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Mémoires de madame de Rémusat (3/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat

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CHAPITRE XXIII.

(1807.)

Retour de l'impératrice à Paris.--La famille impériale.--Junot.--Fouché.--La reine de Hollande.--Levée des conscrits de 1808.--Spectacles de la cour.--Lettre de l'empereur.--Siège de Danzig.--Mort de l'impératrice d'Autriche.--Mort du fils de la reine Hortense.--M. Decazes.--Insensibilité de l'empereur.

Après la bataille d'Eylau, les deux armées, contraintes de suspendre leur marche, par le désordre que produisit un épouvantable dégel, entrèrent dans leurs quartiers d'hiver. L'armée fut cantonnée près de Marienwerder, et l'empereur s'établit dans un château, près d'Osterode47.

Note 47: (retour) L'empereur s'établit à Osterode, ou dans les environs, le 22 février 1807. (P. R.)

L'impératrice était revenue à Paris, à la fin de janvier. Elle y apportait assez de tristesse, une inquiétude vague, un peu de mécontentement de la portion de la cour qui l'avait accompagnée à Mayence, et toujours cette crainte habituelle qui ne la quittait pas dans l'absence de l'empereur, car elle redoutait toujours le jugement qu'il porterait de ses moindres démarches. Elle me témoigna beaucoup d'amitié, avec sa grâce accoutumée. Quelques-uns de ceux qui l'entouraient prétendaient que, dans sa tristesse, il y avait un peu de la préoccupation d'un sentiment tendre qu'elle éprouvait, depuis un an, pour un jeune écuyer de l'empereur, alors absent comme lui. Je n'ai jamais rien approfondi sur ce point, et n'ai reçu d'elle aucune confidence; mais, au contraire, je la voyais inquiète de ce qu'elle avait appris, par quelques Polonaises alors à Paris, de la liaison de l'empereur avec une jeune femme de leur pays. L'attachement qu'elle portait à son mari se compliquait toujours beaucoup de la crainte du divorce, et de tous ses sentiments, celui-là était, je crois, chez elle, ce qui lui parlait le plus haut. Quelquefois, elle essayait dans ses lettres de glisser deux ou trois mots à ce sujet, auxquels elle n'obtenait aucune réponse48.

Note 48: (retour) La correspondance de l'empereur, publiée sous le règne de Napoléon III, a fait connaître quelques-unes de ces réponses que l'impératrice Joséphine ne montrait point à sa confidente. Voici, par exemple, un passage de la lettre du 31 décembre 1806: «J'ai bien ri en recevant tes dernières lettres. Tu te fais des belles de la grande Pologne une idée qu'elles ne méritent pas... J'ai reçu ta lettre dans une mauvaise grange, ayant de la boue, du vent, et de la paille pour tout lit.» Il écrivait aussi, quelques jours plus tard, de Varsovie, le 19 janvier 1807: «Mon amie, je suis désespéré du ton de tes lettres et de ce qui me revient: je te défends de pleurer, d'être chagrine et inquiète; je veux que tu sois gaie, aimable et heureuse.» (P. R.)

Toutefois, elle s'efforçait de satisfaire aux volontés de l'empereur. Elle donnait et acceptait des fêtes, trouvant toujours une distraction à tous ses soucis, dans le plaisir d'étaler une brillante parure. Elle traitait ses belles-soeurs avec froideur, mais avec prudence; elle recevait beaucoup de monde, avec bonne grâce, et se faisait remarquer par l'insignifiance prescrite et bienveillante de ses paroles.

Une fois, je lui proposai d'aller au spectacle pour se procurer quelque distraction. Mais elle me répondit que ce divertissement ne l'amusait point assez pour qu'elle le prît incognito, et qu'elle n'oserait point se montrer publiquement au théâtre. «Pourquoi, lui dis-je, madame? Il me semble que les applaudissements que vous recevriez satisferaient l'empereur.--Vous le connaissez bien peu, me dit-elle. Si on me recevait trop bien, je suis certaine qu'il serait jaloux de cette espèce de triomphe qu'il n'aurait pas partagé. Quand on m'applaudit, il aime à prendre sa part de mon succès, et je le blesserais en en cherchant un qu'il ne pourrait pas partager avec moi.»

L'inquiétude de l'impératrice Joséphine s'excitait aussi lorsqu'elle remarquait autour d'elle quelque entente entre plusieurs personnes, qu'alors elle croyait toujours unies pour lui nuire. Bonaparte lui avait inspiré quelque chose de sa défiance habituelle. Elle ne craignait nullement madame Joseph Bonaparte, qui, quoique alors reine de Naples, vivait obscurément au palais du Luxembourg, et répugnait à quitter son repos pour prendre place sur le trône. Les deux princes, archichancelier et architrésorier de l'Empire, tous deux craintifs et réservés, lui faisaient une cour respectueuse, et ne lui inspiraient aucun soupçon. La princesse Borghèse, alliant toujours l'état d'une femme malade avec les amusements de la galanterie, n'entrait guère qu'à la suite de sa famille dans toute entreprise d'intrigue. Mais la grande-duchesse de Berg excitait la jalousie et les inquiétudes de sa belle-soeur. Logée magnifiquement au palais de l'Élysée-Bourbon, dans tout l'éclat d'une beauté qu'elle soutenait par la plus brillante élégance, impérieuse dans ses prétentions, mais affable dans ses manières, quand elle le croyait nécessaire, caressante même avec les hommes qu'elle voulait séduire, peu délicate sur les inventions, quand il s'agissait de nuire, détestant l'impératrice, mais sachant à merveille se rendre maîtresse d'elle-même, elle pouvait, en effet, justifier ses inquiétudes. À cette époque, elle désirait, comme je l'ai dit, le trône de Pologne, et elle cherchait à former dans les hauts personnages du gouvernement des liaisons qui lui fussent utiles. Le général Junot, gouverneur de Paris, devint fort amoureux d'elle; soit penchant, soit calcul, cette affection lui servit à faire que le gouverneur de Paris, dans la part de police qu'il avait, et qui faisait matière à sa correspondance avec l'empereur, ne rendait que de bons comptes de la grande-duchesse de Berg.

Une autre liaison, où l'amour n'entra pour rien, mais qui lui fut souvent utile, fut celle qui lui attacha assez bien Fouché. Celui-ci était à peu près brouillé avec M. de Talleyrand, que madame Murat n'aimait guère non plus. Elle cherchait à se soutenir, et surtout à élever son mari malgré lui; elle insinuait souvent au ministre de la police que M. de Talleyrand arriverait à l'éloigner, et elle le liait à elle par une foule de petites confidences. Cette intimité donnait des tracas journaliers à ma pauvre impératrice, qui, toute craintive, observait avec soin ses moindres paroles et ses moindres actions. La société de Paris n'entrait guère dans tous ces petits secrets de cour, et ne prenait, il faut l'avouer, aucun intérêt aux personnages qui la composaient. Nous apparaissions tous, et nous étions en effet, comme une parade vivante dressée pour environner l'empereur d'une pompe qu'il croyait nécessaire. La conviction où l'on était du peu d'influence qu'on avait sur lui, portait la multitude à se soucier peu de ce qui se passait autour de lui. Chacun savait d'avance que sa volonté seule finirait toujours par déterminer toutes choses.

Cependant, les souverains, parents ou alliés de l'empereur, envoyaient incessamment des députations en Pologne pour le féliciter de ses succès. On partait de Naples, d'Amsterdam, de Milan, pour porter à Varsovie les nouveaux hommages des différents États. Le royaume de Naples n'était troublé que par les mouvements de la Calabre, mais c'était assez pour le tenir sur le qui-vive. Le nouveau roi, un peu enclin au plaisir, était loin de fonder d'une manière assez ferme le plan que l'empereur avait conçu à l'égard des royautés qu'il avait faites. L'empereur se plaignait aussi de son frère Louis, et ce mécontentement faisait honneur à celui-ci. Au reste, l'intérieur de ce dernier devenait de jour en jour plus pénible. Madame Louis, après avoir joui d'un peu de liberté à Mayence, eut peine sans doute à rentrer sous la triste surveillance à laquelle elle était soumise près de son époux. Peut-être sa tristesse, qu'elle dissimula mal, arriva-t-elle à l'aigrir encore; mais, s'envenimant tous deux, ils finirent par vivre séparés dans le palais: elle, renfermée avec deux ou trois de ses dames; lui, livré à ses affaires et ne dissimulant point qu'il eût à se plaindre de sa femme. Il pensait qu'il ne fallait point laisser les Hollandais conclure contre lui de sa mésintelligence conjugale. On ne sait où une pareille situation les eût conduits tous deux, sans le malheur qui vint tomber sur eux, et qui les rapprocha, par le regret commun de ce qu'ils avaient perdu49.

Note 49: (retour) À peu près dans ce temps parut un petit poème assez joli de M. Luce de Lancival, auteur de la tragédie d'Hector, homme d'esprit qui fut enlevé de bonne heure à une carrière littéraire qui peut-être n'eût pas été sans éclat.

Vers la fin de cet hiver, il arriva à Paris un ordre de l'empereur de faire rappeler, dans les journaux, à tous les hommes distingués dans les sciences et les arts, que la loi, datée d'Aix-la-Chapelle du 24 fructidor an xii50, sur les prix décennaux, devait avoir son exécution, à la date de vingt mois après celle où l'on était alors. Cette loi promettait des récompenses considérables à tout auteur d'un grand ouvrage utile ou distingué, dans quelque genre que ce fût. Les prix devaient être accordés de dix ans en dix ans, à dater du 18 brumaire, et le jury, chargé de juger, devait être formé de plusieurs membres de l'Institut. Cette fondation avait de la grandeur; on verra plus tard comme elle s'écroula, par suite d'un mouvement de mauvaise humeur de Bonaparte.

Note 50: (retour) 11 septembre 1804. (P. R.)

Au mois de mars, la vice-reine accoucha d'une fille, et l'impératrice jouit beaucoup de se voir grand'mère d'une petite princesse, parente de tout ce qu'il y avait de plus puissant en Europe.

Tandis que la rigueur de la saison suspendait la guerre des deux côtés, l'empereur n'épargnait rien pour que son armée, au printemps, se montrât plus formidable que jamais. Les royaumes d'Italie et de Naples envoyaient de nouveaux contingents. Des hommes, nés dans les riants climats de ces belles contrées, se voyaient transportés, tout à coup, sur les bords sauvages de la Vistule, et pouvaient s'étonner de cette dure transplantation, jusqu'au moment où des soldats partirent de Cadix à pied, pour aller périr sous les murs de Moscou, prouvant, par l'effort d'une telle marche, à la fois de quel courage et de quelle force un homme est capable, et jusqu'à quel point peut être portée la puissance de la volonté humaine. On reformait l'armée; des pages de promotions remplissaient nos journaux, et il est assez curieux, au milieu de tous ces décrets militaires, d'en trouver un, toujours daté d'Osterode, qui nomme des évêques à des sièges vacants, soit de France, soit d'Italie.

Mais, malgré nos victoires, ou peut-être à cause de nos victoires, notre armée avait essuyé des pertes considérables. L'extrême humidité du climat, d'ailleurs, causait des maladies; la Russie paraissait déterminée à faire les plus grands efforts; l'empereur sentait que cette campagne, puisqu'elle durait, devait être décisive, et, ne trouvant pas que les nombreux bataillons qu'on lui avait envoyés lui offrissent encore une garantie suffisante du succès, il osa compter sur l'étendue de son pouvoir et sur notre soumission, et, après avoir, à la fin de décembre 1806, levé la conscription de 1807, dans le mois d'avril, il demanda au Sénat celle de 1808. Le rapport du prince de Neuchatel, qui fut inséré dans le Moniteur, annonçait que l'armée s'était grossie dans l'année des cent soixante mille hommes des deux conscriptions de 1806 et 1807; il comptait seize mille hommes mis à la retraite pour cause de maladies ou d'ancienneté, et sans s'embarrasser du raisonnement qu'on était trop certain que personne n'oserait faire, par suite du système qui cachait toujours les pertes que nous coûtaient nos victoires, on portait celles de toute la campagne seulement à quatorze mille hommes. Ainsi donc, l'augmentation de l'armée ne se trouvait que de cent trente mille hommes effectifs, et la prévoyance exigeait que les quatre-vingt mille hommes de la conscription de 1808 fussent levés, et exercés dans leurs propres départements. «Plus tard, disait le rapport, il faudrait qu'elle marchât sur-le-champ; levée six mois plus tôt, elle gagnera de la force et de l'instruction, et saura mieux se défendre.»

Le conseiller d'État, Régnault de Saint-Jean d'Angely, qui fut chargé de porter le message impérial au Sénat, s'arrêta dans son discours sur cette partie du rapport, et invita les sénateurs à reconnaître la bonté paternelle de l'empereur qui ne voulait point que les nouveaux conscrits affrontassent les grands travaux de la guerre, avant de s'être familiarisés avec eux. La lettre de l'empereur annonçait que l'Europe entière s'armait de nouveau; elle portait à deux cent mille hommes la levée extraordinaire ordonnée en Angleterre; elle proclamait le désir de la paix, à condition que la passion ne suggérerait point aux Anglais le désir de ne voir leur prospérité que dans notre abaissement.

Le Sénat rendit le décret demandé, et vota une adresse de félicitations et de remerciements à l'empereur. Sans doute il dut sourire, en la recevant.

Il faudrait que l'âme des hommes qui gouvernent par le pouvoir absolu eût été favorisée de facultés bien généreuses pour résister à la tentation de mépriser l'espèce humaine, tentation trop bien justifiée après tout, par la soumission qu'on leur témoigne. Quand Bonaparte voyait toute une nation lui livrer son sang et ses trésors, pour satisfaire une insatiable ambition, quand les hommes éclairés de cette nation consentaient à décorer, par la pompe de leurs phrases, ses actes d'envahissement sur les volontés humaines, pouvait-il regarder l'univers autrement que sous l'aspect d'un champ ouvert au premier qui entreprendrait de l'exploiter? Ne lui eût-il pas fallu une grandeur vraiment héroïque, pour s'apercevoir que la contrainte seule dictait alors les paroles de l'adulation, et le dévouement aveugle des citoyens isolés par le despotisme de ses institutions, et décimés ensuite par les actes de son pouvoir? Il faut pourtant dire qu'à défaut de cette générosité de sentiments, qui manquait à Bonaparte, un calcul observateur de sa raison aurait pu lui démontrer que l'obéissance animée avec laquelle les Français se rendaient, à son ordre, sur le champ de bataille, n'était qu'un égarement de cette énergie nationale excitée chez un grand peuple par une grande révolution. Le cri de la liberté avait éveillé de généreuses ardeurs. Le désordre qui s'en était suivi les rendait craintives de pousser à bout leur entreprise. L'empereur saisissait habilement ce moment d'hésitation pour les rallier au profit de sa gloire. Si j'osais me servir d'une expression commune qui me semble assez bien rendre ma pensée, je dirais que, depuis trente ans, l'énergie française a été portée à un tel excès de développement que la plus grande partie de nos citoyens, dans quelque classe que ce soit, a paru poursuivie du besoin d'avoir vécu, ou, à défaut de la vie, d'avoir pu mourir pour quelque chose. Au reste, il est vraisemblable, par une foule de circonstances, que Bonaparte n'a pas toujours méconnu le génie du peuple qu'il était appelé à gouverner, mais qu'il s'est senti la force de le maîtriser en le dirigeant, disons mieux, en l'égarant à son avantage.

Toutefois, combien il commençait dès lors à devenir pénible de le servir, lorsque l'on conservait au dedans quelques-unes des facultés qui, par l'effet d'une sorte d'instinct, avertissent l'âme des émotions qu'elle est destinée à supporter! Que de réflexions tristes je me souviens que, mon mari et moi, nous faisions, au milieu de la pompe et des jouissances que nous procurait la situation, peut-être enviée, dans laquelle nous nous trouvions! Je l'ai déjà dit, nous étions arrivés pauvres auprès du premier consul, ses largesses plutôt vendues que données nous avaient environnés du luxe qu'il savait si bien prescrire. Jeune encore, je me voyais à portée de satisfaire les goûts de mon âge, et de jouir des plaisirs d'un état brillant. J'habitais une belle maison, je me parais de diamants, je pouvais chaque jour varier mon élégante toilette, attirer à ma table une société choisie; tous les spectacles m'étaient ouverts; il ne se donnait pas une fête à Paris où je ne fusse conviée; et cependant, dès cette époque, je ne sais quel nuage sombre venait oppresser mon imagination. Souvent, au retour des Tuileries, au sortir d'un cercle somptueux, encore toute parée des livrées du luxe, peut-être ajouterai-je de la servitude, mon mari et moi, nous nous entretenions sérieusement de ce qui se passait autour de nous. Une secrète inquiétude de l'avenir, une défiance toujours croissante de notre maître, nous pressait tous deux. Sans bien savoir ce que nous redoutions, nous commencions à nous avouer que nous avions quelque chose à redouter. Le vague avertissement d'une plus noble direction de nos pensées flétrissait le cours de celles où notre destinée fausse semblait nous entraîner. «Je ne suis pas fait, me disait mon mari, pour cette vie oisive et resserrée d'une cour.»--«Je ne me sens pas appelée, lui disais-je, à n'admirer que ce qui coûte tant de sang et de larmes.» La gloire militaire nous fatiguait; nous frémissions de la féroce sévérité qu'elle inspire souvent à ceux qu'elle décore, et peut-être la répugnance qu'elle parvenait à nous causer était-elle une sorte de pressentiment du prix auquel Bonaparte mettrait la grandeur qu'il imposait à la France.

À ces sentiments pénibles se joignait encore la crainte, que ressent toute âme droite, de se voir forcée de ne plus aimer celui qu'on doit toujours servir. C'était là une de mes peines intérieures. Je m'attachais, avec la vivacité de mon âge et de mon imagination, à l'admiration que je voulais conserver pour l'empereur; je cherchais de bonne foi à me tromper sur son compte; j'épiais les occasions où il répondait à ce que j'eusse souhaité de lui. Ce combat était pénible et inégal; et pourtant, quand il a cessé, j'ai bien plus souffert encore.

Lorsque, en 1814, nombre de gens se sont étonnés de l'ardeur avec laquelle je pressais de tous mes voeux la chute du fondateur de ma fortune, et le retour de ceux qui devaient la détruire; lorsqu'ils ont taxé d'ingratitude notre prompt abandon de la cause de l'empereur, et qu'ils ont honoré de leur surprise la patience avec laquelle nous avons supporté les pertes complètes que nous avons faites, c'est qu'ils ne pouvaient lire dans nos âmes, c'est qu'ils ignoraient les impressions qu'elles avaient reçues de longue main. Le retour du roi nous ruinait, mais il mettait à l'aise nos pensées et nos sentiments. Il nous annonçait un avenir qui permettrait à notre enfant de se livrer aux nobles inspirations de sa jeunesse. «Mon fils, me disait son père, sera pauvre peut-être, mais il ne sera point contraint et froissé comme nous.» On ne sait pas assez dans le monde, c'est-à-dire dans la société réglée et factice d'une grande ville, la jouissance qui s'attache à une position qui vous permet le développement complet de vos impressions, la liberté de toutes vos pensées.

Le jour de Saint-Joseph51, les deux princesses Borghèse et Caroline52 voulurent donner une petite fête à l'impératrice. Une grande assemblée fut conviée; on représenta une petite comédie, ou vaudeville, pleine de couplets à la gloire de l'empereur et à la louange de la bonté et de la grâce de la personne fêtée. Les deux princesses étaient jolies comme des anges. Elles représentaient des bergères; le général Junot jouait le rôle d'un militaire revenant de l'armée, amoureux d'une des deux jeunes filles. Cette situation paraissait leur convenir beaucoup, soit dans la représentation, soit ailleurs. Mais les deux soeurs de Bonaparte, toutes ses soeurs qu'elles étaient, toutes princesses qu'elles étaient devenues, chantaient très faux. Elles s'en apercevaient l'une à l'égard de l'autre, et se moquaient mutuellement de leurs prétentions pareilles. Ma soeur et moi, nous jouions un rôle dans la pièce. Je m'amusai fort, durant les répétitions, de l'aigreur réciproque des deux soeurs, qui ne s'aimaient guère, et de l'embarras dans lequel l'auteur et le musicien se trouvaient. Tous deux mettaient une grande importance à leur ouvrage; ils s'affligeaient d'entendre défigurer leurs vers et leurs chansons; ils n'osaient se plaindre, faisaient des remontrances en tremblant; mais, tout autour, on se hâtait de leur imposer silence.

Note 51: (retour) Le 19 mars 1807. (P. R.)
Note 52: (retour) Madame Murat.

On comprend que la représentation fut froide. L'impératrice, peu sensible aux louanges que ses deux belles-soeurs lui adressaient sans empressement, se ressouvint que, sur ce même théâtre, quelques années auparavant, elle avait vu ses enfants jeunes, gais, affectueux, émouvoir Bonaparte lui-même, en lui offrant leurs bouquets. Elle me confia que, durant toute la pièce, ce souvenir l'avait oppressée. Cette année, elle était séparée de l'empereur, inquiète pour lui, agitée pour elle-même, loin de son fils et de sa fille. Elle s'apercevait que, dans sa fortune, à la prendre du jour seulement où elle était montée sur le trône, elle avait déjà un passé à regretter.

À l'occasion de sa fête, l'empereur lui écrivit très tendrement: «Je m'ennuie fort d'être loin de toi, disait-il. L'âpreté de ces climats retombe sur mon âme; nous désirons tous Paris, ce Paris qu'on regrette partout, et pour lequel on ne cesse de courir après la gloire; et tout cela, Joséphine, au bout du compte, afin d'être applaudi au retour, par le parterre de l'Opéra. Dès que le printemps paraîtra, j'espère bien laver la tête aux Russes, et ensuite, mesdames, nous irons vers vous, et vous nous donnerez des couronnes.»

Pendant l'hiver, on commença le siège de Danzig. Il passa par la tête de Bonaparte de donner de la gloire (suivant son expression) à Savary. En général, la réputation militaire de celui-ci n'était pas en grand honneur à l'armée; mais il servait l'empereur d'une autre manière. Il était ardent aux récompenses. L'empereur prévoyait l'obligation de le décorer quelque jour, pour l'employer dans quelque occasion qui pourrait naître; il lui attribua je ne sais quel avantage sur les Russes, et lui donna le grand cordon de la Légion d'honneur. Les militaires n'approuvèrent guère cette faveur; mais Bonaparte les déjouait, eux, comme les autres, et l'indépendance du mérite était une de celles qu'il poursuivait le plus.

Il ne quittait guère son quartier général d'Osterode53 que pour inspecter les divers cantonnements; il y travaillait beaucoup. Il faisait des décrets sur tout. Il écrivit54 à M. de Champagny, ministre de l'intérieur, une lettre dont il fut question dans le Moniteur, et qui lui prescrivait d'annoncer à l'Institut qu'on lui donnerait une statue de d'Alembert, comme étant celui des mathématiciens français qui a le plus contribué à l'avancement des sciences55.

Note 53: (retour) Il habitait le château de Finckestein, près d'Osterode.
Note 54: (retour) C'est-à-dire qu'il fit écrire. Bonaparte écrit fort mal, et ne prend jamais la peine de tracer entièrement une seule lettre d'un mot.
Note 55: (retour) Voici la lettre de l'empereur: «Monsieur Champagny, voulant faire placer dans la salle des séances de l'Institut la statue de d'Alembert, celui des mathématiciens français qui, dans le siècle dernier, a le plus contribué à l'avancement de cette première des sciences, nous désirons que vous fassiez connaître cette résolution à la première classe de l'Institut, qui y verra une preuve de notre estime, et de la volonté constante où nous sommes d'accorder des récompenses et de l'encouragement aux travaux de cette compagnie, qui importe tant à la prospérité et au bien de nos peuples.--Osterode, 18 mars 1807.» (P R.)

Les bulletins ne rendaient compte que de la position de l'armée et de la santé de l'empereur, qui, disait-on toujours, était excellente. Il faisait souvent quarante lieues à cheval par jour. Il accordait toujours de nombreux avancements dans son armée, qui se trouvaient rapportés dans le Moniteur, pêle-mêle et sous la même date, avec les nominations de quelques évêques.

À cette époque mourut l'impératrice d'Autriche, à l'âge de trente-quatre ans. Elle laissa quatre princes et cinq princesses. Les princes de Bavière, de Bade, et quelques autres de la Confédération du Rhin, séjournaient à l'armée et faisaient leur cour à l'empereur. Quand il avait terminé ses affaires, il assistait à des concerts que lui donnait le musicien Paër, qu'il avait trouvé à Berlin, qu'il attacha à sa musique et qu'il ramena à Paris. M. de Talleyrand, dont sans doute la société lui était d'une grande ressource, le quittait cependant souvent pour aller tenir un grand état à Varsovie, s'y entendre avec la noblesse, et l'entretenir dans les espérances qu'on voulait qu'elle conservât. Ce fut à Varsovie que M. de Talleyrand traita pour l'empereur, avec les ambassadeurs de la Porte et ceux de la Perse, auxquels Bonaparte donna le spectacle des manoeuvres d'une partie de son armée. On y signa aussi une suspension d'armes entre la France et la Suède.

La question du monseigneur ayant été décidée, le cardinal Maury fut admis à l'Institut et y prononça pour son discours de réception l'éloge de l'abbé de Radonvilliers. Un monde énorme s'était porté à cette séance. Le cardinal ne répondit guère à la curiosité du public. Son discours fut long et ennuyeux, et on conclut assez justement que son talent s'était absolument usé. Ses mandements, et une passion qu'il prêcha depuis, n'ont point démenti cette opinion.

Le 5 mai, l'impératrice fut frappée d'un coup très sensible par la mort de son petit-fils Napoléon. Cet enfant avait été enlevé à ses parents en peu de jours par la maladie qu'on appelle le croup. On ne peut se figurer le désespoir dans lequel tomba la reine de Hollande. On fut obligé de l'arracher de force du cadavre de son fils, auquel elle s'était attachée. Louis Bonaparte, également affligé et épouvanté de l'état de sa femme, la soigna alors avec beaucoup d'attachement, et ce malheur amena entre eux un rapprochement sincère, mais qui ne fut que momentané. La reine, par moments, tombait dans un égarement complet, appelant son fils et la mort à grands cris, sans reconnaître aucune des personnes qui l'approchaient. Quand la raison lui revenait un peu, elle gardait un profond silence, indifférente à ce qu'on lui disait. Cependant, quelquefois, elle remerciait doucement son mari de ses soins, d'un ton qui indiquait le regret qu'il eût fallu un tel malheur pour changer leurs relations. Ce fut dans une de ces occasions que Louis, fidèle à son caractère bizarre et jaloux, se trouvant près du lit de sa femme et lui promettant qu'à l'avenir il s'appliquerait à consoler sa vie, lui demanda toutefois l'aveu des torts qu'il lui supposait: «Confiez-moi vos faiblesses, lui dit-il, je vous les pardonne toutes; nous allons recommencer un nouvel avenir qui effacera pour jamais le passé.» La reine lui répondait avec toute la solennité de la douleur et de l'espoir qu'elle avait de mourir, que, prête à rendre son âme à Dieu, elle n'aurait pas à lui porter l'ombre même d'une pensée coupable. Le roi, toujours incrédule, lui demandait d'en proférer le serment, et, après l'avoir obtenu, ne pouvant se déterminer à y prêter confiance, recommençait ses singulières instances, et avec une telle importunité, que sa femme, quelquefois épuisée de sa déchirante douleur, des paroles qu'il lui fallait répondre et de cette persécution, se sentant évanouir lui disait: «Donnez-moi du repos, je ne vous échapperai point; demain, nous reprendrons l'entretien.» En parlant ainsi, elle perdait connaissance de nouveau56.

Note 56: (retour) C'est la reine même qui m'a fait ce récit.

Dès que la nouvelle de cette mort fut arrivée à Paris, on dépêcha un courrier à l'empereur; madame Murat partit sur-le-champ pour la Haye, et, peu de jours après, l'impératrice se rendit à Bruxelles, où Louis amena lui-même sa femme et son jeune fils, pour les remettre aux mains de leur mère. Il montra encore une douleur amère, et une grande occupation de la reine Hortense, dont la tête était encore presque égarée. Il fut décidé qu'après un repos de quelques jours à la Malmaison on l'enverrait passer plusieurs mois dans les Pyrénées, où son royal époux irait plus tard la rejoindre. Après une journée de séjour au château de Laeken, près de Bruxelles, le roi retourna en Hollande, et l'impératrice, sa fille, son second fils qu'il fallut bien alors appeler Napoléon, et la grande duchesse de Berg, qui n'était guère propre à consoler deux personnes qu'elle haïssait tant revinrent à Paris. M. de Rémusat, qui avait accompagné l'impératrice dans ce triste voyage, me raconta, au retour, les soins de Louis pour sa femme, et me dit qu'il avait cru s'apercevoir que madame Murat les voyait avec déplaisance.

Madame Louis Bonaparte demeura très renfermée, et toujours abattue, à la Malmaison, pendant quinze jours. Vers la fin de mai, elle partit pour les eaux de Cauterets. Elle se montrait insensible à tout, ne versant pas une larme, ne dormant point, ne prononçant aucune parole, serrant la main quand on lui parlait, et, chaque jour, à l'heure où son fils était mort, tombant dans une crise violente. Je n'ai jamais vu une douleur qui fît plus de mal à regarder. Elle était pâle, sans mouvement, le regard fixe; on pleurait en l'approchant, alors elle vous adressait ce peu de mots: «Pourquoi pleurez-vous? Il est mort, je le sais bien; mais je vous assure que je ne souffre pas, je ne sens rien du tout57

Note 57: (retour) Cette peinture de la douleur de la reine Hortense n'a rien d'exagéré, car voici ce que mon grand-père écrivait à sa femme, de Bruxelles, où il avait accompagné l'impératrice, le 16 mai 1807: «Le roi et la reine sont arrivés hier au soir. L'entrevue avec l'impératrice n'a été douloureuse que pour elle, et comment ne l'aurait-elle pas été? Figurez-vous, mon amie, que la reine, dont la santé est d'ailleurs assez bonne, est absolument dans l'état où l'on nous représente Nina sur le théâtre. Elle n'a qu'une idée, celle de la perte qu'elle a faite; elle ne parle que d'une chose, c'est de lui. Pas une larme, mais un calme froid, des yeux presque fixes, un silence presque absolu sur tout, et ne parlant que pour déchirer ceux qui l'entendent. Voit-elle quelqu'un qu'elle a vu autrefois avec son fils, elle le regarde avec un air de honte et d'intérêt, et, d'une voix très basse: «Vous le savez, dit-elle, il est mort.» En arrivant auprès de sa mère, elle lui dit: «Il n'y a pas longtemps qu'il était ici avec moi; je le tenais là sur mes genoux.» M'apercevant quelques moments après, elle me fait signe de m'avancer: «Vous vous rappelez Mayence? Il jouait la comédie avec nous.» Elle entend dix heures sonner, elle se retourne vers une de ses dames: «Tu sais, dit-elle, c'est à dix heures qu'il est mort.» Voilà comme elle rompt le silence, presque continuel, qu'elle garde. Avec cela, elle est bonne, sensée, pleine de raison; elle connaît parfaitement son état, elle en parle même. Elle est heureuse, dit-elle, «d'être tombée dans l'insensibilité: elle aurait trop souffert autrement». On lui demande si elle a été émue en revoyant sa mère. «Non, dit-elle; mais je suis bien aise de l'avoir vue.» On lui dit combien elle est affectée de son peu d'émotion en la revoyant: «Oh! mon Dieu, dit-elle, qu'elle ne s'en fâche pas: je suis comme cela.» Sur tout ce qu'on lui demande, autre que l'objet de sa peine: «Ça m'est égal, dit elle, comme vous voudrez.» Elle croit qu'elle a besoin d'être seule à sa douleur, elle ne veut cependant pas voir les lieux qui lui rappellent son fils.» Je laisse aux habiles le soin de rechercher s'il n'y avait pas quelque affectation dans la douleur ainsi exprimée par l'ancienne élève de madame Campan. Il est difficile pourtant de n'en être pas touché. (P. R.)

Dans ce voyage, une violente tempête la tira de cette torpeur, par une commotion très forte. Il avait fait de l'orage précisément le jour de la mort de son fils. Lorsque, cette autre fois, le tonnerre éclata, elle l'écouta attentivement; ses éclats redoublant, elle eut une violente attaque de nerfs qui fut suivie d'un déluge de pleurs; et, de cet instant, elle reprit toutes ses facultés de souffrir et de sentir, et se livra à une douleur profonde qui, depuis, ne s'est jamais entièrement apaisée. Quoique je ne puisse continuer à rapporter ce qui la concerne qu'en empiétant sur le temps, je terminerai pourtant tout de suite ce récit. Arrivée dans les montagnes avec une petite cour très resserrée, elle s'efforça de se fuir elle-même, en épuisant ses forces par des marches continuelles. Presque toujours dans un état d'exaltation, elle parcourait les vallées des Pyrénées, gravissait les rochers, tentait les ascensions les plus difficiles, et ne semblait, m'a-t-on dit, occupée qu'à échapper à elle-même. Le hasard lui fit rencontrer à Cauterets M. Decazes, jeune alors, fort inconnu, et, comme la reine, sous le poids d'un regret douloureux. Il avait perdu sa jeune femme58, il était malade et accablé. Ces deux personnes se rencontrèrent et s'entendirent dans leurs larmes. Il est très vraisemblable que madame Louis, trop malheureuse pour observer des convenances qu'elle eût dû respecter, dans le rang où elle était placée, refusant son approche aux indifférents, fut plus accessible à un homme affligé comme elle. M. Decazes était jeune, d'une assez belle figure; l'oisiveté de la vie des eaux et les discours inconsidérés de la médisance attachèrent quelque importance à cette relation. La reine était trop hors d'un état ordinaire pour s'apercevoir de quoi que ce soit. Elle n'avait autour d'elle que des jeunes personnes dévouées, inquiètes de sa santé, et soigneuses de lui procurer le plus léger soulagement. Cependant des lettres furent écrites à Paris, et on y prononça quelques paroles légères sur la reine et M. Decazes.

Note 58: (retour) Fille de M. Muraire, président de la cour de cassation.

Le roi Louis, à la fin de l'été, alla rejoindre sa femme dans le midi de la France. Il paraît que la vue de cette pauvre mère et du seul fils qui lui restait lui causèrent de l'attendrissement. L'entrevue fut affectueuse de part et d'autre. Les époux, qui, depuis longtemps, avaient cessé d'avoir entre eux aucun rapprochement, vécurent alors dans une complète intimité qui a produit la naissance de leur troisième fils59. Il est vraisemblable que, si Louis fût retourné sur-le-champ à la Haye, ce raccommodement aurait eu de longues suites; mais il revint avec sa femme à Paris, et son union blessa et inquiéta vivement madame Murat. Au moment de ce retour, j'ai souvent entendu dire à l'impératrice que sa fille était profondément touchée du chagrin de son mari, qu'elle répétait que, souffrant, attristé, il avait formé un nouveau lien avec elle, et qu'elle sentait qu'elle pouvait lui pardonner le passé. Mais madame Murat, du moins l'impératrice le croyait ainsi et sur des rapports assez certains, jeta de nouvelles inquiétudes dans l'esprit de son frère. Elle lui raconta, sans paraître les croire, les discours tenus sur les rencontres de la reine avec M. Decazes; elle poussa même son récit jusqu'à lui apprendre qu'on en concluait des soupçons sur les causes de sa nouvelle grossesse. Il n'en fallait pas tant pour ramener la jalouse défiance de Louis60. Je ne pourrais plus dire aujourd'hui s'il avait vu M. Decazes dans les Pyrénées, ou si seulement sa femme avait parlé de lui; car, comme elle ne mettait aucune importance à cette rencontre, elle racontait souvent, devant témoins, combien elle avait été touchée de cette conformité de douleur, et disait que, malgré sa propre peine, l'état de cet époux désolé lui avait fait pitié.

Note 59: (retour) L'empereur Napoléon III, né le 20 avril 1808. (P. R.)
Note 60: (retour) M. Decazes fut placé par Louis Bonaparte lui-même auprès de madame Bonaparte la mère, dans un petit poste assez secondaire. On ne le voyait jamais à la cour, ni dans le grand monde. Qui lui eût dit alors que, quelques années après, il serait pair de France et favori de Louis XVIII?

Dans le même temps, l'impératrice, effrayée de l'état de maigreur de sa fille, craignant pour elle la fatigue d'un nouveau voyage et le climat de la Hollande, pressait souvent l'empereur, alors de retour, d'obtenir de son frère qu'il laissât sa femme accoucher à Paris. L'empereur l'obtint en effet, en l'ordonnant. Louis, mécontent, aigri, malheureux sans doute aussi de se voir forcé de retourner seul dans les tristes brouillards de son royaume, harcelé par son inquiétude naturelle, reprit ses soupçons et sa mauvaise humeur, dont il accabla sa femme de nouveau. Celle-ci eut d'abord assez de peine à les comprendre; mais, quand elle se vit en butte à de nouveaux outrages, quand elle comprit que l'on n'avait pas respecté son malheur, et qu'on l'avait crue capable d'une intrigue galante au moment où elle savait qu'elle n'avait aspiré qu'à mourir, elle tomba dans un complet découragement. Indifférente au présent, à l'avenir, à tous liens, à l'estime comme à la haine, elle voua à son mari un mépris que peut-être elle laissa trop voir, et elle ne pensa plus qu'à s'efforcer de multiplier les occasions de vivre séparée de lui. Tout ce que je raconte se passa dans l'automne de 1807; quand j'aurai gagné ce temps, je pourrai revenir encore sur quelques détails relatifs à cette malheureuse femme.

L'impératrice versa beaucoup de larmes sur la mort de son petit-fils. Outre la tendresse très vive qu'elle portait à cet enfant, qui annonçait un aimable caractère, elle voyait sa position ébranlée par cette mort. Les enfants de Louis lui paraissaient devoir réparer auprès de l'empereur le tort de sa stérilité, et ce terrible divorce qui était si souvent l'objet de son inquiétude, lui semblait devenir moins douteux après une pareille perte. Elle me confia ses émotions secrètes dans ce temps, et j'eus beaucoup de peine à rendre un peu de calme à ses esprits.

On se rappelle encore aujourd'hui l'impression que fit le beau discours de M. de Fontanes, qui sut si bien enchâsser ce malheur dans une des plus nobles et des plus remarquables descriptions des prospérités de Bonaparte61. Celui-ci avait ordonné que les drapeaux conquis dans cette campagne, et l'épée du grand Frédéric, fussent portés en grande pompe aux Invalides. Un Te Deum devait être chanté, un discours prononcé en présence des grands dignitaires, des ministres, du Sénat et des invalides eux-mêmes. La cérémonie, qui eut lieu le 17 mai 1807, fut imposante, et le discours de M. de Fontanes est un monument qui perpétuera pour nous le souvenir de ces nobles dépouilles, reprises, depuis, par leur premier possesseur. On admira comment l'orateur avait agrandi encore son héros en dédaignant d'insulter au vaincu, combien ses éloges portaient sur ce qui est vraiment héroïque. On ajoutait que ces louanges pourraient, à la rigueur, passer pour des conseils, et la soumission et la crainte étaient telles alors, que M. de Fontanes parut avoir déployé du courage.

Note 61: (retour) Ce discours et le trait qui le termine sont rapportés dans la première partie de cet ouvrage. Je n'ai pas cru devoir éviter cette répétition, car les nouveaux détails donnés ici sont intéressants. Je joins à ces détails, et pour faire mieux connaître encore l'intérieur du ménage du roi et de la reine de Hollande, la lettre suivante, écrite au roi par son frère et datée de Finckestein, le 4 avril 1807, un mois Vous êtes trop, vous, dans votre intérieur, et pas assez dans votre administration. Je ne vous dirais pas tout cela sans l'intérêt que je vous porte. Rendez heureuse la mère de vos enfants; vous n'avez qu'un moyen: c'est de lui témoigner beaucoup d'estime et de confiance. Malheureusement, vous avez une femme trop vertueuse; si vous aviez une femme coquette, elle vous mènerait par le bout du nez. Mais vous avez une femme fière, que la seule idée que vous puissiez avoir mauvaise opinion d'elle révolte et afflige. Il vous aurait fallu une femme comme j'en connais à Paris. Elle vous aurait joué sous jambe, et vous aurait tenu à ses genoux. Ce n'est pas ma faute, je l'ai souvent dit à votre femme.» Dans cette lettre, si remplie de ces traits de sagacité et de vulgarité que Napoléon portait dans l'appréciation des choses ordinaires de la vie, on remarquera l'identité de son jugement avec celui de l'auteur de ces Mémoires, sur la cause et le caractère des discordes conjugales qui les occupent. Le roi Louis est trop raide, trop austère, trop jaloux, sa femme n'a que les goûts naturels de la jeunesse et de l'imagination. Son mari la méconnaît, l'humilie, l'attriste et l'offense. Survient la mort du jeune prince, à peu près avant la mort de l'enfant: «Vos querelles avec la reine percent dans le public. Ayez donc, dans votre intérieur, ce caractère paternel et efféminé que vous montrez dans le gouvernement, et ayez dans les affaires ce rigorisme que vous montrez dans votre ménage. Vous traitez une jeune femme comme on mènerait un régiment... Vous avez la meilleure femme, et la plus vertueuse, et vous la rendez malheureuse. Laissez-la danser tant qu'elle veut, c'est de son âge. J'ai une femme qui a quarante ans; du champ de bataille, je lui écris d'aller au bal. Et vous voulez qu'une femme de vingt ans qui voit passer sa vie, qui en a toutes les illusions, vive dans un cloître, soit comme une nourrice toujours à laver son enfant! et ce malheur, également ressenti des deux parts, rapproche les époux par une douleur commune. Cette douleur se prolonge, et devient, pendant un temps, la pensée dominante de la reine et même de sa mère. Dans ses lettres, Napoléon se montre affligé, et bientôt ennuyé de leur constante tristesse. Il y a un mélange curieux d'une bonté affectueuse et d'une impérieuse personnalité dans la manière dont il les console, ou leur ordonne de se consoler. J'ai cité quelques-unes de ces lettres. En voici une autre, écrite de Friedland, le 16 juin 1807: «Ma fille, j'ai reçu votre lettre datée d'Orléans. Vos peines me touchent, mais je voudrais vous savoir plus de courage. Vivre, c'est souffrir, et l'honnête homme combat toujours pour rester maître de lui. Je n'aime pas à vous voir injuste pour le petit Napoléon-Louis, et envers tous vos amis. Votre mère et moi avions l'espoir d'être plus que nous ne sommes dans votre coeur. J'ai remporté une grande victoire le 14 juin. Je me porte bien et je vous aime beaucoup.» On voit combien ces jugements de l'empereur et de la dame du palais de Joséphine sont contradictoires avec l'opinion qui a prévalu sur la reine Hortense, et qui ne semble pas reposer uniquement sur des suppositions. (P. R.)

Dans la péroraison de ce discours, il représenta le héros entouré de la pompe de ses victoires, et la dédaignant pour pleurer un enfant.

Mais le héros ne pleura point. Il reçut d'abord une impression pénible de cette mort, dont il chercha à se débarrasser le plus tôt qu'il put. M. de Talleyrand m'a conté, depuis, que le lendemain du jour où il avait appris cette nouvelle, l'empereur causait d'un air fort dégagé, et qu'au moment où il allait donner audience aux grands de la cour de Varsovie qui venaient le complimenter sur cette perte, lui (M. de Talleyrand) fut obligé de l'avertir de prendre un maintien triste, en se permettant de lui reprocher sa trop grande insouciance, à quoi l'empereur répondit: «Qu'il n'avait pas le temps de s'amuser à sentir et à regretter, comme les autres hommes.»


CHAPITRE XXIV.

(1807.)

Le duc de Danzig.--Police de Fouché.--Bataille de Friedland.--M. de Lameth.--Traité de Tilsit.--Retour de l'empereur.--M. de Talleyrand.--Les ministres.--Les évêques.

Cependant, les rigueurs de l'hiver disparaissaient peu à peu en Pologne, et tout annonçait le renouvellement des hostilités. Le bulletin du 16 mai nous apprenait l'arrivée de l'empereur de Russie à son armée, et les paroles mesurées qu'on employait à l'égard des souverains, et l'épithète de braves accordée aux soldats russes, faisaient penser qu'on se préparait à rencontrer une vigoureuse résistance. Le maréchal Lefebvre était chargé du siège de Danzig62; quelques affaires d'avant-postes avaient eu lieu; enfin, le 24 mai, la ville de Danzig se rendit. L'empereur s'y transporta aussitôt, et, pour récompenser le maréchal, il le fit duc de Danzig, en ajoutant à ce titre une dotation considérable. Ce fut la première création de ce genre. Il en développa les avantages, comme il lui plut, dans une lettre qu'il écrivit au Sénat à cette occasion, et il s'appliqua à les appuyer sur des motifs qui ne devaient point effaroucher les amateurs de l'égalité, dont il soignait toujours les préventions. Je l'ai souvent entendu parler des motifs qui le portèrent à créer ce qu'il appelait une caste intermédiaire entre lui et la vaste démocratie de la France. Il s'appuyait, d'abord, sur le besoin de récompenser les grands services, d'une manière qui ne fût point onéreuse à l'État, sur la nécessité de satisfaire les vanités françaises63, et, enfin, de s'entourer à la façon des autres souverains de l'Europe. «La liberté, disait-il, est le besoin d'une classe peu nombreuse, et privilégiée, par la nature, de facultés plus élevées que le commun des hommes. Elle peut donc être contrainte impunément. L'égalité, au contraire, plaît à la multitude. Je ne la blesse point en donnant des titres qui sont accordés à tels ou tels, sans égard pour la question, usée aujourd'hui, de la naissance. Je fais de la monarchie, en créant une hérédité, mais je reste dans la Révolution, parce que ma noblesse n'est point exclusive. Mes titres sont une sorte de couronne civique; on peut les mériter par les oeuvres. D'ailleurs, les hommes sont habiles quand ils donnent à ceux qu'ils gouvernent le même mouvement qu'ils ont eux-mêmes. Or tout mon mouvement à moi est ascendant, il en faut un pareil qui agite de même la nation.»

Note 62: (retour) L'orthographe de ces noms de villes ou de provinces allemandes devenus des titres français est difficile à déterminer. L'auteur, comme les femmes, et même les hommes de son temps, n'en prend nul souci, et écrit tantôt d'une façon, tantôt d'une autre. Les historiens de l'Empire ne présentent nulle concordance, et la plupart n'ont point de système régulièrement suivi. Aujourd'hui, l'on met quelque pédanterie à laisser aux noms un caractère local. Aussi j'écris en allemand, Danzig, et non Dantzick comme on le fait souvent. (P. R.)
Note 63: (retour) «On me dira, disait l'empereur, que tout cela fera une noblesse de cour; mais cette noblesse de cour aura conquis son rang avec son épée.--Oh! dit ma grand'mère, avec son épée? Avec son sabre.» L'empereur se mit à rire. (P. R.)

Une fois, après avoir développé tout ce système devant moi, à sa femme, il s'arrêta tout à coup. Il se promenait, selon sa coutume, dans l'appartement. «Ce n'est pas, dit-il, que je ne voie que tous ces nobles, ces ducs surtout que je fais, et à qui j'accorde de si énormes dotations, vont devenir un peu indépendants de moi. Décorés et riches, ils tenteront de m'échapper, et prendront vraisemblablement ce qu'ils appelleront l'esprit de leur état.» Et, sur cette réflexion, il continua sa promenade, en gardant quelques minutes de silence; puis, se retournant vers nous un peu brusquement: «Oh! reprit-il, en souriant d'un sourire dont je ne saurais comment décrire l'expression, ils ne courront pas si vite que je ne sache bien les rattraper.»

Quoique les services militaires décorassent au fond, d'une manière imposante, les parchemins dont l'empereur scellait le don sur le champ de bataille, cependant l'humeur moqueuse des Parisiens, que la gloire même ne fait pas reculer, s'empara d'abord de la dignité du nouveau duc. Il avait quelque chose de commun et de soldatesque qui y prêtait un peu; et sa femme, vieille et excessivement bourgeoise, fut l'objet d'un grand nombre de railleries. Elle s'exprimait plaisamment sur la préférence qu'elle donnait à la partie pécuniaire des dons de l'empereur, et lorsqu'elle faisait cet aveu, au milieu du salon de Saint-Cloud, et que la naïveté de ses discours faisait rire quelques-unes d'entre nous, alors, rouge de colère, elle ne manquait pas de dire à l'impératrice: «Madame, je vous prie de faire taire toutes vos péronnelles.» On conçoit qu'une pareille incartade ne diminuait pas notre gaieté64.

Note 64: (retour) Les mots spirituels, ou tout au moins comiques, de la maréchale Lefebvre ont eu quelque popularité. Celui-ci était en réalité plus singulier, et plus expressif. Il s'agissait, paraît-il, d'un domestique qu'elle avait fait mettre tout nu devant elle, pour s'assurer qu'il n'emportait rien. Il est impossible d'écrire le mot par lequel elle demandait, avant de faire son récit, le départ des dames de la cour. Son mari, le maréchal duc de Danzig, avait aussi ses mots que l'on citait, et dont quelques-uns ont une beauté soldatesque. Il se plaignait à mon grand-père d'un fils qui se conduisait mal: «Vois-tu, disait-il, j'ai peur qu'il ne meure pas bien.» Un jour, ennuyé du ton d'envie désobligeante avec lequel un de ses compagnons d'enfance, le revoyant dans ses grandeurs, lui parlait de sa richesse, de ses titres et de son luxe, il lui dit: «Eh bien, tiens, je te cède tout cela, et pour rien, mais au prix coûtant. Nous allons descendre dans mon jardin; je tirerai sur toi soixante coups de fusil, et après cela, si je ne t'ai pas tué, tout est à toi.» (P. R.)

L'empereur eût bien voulu arrêter le cours de ces plaisanteries, mais elles échappaient à sa puissance, et, comme on savait qu'il y était sensible, on recherchait ce moyen commode et facile de se venger de l'oppression. Les bons mots, les calembours couraient la ville; on les mandait à l'armée; l'empereur irrité tançait le ministre de la police sur son peu de surveillance; celui-ci, affectant une certaine libéralité dédaigneuse, répondait qu'il fallait laisser aux oisifs ce dédommagement. Cependant, quand il avait appris qu'un propos railleur ou malveillant avait été tenu dans un salon de Paris, le ministre en mandait tout à coup le maître ou la maîtresse, pour les avertir de mieux surveiller leur société, et il les renvoyait avec une inquiétude vague sur la sûreté du commerce de ceux qui la composaient. Plus tard, l'empereur trouva le moyen de raccommoder l'ancienne noblesse avec les décorations de la nouvelle: il l'appela au partage; et, comme c'était reconnaître son privilège que de lui en donner un nouveau, quelque mince qu'il fût, elle ne dédaigna pas cette concession qui devenait un acte renouvelé de ce qu'elle avait été autrefois.

Cependant, l'armée se trouvait organisée de nouveau très fortement. Tous nos alliés y concouraient. On vit des Espagnols traverser la France pour aller combattre les Russes sur la Vistule; aucun souverain n'osait résister aux ordres qu'il recevait. Le Bulletin du 12 juin annonça la reprise des hostilités. On y rendait compte des tentatives faites pour la paix. M. de Talleyrand y poussait beaucoup, peut-être l'empereur lui-même n'était pas loin de la désirer. Mais le gouvernement anglais s'y refusait; le jeune czar se flattait de faire oublier Austerlitz; la Prusse, fatiguée de nous, redemandait son souverain; Bonaparte, vainqueur, dictait des conditions sévères; la guerre se ralluma. Quelques affaires partielles tournèrent à notre avantage; nous rentrâmes dans notre activité accoutumée. Les deux armées se rencontrèrent à Friedland, et nous remportâmes une nouvelle et grande victoire, qui fut longtemps disputée. Malgré le succès, l'empereur put conclure que, lorsqu'il aurait affaire désormais aux Russes, il lui faudrait s'attendre à une lutte violente, et que c'était entre lui et Alexandre que se traiteraient les destinées du continent.

À la journée de Friedland, un nombre considérable de nos officiers généraux furent blessés. La conduite de mon beau-frère M. de Nansouty fut digne d'éloges. Pour favoriser le mouvement de l'armée, il soutint avec sa division de grosse cavalerie le feu de l'ennemi, pendant plusieurs heures, maintenant par la force de son exemple tous les hommes dans une inaction très pénible, puisqu'on peut dire qu'elle était aussi sanglante que le combat. Le prince Borghèse fut envoyé du champ de bataille à Saint-Cloud, pour annoncer ce succès à l'impératrice. Il donna, en même temps, l'espoir que ce succès serait suivi d'une paix prochaine, et ce bruit, qui se répandit, ne fut pas un faible ornement à la victoire.

La bataille de Friedland fut suivie d'une marche rapide de notre armée. L'empereur gagna le village de Tilsit, sur les bords du Niémen. Le fleuve séparait les deux armées. Un armistice fut proposé par le général russe, et accepté par nous; les négociations commencèrent. Sur ces entrefaites, j'étais partie pour les eaux d'Aix-la-Chapelle, où je menais une paisible vie, et où j'attendais, comme toute l'Europe, la fin de cette terrible guerre. J'y trouvai pour préfet M. Alexandre de Lameth, qui, après avoir tant marqué dans les commencements de la Révolution, avait émigré, était rentré en France, ayant passé de longues années dans un cachot autrichien, en même temps que M. de la Fayette. Employé par l'empereur, il était arrivé à être préfet de ce que nous appelions le département de la Roër, qu'il administrait fort bien. L'éducation que j'avais reçue, les opinions de ma mère et de sa société m'inspiraient de grandes préventions contre les opinions qui secondèrent en 1789 les dispositions révolutionnaires. Je ne voyais dans M. de Lameth qu'un factieux ingrat à l'égard de la cour, qui avait adopté le rôle de membre de l'opposition pour se donner un éclat qui flattait son ambition. Ce qui me faisait encore pencher vers cette idée, c'est que je le trouvais grand admirateur de Bonaparte, qui assurément ne gouvernait point la France dans un système qui fût une émanation de l'Assemblée constituante. Mais il se pourrait que, ainsi que la majorité des Français, nos troubles l'eussent un peu dégoûté d'une liberté achetée si cher, et qu'il eût aussi adopté de coeur un despotisme qui recréait l'ordre.

Quoi qu'il en soit, cette connaissance que je fis me donna l'occasion d'entendre développer quelques-unes des opinions sur les droits des citoyens, la balance du pouvoir, les libertés utiles, qui me frappèrent. M. de Lameth défendait les intentions de l'Assemblée constituante, et je n'avais nulle raison de lui disputer ce point assez oiseux de la discussion, à l'époque où nous nous trouvions tous deux. Il justifiait ensuite la conduite des députés de 1789, et, quoique je ne fusse point de force à lui répondre en détail, je sentais confusément qu'il avait tort, et que l'Assemblée constituante n'avait pas rempli sa mission avec assez d'impartialité et de conscience. Mais je me sentais frappée de l'utilité pour une nation d'appuyer son gouvernement sur des institutions moins passagères, et, à cet, égard, les paroles que j'entendais proférer avec assez de chaleur, jointes au sentiment pénible que me faisaient éprouver nos interminables guerres, jetaient dans mon esprit la semence de quelques idées saines et généreuses que les événements ont depuis entièrement développées65. Au reste, quoi qu'on pensât alors, la raison, ou son instinct, était forcée de céder devant l'éclatante fortune qui élevait en ce moment Bonaparte à l'apogée de sa gloire. On ne pouvait plus le juger avec les mesures ordinaires; la fortune le secondait si continuellement, qu'en la poussant à ses plus éclatants comme à ses plus déplorables excès, il semblait obéir à sa destinée.

Note 65: (retour) Il paraît probable, et cela est indiqué ici, que les conversations de M. de Lameth ont contribué à l'éducation politique et libérale de l'auteur de ces mémoires. On trouvera peut-être piquant de rapprocher l'influence que ces causeries ont exercée sur son esprit, des préjugés qu'elle avait, et de ses impressions un peu sévères, lors de leur première rencontre. Il ne faut pas oublier que ma grand'mère n'avait pas encore vingt-sept ans lorsqu'elle voyait M. de Lameth à Aix-la-Chapelle, et qu'elle avait quitté l'intérieur doux, simple et attristé de sa mère pour la cour du premier consul, à peine âgée de vingt-deux ans. Il n'est pas étonnant que son jugement ait mis quelques années à se former, et qu'elle n'ait pas, du premier coup, atteint la vérité constitutionnelle. Le travail qui se fait peu à peu dans cet esprit distingué est précisément un des charmes de ses lettres et de ses mémoires. Voici donc ce qu'elle écrivait d'Aix-la-Chapelle à son mari, le 4 juillet 1807: «Le préfet est fort aimable; mais ce n'est plus à présent cet homme élégant et recherché que vous m'annoncez. Il n'a plus l'air jeune, il est couperosé, il ne parle que de son département, il s'en occupe sans cesse, il ne sait pas un mot de ce qui se passe hors d'Aix-la-Chapelle, il n'ouvre pas un livre, et ne fait que sa place. Il paraît aimé ici, son état de maison est fort simple.» Quelques jours plus tard, le 17 juillet, elle écrivait: «J'aimerais assez le préfet, qui a une politesse noble et de bon goût; mais il est trop froid et trop préfet, il ne parle que de son département et paraît n'avoir plus que son administration dans la tête. Il est assez mal avec madame G----. On dit ici qu'elle lui a fait beaucoup d'avances, mais que, pour ne pas déplaire aux bonnes Allemandes, que les manières un peu libres de ladite dame choquaient, il a résisté à tout. On ajoute qu'elle ne lui a pas pardonné. Vous voyez que ce n'est pas là le Lameth d'autrefois. Il l'est encore dans certaines opinions constituantes qu'il se plaît à mettre en avant. Mais ce qui est remarquable, c'est qu'il ramène toujours la conversation sur les scènes passées, et qu'il aime à rappeler ses liaisons avec l'ancienne cour, et la faveur qu'on lui témoignait. Quand il parle ainsi, on le regarde et on ne trouve rien à répondre; au reste, il n'a pas l'air de savoir mauvais gré du silence. Enfin, je trouve donc le préfet plus aimable; il vient quelquefois me faire des petites visites du matin. Au bout de quelques moments, il trouve le moyen de mettre la conversation sur les commencements de la Révolution, sur l'Assemblée constituante, sur ses idées de régénération, sur ses espérances de réforme. Il arrange tout cela de son mieux, il fait des contes que j'ai l'air d'adopter, et qu'au fond je ne repousse pas entièrement, parce que je trouve en moi une disposition, naturelle dans ce siècle-ci, à excuser une bonne partie des erreurs politiques. Hier, je lui ai fait raconter les circonstances de sa captivité, et, après avoir pensé que le roi de Prusse avait eu assez raison d'arrêter ce trio, cependant j'ai trouvé qu'on avait été bien dur. Je crois que je les ai presque plaints, mais surtout cette pauvre madame de Lameth, la mère, qui partageait la prison de son fils dans les derniers temps, et qui avait six cents marches à monter pour arriver au donjon. Il conte bien ce qu'il a souffert. J'ai été surtout frappée d'une obligation de danser tous les jours qu'il s'était imposée pour faire de l'exercice. Pendant trente-neuf mois, à la même heure, il sautait en chantant une contredanse, et il m'a avoué qu'il s'était souvent surpris à répandre des larmes au milieu de ce triste rigodon. C'est à la fin d'une pareille contredanse qu'une fois il s'est déterminé à se couper la gorge avec un rasoir, et qu'il en a été empêché par un domestique qui l'a surpris.» (P. R.)

Cependant, les grandes circonstances politiques donnaient lieu, à Aix-la-Chapelle comme à Paris, comme partout, à des bruits de toute espèce: On fondait le royaume de Pologne; on le donnait à Jérôme Bonaparte, que l'on mariait à une fille de l'empereur d'Autriche; on allait même jusqu'à renouveler les bruits du divorce de notre empereur. Les esprits, animés par le gigantesque des événements, les dépassaient encore, et se montaient de plus en plus à ce besoin de l'extraordinaire dont l'empereur savait si bien profiter pour les entraîner. Et comment, en effet, ne point s'attendre à toutes choses, en apprenant ce qui se passait? Madame d'Houdetot, qui vivait encore alors, disait, en parlant de Bonaparte: «Il rapetisse l'histoire, et il agrandit l'imagination66

Note 66: (retour) À cette époque, M. de Chateaubriand revint du voyage qu'il avait entrepris dans la Terre-Sainte pour y recueillir les observations qui devaient servir à l'ouvrage des Martyrs, qu'il méditait.

Après la bataille de Friedland, l'empereur écrivit aux évêques une lettre qui est belle. Elle renferme entre autres, cette phrase: «Cette victoire a signalé l'anniversaire de la bataille de Marengo, de ce jour où, tout couvert encore de la poussière du champ de bataille, notre première pensée, notre premier soin furent pour le rétablissement de l'ordre et de la paix dans l'Église de France67

Note 67: (retour) C'était une question souvent discutée, autrefois, que celle des opinions de l'empereur sur la religion, l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu. Tout le monde aime à savoir ce que pensent ces grands génies sur ces problèmes qu'ils ne résolvent pas beaucoup plus aisément que nous. Il m'est arrivé plus d'une fois de demander à mon père si nos parents, ou quelques autres interlocuteurs habituels de Napoléon, avaient pu lui dire à ce sujet quelque chose de précis. Il en était aussi réduit aux conjectures. Sa mère, interrogée par lui, ne se souvenait pas d'avoir entendu l'empereur en parler sérieusement, ou d'une manière significative. Il n'attaquait pas les dogmes et n'en riait point. Il n'aimait pas les philosophes incrédules; mais son aversion pour leurs théories sociales suffirait pour expliquer sa sévérité à leur égard. Il parlait cependant des prêtres avec peu de respect. Par allusion à certains antécédents du cardinal Fesch, il disait que ce qu'il savait de son oncle le disposait à ne faire nul cas de la sincérité et du zèle des prêtres, puisqu'il le voyait aussi attaché qu'eux à la cause de l'Église. Jamais, quoiqu'il parlât assez souvent de l'importance politique de la religion, du soin qu'il en fallait prendre, il n'exprimait rien de positif sur la vérité ou la beauté de telle pu telle croyance. Il n'avait nulle sympathie pour la piété, nulle entente de ce qu'elle est dans certaines âmes.

Il paraissait ne l'avoir jamais rencontrée, et ne l'admettre que comme préjugé populaire. Il avait une incrédulité de fait, mais non raisonnée et sympathique. La religion, même abstraite, paraissait lui être étrangère. Le nom de la Providence, celui de Dieu même étaient des mots qu'il n'employait guère; mais cela venait plutôt des habitudes de son temps que d'un parti pris. Comme tant d'hommes de la fin du xviiie siècle, il n'avait jamais réfléchi au fond de la religion. Plus qu'un autre, il devait regarder le temps qu'elle prend comme du temps perdu, excepté quand il lui accordait quelques moments d'attention pour gagner des populations musulmanes, ou satisfaire des populations belges ou vendéennes. Mon père ajoutait que sa mère croyait que la religion était une chose à laquelle il ne pensait à la lettre pas du tout, sans avoir une résolution formée contre la foi chrétienne. Il avait aussi quelque disposition à accepter le merveilleux, les pressentiments, même certaines communications mystérieuses entre les êtres; mais c'était plutôt l'effort d'une imagination vague qu'une aptitude particulière à la foi dans un symbole déterminé. (P. R.)

Le Te Deum fut chanté dans Paris et la ville fut illuminée.

Le 25 juin, les deux empereurs s'étant embarqués sur les deux rives du Niémen, en présence d'une partie de leur armée, abordèrent en même temps au pavillon qu'on avait élevé sur un radeau au milieu du fleuve. Ils s'embrassèrent en se joignant, et demeurèrent deux heures ensemble. L'empereur Napoléon était accompagné de son grand maréchal Duroc et de son grand écuyer Caulaincourt; le czar, de son frère Constantin et de deux grands personnages de sa cour. Dans cette entrevue, la paix fut irrévocablement fixée. Bonaparte consentit à rendre au roi de Prusse une partie de ses États, quoique son penchant intime le portât à changer complètement la forme des pays conquis, parce que cette transformation entière favorisait davantage sa politique, dont la base était une domination universelle. Cependant, il fut obligé, en traitant, de sacrifier quelques portions de ses projets. Le czar pouvait encore être un ennemi redoutable; Napoléon savait que la France se fatiguait de la guerre, et qu'elle redemandait sa présence. Une plus longue campagne eût entraîné l'armée vers des entreprises dont on ne pouvait pas prévoir l'issue. Il fallut donc ajourner une partie du grand plan, et faire halte encore une fois. Les Polonais, qui avaient compté sur une libération absolue, virent seulement la portion de la Pologne qui avait appartenu à la Prusse devenir duché de Varsovie, duché qui fut donné au roi de Saxe comme en dépôt. Danzig devint une ville libre, et le roi de Prusse s'engagea à fermer ses ports aux Anglais. L'empereur de Russie offrit sa médiation pour tenter la paix avec l'Angleterre. Bonaparte se flatta que l'importance du médiateur terminerait le différend. Sa vanité mettait un grand prix à ce que sa royauté fût reconnue par nos voisins insulaires68. Il a dit souvent, depuis, qu'il avait senti à Tilsit que la question de l'empire continental se jugerait un jour entre le czar et lui, et que la magnanimité qu'Alexandre avait montrée69, l'admiration que ce jeune prince lui témoignait, l'enthousiasme réel dont il était pénétré en sa présence, l'avaient comme subjugué et porté à désirer, plutôt qu'une rupture éternelle, une alliance solide qui pourrait, après tout, amener entre deux grands souverains le partage du continent. Le 26, le roi de Prusse vint aussi sur le radeau, et, après la conférence, les trois souverains se rendirent à Tilsit, où ils logèrent tant que durèrent les négociations, se visitant tous les jours, se donnant à dîner, passant des revues et paraissant dans la plus grande intelligence. Bonaparte déploya tout ce qu'il avait de ressources dans l'esprit; il s'observa beaucoup, il flatta le jeune empereur et le séduisit complètement. M. de Talleyrand acheva encore cette conquête par l'habileté toujours pleine de grâce avec laquelle il arrivait à soutenir et à colorer la politique de son maître. Alexandre lui témoigna une grande amitié, et prit une extrême confiance en lui. La reine de Prusse vint à Tilsit; Bonaparte s'efforça par beaucoup de galanteries de réparer la dureté de ses bulletins70. Elle ne pouvait se plaindre, non plus que le roi son époux. Tous deux, dépossédés, se voyaient forcés de recevoir avec reconnaissance ce qu'on leur rendait de leurs États. Ces illustres vaincus renfermèrent leur peine secrète, et l'empereur crut les avoir acquis en les rétablissant sur un trône morcelé dont il pouvait les repousser tout à fait. Au reste, dans son traité, il conservait toujours des moyens de surveillance, en laissant des garnisons françaises dans les États de quelques princes secondaires, tels que ceux de Saxe, de Cobourg, d'Oldenbourg et de Mecklembourg-Schwerin. Une partie de son armée demeurait encore sur les côtes du Nord, parce qu'il paraissait que le roi de Suède ne voulait point entrer dans le traité, et enfin, cette guerre fit éclore un royaume composé de la Westphalie et d'une portion des États prussiens. Jérôme Bonaparte fut décoré de cette nouvelle royauté, et le projet de son mariage avec la princesse Catherine de Wurtemberg fut arrêté. Les deux ministres des affaires étrangères, M. de Talleyrand et le prince Kourakin, signèrent ce traité, le 9 juillet 1807. L'empereur se rendit ensuite chez l'empereur de Russie, portant la décoration de l'ordre russe de Saint-André. Il demanda à voir le soldat russe qui s'était le mieux conduit pendant la campagne, et lui donna de sa main la croix d'or de la légion. Les deux souverains s'embrassèrent de nouveau, et se séparèrent, après s'être promis une éternelle amitié. Des cordons furent distribués respectivement dans les deux cours. La séparation de Bonaparte et du roi de Prusse se fit aussi avec pompe, et le continent se trouva encore une fois pacifié.

Note 68: (retour) Quand l'empereur apprit, un peu plus tard, que le gouvernement anglais refusait la paix, il s'écria: «Eh bien, la guerre recommencera, et elle sera à mort pour l'un des deux États.»
Note 69: (retour) Le czar avait alors trente ans, une très belle figure et une bonne grâce infinie.
Note 70: (retour) L'empereur écrivait à l'impératrice: «Tilsit, 8 juillet 1807. La reine de Prusse a été réellement charmante; elle est pleine de coquetterie pour moi; mais n'en sois point jalouse; je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m'en coûterait trop cher pour faire le galant.» (P. R.)

Des événements si éclatants imposèrent fortement à la disposition blâmante qui existait toujours sourdement à Paris.

Il était impossible de ne pas admirer une telle gloire; mais il est certain qu'on s'y associait beaucoup moins que par le passé. On s'apercevait qu'elle tenait un peu pour nous de la nature d'un joug brillant, et, comme on commençait à connaître Bonaparte et à se défier de lui, on craignait les suites de l'enivrement que sa puissance pouvait exciter en lui. Enfin, la prépondérance militaire excitait aussi l'inquiétude; les vanités de l'épée, prévues d'avance, blessaient l'orgueil individuel. Une secrète tristesse se mêlait à l'admiration. Cette tristesse se faisait remarquer surtout parmi ceux que leurs places ou leur rang allaient remettre en contact avec Napoléon. On se demandait si le despotisme violent de ses manières ne paraîtrait pas plus que de coutume dans toutes ses actions journalières; on se voyait rapetissé devant lui, et on prévoyait qu'il le ferait sentir durement. Chacun faisait avec anxiété son examen de conscience, recherchant sur quelle partie de sa propre conduite ce maître sévère pourrait, à son retour, exprimer son mécontentement. Épouse, famille, grands dignitaires, ministres, la cour tout entière, tous enfin, éprouvaient plus ou moins cette angoisse, et l'impératrice, qui le connaissait mieux qu'une autre, exprimait tout naïvement son inquiétude, en disant: «L'empereur est si heureux, qu'il va sûrement beaucoup gronder.» La magnanimité des rois consiste à élever les âmes autour d'eux, en reversant une partie de leur grandeur morale sur ceux qui les environnent; mais Bonaparte, naturellement jaloux, s'isolait toujours, et redoutait tout partage. Ses dons furent énormes après cette campagne; mais on s'apercevait qu'il payait les services pour ne plus en entendre parler, et la solde de ses récompenses paraissait un compte tellement terminé, qu'il réveilla des prétentions sans exciter de reconnaissance.

Pendant les entrevues de Tilsit, il ne se passa rien à Paris que la translation du corps du jeune Napoléon, qu'on avait déposé à Saint-Leu, dans la vallée de Montmorency, chez le prince Louis, et qui fut porté à Notre-Dame en cérémonie. L'archichancelier le reçut dans l'église, et en remit le dépôt au cardinal-archevêque de Belloy pour le conserver jusqu'au moment où la fin des réparations de Saint-Denis permettrait de l'y transporter. On s'occupait alors de reconstruire les caveaux qui avaient contenu les cendres de nos rois. On avait recueilli leurs restes épars que les outrages du règne de la Terreur n'avaient point épargnés, et l'empereur avait ordonné la construction d'autels expiatoires pour réparer ce sacrilège fait à tant d'illustres morts. Cette idée, belle et monarchique, lui fit beaucoup d'honneur, et fut célébrée avec raison par quelques-uns des poètes de notre époque.

Quand l'empereur revint en France, sa femme vivait à Saint-Cloud dans toutes les précautions d'une prudence minutieuse. Sa mère demeurait assez paisiblement à Paris, avec son frère le cardinal Fesch. Madame Murat habitait toujours l'Élysée, et conduisait finement une foule de petites intrigues. La princesse Borghèse menait le seul train de vie qui lui plût, et qu'elle entendît. Louis et sa femme étaient ensemble dans les Pyrénées; ils avaient laissé leur enfant près de l'impératrice. Joseph Bonaparte régnait avec douceur et faiblesse à Naples, disputant la Calabre aux révoltés qui la troublaient, et ses ports aux Anglais. Lucien habitait Rome, se livrant aux arts et au repos. Jérôme rapportait une couronne; Murat, un désir violent d'en obtenir une, et un grand fonds d'animosité contre M. de Talleyrand, qu'il croyait son ennemi. Il s'était fort rapproché du secrétaire d'État Maret, jaloux en secret du ministre des affaires étrangères, et il approuvait beaucoup l'intimité de sa femme avec Fouché. Tous quatre savaient bien qu'au fond de l'âme l'empereur concevait souvent le projet d'un divorce et d'une illustre alliance. Ils cherchaient les moyens de détruire un reste d'attachement qui conservait encore madame Bonaparte sur le trône, afin de plaire à l'empereur en l'ayant aidé dans l'exécution de cette idée, de repousser les Beauharnais, et d'empêcher que M. de Talleyrand n'acquît de nouveaux droits à la confiance de son maître, en le dirigeant seul dans toute cette affaire.

M. de Talleyrand, depuis quelques années, travaillait à s'acquérir une réputation européenne, au fond très méritée. Sans doute il avait, plus d'une fois, abordé la pensée du divorce; mais il voulait, avant tout, que ce divorce conduisît l'empereur à une grande alliance, et, de plus, il voulait en avoir été le négociateur. Aussi, tant qu'il ne se crut pas sûr de parvenir à ses fins, il sut contenir les tentations de l'empereur à cet égard, en lui représentant que la chose importante était, en pareil cas, de bien choisir le moment. Quand il fut de retour de cette campagne, l'empereur parut avoir en lui plus de confiance que jamais. M. de Talleyrand lui avait été fort utile en Pologne, et dans chacun de ses traités. Pour le récompenser, il le fit vice-grand électeur. Cette dignité de l'Empire donnait à M. de Talleyrand le droit de remplacer le prince Joseph partout où celle de grand électeur l'appelait; mais, en même temps, M. de Talleyrand fut obligé de renoncer au ministère des relations extérieures, qui se trouvait au dessous de son nouveau rang. Il n'en demeura pas moins dans la confiance de Napoléon pour toutes les affaires étrangères, qu'il traitait avec lui de préférence au vrai ministre. Quelques personnes, très avisées, voulurent, depuis, avoir prévu que M. de Talleyrand échangeait, à cette époque, un poste sûr contre une situation brillante et plus précaire. Bonaparte lui-même a bien laissé échapper, quelquefois, qu'il n'était pas revenu de Tilsit sans quelque peu d'humeur de la prépondérance de son ministre en Europe, et qu'il s'était choqué plus d'une fois de l'opinion généralement établie que ce ministre lui fût nécessaire. En le changeant de poste, et ne s'en servant que par forme de consultation, il en tirait, en effet, tout le parti qu'il voulait, se réservant de l'écarter ou de ne pas suivre sa direction à l'instant où elle cesserait de lui convenir. Je me rappelle à cette occasion une anecdote assez piquante. M. de Champagny, homme d'esprit dans un cercle très circonscrit, passa du ministère de l'intérieur à celui des affaires étrangères. M. de Talleyrand, en lui présentant les employés qui allaient être sous ses ordres, lui dit: «Monsieur, voici bien des gens recommandables, dont vous serez content. Vous les trouverez fidèles, habiles, exacts, mais, grâce à mes soins, nullement zélés.» À ces mots, M. de Champagny fit un mouvement de surprise. «Oui, monsieur, continua M. de Talleyrand, en affectant le plus grand sérieux. Hors quelques petits expéditionnaires, qui font, je pense, leurs enveloppes avec un peu de précipitation, tous ici ont le plus grand calme, et se sont déshabitués de l'empressement. Quand vous aurez eu à traiter un peu de temps des intérêts de l'Europe avec l'empereur, vous verrez combien il est important de ne se point hâter de sceller et d'expédier trop vite ses volontés.» M. de Talleyrand amusa l'empereur du récit de cette histoire, et de l'air déjoué et ébahi qu'il avait remarqué dans son successeur71. Il n'est peut-être pas hors de propos de donner un aperçu des appointements que M. de Talleyrand cumulait alors:

        Comme vice-grand électeur                330 000

        Comme grand chambellan                    40 000

        La principauté de Bénévent pouvait
        lui valoir.............                  120 000

        Le grand cordon de la Légion d'honneur     5 000
                                                 -------
                                                 495 000
Note 71: (retour) Malgré l'observation de la page précédente, il me paraît juste de remarquer et de regretter la faute que fit M. de Talleyrand en quittant le ministère des affaires étrangères, surtout s'il est vrai qu'il le fit de son plein gré, et malgré l'empereur. Comment ne s'est-il pas rendu compte de l'affaiblissement qui en résulterait dans sa position, et des difficultés plus grandes qu'il rencontrerait pour conjurer les volontés de l'empereur dans les affaires d'Espagne, ou ailleurs? On perd une grande force en perdant un ministère, c'est-à-dire l'action, et en se réduisant au conseil. Il est vrai qu'on le faisait alors grand dignitaire de l'Empire, qu'on l'élevait au rang de prince, et qu'il y avait en lui du grand seigneur, c'est-à-dire qu'il était sensible à l'éclat des dignités sans pouvoir. On ne peut s'expliquer autrement cette faute politique. Dès ce moment, il n'eut plus à parler que lorsqu'on l'appelait, et ses conseils ne pouvaient être de quelque poids que lorsqu'ils étaient demandés. Il n'eut d'influence que quand l'empereur le voulut bien. Il est vrai que son successeur était un homme doux et modeste qu'il espérait sans doute gouverner; mais la docilité de celui-ci s'appliqua plutôt à l'empereur son maître qu'à son prédécesseur disgracié. (P. R.)

Plus tard, des dotations furent ajoutées à cette somme. On estimait sa fortune personnelle à trois cent mille livres de rente; je n'ai jamais su ce chiffre positivement. Les différents traités lui ont valu des sommes importantes et des présents énormes. Au reste, il tenait un état de maison très considérable; il payait de fortes pensions à ses frères; il avait acheté la belle terre de Valençay, dans le Berri, qu'il meubla avec un extrême luxe. Il avait, au temps dont je parle, la fantaisie des livres, et sa bibliothèque était superbe. Cette année, l'empereur lui ordonna d'étaler le plus grand train, et d'acheter une maison qui convînt à sa dignité de prince, promettant de la payer. M. de Talleyrand acheta l'hôtel de Monaco, rue de Varenne, l'agrandit encore par des bâtiments considérables, et l'orna beaucoup. L'empereur, s'étant brouillé, lui manqua de parole, et le jeta dans un assez grand embarras, en l'obligeant à payer ce palais.

Pour achever le récit de la situation de la famille impériale, je dirai que le prince Eugène gouvernait alors avec sagesse et prudence son beau royaume d'Italie, parfaitement heureux de la tendresse de sa femme, et de la naissance d'une petite fille qu'elle venait de lui donner72.

Note 72: (retour) La princesse n'avait sans doute pas suivi le conseil que lui donnait l'empereur dans cette lettre écrite de Saint-Cloud, le 31 août 1806: «Ma fille, j'ai lu avec plaisir votre lettre du 10 août. Je vous remercie de tout ce que vous me dites d'aimable. Vous avez raison de compter entièrement sur tous mes sentiments. Ménagez-vous bien dans votre état actuel, et tâchez de ne pas nous donner une fille. Je vous dirai la recette pour cela, mais vous n'y croirez pas: c'est de boire tous les jours un peu de vin pur.» (P. R.)

L'archichancelier Cambacérès, cauteleux par nature et par calcul, s'était tenu à Paris dans le cercle de représentation que lui permettait l'empereur, et qui satisfaisait sa puérile vanité73. Il apportait la même prudence à présider le conseil d'État, dirigeant les discussions avec ordre et lumières, et les surveillant de manière à ce qu'elles ne passassent jamais les bornes prescrites. L'architrésorier Le Brun se mêlait de peu de choses, tenant une bonne maison, ordonnant sa fortune, ne faisant aucun ombrage, n'ayant aucun crédit. Les ministres74 se renfermaient dans leurs attributions respectives, tous conservant sous un tel maître l'attitude de premiers commis attentifs et dociles, dirigeant la partie dont ils étaient chargés par leur maître dans un système uniforme, dont la base commune était sa volonté et son intérêt. Chacun d'eux recevait le même mot d'ordre: promptitude et soumission. Le ministre de la police se permettait un peu plus que les autres de donner à ses paroles la liberté qui lui convenait, soigneux de garder sa liaison avec les jacobins, dont il garantissait le repos à l'empereur. Par cela même, il était un peu moins dépendant, parce qu'il avait un parti. Il demeurait maître des détails, et supérieur aux différentes polices qui surveillaient la France. Bonaparte et lui pouvaient se mentir souvent en s'entretenant ensemble, mais ils ne se trompaient sans doute point.

Note 73: (retour) Comme grand dignitaire de l'État, il touchait trois cent trente mille francs de traitement, devant avoir le tiers du million accordé à un prince français; et l'empereur lui complétait les six cent mille francs qu'il recevait lorsqu'il était consul. L'architrésorier Le Brun touchait cinq cent mille francs.
Note 74: (retour) En général, les ministres avaient deux cent dix mille francs de traitement; celui des relations extérieures recevait davantage.

M. de Champagny, fait depuis duc de Cadore, qui était ministre de l'intérieur, ayant passé aux affaires étrangères, fut remplacé par le conseiller d'État Cretet, qui était d'abord directeur général des ponts et chaussées. Il n'était pas trop homme d'esprit, mais bon travailleur et fort exact; c'est tout ce qu'il fallait à l'empereur.

Le grand juge Régnier, fait depuis duc de Massa, dont j'ai déjà parlé, administrait la justice avec une médiocrité continue. L'empereur se souciait fort qu'elle ne prît ni autorité ni indépendance.

Le prince de Neuchatel était ministre, et bon ministre, de la guerre; le général Dejean était ministre du matériel de cette partie. Tous deux étaient surveillés par l'empereur en personne.

M. Gaudin, sage ministre des finances, maintenait, dans le travail des impositions et des recettes, une régularité qui le rendait cher à l'empereur. Il ne se mêlait d'autre chose. Depuis, l'empereur le fit duc de Gaëte.

M. Mollien, depuis fait comte, ministre du Trésor, montrait plus d'esprit et beaucoup de sagacité financière.

M. Portalis, avec de l'esprit et du talent, ministre des cultes, avait entretenu une harmonie entre le clergé et le pouvoir. Il faut dire que les prêtres, très reconnaissants de ce qu'ils devaient en sûreté et en considération à Bonaparte, se livraient à lui de fort bonne grâce et favorisaient un despotisme qui mettait de l'ordre partout. Quand il exigea la levée des conscrits de 1808, dont j'ai parlé, il ordonna, selon sa coutume, aux évêques d'exhorter les paysans à se soumettre à la conscription. Les mandements furent très remarquables. Dans celui de l'évêque de Quimper on lisait ces mots:

«Quel est le coeur français qui ne bénisse avec transport la divine Providence d'avoir donné pour empereur et roi à ce magnifique empire, prêt à s'ensevelir pour toujours sous des ruines ensanglantées, le seul homme qui pût en réparer les malheurs, et voiler de sa gloire les époques qui l'avaient déshonoré?»

M. Portalis mourut cette année, et fut remplacé par le conseiller d'État M. Bigot de Préameneu, fait comte plus tard, fort honnête homme, mais moins éclairé que lui.

Enfin, le ministre de la marine avait peu de choses à faire, depuis que Bonaparte, désespérant de l'emporter sur l'Angleterre, et irrité du mauvais succès de toutes ses entreprises maritimes, avait renoncé à s'en occuper. M. Decrès était, avec beaucoup d'esprit, tout à fait du goût de son maître. Un peu rude dans ses manières, il le flattait d'une façon inattendue. Il mettait peu de prix à l'estime publique, et consentait à prendre sur son compte toutes les injustices que l'empereur voulait faire supporter à l'ancienne marine française, sans cependant qu'il y parût rien de sa volonté. M. Decrès a amassé sur sa tête, avec un dévouement intrépide, les haines de tous ses anciens camarades. Depuis, l'empereur le fit duc75.

Note 75: (retour) L'amiral Decrès, ou duc Decrès, né en 1761, est mort assassiné à Paris, le 7 décembre 1820. Il a été ministre de la marine de 1801 à 1814, et encore pendant les Cent-Jours. (P. R.)

À cette époque, la cour était froide et silencieuse. C'était là, surtout, que se faisait sentir la conviction intime que les droits de chacun n'étaient appuyés que sur la volonté du maître, et, comme cette volonté avait aussi ses fantaisies, l'embarras de les prévoir portait chacun à éviter toute action, et à demeurer dans le cercle plus ou moins restreint de ses attributions. Les femmes agissaient encore moins que les autres, et n'osaient chercher d'autre succès que celui de leur luxe et de leur beauté. Dans la ville, on arrivait de plus en plus à une profonde indifférence sur le mouvement des rouages d'une machine dont on voyait les résultats, dont on sentait la force, mais à l'action de laquelle on comprenait qu'on n'aurait aucune part. On vivait dans un état de société qui ne manquait pas d'agréments. Les Français, dès qu'ils ont du repos, savent retrouver le plaisir. Mais la confiance était restreinte, l'intérêt national affaibli, tous les grands sentiments qui honoraient la vie à peu près paralysés. Les hommes graves devaient souffrir, les vrais citoyens devaient trouver qu'ils auraient vécu inutilement. On acceptait, en dédommagement, le plaisir d'une existence sociale agréable et variée. La civilisation s'accroissait par le luxe, qui, en énervant les facultés de l'âme, rendait tous les rapports individuels faciles. Elle procure aux gens du monde un petit nombre d'intérêts qui, presque toujours, leur suffisent, et dont, après tout, on ne rougit point de s'accommoder, lorsqu'on a longtemps souffert des grands désordres politiques. Ceux-ci avaient encore une grande place dans nos souvenirs; ils donnaient un prix réel à ce temps d'un brillant esclavage et d'une élégante oisiveté.


CHAPITRE XXV.

1807.

Tracasseries de cour.--Société de M. de Talleyrand.--Le général Rapp.--Le général Clarke.--Session du Corps législatif.--Discours de l'empereur.--Fêtes du 15 août.--Mariage de Jérôme Bonaparte.--Mort de Le Brun.--L'abbé Delille.--M. de Chateaubriand.--Dissolution du Tribunat.--Voyage à Fontainebleau.

Quand l'empereur arriva à Paris, le 27 juillet 1807, j'étais encore à Aix-la-Chapelle, où je commençais à m'inquiéter de la disposition dans laquelle il serait revenu. J'ai dit que c'était le mal habituel de sa cour, à chacun de ses retours. Je ne pouvais guère m'en informer, car on n'osait livrer ses secrets à ses correspondants; ce fut donc seulement à mon arrivée que je connus quelques détails.

L'empereur rapportait un peu d'enflure de son inconcevable fortune. On s'aperçut promptement combien son imagination agrandissait encore l'espace qui se trouvait entre lui et tout autre personnage. De plus, il se montrait plus impatient que jamais contre ce qu'il appelait les propos du faubourg Saint-Germain. La première fois qu'il revit M. de Rémusat, il lui adressa des reproches pour n'avoir point donné, dans quelques lettres écrites au grand maréchal du palais Duroc, des détails sur les personnes de la société de Paris.

«Vous êtes à portée, lui disait-il, par vos relations, de savoir ce qui se dit dans nombre de salons. Il serait de votre devoir de m'en rendre compte. Je ne peux accepter les petites considérations qui vous retiennent.» À ces paroles, M. de Rémusat répondait qu'il retiendrait fort peu de choses, parce qu'il était tout naturel qu'on s'observât devant lui, et qu'il eût répugné à donner une si grave importance à des discours légers qui auraient entraîné des suites fâcheuses pour ceux qui les avaient proférés, souvent sans intention vraiment hostile. Alors l'empereur haussait les épaules, tournait le dos, et ensuite il disait à Duroc ou à Savary: «J'en suis bien fâché, mais Rémusat n'avancera guère, car il n'est point à moi comme je l'entends.»

On pourrait au moins conclure qu'un homme d'honneur, décidé à manquer sa fortune plutôt que de la payer par le sacrifice de sa délicatesse, aurait trouvé dans ce marché la certitude de se voir à l'abri des querelles qui suivent ce qu'on appelle, à la cour comme à la ville, des caquets. Mais il n'en était pas ainsi: Bonaparte n'aimait le repos pour personne, et il savait admirablement compromettre celui qui s'efforçait le plus de vivre en paix.

On se souvient que, durant le séjour de l'impératrice à Mayence, quelques-unes des dames de sa cour, madame de la Rochefoucauld en tête, s'étaient permis de blâmer assez amèrement la guerre de Prusse, de plaindre le prince Louis, et surtout cette belle reine si durement insultée. L'impératrice, mécontente de toutes ces libertés, les avait écrites à son époux, en lui demandant instamment de ne jamais laisser connaître qu'elle l'en eût entretenu. Elle le confia à M. de Rémusat, qui lui en fit quelques reproches, mais lui en garda le secret. M. de Talleyrand, quand il rejoignit l'empereur, lui raconta aussi ce qui s'était dit à Mayence, plutôt dans l'intention de l'amuser que par un projet d'hostilité contre la dame d'honneur, qui ne lui déplaisait ni ne lui plaisait. Bonaparte rapporta donc un assez grand fonds de mauvaise humeur contre elle, et, la première fois qu'il la vit, il lui reprocha ses opinions et ses discours avec sa violence accoutumée. Madame de la Rochefoucauld, assez troublée d'une scène qu'elle n'attendait point, nia, faute de meilleure excuse, tout ce dont on l'accusait. L'empereur la poursuivit par des paroles positives, et, lorsqu'elle lui demanda qui avait fait ce beau rapport, il nomma sur-le-champ M. de Rémusat. À ce nom, madame de la Rochefoucauld fut atterrée. Elle avait assez d'amitié pour mon mari et pour moi, elle croyait avec raison pouvoir se fier à notre discrétion, et souvent elle nous avait livré ses secrètes pensées. Elle éprouva donc une extrême surprise et un juste mécontentement, d'autant qu'elle était elle-même sincère personne, et incapable pour son compte de cette bassesse dont on lui montrait mon mari coupable.

Prévenue de cette manière, elle se garda bien de chercher une explication; mais elle prit avec M. de Rémusat une contenance froide et gênée, dont pendant longtemps mon mari ne put deviner la cause. Quelques mois plus tard, seulement, des circonstances relatives au divorce ayant amené des conversations entre madame de la Rochefoucauld et nous, elle interrogea mon mari sur ce que je viens de raconter, et elle fut éclairée sur la vérité de cette aventure. Quand elle put parler en liberté à l'impératrice, celle-ci se garda bien de la détromper, et laissa flotter les soupçons sur mon mari, ajoutant seulement que M. de Talleyrand pouvait en avoir dit plus que lui. Madame de la Rochefoucauld était amie assez intime de M. de Ségur, grand maître des cérémonies; elle lui confia sa peine, et cela jeta quelque froideur entre lui et nous, en même temps que cela dressa aussi M. de Ségur contre M. de Talleyrand. La finesse quelquefois amère de ses railleries liguait encore contre lui tous les gens médiocres, aux dépens desquels il s'amusait impitoyablement. Ils s'en sont vengés dès qu'ils l'ont pu. L'empereur ne borna point ses reproches aux personnes de sa cour; il se plaignait aussi de la haute société de Paris. Il reprocha à M. Fouché de n'avoir point exercé une surveillance exacte; il exila des femmes, fit menacer des gens distingués, et insinua que, pour éviter les suites de son courroux, il fallait du moins réparer les imprudences commises, par des démarches qui prouveraient qu'on reconnaissait sa puissance. À la suite de ces provocations, un grand nombre de personnes se crurent obligées de se faire présenter; quelques-unes saisirent le prétexte de leur sûreté, et la pompe de sa cour en fut augmentée.

Comme il était dans son goût de marquer toujours sa présence par une agitation particulière, il n'épargna pas non plus sa famille. Il gronda sévèrement, quoique fort inutilement, sa soeur Pauline sur ses galanteries accoutumées, que le prince Borghèse voyait, au reste, ou voulait paraître voir, avec indifférence. Il ne dissimula point à sa soeur Caroline qu'il n'ignorait pas non plus les mouvements secrets de son ambition. Celle-ci supporta avec son habileté éprouvée une inévitable bourrasque, l'amenant peu à peu à reconnaître qu'elle n'était pas bien coupable, avec le sang qui coulait dans ses veines, de désirer une élévation supérieure, et prenant soin d'environner sa justification de toutes ses séductions accoutumées. Quand il eut ainsi réveillé tout son monde, comme il le disait lui-même, satisfait d'avoir excité cette petite terreur, il parut oublier ce qui s'était passé, et reprit son train de vie ordinaire.

M. de Talleyrand, qui revint après lui, témoigna à M. de Rémusat un grand plaisir à le retrouver. Ce fut alors qu'il prit l'habitude de venir me voir assez souvent, et que notre liaison commença à être plus intime. Je me souviens que d'abord, malgré la disposition affectueuse que sa bienveillance m'inspirait, et malgré l'extrême plaisir que me procurait sa conversation, j'éprouvai, pendant, un assez long temps, un peu d'embarras en sa présence. M. de Talleyrand avait la réputation méritée d'un homme de beaucoup d'esprit; il était un très grand personnage; mais on disait que son goût était difficile, son humeur un peu moqueuse. Ses manières toujours soigneusement polies tiennent les personnes auxquelles il s'adresse dans une situation un tant soit peu inférieure. Cependant, comme les usages de la société, en France, donnent toujours importance et liberté aux femmes, elles sont encore maîtresses, avec M. de Talleyrand, qui les aime et ne s'en défie point, de rapprocher les rangs. Mais beaucoup d'entre elles ne l'ont pas fait à son égard. Le désir de lui plaire les a souvent subjuguées. Elles vivent près de lui dans une sorte de servage, qu'on exprimerait fort bien par cette phrase ordinaire dans le monde, en disant qu'elles l'ont beaucoup gâté. Enfin, comme il est peu confiant, blasé sur une infinité de choses, indifférent à nombre d'autres, difficilement ému, qui veut le conquérir, le fixer ou seulement l'amuser, entreprend un travail difficile.

Tout ce que je savais de lui, et ce que je découvrais en le fréquentant, me mettait à la gêne devant lui. J'étais touchée de son amitié, je n'osais le lui dire; je craignais de l'entretenir des préoccupations habituelles de mon âme, parce que mes sentiments devaient, dans mon idée, exciter sa raillerie. Je ne lui adressais aucune question sur ses affaires ou sur les affaires, pour qu'il ne m'accusât d'aucune curiosité. Un peu tendue devant lui, je tenais mon esprit en haleine, quelquefois de manière à éprouver une fatigue réelle. Je l'écoutais bien attentivement, afin, si je ne pouvais toujours lui bien répondre, de lui procurer au moins le plaisir d'être bien entendu; car ma petite vanité était satisfaite, j'en conviens, du goût qu'il paraissait prendre pour moi. Quand j'y pense aujourd'hui, je trouve que c'était une plaisante chose que l'état d'angoisse et de plaisir que j'éprouvais lorsque les deux battants de ma chambre s'ouvraient, et qu'on m'annonçait: «Le prince de Bénévent.» Quelquefois, je suais à grosses gouttes des efforts que je faisais pour rendre mes paroles toutes piquantes, et sans doute, comme il arrive toujours quand on se contraint, j'étais sûrement moins aimable qu'en m'abandonnant à mon naturel; car on conserve ainsi du moins tous les avantages que donnent le vrai et l'accord de la parole, du geste et du maintien. Habituellement sérieuse, et disposée aux émotions vives, je cherchais à me contraindre pour répondre à cette légèreté avec laquelle il passait d'un sujet à un autre. Foncièrement bonne femme, ennemie des discours malicieux, j'avais toujours un sourire de commande aux ordres de tous ses bons mots. Il commença donc par exercer sur moi son empire accoutumé, et, si notre liaison eût duré sur ce ton, je ne lui aurais apparu que comme une femme de plus grossissant cette espèce de cour qui l'environnait, et qui s'évertuait à applaudir à ses faiblesses, à encourager les mauvaises parties de son caractère. Sans doute il eût fini par s'éloigner de moi, parce que j'aurais fait moins habilement un métier qui me convenait si peu. Je dirai plus tard le douloureux événement qui remit mon esprit dans son état naturel, et qui me donna occasion de lui vouer l'attachement sincère que je lui ai toujours conservé. On ne tarda point à la cour à s'apercevoir de cette nouvelle intimité. L'empereur n'en témoigna d'abord nul mécontentement. M. de Talleyrand n'était pas sans crédit sur lui: les opinions qu'il énonça, en parlant de M. de Rémusat, nous furent utiles, et nous nous aperçûmes, à quelques paroles, que notre considération personnelle avait gagné. L'impératrice, à peu près craintive de tout, me caressa davantage, pensant que je pourrais servir ses intérêts auprès de M. de Talleyrand. Les ennemis qu'il avait à la cour eurent les yeux sur nous; mais, comme il était puissant, on nous témoigna de plus grands égards. Sa société nombreuse commença à regarder avec curiosité un homme simple, doux, habituellement silencieux, jamais flatteur, incapable d'intrigue, dont M. de Talleyrand louait l'esprit et paraissait rechercher la conversation. On examina aussi cette petite femme de vingt-sept ans, médiocrement jolie, froide et réservée dans le monde, que rien d'éclatant ne dénonçait, dévouée aux habitudes d'une vie pure et morale, et qu'un si grand personnage s'amusait à mettre en évidence. Il aura fallu vraisemblablement que M. de Talleyrand, s'ennuyant à cette époque, ait trouvé quelque chose de nouveau, et peut-être de piquant, à gagner les affections de deux personnes si étrangères au cercle des idées qui l'avaient dirigé dans sa vie; que, fatigué de l'état de contrainte où il lui fallait vivre, la sûreté de notre commerce l'ait quelquefois soulagé, et que, peu à peu, les sentiments très dévoués que nous lui avons hautement témoignés, quand sa disgrâce ébranla toute notre position, aient fait une amitié solide d'une liaison qui ne lui parut d'abord qu'un amusement assez neuf pour lui. Alors, attirée davantage dans sa maison, que nous ne fréquentions point auparavant, je fis connaissance avec une portion de la société que je n'avais guère connue. On voyait chez M. de Talleyrand un monde énorme: beaucoup d'étrangers qui le courtisaient attentivement, des hommes de toute sorte, des grands seigneurs de l'ancien ordre de choses, des nouveaux, assez étonnés de se rencontrer; des gens marquant par une célébrité quelle qu'elle fût, laquelle ne marchait pas toujours avec une bonne réputation; des femmes connues aussi de cette manière, dont il faut dire que peut-être il avait été plus souvent l'amant que l'ami, et qui conservaient avec lui le genre de relation qui était le plus de son goût. Dans son salon, on voyait d'abord sa femme, dont la beauté s'effaçait de jour en jour, par suite d'un excessif embonpoint. Elle était toujours richement parée, occupant de droit le haut bout du cercle, mais à peu près étrangère à tout le monde. M. de Talleyrand ne semblait jamais s'apercevoir de sa présence; il ne lui parlait point, l'écoutait encore moins, et, je le pense, souffrait intérieurement, mais avec résignation, le poids dont sa faiblesse l'avait chargé par cet étrange mariage. Elle allait peu à la cour; l'empereur la recevait mal; on ne l'y comptait pour rien; il ne passait pas par la tête de M. de Talleyrand de s'en plaindre, ni de se soucier des distractions qu'on l'accusait de chercher à l'ennui de son oisiveté, en accueillant les soins de quelques étrangers. Bonaparte en plaisantait quelquefois M. de Talleyrand, qui répondait avec insouciance et laissait tomber la conversation.

Madame de Talleyrand avait coutume de prendre en aversion tous les amis, ou amies, de son mari. Il est vraisemblable qu'elle ne fit aucune exception en ma faveur; mais je me tins toujours avec elle dans la réserve d'une telle politesse, je me mêlai si peu de son intérieur, que je ne me trouvai dans aucun contact avec elle. Je vis dans ce même salon quelques vieilles amies de M. de Talleyrand, qui commencèrent à m'examiner avec une curiosité qui m'amusa: la duchesse de Luynes, la princesse de Vaudemont, toutes deux excellentes, l'aimant solidement, vraies avec lui, et qui me traitèrent fort bien, parce qu'elles s'aperçurent que ma liaison était très simple et dépourvue d'intrigue; la vicomtesse de Laval, plus inquiète, assez malveillante, et qui, je crois, me jugea un peu sévèrement; la princesse de Lieskiewitz, soeur du prince Poniatowski. Celle-ci venait de faire connaissance avec M. de Talleyrand à Varsovie, et l'avait suivi à Paris. La pauvre femme, malgré ses quarante-cinq ans et un oeil de verre, avait le malheur d'éprouver un sentiment passionné pour lui, dont il se montrait fatigué, et qui la tenait éveillée sur ses moindres préférences. Il se pourrait bien qu'elle m'ait fait l'honneur d'un peu de jalousie. Plus tard, la princesse de X... éprouva la même infirmité, car c'en était une réelle d'avoir de l'amour pour M. de Talleyrand. On rencontrait là encore la duchesse de Fleury, fort spirituelle, qui avait rompu, par un divorce, son mariage avec M. de Montrond76; mesdames de Bellegarde, qui n'avaient dans le monde d'autre importance que celle d'une grande liberté de conversation; madame de K...., que M. de Talleyrand soignait, pour conserver une bonne relation avec le grand écuyer; madame de Brignole, dame du palais, Génoise aimable et très élégante dans toutes ses habitudes; madame de Souza, qui avait été d'abord madame de Flahault, femme d'esprit, liée dans sa première jeunesse à M. de Talleyrand, conservant son amitié, auteur de plusieurs jolis romans, et femme, à cette époque, de M. de Souza, qui avait été ambassadeur de Portugal; enfin toutes les ambassadrices, les princesses étrangères qui venaient à Paris, et un nombre infini de tout ce que l'Europe offrait de distingué.

Note 76: (retour) Ce Montrond est un joueur de profession, d'un esprit très piquant, amusant M. de Talleyrand, et nuisant, par son intimité, à sa considération; toujours en opposition au gouvernement, exilé par l'empereur, et que M. de Talleyrand défendit avec une obstination qui eût mérité d'être mieux appliquée.

La duchesse de Fleury est morte après avoir repris son nom de jeune fille, et se faisant appeler: la comtesse Aimée de Coigny. C'est pour elle qu'André Chénier a fait l'ode à la Jeune Captive. (P. R.)

Je m'amusais assez de cette espèce de lanterne magique. Cependant, comme mon instinct m'avertissait que je n'y pourrais former aucune liaison, j'y conservais toujours le ton de la cérémonie, et j'aimais beaucoup mieux voir M. de Talleyrand au simple coin de mon feu. Ma société, à moi, fut un peu surprise de l'y voir arriver plus souvent; je puis dire même que quelques-uns de mes amis s'en inquiétèrent. Il inspirait généralement de la défiance. Lancé dans de grandes affaires, il pouvait se trouver exposé, et nous perdre facilement à sa suite. Nous ne partagions pas trop, peut-être pas assez, cette prévoyance de quelques personnes. La place de premier chambellan mettant M. de Rémusat en rapport avec lui, il nous était commode que cette relation fût agréable; nous n'entrions dans aucune affaire sérieuse; nous ne pensions pas à tirer parti de son crédit. Les gens désintéressés sont sujets à se tromper sur ce point. Ils croient qu'on doit deviner, ou voir du moins, ce qui se passe au dedans d'eux, et, parce qu'ils ne mettent aucune complication dans leur conduite, ils ne prévoient pas qu'on leur en supposera le projet. C'était une vraie faute de conserver alors la prétention d'être jugé ce qu'on est réellement.

Quand l'empereur retrouva à Saint-Cloud le second enfant de Louis, il le caressa assez affectueusement, et l'impératrice recommença à concevoir l'espérance qu'il pourrait bien voir dans celui-ci, comme dans l'autre, un héritier. Frappé de la promptitude avec laquelle ce jeune enfant avait été enlevé, il fit ouvrir un concours pour les recherches sur la maladie appelée le croup, promettant un prix de douze mille francs. Cela fit paraître quelques ouvrages utiles.

La pacification de l'Europe ne ramena point d'abord toute l'armée en France. Premièrement, le roi de Suède, entraîné par les séductions du gouvernement anglais, et malgré l'opposition de sa nation, dénonça la rupture de son armistice avec nous. Treize jours après la signature de celui de Tilsit, il se fit une petite guerre partielle en Poméranie. Le maréchal Mortier commanda cette expédition; il entra dans Stralsund, et força le roi de Suède à s'embarquer et à fuir. Les Anglais envoyèrent une flotte considérable dans la Baltique, et, ayant attaqué le Danemark, ils firent le siège de Copenhague, dont ils parvinrent un peu plus tard à se rendre maîtres. Ces divers événements furent consignés dans le Moniteur, avec des notes où les Anglais furent attaqués comme de coutume, et les aberrations d'esprit du roi de Suède furent dénoncées à l'Europe77.

Note 77: (retour) Il paraît qu'en effet il n'avait point la tête très saine. Il s'agit ici de Gustave IV, détrôné en 1809. (P. R.)

En parlant des subsides que le gouvernement anglais donnait aux Suédois pour entretenir la guerre, l'empereur, dans ces notes, s'exprime en ces termes: «Braves et malheureux Suédois, voilà un argent qui vous cause bien des maux! Si l'Angleterre devait payer le tort qu'elle fait à votre commerce, à votre honneur, le sang qu'elle vous a coûté, qu'elle vous coûte! Mais vous le sentez, il faut vous plaindre d'avoir perdu tous vos privilèges, votre considération, et de vous trouver sans défense et sans organes, soumis aux fantaisies d'un prince malade.»

Le général Rapp78 fut laissé à Danzig en qualité de gouverneur avec une garnison. Il était fort brave et fort brave homme; un peu soldat dans toutes ses manières, dévoué, franc, assez indifférent à ce qui se passait autour de lui, à tout ce qui n'avait point rapport à l'ordre qu'on lui donnait. Il a servi son maître avec beaucoup d'attachement; il a failli se faire tuer pour lui plus d'une fois, sans s'être imaginé d'examiner le moins du monde quelles qualités et quels vices composaient son caractère.

Note 78: (retour) Aide de camp de Bonaparte. Il a été fait pair de France par la dernière ordonnance de cette année 1819.

L'empereur se crut obligé de soutenir aussi la nouvelle constitution établie en Pologne par le roi de Saxe, d'une garnison considérable qui fut jointe à celle des Polonais. Le maréchal Davout eut le commandement de ce cantonnement. En laissant ainsi ses troupes en Europe, Bonaparte imposait à ses alliés, tenait le soldat en haleine et ménageait la France, qui aurait souffert de la présence de tant d'hommes armés ramenés dans son sein. Sa politique envahissante le forçait de demeurer toujours prêt; d'ailleurs, pour que l'armée fût complètement à lui, il était important de la tenir loin de ses foyers. Il parvint parfaitement à la dénaturer, de manière qu'elle lui fût dévouée sans aucune réserve, qu'elle perdît tout souvenir national, et qu'elle ne connût plus que son chef, la victoire, et cet esprit de rapine qui, pour le soldat, décore tous les dangers. Elle amassa peu à peu, sur cette patrie qu'elle ne connaissait plus, ces haines et ces vengeances qui excitèrent la croisade européenne dont nous avons été victimes en 1813 et 1814.

À son retour, l'empereur fut environné de flatteries nouvelles. On s'épuisa à chercher des formules de louanges, qu'il écoutait avec une supériorité dédaigneuse. On ne peut guère douter cependant que cette indifférence ne fût affectée, car il aimait la louange dans quelque bouche qu'elle fût, et même on l'a vu plus d'une fois s'en montrer dupe. Il est des hommes qui ont eu sur lui une sorte de crédit, tout simplement parce qu'ils étaient inépuisables dans leurs compliments. Une admiration soutenue, même exprimée un peu niaisement, avait toujours du succès.

Le 10 août, il fit annoncer au Sénat l'élévation de M. de Talleyrand à la dignité de vice-grand électeur, et du maréchal Berthier à celle de vice-grand connétable. Le général Clarke remplaça le second au ministère de la guerre, et y trouva l'occasion de développer encore plus que par le passé cette dévotieuse admiration dont je parle. La préoccupation habituelle de l'empereur sur toutes les matières de la guerre, l'intelligence que le major général de l'armée Berthier y apportait, l'administration solide du général Dejean, ministre du matériel, ne rendaient pas nécessaire chez M. Clarke une étendue de talent dont il n'eût guère été capable. Exact, intègre, complètement soumis, il suffisait à ce qu'on exigeait de lui. MM. de Champagny et Cretet obtinrent les deux ministères dont j'ai parlé, et le conseiller d'État Régnault fut secrétaire d'État de la famille impériale.

Cependant, on apprenait chaque matin de nouvelles promotions militaires, des distributions de récompenses, des créations de places, enfin tout ce qui tient l'ambition, l'avidité et la vanité en haleine. Le Corps législatif s'ouvrit. M. de Fontanes, nommé président comme de coutume, prononça, comme de coutume aussi, un noble discours sur la situation vraiment radieuse de la France. Un nombre infini de lois régulatrices furent portées à la sanction de cette assemblée, un budget qui annonçait un état de finances florissant, et enfin le tableau des travaux de tout genre ordonnés, ou entrepris, ou terminés, sur tous les points de l'empire. L'argent des contributions levées sur l'Europe payait tout, et la France se voyait incessamment embellie sans la moindre augmentation de ses impôts. L'empereur, parlant au Corps législatif et s'adressant aux Français, leur rendait compte de ses victoires, parlait de 5179 officiers et de 123 000 sous-officiers et soldats faits prisonniers dans cette guerre, de la conquête entière de la Prusse, de ses soldats campés sur les bords de la Vistule, de la chute de la puissance anglaise, qu'il annonçait devoir être la suite de tant de succès, et finissait par donner une marque de sa satisfaction à cette nation qui l'avait si fidèlement servi, pour lui amasser tant de triomphes. «Français, disait-il, je suis content, vous êtes un bon et grand peuple.»

Cette ouverture du Corps législatif faisait toujours une belle cérémonie. La salle en avait été décorée avec luxe, les costumes des députés étaient brillants, ceux de la cour qui environnait l'empereur magnifiques, et lui, ce jour-là, resplendissait d'or et de diamants. Quoiqu'il mît toujours un peu de précipitation dans tout cérémonial, cependant la pompe qu'il aimait remplaçait assez bien cette dignité qui manquait, faute de calme, à presque toutes les scènes d'apparat. Bonaparte dans une cérémonie, marchant vers le trône qu'on lui avait préparé, semblait toujours s'y élancer. Ce n'était point un souverain légitime qui prenait paisiblement le siège royal dont il eût reçu le legs du droit de ses ancêtres; mais un maître puissant qui semblait, chaque fois qu'il plaçait la couronne sur sa tête, se rappeler la devise italienne qu'il avait prononcée une fois à Milan: Gare à qui voudra la toucher!

Ce qui déparait Bonaparte, lorsqu'il se trouvait ainsi dans une évidence de ce genre, c'était le vice habituel de sa prononciation. Ordinairement, il faisait rédiger le discours qu'il voulait prononcer; c'était, je crois, M. Maret le plus souvent, quelquefois M. Vignaud, ou même M. de Fontanes qui s'en chargeaient. Après, il essayait de l'apprendre par coeur, mais il y réussissait peu, la moindre contrainte lui étant insupportable. Il se décidait toujours en définitive à lire son discours, qu'on avait soin de lui copier en très gros caractères, car il avait très peu l'habitude de lire une écriture, et n'aurait rien compris à la sienne. Ensuite, il se faisait apprendre à prononcer les mots; mais il oubliait, en parlant, la leçon qu'il avait reçue, et, d'un son de voix un peu sourd, d'une bouche à peine ouverte, il lisait ses paroles avec un accent encore plus étrange qu'étranger, qui avait quelque chose de désagréable, et même de vulgaire. J'ai souvent entendu dire à un grand nombre de personnes qu'elles ne pouvaient se défendre d'une impression pénible en l'écoutant parler en public. Ce témoignage irrécusable, donné par son accent, de son étrangeté à l'égard de la nation, frappait l'oreille et la pensée désagréablement. J'ai moi-même éprouvé quelquefois cette sensation involontaire.

Le 15 août, les fêtes furent magnifiques. Dans l'intérieur du palais, la cour, étincelante de pierreries, assista au concert et au ballet qui le suivit. Les salons des Tuileries étaient remplis d'une foule éclatante et toute dorée; les ambassadeurs et les plus grands seigneurs de toute l'Europe, des princes, plusieurs rois qui, tout nouveaux qu'ils étaient, apparaissaient avec un éclat propre à rehausser celui d'une fête; des femmes brillantes de parure et de beauté; les premiers musiciens du monde, tout ce que les ballets de l'Opéra offraient de plus gracieux, un festin splendide, composaient une pompe tout à fait orientale.

Des jeux publics et des réjouissances furent accordées à la ville de Paris. Ses habitants, naturellement joyeux quand ils sont rassemblés, empressés de courir là où l'on est sûr de trouver du monde, se pressaient dans les rues, aux illuminations, autour des feux d'artifice, et montraient partout une gaieté inspirée par le plaisir et la beauté de la saison. Nulle part on n'entendait des cris à la louange de l'empereur. Il ne semblait pas qu'on pensât à lui en jouissant des amusements qu'il procurait; mais chacun en prenait sa part avec son caractère et sa disposition personnelle, et ce caractère et cette disposition font des Français le peuple le plus léger, peut-être, mais le plus aimable du monde. J'ai vu des Anglais assister à ces réjouissances, et s'étonner du bon ordre, de la franche gaieté, de l'accord qui s'établit et se communique à pareil jour entre toutes les classes des citoyens. Chacun, occupé de son divertissement, ne cherche point à nuire à celui du voisin; nulle querelle, aucune impatience, point d'ivresse dégoûtante et dangereuse. Des femmes, des enfants se trouvent impunément au milieu d'une foule, et s'y voient ménagés. On s'aide pour s'amuser en commun; on se fait part de son plaisir sans se connaître; on chante ou on rit ensemble, sans s'être jamais vu. À de telles journées, un roi peu attentif pourrait facilement se tromper. Cette hilarité, toute de tempérament, éveillée passagèrement par des objets extérieurs, peut être prise pour l'expression des sentiments d'un peuple heureux et attaché. Mais, si les souverains destinés à régner sur les Français tiennent à ne point s'abuser, c'est bien plus leur conscience qu'ils interrogeront que les cris populaires, pour savoir s'ils inspirent l'amour, et s'ils donnent du bonheur à leurs sujets. Au reste, la flatterie des cours est encore admirable à cet égard. Combien n'ai-je pas vu de gens venant conter à l'empereur ce mouvement animé du peuple dans les lieux publics de Paris, et le lui présenter comme le témoignage de sa reconnaissance! Je n'oserais pas dire qu'il ne s'y laissa pas quelquefois tromper. Le plus souvent, cependant, il ne s'en montrait point ému. Bonaparte ne recevait guère de communication des autres, et particulièrement la joie lui était si étrangère!

Dans ce mois d'août, on vit arriver à la cour une assez grande quantité de princes d'Allemagne. Quelques-uns venaient pour voir l'empereur, d'autres pour solliciter quelque faveur, ou quelque liberté utile à leurs petits États. Le prince primat de la confédération du Rhin arriva à cette époque; il devait faire la célébration du mariage de la princesse Catherine de Wurtemberg. Celle-ci arriva le 21 août. Elle était, je crois, âgée d'à peu près vingt ans; son visage était agréable; son embonpoint, un peu fort, semblait annoncer qu'elle tiendrait de son père, qui était si gros, qu'il ne pouvait s'asseoir que sur des sièges particuliers, et qu'il mangeait toujours sur une table qu'on cintrait de manière que, pour s'en approcher, il pût introduire son ventre dans le demi-cercle qu'on avait pratiqué. Ce roi de Wurtemberg, homme de beaucoup d'esprit, passait pour le plus méchant prince de l'Europe. Ses sujets le détestaient; on a dit même qu'ils avaient tenté de se défaire de lui plusieurs fois. Il est mort aujourd'hui.

Le mariage de cette princesse et du roi de Westphalie79 se fit aux Tuileries, avec une grande magnificence. La cérémonie civile se passa dans la galerie de Diane, comme celle du mariage de la princesse de Bade, et, le dimanche 23, la célébration se fit à huit heures du matin dans la chapelle des Tuileries, en présence de toute la cour.

Note 79: (retour) Jérôme Bonaparte.

Le prince et la jeune princesse de Bade étaient venus aussi à Paris. Nous la trouvâmes embellie; l'empereur n'en parut plus occupé; je parlerai d'elle un peu plus bas. Le roi et la reine de Hollande arrivèrent à la fin d'août. Ils paraissaient en bonne intelligence, mais tristes encore de la perte qu'ils avaient faite. La reine était fort maigre, souffrante d'un commencement de grossesse. Elle ne fut pas demeurée un peu de temps à Paris que l'on recommença à jeter des semences d'inquiétude dans l'esprit de son époux. On ne craignit pas, comme je l'ai dit déjà, de noircir la vie que cette malheureuse femme avait menée aux eaux; son malheur, les larmes qu'elle répandait encore, son air abattu, l'état de sa santé ne purent désarmer ses ennemis. Elle racontait souvent les courses qu'elle avait faites dans les montagnes, et le soulagement que le spectacle de cette sauvage nature avait apporté à ses maux. Elle disait la rencontre qu'elle avait faite du jeune M. Decazes, le désespoir dans lequel il paraissait plongé, la pitié qu'il lui avait faite. Ses récits étaient simples et naïfs; la calomnie s'en empara, et l'on réveilla l'esprit soupçonneux de Louis. Il éprouvait le désir naturel, mais un peu personnel, de ramener sa femme et son fils en Hollande; madame Louis montrait toute la soumission qu'il exigeait; mais l'impératrice, effrayée de l'état de dépérissement de sa fille, fit faire des consultations de médecins qui tous déclarèrent que le climat hollandais pouvait encore altérer la santé d'une femme grosse dont la poitrine s'attaquait un peu. L'empereur décida que, jusqu'à nouvel ordre, il garderait près de lui sa belle-fille et son jeune enfant. Le roi se soumit avec mécontentement, et sut très mauvais gré à sa femme d'une décision qu'elle n'avait point sollicitée, mais qui, je le crois, au fond, satisfaisait ses secrets désirs, et l'accord disparut de ce ménage. Madame Hortense, véritablement offensée cette fois du retour des soupçons jaloux de son mari, sentit mourir pour jamais l'intérêt qu'il lui inspirait de nouveau, et elle le prit alors dans une véritable haine: «De cette époque, m'a-t-elle dit souvent, j'ai compris que mes malheurs seraient sans remède; je regardai ma vie comme entièrement détruite; j'eus en horreur les grandeurs, le trône; je maudis souvent ce que tant de gens appelaient ma fortune; je me sentis étrangère à toutes les jouissances de la vie, privée de toutes ses illusions, à peu près morte à tout ce qui se passait autour de moi.»

Vers ce temps, l'Académie française perdit deux de ses membres les plus distingués: le poète le Brun, qui a laissé de belles odes et la réputation d'un talent très poétique; M. Dureau de la Malle, traducteur estimé de Tacite, homme d'esprit, ami intime de l'abbé Delille. Celui-ci vivait paisiblement, jouissant d'une fortune médiocre, entouré d'amis, recherché de la société, et abandonné à son repos et à la liberté par l'empereur lui-même, qui avait renoncé à le conquérir. Il publiait de temps en temps quelques-uns de ses ouvrages et recueillait dans la bienveillance qu'on leur témoignait le prix de son aimable caractère, et d'une vie douce qu'aucune pensée amère, qu'aucune action hostile n'avait troublée. M. Delille, professeur au Collège de France, recevait les appointements d'une chaire de littérature que le poète Legouvé faisait pour lui. C'était le seul don qu'il eût voulu accepter de Bonaparte. Il s'attachait à conserver un souvenir honorable de celle qu'il appelait sa bienfaitrice80. On savait qu'il composerait un poème où il parlerait d'elle, du roi, des émigrés; personne ne lui en savait mauvais gré. Un gouvernement toujours assez jaloux d'effacer de tels souvenirs, les respectait en lui, et n'eût osé s'entacher de la honteuse persécution d'un vieillard aimable, reconnaissant et si généralement aimé.

Note 80: (retour) La reine Marie-Antoinette.

Les deux places vacantes à l'Académie occupèrent un moment les salons de Paris. On parla quelque peu de M. de Chateaubriand. L'empereur était aigri contre lui, et le jeune écrivain, marchant dans une ligne qui lui donnait de la célébrité, l'appuyait sur un parti et ne lui faisait point cependant courir de vrais dangers, se maintenait dans une opposition qui s'accrut de la mauvaise humeur qu'elle inspira à l'empereur. L'Académie française, assez imbue alors des principes d'une incrédulité un peu révolutionnaire, et surtout philosophique à la manière du siècle dernier, se dressait aussi contre le choix d'un homme qui avait pris un étendard religieux pour bannière de son talent. Cependant les personnes qui le fréquentaient disaient que les habitudes de sa vie n'étaient pas tout à fait en harmonie avec les préceptes dont il ornait ses compositions. On lui reprochait un orgueil excessif. Les femmes, exaltées par la nature de son talent, sa manière un peu étrange, sa belle figure, sa réputation, le soignaient à l'envi, et il ne se montrait nullement insensible à leurs avances. Cette vanité extrême, cette opinion qu'il avait de lui-même ont fait croire encore que, si l'empereur l'eût un peu caressé, il aurait pu parvenir à se l'acquérir en mettant seulement au marché le prix très élevé dont son amour-propre eût voulu qu'on payât son dévouement81.

Note 81: (retour) Il continuait à publier dans les journaux des fragments de l'itinéraire de son voyage qu'on lisait avec empressement. L'esprit de parti s'accordait avec le goût pour les accueillir. C'était une petite guerre qu'il faisait à Bonaparte et qui déplaisait à celui-ci, comme toute espèce d'opposition.

Les travaux du Corps législatif continuaient en silence; il ratifiait peu à peu toutes les lois émanées du conseil d'État, et l'organisation administrative du pouvoir de l'empereur s'achevait sans trouver d'opposition. Certain par la force de son propre génie, par l'habileté éprouvée des membres de ce conseil d'État, de régir la France avec cette apparence légale qui la réduisait au silence et qui plaisait à son esprit naturellement ami de l'ordre, ne voyant dans les restes du corps nommé le Tribunat qu'un foyer d'opposition qui, toute faible qu'elle était, pouvait le gêner quelquefois, il résolut d'en achever la destruction déjà fort avancée par la diminution du nombre de ceux qui le composaient, diminution opérée sous le Consulat82. Il fit donc rendre par le Sénat un sénatus-consulte qui faisait passer tous les tribuns dans le Corps législatif, et aussitôt la session de celui-ci fut terminée. Les discours tenus à la dernière séance du Tribunat sont assez remarquables. On s'étonne que des hommes consentent à se jouer mutuellement cette espèce de comédie les uns aux autres, et pourtant il faut avouer que l'habitude faisait que tout cela ne frappait plus beaucoup. D'abord M. Bérenger, le conseiller d'État, parut avec quelques-uns de ses collègues, et, commençant par rappeler tous les services que le Tribunat avait rendus à la France, il dit ensuite que la nouvelle décision donnerait au Corps législatif la plénitude d'une importance qui garantit les droits nationaux. Le président répond, pour le Tribunat tout entier, que cette détermination est reçue avec respect et confiance par chacun de ses membres, qui en comprennent parfaitement les avantages positifs. Ensuite un tribun (M. Carrion-Nisas) fait la motion de composer une adresse dans laquelle on remerciera l'empereur des témoignages d'estime et de bienveillance qu'il a bien voulu donner au Tribunat; et, ajoutant qu'il se croit l'interprète des coeurs de chacun de ses collègues, il propose de porter au pied du trône, pour dernier acte d'une honorable existence, une adresse qui frappe les peuples de cette idée politique, que les tribuns ont reçu l'acte du Sénat sans regrets, sans inquiétudes pour la patrie, et que leurs sentiments d'amour pour le monarque vivront éternellement en eux. Cette proposition fut adoptée à l'unanimité. Le président du Tribunat, Fabre de l'Aude, fut nommé sénateur.

Note 82: (retour) Le Tribunat, institué par la Constitution de l'an VIII, avait été installé le 1er janvier 1800. Le nombre de ses membres avait été réduit à cinquante, le 4 août 1802. C'est en effet le 19 août 1807 qu'il fut tout à fait supprimé. (P. R.)

Dans ce temps, l'empereur organisa la cour des comptes, et sa mauvaise humeur contre M. Barbé-Marbois étant passée, il le rappela et lui donna la présidence de cette cour.

Ce fut dans le mois de septembre que l'empereur d'Autriche se remaria avec sa cousine germaine, fille de feu l'archiduc Ferdinand de Milan. Peu après, son frère, le grand-duc de Wurtzbourg, auparavant et aujourd'hui grand-duc de Toscane, vint à Paris. La cour se grossissait de jour en jour par l'arrivée d'un nombre considérable de grands personnages. Vers la fin de septembre, on détermina un voyage de Fontainebleau, où devait se déployer la plus grande magnificence. On allait célébrer des fêtes pour le mariage de la reine de Westphalie; l'élite des acteurs de Paris et des musiciens devait s'y transporter; la cour reçut l'ordre d'y étaler la plus grande parure. Chacun des princes ou princesses de la famille impériale, y transportant une partie de sa maison, y devait avoir une table particulière, ainsi que quelques grands dignitaires et ceux des ministres qui suivraient l'empereur.

Le 21 septembre, Bonaparte partit avec l'impératrice, et, les jours suivants, on vit arriver à Fontainebleau la reine de Hollande, la reine de Naples, le roi et la reine de Westphalie, le grand-duc et la grande-duchesse de Berg, la princesse Pauline, Madame mère, le grand-duc et la grande-duchesse de Bade, le prince primat, le grand-duc de Wurtzbourg; les princes de Mecklembourg et de Saxe-Cobourg, une infinité d'autres encore: M. de Talleyrand, qui devait tenir une maison ainsi que le prince de Neuchatel; le ministre des affaires étrangères; le secrétaire d'État Maret; les grands officiers de la maison impériale, les ministres du royaume d'Italie, un certain nombre de maréchaux nommés du voyage, M. de Rémusat, plusieurs chambellans, les dames d'honneur et d'atours, quelques-unes des dames du palais. Tout ce monde était convié par une lettre du grand maréchal Duroc. J'arrivai des eaux d'Aix-la-Chapelle dans ce temps-là, et, étant comprise dans cette liste, après avoir passé quelques jours à Paris pour voir ma mère et mes enfants, et faire mes préparatifs de toilette, je rejoignis la cour et mon mari à Fontainebleau.

Le 20 septembre, le maréchal Lannes avait été nommé colonel général des Suisses.


CHAPITRE XXVI.

(1807.)

Puissance de l'empereur.--Résistance des Anglais.--Vie de l'empereur à Fontainebleau.--Spectacles.--Talma.--Le roi Jérôme.--La princesse de Bade.--La grande-duchesse de Berg.--La princesse Borghèse.--Cambacérès.--Les princes étrangers.--Affaires d'Espagne.--Prévisions de M. de Talleyrand.--M. de Rémusat est nommé surintendant des théâtres.--Fortune et gêne des maréchaux.

Qu'on suppose un individu, ignorant de tout antécédent, jeté tout à coup dans Fontainebleau83, au temps dont je parle, il n'est pas douteux qu'ébloui par la magnificence qu'on déploya dans cette royale habitation, et que frappé de l'air d'autorité du maître et de l'obséquieuse révérence des grands personnages qui l'entouraient, il n'eût vu ou cru voir un souverain paisiblement assis sur le plus grand trône du monde par tous les droits réunis de la puissance et de la légitimité. Bonaparte était alors roi pour tous, et pour lui-même; il oubliait le passé, il ne redoutait point l'avenir; il marchait d'un pas ferme, sans prévoir aucun obstacle, ou du moins avec la certitude qu'il détruirait facilement ceux qui se dresseraient devant lui. Il lui paraissait, il nous paraissait à tous, qu'il ne pouvait plus tomber que par un événement si imprévu, si étrange, et qui produirait une catastrophe si universelle, qu'une foule d'intérêts d'ordre et de repos étaient solennellement engagés à sa conservation. En effet, maître ou ami de tous les rois du continent, allié de plusieurs par des traités ou des mariages à l'étranger, sûr de l'Europe par les nouveaux partages qu'il avait faits, ayant jusqu'aux frontières les plus reculées des garnisons importantes qui lui garantissaient l'exécution de ses volontés, dépositaire absolu de toutes les ressources de la France, riche d'un trésor immense, dans la force de l'âge84, admiré, craint et surtout scrupuleusement obéi, il semblait qu'il eût tout surmonté. Mais un ver rongeur se cachait sourdement au sein d'une telle gloire. La révolution française, ouvrage insurmontable des temps, n'avait point soulevé les âmes à l'intention d'affermir le pouvoir arbitraire. Les lumières du siècle, les progrès des saines idées, l'esprit de liberté, combattaient sourdement contre lui et devaient renverser ce brillant échafaudage d'une autorité fondée en opposition avec la marche irrésistible de l'esprit humain. Le foyer de cette liberté existait en Angleterre. Le bonheur des nations a voulu qu'il se trouvât défendu par une barrière que les armes de Bonaparte n'ont pu franchir. Quelques lieues de mer ont protégé la civilisation du monde et empêché que, comprimée partout, elle ne se vît forcée d'abandonner pour longtemps le champ de bataille à qui ne l'eût jamais totalement vaincue, mais à qui l'eût étouffée, peut-être pour la durée de toute une génération.

Note 83: (retour) Ce voyage de Fontainebleau, qui dura deux mois à peu près, est l'un des épisodes intéressants de la vie de cour sous l'Empire. L'empereur n'a jamais consacré, je crois, un si long espace de temps à cette vie, dans ses plaisirs ou dans son éclat, ou plutôt dans un séjour semblable; l'Empire devenait pour la première fois une cour véritable. Partout ailleurs, ce qu'on appelait ainsi n'était qu'une parade, un défilé ou les hommes figuraient plus pour leur uniforme que pour leur personne. Ici, comme auprès de Louis XIV et de Louis XV, on vivait ensemble, et, malgré la froideur de l'étiquette et la peur du maître, la nature devait se faire jour et se trahir. Il y avait des intérêts, des passions, des intrigues, des faiblesses, des trahisons, une vraie cour, en un mot. Je ne cherche pas à juger le talent de l'auteur à décrire ces nuances, et je borne mon devoir d'éditeur à écrire des notes plutôt explicatives qu'approbatives. On me pardonnera toutefois, puisque le public a si bien prouvé par son empressement le cas qu'il faisait de ces mémoires, de dire que mon père avait devancé le jugement de l'opinion, et n'hésitait pas à comparer l'oeuvre de sa mère aux plus grands modèles. Voici ce qu'il pensait de la peinture de la cour à Fontainebleau: «Ce chapitre, qui ne contient nul événement, est, sans contredit, l'un des plus remarquables de cet ouvrage. Dans quelques parties il y a trop de réflexions, et qui se répètent. Si ma mère eût revu cet ouvrage, elle eût resserré et supprimé. Je demeure convaincu, cependant, que le texte doit rester tel qu'il est, et que, dans ces entretiens de l'auteur avec lui-même, dans ce retour complaisant sur ses souvenirs, on apprend à le connaître et à prendre confiance en lui. Mais ce chapitre-ci mérite un éloge plus absolu. Comme dans Saint-Simon, la peinture attentive, étudiée, sans cesse repassée des choses et des personnes, des moeurs, des formes, des allures, des relations, s'empare de l'esprit, et le fait vivre dans le monde qu'elle lui retrace. Je ne sais rien dans Saint-Simon de supérieur au tableau de la cour à la mort du grand Dauphin. C'est le récit d'une seule nuit de Versailles, et il tient le quart d'un volume. Il me semble qu'il y a dans ce chapitre quelque chose du même mérite, et, quoique ce séjour à Fontainebleau n'ait point été marqué par un événement distinct qui pût être regardé comme une crise, telle que la mort du Dauphin, la vivacité de l'imagination dans la fidélité de la mémoire donne à ce tableau de la cour de l'empereur cette vérité saisissante qui supplée à la réalité.» (P. R.)
Note 84: (retour) L'empereur, né le 15 août 1769, avait alors trente-huit ans. On oublie volontiers son âge, tant on est ébloui par son éclat. Il y faut cependant penser parfois en lisant son histoire, et se rappeler qu'il était un homme, même un jeune homme. (P. R.)

Le gouvernement anglais, jaloux d'une puissance si colossale, malgré le mauvais succès de tant d'entreprises, toujours vaincu, jamais découragé, trouvait sans cesse de nouvelles ressources contre l'empereur dans le sentiment national qui animait la nation. Celle-ci se voyait attaquée dans sa prépondérance et dans ses intérêts. Son orgueil et son industrie, également irrités des obstacles qu'on lui suscitait, se prêtaient à tous les sacrifices que ses ministres sollicitaient d'elle. D'énormes subsides furent votés pour l'augmentation d'un service maritime qui devait produire un blocus continental de toute l'Europe. Les rois, craintifs devant la force de notre artillerie, se soumettaient à ce système prohibitif que nous exigions d'eux; mais les peuples souffraient; les jouissances de la vie sociale, les nécessités qu'enfante l'aisance, les besoins sans cesse renaissants de mille agréments matériels, partout combattaient pour les Anglais. On murmurait à Pétersbourg, sur toutes les côtes de la Baltique, en Hollande, dans les ports de France, et le mécontentement qui n'osait s'exprimer, en se concentrant sous la crainte, jetait dans les esprits des racines d'autant plus profondes, qu'elles devaient s'y fortifier longtemps, avant qu'il osât se montrer au dehors. Il en paraissait pourtant quelque chose, par intervalles, dans les menaces ou les reproches que nous apprenions tout à coup que notre gouvernement adressait à ses alliés. Renfermés en France, dans une ignorance complète de ce qui se passait au dehors, sans communications, du moins intellectuelles, avec les autres nations, défiants des articles commandés de nos ternes journaux, nous pouvions conclure cependant quelquefois, de certaines lignes du Moniteur, que les volontés impériales se trouvaient éludées par les besoins des peuples. L'empereur avait amèrement reproché à son frère Louis d'exécuter trop mollement ses ordres en Hollande. Il l'y renvoya en lui intimant fortement sa volonté d'être scrupuleusement obéi.

«La Hollande, disait le Moniteur, depuis les nouvelles mesures qu'elle a prises, ne correspondra plus avec l'Angleterre. Il faut que le commerce anglais trouve tout le continent fermé, et que ces ennemis des nations soient mis hors du droit commun. Il est des peuples qui ne savent que se plaindre; il faut savoir souffrir avec courage, prendre tous les moyens de nuire à l'ennemi commun, et l'obliger à reconnaître les principes qui dirigent toutes les nations du continent. Si la Hollande avait pris ses mesures depuis le blocus, peut-être l'Angleterre aurait déjà fait la paix.»

Une autre fois on s'efforçait de flétrir, aux yeux de tous, ce qu'on appelait l'envahissement de nos libertés continentales. Le gouvernement anglais se voyait comparé, dans sa politique, à Marat. «Qu'est-ce que celui-ci a fait de plus atroce? disait-on. C'est de présenter au monde le spectacle d'une guerre perpétuelle. Les meneurs oligarques qui dirigent la politique anglaise finiront comme tous les hommes furibonds et exagérés; ils seront l'opprobre de leur pays, et la haine des nations.»

Quand l'empereur dictait de pareilles injures contre le gouvernement oligarchique, il caressait à son profit les idées démocratiques qu'il savait bien exister sourdement dans la nation. En se servant de quelques-unes de nos phrases révolutionnaires, il croyait satisfaire suffisamment les opinions qui les avaient inspirées. L'égalité, rien que l'égalité, voilà quel était son mot de ralliement entre la Révolution et lui. Il n'en craignait point les suites pour lui-même; il savait qu'il excitait ces vanités qui peuvent fausser les dispositions les plus généreuses; il détournait de la liberté, comme je l'ai dit souvent; il étourdissait tous les partis, dénaturait toutes les paroles, effarouchait la raison. Quelque force que lui donnât son glaive, il le soutenait encore par le secours des sophismes et prouvait que c'était en connaissance de cause qu'il déviait de la marche indiquée par le mouvement des idées, en s'aidant encore de la puissance de la parole pour nous égarer. Ce qui fait de Bonaparte un des hommes les plus supérieurs qui aient existé, ce qui le met à part, en tête de tous les puissants appelés à régir les autres hommes, c'est qu'il a parfaitement connu son temps et qu'il l'a toujours combattu. C'est volontairement qu'il a choisi une route difficile et contraire à son époque. Il ne le cachait point; il disait souvent que lui seul arrêtait la Révolution, qu'après lui elle reprendrait sa marche. Il s'allia avec elle pour l'opprimer, mais il présuma trop de sa force. Habile à reprendre ses avantages, elle a su enfin le vaincre et le repousser.

Les Anglais, à cette époque, alarmés de la condescendance avec laquelle le czar, encore plus séduit que vaincu, abondait dans le système de l'empereur, attentifs aux troubles qui commençaient à se manifester en Suède, inquiets du dévouement que nous témoignait le Danemark et qui devait leur fermer le détroit du Sund, firent un armement considérable et réunirent leurs forces pour bombarder Copenhague. Ils vinrent même à bout de prendre la ville. Le prince royal, fort de l'amour de ses peuples, se défendit vaillamment, et lutta même après avoir perdu sa capitale. Les Anglais se virent forcés de l'évacuer et de s'en tenir, là comme ailleurs, au blocus général. L'opposition en Angleterre éclata contre cette expédition. L'empereur, ignorant de la constitution anglaise, se flatta que les débats assez vifs du Parlement lui seraient utiles. Peu accoutumé à l'opposition, il jugeait du danger de celle d'Angleterre d'après l'effet qu'elle eût produit en France, si elle s'y fût manifestée avec la même violence qu'il remarquait dans les journaux de Londres; et souvent il croyait le gouvernement anglais perdu, en repaissant son impatience des phrases animées du Morning Chronicle. Mais son espoir se trouvait toujours déçu. L'opposition tonnait; les remontrances s'évaporaient en fumée, et le ministère emportait toujours des moyens de plus de continuer cette lutte nécessaire. Rien n'a plus causé de mouvements de colère à l'empereur que ces débats du Parlement, et les attaques violentes contre sa personne que la liberté de la presse enfantait contre lui. En vain il usait de cette liberté pour payer à Londres des écrivains qui imprimaient aussi très impunément ce qu'il voulait; ces combats de plume n'avançaient rien; on répondait à ses injures par des injures qui arrivaient à Paris. Il fallait les traduire, les lui livrer; on tremblait en les mettant sous ses yeux; sa colère, soit qu'elle éclatât, soit qu'elle fût concentrée, paraissait également redoutable, et malheur à qui avait affaire à lui immédiatement après qu'il venait de lire les journaux anglais!

Nous nous apercevions toujours par quelque bourrasque de cette mauvaise humeur. C'est bien alors qu'il fallait plaindre ceux dont la mission était d'ordonner de ses amusements. C'est alors que je puis bien dire que le supplice de M. de Rémusat commençait. J'en parlerai avec plus de détails, en rendant compte de la vie qu'on mena à Fontainebleau.

Dès que les personnes comprises dans ce voyage y furent réunies, on les soumit toutes à une espèce de règlement qu'on leur fit connaître. Les différentes soirées de la semaine se devaient passer chez différents grands personnages. L'empereur devait recevoir un soir chez lui. On y entendrait de la musique et on y jouerait après. Deux autres jours il y aurait spectacle; une autre fois, bal chez la grande-duchesse de Berg, un autre bal chez la princesse Borghèse; enfin cercle et jeu chez l'impératrice. Les princes et les ministres devaient donner à dîner et inviter tour à tour les conviés au voyage; le grand maréchal de même, ayant une table de vingt-cinq couverts tous les jours; la dame d'honneur de même, et enfin à une dernière table dînait tout ce qui n'avait pas reçu une invitation. Princes et rois ne pouvaient dîner chez l'empereur qu'invités par lui; il se réservait la liberté du tête-à-tête avec sa femme, et il choisissait qui lui plaisait. On chassait à jours fixes, et de même on était invité pour accompagner la chasse, soit à cheval, soit dans un grand nombre de très élégantes calèches. Il passa par la tête de l'empereur de vouloir que les femmes eussent un costume de chasse. L'impératrice s'y prêta volontiers. Le fameux marchand de modes, Leroi, fut appelé au conseil, on détermina un costume très brillant. Chaque princesse avait une couleur différente pour elle et sa maison. Le costume de l'impératrice était en velours amarante brodé en or, avec une toque brodée d'or et couronnée de plumes blanches, et toutes les dames du palais furent vêtues de couleur amarante. La reine de Hollande choisit le bleu et argent; madame Murat, la couleur de rose et argent aussi; la princesse Borghèse, le lilas, de même brodé en argent. C'était toujours une sorte de tunique ou redingote en velours, courte, sur une robe de satin blanc brodée, des bottines de velours pareilles à la robe, ainsi que la toque, une écharpe blanche. L'empereur et tous les hommes portaient un habit vert, galonné en or et argent. Ces brillants costumes, portés soit à cheval, soit en calèche, et toujours en cortège très nombreux, faisaient au travers de la belle forêt de Fontainebleau un effet charmant.

L'empereur aimait la chasse plutôt pour l'exercice qu'elle lui faisait faire que pour ce plaisir en lui-même. Il ne se prêtait point toujours à suivre le cerf bien régulièrement, et, se lançant au galop, s'abandonnait à la route qui se présentait devant lui. Quelquefois il oubliait le motif pour lequel on parcourait la forêt et il en suivait les sinuosités, en paraissant s'abandonner à la fantaisie de son cheval, et livré à d'assez longues rêveries. Il montait à cheval avec habitude, mais sans grâce. On lui dressait des chevaux arabes qu'il préférait, parce qu'ils s'arrêtent à l'instant, et que, partant tout à coup, sans tenir sa bride, il fût tombé souvent si on n'avait pris les précautions nécessaires. Il aimait à descendre au galop des côtes rapides, au risque de faire rompre le col à ceux qui le suivaient. Il a fait quelques chutes, dont on ne parlait jamais, parce que cela lui aurait déplu. Je lui ai vu, un peu avant ce temps, la manie de mener aussi des attelages à des calèches ou à des bogheis. Il n'était pas bien sûr d'être alors dans la voiture qu'il conduisait, car il ne prenait aucune précaution pour les tournants ou pour éviter les endroits difficiles. Il prétendait toujours vaincre tout obstacle, et il eût rougi de reculer. Une fois, à Saint-Cloud, il s'avisa de vouloir conduire quatre chevaux à grandes guides. Il passa une grille si maladroitement, se trouvant emporté dès le premier instant, qu'il versa la voiture, où se trouvaient l'impératrice et quelques personnes, sans aucun accident grave, heureusement. Il en fut quitte pour avoir pendant trois semaines le poignet foulé. Depuis ce temps il renonça à mener lui-même, disant en riant que, dans les moindres choses, il fallait que chacun fît son métier. Quoiqu'il ne prît pas grand intérêt au succès d'une chasse, cependant il grondait assez fortement lorsqu'on ne réussissait point à prendre le cerf. Il se fâchait si on lui représentait que lui-même, en changeant de route, avait contribué à égarer les chiens; le moindre non-succès lui causait toujours surprise et impatience.

Il travaillait beaucoup à Fontainebleau, comme partout. Il se levait à sept heures, donnait son lever, déjeunait seul, et, les jours où l'on ne chassait point, il demeurait dans son cabinet, ou tenait ses conseils jusqu'à cinq ou six heures. Les ministres, les conseillers d'État venaient de Paris, comme si on était à Saint-Cloud; il n'entrait pas beaucoup dans la raison de la distance, jusqu'au point que, manifestant le désir qu'on lui fît sa cour le dimanche après la messe, comme cela se passait à Saint-Cloud, on partait de Paris dans la nuit pour arriver le matin à l'heure prescrite. On se tenait alors dans l'une des galeries de Fontainebleau qu'il parcourait à son gré, ne pensant pas toujours à payer d'une parole ou d'un regard la fatigue et le dérangement d'un pareil voyage.

Tandis qu'il demeurait la matinée dans son cabinet, l'impératrice, toujours élégamment parée, déjeunait avec sa fille et ses dames, et ensuite, se tenant dans son salon, y recevait les visites des personnes qui habitaient le château. Celles d'entre nous qui s'en souciaient pouvaient y faire quelque ouvrage, et cela n'était pas inutile pour soutenir la fatigue d'une conversation oiseuse et insignifiante. Madame Bonaparte n'aimait pas à être seule et n'avait le goût d'aucune occupation. À quatre heures on la quittait; elle vaquait alors à sa toilette, et nous à la nôtre; c'était toujours une grande affaire. Un assez bon nombre de marchands de Paris avaient transporté à Fontainebleau leurs plus belles marchandises, et ils en trouvaient facilement le débit, en se présentant dans tous nos appartements. Entre cinq et six heures, il arrivait assez fréquemment que l'empereur passait dans l'appartement de sa femme, et qu'il montait en calèche, seul avec elle, pour se promener avant son dîner. On dînait à six heures, ensuite on se rendait au spectacle, ou chez la personne qui devait, à tel jour, se charger du plaisir de la soirée.

Les princes, maréchaux, grands officiers ou chambellans qui avaient les entrées, pouvaient se présenter chez l'impératrice. On frappait à la porte, le chambellan de service annonçait; l'empereur disait: Qu'il entre! et on entrait. Si c'était une femme, elle s'asseyait en silence; un homme demeurait debout contre la muraille, à la suite des personnes qu'il trouvait déjà dans le salon. L'empereur s'y promenait ordinairement en long et en large; quelquefois silencieusement et rêvant, sans se soucier de ce qui l'entourait, quelquefois faisant une question qui recevait une réponse courte, ou bien entamant la conversation, c'est-à-dire l'occasion de parler à peu près seul, car on éprouvait toujours, et alors plus que jamais, quelque embarras à lui répondre. Il ne savait et, je crois, ne voulait mettre personne à l'aise, craignant la moindre apparence de familiarité, et inspirant à chacun l'inquiétude de s'entendre dire, devant témoins, quelque parole désobligeante. Les cercles se passaient de la même manière. On s'ennuyait autour de lui, et il s'ennuyait lui-même; il s'en plaignait souvent, s'en prenant à chacun de ce silence terne et contraint qu'il imposait. Quelquefois il disait: «C'est chose singulière, j'ai rassemblé à Fontainebleau beaucoup de monde, j'ai voulu qu'on s'amusât, j'ai réglé tous les plaisirs, et les visages sont allongés, et chacun a l'air bien fatigué et triste.--C'est, lui répondait M. de Talleyrand, que le plaisir ne se mène point au tambour, et qu'ici, comme à l'armée, vous avez toujours l'air de dire à chacun de nous: «Allons, messieurs et mesdames, en avant, marche!» Il ne s'irritait point de ces paroles, il était alors fort en train. M. de Talleyrand passait de longues heures avec lui, et il lui laissait le droit de tout lui dire. Mais, dans un salon rempli de quarante personnes, M. de Talleyrand se tenait en aussi grand silence que tout le monde.

De toute la cour, la personne que, dans ces voyages, le soin de ses plaisirs agitait davantage était sans aucune comparaison M. de Rémusat. Les fêtes et spectacles étaient dans les attributions du grand chambellan, et M. de Rémusat, en sa qualité de premier chambellan, avait la responsabilité de tout ce travail. Ce mot convient parfaitement; car la volonté impérieuse et difficile de Bonaparte rendait cette sorte de métier assez pénible. «Je vous plains, lui disait M. de Talleyrand: il vous faut amuser l'inamusable

L'empereur voulait deux spectacles par semaine, et qu'ils fussent toujours variés. Les acteurs de la Comédie-Française en faisaient seuls les frais, conjointement avec quelques représentations d'opéras italiens. On ne jouait guère que des tragédies, souvent Corneille, quelques pièces de Racine, et rarement Voltaire, dont Bonaparte n'aimait point le théâtre. Après avoir approuvé d'avance un répertoire réglé pour le voyage, et positivement signifié qu'on voulait pour Fontainebleau les meilleurs acteurs de la troupe, il entendait que les représentations de Paris ne fussent point interrompues; les précautions étaient prises. Tout à coup, par suite d'une fantaisie bien plutôt que d'un désir, il détruisait l'ordre qu'il avait consenti, demandait une autre pièce ou un autre comédien, et cela le matin même du jour où il fallait les lui procurer. Il n'écoutait jamais une observation; le plus souvent il en eût pris quelque humeur, et la chance la plus satisfaisante était qu'il dît en souriant: «Bah! avec un peu de peine, vous en viendrez à bout; je le veux, c'est à vous de trouver le moyen de le faire.» Dès que l'empereur avait proféré cet irrévocable je le veux, ce mot se répétait en écho dans tout le palais. Duroc, Savary surtout, le prononçaient du même ton que lui; M. de Rémusat le répétait à tous les comédiens, étourdis des efforts de mémoire ou du dérangement subit auquel on les soumettait. Les courriers partaient pour aller chercher à toute bride les hommes ou les choses nécessaires. La journée se passait en sottes petites agitations, dans la crainte qu'un accident, ou une maladie, ou quelque circonstance imprévue ne s'opposât à l'exécution de l'ordre donné, et mon mari, venant chercher dans ma chambre un moment de repos, soupirait un peu en pensant qu'un homme raisonnable se voyait forcé d'user sa patience et les combinaisons de son esprit à de telles pauvretés, devenues importantes par les suites qu'elles pouvaient avoir. Il faut avoir vécu dans les cours pour savoir à quel point les plus petites choses prennent de la gravité, et combien le mécontentement du maître, même quand il s'agit de niaiseries, est désagréable à porter. Les rois sont assez sujets à le témoigner devant tout le monde, et il est insupportable de recevoir une plainte ou une brusquerie en présence de tant de gens auxquels on sert de spectacle. Bonaparte, plus roi que qui que ce soit, grondait durement, souvent hors de propos, humiliant son monde, menaçant pour un motif léger. La crainte qu'il excitait était communicative, et le bruit de quelques-unes de ses paroles dures avait un long retentissement.

Enfin, lorsqu'à grand'peine on était parvenu à le contenter, il ne faut pas croire qu'il témoignât jamais cette satisfaction. Son silence était alors son plus beau, et ce dont il fallait s'arranger. Il arrivait au spectacle souvent préoccupé, irrité de la lecture de quelque journal anglais, ou seulement fatigué de la chasse; il rêvait ou s'endormait. On n'applaudissait point devant lui; la représentation silencieuse était extrêmement froide. La cour s'ennuyait mortellement de ces éternelles tragédies; les jeunes femmes s'y endormaient; on quittait le spectacle triste et mécontent. L'empereur s'apercevait de cette impression; il en prenait de l'humeur, s'attaquait à son premier chambellan, blâmait les acteurs, aurait voulu qu'on en trouvât d'autres, quoiqu'il eût les meilleurs, et ordonnait quelques autres représentations pour les jours suivants, qui éprouvaient à peu près le même sort. Il était bien rare qu'il en fût autrement, et, il faut en convenir, c'était chose vraiment désagréable. Le jour de spectacle à Fontainebleau, j'éprouvais toujours un souci qui me devenait une sorte de petit supplice sans cesse renaissant; la frivolité du fond et l'importance des suites en rendaient le poids plus importun.

L'empereur aimait assez le talent de Talma. Il se persuadait qu'il l'aimait beaucoup; je crois qu'il savait encore plus qu'il est grand acteur, qu'il ne le sentait. Il n'y avait pas en lui ce qui fait qu'on se complaît dans la représentation d'une fiction de théâtre. Il manquait d'instruction; ensuite, il était trop rarement désoccupé, trop fortement entrepris par sa situation réelle pour prêter attention à la conduite d'un ouvrage, au développement d'une passion feinte. Il se montrait, parfois, ému transitoirement d'une scène ou même d'un mot prononcé avec talent; mais cette émotion nuisait au reste de son plaisir, parce qu'il eût voulu qu'elle se prolongeât dans toute sa force, et qu'il ne faisait nul cas des impressions secondaires, ou plus douces, que produisent encore la beauté du vers ou l'accord que le talent d'un comédien apporte dans un rôle entier. En général, il trouvait notre théâtre français froid, nos acteurs trop mesurés, et il s'en prenait toujours aux autres de l'impossibilité presque complète où il se trouvait de se plaire là où la multitude acceptait un divertissement. Il en était de même sur l'article de la musique. Peu sensible aux arts, il savait leur prix par son esprit, et, leur demandant plus qu'ils ne pouvaient lui donner, il se plaignait de n'avoir pas senti ce que sa nature ne permettait pas qu'il éprouvât.

On avait attiré à la cour les premiers chanteurs de l'Italie. Il les payait largement, mettait sa vanité à les enlever aux autres souverains; mais il les écoutait tristement, et rarement avec intérêt. M. de Rémusat imagina d'animer les concerts qu'on lui donnait par une sorte de représentation des morceaux de chant qu'on exécutait en sa présence. Les concerts furent quelquefois donnés sur le théâtre. Ils étaient composés des plus belles scènes des opéras italiens. Les chanteurs les exécutaient en costumes, et les jouaient réellement; la décoration représentait le lieu de la scène où se passait l'action du morceau de chant. Tout cela était monté avec grand soin, et, comme tout le reste, manquait à peu près son effet. Mais il faut dire que, si tant de soins étaient perdus pour son plaisir, la pompe de tant de spectacles et de divertissements variés le flattait néanmoins, car elle rentrait dans sa politique, et il aimait à étaler devant cette foule d'étrangers qui l'entouraient une supériorité qui se retrouvait en tout.

Cette même disposition rêveuse et mécontente, qu'il portait partout, jetait un voile sombre sur les cercles et les bals de Fontainebleau. Vers huit heures du soir, la cour excessivement parée se rendait chez la princesse qui devait recevoir à tel jour. On se plaçait en cercle; on se regardait sans se parler. On attendait Leurs Majestés. L'impératrice arrivait la première, parcourait gracieusement le salon, et ensuite prenait sa place et attendait comme les autres en silence l'arrivée de l'empereur. Il entrait enfin, il allait s'asseoir près d'elle; il regardait danser; son visage était loin d'encourager le plaisir, aussi le plaisir ne se mêlait-il guère à de pareilles réunions. Pendant ces contredanses, quelquefois, il se promenait entre les rangs des dames pour leur adresser des paroles assez insignifiantes qui le plus souvent n'étaient que des plaisanteries peu délicates sur leur toilette. Il disparaissait presque aussitôt, et, peu après sa retraite, chacun se retirait de son côté.

Dans ce voyage de Fontainebleau, nous vîmes paraître une très jolie personne dont il fut un peu occupé. C'était une Italienne. M. de Talleyrand l'avait vue en Italie, et il avait persuadé à l'empereur de la placer auprès de l'impératrice en qualité de lectrice; on fit son mari receveur général. L'impératrice, d'abord un peu effarouchée de l'apparition de cette belle personne, prit cependant assez promptement le parti de se prêter avec complaisance à des amusements auxquels il lui aurait été impossible de s'opposer longtemps, et, cette fois, elle ferma les yeux sur ce qui se passait. C'était une douce personne, plus soumise que satisfaite; elle céda à son maître par une sorte de conviction qu'on ne devait pas lui résister; mais elle ne mit aucun éclat, aucune prétention à son succès; elle sut même allier au dedans d'elle un grand fonds d'attachement pour madame Bonaparte avec la complaisance pour la fantaisie de son époux. Il en résulta que cette aventure se passa sans bruit ni éclat. Elle était alors la plus jolie femme d'une cour qui en renfermait un grand nombre de fort jolies. Je n'ai jamais vu de plus beaux yeux, des traits plus fins, un plus charmant accord de tout le visage. Elle était grande, élégamment faite; elle eût eu besoin d'un peu plus d'embonpoint.

L'empereur n'eut jamais pour elle un goût très vif; il le confia assez vite à sa femme, et la rassura en lui livrant, sans aucune réserve, le secret de cette froide liaison. Il l'avait fait loger à Fontainebleau de manière qu'elle pût se rendre à ses ordres quand il la faisait appeler; on se disait à l'oreille que le soir elle descendait chez lui ou bien qu'il allait dans sa chambre; mais, au milieu des cercles, il ne lui parlait pas plus qu'à une autre, et notre cour ne prêta pas longtemps attention à toute cette affaire, prévoyant qu'elle ne produirait aucun changement. M. de Talleyrand, qui avait le premier persuadé à Bonaparte le choix de cette maîtresse, recevait la confidence du plus ou moins de plaisir qu'elle lui procurait, et ce fut tout.

Si quelque personne curieuse me demandait si, à l'exemple du maître, il se formait d'autres liaisons pendant l'oisiveté d'une pareille réunion, je serais assez embarrassée de répondre d'une manière satisfaisante. Le service de l'empereur imposait un trop grand assujettissement pour laisser aux hommes le temps de certaines galanteries, et les femmes avaient une trop continuelle inquiétude de ce qu'il pourrait leur dire, pour se livrer sans précautions. Dans un cercle si froid, si convenu, on n'eût jamais osé se permettre une parole, un mouvement de plus ou de moins que les autres; aussi ne se manifestait-il aucune coquetterie, et tout arrangement se faisait en silence et avec une sorte de promptitude qui échappait aux regards. Ce qui préservait encore les femmes, c'est que les hommes ne pensaient alors nullement à paraître aimables, et qu'ils ne montraient guère que les prétentions de la victoire, sans perdre leur temps aux lenteurs d'un véritable amour. Aussi ne se forma-t-il autour de l'empereur que des liaisons subites dont apparemment les deux parties étaient pressées de brusquer le dénouement. D'ailleurs Bonaparte tenait à ce que sa cour fût grave, et il eût trouvé mauvais que les femmes y prissent le moindre empire. Il voulait se réserver à lui le droit de toutes les libertés; il tolérait l'inconduite de quelques personnes de sa famille, parce qu'il voyait qu'il ne pourrait la réprimer, et que le bruit lui donnerait une plus grande publicité. La même raison l'eût porté à dissimuler l'humeur qu'il eût ressentie si sa femme se fût permis quelques distractions; mais, à cette époque, elle n'y semblait guère disposée. J'ignore absolument le secret de son intime intérieur, et je l'ai toujours vue presque exclusivement occupée de sa position, et tremblant de déplaire à son mari. Elle n'avait aucune coquetterie; toute sa manière extérieure était décente et mesurée; elle ne parlait aux hommes que pour tâcher de découvrir ce qui se passait, et ce divorce suspendu sur sa tête faisait l'éternel sujet de ses plus grands soucis. Au reste, les femmes de cette cour avaient grande raison de s'observer un peu, car l'empereur, dès qu'il était instruit de quelque chose, et il l'était toujours, soit pour s'amuser, soit par je ne sais quel autre motif, ne tardait guère à mettre au fait le mari de ce qui se passait. À la vérité, il lui interdisait le bruit et la plainte. C'est ainsi que nous avons su qu'il avait appris à S*** quelques-unes des aventures de sa femme, et qu'il lui ordonna si impérieusement de ne point montrer de courroux, que S***, toujours parfaitement soumis, consentit à se laisser tromper, et, moitié par condescendance, moitié par suite du désir qu'il en avait, finit, je pense, par ne point croire ce qui souvent était public.

Madame de X---- était à Fontainebleau; mais l'empereur ne semblait plus y faire la moindre attention. On a dit qu'il était revenu à elle quelquefois; mais ce n'a plus été alors que fort transitoirement, et sans que ces passades donnassent le moindre retour à son ancien crédit.

Cependant nous eûmes pendant ce voyage le spectacle d'un autre amour qui fut d'abord assez vif. Jérôme venait, comme je l'ai dit, d'épouser la princesse Catherine. Cette jeune personne s'attacha vivement à lui; mais, sitôt après son mariage, il lui donna l'occasion d'éprouver un assez fort mouvement de jalousie. La jeune princesse de Bade était alors extrêmement agréable, et toujours en grande froideur avec le prince son époux. Coquette, un peu légère, fine et gaie, elle avait de grands succès. Jérôme devint amoureux d'elle, et elle parut s'amuser de cette passion. Elle dansait avec lui dans tous les bals; la princesse Catherine, un peu trop grasse déjà, ne dansait point, et demeurait assise, contemplant tristement la gaieté de ces deux jeunes gens qui passaient et repassaient devant elle, sans faire attention à la peine qu'elle éprouvait. Enfin, un soir, au milieu d'une fête, la bonne intelligence paraissant très marquée, nous vîmes tout à coup cette nouvelle reine de Westphalie pâlir, laisser échapper des larmes, se pencher sur sa chaise, et enfin s'évanouir tout à fait. Le bal fut interrompu. On la transporta dans un salon voisin; l'impératrice, suivie de quelques-unes d'entre nous, s'empressa à lui donner secours; nous entendions l'empereur adresser à son frère quelques paroles dures, après quoi il se retira. Jérôme, effrayé, se rapprocha de sa femme, et, la posant sur ses genoux, cherchait à lui rendre sa connaissance en lui faisant mille caresses. La princesse, en revenant à elle, pleurait encore et ne semblait point s'apercevoir de tout ce monde qui l'entourait. Je la regardais en silence, et je me sentais saisie d'une impression assez vive en voyant ce Jérôme, qu'une foule de circonstances, toutes indépendantes assurément de son mérite, avaient porté sur le trône, devenu l'objet de la passion d'une princesse, ayant tout à coup acquis le droit d'être aimé d'elle et de la négliger. Je ne puis dire tout ce que j'éprouvais en la voyant assise familièrement sur lui, la tête penchée sur son épaule, recevant ses caresses, et, lui, l'appelant à plusieurs reprises du nom de Catherine et l'engageant à se remettre, en la tutoyant familièrement. Peu de moments après, les deux époux se retirèrent dans leur appartement. Bonaparte, le lendemain, ordonna à sa femme de parler fortement à sa jeune nièce, et je fus chargée aussi de lui parler raison. Elle me reçut fort bien; elle m'écouta beaucoup quand je lui représentai qu'elle compromettait tout son avenir, que son devoir comme son intérêt l'engageaient à bien vivre avec le prince de Bade, qu'elle était destinée à habiter d'autres lieux que la France, qu'il était assez vraisemblable qu'on lui saurait mauvais gré en Allemagne de légèretés qu'on lui tolérerait à Paris, et qu'elle devait s'appliquer à ne point prêter aux calomnies qu'on se pressait de répandre sur elle. Elle m'avoua qu'elle s'était reproché plus d'une fois l'imprudence de ses manières, mais qu'il n'y avait, au dedans d'elle, que l'envie de s'amuser; qu'au reste elle avait fort bien remarqué que toute son importance venait alors de sa qualité de princesse de Bade, qu'elle ne se voyait plus traitée à la cour de France comme par le passé. En effet, l'empereur, qui n'avait plus le même penchant pour elle, avait changé tout le cérémonial à son égard, et, ne songeant plus aux règlements qu'il avait prescrits sur son rang lors de son mariage, négligeant de la traiter comme sa fille adoptive, il ne lui donnait plus que ce qu'on devait accorder à une princesse de la confédération du Rhin, ce qui la mettait assez loin après les reines et les princesses de la famille. Enfin elle se voyait une occasion de trouble, et le jeune grand-duc, n'osant point exprimer son mécontentement, ne le manifestait que par une extrême tristesse. Notre conversation, qui fut longue, et ses propres réflexions la frappèrent beaucoup. Quand elle me congédia, elle m'embrassa en me disant: «Vous verrez que vous serez contente de moi.» En effet, le soir même, au bal, elle s'approcha de son mari, lui parla avec une manière affectueuse, et prit un maintien réservé qu'on remarqua. Dans cette soirée elle vint à moi, et, avec une bonne grâce infinie, elle me demanda si je la trouvais bien, et à dater de ce jour, jusqu'à la fin du voyage, on ne put pas faire la moindre maligne observation sur son compte. Elle ne témoigna aucun regret de retourner à Bade; elle s'y est bien conduite; elle a eu des enfants du prince et a vécu parfaitement avec lui; elle s'est fait aimer de ses sujets. Aujourd'hui la voilà veuve seulement avec deux filles, mais fort considérée de son beau-frère l'empereur de Russie, qui lui a témoigné à plusieurs reprises un grand intérêt85. Quant à Jérôme, il alla peu après prendre possession de son royaume de Westphalie, où sa conduite a dû donner à la princesse Catherine plus d'une occasion de verser des larmes qui n'ont pourtant pas refroidi sa tendresse, puisque, depuis la révolution de 1814, elle n'a pas cessé de partager son exil86.

Note 85: (retour) La princesse Stéphanie de Bade est morte en 1860. (P. R.)
Note 86: (retour) La princesse Catherine, fille du roi de Wurtemberg, est morte à Lausanne le 28 novembre 1835. (P. R.)

Tandis qu'on se livrait au plaisir et surtout à l'étiquette dans le château de Fontainebleau, la pauvre reine de Hollande y vivait le plus à l'écart qu'elle pouvait; extrêmement souffrante d'une grossesse pénible, toujours poursuivie du souvenir de son fils, crachant le sang au moindre effort, inquiète de son avenir, découragée sur tout, ne demandant aux événements que du repos. C'était alors qu'elle me disait souvent, avec les larmes aux yeux: «Je ne tiens plus à la vie que par le bonheur de mon frère. Quand je pense à lui, je jouis de nos grandeurs; mais, pour moi, elles sont un supplice.» L'empereur lui témoignait estime et affection; c'était toujours à elle qu'il confiait le soin de donner des conseils à sa mère, quand il les croyait nécessaires. Il y avait de l'amitié entre madame Bonaparte et sa fille; mais elles se ressemblaient trop peu pour s'entendre, et la première se sentait dans une sorte d'infériorité qui lui imposait un peu. D'ailleurs, Hortense avait éprouvé de si grands malheurs, qu'elle ne pouvait trop trouver en elle de compassion pour des soucis qui lui auraient apparu d'un poids léger, en comparaison de ce qu'elle souffrait. Ainsi, quand l'impératrice venait lui parler d'une querelle surgie entre elle et l'empereur pour quelque folle dépense, ou d'une jalousie passagère, ou même de la crainte de son divorce, sa fille souriait tristement en lui répondant: «Sont-ce donc là des malheurs?» Ces deux personnes se sont aimées, mais je crois qu'elles ne se sont jamais tout à fait comprises.

L'empereur, qui, dans le fond, avait, je crois, plus d'amitié pour madame Louis Bonaparte que pour son frère, mais qui cependant n'était point absolument étranger à un certain esprit de famille, ne se mêlait qu'avec une sorte de précaution des querelles de ce ménage. Il avait consenti à garder sa belle-fille près de lui jusqu'après ses couches; mais il parlait toujours du retour qu'il désirait qu'elle fît en Hollande. Elle l'assurait qu'elle ne voulait point rentrer dans un pays où son fils était mort et où mille douleurs l'attendaient. «Ma réputation est flétrie, lui disait-elle, ma santé perdue, je n'attends plus de bonheur dans la vie; bannissez-moi de votre cour si vous voulez, enfermez-moi dans un couvent, je ne souhaite ni trône ni fortune. Donnez du repos à ma mère, de l'éclat à Eugène qui le mérite, mais laissez-moi vivre tranquille et solitaire.» Quand elle parlait ainsi, elle parvenait à émouvoir l'empereur; il la consolait, l'encourageait, lui promettait son appui, lui conseillait de s'en remettre au temps; mais il repoussait vivement toute idée de divorce entre elle et Louis. Souvent il pensait au sien, et il sentait qu'une sorte de ridicule se serait attaché à cette multiplicité du même événement dans sa famille. Madame Louis se soumettait, laissait aller le temps, bien déterminée à ne point céder à un nouveau rapprochement qui alors la faisait frémir. Il ne paraît point, au reste, que le roi le désirât lui-même. Plus aigri que jamais contre sa femme, il ne l'aimait pas plus qu'elle ne l'aimait elle-même; il l'accusait hautement en Hollande, car il voulait avoir l'air d'une victime. Bien des gens l'ont cru; les rois trouvent facilement des oreilles crédules. Ce qui est certain, c'est que l'époux et la femme étaient fort malheureux; mais je pense que le caractère de Louis lui eût donné des chagrins partout, au lieu qu'il y avait dans celui d'Hortense de quoi faire une vie douce et sereine; car elle n'avait aucune apparence de passion: son âme et son esprit la portaient vers un profond repos.

La grande-duchesse de Berg s'appliquait à se montrer aimable pour tous à Fontainebleau. Elle ne manquait pas de gaieté dans l'humeur, et savait prendre parfois le ton de la bonhomie. Établie dans le château à ses propres frais, elle y vivait avec luxe, ordonnait toujours une table somptueuse. Elle était servie tout en vaisselle dorée, ce qui n'arrivait point, même chez l'empereur. Elle invitait tous les habitants du palais les uns après les autres, accueillait de fort bonne grâce même ceux qu'elle n'aimait point, et semblait ne penser qu'au plaisir; mais elle ne perdait point son temps cependant. Elle voyait souvent alors M. de Metternich, ambassadeur d'Autriche. Il était jeune, d'une jolie figure; il paraissait remarquer la soeur de l'empereur; elle s'en aperçut facilement, et, dès cette époque, soit par esprit de coquetterie, ou plutôt par suite d'une ambition précautionneuse, elle commença à accueillir avec assez d'attention les hommages d'un ministre qui, disait-on, avait du crédit à la cour et qui, par la suite, pourrait peut-être la servir. Qu'elle ait eu d'avance ou non cette idée, cet appui ne lui a point manqué.

De plus, considérant le crédit de M. de Talleyrand, elle s'efforça de se rapprocher de lui, tout en conservant le plus secrètement qu'elle put des rapports avec Fouché, qui mettait assez de précautions pour la voir, parce que l'empereur manifestait toujours du mécontentement de toute liaison. Nous la vîmes agacer M. de Talleyrand dans le salon de Fontainebleau, lui parler de préférence, sourire à ses bons mots, le regarder quand elle disait quelque chose qui pouvait être remarqué, et enfin le lui adresser. M. de Talleyrand ne se montra point rétif, et se rapprocha de son côté. Alors les entretiens devinrent un peu plus graves. Madame Murat ne dissimula point à M. de Talleyrand qu'elle voyait avec envie ses frères occuper des trônes et qu'elle sentait en elle la force de porter un sceptre; elle lui reprocha de s'y opposer. M. de Talleyrand objecta le peu d'étendue d'esprit de Murat; il plaisanta sur son compte, et ses plaisanteries ne furent point repoussées amèrement. Au contraire, la princesse livra son mari d'assez bonne grâce; mais elle objecta qu'elle ne lui laisserait point, à lui seul, la charge du pouvoir, et, peu à peu, je pense qu'elle amena M. de Talleyrand, par quelques séductions, à lui être moins contraire. Pendant ce temps elle caressait aussi M. Maret, qui reportait lourdement à l'empereur des éloges répétés de l'esprit distingué de sa soeur. L'empereur avait de lui-même assez grande opinion d'elle, et s'y voyait encore fortifié par un concours d'approbations qu'il savait bien-n'être pas concertées. Il s'accoutuma à traiter sa soeur avec plus de considération. Murat, qui y perdit quelque chose, parfois s'avisait de se blesser et de se plaindre; il en résultait des scènes conjugales où le mari voulait reprendre ses droits et son rang. Il traitait mal la princesse; elle en était un peu effarouchée; mais, moitié par adresse, moitié par menace, tantôt caressante et tantôt hautaine, sachant se montrer habilement femme soumise ou soeur du maître à tous, elle étourdissait son mari, reprenait son ascendant, et lui prouvait qu'elle le servait par la conduite qu'elle tenait. Il paraît que les mêmes orages se sont manifestés lorsqu'elle a été à Naples, que la vanité de Murat en a quelquefois pris ombrage, qu'il en a souffert; mais on s'accorde à dire que, s'il a fait des fautes, c'est toujours au moment où il a cessé de suivre ses conseils.

J'ai dit combien la cour, pendant ce voyage, fut brillante d'étrangers. Avec le prince primat on pouvait trouver un peu de conversation. Il avait de la politesse, il était assez bel esprit, et il aimait à rappeler les années de sa jeunesse, où il avait eu des liaisons à Paris avec tous les gens de lettres du temps. Le grand-duc de Wurtzbourg, qui resta à Fontainebleau tout le temps, montrait de la bonhomie et mettait chacun fort à l'aise. Il était passionné de musique et avait une voix de chantre de cathédrale; mais il se divertissait tant lorsqu'on le mettait pour une partie dans quelque morceau de musique, qu'on ne se sentait pas le courage de détruire son plaisir en en souriant. Les princes de Mecklembourg, après les deux que je viens de citer, étaient ceux auxquels on donnait le plus de soins. Tous deux étaient jeunes, d'une grande politesse, et même un peu obséquieux pour tout le monde. L'empereur leur imposait beaucoup. La magnificence de sa cour les éblouissait, et, subjugués par cette puissance et par le faste imposant qu'on déployait, ils admiraient sans cesse et courtisaient jusqu'au moindre chambellan. Le prince de Mecklembourg-Strélitz, frère de la reine de Prusse, assez sourd, avait plus de peine à communiquer ses idées; mais le prince de Mecklembourg-Schwerin, jeune aussi, d'une assez jolie figure, montrait une affabilité constante. Il venait pour tâcher d'obtenir le départ des garnisons françaises qui occupaient ses États. L'empereur l'amusait par de belles promesses; il témoignait ses désirs à l'impératrice, qui l'accueillait avec la patience la plus gracieuse. Cette complaisance continue qui la distinguait, son aimable visage, sa taille charmante, l'élégance soutenue de sa personne, ne furent pas sans effet sur le prince. On vit, ou on crut voir, qu'il paraissait un peu occupé de notre souveraine. Elle en riait et s'en amusait doucement. Bonaparte en rit aussi, pour plus tard en prendre un peu d'humeur. Cela arriva après son retour du petit voyage qu'il fit en Italie à la fin de l'automne. Il est certain qu'à la fin de leur séjour à Paris les deux princes furent moins bien traités. Je ne crois point que Bonaparte eût des inquiétudes sérieuses, mais il ne voulait être le sujet d'aucune plaisanterie. Le prince a sans doute gardé quelque souvenir de l'impératrice; car elle m'a conté que, lors du divorce, l'empereur lui proposa, si elle voulait se remarier, de prendre le prince de Mecklembourg pour époux, et qu'elle s'y refusa. Je ne sais même si elle ne m'a pas dit que le prince avait écrit pour le demander.

Tous les princes, et une foule d'autres moins importants, n'étaient point admis à la table de l'empereur tous les jours. Ils y étaient invités quand il lui plaisait; les autres fois ils dînaient chez les reines, chez les ministres, le grand maréchal ou la dame d'honneur. Madame de la Rochefoucauld avait un grand appartement où se réunissaient les étrangers. Elle les recevait avec aisance, et on y passait son temps assez agréablement. C'est un singulier spectacle que celui d'une cour. On y voit les plus grands personnages, pris dans les plus hautes classes de la société, on y suppose à chacun des intérêts sérieux, et cependant le silence, imposé par la prudence et l'usage, y force tout le monde à s'y tenir dans les bornes d'une conversation la plus insignifiante possible; et souvent les princes et les grands, n'osant pas y paraître hommes, consentent à y agir comme des enfants. Cette réflexion se faisait avec plus de force à Fontainebleau qu'ailleurs. Tous ces grands étrangers s'y voyaient attirés par la force. Tous, plus ou moins vaincus ou dépossédés, ils y venaient implorer ou grâce ou justice; dans un des coins du château, ils savaient que leur destinée se décidait en silence; et tous, avec un aspect pareil, affectant de la bonne humeur et une entière liberté d'esprit, ils couraient la chasse, s'abandonnaient à tout ce qu'on exigeait d'eux; et ce qu'on exigeait, faute d'en pouvoir faire autre chose et pour n'avoir ni à les écouter ni à leur répondre, était qu'ils dansassent, qu'ils jouassent au colin-maillard, etc. Combien il m'est arrivé de me voir au piano chez madame de la Rochefoucauld, jouant, à sa prière, des danses italiennes, que la présence de cette jolie Italienne mettait à la mode! Je voyais passer en cercle et danser pêle-mêle devant moi princes, électeurs, maréchaux ou chambellans, vainqueurs ou vaincus, nobles et bourgeois, enfin tous les quartiers d'Allemagne en pendant des sabres révolutionnaires ou de nos habits chamarrés, qui faisaient notre illustration, illustration plus solide à cette époque que celle de tant de vieux parchemins, dont on peut dire que la fumée de nos canons avait presque entièrement effacé les caractères. Je faisais, à part moi, souvent de sérieuses réflexions sur ce que je voyais sous mes yeux, mais je me serais bien gardée de les communiquer à mes compagnons, et je n'aurais pas osé sourire ni d'eux, ni de moi. «Voilà la science des courtisans, dit Sully. Ils sont convenus entre eux que, couverts des masques les plus grossiers, ils ne se paraîtraient pourtant point risibles les uns aux autres.»

C'est lui qui dit encore: «Le vrai grand homme sait être tour à tour, et suivant les occasions, tout ce qu'il faut être: maître ou égal, roi ou citoyen. Il ne perd rien à s'abaisser ainsi dans le particulier, pourvu que, hors de là, il se montre également capable des affaires politiques et militaires; le courtisan se souvient toujours qu'il est avec son maître.»

L'empereur n'avait aucune disposition à adopter une pareille vérité, et, par calcul comme par goût, il se gardait bien de se détendre jamais de sa royauté. Peut-être aussi qu'un usurpateur ne pourrait pas le faire si impunément qu'un autre.

Lorsque l'heure annonçait qu'il fallait quitter les jeux enfantins pour se présenter chez lui, alors l'aisance s'effaçait de tous les visages. Chacun, reprenant son sérieux, s'acheminait lentement et cérémonieusement vers les grands appartements. On entrait, en se donnant la main, dans l'antichambre de l'impératrice. Un chambellan annonçait. Plus ou moins longtemps après, on était reçu; quelquefois seulement les entrées, ou tout le monde. On se rangeait en silence comme je l'ai dit, on écoutait les paroles vagues et rares que l'empereur adressait à chacun. Ennuyé comme nous, il demandait les tables de jeu; on s'y plaçait par contenance, et, peu après, l'empereur disparaissait. Presque tous les soirs, il faisait appeler M. de Talleyrand et veillait longtemps avec lui.

L'état de l'Europe fournissait alors à leurs conversations, et sans doute en faisait le sujet ordinaire. L'expédition des Anglais en Danemark avait vivement irrité l'empereur. L'impossibilité où il s'était trouvé de secourir cet allié, l'incendie de la flotte danoise, le blocus que les vaisseaux anglais établissaient partout, l'animaient à chercher de son côté des moyens de leur nuire et, il exigeait plus sévèrement que jamais que ses alliés se dévouassent à sa vengeance. L'empereur de Russie, qui avait fait des démarches pour la paix générale, ayant été repoussé par le ministère anglais, se jeta alors avec une entière affection dans le parti de Bonaparte. Le 26 octobre, il fit une déclaration qui annonçait qu'il rompait toute communication avec l'Angleterre jusqu'au moment où elle traiterait de la paix avec nous. Son ambassadeur, le comte de Tolstoï, arriva à Fontainebleau peu après; il y fut reçu avec de grands honneurs et nommé du voyage.

Vers le commencement de ce mois, une rupture avait éclaté entre nous et le Portugal. Le prince régent de ce royaume87 ne se prêtait point à ces prohibitions continentales qui fatiguaient les peuples. Bonaparte s'emporta; des notes violentes contre la maison de Bragance parurent dans nos journaux, les ambassadeurs furent rappelés, et notre armée entra en Espagne pour marcher vers Lisbonne. Ce fut Junot qui en eut le commandement. Un peu plus tard, c'est-à-dire au mois de novembre, le prince régent, voyant qu'il ne pouvait apporter de résistance à une telle invasion, prit le courageux parti d'émigrer de l'Europe et d'aller régner au Brésil. Il s'embarqua le 29 novembre.

Note 87: (retour) La reine sa mère vivait encore, mais elle était folle.

Le gouvernement espagnol s'était bien gardé de s'opposer au passage des troupes françaises sur son territoire. Il s'ourdissait alors un nombre considérable d'intrigues entre la cour de Madrid et celle de France. Depuis longtemps, il s'était formé une correspondance intime entre le prince de la Paix et Murat. Le prince, maître absolu de l'esprit de son roi, ennemi acharné de l'héritier du trône, l'infant Ferdinand, s'était dévoué à Bonaparte et le servait avec zèle. Il promettait sans cesse à Murat de le satisfaire sur tout ce qu'on exigerait de lui, et celui-ci, en réponse, était chargé de lui promettre une couronne, je ne sais quel royaume des Algarves, et un appui solide de notre part. Une foule d'intrigants, soit français, soit espagnols, se mêlaient à tout cela. Ils trompaient Bonaparte et Murat sur le véritable esprit de l'Espagne, ils cachaient soigneusement que le prince de la Paix y fût détesté. En ayant gagné ce ministre, on se croyait maître du pays, et on entrait volontairement dans une foule d'erreurs qu'il a fallu, depuis, payer bien cher. M. de Talleyrand n'était pas toujours consulté ou cru sur cet article. Mieux informé que Murat, il entretenait souvent l'empereur du véritable état des choses; mais on le soupçonnait de jalousie contre Murat; celui-ci disait que c'était pour lui nuire qu'il doutait des succès dont le prince de la Paix répondait, et Bonaparte se laissa séduire à tant d'intrigues. On a dit que le prince de la Paix avait fait d'énormes présents à Murat; que celui-ci se flattait qu'après avoir trompé le ministre espagnol, et par son moyen excité la rupture entre le roi d'Espagne et son fils, et enfin amené la révolution qu'on souhaitait, il aurait pour sa récompense le trône d'Espagne, et, ébloui par cet avenir, il se gardait bien de douter de tout ce qu'on lui mandait pour flatter sa passion. Il arriva qu'il se forma, tout à coup, une conspiration à Madrid contre le roi; on sut y faire entrer le prince Ferdinand dans les rapports qu'on fit au roi, et, soit qu'elle fût réelle, ou bien seulement une malheureuse intrigue contre les jours du jeune prince, elle fut publiée après sa découverte avec un grand bruit. Le roi d'Espagne, ayant soumis son fils au jugement d'un tribunal, se laissa désarmer par des lettres d'excuses que la peur dicta à l'infant, lettres qui publièrent son crime, vrai ou prétendu, et cette cour n'en demeura pas moins dans un déplorable état d'agitation. Le roi était d'une faiblesse extrême et infatué de son ministre, qui dirigeait la reine avec toute l'autorité d'un maître et d'un ancien amant. Celle-ci détestait son fils, auquel la nation espagnole s'attachait par suite de la haine qu'inspirait le prince de la Paix. Il y avait dans cette situation de quoi flatter les espérances de la politique de l'empereur. Qu'on y ajoute l'état du pays même: la médiocrité du corps abâtardi de la noblesse, l'ignorance du peuple, l'influence du clergé, les obscurités de la superstition, un état de finances misérable, l'influence que le gouvernement anglais voulait exercer, l'occupation du Portugal par les Français, et on conclura qu'un pareil état menaçait d'un désordre prochain.

J'avais souvent entendu M. de Talleyrand parler dans ma chambre à M. de Rémusat de la situation de l'Espagne. Une fois, en nous entretenant de l'établissement de la dynastie de Bonaparte: «C'est, nous dit-il, un mauvais voisin pour lui qu'un prince de la maison de Bourbon, et je ne crois pas qu'il puisse le conserver.» Mais, à cette époque de 1807, M. de Talleyrand, très bien informé de la véritable disposition de l'Espagne, était d'avis que, loin d'y intriguer par le moyen d'un homme aussi médiocre et aussi mésestimé que le prince de la Paix, il fallait gagner la nation en le faisant chasser; et, si le roi s'y refusait, lui faire la guerre, prendre parti contre lui pour son peuple, et, selon les événements qui surviendraient, ou détrôner absolument toute la race de Bourbon, ou seulement la compromettre au profit de Bonaparte, en mariant le prince Ferdinand à quelque fille de la famille. C'était même alors vers ce dernier avis qu'il penchait, et il faut lui rendre justice: il prédisait même alors à l'empereur qu'il ne retirerait que des embarras d'une autre marche. Un des grands torts de l'esprit de Bonaparte, je ne sais si je ne l'ai pas déjà dit, était de confondre tous les hommes au seul nivellement de son opinion, et de ne point croire aux différences que les moeurs et les usages apportent dans les caractères. Il jugeait des Espagnols comme de toute autre nation. Comme il savait qu'en France les progrès de l'incrédulité avaient amené à l'indifférence à l'égard des prêtres, il se persuadait qu'en tenant au delà des Pyrénées le langage philosophique qui avait précédé la révolution française, on verrait les habitants de l'Espagne suivre le mouvement qu'avaient soulevé des Français, «Quand j'apporterai, disait-il, sur ma bannière les mots liberté, affranchissement de la superstition, destruction de la noblesse, je serai reçu comme je le fus en Italie, et toutes les classes vraiment nationales seront avec moi. Je tirerai de leur inertie des peuples autrefois généreux; je leur développerai les progrès d'une industrie qui accroîtra leurs richesses, et vous verrez qu'on me regardera comme le libérateur de l'Espagne.» Murat mandait une partie de ces paroles au prince de la Paix, qui ne manquait point d'assurer qu'un tel résultat était, en effet, très probable. M. de Talleyrand parlait en vain; on ne l'écouta point. Cela fut un premier échec donné à son crédit, qui l'ébranla d'abord imperceptiblement, mais dont ses ennemis profitèrent. M. Maret s'efforça de dire comme Murat, voyant que c'était flatter l'empereur; le ministre des relations extérieures, humilié d'être réduit à des fonctions dont M. de Talleyrand lui enlevait les plus belles parties, se crut obligé de prendre et de soutenir une autre opinion que la sienne; l'empereur, ainsi circonvenu, se laissa abuser, et, quelques mois après, s'embarqua dans cette perfide et déplorable entreprise.

Tandis que je demeurais à Fontainebleau, mes relations avec M. de Talleyrand se multiplièrent beaucoup. Il venait souvent dans ma chambre, il s'y amusait des observations que je faisais sur notre cour, et il me livrait les siennes, qui étaient plaisantes. Quelquefois aussi nos conversations prenaient un tour sérieux. Il arrivait fatigué ou même mécontent de l'empereur; il s'ouvrait alors un peu sur les vices plus ou moins cachés de son caractère, et, m'éclairant par une lumière vraiment funeste, il déterminait mes opinions encore flottantes et me causait une douleur assez vive. Un soir que, plus communicatif que de coutume, il me contait quelques anecdotes que j'ai rapportées dans le cours de ces cahiers, et qu'il appuyait fortement sur ce qu'il nommait la fourberie de notre maître, le représentant comme incapable d'un sentiment généreux, il fut étonné tout à coup de voir qu'en l'écoutant je répandais des larmes. «Qu'est-ce? me dit-il; qu'avez-vous?--C'est, lui répondis-je, que vous me faites un mal réel. Vous autres politiques, vous n'avez pas besoin d'aimer qui vous voulez servir; mais moi, pauvre femme, que voulez-vous que je fasse du dégoût que vos récits m'inspirent, et que deviendrai-je, quand il faudra demeurer où je suis sans pouvoir y conserver une illusion?--Enfant que vous êtes, reprit M. de Talleyrand, qui voulez toujours mettre votre coeur dans tout ce que vous faites! Croyez-moi, ne le compromettez pas à vous affectionner à cet homme-ci, mais tenez pour sûr qu'avec tous ses défauts il est encore aujourd'hui très nécessaire à la France, qu'il sait maintenir, et que chacun de nous doit y faire son possible. Cependant, ajouta-t-il, s'il écoute les beaux avis qu'on lui donne aujourd'hui, je ne répondrais de rien. Le voilà enferré dans une intrigue pitoyable. Murat veut être roi d'Espagne; ils enjôlent le prince de la Paix et veulent le gagner, comme s'il avait quelque importance en Espagne. C'est une belle politique à l'empereur que d'arriver dans un pays avec la réputation d'une liaison intime entre lui et un ministre détesté! Je sais bien qu'il trompe ce ministre, et qu'il se rejettera loin de lui quand il s'apercevra qu'il n'en a que faire; mais il aurait pu s'épargner les frais de cette méprisable perfidie. L'empereur ne veut pas voir qu'il était appelé par sa destinée à être partout et toujours l'homme des nations, le fondateur des nouveautés utiles et possibles. Rendre la religion, la morale, l'ordre à la France, applaudir à la civilisation de l'Angleterre en contenant sa politique, fortifier ses frontières par la confédération du Rhin, faire de l'Italie un royaume indépendant de l'Autriche et de lui-même, tenir le czar enfermé chez lui en créant cette barrière naturelle qu'offre la Pologne: voilà quels devaient être les desseins éternels de l'empereur, et ce à quoi chacun de mes traités le conduisait. Mais l'ambition, la colère, l'orgueil, et quelques imbéciles qu'il écoute, l'aveuglent souvent. Il me soupçonne dès que je lui parle modération, et, s'il cesse de me croire, vous verrez quelque jour par quelles imprudentes sottises il se compromettra, lui et nous. Cependant j'y veillerai jusqu'à la fin. Je me suis attaché à cette création de son empire; je voudrais qu'elle tînt comme mon dernier ouvrage, et, tant que je verrai jour à quelque succès de mon plan, je n'y renoncerai point.»

La confiance que M. de Talleyrand commençait à prendre en moi me flattait beaucoup. Il put voir bientôt combien cette confiance était fondée, et que, par suite de mon goût et de mes habitudes, j'apporterais dans le commerce de notre amitié une sûreté complète. Je parvins de cette manière, à lui procurer le plaisir de pouvoir s'épancher sans inquiétude, et cela quand sa volonté seule l'y portait; car je ne provoquais jamais ses confidences, et je m'arrêtais là où il lui plaisait de s'arrêter. Comme il était doué d'un tact très fin, il démêla promptement ma réserve, ma discrétion, et ce fut un nouveau lien entre nous. Souvent, quand ses affaires ou nos devoirs nous laissaient un peu de liberté, il venait dans ma chambre, où nous demeurions assez longtemps tous trois. À mesure que M. de Talleyrand prenait plus d'amitié pour moi, je me sentais plus à l'aise avec lui; je rentrais dans les formes ordinaires de mon caractère; cette petite prévention dont j'ai parlé se dissipait, et je me livrais au plaisir d'autant plus vif pour moi, que ce plaisir se trouvait dans les murs d'un palais où la préoccupation, la peur et la médiocrité s'unissaient pour éteindre toute communication entre ceux qui l'habitaient.

Cette liaison, au reste, nous devint alors fort utile. M. de Talleyrand, comme, je l'ai dit, entretint l'empereur de nous et lui persuada que nous étions très propres à tenir une grande maison et à recevoir comme il le fallait les étrangers qui ne devaient pas manquer désormais d'abonder à Paris. Aussi l'empereur se détermina-t-il à nous donner les moyens de nous établir à Paris d'une manière brillante. Il augmenta le revenu de M. de Rémusat, à condition qu'à son retour à Paris il tiendrait une maison. Il le nomma surintendant des théâtres impériaux. M. de Talleyrand fut chargé de nous annoncer ces faveurs, et je me sentis très heureuse de les lui devoir. Ce moment a été le plus beau de notre situation, parce qu'il nous ouvrait une existence agréable, de l'aisance, des occasions d'amusement. Nous reçûmes beaucoup de compliments, et nous éprouvâmes ce plaisir, le premier, le seul d'une vie passée à la cour, je veux dire celui d'obtenir une sorte d'importance.

Au milieu de toutes ces choses, l'empereur ne laissait pas de travailler toujours, et presque chaque jour publiait quelques-uns de ses décrets. Il y en avait d'utiles; par exemple, il augmenta les succursales dans les départements, il paya davantage les curés, il rétablit tes soeurs de la Charité. Il fit rendre un sénatus-consulte qui déclarait les juges inamovibles au bout de cinq ans. Il se montrait attentif aussi à encourager le moindre effort du talent, surtout quand sa gloire était le but de cet effort. On donna à l'Opéra de Paris le Triomphe de Trajan, dont le poème était composé par Esménard, qui, ainsi que le musicien, reçut des gratifications. L'ouvrage renfermait de grandes applications; on y avait représenté Trajan brûlant de sa main des papiers qui renfermaient le secret d'une conspiration. Cela rappelait ce que Bonaparte avait fait à Berlin. Le triomphe même fut représenté avec une pompe magnifique; les décorations étaient superbes; le triomphateur se montrait sur un char traîné par quatre chevaux blancs; tout Paris courut à ce spectacle; les applaudissements furent nombreux, et ils charmèrent l'empereur. Peu après, on représenta l'opéra de M. de Jouy et du musicien Spontini: la Vestale. Cet ouvrage, très bien conduit pour le poème et remarquable par la musique, renfermait encore un triomphe qui réussit bien, et les auteurs eurent aussi leur récompense.

Durant ce voyage, l'empereur nomma M. de Caulaincourt ambassadeur à Pétersbourg. Celui-ci eut beaucoup de peine à le déterminer à accepter cette mission; il en coûtait à M. de Caulaincourt de se séparer d'une personne qu'il aimait, et il refusa avec fermeté. Mais Bonaparte, à force de paroles affectueuses, le détermina enfin, en lui promettant que ce brillant exil ne durerait que deux ans. On accorda au nouvel ambassadeur une somme énorme pour les frais de son établissement. Il devait toucher de sept à huit cent mille francs de traitement. L'empereur lui prescrivait d'effacer le luxe de tous les autres ambassadeurs. À son arrivée à Pétersbourg, M. de Caulaincourt trouva d'abord d'assez grands embarras. Le crime de la mort du duc d'Enghien laissait une tache sur son front. L'impératrice mère ne voulut point le voir; nombre de femmes se refusaient à ses avances. Le czar l'accueillit bien, prit peu à peu du goût pour lui, et même, après, une véritable amitié; et, à son exemple, on finit par se montrer moins sévère. Quand l'empereur sut qu'un pareil souvenir avait influé sur la situation de son ambassadeur, il s'en étonna beaucoup: «Quoi! disait-il, on se souvient de cette vieille histoire?» La même parole lui est échappée toutes les fois qu'il a retrouvé qu'en effet on ne l'avait point oubliée; et cela est arrivé plus d'une fois. Et souvent il ajoutait: «Quel enfantillage! mais pourtant ce qui est fait est fait88

Note 88: (retour) Sans croire comme l'empereur qu'un tel événement devait être oublié, on est confondu en pensant que trois ans et demi seulement avaient passé sur ce meurtre. (P. R.)

Le prince Eugène était archichancelier d'État. On confia le soin de le remplacer à M. de Talleyrand dans les fonctions attribuées à cette place. Celui-ci réunissait alors dans sa personne un assez bon nombre de dignités. L'empereur aussi commença à accorder des dotations à ses maréchaux et à ses généraux, et à fonder ces fortunes qui parurent immenses et qui devaient disparaître avec lui. On se trouvait à la tête, en effet, d'un revenu considérable; on se voyait déclarer le propriétaire d'un nombre étendu de lieues de terrain, soit en Pologne, en Hanovre ou en Westphalie. Mais il y avait de grandes difficultés à toucher les revenus. Les pays conquis se prêtaient peu à les donner. On envoyait des gens d'affaires qui éprouvaient de grands embarras. Il fallait faire des transactions, se contenter d'une partie des sommes promises. Cependant, le désir de plaire à l'empereur, le goût du luxe, une confiance imprudente dans l'avenir faisaient qu'on montait sa dépense sur le revenu présumé qu'on attendait. Les dettes s'accumulaient; la gêne se glissait au milieu de cette prétendue opulence; le public supposait des fortunes immenses là où il voyait une extrême élégance, et cependant rien de sûr, de réel, ne fondait tout cela. Nous avons vu sans cesse la plupart des maréchaux, pressés par leurs créanciers, venir solliciter des secours que l'empereur accordait selon sa fantaisie ou l'intérêt qu'il trouvait à s'attacher tel ou tel. Les prétentions sont devenues extrêmes, et peut-être le besoin de les satisfaire est-il entré dans quelques-uns des motifs des guerres qui ont suivi. Le maréchal Ney acheta une maison; l'achat et la dépense qu'il y fit lui coûtèrent plus d'un million, et il exprima souvent des plaintes de la gêne qu'il éprouvait après une pareille dépense. Il en fut de même du maréchal Davout. L'empereur leur ordonnait à tous cet achat d'un hôtel, qui entraînait les frais des plus magnifiques établissements. Les riches étoffes, les meubles précieux ornaient ces demeures, les vaisselles brillaient sur leurs tables, leurs femmes resplendissaient de pierreries; les équipages, les toilettes se montaient à l'avenant. Ce faste plaisait à Bonaparte, satisfaisait les marchands, éblouissait tout le monde et tirait chacun de sa sphère ordinaire, augmentait la dépendance, enfin remplissait parfaitement les intentions de celui qui le fondait.

Pendant ce temps, l'ancienne noblesse de France, vivant simplement, rassemblant ses débris, ne se trouvant obligée à rien, parlait avec vanité de sa misère, rentrait peu à peu dans ses propriétés et se ressaisissait de ces fortunes que nous lui voyons étaler aujourd'hui. Les confiscations de la Convention nationale n'ont pas été toujours fâcheuses pour la noblesse française, surtout quand ses biens n'ont point été vendus. Avant la Révolution, elle se trouvait fort endettée, car le désordre était une des élégances de nos anciens grands seigneurs. L'émigration et les lois de 1793, en les privant de leurs propriétés, les affranchissaient de leurs créanciers et d'une certaine quantité de charges affectées aux grandes maisons, et, en retrouvant leurs biens, ils profitaient de cette libération. Je me souviens que M. Gaudin, ministre des finances, conta une fois, devant moi, que, l'empereur lui demandant quelle était en France la classe la plus imposée, le ministre lui répondit que c'était encore celle de l'ancienne noblesse. Bonaparte en fut comme effrayé, et lui répondit: «Mais il faudrait pourtant prendre garde à cela.»

Il s'est fait sous l'Empire un assez bon nombre de fortunes médiocres; beaucoup de gens, de militaires surtout, qui n'avaient rien auparavant, se trouvaient possesseurs de dix, quinze ou vingt mille livres de rente, parce qu'à mesure qu'on était moins sous les yeux de l'empereur on pouvait vivre davantage à sa fantaisie et mettre de l'ordre dans ses revenus. Mais il reste peu de ces immenses fortunes, si gratuitement supposées aux grands de sa cour, et sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, le parti qui, au retour du roi, pensait qu'on enrichirait l'État en s'emparant des trésors qu'on supposait amassés sous l'Empire, conseillait une mesure arbitraire et vexatoire qui n'aurait eu aucun résultat.

Ma famille eut, à cette époque, part aux générosités de l'empereur. Mon beau-frère, le général Nansouty, eut le grand cordon de la Légion d'honneur. De premier chambellan de l'impératrice, il devint peu après premier écuyer, et remplaça M. de Caulaincourt en son absence; il reçut une dotation en Hanovre, que l'on portait à trente mille francs sur le papier, et cent mille francs pour l'achat d'une maison, qui pouvait, s'il le voulait, valoir davantage, mais qui deviendrait inaliénable par le fait de ces cent mille francs qui auraient aidé à l'acquisition.

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