous le poids de pierres précieuses. Je me souviens que, pour ma part, et je n'avais pas coutume de me montrer une des plus brillantes de la cour, je portais un habit de cour que j'avais fait faire pour cette cérémonie15. Il était de crêpe rose, tout pailleté d'argent et garni entièrement d'une guirlande de jasmins. J'avais couronné ma tête de jasmins mêlés avec des épis de diamants. Mon écrin se montait à la valeur de quarante à cinquante mille francs, et se trouvait fort au-dessous de ceux d'une grande partie de nos dames16.
La princesse Stéphanie avait reçu de son époux, et plus encore de l'empereur, des présents magnifiques. Elle portait sur sa tête un bandeau de diamants, surmonté de fleurs d'oranger. Son habit était de tulle blanc, étoilé d'argent, et garni aussi de fleurs d'oranger. Elle fut à l'autel de fort bonne grâce, y fit ses révérences de manière à charmer l'empereur et tout le monde. Son père, mêlé à la foule des sénateurs, laissait échapper des larmes. Il me parut, tout le temps que dura cette cérémonie, dans une bien étrange position; ses émotions devaient être assez compliquées. On lui conféra l'ordre de Bade.
Ce fut le cardinal légat, Caprara, qui fit le mariage. Après la cérémonie, on remonta de la chapelle dans les grands appartements, comme on en était descendu; c'est-à-dire les princes et princesses ouvrant la marche, l'impératrice suivie de toutes ses dames, le prince de Bade marchant à ses côtés, et l'empereur donnant la main à la mariée. Il portait son costume de grande cérémonie; j'ai déjà dit qu'il lui allait bien. Rien ne manquait à la pompe de cette marche qu'un peu plus de lenteur. Bonaparte voulait toujours marcher vite, ce qui nous pressait un peu plus qu'il n'eût fallu.
Des pages portaient les manteaux des princesses, des reines et de l'impératrice. Quant à nous, il nous fallait toujours renoncer à déployer les nôtres, ce qui aurait fort embelli notre costume. Nous étions obligées de les porter sur un bras, parce que leur extrême longueur eût beaucoup trop retardé la marche précipitée de l'empereur. C'était un usage trop habituel et qui manquait de dignité dans les cérémonies, que d'entendre les chambellans qui le précédaient, en marchant sur nos talons, répéter à demi-voix et sans interruption ces paroles: «Allons, allons, mesdames, avancez donc.» La comtesse d'Arberg, qui avait été à la cour de l'archiduchesse des Pays-Bas, et qui était accoutumée à l'étiquette allemande, prenait toujours ce brusque avertissement avec un chagrin qui nous faisait rire, nous qui nous y étions accoutumées. Elle disait assez plaisamment qu'on devrait nous appeler les postillons du palais, et qu'il eût mieux valu nous revêtir d'une jupe courte que de ce long manteau devenu inutile. Une autre personne que cette coutume impatientait beaucoup, c'était M. de Talleyrand, qui devait, en qualité de grand chambellan, précéder toujours l'empereur, et qui, vu la faiblesse de ses jambes, avait peine à marcher, même lentement; les aides de camp s'amusaient assez de son embarras.
Quant à l'impératrice, c'était un des articles sur lesquels elle ne cédait point à la volonté de son époux. Comme elle marchait de fort bonne grâce, et qu'elle ne voulait perdre aucun de ses avantages, rien ne pouvait la hâter, et c'était derrière elle que commençait la presse.
Je me rappelle qu'au moment de partir pour la chapelle, l'empereur, très peu habitué à donner la main à une femme, éprouva un petit embarras, ne sachant si c'était la droite ou la gauche qu'il devait offrir à la jeune princesse; ce fut elle qui fut obligée de se déterminer.
On tint ce jour-là grand cercle dans les appartements; il y eut un concert et un ballet suivis d'un souper, le tout tel que je l'ai déjà décrit. La reine de Naples ayant dû passer après l'impératrice, Bonaparte mit sa fille adoptive à sa droite, avant sa mère. Madame Murat eut encore ce soir-là le très grand chagrin de ne passer aux portes qu'après la jeune princesse de Bade.
Le lendemain, la cour partit pour la Malmaison, et, peu de jours après, se fixa à Saint-Cloud, où se passa tout ce que j'ai raconté plus haut. On revint à Paris le 20, pour assister à une fête magnifique, donnée en réjouissance du mariage.
L'empereur, voulant faire voir sa cour à la ville de Paris, permit qu'on invitât un nombre considérable de femmes et d'hommes pris dans toutes les classes. Les appartements étaient remplis d'une foule énorme17. On fit deux quadrilles; l'un, conduit par madame Louis Bonaparte, exécuta des pas de danse dans la salle des Maréchaux; je faisais partie de celui-là. Seize dames vêtues de blanc, couronnées de fleurs de couleurs différentes, quatre par quatre, les robes garnies en fleurs, et des épis en diamants sur la tête, dansèrent avec seize hommes, portant l'habit, fermé par devant, en satin blanc, et des écharpes assorties aux couleurs des fleurs de leur dame. Quand nous eûmes fini notre ballet, l'empereur et sa famille passèrent dans la galerie de Diane, où madame Murat conduisait un autre quadrille de femmes et d'hommes vêtus à l'espagnole, avec des toques et des plumes. Ensuite, on permit à tout le monde de danser; la cour et la ville se mêlèrent. On distribua un nombre infini de glaces et de rafraîchissements. L'empereur repartit pour Saint-Cloud, après être demeuré une heure, et avoir parlé à beaucoup de monde; c'est-à-dire demandé à chacun, ou chacune, son nom. On dansa, après son départ, jusqu'au lendemain matin.
Peut-être me suis-je trop arrêtée sur ces détails, mais il me semble qu'ils me reposent des graves récits que j'ai à faire, dont ma plume féminine est quelquefois un peu fatiguée.
Tout en faisant et défaisant des rois, selon l'expression de M. de Fontanes18, en mariant sa fille adoptive et se livrant aux distractions dont j'ai parlé, l'empereur, très assidu au conseil d'État, y pressait le travail et envoyait journellement au Corps législatif un nombre infini de lois. Le conseiller d'État Treilhard y porta le code de procédure terminé cette année; on détermina nombre de règlements relatifs au commerce, et la session se termina par un budget qui laissa une grande idée de la situation florissante de nos finances. On ne demandait pas un sol de plus à la nation, on montrait une quantité de travaux faits et à faire, une armée formidable bien entendue, et seulement une dette fixe de quarante-huit millions; des pensions pour trente-cinq, et cela opposé à huit cents millions de revenu.
Cependant, tout augmentait le ressentiment de l'empereur contre le gouvernement anglais. Le ministère qui, en changeant d'individus, n'avait point changé d'intentions à notre égard, déclara la guerre au roi de Prusse, pour le punir de la neutralité qu'il avait gardée pendant la dernière guerre, et de la possession du Hanovre qu'il venait de prendre.
Un long article de politique européenne fut, tout à coup, inséré dans le Moniteur. L'auteur de cet article cherchait à démontrer que l'Angleterre, par cette rupture, hâterait le système qui devait tendre à lui fermer les ports du Nord, tandis que ceux du Midi lui étaient déjà interdits, et qu'elle allait resserrer les liens de la France avec le continent. De là, on s'étendait sur la situation de la Hollande. Le grand pensionnaire Schimmelpenninck, disait-on, est devenu aveugle. Que vont faire les Hollandais? On sait que l'empereur n'avait donné aucune attache directe aux derniers changements faits à l'organisation de ce pays, et qu'il dit, à cette occasion, «que la prospérité et la liberté des nations ne pouvaient être garanties que par deux systèmes de gouvernement, celui d'une monarchie constitutionnelle, ou la république constituée selon la théorie de la liberté. En Hollande, le grand pensionnaire a une forte influence sur le choix des représentants du Corps législatif, c'est un vice fondamental dans la constitution. Cependant il n'appartient pas à toutes les nations de pouvoir, sans danger, laisser au public le choix de ses représentants, et, lorsqu'on peut craindre les effets de l'assemblée du peuple en comices, alors on a recours aux principes d'une bonne et sage monarchie. C'est peut-être ce qui arrivera aux Hollandais. C'est à eux à connaître leur situation, et à choisir entre les deux systèmes celui qui est le plus propre à asseoir sur de solides bases la prospérité et la liberté publiques.» Ces paroles annonçaient assez ce qu'on préparait pour la Hollande. Ensuite, on nous exposait les avantages que l'occupation des duchés de Clèves et de Berg par un Français procurerait à la France, nos relations avec la Hollande, devenant par là plus commodes, et tous les pays qui se trouvent sur la rive droite du Rhin, étant occupés par quelque allié de la famille impériale.
Le prince de Neuchatel allait fermer le commerce de la Suisse aux Anglais19.
L'empereur d'Autriche était représenté comme occupé à panser ses plaies, et déterminé à une longue paix. Les Russes, agités encore par la politique anglaise, avaient eu un nouveau démêlé dans la Dalmatie, ne voulant point abandonner le pays situé près des bouches du Cattaro qu'ils occupaient; mais la présence de la grande armée, dont on avait suspendu le retour, les contraignait de remplir enfin les conditions du dernier traité.
Le pape éloignait de Rome tous les intrigants suspects, Anglais, Russes et Sardes, dont la présence inquiétait le gouvernement français.
Le royaume de Naples était presque entièrement soumis; la Sicile, défendue par un petit nombre d'Anglais seulement; la France, intimement liée avec la Porte; le gouvernement turc, moins vendu et moins ignorant qu'on ne le croyait, reconnaissait que la présence des Français en Dalmatie pouvait lui être très utile, en préservant la Turquie des entreprises des Russes; enfin notre armée se trouvait plus considérable que jamais, et devait pouvoir résister aux tentatives d'une quatrième coalition, dont, après tout, l'Europe n'était point tentée.
Ce tableau de notre situation, à l'égard de l'Europe, ne pouvait guère rassurer que ceux qui prenaient au pied de la lettre les paroles si bien arrangées qui sortaient ainsi du cabinet d'en haut. Il était assez facile de démêler, pour qui conservait quelque défiance, que les peuples n'étaient pas aussi soumis que nous voulions le faire croire; que nous commencions à exiger d'eux le sacrifice de leurs intérêts à notre politique; que l'Angleterre, aigrie par son mauvais succès, n'en était que plus acharnée à nous susciter de nouveaux ennemis; que le roi de Prusse nous vendait son alliance, et que la Russie nous menaçait encore. On ne se fiait plus aux intentions pacifiques que l'empereur étalait partout dans ses discours. Mais il y avait dans ses plans quelque chose de si imposant, son habileté militaire était si bien constatée, il donnait une telle grandeur à la France, que, dupe de sa propre gloire, celle-ci n'osait tenter de ne pas s'en montrer complice, et, forcée de se soumettre, elle consentait encore à se laisser séduire. D'ailleurs, la prospérité intérieure semblait encore accrue, aucun impôt n'était augmenté; tout paraissait concourir à nous étourdir, et chacun, agité par le mouvement que Bonaparte avait si bien su donner à tous, ne pouvait trouver le temps ni la volonté d'avoir une pensée suivie. «Le luxe et la gloire, disait l'empereur, n'ont jamais manqué d'enivrer les Français.»
Peu après, on nous annonça qu'un grand conseil avait été tenu à la Haye par les représentants du peuple batave, et qu'il y avait été traité des affaires de la plus haute importance; et on commença à laisser courir le bruit de la fondation d'une nouvelle monarchie hollandaise.
Pendant ce temps, les journaux anglais étaient pleins de réflexions sur les progrès que faisait en Europe le pouvoir impérial. «Si Bonaparte, y disait-on, accomplit son système d'empire fédératif, la France deviendra l'arbitre de presque tout le continent.» Il adoptait avec joie cette prédiction, et tendait incessamment à la réaliser.
M. de Talleyrand, alors dans un grand crédit, se servait de son importance en Europe pour gagner avec soin les ministres étrangers. Il demandait et obtenait des souverains précisément les ambassadeurs qu'il savait pouvoir soumettre à son influence. Il obtint, par exemple, de la Prusse, le marquis de Lucchesini20 qui s'attacha depuis, aux dépens de son maître, aux intérêts de la France. C'était un homme d'esprit et passablement intrigant. Né à Lucques, le goût des voyages l'ayant conduit dans sa jeunesse à Berlin, il y fut accueilli par le grand Frédéric, qui, goûtant sa conversation et ses principes philosophiques, le garda près de lui, l'attacha à sa cour, et commença sa fortune. Chargé, depuis, des affaires de Prusse, il devint un personnage important, il eut le bonheur et l'adresse de conserver un long crédit. Il épousa une Prussienne. L'un et l'autre étant venus en France, se dévouèrent à M. de Talleyrand, qui les employa à ses fins. Le roi de Prusse ne s'aperçut que bien tard que son ambassadeur entrait dans les complots qui se faisaient contre lui, et ne le disgracia que quelques années après. Alors le marquis se retira en Italie, et, placé près de la souveraine de Lucques devenue grande-duchesse de Toscane, il trouva là encore un champ ouvert à son ambition, par le crédit qu'il prit sur elle. Les événements de 1814 ont entraîné sa chute, à la suite de celle de sa maîtresse. La marquise de Lucchesini, avec assez de penchant à la coquetterie, s'est montrée à Paris l'une des plus obséquieuses compagnes de madame de Talleyrand.
Note 20: (retour) On pourrait croire, d'après ce passage, que Lucchesini ne fut ministre à Paris que depuis cette époque. Il l'était déjà du temps de la paix d'Amiens. Mais il n'avait pas toujours soutenu les intérêts de la France, et, quoique en relation personnelle avec M. de Talleyrand, il appartenait plutôt au parti anglais, comme cela est dit un peu plus loin, chap. xxi, et il excitait par ses rapports l'inquiétude hostile de la Prusse contre nous. (P. R.)Le 5 juin, l'empereur reçut un ambassadeur extraordinaire de la Porte qui venait lui apporter des paroles de félicitations et d'amitié du sultan. Ce message fut accompagné de présents magnifiques, de diamants, d'un collier de perles de la valeur de quatre-vingt mille francs, de parfums, d'un nombre infini de châles, et de chevaux arabes, caparaçonnés de harnais enrichis de pierres précieuses. L'empereur donna à sa femme le collier; les diamants furent distribués entre les dames du palais, ainsi que les châles. On en donna aux femmes des ministres, à celles des maréchaux, à quelques autres encore. L'impératrice se réserva les plus beaux, et il en resta encore assez pour être employés plus tard à l'ameublement d'un boudoir de Compiègne, que l'impératrice Joséphine fit arranger avec un soin particulier, et qui n'a servi qu'à l'impératrice Marie-Louise.
Le même jour, les envoyés de la Hollande vinrent déclarer qu'après une mûre délibération, on avait reconnu à la Haye qu'une monarchie constitutionnelle était le seul gouvernement qui pût convenir désormais, parce qu'une telle monarchie se trouvait en harmonie avec les principes répandus en Europe, et que, pour la consolider, ils demandaient que Louis-Napoléon, frère de l'empereur, fût appelé à la fonder.
Bonaparte répondit qu'en effet cette monarchie serait utile au système général de l'Europe, qu'en détruisant ses propres inquiétudes, elle lui permettrait de livrer aux Hollandais des places importantes que, jusque-là, il avait cru devoir garder; et, se tournant vers son frère, il lui recommanda les peuples qu'il lui confiait. Cette scène fut fort bien jouée. Louis répondit convenablement. L'audience finie, comme au temps de Louis XIV, lors de l'acceptation de la succession d'Espagne, on ouvrit les battants des portes, et on annonça à la cour assemblée le nouveau roi de Hollande.
Aussitôt, l'archichancelier porta au Sénat, selon la coutume, le nouveau message impérial avec le discours d'usage.
L'empereur garantissait à son frère l'intégrité de ses États; sa descendance devait lui succéder, mais la couronne de France et celle de Hollande ne pouvaient jamais être réunies sur la même tête. En cas de minorité, la régence appartenait à la reine, et, à son défaut, l'empereur des Français, en sa qualité de chef perpétuel de la famille impériale, devait nommer le régent, qu'il choisirait parmi les princes de la famille royale ou parmi les nationaux.
Le roi de Hollande demeurait connétable de l'Empire. Un vice-connétable serait créé, s'il plaisait à l'empereur.
Ce message annonçait encore au Sénat que Son Altesse Sérénissime l'archichancelier de l'empire germanique avait demandé au pape que le cardinal Fesch fût désigné comme son coadjuteur et successeur; que Sa Sainteté avait donné avis de cette demande à l'empereur, qui l'approuvait.
«Enfin, les duchés de Bénévent et de Ponte-Corvo, étant un sujet de litige entre les cours de Naples et de Rome, pour terminer ces difficultés, nous réservant d'indemniser ces cours, nous les érigeons, disait le décret, en duchés et fiefs immédiats de l'Empire, et nous les donnons à notre grand chambellan Talleyrand, et à notre cousin le maréchal Bernadotte, pour les récompenser des services qu'ils ont rendus à la patrie. Ils en porteront le titre, prêteront serment en nos mains de nous servir comme fidèles et loyaux sujets, et, si leur descendance vient à manquer, nous nous réservons le droit de disposer de ces principautés.» Bonaparte n'avait pas grand penchant pour le maréchal Bernadotte; il est à croire qu'il se crut obligé de l'élever, parce qu'il avait épousé la soeur de la femme de son frère Joseph, et qu'il lui parut convenable que la soeur d'une reine fût, au moins, princesse.
Il est, je crois, superflu de dire que le Sénat approuva ces nouvelles déterminations.
Le lendemain de cette cérémonie, qui mettait dans la famille de Bonaparte un nouveau roi, nous étions à déjeuner avec l'impératrice, lorsque son époux, entrant tout à coup d'un air fort joyeux, et tenant le petit Napoléon par la main, s'adressa à nous toutes de cette manière: «Mesdames, voici un petit garçon qui vient vous répéter une fable de la Fontaine que je lui ai fait apprendre ce matin, et vous allez voir comme il la dit bien.» En effet, l'enfant commença à débiter la fable des Grenouilles qui demandent un roi, et l'empereur riait aux éclats à chacune des applications qu'il y découvrait. Il s'était placé derrière le fauteuil de madame Louis, assise à table en face de sa mère, et il lui tirait les oreilles en répétant souvent: «Qu'est-ce que vous dites de cela, Hortense?» On ne répondait pas grand'chose. Je souriais, tout en achevant mon déjeuner, et l'empereur, tout à fait de bonne humeur, me dit, en riant toujours: «Je vois que madame de Rémusat trouve que je donne à Napoléon une bonne éducation.»
Cet avènement de Louis fit découvrir à son frère le déplorable état de son intérieur conjugal. Madame Louis ne se vit pas monter au trône sans verser beaucoup de larmes. Les inconvénients du climat qu'elle allait chercher, et qui devaient encore altérer sa misérable santé, la peur que lui inspirait le tête-à-tête de son sévère époux, l'éloignement qu'il lui témoignait de plus en plus et qui n'ôtait rien à sa jalousie, en la privant de toute excuse, tout cela la détermina à s'ouvrir tout à fait à l'empereur. Elle lui confia ses chagrins, pour le préparer aux peines qui, sans doute, l'attendaient. Elle lui demanda protection pour l'avenir, et lui fit promettre de ne jamais la juger sans l'entendre. Elle alla jusqu'à lui dire que, pénétrée d'avance des persécutions qu'elle allait encore éprouver dans l'isolement où elle serait, son parti était pris, lorsqu'elle croirait avoir assez souffert, de se retirer du monde et de vivre dans un couvent, en abdiquant une couronne dont elle prévoyait toutes les épines.
L'empereur lui demanda du courage et de la patience; il lui promit de la soutenir; il l'engagea à le prévenir, avant de tenter le moindre éclat. Je puis attester que j'ai vu cette malheureuse femme se préparer à monter sur le trône comme une victime qui se dévoue à un sacrifice de plus.
CHAPITRE XXI.
(1806.)
Mon voyage à Cauterets.--Le roi de Hollande.--Tranquillité factice de la France.--M. de Metternich.--Nouveau catéchisme.--Confédération germanique.--La Pologne.--Mort de M. Fox.--La guerre est déclarée.--Départ de l'empereur.--M. Pasquier et M. Molé.--Séance du Sénat.--Premières hostilités.--La cour.--Réception du cardinal Maury.
Au mois de juin de cette année, je partis pour les eaux de Cauterets, et je demeurai absente trois mois. Ma santé était alors dans un état déplorable. J'avais besoin de la soigner et de me reposer du monde de la cour, et d'une foule d'émotions journalières qui me fatiguaient et l'âme et le corps. Ma famille, c'est-à-dire mon mari, ma mère et mes enfants, s'établirent à Auteuil, d'où M. de Rémusat pouvait facilement et fréquemment paraître à Saint-Cloud, et leur été y fut doux et paisible. Notre cour était alors solitaire; les deux souverains hollandais étaient partis, la famille Bonaparte s'établissait au dehors; la belle saison donnait de la liberté à beaucoup de monde. L'empereur, préoccupé des orages qui grossissaient en Europe, se livrait à un travail suivi; sa femme employait son loisir à embellir sa terre de la Malmaison.
Le Moniteur n'offrait guère que le récit des entrées triomphales dans leurs États des princes créés par Bonaparte. À Naples, à Berg, à Bade, en Hollande, l'enthousiasme, disait-on, était extrême, et partout on voyait les peuples charmés des présents qu'on leur avait faits. Souvent on nous donnait le discours des nouveaux princes ou rois, et tous adressaient à leurs sujets des éloges pompeux du grand homme dont ils étaient les mandataires. Il est certain que Louis Bonaparte réussit, d'abord, auprès des Hollandais. Sa femme partagea son succès, et elle se montra tellement douce et affable, que bientôt, je l'ai su par des Français qui les accompagnèrent, son bizarre époux fut jaloux des sentiments qu'on lui témoignait. L'une des prétentions habituelles du caractère de Louis était que toutes choses autour de lui ressortissent de lui seul. De même que son frère, il craignait jusqu'à la moindre indépendance. Après avoir exigé que la nouvelle reine tînt une cour brillante, tout à coup il changea ce qu'il avait d'abord prescrit, et il la réduisit, peu à peu, à une vie très solitaire qui la sépara des peuples sur lesquels elle aussi était appelée à régner. Si j'en crois les récits qui m'ont été faits par des personnes qui n'avaient aucune raison pour les inventer, il reprit, par suite du faux calcul de sa jalouse défiance, l'usage d'un espionnage inquiet dont la reine fut sans cesse le triste objet. Cette jeune femme, toujours malade et profondément mélancolique, s'aperçut que son époux ne voulait point qu'elle partageât avec lui les sentiments qu'il désirait inspirer aux Hollandais. Devenue, par ses chagrins continuels, indifférente à tout succès, elle s'isolait au fond de son palais, où elle vivait à peu près prisonnière, se livrant aux arts qu'elle aimait, et jouissant avec passion de la tendresse extrême qu'elle avait pour son fils aîné. Cet enfant, fort avancé pour son âge, aimait beaucoup sa mère, et son père s'en montrait fort jaloux. Tantôt celui-ci s'efforçait d'obtenir la préférence par des complaisances poussées à l'excès, tantôt il l'effrayait par des scènes violentes, et l'enfant préférait de beaucoup celle près de qui il trouvait du repos et une sorte d'égalité d'habitudes qui ne l'effarouchaient point. Des complaisants gagés, sorte d'hommes qu'on voit naître partout dans les cours, furent chargés de surveiller la reine, et de rendre compte de ce qui se passait autour d'elle. Les lettres qu'elle écrivait furent ouvertes, dans la crainte qu'elle n'écrivît quelque chose sur ce qui se passait dans les États de son mari. Elle m'a assuré qu'elle avait, plus d'une fois, trouvé son secrétaire ouvert, ses papiers dérangés, et qu'elle aurait pu surprendre, si elle l'avait voulu, les agents de la défiance du roi exécutant les recherches qu'il avait ordonnées. Bientôt on s'aperçut que, dans cette cour, on se compromettrait en paraissant compter la reine pour quelque chose, et elle fut aussitôt délaissée. Un malheureux qui se serait adressé à elle pour obtenir une grâce, fût devenu suspect; un ministre qui l'eût entretenue de la moindre affaire, eût déplu. Le climat brumeux de la Hollande augmentait ses maux; elle tomba dans un dépérissement visible pour tous, et dont le roi ne voulut pas d'abord s'apercevoir. Elle me disait, une fois, que la vie qu'elle menait alors lui était si pénible, lui apparaissait si dénuée d'espérances, que souvent, lorsqu'elle habitait l'une de ses maisons de campagne qui n'était point éloignée de la mer, et qu'elle considérait devant elle cet Océan sur lequel les bâtiments anglais régnaient en maîtres, et venaient bloquer les ports, elle souhaitait ardemment que quelque hasard en amenât un sur la rive, et qu'on tentât une descente partielle dans laquelle elle aurait été enlevée prisonnière. Enfin les médecins déclarèrent qu'elle avait besoin des eaux d'Aix-la-Chapelle, et le roi, assez malade aussi, se détermina à aller les prendre avec elle.
Dès cette époque, la Hollande commençait à souffrir beaucoup du système prohibitif auquel l'empereur soumettait tout ce qui dépendait de son empire. Louis Bonaparte, on lui doit cette justice, prit assez promptement les intérêts des peuples qui lui avaient été confiés, et résista, tant qu'il put, aux mesures tyranniques que la politique impériale lui imposait. L'empereur lui en fit des reproches qu'il reçut avec fermeté, et il lutta de manière à s'attacher les Hollandais. C'est une justice qu'ils lui ont rendue.
La Suisse fut soumise aussi à l'obligation de rompre tout commerce avec l'Angleterre, et la saisie des marchandises anglaises commença à s'exécuter partout avec rigueur. Ces mesures fortifiaient à Londres le parti qui voulait que, à quelque prix que ce fût, on tentât de susciter à la France de nouvelles guerres en Europe. Mais M. Fox, qui était alors premier ministre, semblait pencher vers la paix, et ne point rejeter toute tentative de négociations. Pendant cet été, il tomba malade de la maladie dont il est mort, et sa prépondérance s'affaiblit. Les Russes se disputaient encore le terrain avec nos troupes dans quelques parties de la Dalmatie. La grande armée ne rentrait point en France, les fêtes qu'on annonçait se retardaient toujours. Le roi de Prusse semblait enclin à demeurer en repos, mais sa belle et jeune épouse, le prince Louis de Prusse, une partie de la cour, s'efforçaient de lui inspirer le désir de la guerre; on lui montrait pour l'avenir la délivrance de la Pologne, l'agrandissement de la Saxe, le danger de la confédération du Rhin qui se formait; et, il faut en convenir, la conduite de l'empereur justifiait toutes les inquiétudes européennes. La politique anglaise reprenait peu à peu son influence sur l'empereur de Russie. M. de Woronzoff avait été envoyé à Londres, et il entra tellement dans les séductions qu'on employa à son égard, que, tout à coup, le continent fut ébranlé de nouveau. L'empereur de Russie avait envoyé M. d'Oubril à Paris pour y traiter de la paix avec nous. Un traité de paix fut en effet signé entre lui et M. de Talleyrand, le 20 juillet; mais on va voir tout à l'heure que ce traité ne fut point ratifié à Pétersbourg.
À peu près dans ce temps, le général Junot fut nommé gouverneur de Paris.
Le calme le plus profond régnait en France. De moment en moment, les volontés de l'empereur trouvaient moins d'opposition. Une administration pareille, ferme, sévère, et assez équitable, du moins en ce point qu'elle était égale pour tous, régularisait l'exercice du pouvoir et aussi la manière de le supporter. La conscription s'exécutait avec rigueur, mais le peuple n'en murmurait encore que faiblement; les Français n'avaient pas épuisé la gloire comme ils l'ont fait depuis, et, d'ailleurs, les avancements brillants de l'état militaire séduisaient la jeunesse qui, partout, se déclarait pour Bonaparte. Dans les familles nobles même, qui se faisaient un devoir, ou un état, de l'opposition, les enfants commençaient à faiblir devant les opinions de leurs pères, qui peut-être n'étaient point fâchés, en secret, de revenir un peu sur leurs pas, sous prétexte de condescendance paternelle. D'ailleurs, on ne négligeait aucune occasion de signaler la conduite qui devait indiquer que la nation était ramenée à l'ordre naturel. La fête du 15 août étant devenue celle de saint Napoléon, le ministre de l'intérieur écrivit une circulaire à tous les préfets, pour les engager à ne rien épargner dans la célébration de la fête, de ce qui consacrerait, en même temps, et le souvenir impérial et l'époque du rétablissement de la religion. «Nulle fête, disait cette lettre, ne peut inspirer un sentiment plus profond que celle dans laquelle un grand peuple, dans l'orgueil de sa victoire, dans la conscience de son bonheur, célèbre le jour où naquit le souverain à qui il doit sa félicité et sa gloire.»
Il faut le dire sans cesse, et ne point l'oublier pour l'expérience des nations à venir, et des hommes appelés par leur rang, ou leur supériorité, à régner, les uns et les autres, c'est-à-dire les peuples et les rois, ont un grand tort, quand ils se laissent tromper sous les apparences d'un repos donné et accepté, après les grands orages des révolutions. Si ce repos n'a pas fondé un ordre de choses tel que les besoins nationaux l'indiquaient, alors, nul doute que ce repos ne soit qu'un répit imposé par des circonstances plus ou moins impérieuses, répit dont un homme habile s'emparera facilement, mais dont il ne tirera un utile parti que s'il cherche à régulariser avec prudence la marche, jusqu'alors inconsidérée, de ceux qui se confient à lui. Loin de là, Bonaparte, fort et volontaire, ouvrit une grande parenthèse à la révolution française. Il a toujours eu le sentiment que cette parenthèse se fermerait à sa mort, qu'il regardait comme le seul terme possible de sa fortune. Il se saisit des Français, quand ils s'étaient égarés sur toutes les routes, et lorsqu'ils se décourageaient de l'espoir d'arriver au but auquel ils ne laissaient pas d'aspirer encore; leur énergie, devenue un peu vague, parce qu'elle n'osait plus aborder franchement aucune entreprise, se transforma seulement, alors, en ardeur militaire, et c'est la plus dangereuse sans doute, puisque c'est la plus opposée à l'esprit du citoyen. Bonaparte en profita longtemps pour lui, mais il ne prévit pas que, pour soutenir le poids difficile d'une nation devenue craintive, pour un temps, de ses propres mouvements, mais portant au dedans d'elle le besoin d'une grande restauration, il fallait toujours que la victoire marchât à la suite de la guerre, et que les revers produiraient dans les esprits une nature de réflexions toutes dangereuses pour lui.
Il fut bien aussi, je le crois, entraîné par les circonstances qui naquirent des événements journaliers. Mais son parti était pris d'enchaîner, à quelque prix que ce fût, la liberté naissante, et il y employa toute son habileté. On a beaucoup dit, sous l'Empire et depuis sa chute, qu'il avait possédé mieux que qui que ce fût la science du pouvoir. Sans doute, si on la concentre seulement dans la connaissance des moyens de se faire obéir; mais, si le mot science renferme dans sa définition la connaissance claire et certaine d'une chose fondée sur des principes évidents par eux-mêmes ou par des démonstrations21, alors il est certain que Bonaparte ne faisait point entrer dans son système de gouvernement cette portion de principes qui tend à manifester l'estime du souverain à l'égard de ses sujets. Il ne reconnaissait nullement cette concession nécessaire: que tout homme qui veut maîtriser longtemps les autres hommes doit leur donner d'avance de certains droits, de peur que, fatigués un jour de leur inactivité morale, ils ne tentent de les revendiquer. Il ne savait point exciter les passions généreuses, comprendre ou réveiller la vertu, enfin s'exhausser d'autant plus qu'il eût grandi l'espèce humaine.
Homme étrange en tout, il s'estimait très supérieur au reste du monde, et pourtant il craignait toutes les supériorités. Qui, parmi ceux qui l'ont approché, ne lui a pas entendu dire qu'il préférait les gens médiocres? qui n'a pas vu que, lorsqu'il employait un homme doué d'une distinction quelconque, il fallait, pour qu'il lui accordât sa confiance, qu'il eût d'abord cherché son côté faible dont il se hâtait, assez ordinairement, de divulguer le secret? Ne l'a-t-on pas vu attentif à flétrir, et souvent par un tort tout de son invention, ceux qu'il appelait près de lui? Disons-le franchement, Bonaparte, au monde, aux peuples, aux individus, a vendu tous ses dons. Son marché, plutôt imposé qu'offert, parvint à éblouir les parties vaniteuses de la nature humaine, et, par là, égara longtemps des esprits qui ont aujourd'hui peine encore à se réduire aux bornes du possible et de la raison. Une pareille politique peut servir à l'achat de toutes les servitudes; mais, de toute nécessité, il faut qu'elle soit appuyée sur un succès constant.
D'après cela, faudrait-il conclure que les Français sont coupables sans rémission de s'être laissé séduire par un tel maître? la postérité les condamnera-t-elle pour leur imprudente confiance? Je ne le crains pas. Bonaparte, qui se servait indifféremment du bien comme du mal, quand l'un ou l'autre pouvaient lui être utiles, avait trop de supériorité dans l'esprit pour ne pas concevoir qu'on ne fonde rien au milieu du trouble. Aussi commença-t-il par rétablir l'ordre, et ce fut là ce qui nous attacha tous à lui, nous autres pauvres passagers, froissés par tant d'orages! Ce qu'il ne créa que pour l'exploiter à son profit, nous l'acceptâmes avec reconnaissance; nous regardâmes comme le premier de ses bienfaits, comme une garantie de ses autres dons, ce repos social qu'il rétablit, et qui devint le terrain sur lequel il allait élever son despotisme; nous crûmes que l'homme qui restaurait la morale, la religion, les civilisations de toute espèce, qui favorisait les arts, la littérature, qui voulait ordonner la société, avait dans l'âme quelque chose de cette noble inspiration qui conçoit la vraie grandeur, et peut-être, après tout, que notre erreur, déplorable sans doute parce qu'elle l'a si longtemps aidé, dénonce encore plus la générosité de nos sentiments que notre imprudence. Au travers des faiblesses qui égarent l'humanité, c'est pourtant une idée consolante de voir que ceux qui veulent la séduire commencent par feindre d'abord les intentions régulières et ordonnées de la vertu.
Jusqu'au moment de la déclaration de guerre de la Prusse, il ne se passa nul événement bien remarquable. Dans le courant de cet été, on vit arriver à Paris M. de Metternich, ambassadeur d'Autriche, qui a joué un assez grand rôle en Europe, qui a pris part à des événements si importants, qui a fait enfin une si immense fortune, sans pourtant que ses talents s'élèvent, dit-on, au-dessus de l'intrigue d'une politique secondaire. À cette époque, il était jeune, d'une figure agréable. Il obtint des succès auprès des femmes. Un peu plus tard, il parut s'attacher à madame Murat, et il lui a conservé un sentiment qui a soutenu longtemps son époux sur le trône de Naples, et qui peut-être la protège encore dans la retraite qu'elle s'est choisie22.
Dans le mois d'août, on promulgua le décret qui déterminait le nouveau catéchisme de l'Église gallicane. On l'appela le Catéchisme de Bossuet, et on y inséra, avec la doctrine prise en effet dans les ouvrages de l'évêque de Meaux, quelques phrases remarquables sur les devoirs des Français relativement à l'empereur:
Page 55. «Demande:--Quels sont les devoirs des chrétiens à l'égard des princes qui les gouvernent, et quels sont, en particulier, nos devoirs envers Napoléon Ier, notre empereur?
»Réponse:--Les chrétiens doivent aux princes qui les gouvernent, et nous devons en particulier à Napoléon Ier, notre empereur, l'amour, le respect, l'obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l'empire et de son trône. Honorer et servir son empereur est donc honorer et servir Dieu même.
»D.--N'y a-t-il pas des motifs particuliers qui doivent plus fortement nous attacher à Napoléon Ier, notre empereur?
»R.--Oui; car il est celui que Dieu a suscité, dans les circonstances difficiles, pour rétablir le culte public de la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l'ordre public par sa sagesse profonde et active; il défend l'État par son bras puissant, il est devenu l'oint du Seigneur par la consécration qu'il a reçue du souverain pontife, chef de l'Église universelle.
»D.--Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leurs devoirs envers notre empereur?
»R.--Selon l'apôtre saint Paul, ils résisteraient à l'ordre de Dieu même, et se rendraient dignes de la damnation éternelle23.»
Note 23: (retour) «Fallait-il donc croire, dit madame de Staël, que Bonaparte disposerait de l'enfer dans l'autre monde, parce qu'il en donnait l'idée dans celui-ci?» Il y a bien quelque exagération dans cette réflexion, mais celle qui suit me paraît d'une extrême justesse: «Les nations n'ont de piété sincère que dans les pays où l'on peut aimer Dieu et la religion chrétienne de toute son âme, sans perdre, et surtout sans obtenir aucun avantage terrestre, par la manifestation de ce sentiment.»Tant que dura le ministère de M. Fox, Bonaparte, soit qu'il eût quelques données particulières, soit qu'il vît que la politique de ce chef de l'opposition marchait dans un sens opposé à celle de son prédécesseur, se flatta de parvenir à conclure un traité de paix avec l'Angleterre. Outre les avantages qu'il y trouvait apparemment, sa vanité était toujours singulièrement blessée de ce que le gouvernement anglais ne reconnaissait pas sa royauté. Le titre de général que lui donnaient les journaux anglais le choquait toujours. Malgré sa supériorité, il avait bien quelques-unes des faiblesses des parvenus.
Quand Fox tomba malade, le Moniteur annonça qu'il était à craindre que la gravité de sa maladie ne rejetât la politique anglaise dans la complication ordinaire.
Cependant, on vit, tout à coup, éclore le système de la confédération du Rhin. Dans le grand plan féodal de l'empereur, ce système était bien entendu; il augmentait le nombre des feudataires de l'empire français; il propageait la révolution européenne. Mais, s'il est vrai que les vieilles institutions du continent soient arrivées au point où leur décrépitude donne des signes irrécusables de la nécessité de leur chute, il est aussi vrai de dire que le temps est arrivé où elles ne peuvent plus choir au profit du despotisme. Bonaparte n'a pas cessé de vouloir faire la contre-révolution des idées écloses depuis trente ans, seulement dans son intérêt. Une pareille entreprise n'est heureusement pas dans les forces humaines et, du moins, nous lui devons que son impuissance à cet égard a jugé cette importante question.
Les grands duchés d'Allemagne furent donc séparés de l'empire germanique, et l'empereur de France en fut déclaré le protecteur. Les parties contractantes, c'est-à-dire l'Empire et les États confédérés, devaient s'armer tous en cas de déclaration de guerre faite à l'une ou à l'autre. Le contingent de la confédération fut porté à 63 000 hommes; la France en devait fournir 200 000. L'électeur archichancelier de l'empire germanique devenait prince-primat de la confédération, et, à sa mort, l'empereur devait nommer son successeur. L'empereur renouvelait, en outre, la déclaration par laquelle il s'engageait à ne point porter les limites de la France au delà du Rhin; mais, en même temps, il déclarait qu'il n'épargnerait rien pour parvenir à l'affranchissement des mers. Cette déclaration parut dans le Moniteur de cette année, le 25 juillet.
M. de Talleyrand eut en grande partie l'honneur de la formation de cette confédération. Il jouissait alors d'un crédit éclatant, il semblait appelé à rédiger en système ordonné les projets étendus de l'ambition de l'empereur. En même temps, il ne négligeait pas l'accroissement de fortune qu'il devait en retirer. Les princes d'Allemagne payèrent, comme il le fallait, les avantages partiels qu'ils obtinrent dans cet arrangement; et le nom de M. de Talleyrand, toujours uni à des négociations si considérables, acquit de plus en plus en Europe de grandeur et de renommée.
Une des idées favorites de M. de Talleyrand, et qui a paru toujours saine et raisonnable, c'est que la politique française devait tendre à tirer la Pologne du joug étranger, et à en faire une barrière à la Russie, comme un contrepoids à l'Autriche. Il y poussait toujours, de tout le pouvoir de ses conseils. Je l'ai souvent entendu dire que toute la question du repos de l'Europe était en Pologne; il paraît bien que l'empereur le pensait comme lui, mais qu'il n'a pas mis assez de suite dans ce qui pouvait amener la réussite de ce projet, et que des circonstances accidentelles aussi l'ont gêné. Il se plaignait souvent du caractère passionné, mais léger des Polonais: «On ne pouvait, disait-il, les diriger par aucun système.» Ils eussent demandé une préoccupation particulière, et Bonaparte ne pouvait penser à eux qu'en passant. D'ailleurs, l'empereur Alexandre avait trop d'intérêt à gêner cette partie de la politique française, pour demeurer spectateur paisible de ce qu'elle essayerait, et il arriva qu'on n'agit qu'à demi en Pologne, et qu'on perdit tout le parti qu'on aurait pu tirer de là. Toutefois, après quelques affaires partielles entre les Russes et nous, relativement à l'abandon des bouches du Cattaro, les deux empereurs paraissaient s'être entendus, et M. d'Oubril avait été envoyé de Pétersbourg à Paris pour y signer un traité de paix. Notre armée, toujours annoncée, ne rentrait point cependant, soit que Bonaparte s'aperçût déjà de la difficulté de garder en France un si grand nombre de soldats qui eussent fatigué les citoyens, soit qu'il prévît que l'Europe grondait encore, et que la paix ne serait pas de longue durée. On préparait sur la place des Invalides une sorte de bazar où devaient être exposés les produits de l'industrie française; mais on ne parlait plus des fêtes promises à la grande armée. Cette exposition eut lieu en effet, et occupa utilement l'intérêt national.
Au commencement de septembre, Jérôme Bonaparte arriva à Paris. Toutes les tentatives qui avaient été faites sur les colonies n'avaient point réussi, et l'empereur se détournait pour jamais de toute entreprise maritime. Il songea alors à marier son jeune frère à quelque princesse d'Europe, ayant exigé de lui que son premier mariage fût regardé comme non avenu.
En créant la confédération du Rhin, Bonaparte avait déclaré qu'il laissait la liberté aux villes anséatiques. Quand il s'agissait de liberté, il était assez naturel qu'on crût que l'empereur n'en faisait jamais qu'un don provisoire, et les déterminations prises à cet égard achevèrent d'agiter la politique prussienne. La reine et la noblesse excitaient le roi de Prusse à la guerre; aussi avons-nous vu, dans les bulletins de la campagne qui s'ouvrit peu après, cette princesse devenue l'objet des injures, souvent les plus grossières, comparée d'abord à Armide, qui, la torche à la main, cherchait à nous susciter des ennemis. En contraste avec cette comparaison un peu poétique, on trouvait, quelques lignes plus bas, cette phrase d'un style tout différent, et entièrement bourgeoise: «Quel dommage! car on dit que le roi de Prusse est un parfait honnête homme24.» Bonaparte a dit souvent qu'il n'y avait qu'un pas du sublime au ridicule: cela est vrai dans les actions comme dans les paroles, quand on néglige l'art véritable; il faut convenir qu'il le dédaignait un peu trop.
Note 24: (retour) Cette idée, même cette expression, se trouvent souvent dans les lettres de l'empereur durant cette campagne. Ainsi il écrivait à sa femme, le 13 octobre: «Je suis aujourd'hui à Gera, ma bonne amie; mes affaires vont fort bien, et tout comme je pouvais l'espérer. Avec l'aide de Dieu, en peu de jours cela aura pris un caractère bien terrible, je crois, pour le pauvre roi de Prusse, que je plains personnellement, parce qu'il est bon. La reine est à Erfurt avec le roi. Si elle veut voir une bataille, elle aura ce cruel plaisir. Je me porte à merveille; j'ai déjà engraissé depuis mon départ; cependant je fais, de ma personne, vingt et vingt-cinq lieues par jour, à cheval, en voiture, de toutes les manières. Je me couche à huit heures, et je suis levé à minuit; je songe quelquefois que tu n'es pas encore couchée. Tout à toi.» (P. R.)M. Fox mourait en septembre; la partie du ministère anglais qui poussait à la guerre reprenait de la puissance; le ministère russe était changé; un mouvement national agitait la noblesse prussienne; le peuple commençait à y répondre, l'orage se formait, et il creva par le refus que le czar fit, tout à coup, de ratifier le traité signé à Paris par son plénipotentiaire Oubril. Dès ce moment, la guerre fut décidée. Aucun message officiel ne l'annonça, mais on en parla tout haut.
Au commencement de ce mois, j'étais revenue des eaux de Cauterets, et je jouissais délicieusement de me retrouver au milieu de ma famille, quand M. de Rémusat reçut, tout à coup, l'ordre de partir pour Mayence, où l'empereur devait se rendre quelques jours après. Je fus profondément affligée de cette nouvelle séparation. N'ayant aucun des honneurs qui compensent, pour quelques femmes, les souffrances attachées à une union avec un militaire, j'avais peine à me soumettre à des absences ainsi renouvelées sans cesse. Je me souviens qu'après le départ de M. de Rémusat, l'empereur me demanda pourquoi j'avais l'air si triste, et, quand je lui répondis que c'était parce que mon mari m'avait quittée, il se moqua de moi: «Sire, lui dis-je encore, j'ignore tout à fait les jouissances héroïques, et j'avais mis, pour mon compte, ma part de gloire en bonheur.» Il se prit à rire, en disant: «Du bonheur? Ah! oui, il est bien question de bonheur dans ce siècle-ci!»
Avant le départ pour Mayence, je revis M. de Talleyrand. Il me témoigna beaucoup d'amitié. Il m'assura que rien n'était si utile à notre avenir que de voir M. de Rémusat nommé de tous les voyages; mais, comme il vit que j'avais des larmes dans les yeux en l'écoutant, il me parla toujours sérieusement, et je lui sus gré de ne point plaisanter sur une peine, grave pour moi seule, et qui devait paraître légère, au fait, à tout le monde, en comparaison de celle de tant de femmes qui voyaient leurs maris et leurs fils courir à de nouveaux dangers. Il y a dans le caractère de M. de Talleyrand, je dirais plutôt dans son goût, un tact très fin qui le dirige toujours de manière à ne parler à chacun que le langage qui convient; c'est un des grands charmes de sa personne.
Enfin, l'empereur partit tout à coup, le 25 septembre, et sans qu'aucun message au Sénat annonçât les motifs de son absence25. L'impératrice, qui le quittait toujours malgré elle, n'avait d'abord pas pu obtenir de l'accompagner, et seulement elle comptait le rejoindre un peu plus tard; mais elle le pressa tellement, le dernier jour qu'il demeura à Saint-Cloud, que, vers minuit, il céda à ses instances, et la fit monter dans sa voiture près de lui, une seule femme de chambre l'accompagnant. La maison impériale ne la rejoignit que quelques jours après. Il n'était plus question, pour moi, de songer à être de toutes ces courses, ma santé ne me le permettait plus, et je crois pouvoir dire que l'impératrice, accoutumée à la petite jouissance de vanité que lui avait procurée l'entrée à sa cour des dames qui valaient mieux que moi, ramenée à ses anciennes amitiés, me regrettait un peu. Quant à l'empereur, il ne me comptait plus pour grand'chose, et en cela il avait raison. Une femme n'était rien dans sa cour; une femme malade, moins que rien.
Note 25: (retour) Ces départs, ces longues absences de l'empereur étaient fréquents, à un degré qu'on ne se représente pas aujourd'hui. Jamais souverain n'a moins habité sa capitale. Il existe un livre curieux intitulé: Itinéraire général de Napoléon, chronologie du Consulat et de l'Empire, indiquant jour par jour, pendant toute sa vie, le lieu où était Napoléon, ce qu'il y a fait et les événements les plus remarquables qui se rattachent à son histoire, etc., par A.-M. Perrot. Paris, Bistor, 1845. De ce livre, d'une exactitude très suffisante, surtout dans la période de grandeur impériale, on peut conclure que, depuis son avènement au trône jusqu'à l'abdication de 1814, Napoléon n'a passé que 955 jours à Paris, c'est-à-dire moins de trois ans, sur dix années de règne. Il a voyagé, sinon hors de France, du moins loin de Paris et des palais de Saint-Cloud, de la Malmaison, de Compiègne, de Rambouillet ou de Fontainebleau, plus de 1600 jours, c'est-à-dire plus de quatre années, et plusieurs fois son absence a duré six mois de suite. (P. R).Madame Bonaparte m'a souvent conté que son mari avait commencé cette campagne de Prusse avec une sorte de répugnance. Le luxe et l'aisance qui l'environnaient faisaient effet sur lui. Les âpretés de la vie des camps effarouchaient son imagination. D'ailleurs, il n'était pas sans inquiétude: la réputation des troupes prussiennes était grande; on parlait beaucoup de l'excellence de cette cavalerie; la nôtre n'inspirait pas encore de confiance, et les militaires s'attendaient à une forte résistance. Le succès inouï, et si prompt, de la bataille d'Iéna est un de ces miracles qui dérangent toutes les probabilités humaines. Ce succès a confondu l'Europe entière, et constaté la fortune de Bonaparte autant que son habileté, ainsi que la valeur française.
Son séjour à Mayence ne fut pas de longue durée. Les Prussiens étaient entrés en Saxe, il était urgent de les joindre. Ce fut à l'ouverture de cette campagne que l'empereur créa deux compagnies de gendarmes d'ordonnance, dont le vicomte de Montmorency commanda l'une. C'était un appel à la noblesse, afin qu'elle prît part à la gloire, et qu'elle cédât à l'appât d'une apparence de privilège. En effet, quelques gentilshommes s'engagèrent dans ce corps.
Tandis que les grands événements se préparaient, il fut décidé que l'impératrice demeurerait à Mayence, avec la partie de sa cour qui l'avait accompagnée. M. de Rémusat restait auprès d'elle, ayant la surintendance de toute sa maison, et M. de Talleyrand devait aussi demeurer à Mayence, jusqu'à nouvel ordre.
Au moment de quitter cette ville, l'empereur donna à mon mari le spectacle d'une scène dont celui-ci fut dans l'instant très frappé. M. de Talleyrand se trouvait dans le cabinet de l'empereur, M. de Rémusat y recevait les derniers ordres; c'était le soir, et les voitures étaient attelées; l'empereur dit à mon mari d'aller chercher sa femme; celui-ci la ramena un moment après. Elle pleurait beaucoup. L'empereur, touché de ses larmes, la pressa longtemps dans ses bras, paraissant avoir peine à s'en séparer. Il éprouvait une émotion assez vive, M. de Talleyrand semblait aussi fort préoccupé. L'empereur, tenant sa femme serrée contre lui, s'approcha de M. de Talleyrand, lui tendant la main, il les entoura tous deux dans ses bras, et, s'adressant à M. de Rémusat: «Il est pourtant bien pénible, lui dit-il, de quitter les deux personnes qu'on aime le mieux.» Et, en répétant ces paroles, l'espèce d'attendrissement nerveux qu'il éprouvait augmenta tellement, que les larmes le gagnèrent, et, presque aussitôt, il eut quelques convulsions qui devinrent assez fortes pour lui causer un vomissement. Il fallut l'asseoir, lui faire prendre de l'eau de fleur d'oranger; il répandait des larmes. Cet état dura un quart d'heure. Après, il parvint à se rendre maître de lui, et, se relevant tout à coup, il serra la main de M. de Talleyrand; il embrassa sa femme une dernière fois, et dit à M. de Rémusat: «Les voitures sont là, n'est-ce pas? avertissez ces messieurs, et marchons.»
Quand, au retour, mon mari me conta cette scène, il me causa une sorte de joie. La découverte de la puissance que les sentiments naturels pouvaient exercer quelquefois sur Bonaparte me paraissait toujours comme une victoire à laquelle chacun de nous devait prendre sa part d'intérêt. Il quitta Mayence le 2 octobre, à neuf heures du soir.
Rien n'avait encore été annoncé au Sénat, mais tout le monde s'attendait à une guerre violente. Cette guerre était nationale de la part des Prussiens, et en effet, en la déclarant, le roi avait cédé au voeu ardent de toute sa noblesse et d'une partie de son peuple. D'ailleurs, les bruits qui s'étaient répandus sur la fondation d'un royaume de Pologne inquiétaient les souverains. Il s'agissait de faire une ligue du Nord formée de tous les États que la confédération du Rhin n'embrasserait pas. La jeune reine exerçait de l'empire sur son époux; elle avait une grande confiance au prince Louis de Prusse, qui désirait vivement cette occasion de se distinguer. Ce prince était brave, aimable, plein de goût pour les arts; il communiquait son ardeur à toute la jeune noblesse. L'armée prussienne, forte et belle, inspirait une extrême confiance à cette nouvelle coalition; sa cavalerie passait pour la meilleure de l'Europe. Quand on voit avec quelle facilité tout cela fut dispersé, il faut croire que les chefs de l'armée furent très inhabiles, et que le vieux prince de Brunswick, une seconde fois, dirigea mal les généreux courages qui furent confiés à ses ordres.
À l'ouverture de cette campagne, il fut facile de s'apercevoir que déjà, en France, on éprouvait quelque fatigue de voir la guerre remettre si souvent en question les destinées générales et particulières. Le mécontentement se devinait à l'expression triste des physionomies, et on pouvait conclure que l'empereur aurait besoin de faire des miracles pour échauffer un intérêt qui se refroidissait un peu. En vain, les journaux étaient pleins d'articles qui peignaient la joie des conscrits en s'enrôlant dans tous les départements; personne n'était dupe de cette joie, et même ne croyait devoir feindre d'y croire. Paris retomba dans cette morne tristesse où la guerre met toujours les capitales, tant qu'elle dure. On admira, par cette exposition dont j'ai parlé, les progrès de notre industrie, mais ce n'est pas avec de la curiosité seule qu'on excite les sentiments nationaux, et, quand les citoyens sont étrangers absolument à la marche de leur gouvernement, ils ne regardent que comme un spectacle les progrès que ses actes font faire à leur civilisation. En France, nous commencions à sentir quelque chose de mystérieux dans la conduite de Bonaparte à notre égard; nous apercevions que ce n'était pas pour nous qu'il agissait, et que les apparences d'une prospérité, plus brillante que solide, étaient, en effet, ce qu'il voulait de nous, afin qu'elles l'entourassent d'un nouvel éclat. Je me souviens d'avoir écrit à mon mari pendant cette campagne: «La situation des choses, la disposition des esprits sont bien changées; les miracles militaires de cette année ne font pas la moitié tant d'effet que ceux de l'autre. Je ne retrouve plus ici l'enthousiasme qu'a excité la bataille d'Austerlitz26.» L'empereur lui-même s'en aperçut; car, lorsque, après le traité de Tilsit, il fut de retour à Paris, il disait: «La gloire militaire s'use vite pour les peuples modernes. Cinquante batailles ne produisent guère plus d'effet que cinq ou six. Je suis et serai toujours pour les Français bien plutôt l'homme de Marengo, que celui d'Iéna et de Friedland.»
Note 26: (retour) Les lettres de ma grand'mère témoignent, en effet, du grand changement qui s'était fait dans l'opinion, au sujet des succès militaires de l'empereur. La publication de ces lettres aura, je pense, un intérêt véritable, même en dehors des révélations politiques. Je réserve pour un avenir prochain cette publication; mais je pourrais appuyer, par des citations nombreuses, ce qui est dit ici, et dans les chapitres précédents, malgré la réserve qu'imposaient les indiscrétions de la poste. Voici, par exemple, ce qu'elle écrivait à son mari pendant cette campagne de Prusse, deux mois après la bataille d'Iéna, et avant celle d'Eylau, le 12 décembre 1806: «Nous devons être bien prudents en correspondance, et, si j'ose dire, je trouve que vous vous laissez aller un peu dans la vôtre, et qu'il y a quelquefois certaines phrases philosophiques qui peuvent se prendre en mauvaise part. C'est un chagrin de plus de ne pouvoir même s'épancher en liberté à cette distance; mais il faut se résigner à tous les sacrifices, et espérer que celui-ci nous donnera une longue paix. La paix! On ne l'espère guère ici. Il y a un découragement, et un mécontentement général. On souffre et on se plaint hautement. Cette campagne ne produit pas le quart de l'effet qu'a produit l'autre. Nulle admiration, pas même d'étonnement, parce qu'on est blasé sur les miracles. Les bulletins sont tous reçus sans applaudissements aux théâtres; enfin l'impression générale est bien pénible. Je dirais même qu'elle est tout à fait injuste, car, enfin, il y a des cas où les événements entraînent, même les hommes les plus forts, plus loin qu'ils ne voudraient, et mon esprit se refuse à croire qu'une tête supérieure ne veuille trouver de gloire que dans la guerre. Ajoutez à cela la conscription, et ce nouvel arrête sur le commerce. La malveillance fait argent de tout, et juge sans raison; on ne veut voir que de la colère dans ces mesures. Je suis loin d'oser les juger, mais je sens qu'en dépit de tout ce que j'entends, j'ai besoin d'admirer, et de me fier à la puissance qui traîne après elle la destinée de tout ce qui m'est cher.» Cette lettre, on le voit, n'avait pas été confiée à la poste, mais était apportée par un ami. Mais, même en correspondant par la voie régulière, on se laissait aller à montrer ses émotions, ses défiances, presque l'horreur qu'inspirait un tel régime. La crainte, parfois, reprenait cependant, et, dans une des lettres qui précédaient celle-ci, ma grand'mère s'excusait de ne pouvoir envoyer à son mari, comme trop imprudente, une lettre de son fils Charles, âgé de neuf ans. Le jeune écolier, en effet, citait ce vers de Phèdre: Humiles laborant ubi potentes dissident, et se permettait cette phrase: «Je n'aime pas Philippe, parce qu'il a trop d'ambition.» (P. R.)Les projets de l'empereur sur l'Europe s'agrandissant toujours, il lui importait de plus en plus de centraliser son administration, afin que les rayons de sa volonté, partis d'un même point, pussent être portés rapidement là où il voulait qu'ils se dirigeassent. À peu près certain de la soumission du Sénat, amoindrissant chaque jour l'importance du Corps législatif, décidé sans doute intérieurement à saisir la première occasion de se débarrasser du Tribunat, il confiait un pouvoir plus étendu à son conseil d'État composé d'hommes forts par l'esprit, et sur le caractère desquels il exerçait une influence directe. Par un nouveau décret de cette époque, il créa une commission des pétitions au conseil d'État, composée de conseillers, de maîtres des requêtes et d'auditeurs, qui se réunissaient trois fois la semaine, et dont le travail devait lui être porté. MM. Molé et Pasquier, tous deux maîtres des requêtes, furent nommés membres de cette commission. Tous deux étaient entrés dans les affaires en même temps, tous deux, quoique d'un âge fort différent27, avec de beaux noms de magistrature, des relations de société pareilles, un zèle égal et une ambition semblable, se faisaient peu à peu connaître dans ce nouveau gouvernement. Cependant, l'empereur montrait déjà plus de goût pour M. Molé. Il exerçait de l'empire sur sa jeunesse, qui, toute grave qu'elle était, ne pouvait cependant échapper à l'enthousiasme. Il se flattait de façonner ses idées à son gré, et il y parvint assez bien, tandis qu'il profitait des dispositions parlementaires qu'il retrouvait dans l'esprit de M. Pasquier. «J'exploite l'un, disait-il quelquefois, et je crée l'autre.» Je cite ce mot pour prouver encore combien son goût le portait à appliquer l'analyse à sa conduite envers tout le monde.
On vit à Paris, dans l'automne de cette année, des courses de chevaux, décrétées par l'empereur lui-même, lorsqu'il n'était encore que consul. En vérité, la France était devenue un grand parterre assemblé, devant lequel on donnait des représentations de tout genre, à cette condition seulement que les mains ne se lèveraient que pour applaudir.
Enfin, le 4 octobre, le Sénat fut convoqué. L'archichancelier, comme par le passé, comme il était réglé pour l'avenir, vint annoncer la guerre par un discours insignifiant et pompeux. Il lut ensuite une lettre de l'empereur, datée de son quartier général, qui déclarait le roi de Prusse l'agresseur, qui déplorait l'influence du génie du mal venant sans cesse troubler le repos de la France, et qui annonçait que l'envahissement de la Saxe l'avait forcé de marcher rapidement en avant. Cette lettre était accompagnée du rapport officiel du ministre des affaires étrangères, qui ne pouvait trouver aucune cause raisonnable à la guerre, qui s'étonnait si la liberté accordée aux villes anséatiques avait inquiété le gouvernement prussien, et qui citait une note de M. de Knobelsdorff, nouveau chargé d'affaires de Prusse. Il se répandit que, quelque temps auparavant, M. de Lucchesini, dévoué, disait-on, à l'Angleterre, avait effrayé la cour par des rapports peu fondés sur les projets de monarchie universelle du gouvernement français. L'empereur, instruit de ces démarches, avait demandé le rappel de M. de Lucchesini. M. de Knobelsdorff le remplaçait, mais ce changement ne produisit rien; les deux cabinets se brouillèrent de plus en plus; l'empereur partit; le ministre prussien reçut une dernière note de son souverain, qui demandait l'évacuation prompte de toute l'Allemagne par les troupes françaises, et qui exigeait que la ratification de cette demande fût envoyée au quartier général du roi de Prusse, le 8 octobre. M. de Knobelsdorff dépêcha cette note à M. de Talleyrand, encore à Mayence, qui l'envoya à l'empereur déjà à Bamberg.
Dans le premier bulletin qui rend compte de l'ouverture de cette campagne, voici ce qui est raconté à cette occasion: «Le 7, l'empereur a reçu un courrier de Mayence porteur de la note de M. de Knobelsdorff, et d'une lettre du roi de Prusse de vingt pages qui n'était qu'un mauvais pamphlet, dans le genre de ceux que le cabinet anglais fait faire par ses écrivains à 500 livres sterling par an. L'empereur n'en acheva point la lecture, et dit aux personnes qui l'entouraient: «Je plains mon frère le roi de Prusse: il n'entend pas le français, il n'a sûrement pas lu cette rhapsodie.» Puis il dit au maréchal Berthier: «Maréchal, on nous donne un rendez-vous d'honneur pour le 8, jamais un Français n'y a manqué. Mais, comme on dit qu'il y a une belle reine qui veut être témoin des combats, soyons courtois, et marchons, sans nous coucher, vers la Saxe.»
Les hostilités commencèrent, en effet, le 8 octobre 1806.
La proclamation de l'empereur à ses soldats portait, comme toutes les autres, l'empreinte de cette manière qui n'appartient réellement à aucun siècle, et qui lui est particulière:
«Marchons donc, disait-il, puisque la modération n'a pu les faire sortir de cette étonnante ivresse. Que l'armée prussienne éprouve le même sort qu'elle subit il y a quatorze ans. Qu'ils apprennent que, s'il est facile d'acquérir un accroissement de domaines et de puissance, avec l'amitié du grand peuple, son inimitié, qu'on ne peut provoquer que par l'abandon de tout esprit de sagesse et de raison, est plus terrible que les tempêtes de l'Océan.»
Au même moment, le roi de Hollande, Louis Bonaparte, revint à la Haye pour assembler les états, et leur demander une loi qui ordonnât le payement par anticipation d'une année de l'impôt territorial. Après avoir obtenu cette loi, il alla porter son quartier général sur les frontières de son royaume. Ainsi les Hollandais, à qui on avait annoncé une belle suite de prospérités, pour récompense du sacrifice de leur liberté, se voyaient frappés, dès la première année, de la crainte de la guerre, d'un doublement d'impôts, et du blocus continental, qui neutralisait leur commerce.
Madame Louis Bonaparte vint joindre sa mère à Mayence, et parut respirer en se retrouvant au milieu des siens. La jeune princesse de Bade y vint aussi; elle était encore à cette époque dans une assez grande froideur avec son époux. L'impératrice eut la visite du prince primat, et de quelques souverains de la Confédération. La vie qu'elle menait à Mayence était donc assez brillante par les personnages marquants que sa présence y attirait. Elle eût préféré à tout de suivre partout l'empereur, qu'elle aimait à surveiller; mais, quand elle lui écrivait pour le joindre, il lui répondait: «Je ne puis t'appeler près de moi; je suis l'esclave de la nature des choses et de la force des circonstances; attendons ce qu'elles décideront.»28
Note 28: (retour) Cette lettre ne se trouve point dans la Correspondance générale de Napoléon Ier publiée sous le second empire. Mais les lettres qui y sont insérées, pour cette époque, ressemblent fort à celle-ci, pour la forme et le fond. C'était, d'ailleurs, le sujet ordinaire des lettres de l'empereur à Joséphine, pendant toutes ses campagnes. Voici, par exemple, ce qu'il lui écrivait de Varsovie quelques mois plus tard, le 23 janvier 1807. «Je reçois ta lettre du 15 janvier. Il est impossible que je permette à des femmes un voyage comme celui-ci: mauvais chemins, chemins peu sûrs et fangeux. Retourne à Paris, sois-y gaie, contente; peut-être y serai-je aussi, bientôt. J'ai ri de ce que tu me dis que tu as pris un mari pour être avec lui; je pensais, dans mon ignorance, que la femme était faite pour le mari, le mari pour la patrie, la famille et la gloire. Pardon de mon ignorance; l'on apprend toujours avec nos belles dames. Adieu, mon amie; crois qu'il m'en coûte de ne pas te faire venir. Dis-toi: «C'est une preuve combien je lui suis précieuse.» (P. R.)L'impératrice, agitée par les dangers qu'allait de nouveau courir son époux, ne trouvait pas autour d'elle des personnes qui répondissent affectueusement à ses inquiétudes. Elle avait emmené des dames qui appartenaient par leurs noms à des souvenirs qu'elles croyaient avoir le droit de conserver dans la nouvelle cour; et elles se permettaient des discours un peu opposés à la guerre qu'on entreprenait, et surtout elles gardaient un intérêt assez naturel pour cette belle reine, qui devint bientôt l'objet d'injures publiées dans chaque bulletin. La mort du prince Louis de Prusse, que quelques-unes des dames du palais, émigrées autrefois, avaient connu, les affligea, et il se forma autour de notre souveraine une petite opposition dédaigneuse, à la tête de laquelle madame de la Rochefoucauld se mit volontiers. M. de Rémusat, chargé de la surveillance de cette petite cour, recevait les plaintes de l'impératrice, qui, vivant toujours assez oisivement, était accessible au bruit désagréable de tant de paroles inutiles qu'elle aurait dû dédaigner. Il l'engageait à s'en peu soucier, et aussi à n'en faire aucune confidence à l'empereur, qui eût attaché à tout cela une importance peu nécessaire. Mais madame Bonaparte, blessée, écrivait tout à son mari, et, plus tard, M. de Talleyrand, présent à ces orages, qui pouvaient si facilement se dissiper, en voulut amuser l'empereur, qui ne pensa nullement à prendre la chose gaiement. Je me suis arrêtée sur ce sujet pour pouvoir dire plus tard ce qui nous en advint, à nous personnellement.
Toutefois cette vie tracassière et vide, quoique active, d'une cour ennuyait profondément mon mari. Il s'amusait à apprendre l'allemand «pour, m'écrivait-il, mettre au moins dans sa journée une occupation qui pesât quelque chose.» Il trouvait aussi, de plus en plus, du charme dans la société de M. de Talleyrand, qui le recherchait, lui témoignait confiance et réellement amitié. Toutes les fois qu'on prête à M. de Talleyrand la moindre apparence d'un sentiment, on est obligé d'accompagner son assertion de quelque mot affirmatif qui annonce qu'on a prévu le doute qu'elle inspirerait, et les jugements du monde sont sévères à son égard, ou tout au moins trop absolus. Je l'ai vu capable d'affection, et j'ose dire que, s'il avait sur ce point tout à fait trompé mon âme, je ne me serais point attachée de si bonne foi à lui.
Pendant ce temps, moi, je vivais très paisiblement à Paris, auprès de ma mère, de ma soeur et de mes enfants, recevant une société distinguée, accueillant un bon nombre de gens de lettres, que l'autorité de mon mari sur les spectacles attirait chez moi. Il n'y avait que la princesse Caroline, duchesse de Berg, qui demandait qu'on lui rendît quelques devoirs. Elle habitait l'Élysée, et y tenait un assez grand état; on lui faisait des visites, ainsi qu'à l'archichancelier Cambacérès; on passait de temps à autre chez les ministres, et, le reste du temps, on vivait en paix. Les nouvelles étaient reçues sans enthousiasme, mais non sans intérêt, parce que les familles tenaient toutes, plus ou moins, à quelques militaires.
La certitude que la haute police planait sans cesse sur tous les salons s'opposait à toute réflexion; on se concentrait donc dans une préoccupation secrète, qui tenait chacun assez isolé, et qui convenait à l'empereur.
Il arriva pourtant, pendant cette campagne, un petit incident qui amusa Paris durant quelques semaines. Le 23 octobre, le cardinal Maury fut choisi par la classe de l'Institut à laquelle on a rendu le nom d'Académie française, pour succéder à M. Target. Quand il fut question de le recevoir, on s'avisa tout à coup de demander si on lui donnerait, en lui parlant, le titre de monseigneur; il se trouva une grande opposition. Avant la Révolution, la même discussion s'était élevée déjà une fois. D'Alembert et l'Académie du temps avaient réclamé sur les droits de l'égalité dans le sanctuaire des lettres; et cette Académie, en 1806, devenue le côté droit, opinait pour accorder le monseigneur, contre l'opinion de l'autre côté, à la tête duquel on voyait Régnault de Saint-Jean-d'Angély, son beau-frère Arnault, Chénier, etc. Le débat devint si vif, le cardinal déclara avec tant d'aigreur qu'il ne se présenterait point, si on ne lui rendait pas ce qui lui était dû; la difficulté de prendre librement une décision quelconque était si grande, qu'on se détermina à en référer à l'empereur lui-même, et cette vaniteuse discussion lui fut portée sur les champs de bataille. Cependant, quand le cardinal rencontrait quelques membres de l'Institut qui lui étaient opposés, il les attaquait par des paroles violentes. Une fois, se trouvant à dîner chez madame Murat, il s'établit une querelle assez amusante entre lui et M. Régnault; j'en fus témoin; et, dès que les premières paroles furent dites, le cardinal engagea M. Régnault à passer dans un autre salon; M. Régnault y consentit, à condition que quelques personnes le suivissent. Le cardinal, piqué, commença à s'échauffer beaucoup: «Vous ne vous rappelez donc pas, disait-il, qu'à l'Assemblée constituante, monsieur, je vous ai appelé petit garçon.--Ce n'est pas une raison, répondait l'autre, pour que nous vous donnions aujourd'hui une marque de respect.--Si je me nommais Montmorency, reprenait le cardinal, je me moquerais de vous; mais mon talent seul me porte à l'Académie, et, si je vous cédais sur le monseigneur, le lendemain vous me traiteriez de camarade.» M. Régnault rappelait qu'une seule fois l'Académie française avait cédé à l'usage du monseigneur, et que ce fut à l'égard du cardinal Dubois, qui fut reçu par Fontenelle: «Mais, ajoutait-il, les temps sont bien changés.» J'avoue qu'en regardant le cardinal Maury, j'osais penser, un peu, que les hommes ne l'étaient pas beaucoup. Enfin ce débat devint assez vif; on le manda à l'empereur, qui fit donner l'ordre aux académiciens d'accorder le monseigneur au cardinal. Aussitôt, tout le monde se soumit, et l'on n'en parla plus.
CHAPITRE XXII.
(1806-1807.)
Mort du prince Louis de Prusse.--Bataille d'Iéna.--La reine de Prusse et l'empereur Alexandre.--L'empereur et la Révolution.--Vie de la cour à Mayence.--Vie de Paris.--Le maréchal Brune.--Prise de Lubeck.--La princesse de Hatzfeld.--Les auditeurs au conseil d'État.--Souffrances de l'armée.--Le roi de Saxe.--Bataille d'Eylau.
L'empereur avait quitté Bamberg, et se hâtait de voler au secours du roi de Saxe. Nos armées, réunies toujours avec cette étonnante promptitude qui déjouait toutes les combinaisons étrangères, marchaient au-devant de l'ennemi. Les premières affaires eurent lieu à Saalfeld, entre le maréchal Lannes et l'avant-garde du prince de Hohenlohe commandée par le prince Louis de Prusse. Ce dernier, brave jusqu'à l'imprudence, se battit en soldat; s'étant pris corps à corps avec un simple maréchal des logis, et refusant de se rendre, il tomba sur le champ de bataille, percé de coups. Sa mort ébranla la confiance des Prussiens, et anima celle de nos guerriers. «Si les derniers instants de sa vie, dit le bulletin impérial, ont été ceux d'un mauvais citoyen, sa mort est glorieuse et digne de regrets. Il est mort comme doit désirer de mourir tout bon soldat29.»
Note 29: (retour) Il paraît certain qu'il ne fut tué que pour avoir voulu sauver la vie à un de ses amis. Ceux qui l'ont approché disent qu'il n'avait qu'un défaut: c'était d'être jaloux de toute espèce de succès. Cette faiblesse est assez commune dans les princes; le mérite qui leur est utile a besoin souvent de se faire pardonner. Le prince Louis était neveu du roi de Prusse.Je ne sais si ce prince a passé en Prusse pour avoir préféré sa propre gloire à l'intérêt de son pays, en excitant cette guerre. Peut-être était-il imprudent de la commencer alors, et sans doute il eût fallu le faire lors du soulèvement de la coalition de l'année précédente; pourtant le sentiment du prince Louis était encore, alors, partagé par une grande portion de sa nation.
Durant quelques jours, les bulletins rendirent compte de plusieurs affaires partielles qui n'étaient que le prélude de la grande bataille du 14 octobre. On y représentait la cour de Prusse dans un grand trouble, et on y donnait, en passant, un conseil tout despotique aux princes qui se jettent dans l'hésitation, en consultant la multitude sur les grands intérêts politiques, trop au-dessus de sa portée. Comme si les nations, au point où elles sont arrivées aujourd'hui, pouvaient consentir longtemps à confier à leurs chefs l'argent levé sur elles et les hommes pris dans leurs rangs, sans s'informer des causes de l'emploi qu'on fait et de l'un et des autres! Oui, sans doute, Bonaparte a arrêté d'une main de fer les progrès, révolutionnaires par leurs formes, libéraux et utiles dans les principes, que cette époque devait nécessairement faire faire aux hommes de toutes classes. Mais c'est peut-être parce qu'il a un moment élevé cette digue inattendue, qu'aujourd'hui les peuples paraissent montrer une disposition un peu trop précipitée à reconquérir tous leurs droits.
Le 14 octobre, les deux armées se joignirent et cette grande bataille, en peu d'heures, détermina le sort du roi de Prusse. Cette cavalerie si redoutable ne tint pas contre notre infanterie. La confusion des ordres en mit dans les manoeuvres; un grand nombre de Prussiens furent tués ou pris30; des généraux demeurèrent sur le champ de bataille; le prince de Brunswick fut blessé gravement, le roi obligé de fuir, enfin la déroute complète. Nos bulletins furent remplis des éloges du maréchal Davout, qui, en effet, contribua fort au succès de la journée, ce que l'empereur ne craignit pas d'avouer. Il n'était pas dans sa coutume de rendre toujours également justice à tous ses généraux. Lorsqu'à son retour l'impératrice l'interrogea sur les louanges qu'il avait fait imprimer relativement au maréchal Davout, dans cette occasion: «Eh! lui répondit-il en riant, je puis tant que je voudrai lui donner sans danger de la gloire, il ne sera jamais assez fort pour la porter.»
Note 30: (retour) Voici de quelle façon l'empereur rendait compte à l'impératrice de la bataille d'Iéna, sur le champ de bataille même, le 15 octobre 1806: «Mon amie, j'ai fait de belles manoeuvres contre les Prussiens. J'ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient cent cinquante mille hommes; j'ai fait vingt mille prisonniers, pris cent pièces de canon, et des drapeaux. J'étais en présence et près du roi de Prusse; j'ai manqué de le prendre, ainsi que la reine. Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille. Adieu, mon amie; porte-toi bien et aime-moi. Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser, ainsi qu'à Napoléon et au petit.» (P. R.)Il arriva, le soir de cette bataille, une aventure assez piquante à M. Eugène de Montesquiou31. Il était officier d'ordonnance; l'empereur l'envoya au roi de Prusse avec une lettre dont je parlerai plus bas. On le garda au quartier général prussien toute la journée; on n'y doutait point de la défaite des Français, on voulait l'en rendre témoin. Il fut, en effet, spectateur inactif mais agité de l'événement. Les généraux, et particulièrement Blücher32, affectaient de donner des ordres inquiétants devant lui. Vers le soir, ce jeune homme, entraîné par les fuyards, chercha à rejoindre notre armée. Dans sa course, il rencontra deux Français qui se joignirent à lui; à eux trois, ils vinrent à bout de s'emparer de dix-huit Prussiens débandés qu'ils ramenèrent en triomphe à l'empereur; cette petite prise l'amusa beaucoup.
La bataille d'Iéna fut suivie d'une de ces marches rapides que Bonaparte savait si bien imposer à son armée, dès qu'elle avait vaincu. Personne n'a jamais su mieux que lui profiter de la victoire; il étourdissait l'ennemi, en ne lui laissant pas le temps de respirer.
La ville d'Erfurt capitula le 16; le roi de Saxe fut un peu admonesté d'avoir cédé au roi de Prusse, en lui ouvrant ses États, et en prenant part au commencement de cette guerre, mais on lui renvoya ses prisonniers. Le général Clarke fut gouverneur d'Erfurt.
Tous les bulletins de cette époque ont un caractère plus remarquable que les autres. Bonaparte était irrité d'avoir été trompé par l'empereur Alexandre; il avait cru pouvoir compter sur l'éternelle neutralité de la Prusse; il se blessait de l'influence anglaise sur le continent; sa mauvaise humeur perçait à chacune des phrases qu'il dictait. Il attaquait tour à tour le gouvernement anglais, la noblesse prussienne qu'il voulait dénoncer au peuple, la jeune reine33, les femmes, etc. De grandes et belles expressions, souvent poétiques, venaient, sans transition, se perdre dans une suite d'injures grossières et communes. Il satisfaisait ses petites passions, mais il se dégradait dans ses opinions particulières, et surtout il choquait le bon goût parisien. Nous commencions à nous accoutumer aux miracles militaires, et la critique s'accrochait, pour ainsi dire, à la forme dans laquelle ils nous étaient transmis. Après tout, cette attention que donnent les peuples aux paroles des rois n'est pas si puérile qu'on le pense. Les paroles des souverains dévoilent souvent leur caractère encore plus que leurs actions, et, pour des sujets, le caractère du prince a la première de toutes les importances.
Le roi de Prusse, poussé l'épée dans les reins, demanda un armistice qui lui fut refusé, et cependant la ville de Leipzig fut prise. Les Français traversèrent le champ de bataille de Rosbach, et la colonne qui rappelait notre défaite fut enlevée et envoyée à Paris.
Le 22 octobre, M. de Lucchesini vint à notre quartier général. Il apporta une lettre du roi de Prusse, que le secret ordonné dans les affaires diplomatiques, disait le Moniteur34, ne permet point de publier. «Mais, ajoutait le journal, la réponse de l'empereur a été trouvée si belle, qu'il en a couru quelques copies, et nous allons donner celle qui est tombée dans nos mains.»
Toutes les déterminations de l'empereur, depuis les plus grandes jusqu'aux plus petites, semblaient toujours appuyées sur cette raison de la fable de la Fontaine: Parce que je m'appelle Lion.
«Les Prussiens s'étonnent de l'activité de la poursuite; ces messieurs étaient sans doute accoutumés aux manoeuvres de la guerre de Sept ans.» Et, lorsqu'ils voulaient demander trois jours, pour enterrer leurs morts: «Songez aux vivants, a répondu l'empereur, et laissez-nous le soin d'enterrer les morts, il n'y a pas besoin de trêve pour cela35.»
Note 35: (retour) À cette époque M. Daru, intendant de la maison de l'empereur, fut nommé intendant de l'armée. La Prusse conserve aujourd'hui encore le souvenir de la manière sévère dont il leva partout les contributions. Il a laissé dans ce pays une réputation terrible, et, pourtant, qui l'aura connu, dira que c'est un homme dont les opinions ne sont point violentes, aimant les lettres, et qui s'est fait des amis. Mais, alors, la soumission paraissait le premier des devoirs. L'empereur la voulait dans le fond et dans la forme. Les qualités ou les vices des maîtres développent les unes ou les autres chez leurs sujets.Le 24 octobre, l'empereur arriva à Potsdam. On pense bien qu'il visita Sans-Souci, et que les souvenirs du grand Frédéric durent se retrouver dans les bulletins. Le bel empereur et la jolie reine y reçurent encore de nouveaux affronts, ce qui nous annonça que la guerre avec la Russie suivrait celle avec la Prusse, et nous consterna à Paris. Les nouvelles étaient lues publiquement sur le théâtre, mais n'excitaient plus guère que quelques applaudissements gagnés. «La guerre, toujours la guerre, voilà donc où nous sommes réduits!» et cette parole, prononcée avec plus ou moins d'amertume, attristait les personnes attachées à l'empereur, et qui pourtant n'y pouvaient répondre.
Ce même jour, 25 octobre, la citadelle de Spandau se rendit.
On joignit à tous ces récits la lettre d'un prétendu soldat, écrite d'une ville du duché de Brunswick. On y louait avec enthousiasme la valeur française, on la représentait comme une suite du système militaire qui dirigeait nos armées: «Il n'est pas moins vrai, disait-on, qu'un soldat qui peut se dire: «Il n'est pas impossible que je devienne maréchal d'Empire, prince ou duc, ainsi que tout autre,» doit être encouragé par cette pensée. À Rosbach, c'était tout différent. Alors étaient à la tête de l'armée française des gens de qualité qui ne devaient leur rang qu'à la naissance et à la protection d'une Pompadour, et qui commandaient à des soi-disant soldats, sur la trace desquels, après leur défaite, on ne trouva que des bourses à cheveux et des sacs à poudre.»
Enfin, quand l'empereur fut entré dans Berlin, le 27 octobre, au milieu des plus nombreuses acclamations, il soulagea son mécontentement contre ceux des grands seigneurs prussiens qui se présentèrent à lui. «Mon frère, le roi de Prusse, dit-il, a cessé d'être roi, le jour où il n'a pas fait pendre le prince Louis, lorsqu'il a été assez osé pour aller casser les fenêtres de ses ministres36.» Il adressa ces dures paroles au comte de Nesch: «Je rendrai cette noblesse de cour si petite, qu'elle sera obligée de mendier son pain.»
En proférant et publiant ces paroles violentes, l'empereur, non seulement satisfaisait sa colère contre les instigateurs de cette guerre, mais encore il croyait remplir ainsi les engagements qu'il avait été forcé de prendre avec notre révolution. Quoiqu'il fût un contre-révolutionnaire déterminé, il lui fallait bien, de temps en temps, rendre quelque hommage aux idées qui, par une fatale déviation, avaient produit son avènement. Un désir égaré de l'égalité, un noble besoin de la liberté, furent les causes de nos discordes civiles, il le savait; mais, dévoré de la soif de commander, et évitant de nous encourager à cette liberté qui, si on vient à bout de la fonder, sera la plus honorable conquête de l'époque où nous vivons, dans le marché qu'il lui fallait conclure avec son temps, il se bornait à préconiser l'égalité. Premièrement, il sentait qu'il ne l'atteindrait plus. D'ailleurs, le désir immodéré du nivellement, excité par l'exaltation des parties les moins généreuses de notre nature, s'irrite à la vue d'une supériorité quelconque. Par cela même qu'il trouble notre raison, ce désir nous met dans un état dont un homme fort peut facilement profiter pour nous subjuguer. Tandis que l'amour de la liberté, au contraire, est un sentiment exempt de toute personnalité, qui tend vers la civilisation la plus parfaite. Il est donc prouvé qu'un souverain généreux devrait aujourd'hui cultiver ce beau penchant des peuples; mais il est reconnu que Bonaparte ne voulait grandir que son pouvoir. Pour y réussir, tantôt, oubliant son origine, il parlait et agissait comme un roi par la grâce de Dieu, et, pour ainsi dire, toutes ses paroles devenaient féodales; tantôt il se livrait à un certain jacobinisme, sachant bien qu'il y a despotisme partout où il y a exagération de système, et, alors, il insultait les rois légitimes, il flétrissait les souvenirs, il dénonçait la noblesse aux plébéiens de tout pays. Jamais il ne s'est avisé de constater nulle part les vrais droits des nations; et cette aristocratie modeste des lumières et d'une noble civilisation lui déplaisait bien plus, au fond, que celle des titres et des privilèges qu'il exploitait à son gré.
Le 29 octobre, M. de Talleyrand quitta Mayence, pour se rendre auprès de l'empereur, qui le mandait. M. de Rémusat le vit partir avec un extrême regret. Il trouvait de grands plaisirs dans sa conversation. L'oisiveté un peu solennelle de cette vie de cour les rendait alors nécessaires l'un à l'autre. M. de Talleyrand, ayant aperçu la sûreté du commerce de mon mari et l'étendue de ses lumières, quittait avec lui ses habitudes silencieuses, et lui livrait quelques-unes de ses opinions sur les événements, et sur leur maître commun. Aristocrate par goût, par système, par état, M. de Talleyrand ne trouvait point mauvais que Bonaparte contraignît la Révolution dans ce qu'il regardait comme ses exagérations; mais il eût souhaité que son caractère moins farouche, sa volonté moins passionnée, ne l'écartassent point de la route où il le dirigeait souvent, par des conseils mesurés et habiles. Particulièrement éclairé sur les situations politiques européennes, plus versé dans ce qu'on appelle le droit des gens que dans le vrai droit des nations, il s'expliquait avec une grande justesse sur la marche diplomatique qu'il eût désiré qu'on suivît. Dès lors, il s'effrayait de l'importance que la Russie pouvait prendre en Europe, il opinait sans cesse pour qu'on fondât une puissance indépendante, entre nous et les Russes, et il favorisait pour cela les désirs animés, quoique vagues, des Polonais. «C'est le royaume de Pologne, disait-il toujours, qu'il faut créer. Voilà le boulevard de notre indépendance; mais il ne faut pas le faire à demi.» Plein de ce système, il partit pour rejoindre l'empereur, bien déterminé à lui conseiller de mettre à profit sa brillante fortune.
Après son départ, M. de Rémusat me manda qu'il retombait dans un profond ennui. La cour de Mayence vivait ordonnée et monotone. L'impératrice y était, comme ailleurs, comme partout, douce, rangée, oisive, et craignant d'agir, parce qu'elle redoutait, de loin comme de près, de déplaire à son époux. Sa fille, heureuse d'échapper à son triste intérieur, remplissait ses journées de je ne sais quelles distractions un peu trop enfantines pour sa position et son rang37. Elle jouissait beaucoup, ainsi que sa mère, des heureuses dispositions de son jeune fils, alors plein de vie, de beauté, et fort développé pour son âge. Les princes d'Allemagne venaient faire leur cour à Mayence. On donnait de grands repas, on se promenait, on se parait avec soin, on souhaitait des nouvelles. La cour désirait revenir à Paris; l'impératrice demandait à aller à Berlin, et tout demeurait, là comme ailleurs, suspendu à la volonté d'un seul homme.
Note 37: (retour) Il est difficile de ne pas remarquer que la reine Hortense et sa cour s'amusaient un peu comme des pensionnaires. C'était une suite de la camaraderie de la maison de madame Campan. Louis Bonaparte, ou Napoléon III, semblait avoir hérité quelque chose de cela. Il avait, même fort loin de la jeunesse, un goût pour les jeux innocents, les colin-maillard, les farces de société, qui semble un peu étrange. C'est, dit-on, la seule chose qui le déridât, l'amusât, et lui donnât une sorte d'amabilité qu'il n'avait point dans les relations du monde et de la politique, où il portait une froideur extrême. (P. R.)À Paris, la vie était morne mais paisible. L'absence de l'empereur semblait toujours apporter un peu de soulagement. On n'y parlait pas davantage, mais on paraissait mieux respirer, et cette allégeance se remarquait surtout dans ceux qui tenaient de plus près à son gouvernement. Mais, comme je l'ai déjà dit, l'impression des victoires s'usait de plus en plus, et des yeux exercés auraient dès lors deviné que ce n'étaient plus les succès de ce genre qui devaient exciter chez les peuples un enthousiasme durable.
L'armée du prince Eugène avançait aussi en Albanie, et le maréchal Marmont tenait tête aux Russes, qui s'ébranlaient de ce côté. Une nouvelle proclamation de l'empereur à ses soldats fut publiée. Cette proclamation annonçait la rupture avec la Russie et l'intention de marcher en avant, promettait de nouveaux triomphes, et déclarait tout l'amour que Bonaparte portait à son armée. Le maréchal Brune38, commandant l'armée de réserve demeurée à Boulogne, fit à cette occasion ce singulier ordre du jour qu'on imprima dans le Moniteur où tout s'imprimait, par ordre:
«Soldats, vous lirez quinze jours de suite dans vos chambrées la proclamation sublime de Sa Majesté l'empereur et roi à la grande armée. Vous l'apprendrez par coeur. Chacun de vous, attendri, répandra les larmes du courage, et sera pénétré de cet enthousiasme irrésistible qu'inspire l'héroïsme.» À Paris, personne ne fut attendri, et cette prolongation de la guerre nous consterna.
Cependant, l'empereur demeurait à Berlin, dont il avait fait son quartier général. Il annonçait dans ses bulletins que la grande et belle armée prussienne avait disparu, comme un brouillard d'automne, et il faisait achever par ses lieutenants la conquête de tous les États prussiens. On frappait en même temps une contribution de 150 millions; toutes les villes se rendaient peu à peu: Küstrin, Stettin, un peu plus tard Magdebourg. Lubeck, qui voulut résister, avait été prise d'assaut et horriblement pillée; on s'y battit dans toutes les rues, et je me souviens que le prince Borghèse, qui prit part à cet assaut, nous raconta le détail des cruautés que les soldats exercèrent dans cette malheureuse ville. «Le spectacle dont j'ai été témoin, nous disait-il, m'a donné une idée de l'état d'enivrement sanglant dans lequel la résistance d'abord, et la victoire après, peuvent mettre le soldat.» Et il ajoutait: «Dans un tel moment, tous les officiers sont soldats. Moi-même, j'étais hors de moi, j'éprouvais, comme tout le monde, une sorte d'ardeur égarée d'exercer ma force sur les individus et sur les choses. J'aurais honte aujourd'hui de me rappeler des horreurs absurdes. Au travers d'un pareil danger, quand il faut se faire jour avec le sabre, au milieu des flammes qui dévorent tout sous vos yeux, lorsque le bruit du canon, ou d'une continuelle mousqueterie, se mêle aux cris d'une multitude qui se presse, se cherche, ou se fuit, dans l'espace rétréci d'une rue, alors la tête se perd tout à fait. Il n'existe peut-être pas d'atrocité, il n'existe pas de folie dont on ne soit capable. On détruit sans profit pour personne, mais on cède à je ne sais quelle fièvre qui excite toutes les facultés les plus désordonnées.»
Après la prise de Lubeck, le maréchal Bernadotte y demeura quelque temps, en qualité de gouverneur, et ce fut à cette époque qu'il jeta les fondements de son élévation future. Il montra une extrême équité et un grand soin, pour adoucir les plaies que la guerre avait faites autour de lui; il maintint son armée dans une exacte discipline; il séduisit, il consola par la douceur de ses manières, et il laissa dans cette contrée une profonde admiration, et un véritable attachement pour lui.
Tandis que l'empereur séjournait à Berlin, le prince de Hatzfeld, qui y était demeuré, et qui, disent les bulletins, s'en reconnaissait gouverneur, avait une correspondance secrète avec le roi de Prusse, dans laquelle il rendait compte des mouvements de notre armée. Une de ses lettres fut saisie, et l'empereur ordonna qu'on l'arrêtât, et qu'on le fît passer devant une commission militaire. Sa femme, grosse et au désespoir, essaya de parvenir jusqu'à l'empereur, et, ayant obtenu une audience, se jeta à ses pieds. Il lui montra la lettre du prince; et, cette infortunée se livrant à l'excès de sa douleur, l'empereur, ému, la fit relever, et lui dit: «Vous avez dans les mains la pièce authentique sur laquelle votre mari peut être condamné. Suivez mon conseil, profitez de ce moment pour la brûler, et alors je serai sans moyen de le faire juger.» La princesse ne se le fit pas dire deux fois, et jeta le papier au milieu du feu, en arrosant de larmes les mains de l'empereur. Cette anecdote fit plus d'impression à Paris que les victoires39.
Note 39: (retour) Voici comment l'empereur raconte cette scène à l'impératrice: «J'ai reçu ta lettre où tu me parais fâchée du mal que je dis des femmes. Il est vrai que je hais les femmes intrigantes, au delà de tout. Je suis accoutumé à des femmes bonnes, douces, conciliantes; ce sont celles que j'aime. Si elles m'ont gâté, ce n'est pas ma faute, mais la tienne. Au reste, tu verras que j'ai été fort bon pour une, qui a été sensible et bonne, madame de Hatzfeld. Lorsque je lui ai montré la lettre de son mari, elle me dit en sanglotant, avec une profonde sensibilité, et naïvement: «Ah! c'est bien là son écriture!» Lorsqu'elle lisait, son accent allait à l'âme. Elle me fit peine, je lui dis: «Eh bien, madame, jetez cette lettre au feu, je ne serai plus assez puissant pour faire punir votre mari.» Elle brûla la lettre, et me parut bien heureuse. Son mari est, depuis, fort tranquille. Deux heures plus tard, il était perdu. Tu vois donc que j'aime les femmes bonnes, naïves et douces; mais c'est que celles-là seules te ressemblent.--Berlin, 6 novembre 1806, neuf heures du soir.» Tous ces récits s'accordent. On disait toutefois, dans le temps même, que l'empereur, après avoir eu des projets de rigueur, s'était aperçu que la lettre incriminée avait une date antérieure au moment où, selon le droit de la guerre, elle aurait pu être considérée comme un acte d'espionnage, et qu'alors toute la scène aurait été arrangée pour l'effet dramatique. D'autres ont dit que c'est madame de Hatzfeld elle-même qui, en jetant les yeux sur la lettre, aurait montré à l'empereur cette date, et qu'aussitôt il se serait écrié: «Oh! alors brûlez tout cela.» (P. R.)Notre Sénat envoya une députation à Berlin, pour porter ses félicitations sur une si belle campagne. L'empereur chargea les envoyés de rapporter à Paris l'épée du grand Frédéric, le cordon de l'Aigle noir qu'il avait porté, et plusieurs drapeaux, «parmi lesquels, disait le Moniteur, il y en a plusieurs brodés des mains de la belle reine, beauté aussi funeste aux peuples de Prusse que le fut Hélène aux Troyens».
Nos généraux, chaque jour, envahissaient quelques pays de plus. Le roi de Hollande avait avancé jusque dans le Hanovre, qu'on reprenait de nouveau, lorsqu'on apprit qu'il était tout à coup retourné dans ses États, soit qu'il n'aimât point à ne faire la guerre que comme un des lieutenants de son frère, soit que Bonaparte aimât mieux que ses conquêtes fussent faites par ses propres généraux. Le maréchal Mortier soumit la ville de Hambourg, le 19 novembre, et le séquestre fut mis sévèrement sur l'énorme quantité de marchandises anglaises qui s'y trouvèrent. On fit partir de Paris un assez bon nombre de jeunes auditeurs au conseil d'État, tels que MM. d'Houdetot, de Tournon40, et autres, qui furent créés intendants de Berlin, de Bayreuth, et d'autres villes. À l'aide de ces jeunes et actifs proconsuls, les États conquis se trouvaient, sur-le-champ, administrés au profit du vainqueur, et la victoire était suivie immédiatement d'une organisation qui la mettait sur-le-champ à profit. L'empereur s'attachait la jeunesse, prise dans toutes les classes, en lui offrant des occasions d'agir, de se produire et d'exercer une autorité absolue. Aussi disait-il souvent: «Il n'y a point de conquête que je ne puisse entreprendre; car, à l'aide de mes soldats et de mes auditeurs, je prendrai et je régirai le monde.» On peut jeter un regard sur les habitudes et les idées despotiques que ces jeunes gens devaient rapporter dans leur propre pays, et comprendre de quel danger ces habitudes ont été ensuite, quand on leur a confié l'administration de quelque province française, que la plupart d'entre eux ont eu peine à ne pas régir à la façon des pays conquis. Enfin, cette jeunesse, appelée de bonne heure à de si importantes missions, inoccupée aujourd'hui, déchue de ses espérances par le resserrement de notre territoire, ronge avec impatience le frein de son oisiveté, et n'est pas un des moindres embarras que l'état de la France cause à son gouvernement présent.
La conquête de la Prusse s'acheva, et nos troupes entrèrent en Pologne. La saison était avancée; on n'avait point encore joint les Russes, mais on savait qu'ils approchaient. Tout annonçait une campagne difficile. Le froid n'était point rigoureux, mais la marche de nos soldats se trouvait embarrassée par les boues d'un pays marécageux, dans lesquelles hommes, canons, équipages, s'engloutissaient. Les détails de ce que l'armée eut à souffrir sont terribles à entendre. Souvent, on voyait des bataillons s'enfoncer dans les marais, y demeurer plongés jusqu'au milieu du corps, sans qu'il fût possible de les arracher à la mort lente qui les y attendait. L'empereur, déterminé à profiter de ses victoires, sentit cependant le besoin de faire prendre quelque repos à ses troupes, et il accepta avec empressement l'offre que lui fit le roi de Prusse d'une suspension d'armes qui nous tiendrait sur l'une des rives de la Vistule, tandis que les Prussiens demeuraient sur l'autre. Mais il est à croire que les conditions qu'il mit à cet armistice furent trop sévères, ou peut-être que la politique prussienne ne le proposa que pour gagner du temps et opérer une jonction avec les Russes; car on traîna la négociation en longueur, et l'empereur, instruit des mouvements du général russe Benningsen, partit tout à coup de Berlin, le 25 novembre, après avoir annoncé à son armée de nouveaux dangers et de nouveaux succès, par cette belle phrase qui terminait sa proclamation: «Qui donnerait aux Russes le droit de renverser de si justes desseins? Eux et nous, ne sommes-nous pas les soldats d'Austerlitz41?»
En même temps parut le fameux décret, daté de Berlin, précédé d'un long considérant, composé d'une vingtaine de griefs, qui proclamait les Îles-Britanniques en état de blocus. Ce décret n'était qu'une représaille des formes habituelles à l'Angleterre, qui, lorsqu'elle entre en état de guerre, déclare aussi ce même blocus universel, et, en vertu du droit qu'il lui donne, permet à ses vaisseaux la prise de tous les bâtiments qu'ils rencontrent, sur quelque mer que ce soit. Le décret de Berlin partageait l'empire du monde en deux, opposant la puissance continentale à la puissance maritime. Tout Anglais, trouvé, soit en France, soit dans les États occupés par nous ou sous notre influence, devenait prisonnier de guerre, et cette dure loi devait être notifiée à tous nos souverains alliés. Dès lors, il fut notoire que la lutte qui s'ouvrait entre le pouvoir despotique dans toutes ses extensions et, il faut le dire, dans toutes ses habiletés, et la force d'une constitution telle que celle qui régit et anime la nation anglaise, ne finirait que par la destruction complète de l'un des deux assaillants. Le despotisme a succombé, et, malgré ce qu'il nous en a coûté, il faut en rendre grâce à la Providence, pour le salut des peuples et l'instruction de la postérité.
Le 28 novembre, Murat fit son entrée à Varsovie; les Français y furent reçus avec enthousiasme par ceux des Polonais qui espéraient que leur liberté serait le fruit de nos conquêtes. On lisait dans le bulletin qui annonçait cette entrée: «Le trône de Pologne se rétablira-t-il? Dieu seul, qui tient dans ses mains les combinaisons des événements, est l'arbitre de ce grand problème politique.» Dès cette époque, la famille de Bonaparte commença à convoiter le trône de Pologne. Son frère Jérôme avait quelque espérance de l'obtenir. Murat, qui avait montré en toute occasion, dans cette campagne, sa brillante valeur, envoyé le premier à Varsovie, s'y présentant dans le costume toujours un peu théâtral qu'il préférait, et dont la toque couverte de plumes, les bottines de couleur, et les étoffes élégantes qui le drapaient, avaient quelque ressemblance avec l'habit des nobles Polonais, Murat, dis-je, entrevoyait des chances pour que ce grand pays fût un jour confié à sa domination. Sa femme, à Paris, en reçut quelques compliments qui peut-être ébranlèrent les déterminations de l'empereur, lequel n'aimait point qu'on le devançât en rien. J'ai vu l'impératrice espérer aussi la royauté polonaise pour son fils. Plus tard, quand l'empereur eut un fils naturel dont j'ignore aujourd'hui la destinée, ce fut vers cet enfant que les Polonais tournèrent les yeux. De plus habiles que moi dans les secrets de la diplomatie européenne diront pourquoi Bonaparte n'a fait qu'ébaucher ses plans en Pologne, malgré son penchant personnel, et malgré l'influence de M. de Talleyrand. Peut-être, seulement, que les événements se pressèrent et se choquèrent avec trop de précipitation, pour qu'on pût mettre à cette entreprise tous les soins et les efforts qu'elle méritait.
Depuis la campagne de Prusse, et après le traité de Tilsit, l'empereur s'est souvent repenti de n'avoir point poussé ses innovations européennes jusqu'au changement de toutes les dynasties. «On ne gagne rien, disait-il, à faire des mécontents auxquels on laisse encore quelque puissance. Les demi-mesures n'ont jamais de suites utiles, et les vieux rouages servent mal les machines nouvelles. Il fallait que je rendisse tous les rois complices de ma grandeur, mais, pour qu'ils ressortissent tous de moi, il eût été nécessaire qu'ils n'eussent point à m'opposer celle de leurs antécédents, avantage dont je me serais peu embarrassé, et qui ne valait point à mes yeux l'honneur de fonder une race nouvelle, mais qui pourtant a quelque empire sur les hommes. Ma bonté pour quelques souverains, ma faiblesse à l'égard des peuples qui auraient souffert, je ne sais quelle crainte de soulever un entier bouleversement m'ont retenu, et c'est un grand tort que je payerai cher, peut-être.»
Quand l'empereur parlait ainsi, il avait soin de s'appuyer sur la nécessité de renouveler toutes choses, nécessité imposée par la force de la Révolution. Mais, comme je l'ai déjà dit, au fond de sa pensée, il se croyait quitte envers elle, en changeant les frontières des États et les maîtres qui les régissaient. Un roi bourgeois, pris dans sa famille ou dans les rangs de son armée, lui paraissait devoir satisfaire, par son élévation subite, toutes les classes bourgeoises des sociétés modernes, et, pourvu que le despotisme que ce nouveau souverain exerçait tournât au profit de ses propres projets, il ne lui en demandait nullement raison. Il faut convenir, cependant, que, si ce que Bonaparte nommait l'esprit du siècle avait conduit les nations seulement à être gouvernées par des hommes que des hasards heureux auraient tirés de leur obscurité, ce n'était pas la peine de faire tant de fracas. Despote pour despote, celui qui peut s'appuyer sur les souvenirs de la grandeur de ses ancêtres blesse moins assurément l'orgueil humain, lorsqu'il exerce sa volonté en vertu de vieux droits consacrés par une gloire ancienne, ou même seulement dont la source se perd dans la nuit des temps.
Quoi qu'il en soit, à la fin de cette guerre, la Pologne ne retrouva sa liberté que dans la partie dont la Prusse s'était emparée. Les traités avec l'empereur de Russie, le besoin momentané du repos, la crainte d'exciter le mécontentement de l'Autriche en touchant à ses possessions, contraignirent les plans de Bonaparte. Peut-être l'exécution n'en était guère possible, mais, n'étant tentés qu'à demi, ils portaient sûrement avec eux la cause de leur destruction.
On a beaucoup discuté les avantages et les inconvénients du système continental à l'égard des Anglais. Je ne serais pas assez forte pour bien rapporter les objections que ce système souleva, comme les approbations que lui donnèrent des esprits qui paraissaient assez désintéressés. Encore moins oserais-je conclure au premier aperçu. Outre qu'un tel système imposait aux alliés de la France des conditions trop opposées à leur intérêt pour qu'ils s'y soumissent longtemps, comme, tout en favorisant et excitant l'industrie continentale, dont les avantages ne se font sentir que lentement, ce système gênait les jouissances et quelques-unes des nécessités journalières, il ne se fit sentir que comme un acte de despotisme. De plus, il fit passer dans l'esprit de tout Anglais l'aversion que Bonaparte inspirait au gouvernement britannique, parce que s'attaquer au commerce, c'est se prendre aux sources vitales de toutes les existences anglaises. Il fit donc la guerre contre nous absolument nationale chez nos ennemis, et en effet, de cette époque, les tentatives personnelles des Anglais devinrent très actives.
Cependant, j'ai entendu dire à des personnes éclairées que les suites de cette rigueur arriveraient à porter un coup fatal à la constitution d'Angleterre, et que c'était en cela surtout qu'il y avait avantage à la pousser. Le gouvernement anglais, obligé d'agir avec une promptitude égale à celle de son adversaire, empiétait peu à peu sur les droits nationaux, sans que les communes s'y opposassent, parce qu'elles étaient convaincues de la nécessité de la résistance. Le Parlement, moins jaloux de ses libertés, n'osait soulever aucune opposition; peu à peu les Anglais devenaient militaires; la dette publique s'augmentait pour fournir aux coalitions et à l'armée nationale; le pouvoir exécutif s'accoutumait à ces empiétements tolérés d'abord, et qu'il eût ensuite voulu conserver comme une conquête permise. Ainsi la situation, forcée et tendue, dans laquelle l'empereur mettait tous les gouvernements, altérait la constitution britannique, dont peut-être, si le système continental eût pu tenir longtemps, les Anglais n'auraient pu reconquérir les avantages que par des prétentions violentes ou des mouvements séditieux. C'était ce dont l'empereur se flattait secrètement; il s'efforçait de fomenter la révolte en Irlande; appui sur le continent de tous les pouvoirs absolus, il aidait et protégeait tant qu'il pouvait l'opposition anglaise, et les journaux qu'il payait à Londres ne cessaient d'animer les communes à la liberté.
J'ai vu plus tard M. de Talleyrand, épouvanté de cette lutte, me dire avec plus de chaleur qu'il n'a coutume d'en montrer dans la rédaction de son opinion: «Tremblez! insensés que vous êtes, des succès de l'empereur sur les Anglais! Car, si la constitution anglaise est détruite, mettez-vous bien dans la tête que la civilisation du monde sera ébranlée jusque dans ses fondements.»
L'empereur, avant de quitter Berlin, eut soin d'en faire partir quelques décrets, datés de cette ville, qui prouvaient qu'il avait, au milieu des camps, la force et le temps de penser à autre chose qu'à des combats. Tels furent quelques nominations de préfets, un décret sur l'organisation des bureaux maritimes, et un autre qui destinait l'emplacement de la Magdeleine, sur le boulevard, à un monument élevé à la gloire des armées françaises. Les plans de ce monument furent mis au concours par une circulaire du ministre de l'intérieur, imprimée partout. Il y eut aussi des promotions nombreuses dans l'armée, et une grande distribution de croix.
Le 25 novembre, l'empereur partit pour Posen. La difficulté des routes lui fit abandonner ses voitures pour arriver dans un chariot du pays; le grand maréchal du palais versa dans sa calèche, et se démit la clavicule. M. de Talleyrand éprouva le même accident, sans blessure, et, vu la difficulté de sa marche, il passa vingt-quatre heures sur une route, dans sa voiture renversée, jusqu'à ce qu'on eût trouvé d'autres moyens de le transporter. Il avait occasion, à cette époque, de répondre à une lettre que je lui avais écrite: «Je vous réponds, me mandait-il, du milieu des boues de la Pologne. Peut-être, l'année prochaine, vous écrirai-je des sables de je ne sais quel pays. Je me recommande à vos prières.» L'empereur n'était que trop porté par lui-même à dédaigner ces obstacles, auxquels il sacrifiait une partie de son armée. D'ailleurs, dans cette occasion, il fallait marcher. Les Russes avançaient toujours, et il ne voulait point les attendre en Prusse.
Le 2 décembre, le Sénat fut convoqué à Paris; l'archichancelier porta une lettre de l'empereur qui rendait compte de ses victoires, qui en promettait de nouvelles, et qui demandait un sénatus-consulte ordonnant, sur-le-champ, la levée des conscrits de 1807. Cette levée devait se faire, dans un temps ordinaire, au mois de septembre seulement. Une commission fut nommée pour la forme. Cette commission examina la demande dans une seule matinée, et, le surlendemain, c'est-à-dire le 4, le sénatus-consulte fut rendu.
Ce fut aussi à peu près dans ce temps, que nous eûmes la solution de la dispute élevée par l'Académie contre le cardinal Maury. La volonté de l'empereur trancha la question; un assez long article anonyme parut dans le Moniteur. Ces paroles le terminaient: «L'Académie n'aura sans doute aucun penchant à priver d'un droit acquis par l'usage un homme dont le talent éminent a le plus marqué dans nos dissensions civiles, et dont l'adoption était un pas de plus vers la concorde, et vers cet entier oubli des événements passés, seul moyen d'assurer la durée de la tranquillité qui nous a été rendue. Voilà un long article pour une chose en apparence fort peu importante; cependant l'éclat qu'on a voulu faire donne matière à de sérieuses réflexions. On voit à quelles fluctuations on serait exposé de nouveau, dans quelle incertitude on pourrait être replongé, si heureusement le sort de l'État n'était confié à un pilote dont le bras est ferme, dont la direction est fixe, et qui ne connaît qu'un seul but: le bonheur de la patrie42.»
Note 42: (retour) Il me paraît que la grave question élevée entre le cardinal Maury et l'Institut a été décidée définitivement contre la prétention du premier. Du moins, bien des années plus tard, M. de Salvandy a dit monsieur à l'évêque d'Orléans, en le recevant à l'Académie. Il a dû se décider par certains précédents, et la chose ne fit pas question. (P. R.)Tandis que Bonaparte obligeait ses soldats à supporter, en continuant cette guerre, les terribles fatigues de tous les fléaux réunis contre eux, il ne laissait échapper aucune occasion de prouver que rien ne pouvait interrompre l'intérêt qu'il portait du milieu des camps à la marche non interrompue des habitudes civilisées. Un ordre du jour, daté de la grande armée, fut publié, conçu en ces termes: «De par l'empereur: L'université de Iéna, les professeurs, docteurs et étudiants, ses possessions, revenus et autres attributions quelconques, sont mis sous la sauvegarde spéciale des commandants des troupes françaises et alliées. Le cours des études sera continué. Les étudiants sont autorisés en conséquence à revenir à Iéna, que l'intention de l'empereur est de ménager autant qu'il sera possible.»
Le roi de Saxe, subjugué par la puissance du vainqueur, rompit son alliance avec la Prusse et fit un traité avec l'empereur. Ce prince, pendant un long règne, avait joui longtemps des douceurs de la paix et de l'ordre. Adoré de ses sujets, occupé de leur bonheur, il fallut la violence du terrible ouragan qui porta partout la fortune de Bonaparte, pour qu'il vît, tout à coup, les horreurs de la guerre désoler les paisibles campagnes de ses États. Trop faible pour résister au choc, il se soumit et chercha à les sauver, en acceptant les conditions du vainqueur. Mais sa fidélité dans les traités ne put pas le préserver, parce que, dans la suite, la Saxe fut forcément le théâtre sur lequel les souverains puissants qui l'entouraient se disputèrent plus d'une victoire.
Cependant, on s'attristait de plus en plus à Paris. Les bulletins ne contenaient que des récits vagues de combats sanglants et de peu de résultats. Il était facile de deviner, par quelques mots sur la rigueur de la saison et l'âpreté du pays où se faisait la guerre, quels obstacles nos soldats avaient à surmonter, et quelles étaient leurs souffrances. Les lettres particulières, quoique avec une réserve qui seule pouvait leur permettre de parvenir à leur destination, portaient toutes un caractère d'inquiétude et de tristesse. On s'efforçait de transformer en victoires les moindres marches de notre armée, mais l'empereur recueillait des difficultés même de ses premiers succès. Le décisif des affaires qui avaient ouvert cette campagne rendait les Parisiens difficiles sur ce qui se passait alors. On s'efforçait pourtant d'exciter un enthousiasme permanent. Les bulletins se lisaient avec solennité sur les théâtres; on tirait le canon des Invalides, dès qu'il arrivait une nouvelle de l'armée; des poètes gagés faisaient à la hâte des odes, des chants de victoire, des intermèdes représentés avec pompe à l'Opéra43, et le lendemain, des articles commandés rendaient compte de la vivacité des applaudissements44 .
L'impératrice agitée, oisive, ennuyée du séjour de Mayence, écrivait sans cesse pour obtenir la permission d'aller à Berlin. L'empereur fut au moment de céder à ses instances, et j'éprouvai un vif chagrin quand M. de Rémusat me manda que, vraisemblablement, il allait s'éloigner encore. Mais l'arrivée des Russes, et l'obligation de se montrer en Pologne, obligèrent Bonaparte à changer de pensée. D'ailleurs, on lui écrivait que Paris était morne, et que les marchands s'y plaignaient du tort que leur faisait l'inquiétude générale. Alors il donna l'ordre à sa femme de retourner aux Tuileries, de déployer la pompe accoutumée de la cour, et nous reçûmes, tous et toutes, la consigne de nous amuser avec éclat45.
Note 43: (retour) L'empereur reproche souvent cette hâte à ceux qui étaient chargés de célébrer sa gloire sur les théâtres de Paris. Ainsi, il écrit de Berlin à Cambacérès, le 21 novembre 1806: «Si l'armée tâche d'honorer la nation autant qu'elle le peut, il faut avouer que les gens de lettres font tout pour la déshonorer. J'ai lu hier les mauvais vers qui ont été chantés à l'Opéra. En vérité, c'est tout à fait une dérision. Comment souffrez-vous qu'on chante des impromptus à l'Opéra? Cela n'est bon qu'au Vaudeville. Témoignez-en mon mécontentement à M. de Luçay. M. de Luçay et le ministre de l'intérieur pouvaient bien s'occuper de faire faire quelque chose de passable; mais, pour cela, il faut ne vouloir le jouer que trois mois après qu'on l'a demandé. On se plaint que nous n'ayons pas de littérature; c'est la faute du ministre de l'intérieur. Il est ridicule de commander une églogue à un poète, comme on commande une robe de mousseline.» Il voulait apparemment qu'on prévît la victoire d'Iéna ou celle d'Eylau trois mois à l'avance. M. de Luçay, chambellan, était chargé des théâtres en l'absence du surintendant, premier chambellan, retenu à Mayence, comme on l'a vu plus haut. (P. R.)Pendant ce temps, il se détermina, après quelques affaires partielles, à prendre des quartiers d'hiver; mais les Russes, plus accoutumés aux sévérités de la saison et du pays, ne le lui permirent pas, et, après avoir mesuré leurs forces dans quelques combats sanglants, dont nous payâmes cher le succès, les deux armées se joignirent près du village de Preussich-Eylau qui a donné son nom à cette sanglante bataille. Les cheveux se dressent sur la tête, au récit de cette terrible journée. Le froid était vif, la neige tombait en abondance, l'opposition des éléments ne fit qu'augmenter de part et d'autre le féroce courage des soldats. On se battit douze heures, sans qu'aucun des deux côtés pût s'attribuer la victoire. Les pertes furent immenses. Vers le soir, les Russes firent leur retraite en bon ordre, laissant sur le champ de bataille un nombre considérable de leurs blessés. Les deux souverains, russe et français, ordonnèrent des Te Deum. Le fait est que cette horrible boucherie n'eut aucun résultat, et l'empereur a dit, depuis, que, si l'armée russe l'avait attaqué encore dès le lendemain, il est très vraisemblable qu'il eût été battu. Mais ce lui fut un motif d'autant plus fort de faire sonner très haut la bataille. Il écrivit aux évêques, fit part au Sénat de son prétendu succès, démentit dans tous ses journaux les journaux étrangers, et cacha, tant qu'il put, les récits des pertes que nous avions faites. On a raconté qu'il visita lui-même le champ de bataille, et que cet épouvantable spectacle lui fit une grande impression. Ce qui porte à le croire, c'est que le bulletin qui rend compte de l'affaire est fait avec une extrême simplicité, et n'a aucune ressemblance avec les autres, où il avait coutume de se placer lui-même dans une attitude un peu théâtrale. À son retour, il fit faire par le peintre Gros un très beau tableau qui le représente au milieu des morts et des mourants, levant les yeux au ciel, comme pour y chercher de la résignation au spectacle douloureux dont il est témoin. L'expression que l'artiste a donnée à son visage est parfaitement belle; je l'ai souvent considérée avec émotion, souhaitant intérieurement avec toute la force d'une âme qui voulait encore s'attacher à lui, qu'elle eût été, en effet, celle qu'on avait remarquée dans ses traits à cette occasion46.
M. Denon, directeur du Musée, et l'un des plus obséquieux serviteurs de l'empereur, le suivait toujours dans ses campagnes pour choisir dans chaque ville conquise les choses rares qui pouvaient contribuer à augmenter les trésors de cette grande et belle collection. Il exécutait sa commission avec une exactitude qui tenait, disait-on, de la rapacité, et on l'accusa de ne point s'oublier dans l'enlèvement des dépouilles. Les soldats de notre armée ne le connaissaient que sous le nom de l'huissier priseur. Après la bataille d'Eylau, se trouvant à Varsovie, il reçut l'ordre de faire faire un monument de cette journée. Plus elle avait été douteuse, plus l'empereur tenait à la constater comme une victoire. Denon écrivit à Paris un récit poétique de la visite que l'empereur avait rendue aux blessés. Bien des gens ont prétendu que ce tableau ne représentait qu'un mensonge à peu près pareil à la visite des pestiférés de Jaffa. Mais pourquoi croire que Bonaparte fût toujours incapable d'éprouver un sentiment humain? Le sujet était livré au concours des premiers peintres; un grand nombre composèrent des dessins; celui de Gros réunit tous les suffrages, et le choix tomba sur lui.
La bataille d'Eylau se donna le 10 février 1807.