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Mémoires de madame de Rémusat (3/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat

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CHAPITRE XXVII.

(1807-1808.)

Projets de divorce.

J'ai cru devoir faire un chapitre à part de ce qui se passa à Fontainebleau à cette époque, relativement au divorce. Quoique l'empereur, depuis quelques années, ne rappelât à sa femme ce projet que dans les moments où il avait quelque querelle avec elle, et que ces occasions fussent rares, à cause de l'adresse et de la condescendance de l'impératrice, cependant il est très vraisemblable qu'il roulait toujours dans sa tête au moins quelque plan vague d'en venir un jour à un pareil éclat. La mort du fils aîné de Louis l'avait frappé; ses victoires, en accroissant sa puissance, étendaient ses idées de grandeur, et sa politique, comme sa vanité, trouvait son compte dans une alliance avec quelque souverain de l'Europe. Le bruit avait d'abord couru que Napoléon jetterait les yeux sur la fille du roi de Saxe; mais cette princesse ne lui aurait point apporté des liens de parenté qui eussent ajouté à son autorité continentale. Le roi de Saxe ne régnait plus que parce que la France l'y avait autorisé. D'ailleurs, sa fille avait alors au moins trente ans, et n'était nullement belle. Bonaparte, au retour de Tilsit, en parla à sa femme de manière à la rassurer complètement. Les conférences de Tilsit exaltèrent assez justement l'orgueil de Napoléon; l'engouement dont le jeune czar fut saisi pour lui, l'assentiment qu'il donna à quelques-uns de ses projets, particulièrement au démembrement du royaume d'Espagne, sa complaisance à l'égard des volontés de son nouvel allié, tout put contribuer à faire naître dans l'esprit de celui-ci certains projets relatifs à une alliance plus intime. Il s'en ouvrit sans doute à M. de Talleyrand, mais je ne crois point qu'on en glissât la moindre chose au czar; et tout cela demeura encore remis à un avenir plus ou moins éloigné, selon les circonstances.

L'empereur revint en France. En se rapprochant de sa femme, il retrouva près d'elle cette sorte d'attachement qu'elle lui inspirait réellement, et qui le gênait bien quelquefois, en le rendant accessible à un certain malaise quand il l'avait fortement affligée.

Une fois, en causant avec elle des différends du roi de Hollande avec sa femme, de la mort du jeune Napoléon et de la santé délicate du seul garçon qui leur restât, il l'entretint de la nécessité où peut-être, un jour, il pourrait se trouver de prendre une femme qui lui donnât des enfants. Il montra quelque émotion en développant un pareil sujet, et il ajouta: «Si pareille chose arrivait, Joséphine, alors ce serait à toi de m'aider à un tel sacrifice. Je compterais sur ton amitié pour me sauver de tout l'odieux de cette rupture forcée. Tu prendrais l'initiative, n'est-ce pas? et, entrant dans ma position, tu aurais le courage de décider toi-même de ta retraite?» L'impératrice connaissait trop bien le caractère de son époux pour lui faciliter d'avance, par une parole imprudente, une démarche qu'elle repoussait autant qu'elle le pouvait. Aussi, dans cet entretien, loin de lui donner l'espérance qu'elle contribuerait à affaiblir par sa conduite l'effet d'un pareil éclat, elle l'assura qu'elle obéirait à ses ordres, mais que jamais elle n'en préviendrait aucun. Elle fit cette réponse même avec un ton calme et assez digne qu'elle savait fort bien prendre vis-à-vis de Bonaparte et qui n'était pas sans effet.

«Sire, lui dit-elle (car il est à remarquer que depuis qu'il régnait, même dans le tête-à-tête, elle s'était accoutumée à lui parler avec des formes presque toujours cérémonieuses), vous êtes le maître, et vous déciderez de mon sort. Quand vous m'ordonnerez de quitter les Tuileries, j'obéirai à l'instant; mais c'est bien le moins que vous l'ordonniez d'une manière positive. Je suis votre femme, j'ai été couronnée par vous en présence du pape; de tels honneurs valent bien qu'on ne les quitte pas volontairement. Si vous divorcez, la France entière saura que c'est vous qui me chassez, et elle n'ignorera ni mon obéissance, ni ma profonde douleur.» Cette manière de répondre, qui fut toujours la même, ne blessa point l'empereur, et parut même quelquefois l'émouvoir; car, en revenant, en diverses occasions, sur ce sujet, il laissait assez souvent échapper des larmes, et paraissait réellement agité par des passions contraires.

Madame Bonaparte, qui se rendait si bien maîtresse d'elle-même devant lui, en me racontant tout ceci, se livrait à une extrême inquiétude. Quelquefois, elle pleurait amèrement; dans d'autres moments elle se récriait sur l'ingratitude d'un pareil abandon. Elle rappelait que, lorsqu'elle avait épousé Bonaparte, il s'était cru fort honoré de son alliance, et qu'il était odieux de la repousser de son élévation, quand elle avait consenti à partager sa mauvaise fortune. Il lui arrivait même de s'exalter l'imagination au point de laisser échapper des inquiétudes sur son existence personnelle. «Je ne lui céderai jamais, disait-elle; je me conduirai certainement comme sa victime; mais, si j'arrive à le trop gêner, qui sait ce dont il est capable, et s'il résisterait au besoin de se défaire de moi?» Quand elle proférait de semblables paroles, je faisais mille efforts pour calmer son imagination ébranlée, qui sans doute l'entraînait trop loin. Quelque opinion que j'aie sur la facilité avec laquelle Bonaparte savait se déterminer aux nécessités politiques, je ne crois nullement qu'il fût capable de concevoir et d'exécuter les noirs calculs dont elle le soupçonnait alors. Mais il avait agi de manière, dans diverses occasions, et surtout parlé souvent dans des termes tels, qu'il donnait le droit à l'exaltation d'un profond mécontentement de concevoir de semblables soupçons, et quoique j'atteste bien solennellement que, dans ma conscience intime, je ne pense point qu'il eût abordé jamais ce moyen de sortir d'embarras, cependant ma seule réponse aux vives inquiétudes de l'impératrice ne pouvait être que celle-ci: «Madame, soyez sûre qu'il n'est pas capable d'aller jusque-là.»

Je m'étonnais, à part moi, qu'une femme tellement désenchantée sur son époux, dévorée d'un sinistre soupçon, détachée alors de toute affection, assez indifférente à la gloire, pût tenir si fortement aux jouissances d'une royauté si précaire. Mais, voyant que rien n'arriverait à l'en dégoûter, je me contentais, comme par le passé, de l'engager à garder un profond silence et à demeurer avec l'empereur dans son attitude calme, attristée, mais déterminée, qui, en effet, était le seul moyen d'écarter ou de retarder l'orage. Il savait que sa femme était généralement aimée; tous les jours l'opinion publique se séparait davantage de lui, et il craignait de la froisser encore. L'impératrice, quand elle confiait à sa fille ses peines, comme je l'ai déjà dit, ne trouvait pas une personne très disposée à la comprendre. Depuis la perte de son enfant, les souffrances de la vanité lui causaient encore plus de surprise, et presque toujours sa seule réponse à sa mère était celle-ci: «Comment peut-on regretter un trône?» Madame de la Rochefoucauld, à qui madame Bonaparte s'ouvrait aussi, était, comme je l'ai dit, un peu légère, et glissait le plus qu'elle pouvait sur tout. C'était donc moi qui portais habituellement le poids de ses confidences. L'empereur s'en doutait, et à cette époque ne m'en sut point mauvais gré. Je sais même qu'il a dit à M. de Talleyrand: «Il faut convenir que l'impératrice est bien conseillée.» Quand ses passions en donnaient le temps à son esprit, il jugeait sainement même certaines conduites qui le gênaient89, pourvu qu'elles ne le gênassent qu'un peu; et, dans le fond, il avait le sentiment intime qu'il surmonterait, quand il le voudrait, les légers obstacles qu'on lui opposait. Il permettait qu'on jouât son jeu, quand il apercevait que, en dernier ressort, il n'en gagnerait pas moins la partie.

Note 89: (retour) Mon père a souvent cité cette réflexion, et plusieurs analogues qui se trouvent dans ces mémoires, pour prouver qu'il était plus possible qu'on ne l'a dit de résister utilement à l'empereur, et que celui-ci était capable de supporter, parfois, la contradiction. L'impossibilité de l'arrêter dans ses projets, ou même de le faire hésiter, est le meilleur argument de ses serviteurs pour expliquer, ou excuser, leur docilité. Il est probable pourtant qu'une résistance plus fréquente eût agi sur lui, et qu'il pouvait la comprendre et l'accepter, dans certains moments. La difficulté était sans doute de discerner ces moments et de ménager, sinon sa colère, du moins sa vanité. Mon père tenait, de ceux qui avaient souvent causé avec lui, qu'on y pouvait réussir, et que ceux qui le flattaient dans le tête-à-tête étaient impardonnables. Son esprit, en général pénétrant et juste, le forçait à s'incliner, en passant tout au moins, devant la vérité. Il avait même une certaine impartialité dont il aimait à faire parade. J'en connais deux exemples qui méritent d'être imprimés. Le premier se rapporte à une conversation tenue entre l'empereur et le fils de madame de Staël, précisément à ce retour d'Italie, le 28 décembre 1807. Bourrienne, dans ses mémoires, paraît en avoir raconté exactement les principaux traits. C'est en sortant de cet entretien que l'empereur disait: «Comment la famille de Necker peut-elle être pour les Bourbons, dont le premier devoir serait de la faire pendre, si jamais ils revenaient en France!» Voici ce que mon père savait très directement de cette entrevue: «Auguste de Staël m'a raconté qu'une fois, après un exil de sa mère, il avait été obligé de recourir à l'empereur lui-même, pour la réclamation d'une somme, de deux millions, je crois, que Necker avait laissée au trésor public en se retirant, comme garantie de sa gestion. Auguste avait de la justesse et de la facilité, un sentiment moral très élevé, une parfaite rectitude d'intentions et de principes, et, quoique fort jeune, il n'hésita pas à s'acquitter, par la volonté de sa mère, d'une commission assez difficile. Il vit donc l'empereur, lui expliqua son affaire, fut écouté avec attention, et même avec une certaine bienveillance, quoique, au fond, la demande n'ait jamais été accueillie sous le règne de l'empereur. Quand il eut fini, et comme il allait prendre congé: «Et vous, jeune homme,» lui dit Napoléon, que faites-vous? à quoi vous destinez-vous? Il faut être quelque chose en ce monde. Quels sont vos projets?--Sire, je ne puis rien être en France. Je ne saurais servir un gouvernement qui persécute ma mère.--C'est juste... Mais, alors, comme par votre naissance vous pouvez être quelque chose hors de France, il faut aller en Angleterre; car, voyez-vous, il n'y a que deux nations, la France et l'Angleterre. Le reste n'est rien.» Cette parole était, selon Auguste de Staël, ce qui l'avait le plus frappé dans la conversation de l'empereur.» Il est certain que c'était une grande preuve de liberté d'esprit que ce haut rang parmi les nations donné par l'empereur à l'Angleterre, avec laquelle il ne pouvait pas vivre en paix, et qu'il faisait outrager chaque jour par ses orateurs et ses journaux. Voici le second exemple d'impartialité: «Après la campagne de Torrès-Vedras, racontait mon père, le général Foy fut chargé par ses principaux camarades de l'armée de Portugal de tâcher, en retournant en France, de voir l'empereur, de lui faire connaître le véritable état des choses, et enfin de lui expliquer qu'il fallait un autre général que Masséna, l'âge et de fâcheuses habitudes ayant rendu cet illustre guerrier inférieur à un tel commandement. C'était le maréchal Soult que l'armée eût souhaité pour général. Foy avait les sentiments et la situation que décrit très bien Marmont dans ses Mémoires. Il n'avait dû qu'à l'amitié de celui-ci, qui lui donna asile dans son camp, d'échapper à quelque mauvaise affaire, lors du procès de Moreau. Il n'aimait pas l'empereur et ne le connaissait pas; il n'en était ni aimé, ni connu. L'empereur le reçut cependant. Foy s'acquitta de sa commission, lui fit son récit, ses réflexions; l'empereur l'écouta, l'interrogea, lui parla. À propos de Masséna et de Soult, il passa ses maréchaux en revue, les jugea avec liberté et abandon, comme s'il eût parlé à son intime confident. Ses jugements étaient ceux que l'on connaît. Les uns n'étaient pas sûrs, les autres étaient des bêtes; je ne voudrais pas entrer dans le détail, craignant de me tromper. Une fois, et sans préparation, il dit: «Ah çà! dites-moi, mes soldats se battent-ils?--Mais, Sire, comment?... sans doute...--Oui, oui, enfin, ont-ils peur des soldats anglais?--Sire, ils les estiment, mais ils n'en ont pas peur.--Ah! c'est que les Anglais les ont toujours battus... Crécy, Azincourt, Marlborough...--Il me semble pourtant, Sire, que la bataille de Fontenoy...--Ah! la bataille de Fontenoy!... Aussi est-ce une journée qui a fait vivre la monarchie quarante ans de plus qu'elle ne l'aurait dû.» L'entretien dura trois heures. Foy se le rappelait avec enchantement, et, «depuis ce jour-là, ajoutait-il, je n'ai pas plus aimé l'Empire, mais j'ai admiré passionnément l'empereur». (P. R.)

Cependant on partit pour Fontainebleau. Les fêtes, la présence des princes étrangers, et encore plus le drame que Bonaparte préparait pour l'Espagne, firent naître des distractions qui ne lui permirent point de revenir sur un tel sujet, et, d'abord, tout s'y passa assez paisiblement. Ma liaison avec M. de Talleyrand se fortifiait, et l'impératrice s'en réjouissait, parce qu'elle en espérait, dans l'occasion, quelque chose d'utile ou du moins de commode pour elle. J'ai dit qu'alors il y avait quelque peu d'intrigue entre les souverains du duché de Berg et le ministre de la police Fouché. Madame Murat parvenait toujours à brouiller qui se rapprochait d'elle avec l'impératrice, et n'épargnait pour cela ni les rapports, ni même l'intrigue. M. de Talleyrand et M. Fouché étaient un peu en défiance et en jalousie l'un de l'autre, et dans ce moment la grande importance du premier faisait ombrage à tous.

Quinze jours ou trois semaines avant la fin du voyage de Fontainebleau, on vit arriver un matin le ministre de la police. Il demeura longtemps dans le cabinet de l'empereur, et, après, il fut invité à dîner avec lui, ce qui n'arrivait pas à beaucoup de gens. Pendant le dîner, Bonaparte montra une grande gaieté. Je ne sais plus quel genre de divertissement occupa la soirée. Vers minuit, tout le monde venait de se retirer dans le château; tout à coup, un valet de chambre de l'impératrice vint frapper à ma porte; ma femme de chambre lui disant que je venais de me mettre au lit, mais que M. de Rémusat n'avait point encore quitté mon appartement, cet homme répondit que je ne devais point me relever, mais que l'impératrice engageait mon mari à descendre chez elle. Il s'y rendit sur-le-champ; il la trouva échevelée, à demi déshabillée, et avec un visage renversé. Elle renvoya ses femmes, et, s'écriant qu'elle était perdue, elle remit dans les mains de mon mari une longue lettre sur très grand papier, qui était signée de Fouché lui-même. Dans cette lettre, il commençait par protester de son ancien dévouement pour elle, et l'assurait que c'était même par suite de ce sentiment qu'il osait lui faire envisager sa position et celle de l'empereur. Il le lui représentait puissant, au comble de la gloire, maître souverain de la France, mais redevable à cette même France de son présent, et de l'avenir qu'elle lui avait confié. «Il ne faut pas se le dissimuler, Madame, disait-il, l'avenir politique de la France est compromis par la privation d'un héritier de l'empereur. Comme ministre de la police, je suis à portée de connaître l'opinion publique, et je sais qu'on s'inquiète sur la succession d'un tel empire. Représentez-vous quel degré de force aurait aujourd'hui le trône de Sa Majesté s'il était appuyé sur l'existence d'un fils!» Cet avantage était longuement et habilement développé, et, en effet, il pouvait l'être. Fouché, ensuite, parlait de l'opposition que la tendresse conjugale apportait chez l'empereur à sa politique; il prévoyait qu'il ne se déciderait jamais à prescrire un si douloureux sacrifice; il osait donc conseiller à madame Bonaparte de faire elle-même un courageux effort, de se résigner à s'immoler à la France; et il faisait un tableau très pathétique de l'éclat qu'une action pareille jetterait sur elle, et alors, et dans l'avenir. Enfin, cette lettre était terminée par l'assurance positive que l'empereur ignorait cette démarche; on croyait même qu'elle lui déplairait, et l'impératrice était sollicitée de l'envelopper du plus profond secret.

On peut facilement supposer toutes les phrases plus ou moins oratoires qui ornaient cette lettre, qui paraissait avoir été écrite avec soin et réflexion.

La première pensée de M. de Rémusat fut que Fouché n'avait tenté un tel essai que de concert avec l'empereur. Il se garda de communiquer cette idée à l'impératrice, qui s'efforçait visiblement de repousser le soupçon qui la pressait. Mais ses larmes et son agitation prouvaient qu'elle n'osait pas, au moins, compter sur l'empereur dans cette occasion: «Que ferai-je? s'écriait-elle; comment conjurer cet orage?...--Madame, lui dit M. de Rémusat, je vous conseille fort d'aller à cet instant même chez l'empereur, s'il n'est pas couché, ou d'y entrer demain de fort bonne heure. Songez qu'il ne faut pas que vous ayez eu l'air de consulter personne. Faites-lui lire cette lettre, observez-le, si vous pouvez; mais, quoi qu'il en soit, montrez-vous irritée de ce conseil détourné, et déclarez-lui de nouveau que vous n'obéirez qu'à un ordre positif qu'il prononcera lui-même.» L'impératrice adopta cet avis; elle pria mon mari de raconter tout cela à M. de Talleyrand, et de lui rendre ce qu'il en dirait, et, comme il était tard, elle remit au lendemain matin sa conversation avec l'empereur.

Quand elle lui montra la lettre, il affecta une extrême colère. Il assura qu'il ignorait en effet cette démarche, que Fouché avait eu dans cette occasion un zèle mal entendu; que, si le ministre n'était parti pour Paris, il l'aurait fortement tancé; qu'au reste il le punirait si elle le désirait, et que même il irait jusqu'à lui ôter sa place de ministre de la police, pour peu qu'elle exigeât cette réparation. Il accompagna cette déclaration de beaucoup de caresses; mais toute sa manière ne rassura point l'impératrice, qui me raconta, dans la journée, qu'elle l'avait trouvé gêné dans cette explication.

Cependant, mon mari et moi, en nous communiquant nos réflexions, nous voyions très clairement que Fouché avait été lancé par un ordre supérieur dans une telle entreprise, et nous nous disions que, si l'empereur pensait sérieusement au divorce, il n'était guère vraisemblable que nous trouvassions M. de Talleyrand opposé à ce coup d'État. Quelle fut notre surprise de voir que dans ce moment il en fût autrement! M. de Talleyrand nous écouta très attentivement, comme un homme qui ne savait rien de tout ce qui s'était passé. Il trouva la lettre de Fouché inconvenante et ridicule; il ajouta que l'idée du divorce ne lui paraissait bonne à rien; il abonda dans mon sens; il opina pour que l'impératrice répondît au ministre de la police de très haut: «Qu'il ne devait point se mêler d'une pareille affaire, et que, si jamais elle se traitait, ce serait sans intermédiaire». L'impératrice fut enchantée de ce conseil; elle fit avec moi une réponse sèche et digne. M. de Talleyrand la lut, l'approuva, nous engagea à la faire voir à l'empereur, qui, disait-il, n'oserait point la désapprouver. C'est, en effet, ce qui arriva, et Bonaparte, point déterminé encore, continua de jouer le même rôle, de montrer une colère toujours croissante, d'éclater en menaces si violentes, de si bien répéter à sa femme qu'il déplacerait le ministre de la police, si elle le souhaitait, que celle-ci, peu à peu tranquillisée et abusée de nouveau, et cessant d'en vouloir à celui qu'elle ne craignait plus, refusa la réparation qui lui était offerte, répondant à son mari qu'il ne fallait point qu'il se privât d'un homme qui lui était utile, et qu'il suffirait de le gronder fortement. Fouché revint à Fontainebleau quelques jours après. En présence de madame Bonaparte, son époux eut soin de le traiter un peu sèchement; mais le ministre n'en parut nullement gêné, ce qui me confirma de plus en plus dans l'idée qu'il était soutenu. Il répéta de nouveau à l'impératrice tout ce qu'il avait écrit; l'empereur raconta à sa femme qu'il lui disait la même chose: «C'est un excès de zèle, disait-il, il ne faut pas lui en savoir mauvais gré, au fond. Il suffit que nous soyons déterminés à repousser ses avis, et que tu croies bien que je ne pourrais pas vivre sans toi90». Et ces mêmes paroles, Bonaparte les répétait à sa femme, et le jour, et la nuit. Il revenait à elle bien plus que par le passé, par de fréquentes visites nocturnes. Il était réellement agité, il la pressait dans ses bras, il pleurait, il lui jurait la tendresse la plus vive, et dans ces scènes, jouées d'abord, je crois, avec intention, il s'animait peu à peu involontairement et finissait par s'émouvoir et s'attendrir de bonne foi.

Note 90: (retour) L'empereur écrivait à Fouché, de Fontainebleau, le 5 novembre 1807, la lettre suivante, qui se rapporte à cet incident: «Monsieur Fouché, depuis quinze jours, il me revient de votre part des folies; il est temps enfin que vous y mettiez un terme, et que vous cessiez de vous mêler, directement ou indirectement, d'une chose qui ne saurait vous regarder d'aucune manière; telle est ma volonté.» (P. R.)

Cependant je recevais la confidence de toutes ses paroles; je les rapportais à M. de Talleyrand, qui dictait toujours la conduite qu'il fallait tenir. Tous ses conseils tendaient à éloigner le divorce, et il dirigea très bien madame Bonaparte.

Je ne pouvais m'empêcher de lui témoigner un peu d'étonnement de le voir s'opposer à un projet au fait assez politique, et prendre ainsi les intérêts d'une affaire purement de ménage. Il me répondait qu'elle n'était pas tant de ménage que je le croyais bien. «Il n'y a personne, me disait-il, qui, dans ce palais, ne doive désirer que cette femme demeure auprès de Bonaparte. Elle est douce, bonne; elle sait l'art de le calmer; elle entre assez dans les positions de chacun. Elle nous est un refuge en mille occasions. Si nous voyons arriver ici une princesse, vous verrez l'empereur rompre avec toute la cour, et nous serons tous écrasés.» En me donnant cette raison, M. de Talleyrand parvenait à me persuader qu'il était de bonne foi; et, cependant, il ne me parlait point sincèrement et ne me découvrait point tout son secret. Et, tout en répétant qu'il fallait s'entendre pour échapper au divorce, il me demandait souvent ce que je deviendrais, si par hasard l'empereur divorçait. Je lui répondais que, sans balancer un moment, je suivrais le sort de mon impératrice. «Mais, me disait-il, l'aimez-vous donc assez pour cela?--Sans doute, reprenais-je, je lui suis attachée; cependant, comme je la connais bien, que je la sais légère, et assez peu susceptible d'une affection soutenue, ce ne serait pas tant l'attrait de mon coeur que je suivrais dans cette occasion que la convenance. Je suis arrivée à cette cour-ci par madame Bonaparte; j'ai toujours passé aux yeux de tout le monde pour son amie intime; j'en ai eu les charges et les confidences, et, quoiqu'elle ait été bien souvent trop préoccupée de sa situation pour s'amuser à m'aimer, quoiqu'elle m'ait quittée et reprise, selon que cela lui était commode, le public, qui ne peut pas entrer dans les secrets de nos relations, et à qui je ne les confierai point, s'étonnerait, j'en suis sûre, si je ne partageais point son exil.--Mais, disait encore M. de Talleyrand, ce serait vous mettre gratuitement dans une position désagréable pour vous et votre mari, vous séparer peut-être, vous jeter dans mille petits embarras dont assurément elle ne vous payerait point.--Je la connais aussi bien que vous, disais-je encore, elle est mobile, et même un peu changeante. Je prévois que, en pareil cas, elle commencerait par me savoir gré de mon dévouement, qu'elle s'y accoutumerait bientôt et qu'elle finirait par n'y plus penser du tout. Mais son caractère ne m'empêchera pas de suivre le mien, et je ferai ce qui me paraîtra mon devoir, sans attendre la moindre récompense.» En effet, en causant à cette époque de cette chance de divorce, je m'engageai auprès de l'impératrice à quitter la cour, si jamais elle la quittait. Elle me parut fort touchée de cette déclaration, que je lui fis avec les larmes aux yeux et vraiment émue. Assurément, elle aurait dû se défendre des soupçons que, plus tard, elle conçut encore contre moi, et dont je rendrai compte en temps et lieu91.

Note 91: (retour) L'auteur indique dans ce passage et dans un autre que, plus tard, et à l'occasion du divorce, l'impératrice conçut quelque injuste défiance. Je n'ai absolument aucune donnée sur ce fait, qui eut apparemment quelque importance. On n'en doit que plus regretter que l'auteur n'ait pu pousser cet ouvrage au moins jusqu'à l'époque du divorce de l'empereur. Ces scènes, avant-courrières du dénouement, semblent bien faire connaître le mélange de ruse et d'entraînement, d'émotion et de comédie, de faiblesse et de volonté qu'il porta dans tant d'affaires, mais dans aucune autant que dans sa rupture avec la seule personne peut-être qu'il ait aimée. Il aurait été intéressant de lire ce dénouement raconté par celle qui avait eu tant d'occasions d'observer les personnages du drame. Quant à celle-ci, elle garda une constante fidélité à l'impératrice, et, à l'époque du divorce, elle n'eut pas l'ombre d'une hésitation sur ce qu'elle avait à faire, c'est-à-dire à quitter la cour, quoique la reine Hortense, elle-même, l'engageât fort à réfléchir avant de se décider. Voici la lettre par laquelle elle annonçait sa résolution à mon grand-père, qui avait accompagné l'empereur à Trianon: «La Malmaison, décembre 1809.--J'avais espéré un moment, mon ami, que tu accompagnerais l'empereur hier et que je te verrais. Indépendamment du plaisir de te voir, je voulais causer avec toi. J'espère qu'il y aura ici quelque occasion pour Trianon aujourd'hui, et je vais tenir ma lettre prête. J'ai été reçue ici avec une véritable affection; on y est bien triste, comme tu peux le supposer. L'impératrice, qui n'a plus besoin d'efforts, est très abattue; elle pleure sans cesse et fait réellement mal à voir. Ses enfants sont pleins de courage; le vice-roi est gai; il la soutient de son mieux; ils lui sont d'un grand secours.

»Hier, j'ai eu une conversation avec la reine (de Hollande) que je te raconterai le plus succinctement que je pourrai: «L'impératrice,» m'a-t-elle dit, «a été vivement touchée de l'empressement que vous lui avez témoigné à partager son sort; moi, je ne m'en étonne pas. Mais ensuite, par amitié pour vous, je vous engage à réfléchir encore. Votre mari étant placé près de l'empereur, tous vos instincts ne doivent-ils pas être de ce côté? Votre position ne sera-t-elle pas souvent fausse ou embarrassante? Pouvez-vous vous permettre de renoncer aux avantages attachés au service d'une impératrice régnante et jeune? Songez-y bien; je vous donne un conseil d'amie, et vous devez y réfléchir.» Je l'ai beaucoup remerciée. Je lui ai répondu que je ne voyais, pour moi seule, nul inconvénient à prendre ce parti, qu'il me paraissait le seul convenable pour moi; que, si l'impératrice voyait des difficultés à garder près d'elle la femme d'un homme attaché à l'empereur, alors je me retirerais, mais que, sans cela, je préférais de beaucoup rester avec elle; que je pensais bien qu'il y aurait quelques avantages pour les personnes attachées à la grande cour, mais que cette perte était fort compensée pour moi par l'idée de remplir un devoir et de soigner l'impératrice dans le cas où elle mettrait quelque prix à mes soins; qu'enfin je ne pensais pas que l'empereur pût être mécontent de ma conduite, etc., etc. «Il n'y a, Madame,» lui ai-je dit encore, «qu'une seule considération qui pourrait me porter un moment à regretter ma démarche. Je vais vous la dire bien franchement. Il est impossible qu'il n'y ait pas dans l'intérieur de cette petite cour-ci quelque indiscrétion de commise, quelque petit bavardage, je ne sais quel propos qui, redit à l'empereur, pourra amener un moment de mécontentement. L'impératrice, toute bonne qu'elle est, quelquefois est défiante; je ne sais si la preuve de dévouement que je lui donne à présent me mettra complètement à l'abri d'un soupçon passager qui m'affligerait beaucoup. Je vous avoue que, s'il arrivait, une fois, qu'on soupçonnât mon mari ou moi d'avoir commis d'un côté ou de l'autre une indiscrétion, je quitterais sur-le-champ l'impératrice.» La reine m'a répondu que j'avais raison, qu'elle espérait que sa mère serait prudente. Elle m'a embrassée, m'a dit qu'elle savait que l'impératrice désirait, au fond, me garder près d'elle. Il n'en faut guère plus, de l'humeur dont tu me connais, pour me décider. Vois cependant, mon ami, ce que tu penses. Je sais bien que ma position sera souvent embarrassante; mais enfin, avec de la prudence et du véritable attachement, ne peut-on pas tout arranger? Madame de la Rochefoucauld me paraît vouloir quitter. Elle en a même déjà dit, je crois, quelque chose à l'empereur. Mais la situation est différente. Elle rendra les mêmes soins à l'impératrice, mais sans titre ni fonction. Dans sa position, cela peut lui convenir, mais je trouve que je dois agir autrement, et vraiment, plus je m'interroge, plus je sens que ma place est ici. Combine tout cela, réfléchis, et puis décide. Au reste, nous avons du temps, puisqu'on nous donne jusqu'au 1er janvier.

»Il faudrait bien du bonheur pour que cette habitation fût gaie dans cette saison: il fait un vent abominable, et toujours de la pluie. Cela n'a pas empêché qu'il n'y eût ici un monde énorme toute la journée. Chaque visite renouvelle ses larmes. Cependant il n'y a pas de mal que toutes ses impressions se renouvellent ainsi coup sur coup; le repos viendra après. Je crois que je resterai à la Malmaison jusqu'à samedi; je voudrais bien que tu revinsses aussi à cette époque, car il faudrait se revoir et être un peu ensemble.»--«Ce mardi matin (19 décembre 1809). Je n'ai pu trouver ce matin une occasion d'envoyer ma lettre; j'espère qu'il y en aura ce soir. L'impératrice a passé une matinée déplorable. Elle reçoit des visites qui renouvellent sa douleur, et puis, chaque fois qu'il arrive quelque chose de l'empereur, elle est dans des états terribles. Il faudrait trouver moyen d'engager l'empereur, soit par le grand maréchal, soit par le prince de Neuchatel, à modérer les expressions de ses regrets et de son affliction, quand il lui écrit; car, lorsqu'il lui témoigne ainsi d'une manière trop vive sa tristesse, elle tombe dans un vrai désespoir, et alors réellement sa tête semble s'égarer. Je la soigne de mon mieux; elle me fait un mal affreux. Elle est douce, souffrante, affectueuse, enfin tout ce qu'il faut pour déchirer le coeur. En l'attendrissant, l'empereur augmente cet état. Au milieu de tout cela, il ne lui échappe pas un mot de trop, pas une plainte aigre; elle est réellement douce comme un ange. Je l'ai fait promener ce matin, je voulais essayer de fatiguer son corps, pour reposer son esprit. Elle se laissait faire; je lui parlais, je la questionnais, je l'agitais en tous sens, elle se prêtait à tout, comprenait mon intention et semblait m'en savoir gré, au milieu de ses larmes. Au bout d'une heure, je t'avoue que je m'étais fait un tel effort, que je m'étais presque sentie défaillir, et je me suis trouvée un moment presque aussi faible qu'elle. «Il me semble quelquefois,» me disait-elle, «que je suis morte, et qu'il ne me reste qu'une sorte de faculté vague de sentir que je ne suis plus.» Tâche, si tu peux, de faire savoir à l'empereur qu'il doit lui écrire de manière à l'encourager, et pas le soir, parce que cela lui donne des nuits affreuses. Elle ne sait comment supporter ses regrets; sans doute elle supporterait encore moins sa froideur, mais il y a un milieu à tout cela. Je l'ai vue hier dans un tel état, après la dernière lettre de l'empereur, que j'ai été au moment d'écrire moi-même à Trianon.--Adieu, cher ami; je ne te dis pas grand'chose de ma santé; tu sais comme elle est faible, tout ceci l'ébranle un peu. Après cette semaine j'aurai besoin d'un peu de repos, près de toi. Pour éprouver quelque chose de doux, il faut toujours que je revienne à mon ami.» Les lettres de ma grand'mère sont malheureusement trop rares à cette époque, et je ne puis ni par un récit, ni par des citations suppléer aux chapitres qui manquent. On verra à la fin de ce volume ce que mon père en savait. Au fond, les craintes de ma grand'mère ne se réalisèrent pas, au moins en ce qui touche les indiscrétions et les bavardages de cour; mais elle et son mari participèrent à la disgrâce de M. de Talleyrand. Mon grand'père, il est vrai, resta premier chambellan, même après que le prince de Bénévent eut été destitué de ses fonctions de grand chambellan; mais il ne retrouva et ne rechercha point la bienveillance de la cour, ni les confidences de l'empereur. Quant à ma grand'mère, elle n'alla, je pense, aux Tuileries qu'une fois pour être présentée à la nouvelle impératrice en grande cérémonie, et un autre jour pour recevoir quelques injonctions de l'empereur. Ce dernier fait mériterait d'être conté avec détails. C'était à la fin de 1812 ou au commencement de 1813. Le duc de Frioul la vint voir, au grand étonnement de mes grands parents, car il ne faisait jamais de visites. Il était chargé par l'empereur de lui donner l'ordre de demander une audience, l'empereur voulant lui parler de l'impératrice Joséphine. Il n'y avait ni moyen ni raison de désobéir; elle demanda l'audience et fut reçue. Mon père ignorait les détails de cette entrevue; il savait seulement que l'empereur voulait qu'elle déterminât l'impératrice à s'éloigner de Paris. Quels étaient ses motifs? Les dettes de Joséphine étaient du nombre, puis des propos tenus dans son salon. Je ne crois pas que les plaintes allassent plus loin, et l'empereur ne se montra pas irrité. Quant à la dame du palais, l'empereur ne la traita ni bien ni mal; mais il ne l'encouragea par aucun mot à lui parler d'elle-même, et elle n'eut garde d'en rien faire. C'est la dernière fois qu'elle l'a vu.

Il fallut ensuite s'acquitter de la commission. Elle en était assez embarrassée. Elle fit pourtant une longue lettre, car l'impératrice était alors absente, à Genève, je crois. La chose était d'autant plus difficile que l'empereur exigeait qu'elle ne le nommât point et que le conseil ne parût pas venir de lui. Quoiqu'il semble assez difficile de s'y tromper, mon père croyait que cette lettre avait été assez mal reçue, et on l'a même imprimée, dans quelques mémoires écrits sous l'inspiration de la reine Hortense, avec des réflexions plus ou moins désobligeantes pour l'auteur. (P. R.)

Je ne mettais qu'une restriction à la promesse que je faisais: «Je ne serai point dame du palais d'une autre impératrice, disais-je, Madame. Si vous vous retirez dans quelque province, je vous y suivrai, toujours heureuse de partager votre solitude, et je ne me séparerais de vous que dans le cas où vous sortiriez de France.» On ne savait point au fond ce qui passerait par la tête de l'empereur; quelquefois, dans ses conversations, il avait dit à sa femme: «Mais, si tu me quittais, je ne voudrais pas te faire descendre de ton rang; sois donc sûre que tu régnerais quelque part, peut-être à Rome même.» On remarquera que, lorsqu'il parlait ainsi, le pape était encore dans cette même Rome, et que rien n'annonçait qu'il dût en sortir. Mais les événements les plus graves semblaient tout simples à Napoléon, et, de temps en temps, pour qui était attentif, un mot pouvait suffire à faire conclure quelle suite de projets il roulait à la fois dans sa tête.

M. de Rémusat pensait comme moi sur ma propre conduite. Il ne s'en dissimulait pas moins les inconvénients qu'elle aurait pour nous; mais ces inconvénients ne l'arrêtaient point, et il répéta à l'impératrice que mon dévouement l'accompagnerait dans ses malheurs, s'ils fondaient jamais sur elle. On verra que, plus tard, elle ne crut pas devoir compter sur une parole qui, cependant, lui fut donnée avec la plus parfaite sincérité.

Ce fut à cette époque que, au sujet de toute cette affaire, nous eûmes avec madame de la Rochefoucauld quelques entretiens qui amenèrent les explications dont j'ai parlé plus haut, et que M. de Rémusat put éclaircir ce qui s'était passé au retour de la campagne de Prusse, relativement à lui. Ces nouvelles clartés vinrent encore ajouter aux impressions pénibles que nous causaient les découvertes successives que nous faisions sur le caractère de l'empereur.

À présent, je dirai ce que j'ai su des motifs qui portèrent le ministre de la police et M. de Talleyrand à tenir la conduite dont je viens de parler.

J'ai dit que Fouché, un peu séduit par madame Murat, s'était vu forcé par là de rompre avec ce qu'on appelait le parti des Beauharnais. Je ne sais s'il l'eût voulu réellement; mais partout où l'on entre dans certaines intrigues où se mêlent les femmes, il n'est pas très possible de savoir à quel point on pourra demeurer, parce qu'il s'y joint tant de petites paroles, de petits rapports, de petites dénonciations, qu'on finit par en être comme enveloppé. Madame Murat, qui détestait sa belle-soeur, cherchait très sérieusement à la faire descendre du trône. Son orgueil trouvait son compte à s'allier à quelque princesse européenne, et elle entourait souvent l'empereur de flatteries sur cet article. Fouché pensait qu'il serait utile à la dynastie nouvelle de s'appuyer sur un héritier direct; il connaissait trop bien Bonaparte pour ne pas prévoir que, tôt ou tard, la raison d'État l'emporterait chez lui sur toute autre considération; il craignait de n'être point employé dans cette affaire, qui paraissait devoir être du ressort de M. de Talleyrand, et il voulait tâcher de lui en enlever l'honneur et les avantages. Dans cette intention, il rompit la glace avec l'empereur et l'aborda sur un point si important. Le trouvant disposé, il abonda sur nombre de motifs faciles à réunir, et, enfin, il sut parvenir à se faire ordonner, ou au moins à proposer le rôle de médiateur entre l'empereur et l'impératrice pour une pareille négociation. Il alla plus loin: il fit parler l'opinion publique à l'aide de ses moyens de police; il fit tenir des discours sur le divorce dans quelques lieux de réunion de Paris. Tout à coup, on commença dans les cafés à discuter la nécessité d'un héritier pour l'empereur. Ces propos, inspirés par Fouché, revinrent par lui, et par les autres polices qui rendaient compte de tout, et l'empereur crut que le public était plus occupé de cette affaire que cela n'était réellement. Au retour de Fontainebleau, Fouché dit même à l'empereur qu'on était assez échauffé à Paris pour qu'il arrivât que des groupes de peuple, se réunissant sous ses fenêtres, vinssent lui demander un autre mariage. L'empereur fut d'abord frappé de cette idée; M. de Talleyrand la détourna très habilement.

M. de Talleyrand, dans le fond de son âme, ne répugnait point au divorce; mais, de son côté, il voulait le faire à sa manière, en son temps, et avec utilité et grandeur. Il s'aperçut vite que l'empressement de Fouché ne tendait qu'à lui enlever cette palme; il ne souffrit pas qu'une autre intrigue vînt se placer sur son terrain. La France avait formé une alliance intime avec la Russie; mais M. de Talleyrand, très habile dans la connaissance de l'état de l'Europe, pensait qu'il fallait surveiller l'Autriche, et peut-être déjà penchait à regarder qu'un lien de plus avec cette puissance nous serait, au fond, plus utile. D'ailleurs, il savait que l'impératrice mère, en Russie, ne partageait point les illusions du czar, et qu'elle se refuserait à nous donner une de ses filles pour impératrice. Ainsi, il eût été possible qu'un divorce brusqué n'eût point été suivi d'un assez prompt mariage, et eût tenu l'empereur dans une situation désagréable. D'ailleurs, l'affaire d'Espagne allait éclater, rendre l'Europe attentive, et ce n'était pas le moment de s'engager à la fois dans deux entreprises qui demandaient chacune une préoccupation particulière. Voilà sans doute ce qui porta M. de Talleyrand à contrecarrer Fouché et à s'unir passagèrement aux intérêts de madame Bonaparte. Ni elle, ni moi, nous n'étions de force à pénétrer ses motifs, et je ne les ai connus que depuis. M. de Rémusat avait moins de confiance que moi en ce dévouement à ce que nous souhaitions, dévouement qui me charmait dans M. de Talleyrand; mais il concluait qu'il en fallait toujours profiter, et, avec des intentions différentes, nous marchions tous dans une ligne pareille.

Ainsi donc, pendant le temps que l'empereur passa à Paris, entre le court voyage qu'il fit en Italie et celui de Bayonne92, Fouché l'environnant sans cesse et s'étayant des propos populaires, M. de Talleyrand prit un bon moment pour lui représenter que, dans cette circonstance, le ministre de la police le dirigeait vers une très fausse route. «Il est, lui disait-il, et il sera éternellement homme de révolution. Regardez-y bien, c'est encore par des moyens factieux qu'il veut vous amener à un acte qu'il ne faudrait faire que dans un appareil tout monarchique. Il veut qu'un ramas de populace, peut-être assemblée par ses ordres, vienne vociférer, et vous demander un héritier avec les mêmes cris qui imposèrent à Louis XVI je ne sais quelles concessions qu'il ne pouvait jamais refuser. Quand vous aurez accoutumé le peuple à se mêler de vos affaires par de pareilles tentatives, savez-vous s'il n'y prendra pas goût, et ce qu'on vous l'enverra demander en suite? D'ailleurs, personne ne sera dupe de ces rassemblements, et vous serez accusé de les avoir vous-même appelés.» Ces observations frappèrent l'empereur, qui imposa silence à Fouché. De ce moment on ne s'occupa plus du divorce dans les cafés, et le voeu national parut s'être refroidi. L'empereur fit valoir à sa femme ce silence, et elle fut tentée de se rassurer un peu. Cependant il continuait à montrer une grande agitation; leurs entretiens étaient gênés; de longs silences les interrompaient tout à coup. Ensuite il revenait sur les inconvénients du manque d'une postérité directe pour la fondation de sa dynastie; il disait qu'il ne savait à quoi se résoudre, et certainement il éprouvait intérieurement de vifs combats.

Note 92: (retour) L'empereur quitta Fontainebleau le 16 décembre 1807 et arriva à Milan le 21 du même mois. Il revint d'Italie à Paris le 1er janvier, et repartit pour Bayonne trois mois après, le 2 avril 1808. (P. R.)

Il se confiait particulièrement à M. de Talleyrand, qui me racontait une partie de ses conversations: «Si je me sépare de ma femme, disait-il, je renoncerai d'abord à tout le charme qu'elle met dans ma vie intérieure. Il me faudra étudier les goûts et les habitudes d'une nouvelle et jeune épouse. Celle-ci se plie à tout et me connaît parfaitement. Enfin, je lui rendrai ingratitude pour ce qu'elle a fait pour moi; déjà je ne suis guère aimé, et ce sera bien pis. Elle m'est un lien avec beaucoup de monde; elle m'attache une partie de la société de Paris à laquelle il me faudra renoncer.» Après de pareils regrets venaient les raisons d'État, qui faisaient que M. de Talleyrand confiait à mon mari qu'il était convaincu que ces belles hésitations tomberaient un jour devant la politique; qu'on pouvait retarder le divorce, mais qu'il ne fallait guère espérer qu'on l'évitât toujours. Il finissait, enfin, par dire qu'on pouvait s'assurer qu'il n'y poussait nullement, et que l'impératrice ferait bien de ne point se départir du système qu'elle avait adopté. Nous nous promîmes, M. de Rémusat et moi, de tenir secrète à madame Bonaparte la première partie de ce discours, qui aurait renouvelé ses inquiétudes au point de l'entraîner dans quelques fausses démarches, et surtout nous ne vîmes rien d'utile à lui inspirer de la défiance de M. de Talleyrand, qui n'avait alors aucun intérêt à lui nuire, et qui en eût trouvé peut-être, si, en s'irritant contre lui, elle eût laissé échapper quelque parole imprudente. Je pris mon parti d'attendre l'avenir, sans chercher à le prévoir, et de m'en tenir toujours aux conseils que la prudence et la dignité d'une situation en évidence doivent faire donner à celle qui se trouve, en effet, environnée de cent yeux pour la regarder, de cent bouches pour répéter ce qu'elle dit. Ce fut à cette époque que l'empereur dit à M. de Talleyrand que sa femme était bien conseillée.

Peu avant le départ pour Bayonne, il y eut encore sur cet article une explication qui fut la dernière pour un peu de temps, et qui servira à peindre les mouvements contraires auxquels l'empereur, tout fort, tout volontaire qu'il était, se trouvait quelquefois entraîné. Un matin, M. de Talleyrand, rencontrant M. de Rémusat au sortir du cabinet de l'empereur, lui dit en regagnant sa voiture: «Je crois que votre femme aura plus tôt qu'elle ne le croit le chagrin qu'elle craint. Je viens de voir l'empereur animé de nouveau sur son divorce; il m'en a parlé comme d'une chose décidée à peu près, et nous ferons tous bien de nous le tenir pour dit et de ne pas y apporter une opposition inutile.» Mon mari me rapporta ces paroles, qui m'attristèrent profondément. Il devait y avoir un cercle le soir à la cour; je venais de perdre ma mère93, et je n'allais point dans le monde. M. de Rémusat retourna au château, pour surveiller le spectacle qui devait s'y donner. Les appartements étaient pleins de monde. Princes, ambassadeurs, courtisans, tous attendirent longtemps. Enfin, tout à coup, l'ordre fut donné de commencer le spectacle sans attendre Leurs Majestés, qui ne paraîtraient point, l'empereur se trouvant, disait-on, légèrement incommodé. La fête se passa assez tristement, et chacun se retira le plus tôt qu'il put. M. de Talleyrand et M. de Rémusat, avant de sortir, se rendirent dans l'appartement intérieur de l'empereur, et y apprirent que, depuis huit heures, il s'était mis au lit avec sa femme, qu'il avait fait fermer sa chambre et défendu qu'on y pénétrât jusqu'au lendemain.

Note 93: (retour) Au commencement de l'année 1808, les souffrances de madame de Vergennes, malade depuis longtemps, s'étaient aggravées. Elle était poursuivie de douleurs qu'on appelait rhumatismales, et elle succomba le 17 janvier 1808 à un mal de gorge gangreneux. Ce fut une vive douleur pour sa fille, et un grand changement dans la vie de ses enfants. Mon père a conservé toujours un souvenir profond et vivant de cette personne originale et spirituelle, quoiqu'il n'eût pas encore onze ans. La situation de madame de Vergennes dans le monde était assez considérable pour que M. Suard lui ait consacré un article nécrologique dans le Publiciste, éloge public moins usité alors qu'aujourd'hui. (P. R.)

M. de Talleyrand se retira avec un petit mouvement d'humeur. «Quel diable d'homme, dit-il, pour s'abandonner sans cesse à son premier mouvement, et ne pas savoir ce qu'il veut faire! Eh! qu'il se décide donc, qu'il ne nous laisse point ainsi jouets de ses paroles et ne sachant réellement sur quel pied nous devons nous tenir avec lui!»

L'impératrice reçut mon mari le lendemain et lui raconta qu'à six heures elle avait joint Bonaparte pour dîner, qu'il était très triste, silencieux, et que, pendant le repas, il n'avait pas prononcé une parole; qu'après dîner elle l'avait quitté pour faire sa toilette, et qu'ensuite elle avait attendu l'heure du cercle; mais qu'on était venu la chercher, en lui disant que l'empereur se sentait malade. Elle l'avait trouvé souffrant de crises d'estomac violentes, et dans un état de nerfs assez agité. En la voyant il n'avait pu retenir ses larmes, et, l'attirant sur son lit où il s'était jeté, sans aucun égard pour son élégante toilette, il la pressait dans ses bras, en répétant toujours:

«Ma pauvre Joséphine, je ne pourrai point te quitter!» Elle ajoutait que cet état lui avait inspiré plus de pitié que d'attendrissement, et qu'elle lui redisait sans cesse: «Sire, calmez-vous, sachez ce que vous voulez, et finissons de telles scènes.» Mais ces discours augmentaient encore la crise de Bonaparte, et cette crise devint assez vive pour qu'elle l'engageât à renoncer à se montrer au public, et à se mettre au lit. Enfin, il n'y consentit que dans le cas où elle s'y placerait à côté de lui, et il lui fallut se dépouiller au même instant de toute sa parure et partager cette couche, qu'à la lettre, disait-elle, il baignait de larmes, répétant toujours: «Ils m'environnent, ils me tourmentent, ils me rendent malheureux!» La nuit se passa dans un mélange de tendresse et de sommeil agité. Après il reprit empire sur lui-même et ne montra plus de si vives émotions.

L'impératrice flottait ainsi de l'espérance à la crainte; elle ne se fiait point à ces scènes pathétiques; elle prétendait que Bonaparte passait trop vite de ces protestations tendres à des querelles pour des galanteries qu'il lui supposait, ou à d'autres plaintes; qu'il voulait la fatiguer, la rendre malade, peut-être pis même; car j'ai dit comme son imagination abordait tout. Ou bien elle croyait qu'il s'efforçait de la dégoûter de lui en la tourmentant sans cesse. Il est certain que, soit par calcul, soit par suite de ses propres inquiétudes, il l'agitait en tous sens, et qu'elle fut sur le point d'être assez gravement incommodée. Quant à Fouché, il avait pris le parti de parler hautement du divorce à l'impératrice, à moi, à tout le monde, disant qu'on le renverrait si on voulait, mais qu'on ne l'empêcherait point de conseiller ce qui était utile. M. de Talleyrand l'écoutait dans un silence dédaigneux ou moqueur, et consentait à passer assez publiquement pour s'opposer au divorce. Bonaparte voyait tout cela, sans blâmer la conduite de l'un ni de l'autre, ni même celle de personne94. Notre cour cherchait à se taire encore plus et mieux que de coutume; car rien n'indiquait de quel côté de ces grands personnages il fallait se ranger. Au milieu de cette tourmente, le tragique événement de l'Espagne éclata, et le divorce parut tout à fait mis de côté.

Note 94: (retour) L'empereur pourtant continuait encore, en apparence, et quand il le croyait utile, à gourmander Fouché sur ses indiscrétions, car il lui écrivait de Venise, le 30 novembre 1807: «Je vous ai déjà fait connaître mon opinion sur la folie des démarches que vous avez faites à Fontainebleau, relativement à mes affaires intérieures. Après avoir lu votre bulletin du 19, et bien instruit des propos que vous tenez à Paris, je ne puis que vous réitérer que votre devoir est de suivre mon opinion, et non de marcher suivant votre caprice. En vous conduisant différemment, vous égarez l'opinion et vous sortez du chemin dans lequel tout honnête homme doit se tenir.» (P. R.)

CHAPITRE XXVIII.

(1807-1808.)

Retour de Fontainebleau.--Voyage de l'empereur en Italie.--La jeunesse de M. de Talleyrand.--Fêtes des Tuileries.--L'empereur et les artistes.--Opinion de l'empereur sur le gouvernement anglais.--Mariage de mademoiselle de Tascher.--Le comte Romanzow.--Mariage du maréchal Berthier.--Les majorats.--L'université.--Affaires d'Espagne.

Vers ce temps, à peu près, M. Molé fut nommé préfet de la Côte-d'Or. L'empereur s'était aperçu de la distinction de son esprit dans plusieurs occasions. Il l'avait en quelque sorte adopté, et son élévation était déterminée dans sa pensée. Il le gagnait de plus en plus, par des conversations où il mettait en évidence ce qu'il avait de plus remarquable, et Bonaparte s'entendait très bien à séduire la jeunesse. M. Molé montra quelque répugnance à s'éloigner de Paris, où lui et sa famille se trouvaient fort bien établis. «Il ne faut effaroucher personne, lui dit l'empereur, par un avancement trop prompt. D'ailleurs, quelques expériences administratives vous seront utiles. Je ne vous tiendrai à Dijon qu'un an, et, après, vous reviendrez, et vous serez content de moi.» Il lui a tenu parole.

Le voyage de Fontainebleau fut terminé vers le milieu de novembre, au grand contentement de chacun, car on était fatigué des fêtes et de leur contrainte. Les princes étrangers retournèrent pour la plupart chez eux, éblouis de notre magnificence, qui avait été administrée, si je puis me servir de cette expression, avec un ordre extrême; car l'empereur n'entendait jamais raillerie sur l'économie de ses propres affaires. Il fut très content quand M. de Rémusat lui demanda, pour le compte des dépenses, des fêtes, des spectacles, seulement 150 000 francs; et, en effet, si on avait comparé la somme avec les résultats, on eût remarqué quel soin minutieux il avait fallu apporter à la dépense. L'empereur, qui se voulait instruire de tout, rappela à cette occasion ce que coûtaient autrefois à la cour de France de pareils voyages95, et il mit une certaine vanité, assez fondée après tout, à ce rapprochement. Le service de la maison, très rigoureusement tenu par le grand maréchal, fut arrêté et payé de même, et tout se trouva en ordre et dans une règle très exacte. Ce Duroc tenait remarquablement la maison impériale, mais avec des formes dures, toutes émanées de la dureté du maître. Quand l'empereur grondait, on s'apercevait dans le château d'une succession de brutalités dont le moindre valet de pied ressentait les atteintes. Le service se faisait avec une exactitude de discipline; les punitions étaient sévères, l'exigence ne se relâchait point; aussi chacun ne manquait jamais à son poste, et tout se passait en silence et régulièrement. Tout abus était surveillé, les bénéfices des gens calculés et réglés d'avance. Dans les offices et dans les cuisines, la moindre chose, un simple bouillon, un verre d'eau sucrée ne se seraient pas distribués sans l'autorisation ou le bon du grand maréchal. De même, il ne se passait rien dans le palais dont il ne fût informé. Il était d'une discrétion à toute épreuve, et redisait tout seulement à l'empereur, qui s'informait des moindres choses.

Note 95: (retour) Les mêmes plaisirs du roi, au dernier voyage de Fontainebleau, sous Louis XVI, avaient coûté près de deux millions.

L'empereur quitta Fontainebleau pour faire un court voyage en Italie. Il voulait revoir Milan, se montrer à Venise, communiquer avec son frère Joseph, et, je pense, surtout, prendre une détermination à l'égard du royaume d'Italie, détermination par laquelle il croyait rassurer l'Europe, et, de plus, signifier à la reine d'Étrurie, fille du roi d'Espagne, qu'elle eût à quitter son royaume. Préparant en secret l'envahissement de l'Espagne, il savait que la réunion des deux couronnes de France et d'Italie avait souvent effarouché l'Europe. En appelant Eugène à la succession future du trône d'Italie, il annonçait que cette réunion ne serait point éternelle, et il supposait qu'on adopterait cette concession, qui ne le dépossédait point et qui mettait une borne au pouvoir de son successeur.

Murat, qui trouvait un grand avantage pour lui à ne point interrompre les communications avec son beau-frère, obtint la permission de l'accompagner dans ce petit voyage, au grand déplaisir de M. de Talleyrand, qui prévit qu'on profiterait de son absence pour écarter de plus en plus ses plans. L'empereur partit donc le 16 novembre, et l'impératrice revint à Paris. Le prince primat y demeura encore quelque temps, ainsi que les princes de Mecklembourg. Ils venaient aux Tuileries tous les soirs, on jouait, on causait peu, on écoutait de la musique; mais l'impératrice parut parler un peu plus à ce prince de Mecklembourg-Schwerin. On le remarqua, comme je l'ai dit, mais en riant, et on y mettait si peu d'importance qu'on en plaisantait l'impératrice elle-même. Quelques personnes prirent sérieusement ces plaisanteries, écrivirent à l'empereur, et, au retour, il gronda beaucoup. Habitué à se passer bien des fantaisies, il se montrait sévère pour celles des autres. Pendant ce voyage on donnait à Paris, sur l'un des petits théâtres, un vaudeville qui avait un grand succès et que tout le monde voulait voir. Madame Bonaparte en eut fantaisie comme les autres. Elle chargea M. de Rémusat de lui faire garder une petite loge, et, s'étant vêtue simplement et ayant pris une voiture sans armes, elle se rendit en secret à ce théâtre avec quelques dames et les deux princes de Mecklembourg. On écrivit encore à Milan cette très petite affaire; l'empereur écrivit à son tour une lettre fulminante, et il reprocha à sa femme, en revenant, de ne point savoir garder sa dignité. Je me rappelle même que, dans son mécontentement, il lui représentait que la reine de France s'était autrefois fait le plus grand tort, en ne craignant point de manquer à son rang par des légèretés de cette espèce.

Pendant son absence, la garde impériale fit une entrée triomphale à Paris; elle fut haranguée par le préfet et devint l'objet de beaucoup de fêtes.

J'ai dit aussi que les soeurs de charité furent rétablies; le ministre de l'intérieur les rassembla chez Madame mère et leur distribua des médailles en sa présence. L'empereur voulait que sa mère fût à la tête de tous les établissements de charité; mais elle n'avait rien, dans sa manière d'être, qui la rendît populaire, et elle s'acquittait sans goût ni habileté de ce dont elle était chargée.

L'empereur parut content de l'administration du royaume d'Italie et parcourut ce royaume tout entier. Il alla à Venise, où il fut joint par son frère Joseph, et par le roi et la reine de Bavière, qui allèrent lui rendre visite, ainsi que madame Bacciochi, qui sollicita quelque agrandissement de ses États. Pendant ce temps, la Russie rompait tout à fait avec l'Angleterre; une partie de nos armées, encore dans le nord de l'Allemagne, tenait en échec le roi de Suède; Bernadotte, à Hambourg, communiquait avec les Suédois mécontents, et acquérait une réputation personnelle qu'il soutenait avec soin. Il employait l'argent aussi pour se faire des créatures. Il n'est pourtant pas vraisemblable qu'il eût dès lors idée de ce qui lui est arrivé depuis; mais son ambition, quoique vague encore, le conduisait à se ménager des chances quelles qu'elles fussent, et, à cette époque, on pouvait au fond, dans certaines situations, tout entreprendre et tout espérer. Le prince du Brésil quitta Lisbonne le 29 novembre, et le général Junot y entra, peu de jours après, avec notre armée, en déclarant, toujours selon la coutume, que nous venions dégager les Portugais du joug des Anglais. Vers la fin de ce mois, l'empereur, ayant assemblé à Milan le Corps législatif, déclara qu'il adoptait solennellement Eugène, qui devenait héritier de la couronne d'Italie, à défaut d'héritiers mâles de l'empereur. En même temps, il lui permit de porter le titre de prince de Venise, et il créa la petite princesse qui venait de naître, princesse de Bologne. Après cela, il revint à Paris, où il arriva le 1er janvier 1808.

J'étais alors bien douloureusement occupée. J'avais retrouvé ma mère malade, à mon retour de Fontainebleau. Son état de langueur se prolongea d'abord, sans me donner de l'inquiétude. Toute souffrante qu'elle était, elle se montra fort contente des améliorations qui s'étaient faites dans notre situation, et je commençai, pendant les premiers temps de sa maladie, à établir ma maison sur le pied qu'avait ordonné l'empereur. Vers la fin de décembre, le mal de ma mère devint si alarmant, que nous ne pensâmes plus qu'à lui donner nos soins, et que notre maison fut fermée. Trois semaines après, nous eûmes le malheur de la perdre, et l'un des plus tendres liens de mon coeur, comme l'une de mes plus douces jouissances, fut à jamais perdu. Ma mère était une personne distinguée de toute manière. Elle avait beaucoup d'esprit, une raison aimable et solide, dans le monde une considération méritée. Elle nous était utile et agréable à chaque instant du jour. Elle fut universellement regrettée; sa perte nous jeta dans le désespoir; mon mari la pleura comme un vrai fils; on nous plaignit, même à la cour, car on savait ce qu'elle valait. L'empereur lui-même s'exprima bien sur ce malheur, et en parla très convenablement à M. de Rémusat quand il le revit; mais j'ai dit ailleurs que la vie de retraite que la convenance et ma douleur me forcèrent de mener, ayant contrarié ses vues, trois ou quatre mois après, il nous retira cette portion de notre revenu qu'il nous avait accordée pour la dépenser d'une manière brillante, en disant qu'elle nous était inutile, et nous laissant par là fort embarrassés de dettes qu'il nous avait obligés de contracter.

Je passai cet hiver bien tristement; je pleurais amèrement ma mère; j'étais séparée de mon fils aîné que nous avions mis au collège pour qu'il y cultivât les heureuses dispositions qui annonçaient déjà l'esprit distingué qui s'est, depuis, développé chez lui; ma santé était mauvaise, mon âme toute découragée. Assurément, ma société ne pouvait offrir de grandes distractions à M. de Talleyrand, et pourtant, il ne me dédaigna point dans mon malheur. Il fut un des plus assidus à me soigner. Il avait connu ma mère autrefois, il m'en parlait bien, et m'écoutait dans mes souvenirs. La gravité de ma peine dissipait toutes mes petites prétentions à faire de l'esprit devant lui; je ne retenais point mes larmes en sa présence. Souvent, en tiers avec mon mari et moi, il ne se montrait point importuné, ni de ma douleur, ni des tendres consolations que m'offrait si affectueusement M. de Rémusat. Il me semble, quand j'y pense, qu'en nous voyant, il nous examinait avec une sorte de curiosité. Sa vie tout entière l'avait tenu loin des affections naturelles; nous lui donnions un spectacle nouveau qui le remuait un peu. Il semblait apprendre, pour la première fois, ce qu'une tendresse mutuelle, fondée sur les sentiments les plus moraux, procure de douceur et de courage contre les traverses de la vie. Ce qui se passait dans ma chambre le reposait de ce qui se passait ailleurs, peut-être même de ses souvenirs; car, plus d'une fois, à cette époque, il m'a parlé de lui-même avec regret, je dirais presque avec dégoût.

Enfin, comme nous étions touchés de ses soins, nous y répondions par une reconnaissance qui partait du plus profond du coeur; il revenait de plus en plus fréquemment entre nous deux, et il y demeurait longtemps; plus de plaisanteries, de railleries sur les autres, entre nous. Rendue à moi-même, je lui laissais voir le fond d'une âme vive, et que l'habitude d'un bonheur intérieur avait rendue douce. Au travers de mes regrets, de ma profonde mélancolie, de l'oubli où je vivais de tout ce qui se passait au dehors, je le transportais dans des régions inconnues pour lui, à la découverte desquelles il semblait prendre plaisir. J'acquis peu à peu la liberté de lui tout dire; il me laissa prendre le droit de le blâmer, de le juger souvent assez sévèrement. Ma sincérité ne parut jamais lui déplaire, et je formai avec lui une liaison intime, et qui nous fut agréable à l'un et à l'autre. Quand je parvenais à l'émouvoir, j'étais satisfaite comme d'une victoire, et lui me savait gré d'avoir remué son âme, si souvent endormie par habitude, par système et par indifférence.

Une fois, emportée par les disparates qui échappaient à son caractère, je me laissai aller à lui dire: «Bon Dieu! quel dommage que vous vous soyez gâté à plaisir! Car, enfin, il me semble que vous valez mieux que vous

Il se mit à sourire. «La manière dont se passent nos premières années, me dit-il, influe sur toute la vie, et, si je vous disais de quelle façon j'ai passé ma jeunesse, vous arriveriez à vous moins étonner de beaucoup de choses.» Ce fut alors qu'il me conta que, estropié, se trouvant aîné dans sa famille, et, par son accident, trompant les espérances, et même les convenances qui, avant la Révolution, destinaient tout aîné d'une noble famille à l'état militaire, il avait été repoussé de son intérieur, renvoyé en province près d'une vieille tante. Sans le l'aire rentrer dans la maison paternelle, on l'avait ensuite placé dans un séminaire, en lui signifiant qu'il embrasserait l'état ecclésiastique, pour lequel il ne se sentait aucun goût. Durant les années qu'il avait passées à Saint-Sulpice, il s'était vu forcé de demeurer presque toujours solitaire dans sa chambre, son infirmité ne lui permettant guère de se tenir longtemps sur ses jambes, ne pouvant se livrer à aucune des distractions, à aucun des mouvements de l'enfance, s'abandonnant à la plus profonde mélancolie, prenant dès lors mauvaise opinion de la vie sociale, s'irritant contre cet état de prêtre qu'on lui imposait malgré lui, et se pénétrant de l'idée qu'il n'était point forcé d'observer bien scrupuleusement des devoirs auxquels on le contraignait, sans l'avoir consulté. Il ajoutait qu'il avait éprouvé le dégoût le plus profond de ce monde, un grand fonds d'irritation contre les préjugés, et qu'il n'avait échappé au désespoir qu'en se convertissant peu à peu à une véritable indifférence sur les hommes et sur les choses; qu'ensuite, se retrouvant enfin vis-à-vis de son père et de sa mère, il avait été reçu comme un objet déplaisant, et traité avec la plus grande froideur; que jamais un mot affectueux ou une consolation ne lui furent adressés. «Vous voyez, me disait-il, que, dans cette situation, il fallait mourir de chagrin, ou s'engourdir de manière à ne plus rien sentir de ce qui me manquait. Je tournai à l'engourdissement, et je veux bien convenir avec vous que j'eus tort. Il eût peut-être mieux valu souffrir, et conserver des facultés de sentir un peu fortement; car cette insouciance de l'âme, que vous me reprochez, m'a souvent dégoûté de moi-même. Je n'ai point assez aimé les autres; mais je ne me suis guère aimé non plus, et je n'ai pas pris assez d'intérêt à moi96.

Note 96: (retour) Parmi les récits de la jeunesse de M. de Talleyrand, je ne saurais oublier une anecdote que mon père m'a contée, la tenant évidemment de sa mère. M. de Talleyrand étudiait en théologie, lorsqu'une fois, en sortant d'un sermon à Saint-Sulpice, il trouva sur les degrés une jeune femme élégante et agréable qu'une pluie subite embarrassait fort, et qui ne savait comment s'en aller. Il lui offrit son bras, et un de ces petits parapluies, en sens inverse des nôtres, qui commençaient à être à la mode; elle accepta, et il la reconduisit chez elle. Elle l'engagea à venir la voir. Ils firent connaissance. C'était mademoiselle Luzy, qui était ou travaillait pour être, de la Comédie française. Elle lui raconta qu'elle était un peu dévote, qu'elle n'avait nul goût pour le théâtre, et que c'était malgré elle, et forcée par ses parents, qu'elle se destinait à ce métier: «C'est comme moi, lui répondit-il, je n'ai aucun penchant pour le séminaire et l'Église, et ce sont mes parents qui me contraignent.» Ils s'étendirent chacun sur ce sujet, et ce fut cette confidence mutuelle sur leur vocation contrariée qui les lia comme on se lie à vingt ans. (P. R.)

»Une fois, je fus tiré de cette indifférence par une passion très forte pour la princesse Charlotte de Montmorency. Elle m'aimait beaucoup aussi. Je m'irritai plus que jamais contre l'obstacle qui s'opposait à ce que je l'épousasse. Je fis beaucoup de démarches pour me faire relever de ces voeux qui m'étaient odieux; je crois que j'y serais parvenu sans la Révolution qui éclata, et ne permit point au pape de m'accorder ce que je souhaitais. Vous comprenez que, dans la disposition où j'étais, je dus accueillir cette révolution avec empressement. Elle attaquait des principes et des usages dont j'avais été victime; elle me paraissait faite pour rompre mes chaînes, elle plaisait à mon esprit; j'embrassai vivement sa cause, et, depuis, les événements ont disposé de moi.»

Quand M. de Talleyrand me parlait ainsi, je le plaignais du fond de l'âme, parce que je comprenais cette triste influence d'une jeunesse toute décolorée sur le reste d'une vie; mais je ne sentais pas moins intérieurement qu'un caractère, tant soit peu énergique, se fût gardé de conclure comme lui, et je déplorais devant lui qu'il eût encore flétri sa vie de cette manière.

Il est très certain qu'une funeste insouciance du bien et du mal fut le fondement de la nature de M. de Talleyrand; mais on lui doit cette justice qu'il se garda bien d'ériger en principe aucune immoralité. Il sent le prix de la vertu chez les autres; il la loue bien; il la considère, et ne cherche jamais à la corrompre par aucun système vicieux. Il semble même qu'il trouve une sorte de plaisir à la contempler. Il n'a pas, comme Bonaparte, cette funeste idée que la vertu n'existe nulle part, et n'est qu'une ruse ou qu'une affectation de plus. Je l'ai souvent, entendu vanter des actions qui devenaient une amère critique des siennes; sa conversation n'est jamais ni immorale ni irréligieuse; il estime les bons prêtres, il aime à approuver; il a de la bonté et de la justice dans le coeur, mais il n'applique point à lui ce qu'il apprécie dans les autres; il s'est placé à part, il a conclu autrement pour lui. Il est faible, froid, et aujourd'hui, et depuis si longtemps blasé sur tout, qu'il cherche des distractions, comme un palais émoussé a besoin d'une nourriture piquante.

Les pensées sérieuses, appliquées à la morale ou aux sentiments naturels, lui sont pénibles, en le ramenant à des réflexions qu'il craint, et, par une plaisanterie, il cherche à échapper à ce qu'il éprouve. Une foule de circonstances l'ont entouré de gens dépravés ou légers qui l'ont encouragé à mille futilités; ces gens lui sont commodes parce qu'ils l'arrachent à sa pensée; mais ils ne peuvent le sauver d'un profond ennui qui lui donne un besoin impérieux des grandes affaires. Ces affaires ne le fatiguent point, parce qu'il ne les prend guère complètement; il est rare qu'il entre avec son âme dans quelque chose. Son esprit est supérieur, souvent juste; il voit vrai, mais il agit faiblement. Il a de la mollesse, et ce qu'on appelle du décousu; il échappe à toutes les espérances; il plaît beaucoup, ne satisfait jamais, et finit par inspirer une sorte de pitié à laquelle se mêle, quand on le voit souvent, un réel attachement. Je crois que, tant que notre liaison a duré, elle lui a fait du bien; je venais à bout de ramener chez lui des sentiments endormis, je le ramenais à des pensées élevées; je l'intéressais à une foule de sensations, ou neuves, ou oubliées; il me devait des émotions nouvelles; il me le disait, et m'en savait gré. Il venait me chercher souvent; j'avoue que je l'en ai estimé quelque peu, car il ne trouvait en moi aucune complaisance pour flatter ses faiblesses, et je lui parlais une langue qu'il n'avait point entendue depuis longtemps.

Il était alors de plus en plus blessé de ce qui se tramait contre l'Espagne. Les ruses vraiment diaboliques que préparait l'empereur offensaient sinon la morale, du moins un goût des convenances qu'il portait dans la politique comme dans les affaires sociales. Il en prévoyait les conséquences, il me les a prédites dès cette époque, et il me dit une fois: «Le malheureux va remettre en question toute sa situation!» Il eût toujours voulu qu'on déclarât une guerre franche au roi d'Espagne, si on ne pouvait obtenir ce qu'on voulait, qu'on lui dictât des conditions avantageuses, qu'on chassât le prince de la Paix, et qu'on s'alliât, par un mariage, avec l'infant Ferdinand. Mais l'empereur voyait une sûreté de plus dans l'expulsion de la maison de Bourbon, et s'entêtait à ses projets, dupe aussi cette fois des ruses dont on l'environnait. Murat et le prince de la Paix, je l'ai dit, se flattaient d'attraper deux trônes. L'empereur n'avait point le projet de leur procurer cette satisfaction; mais il les trompait, et croyait trop volontiers aux facilités qu'ils s'empressaient de lui offrir pour arriver à leurs fins. Ainsi tout le monde dans cette affaire rusait, et, en même temps, tout le monde était trompé.

L'hiver se passa brillamment; on avait terminé cette jolie salle que renferment les Tuileries. Les jours de cercle, on donna des spectacles, le plus souvent italiens, quelquefois français. La cour s'y montrait en grand gala; on distribuait des billets à des personnes de la ville pour les galeries supérieures. Nous leur faisions aussi spectacle. Tout le monde voulut assister à ces représentations. On y déploya le plus grand luxe. On donna des bals parés et même masqués. Ce fut un plaisir nouveau pour l'empereur, auquel il se livra volontiers. Quelques-uns de ses ministres, sa soeur Murat, le prince de Neuchatel, eurent ordre d'inviter une assez grande quantité de monde, soit de la cour, soit de la ville. Les hommes portaient un domino, les femmes un élégant costume, et le plaisir de ce déguisement était à peu près le seul qu'elles apportassent dans ces assemblées, où l'on savait que l'empereur était présent, et où la crainte de le rencontrer imposait un peu silence. Pour lui, masqué jusqu'aux dents, assez facilement reconnu, cependant, par sa tournure particulière dont il ne se pouvait défaire, il parcourait les appartements, ordinairement appuyé sur le bras de Duroc. Il attaquait lestement les femmes, avec assez peu de décence dans les propos, et, s'il était attaqué lui-même, et ne reconnaissait pas tout de suite qui lui parlait, il finissait par arracher le masque, découvrant ce qu'il était par cet acte impoli de sa puissance. Il avait aussi grand plaisir à se servir de son déguisement pour aller tourmenter certains maris par des anecdotes, vraies ou fausses, sur leurs femmes. S'il apprenait que ces révélations avaient quelques suites, il s'en irritait après; car il ne voulait pas même que les actes de mécontentement qu'il avait excités fussent indépendants de lui. Il faut le dire, parce que cela est vrai, il y a dans Bonaparte une certaine mauvaise nature innée qui a particulièrement le goût du mal, dans les grandes choses comme dans les petites.

Cependant, au milieu de tous ces plaisirs, il travaillait fortement, et sa guerre personnelle avec le gouvernement anglais l'occupait beaucoup. Il imaginait toute sorte de moyens pour soutenir son système continental. Il se flattait de répondre par des articles de journaux au mécontentement qu'excitaient partout le renchérissement du sucre et du café, et la privation des marchandises anglaises. Il encourageait toutes les découvertes. Il espérait que le sucre de betterave et d'autres inventions, soit pour certaines productions, soit pour la confection des couleurs, nous affranchiraient du besoin de l'étranger. Il se fit adresser publiquement un rapport par le ministre de l'intérieur, qui avait obtenu, par le moyen des préfets, des lettres de chambres de commerce qui approuvaient le système continental, ce système devant imposer, disait-on, des privations momentanées pour assurer un jour la liberté des mers. On poursuivait les Anglais partout; on les tenait prisonniers à Verdun, on confisquait leurs biens en Portugal, on forçait la Prusse à se liguer contre eux; on menaçait la Suède, dont le roi s'entêtait à demeurer leur allié. La corde se tendait de part et d'autre. Il était impossible de ne pas prévoir que la mort seule de l'un des contendants terminerait la querelle, et les esprits sages s'inquiétaient déjà sérieusement. Mais, comme on nous trompait sur tout, la défiance se glissait toujours à chacune des lectures que nous faisions dans les journaux. On lisait sans croire. L'empereur s'épuisait à écrire sans persuader. Il s'irritait de cette défiance, et prenait tous les jours plus d'aversion contre les Parisiens. Il mettait sa vanité à vouloir convaincre; l'exercice de son pouvoir lui paraissait incomplet, quand il manquait son effet sur la pensée; le vrai moyen de lui plaire était de se montrer crédule: «Vous aimez Berthier, lui disait M. de Talleyrand, parce qu'il croit en vous.»

Quelquefois, on insérait dans les journaux, pour nous reposer des articles politiques, des anecdotes racontant des mots et des actions journalières de l'empereur. On nous contait, par exemple, qu'il avait été voir le tableau de David qui représentait la cérémonie de son couronnement, qu'il avait admiré et intéressé le peintre par une foule d'observations fines et remarquables, et que, en sortant, il avait ôté son chapeau pour le saluer, et montrer les sentiments de bienveillance qu'il accordait à tous les artistes.

Ceci me rappelle qu'il reprocha une fois, à M. de Luçay, l'un de ses préfets du palais, et alors chargé de la surintendance de l'Opéra, de recevoir avec quelque hauteur les acteurs, lorsqu'ils avaient affaire à lui. «Savez-vous bien, lui disait-il, qu'un talent, dans quelque genre qu'il soit, est une vraie puissance, et que, moi-même, je ne reçois point Talma sans ôter mon chapeau?» Il y avait bien un peu d'exagération dans ce qu'il disait là; mais il est certain qu'il se montrait accueillant pour les artistes distingués, et qu'il les encourageait de ses largesses et de ses paroles, pourvu toutefois qu'ils se montrassent soumis à dévouer leur art à ses plaisirs, à ses louanges et à ses projets; car une réputation importante, indépendamment de sa volonté, l'offusquait; une gloire qu'il ne donnait pas le choquait toujours97. Il persécuta madame de Staël, parce qu'elle demeura hors de la ligne qu'il eût voulu lui tracer; il négligea l'abbé Delille, qui vécut loin de lui dans la retraite; il mit souvent aux prises avec sa police M. de Chateaubriand, qui l'avait blessé, et qui affectait des opinions offensantes pour lui; enfin, il faut se mettre bien en tête que chacune de ses actions, à l'égard de qui que ce fût, était toujours le résultat d'un marché.

Note 97: (retour) Dans ce temps, deux auteurs assez distingués, Jouy et Spontini, ayant donné l'opéra de la Vestale qui eut un grand succès, l'empereur, qui s'était mis en tête, on ne sait trop pourquoi, de préférer la musique française de l'auteur des Bardes, Lesueur sut un mauvais gré réel aux Parisiens de ne pas penser comme lui. Il conserva une sorte de malveillance contre le musicien italien, dont on retrouve les effets lors de la distribution des prix décennaux.

Le 21 janvier 1808, le Sénat assemblé accorda la levée de 80 000 combattants sur la conscription de 1809. Le conseiller d'État Régnault, orateur ordinaire dans ces sortes d'occasions, démontra que, de même que les levées précédentes avaient servi à conquérir la paix continentale, de même celle-ci servirait à obtenir enfin la liberté des mers; et personne ne contredit ce raisonnement. On a su que le sénateur Lanjuinais et quelques autres avaient parfois, pendant la durée de ce règne, essayé au Sénat quelques représentations sur ces levées si dures et si multipliées; mais ces observations s'évaporaient dans l'enceinte du palais sénatorial, et ne changeaient rien aux décisions prescrites d'avance. Le Sénat, soumis et craintif, n'inspirait aucune confiance nationale, et même on s'accoutuma à le regarder peu à peu avec une sorte de mépris. Les hommes sont sévères les uns envers les autres; ils ne se pardonnent point leurs faiblesses, et ils voudraient pouvoir applaudir dans un autre la vertu dont ils ne sont souvent point susceptibles; enfin, quelle que soit la tyrannie, l'opinion, pour qui veut l'écouter, se venge toujours plus ou moins. Il n'est pas de despote qui ignore les pensées qu'il inspire, le blâme qu'il excite. Bonaparte savait très positivement ce qu'il était, en bien et en mal, dans l'esprit des Français, mais il se flattait de pouvoir tout dominer.

Dans le rapport que son ministre de la guerre, le général Clarke, lui fit à l'occasion des nouvelles levées, on lit ces propres paroles: «Une politique vulgaire serait un fléau pour la France, elle rendrait imparfaits les grands résultats que vous avez préparés.» Personne n'était dupe de ces formules; on aurait pu souvent, toujours, demander comme dans la comédie: Qui est-ce donc qu'on trompe ici? mais on se taisait, et cela suffisait.

Peu après, les villes de Kehl, de Cassel, de Wesel et de Flessingue furent réunies à l'Empire, comme des clefs qu'il devenait nécessaire d'avoir en notre possession. On faisait à Anvers d'immenses et beaux travaux. En tout, l'activité était grande sur tous les points des pays qui dépendaient de la France.

Au moment où le Parlement d'Angleterre s'ouvrit, il paraît que l'empereur conçut encore des espérances de mésintelligence entre le gouvernement anglais et la nation. Les discussions furent assez vives, l'opposition tonna comme de coutume. L'empereur l'aidait de tout son pouvoir, les notes du Moniteur étaient fulminantes; on payait quelques journalistes anglais, on se flattait de produire quelques désordres; mais le ministère anglais, au fond, marchait dans une route qui, quoique difficile, était honorable à son pays, et il avait toujours l'avantage. À chaque vote, l'empereur ressentait une colère nouvelle, et il avouait qu'il ne comprenait rien à cette forme de gouvernement «libéral, disait-il, et où la voix du parti populaire n'avait jamais d'importance». Quelquefois, avec une sorte d'audace paradoxale, il disait: «En France, au fond, il y a bien plus de liberté qu'en Angleterre; car ce qu'il y a de pire pour une nation, c'est de pouvoir exprimer son voeu sans qu'il soit écouté. Ce n'est au bout du compte qu'une comédie offensante, une simagrée de liberté. Quant à moi, il n'arrive pas qu'on puisse me taire l'état de la France; je sais tout par moi-même, j'ai des rapports exacts, et je ne serais pas assez insensé pour oser faire ce qui serait en opposition directe avec les intérêts ou le caractère français. Toutes les clartés me parviennent comme à un centre commun. J'agis en conséquence, tandis que, chez nos voisins, on ne s'écarte point d'un système convenu qui est de maintenir l'oligarchie, à quelque prix que ce soit. Et, dans ce siècle, les hommes acceptent mieux le pouvoir d'un homme habile et absolu que la puissance humiliante d'une noblesse abâtardie partout.» Quand Bonaparte s'exprimait ainsi, en vérité on ne sait s'il cherchait à tromper les autres ou à se tromper lui-même. Son imagination, naturellement vive, influait-elle sur son esprit ordinairement si mathématique? La lassitude de la nation l'abusait-elle? Cherchait-il à se persuader ce qu'il souhaitait? On a cru le voir s'y efforcer souvent, et même quelquefois y parvenir. Au reste, comme je l'ai dit, Bonaparte pensait toujours se rapprocher de l'esprit de la Révolution, en attaquant ce qu'il appelait les oligarques; il voulait à tout propos l'égalité, qui n'était pour lui que du nivellement. Le nivellement est à l'égalité, précisément ce que le despotisme est à la liberté; car il écrase et détruit les facultés et les situations naturelles, auxquelles l'égalité donne carrière. L'aristocratie des classes nivelle, en effet, tout ce qui se trouve en dehors de ces classes privilégiées, en réduisant, par la plus douloureuse inégalité, la force à la condition de la faiblesse, le mérite à l'état de nullité.

L'égalité, au contraire, ennemie du nivellement, en permettant à chacun d'être ce qu'il est, d'arriver où il peut, ramène dans la société toute la variété des élévations naturelles et des influences légitimes. Elle forme aussi une aristocratie, non de classes, mais d'individus; non pas une aristocratie constituée de manière à niveler tout ce qu'elle domine, mais une aristocratie destinée à attirer dans la sphère élevée de son égalité tout ce qui mérite d'y atteindre. L'empereur avait, sans doute, le sentiment de ces différences; aussi, malgré sa noblesse, ses décorations, ses sénatoreries, toutes ses belles paroles, il ne tendait à autre chose qu'à enter son pouvoir absolu sur une vaste démocratie; car il y a aussi une démocratie niveleuse là où les droits politiques, accordés, en apparence, à tous, ne sont mis à la portée de personne.

Vers le commencement de février, on célébra le mariage de mademoiselle de Tascher, créole et cousine de madame Bonaparte. Elle fut élevée au rang de princesse, et mariée par la reine de Hollande. La famille de son mari était alors au comble de la joie, et montrait une obséquiosité remarquable. Elle se flattait d'arriver à de grandes élévations. Le divorce la désenchanta tout à fait, et elle se brouilla avec cette jeune princesse, qui ne lui apportait point tout ce qu'elle avait espéré.

Nous vîmes dans ce temps à Paris le comte de Romanzow, ministre des affaires étrangères de Russie. C'était un homme d'esprit et de sens; il arriva plein d'admiration pour l'empereur et animé encore par l'enthousiasme réel qu'éprouvait alors le jeune souverain. Maître de lui cependant, il observa l'empereur avec attention; il s'aperçut de l'état de gêne des Parisiens, qui acceptaient leur gloire sans se l'approprier; il fut frappé de certaines disparates, et se forma un jugement modéré qui, depuis, a bien pu avoir quelque influence sur le czar. L'empereur lui demanda: «Comment trouvez-vous que je gouverne les Français?--Sire, un peu trop sérieusement,» répondit-il.

Bonaparte, à l'aide d'un sénatus-consulte, créa une nouvelle grande dignité de l'Empire, sous le titre de gouverneur général au delà des Alpes, et il conféra cette dignité au prince Borghèse, qui fut envoyé à Turin avec sa femme. Ce prince se vit forcé de vendre à l'empereur toutes les plus belles statues que renfermait la villa Borghèse, et dont on orna notre Musée. C'était alors une admirable chose que cette collection de tout ce que l'Europe avait possédé de chefs-d'oeuvre réunis avec soin et élégance au Louvre, et, par ce genre de conquête, Bonaparte parlait très bien à la vanité et au goût français. Il se fit faire un rapport, en séance du conseil d'État, sur les progrès des sciences, des lettres et des arts, depuis 1789, par une commission à la tête de laquelle était M. de Bougainville. Après avoir entendu le rapport, il répondit en ces termes:

«J'ai voulu vous entendre sur les progrès de l'esprit humain dans ces derniers temps, afin que ce que vous auriez à me dire fût entendu de toutes les nations, et fermât la bouche aux détracteurs de notre siècle, qui, cherchant à faire rétrograder l'esprit humain, paraissent avoir pour but de l'éteindre. J'ai voulu connaître ce qui me restait à faire pour encourager vos travaux, pour me consoler de ne pouvoir plus concourir autrement à leurs succès. Le bien de mes peuples et la gloire de mon trône sont également intéressés à la prospérité des sciences. Mon ministre de l'intérieur me fera un rapport sur toutes vos demandes; vous pouvez compter constamment sur les effets de ma protection.»

C'est ainsi que l'empereur s'occupait de tout à la fois, et qu'habilement il rattachait toutes les gloires humaines à l'éclat et à la grandeur de son règne.

J'ai dit qu'il désirait beaucoup fonder autour de lui des familles qui perpétuassent le souvenir des dignités qu'il accordait à ses favorisés. Il était blessé des obstacles qu'il avait rencontrés chez M. de Caulaincourt, qui était parti pour la Russie, déclarant très positivement que, ne pouvant épouser madame de----, il ne se marierait jamais. L'empereur essayait de surmonter une autre opposition qu'il trouvait chez l'homme qu'il aimait le mieux, le prince de Neuchatel, maréchal Berthier. Depuis nombre d'années, celui-ci était intimement attaché à une Italienne, qui, plus près de cinquante ans que de quarante, avait encore une beauté remarquable.

Elle exerçait sur lui un grand empire, au point de se faire pardonner une foule de distractions qu'elle ne craignait point de se permettre devant ses yeux, et qu'elle colorait selon qu'il lui convenait, ou dont elle obtenait le pardon. Le maréchal Berthier, tourmenté par l'empereur, demandait souvent à son maître, pour prix de sa fidélité, de ne point le poursuivre dans cette chère faiblesse de son coeur. Bonaparte s'irritait, se moquait, revenait à la charge, et ne pouvait vaincre cette résistance qui dura plusieurs années. Cependant, à force de prières et de paroles, il l'emporta enfin, et Berthier, tout en répandant de vraies larmes, consentit à épouser une princesse qui tenait à la maison de Bavière, et qui fut conduite à Paris. Ils reçurent la bénédiction nuptiale en présence de l'impératrice et de l'empereur98. Cette princesse n'était nullement belle, et elle ne put faire oublier à son nouvel époux les sentiments qui l'attachaient. Il conserva donc cette passion jusqu'à la fin de sa vie.

Note 98: (retour) La princesse Marie-Élisabeth était fille du duc de Bavière-Birkenfeld.

La princesse était une excellente personne, assez pauvre. Elle se plaisait à la cour de France, elle trouvait qu'elle avait fait un bon mariage. Le prince de Neuchatel, comblé de dons de l'empereur, jouissait d'un immense revenu99, et ce ménage de trois personnes vivait dans une parfaite intelligence. Elle est demeurée à Paris depuis la Restauration, et depuis la mort du maréchal, qui, pris d'une fièvre chaude au retour de Bonaparte, au 20 mars 1815, dans sa terreur de cet événement, perdit la tête au point de se précipiter ou de se laisser tomber (ainsi que quelques-uns l'ont dit) d'une fenêtre100. Il a laissé deux garçons. La belle Italienne est aussi à Paris, et continue ses relations avec la princesse101.

Note 99: (retour) Il a eu jusqu'à un million de revenu.
Note 100: (retour) Le roi l'avait fait capitaine de l'une de ses compagnies de gardes du corps.
Note 101: (retour) La mort du prince de Neuchatel est entourée de circonstances tragiques et mystérieuses. Les uns assurent, en effet, qu'il s'est jeté par une fenêtre pendant un accès de fièvre chaude, les autres qu'il fut assassiné, et jeté dans la rue par une troupe de gens masqués. Il avait abandonné l'empereur, l'un des premiers parmi les maréchaux, et avait reconnu le nouveau gouvernement, avant même l'abdication de Fontainebleau. Le duc de Rovigo l'accuse dans ses Mémoires d'avoir ourdi un complot contre la vie de l'empereur. (P. R.)

Ce fut dans ce temps que l'empereur montra plus fortement encore que par le passé quelles idées monarchiques germaient dans sa tête, et qu'il fonda l'institution des majorats. Cette institution fut approuvée d'un grand nombre, blâmée par les autres, enviée d'une certaine classe, et adoptée en général assez vivement par beaucoup de familles, qui saisirent cette occasion de donner une importance à l'aîné de leur race, et de perpétuer leur nom.

L'archichancelier porta le décret au Sénat. Il représenta dans son discours que les distinctions héréditaires étaient de l'essence de la monarchie, qu'elles donnaient un nouvel aliment à ce qu'on appelle en France l'honneur, et que notre caractère national nous portait à les accueillir avec empressement.

Ensuite, il prononça quelques paroles pour rassurer les hommes de la Révolution, ajoutant que tous les citoyens ne seraient pas moins toujours égaux devant la loi, et que les distinctions accordées indistinctement à tous ceux qui les méritaient devaient, sans exciter la jalousie, enflammer l'ardeur de tous. Le Sénat reçut cette nouvelle détermination avec son approbation ordinaire, et vota une adresse de remerciement et d'admiration à l'empereur. Dans la donnée de cette fondation, quand la loi parut avec les détails, généralement on la trouva bien rédigée. On s'aperçut qu'on y avait pris des précautions contre l'indépendance, mais qu'on avait encore soumis les allèchements qu'on offrait à la vanité, à une forme régulière et administrative qui pouvait, au fond, concourir au bien de l'État. M. de Talleyrand exalta beaucoup cette nouvelle invention, et ne comprenait point une monarchie sans noblesse.

Le conseil du sceau fut créé pour surveiller la soumission de chacun aux lois par lesquelles on obtenait la fondation d'un majorat. M. Pasquier, alors maître des requêtes, en fut nommé procureur général. Des titres commencèrent à être accordés à ceux qui exerçaient quelques charges, ou qui avaient quelques grandes places dans l'État. Cela produisit d'abord une sorte de surprise moqueuse, à cause de cet accolement de certains noms précédés du titre de comte ou de baron; mais on s'y accoutuma assez vite, et, au fond, l'espérance pour tous d'arriver à quelque distinction fit qu'on se prêta assez bien à la supporter, et même à l'approuver chez les autres. J'ai ouï dire que c'est alors que l'empereur se montra véritablement ingénieux pour démontrer à tous les partis à quel point ils devaient approuver les créations qu'il entreprenait. Il n'épargna aucune parole: «J'assure la Révolution, disait-il aux uns. Cette caste intermédiaire que je fonde est éminemment démocratique; car, à toute heure, tout le monde y est appelé. Elle appuiera le trône, disait-il à des grands seigneurs.» Puis il ajoutait, en se tournant vers ceux qui voulaient arriver à une monarchie tempérée: «Elle s'opposera à l'empiétement du pouvoir absolu, car elle devient une autorité dans l'État.» Il disait encore à ce qui restait de vrais jacobins: «Réjouissez-vous, car voilà l'ancienne noblesse complètement anéantie.» Et à cette ancienne noblesse: «En vous décorant de nouvelles dignités, vous faites revivre les vôtres, et vous perpétuez vos anciens droits.» On l'écoutait, on voulait encore le croire. D'ailleurs, il ne donnait pas grand temps à nos réflexions, et il nous emportait dans le tourbillon de ses séductions de tout genre. Il les imposait avec force même, quand il était nécessaire. C'était une adresse de plus, car il y a des gens qui aiment avoir été forcés.

Une autre institution suivit celle-ci, et parut imposante et grandiose. Je veux parler de l'université. L'enseignement public fut concentré dans un système fort et étendu, et tout le décret qui le concerne a été conçu, dit-on, par une grande pensée. Dans la suite, il arriva pour l'université ce qui advenait pour tout. Le despotisme de Bonaparte s'effarouchait promptement des pouvoirs qu'il créait, et qui pouvaient devenir des obstacles à telle ou telle de ses volontés. Le ministre de l'intérieur, le préfet, l'administration générale, c'est-à-dire le système absolu, s'immiscèrent dans les opérations que tentait le corps de l'université, les contrarièrent, les détruisirent, quand elles annonçaient le plus léger esprit d'indépendance, et nous sommes encore à ce sujet plutôt une belle façade qu'un véritable monument. M. de Fontanes fut nommé grand maître de l'université. Ce choix, qui fut généralement approuvé, était cependant celui qui convenait le plus au maître, jaloux de conserver son pouvoir journalier sur les hommes et les choses.

M. de Fontanes, qui avait, par son beau et noble talent, et par la réputation du goût le plus éclairé, une sorte de considération distinguée, alliait à ces qualités un caractère assez triste, un peu d'insouciance, de paresse, une mollesse d'action qui n'annonçaient aucune disposition à lutter quand il l'eût fallu. Je le rangerais assez, lui-même, dans la classe des belles façades dont je parlais tout à l'heure. Cependant, l'éducation publique gagna quelque chose à cette création. On y remit de l'ordre, on fortifia les études, on occupa la jeunesse. On a dit que, sous l'Empire, l'éducation dans les lycées était purement militaire, et on a eu tort. Les lettres y étaient cultivées avec soin. On y perfectionna beaucoup l'étude des langues anciennes, des mathématiques et des arts; on eut égard aux moeurs, on exerça une grande surveillance. Mais l'éducation n'y fut ni assez religieuse, ni assez nationale, et nous étions parvenus à un temps où il eût fallu qu'elle fût l'une et l'autre. On ne tendit nullement à donner aux jeunes gens ces connaissances morales et politiques qui font les citoyens, et qui les préparent à prendre part aux travaux de leur gouvernement. On les forçait d'assister à la classe, mais on ne leur parlait pas de leur religion; on leur parlait bien plus de l'empereur que de l'État, et on les exaltait vers la gloire. Cependant la puissance de l'étude, l'émulation des récompenses, la force des temps, en ont formé un grand nombre, et aujourd'hui la jeunesse française, qui ne vaut pas tout ce qu'elle pourrait valoir, s'est pourtant développée d'une manière remarquable. On peut saisir une extrême différence entre celle qui s'est tenue loin de cette éducation publique offerte à tous, et celle qui a marché avec elle. L'esprit de parti, la défiance, une sorte d'inquiétude, portèrent l'ancienne noblesse française et une portion de la classe aisée à garder leurs enfants près d'eux; on les éleva dans une foule de préjugés dont aujourd'hui ils portent le poids. La jeunesse qui fut confiée aux lycées s'y fortifia de la toute-puissance de l'éducation publique; elle acquit une supériorité sur l'autre, qu'on lui disputerait en vain aujourd'hui. Peut-être s'égara-t-elle quelquefois, et se laissa-t-elle prendre au prestige brillant de l'auréole glorieuse qui environnait Bonaparte; mais l'enthousiasme des jeunes âmes prend toujours sa source dans les beaux sentiments; il les séduit sans les corrompre; on est de si bonne foi à vingt ans, qu'on ne rougit d'aucun changement. On peut avoir exalté Bonaparte, et revenir ensuite à l'amour du pays et d'une sage liberté. Les hommes âgés n'ont pas cet avantage. Comme on suppose plus de réflexion dans leurs approbations, ils sont honteux d'y renoncer; il faut du courage pour sentir et avouer qu'on a eu tort, et l'entêtement d'une vanité embarrassée est souvent ce qui fonde la fidélité à d'inutiles préjugés.

Le décret qui créa l'université, après avoir réglé les attributions de ceux qui doivent la composer, fixa leur traitement à des sommes élevées. On leur donna un costume très beau, une très grande représentation. Après le grand maître, l'évêque de Casal, M. de Villaret, qui était très estimé, fut chancelier. M. Delambre, secrétaire perpétuel de la première classe de l'Institut, considéré sous les rapports de la science et de la réputation, fut trésorier. Le conseil de l'université se trouva composé de gens distingués. On vit surgir les noms de M. de Bausset, ancien évêque d'Alais, aujourd'hui cardinal, de MM. Cuvier, de Bonald, de Frayssinous, Royer-Collard, etc.. Les proviseurs des lycées, les professeurs furent choisis avec soin. Enfin, on applaudit beaucoup à cette création. Il est arrivé que les événements l'ont d'abord fait languir, et ensuite désorganisée, comme tout le reste.

Peu après, c'est-à-dire le 23 mars 1808, la cour se rendit à Saint-Cloud. L'empereur quittait toujours Paris le plus tôt qu'il pouvait. L'habitation des Tuileries lui déplaisait, à cause de l'impossibilité de s'y promener à l'aise; et puis, à mesure qu'il avançait, il se trouvait plus gêné en présence des Parisiens. Comme il n'aimait pas la contrainte, quand il se voyait au milieu de la ville, il s'apercevait qu'on y était trop bien informé des paroles ou des emportements qui lui échappaient. Il excitait une curiosité qui l'importunait; on l'accueillait froidement en public, on racontait mille anecdotes sur lui; enfin il était obligé de se contraindre. Aussi les voyages de Paris se raccourcissaient-ils de plus en plus, et commençait-on à parler d'habiter Versailles. La restauration du château fut même décidée, et Bonaparte dit plus d'une fois qu'il n'avait, au fond, besoin d'être à Paris que pendant la session du Corps législatif.

Lorsqu'il allait se promener au dehors, et qu'au retour il passait les barrières, il avait coutume de dire: «Nous voilà donc rentrés dans la grande Babylone.» Quelquefois, il rêvait les plans d'une transplantation de la capitale, et d'un établissement à Lyon; son imagination seule abordait la pensée d'un pareil déplacement, mais il s'y complaisait, et c'était une de ses rêveries favorites. Les Parisiens savaient assez bien que Bonaparte ne les aimait point, et ils s'en vengeaient par des calembours et par des anecdotes souvent inventées. Ils se montraient soumis, mais froids et railleurs à son égard. Les grands de sa cour adoptaient l'antipathie du maître, et ne parlaient de Paris qu'en l'accolant à quelque épithète irritée. Enfin, plus d'une fois, cette réflexion échappa tristement à l'empereur: «Ils ne m'ont point encore pardonné d'avoir pointé mes canons sur eux, au 13 vendémiaire.»

Une collection fidèle des observations que Bonaparte faisait sur sa propre conduite deviendrait un livre fort utile à nombre de souverains, ou à ceux qui se mêlent de les conseiller. Quand, aujourd'hui102, j'entends des gens, qui me paraissent bien neufs dans l'art de gouverner les hommes, affirmer que rien n'est si facile, à l'aide de la force, que d'imposer sa volonté, et qu'en s'appuyant sur la puissance des baïonnettes, on peut contraindre une nation à subir tel régime qu'il plaira de lui infliger, je me rappelle ce que disait l'empereur sur les embarras qui avaient résulté pour lui de son début dans la carrière politique, des inconvénients provenant de l'emploi de la force contre les citoyens, des difficultés qui surgissaient, dès le lendemain du jour où l'on s'était vu forcé d'user d'une telle ressource. Je me souviens que j'ai entendu dire à ses ministres que, lorsqu'on déterminait dans le conseil quelque mesure un peu violente, il leur adressait ordinairement cette question: «Me répondez-vous bien que le peuple ne se soulèvera pas?» et que le moindre mouvement populaire lui paraissait grave et fâcheux. On l'a vu prendre plaisir à peindre ou à écouter les émotions diverses qu'on éprouve sur le champ de bataille, et pâlir en entendant conter les excès où le peuple révolté peut se laisser entraîner. Enfin, si, en parcourant à cheval les rues de Paris, un ouvrier venait se jeter au-devant de lui pour implorer quelque grâce, son premier mouvement était toujours de frémir et de reculer.

Note 102: (retour) J'écris en 1819.

Les généraux de la garde avaient l'ordre d'éviter avec le plus grand soin le contact entre le peuple et les soldats. «Je ne pourrais, disait-il, donner raison à ces derniers.» Et si, par hasard, il s'élevait quelque rixe entre des militaires et des bourgeois, c'était le plus habituellement les militaires qui étaient punis et éloignés, quitte à recevoir plus tard une distribution d'argent qui les calmait.

Cependant le nord de l'Europe était toujours dans un état d'agitation. Le roi de Suède demeurait trop fidèlement dévoué, pour l'intérêt de ses sujets, à la politique que lui imposait le gouvernement anglais; il excitait de plus en plus l'animadversion des Suédois, et sa conduite tenait un peu de l'état d'exaltation où se trouvait sa tête. L'empereur de Russie lui ayant déclaré la guerre, et, en même temps, ayant commencé une expédition contre la Finlande, M. d'Alopéus, ambassadeur russe à Stockholm, se vit tout à coup retenu prisonnier dans sa maison, contre tout droit des gens.

À cette occasion, les notes du Moniteur étaient fulminantes. On y disait: «Pauvre nation suédoise, en quelles mains es-tu tombée! Ton Charles XII avait sans doute un peu de folie dans la tête, mais il était brave, et ton roi qui vint faire le spadassin en Poméranie, lorsque l'armistice existait, fut le premier à se sauver lorsque le même armistice, qu'il rompait, fut expiré.»

De pareilles paroles annonçaient un prochain orage. Au commencement du mois de mars, mourut le roi de Danemark, Christian VII. Son fils, qui était régent depuis longtemps, monta sur le trône, âgé de quarante ans, sous le nom de Frédéric V. Il est assez remarquable que, dans ce siècle où les peuples agités semblaient avoir besoin de souverains plus éclairés que jamais, plusieurs trônes de l'Europe furent occupés par des princes qui n'avaient qu'un faible usage de leur raison, et qui même, quelquefois, ne l'avaient point du tout. Témoin les rois d'Angleterre, de Suède, de Danemark, et la reine de Portugal.

Quelques mécontentements s'étaient manifestés, à l'occasion de l'arrestation de l'ambassadeur de Russie à Stockholm; le roi quitta cette ville et se retira dans le château de Gripsholm, d'où il donna des ordres pour la guerre, soit contre les Russes, soit contre les Danois.

Mais tous les regards furent bientôt détournés de ce qui se passait au nord, pour se fixer sur le grand drame qui s'ouvrait en Espagne. Le grand-duc de Berg y avait été envoyé, et y avait pris le commandement de notre armée, qui s'était avancée sur les rives de l'Èbre. Le roi d'Espagne, faible, craintif, gouverné par son ministre, n'apportait aucune résistance contre la marche des troupes françaises qu'on présentait toujours comme dirigées vers le Portugal.

Le parti national des Espagnols, à la tête duquel se trouvait le prince des Asturies, s'irritait de cet envahissement, en apercevait les conséquences, et se voyait sacrifié à l'ambition du prince de la Paix. Bientôt la révolte contre le ministre éclata; le roi et la reine, attaqués, se préparaient à quitter l'Espagne, dont l'empereur voulait les bannir, car il se réservait ensuite de détrôner le prince des Asturies, et croyait qu'il en viendrait facilement à bout. J'ai déjà dit que le prince de la Paix, séduit par les promesses qu'on lui avait faites, s'était dévoué à la politique de l'empereur, qui débutait en Espagne par cette faute énorme d'y faire arriver l'influence française accolée à celle d'un ministre détesté. Cependant le peuple de Madrid, s'étant porté à Aranjuez, pilla le palais du ministre, qui fut contraint de se cacher pour échapper à sa fureur. Le roi et la reine, épouvantés, et presque également affligés du danger de leur favori, furent contraints de lui demander sa démission, et, le 16 mars 1808, le roi, pressé de tous les côtés, abdiqua en faveur de son fils, en annonçant que sa santé le forçait d'aller chercher un autre climat. Cet acte de faiblesse apaisa la révolte. Le prince des Asturies prit le nom de Ferdinand VII, et, par le premier acte de son autorité, il confisqua les biens du prince de la Paix. Mais il n'avait point dans le caractère assez de force pour profiter entièrement de cette situation difficile. Effrayé de sa rupture avec son père, il hésitait dans le moment où il aurait fallu agir. D'un autre côté, le roi et la reine se jetaient dans les bras de l'empereur, appelaient à eux l'armée française. Le grand-duc de Berg alla les trouver à Aranjuez, et leur promit son dangereux secours. Les tergiversations de l'autorité, la crainte qu'inspiraient nos armes, les intrigues du prince de la Paix, les mesures dures et impératives de Murat, tout cela réuni mit le trouble et le désordre en Espagne, et cette malheureuse famille régnante ne tarda pas à s'apercevoir que cette discussion devait tourner au profit du médiateur armé qui s'en établissait le juge.

Le Moniteur rendit compte de ces événements, en déplorant le malheur du roi Charles IV, et, peu après, l'empereur quitta Saint-Cloud, sous prétexte de faire un voyage dans le midi de la France. L'impératrice le suivit, quelques jours plus tard, accompagnée d'une cour brillante.

En commençant la quatrième époque de ces Mémoires, je donnerai de plus grands détails sur ces événements. Ils étaient alors très obscurs pour nous. On se demandait ce que l'empereur allait faire; cette marche nouvelle d'une invasion, ces intrigues secrètes, dont on ne tenait point le fil, la défiance générale qui s'accroissait de plus en plus, tout rendait attentif.

M. de Talleyrand, que je voyais beaucoup, était mécontent. Il blâmait hautement tout ce qu'on faisait et ce qu'on allait faire. Il dénonçait Murat à l'opinion publique. Il criait à la perfidie, se lavait d'y avoir trempé, répétait que, s'il eût été ministre des affaires étrangères, il n'eût point voulu prêter son nom à de pareilles ruses. L'empereur s'irritait de ce blâme exprimé avec assez de liberté; il voyait qu'une approbation d'un genre nouveau se tournait du côté de M. de Talleyrand; il écoutait certaines dénonciations qu'on venait apporter contre lui, et leur liaison passée se trouvait interrompue. Il a beaucoup dit que M. de Talleyrand avait conseillé cette affaire d'Espagne, et qu'il s'en était déchargé après, en voyant son peu de succès. Je suis témoin que M. de Talleyrand la blâmait violemment dès cette époque, et qu'il s'exprimait avec une telle vivacité contre cette violation de tout droit des gens, que je me suis vue obligée de lui conseiller, plus d'une fois, de modérer l'amertume de ses paroles. Ce qu'il eût voulu, ce qu'il eût conseillé, je ne puis précisément le dire, car il ne l'a jamais fait connaître entièrement, et j'en ai écrit tout ce que j'en ai pu savoir. Ce qui est certain, c'est que l'opinion publique lui donna raison dans ce moment, et se déclara pour lui, parce qu'il ne dissimula point sa mauvaise humeur.

«C'est une basse intrigue, disait-il, et c'est une entreprise contre un voeu national; c'est prendre au rebours sa position, et se déclarer l'ennemi des peuples; c'est une faute qui ne se réparera jamais103.» En effet, la suite a prouvé que M. de Talleyrand ne s'était point trompé, et de ce funeste événement on peut dater la décadence morale de celui qui faisait alors trembler l'Europe entière.

À peu près vers ce temps, la douce et modeste reine de Naples était partie pour rejoindre son époux en Espagne, et occuper un trône sur lequel elle ne devait pas demeurer longtemps.

Note 103: (retour) L'opposition de M. de Talleyrand à la guerre d'Espagne a été souvent contestée, et par l'empereur lui-même. Ce qui est dit ici ne peut laisser le moindre doute sur ce fait tout à l'honneur du bon sens et de la perspicacité du grand chambellan. M. Beugnot raconte, dans ses mémoires, une conversation presque identique: «Les victoires, lui disait le prince, ne suffisent pas pour effacer de pareils traits, parce qu'il y a là je ne sais quoi de vil, de la tromperie, de la tricherie. Je ne peux pas dire ce qui en arrivera, mais vous verrez que cela ne lui sera pardonné par personne.» (P. R.)

CHAPITRE XXIX

(1808.)

La guerre d'Espagne.--Le prince de la Paix.--Le prince des Asturies.--Abdication du roi Charles IV.--Départ de l'empereur.--Son séjour à Bayonne.--Lettre de l'empereur au prince des Asturies.--Arrivée de ce prince en France.--Naissance du second fils de la reine de Hollande.--Abdication du prince des Asturies.

Ce fut le 2 avril 1808 que l'empereur partit, sous prétexte de visiter les provinces du Midi, et en effet pour surveiller ce qui se passait en Espagne. J'en donnerai une idée, le plus succinctement possible104.

Note 104: (retour) Je crois devoir publier ce chapitre, ou plutôt ce fragment de chapitre, le dernier que ma grand'mère ait écrit, quoique rien n'en soit achevé, et qu'il n'y ait là que le récit historique, abrégé, des événements d'Aranjuez et de Bayonne. Probablement, elle croyait nécessaire d'appuyer sur un exposé des faits les réflexions dont elle l'aurait fait suivre sur l'effet moral et politique de ces événements, et sur la rupture qu'ils amenèrent plus tard entre l'empereur et M. de Talleyrand, et les suites de cette rupture pour sa situation et celle de son mari. Du reste, ce récit s'accorde parfaitement avec celui que M. Thiers a fait de ces mêmes événements, et elle ne charge pas le tableau plus qu'il ne l'a chargé. Le point le plus grave, c'est-à-dire la mission de Savary auprès du prince des Asturies, est notamment traité par le grand historien d'une manière qui confirme, et au delà, tout ce qui est dit dans ces Mémoires. (P. R.)

On sait quelles transactions le roi d'Espagne, Charles IV s'était vu forcé de faire avec les différents gouvernements de la France depuis la Révolution. Après avoir tenté inutilement, en 1793, de sauver la vie de Louis XVI, à la suite d'une guerre noblement entreprise, mais conduite avec gaucherie, les Espagnols reçurent la loi du vainqueur, et le gouvernement français s'immisça toujours plus ou moins dans leurs affaires. À leur tête était Emmanuel Godoï, dont on n'a point ignoré les moyens de succès, et qui, avec un esprit médiocre, fort peu de talents, parvint, par la nature du goût qu'il inspira à la reine, à gouverner les Espagnes. Il entassa sur sa personne toutes les dignités, les honneurs et les trésors que jamais favori ait pu obtenir. Il était né en 1768, d'une famille noble, et il fut placé dans les gardes du corps en 1787. La reine le distingua, il monta rapidement de grade en grade, devint lieutenant général, duc d'Alcudia, ministre des affaires étrangères en 1792. En 1795, il fut fait prince de la Paix, par suite du traité, peu honorable pour lui, qu'il conclut avec la France. Il cessa d'être ministre en 1798, mais il n'en dirigea pas moins les affaires, et conserva toute sa vie le plus grand empire sur le roi Charles IV, qui partagea si étrangement l'engouement de la reine sa femme. Le prince de la Paix avait épousé la nièce du roi Charles III.

Rien n'avait paru troubler la bonne intelligence qui régnait entre la France et l'Espagne, lorsque au moment où s'ouvrit la campagne de Prusse, le prince de la Paix, croyant que la guerre qui commençait allait faire pâlir la fortune de l'empereur, songea à armer l'Espagne pour la préparer à profiter des événements qui pouvaient l'aider à secouer le joug, et fit une proclamation qui invitait les Espagnols à s'enrôler de tous côtés. Cette proclamation arriva à l'empereur sur le champ de bataille d'Iéna, et bien des gens ont dit que, dès cette époque, il avait juré la perte de la maison de Bourbon en Espagne. Après ses succès, il dissémina les troupes espagnoles sur tous les points de l'Europe, et le prince de la Paix n'obtint sa protection qu'en se soumettant à sa politique. Bonaparte a tant répété, en 1808, qu'à Tilsit, le czar avait approuvé ses projets sur l'Espagne, et, en effet, immédiatement après le renversement de Charles IV, l'entrevue des deux empereurs s'est passée si amicalement à Erfurt, qu'il est assez vraisemblable qu'ils s'étaient mutuellement autorisés à poursuivre leurs projets, l'un vers le nord, l'autre vers le midi. Mais ce que je ne sais pas bien, c'est jusqu'à quel point Bonaparte trompa l'empereur de Russie lui-même; et s'il ne commença pas, d'abord, par lui confier seulement le partage qu'il feignait de préparer dans les États du roi Charles IV, et le dédommagement qu'il avait l'air de vouloir lui donner en Italie. Peut-être n'avait-il pas arrêté le plan de le déposséder entièrement. Ce qu'il y a de certain, c'est que M. de Talleyrand n'est point entré dans cette idée.

Quoiqu'il en soit, Murat, dans sa correspondance avec le prince de la Paix, le leurrait du don d'une portion du Portugal, qui, disait-il, serait devenu le royaume des Algarves. Une autre partie du Portugal devait appartenir à la reine d'Étrurie, et cette Étrurie devait désormais devenir l'empire du roi Charles IV, qui conserverait les colonies américaines, et, à la paix générale, prendrait le titre d'empereur des deux Amériques. Durant le voyage de 1807, un traité dressé sur ces bases fut conclu à Fontainebleau, à l'insu de M. de Talleyrand, et malgré lui, et le passage de nos troupes fut accordé par le prince de la Paix pour la conquête du Portugal. L'empereur, à Milan, ordonna à la reine d'Étrurie de retourner auprès de son père.

Cependant le prince de la Paix était de plus en plus odieux à la nation espagnole, et complètement haï du prince des Asturies. Celui-ci, animé par ses propres sentiments, et par les avis de ceux qui l'entouraient, inquiet de sa mésintelligence toujours croissante avec sa mère, de la faiblesse de son père, et de l'entrée de nos troupes, qui lui faisait soupçonner quelque trame nouvelle, poussé à bout d'ailleurs par le mariage que le prince de la Paix voulait lui faire contracter avec la soeur de sa femme, se détermina à écrire à Bonaparte pour lui faire connaître tous les griefs des Espagnols contre le favori, et pour lui demander son appui et la main de quelque femme de sa famille. Cette demande, qui pourrait bien avoir été inspirée par l'ambassadeur de France, demeura d'abord sans réponse. Peu après, le prince des Asturies fut dénoncé comme conspirateur, arrêté, et ses amis furent exilés. On trouva chez lui une foule de notes dénonciatrices des exactions commises par le prince de la Paix. On bâtit sur tout cela une accusation de conspiration. La reine poursuivit son fils avec acharnement, et le prince des Asturies allait être mis en jugement, lorsque des lettres de l'empereur arrivèrent, et signifièrent qu'il ne voulait pas qu'il fût question dans le procès du projet de mariage du prince. Comme c'était sur ce point qu'on eût voulu faire porter la principale accusation de conspiration, il y fallut renoncer. Le prince de la Paix voulut se donner la bonne grâce de l'indulgence, et il parut avoir sollicité et obtenu le pardon du prince des Asturies. Le roi Charles IV écrivit à l'empereur pour lui rendre compte de l'affaire et de sa conduite, et Bonaparte devint conseil et arbitre de tous ces différends, qui, jusque-là, favorisaient ses projets. Tout cela se passa au mois d'octobre 1807.

Cependant, nos troupes s'établissaient en Espagne. Les Espagnols, surpris de cette invasion, murmuraient assez hautement, et se plaignaient de la faiblesse de leur souverain et de la trahison du favori. On se demandait pourquoi les armées espagnoles étaient envoyées sur les frontières du Portugal, loin du centre du royaume, qui était ainsi livré sans défense. Murat marchait vers Madrid. Le prince de la Paix envoya un homme à lui à Fontainebleau, pour prendre les dernières instructions. Cet homme, nommé Izquierdo, vit M. de Talleyrand qui l'éclaira, lui démontra l'erreur du prince de la Paix, et lui fit connaître à quel point le traité qu'on venait de signer à Fontainebleau, renfermait la destruction complète de toute la puissance espagnole. Cet Izquierdo, épouvanté de tout ce qu'il apprit, retourna promptement à Madrid, et, sur ses récits, le prince de la Paix ouvrit les yeux, et s'aperçut à quel point il était joué. Mais il était trop tard. On rappela les troupes, et on songea alors à imiter la conduite du prince du Brésil, en abandonnant le continent. La cour s'était retirée à Aranjuez; ses préparatifs ne pouvaient être tellement mystérieux qu'on n'en fût averti dans Madrid; la fermentation de cette ville s'accrut à la nouvelle de l'approche de Murat et de l'éloignement de son roi. Bientôt cette fermentation éclata par une révolte; le peuple se porta en foule à Aranjuez, le roi fut retenu prisonnier dans son palais, la maison du prince de la Paix pillée, celui-ci mis en prison, et arraché à grand'peine à la fureur du peuple. On contraignit le roi Charles IV à disgracier son favori, et à l'exiler d'Espagne. Dès le lendemain de cette journée, soit que le roi, épouvanté, se sentît trop faible pour régner sur un pays qui allait devenir le théâtre de tant de troubles, soit qu'un parti opposé sût habilement l'y contraindre, il abdiqua en faveur de son fils.

Tout cela se passait à quelques lieues de Madrid, et en présence de Murat, qui y avait établi son quartier général. Ce fut le 19 mars 1808 que le roi Charles IV écrivit à l'empereur que, sa santé ne lui permettant plus d'habiter l'Espagne, il venait d'abdiquer en faveur de son fils. Cet événement changeait tous les projets de Bonaparte. Il se voyait enlever le fruit de l'intrigue qu'il avait ourdie depuis six mois. L'Espagne allait se trouver gouvernée par un jeune prince qui paraissait, d'après ce qui venait de se passer, capable d'un acte de force. Il était vraisemblable que la nation espagnole embrasserait avec ardeur la cause d'un souverain qui sans doute avait pour but la délivrance de l'Espagne. Nos armées étaient reçues avec mécontentement à Madrid; Murat se voyait déjà forcé de décréter des mesures sévères pour maintenir le bon ordre; il fallait prendre un parti nouveau, et s'approcher, avant tout, du théâtre des événements pour les mieux juger. D'après cela, l'empereur se décida à se rendre à Bayonne. Il quitta Saint-Cloud le 2 avril, et se sépara de M. de Talleyrand assez froidement, en se gardant bien de lui faire part d'aucun projet. Le Moniteur annonça que l'empereur allait visiter les départements du Midi, et, seulement le 8 avril, sans avoir donné de grands détails sur ce qui se passait en Espagne, on nous apprit que l'empereur était désiré et même attendu à Madrid.

L'impératrice, qui aimait à voyager et à ne point quitter son époux, obtint la permission de partir après lui; elle le rejoignit à Bordeaux.

M. de Talleyrand me parut visiblement inquiet et mécontent de ce voyage. Je serais assez portée à croire que, depuis longtemps, par haine de Murat, et par suite d'un autre plan que j'ignore, il favorisait le parti qui dirigeait la conduite du prince des Asturies. Dans cette occasion, il se voyait écarté, et, pour la première fois, Bonaparte apprenait à se passer de lui. On ne comprenait rien à Paris de tout ce qui se passait; les articles officiels du Moniteur étaient chargés de nuages. Avec l'empereur, on s'attendait à tout; mais il commençait à blaser même la curiosité; et d'ailleurs, la maison d'Espagne n'inspirait pas un grand intérêt. On s'agita donc très peu d'abord, et on attendit que le temps répandît un peu plus de clarté. La France ne s'habituait que trop à considérer Bonaparte comme se servant d'elle seulement pour faire les affaires de sa politique et de son ambition particulières.

Cependant Murat, qui connaissait quelques-uns des projets de l'empereur, et qui voyait tomber, par l'abdication du roi Charles IV, une grande partie de son plan, agit à Madrid avec une habileté perfide. Il évita de reconnaître le prince des Asturies, et tout porte à croire qu'il ne contribua pas peu à ramener le vieux roi au désir de reprendre sa couronne. Un compte rendu du général Monthion, envoyé à Aranjuez auprès de Charles IV, qui fut inséré dans le Moniteur, apprit à l'Europe que ce monarque s'était amèrement plaint de son fils, qu'il déclarait son abdication forcée, et qu'en se remettant dans les mains de l'empereur, il recommandait surtout qu'on sauvât la vie au prince de la Paix. La reine, encore plus passionnée sur cet article, se livra aux plus violentes plaintes contre son fils, et ne parut occupée que de la profonde inquiétude que lui causait la situation du favori.

Les Espagnols avaient accepté l'abdication de leur roi, et se voyaient avec joie débarrassés du joug du prince de la Paix. À Madrid surtout, ils s'irritaient de la présence des Français, de la sécheresse de leurs relations avec le jeune souverain, et Murat ne put parvenir à contenir la fermentation naissante qu'à l'aide d'une sévérité, nécessaire dans sa situation, mais qui acheva de nous rendre odieux.

L'empereur, étant arrivé à Bayonne, s'établit au château de Marrac, situé à un quart de lieue de cette ville, incertain encore de ce qui résulterait de son entreprise, méditant le voyage de Madrid pour dernière ressource, mais déterminé à ne point laisser échapper le fruit des tentatives commencées. Personne autour de lui n'était dans son secret; il faisait agir tout son monde, sans s'ouvrir à qui que ce fût. On peut lire, dans la relation que l'abbé de Pradt a donnée de la révolution d'Espagne, des notes assez curieuses et des remarques justes sur la force avec laquelle l'empereur savait porter à lui seul le mystère de ses conceptions. L'abbé de Pradt était alors évêque de Poitiers. En passant devant cette ville, Bonaparte l'emmena à sa suite, lui sachant assez de goût et de talent pour l'intrigue, et croyant pouvoir s'en servir.

J'ai ouï dire aux personnes qui firent ce voyage que le séjour de Marrac fut triste, et que la préoccupation de tout le monde était de souhaiter le dénouement de ce qui se passait, afin de retourner à Paris.

Savary fut promptement envoyé à Madrid, et reçut vraisemblablement l'ordre de ramener le prince des Asturies, à quelque prix que ce fût. Il remplit sa mission avec cette exactitude qui lui était particulière, et qui ne lui permettait jamais de réfléchir sur les ordres dont on le chargeait, ni sur les moyens qu'il lui fallait employer. Ce fut le 7 avril que Savary vit le prince des Asturies à Madrid. Il lui annonça comme certain le voyage de l'empereur en Espagne, prit tout le caractère d'un ambassadeur qui vient complimenter un nouveau roi, s'engageant, au nom de son maître, s'il trouvait ses dispositions amicales, à ne point s'immiscer dans aucune des affaires de l'Espagne. Ensuite il commença à insinuer que ce serait avancer beaucoup les négociations que de venir au devant de l'empereur, qui, assurait-il, allait sous peu se rendre à Madrid; et, ce qui a étonné tout le monde, et ce qui étonnera de même la postérité, c'est qu'il parvint à persuader le prince des Asturies et sa cour sur ce voyage. À la vérité, on ne peut guère douter que la menace ne fût jointe au conseil dans cette occasion, et que ce malheureux prince n'ait été entraîné dans le piège que par une multiplicité de lacs qui lui furent tendus à la fois. On lui fit sans doute sentir que sa couronne était à ce prix, que l'empereur, souhaitant cette démarche, ne lui prêterait secours que si on le satisfaisait sur ce point; on le leurra encore de l'espoir de le rencontrer sur le chemin. Il ne fut d'abord point question de passer la frontière.

Le prince des Asturies se trouvait entraîné par les événements à une entreprise un peu au-dessus de ses forces; il était plutôt agent que chef du parti qui l'avait porté sur le trône, et il ne pouvait entièrement s'accoutumer à la situation d'un fils révolté contre son père. Enfin la présence de nos armées l'intimidait; il n'osait répondre aux Espagnols du salut de la patrie, s'il résistait. Ses conseillers eux-mêmes étaient intimidés. Savary conseillait aussi, mais en menaçant, et ce malheureux prince, par suite d'une foule de sentiments divers, se détermina à l'action qui devait le plus immédiatement le perdre. J'ai entendu dire à Savary qu'une fois qu'il l'eut mis sur la route de Bayonne, il avait des ordres si positifs, qu'il était parfaitement déterminé à ne plus le laisser retourner; et, comme de fidèles serviteurs avaient averti son prisonnier, il le surveillait de si près, qu'il était bien certain qu'aucune force humaine n'eût pu le lui enlever. Pour observer cette intrigue aussi coupable que bien ourdie, l'empereur écrivit cette lettre, imprimée depuis, qui fut remise au prince des Asturies quand il était à Vitoria, et que je transcrirai ici, parce qu'elle aide à comprendre la suite des événements.

«Bayonne, avril 1808.

»Mon frère, j'ai reçu la lettre de Votre Altesse royale. Elle doit avoir acquis la preuve, dans les papiers qu'elle a eus du roi son père, de l'intérêt que je lui ai toujours porté. Elle me permettra, dans la circonstance actuelle, de lui parler avec franchise et loyauté. En arrivant à Madrid, j'espérais porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses États, et à donner quelque satisfaction à l'opinion publique. Le renvoi du prince de la Paix me paraissait nécessaire pour son bonheur et celui de ses sujets. Les affaires du Nord ont retardé mon voyage. Les événements d'Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis point juge de ce qui s'est passé, et de la conduite du prince la Paix, mais ce que je sais bien, c'est qu'il est dangereux pour les rois d'accoutumer les peuples à répandre du sang, et à se faire justice eux-mêmes. Je prie Dieu que Votre Altesse royale n'en fasse pas un jour elle-même l'expérience. Il n'est pas de l'intérêt de l'Espagne de faire du mal à un prince qui a épousé une princesse du sang royal, et qui a si longtemps régi le royaume. Il n'a plus d'amis. Votre Altesse royale n'en aura plus, si jamais elle est malheureuse. Les hommes se vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Comment, d'ailleurs, pourrait-on faire le procès au prince de la Paix, sans le faire à la reine et au roi votre père? Ce procès alimentera les haines et les passions factieuses; le résultat en sera funeste pour votre couronne. Votre Altesse royale n'y a de droits que ceux que lui a transmis sa mère; si le procès la déshonore, Votre Altesse royale déchire par là ses droits.

»Qu'elle ferme l'oreille à des conseils faibles et perfides; elle n'a pas le droit de juger le prince de la Paix. Ses crimes, si on lui en reproche, se perdent dans les droits du trône. J'ai souvent manifesté le désir que le prince de la Paix fût éloigné des affaires. L'amitié du roi Charles m'a porté souvent à me taire, et à détourner les yeux des faiblesses de son attachement. Misérables hommes que nous sommes! Faiblesse et erreur, c'est notre devise. Mais tout cela peut se concilier: Que le prince de la Paix soit exilé d'Espagne, et je lui offre un refuge en France. Quant à l'abdication du roi Charles IV, elle a eu lieu dans un moment où mes armées couvraient les Espagnes, et, aux yeux de l'Europe et de la postérité, je paraîtrais n'avoir envoyé tant de troupes que pour précipiter du trône mon allié et mon ami. Comme souverain voisin, il m'est permis de vouloir tout savoir, avant de reconnaître cette abdication. Je le dis à Votre Majesté royale, aux Espagnols, au monde entier: Si l'abdication du roi Charles IV est de pur mouvement, s'il n'y a pas été forcé par l'insurrection et l'émeute d'Aranjuez, je ne fais aucune difficulté de l'admettre, et je reconnais Votre Altesse royale comme roi d'Espagne. Je désire donc causer avec elle pour cet objet. La circonspection que je porte, depuis un mois, dans cette affaire doit lui être garant de l'appui qu'elle trouvera en moi, si, à son tour, des factions, de quelque nature qu'elles soient, viennent à l'inquiéter sur son trône. Quand le roi Charles me fit part de l'événement du mois d'octobre dernier, j'en fus douloureusement affecté, et je peux avoir contribué, par les insinuations que j'ai faites, à la bonne issue de l'affaire de l'Escurial. Votre Altesse royale avait bien des torts; je n'en veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite, et que j'ai constamment voulu ignorer. Roi à son tour, elle saura combien les droits du trône sont sacrés. Toute démarche près d'un souverain étranger est criminelle. Votre Altesse royale doit se défier des écarts des émotions populaires. On pourra commettre quelques meurtres sur mes soldats isolés, mais la ruine de l'Espagne en serait le résultat. J'ai déjà vu avec peine qu'à Madrid on ait répandu des lettres du capitaine général de la Catalogne, et fait tout ce qui pouvait donner des mouvements aux têtes.

»Votre Altesse royale connaît ma pensée tout entière; elle voit que je flotte entre diverses idées qui ont besoin d'être fixées. Elle peut être certaine que, dans tous les cas, je me comporterai avec elle comme avec le roi son père. Qu'elle croie à mon désir de tout concilier, et de trouver des occasions de lui donner des preuves de mon affection et de ma parfaite estime.»

On voit, par cette lettre, que l'empereur se réservait le droit de juger encore de la validité de l'abdication du roi Charles IV. Cependant il paraît que Savary flatta le jeune roi d'un assentiment plus positif que celui qui était contenu dans cette lettre, tandis que Murat encourageait sous main le roi Charles à une rétractation. En écrivant de cette manière au prince des Asturies, l'empereur se ménageait les moyens de sauver le prince de la Paix, s'il était nécessaire, de prendre la défense du roi Charles IV, enfin de blâmer le premier mouvement d'insurrection du prince des Asturies contre son père. On a su pourtant, à cette époque, que l'ambassadeur de France avait fait insinuer à ce prince la demande qu'il fit d'une épouse prise dans la famille impériale, demande qui fut son plus grand crime auprès du favori.

Le prince des Asturies avait quitté Madrid le 10 avril; il recevait sur la route les témoignages d'affection de son peuple, et partout on lui montrait de l'inquiétude, en le voyant approcher de la frontière. Savary l'assurait toujours qu'en avançant davantage, il finirait par rencontrer l'empereur, et il le gardait de plus en plus près. À Burgos, le conseil du prince commença à s'alarmer; on poussa jusqu'à Vitoria. Là, le peuple détela les chevaux du prince; il fallut que la garde lui ouvrît un passage, et ce fut en quelque sorte malgré la volonté du prince lui-même dont les espérances se dissipaient à mesure.

«À Vitoria, me disait depuis Savary, je crus un moment que mon prisonnier m'allait échapper; mais j'y mis bon ordre, je lui fis peur.--Enfin, lui répondis-je, s'il avait résisté, est-ce que vous l'auriez tué?--Oh! non, reprit-il, mais je vous atteste que je ne l'aurais point laissé retourner.»

Ce qui rassurait les conseillers du prince, c'est qu'ils s'étaient persuadé qu'un mariage arrangerait tout, et, ne pouvant entrer dans l'immensité des plans impériaux, ils regardaient qu'une telle alliance, et le sacrifice de quelques hommes et de la liberté du commerce, serait la conclusion du traité définitif. On céda donc aux sollicitations très militaires de Savary, et enfin, on passa la frontière. Le cortège entra dans Bayonne le 21 avril. Les personnes qui se trouvaient auprès de l'empereur alors connurent par le changement de son humeur à quel point l'arrivée des infants était importante pour ses projets. Il avait paru jusque-là très soucieux; il ne s'ouvrait à aucun, mais il envoyait courriers sur courriers. Il n'osait compter sur le succès de son entreprise; il avait fait engager le vieux roi à le venir joindre; et lui, ainsi que la reine et le favori, n'avaient alors rien de mieux à faire. Mais il était si vraisemblable que le nouveau roi profiterait de la révolte prête à éclater en Espagne, et qu'il exciterait l'enthousiasme naissant de toutes les classes pour la délivrance de la patrie, que, jusqu'au moment où il sut que le prince avait franchi les Pyrénées, l'empereur dut regarder cet événement comme à peu près impossible. Il a dit, depuis, qu'à dater de cette faute, il n'avait plus douté de l'incapacité du roi Ferdinand.

Le 20 avril, la reine de Hollande accoucha d'un garçon qui fut nommé Louis105. À cette époque est mort le peintre Robert, fameux par la facilité de son talent, le goût qu'il avait, surtout en architecture; d'ailleurs, excellent homme et fort spirituel106.

Note 105: (retour) Cet enfant est devenu l'empereur Napoléon III. Le hasard qui le fait naître le jour même de l'arrivée des infants à Bayonne, au moment où la faute criminelle de la guerre d'Espagne s'accomplissait, peut prêter aux rapprochements des historiens fatalistes. (P. R.)
Note 106: (retour) Il ne s'agit pas ici de Léopold Robert, plus apprécié de la génération actuelle, mais d'Hubert Robert, né en 1733, membre de l'Académie en 1766, et connu par des tableaux de ruines où le goût classique commence à trahir quelques tendances modernes, ou romantiques, comme on aurait dit un peu plus tard. (P. R.)

L'abbé de Pradt a raconté toutes les circonstances de l'arrivée des princes, et, comme il en fut témoin, je renvoie encore à son ouvrage, sans me croire obligée ici de le copier. Il dit que l'empereur vint de Marrac à Bayonne, qu'il traita le prince des Asturies d'égal à égal, qu'il lui donna dans la même journée à dîner, en lui accordant tout le cérémonial de la royauté, et que ce ne fut que le soir de ce jour, quand le prince fut retourné à son logis, que Savary revint chez lui, chargé de lui signifier l'intention de Bonaparte. Cette intention était de renverser la dynastie régnante, pour mettre la sienne à sa place, et, en conséquence, l'abdication était demandée à toute la famille. L'abbé de Pradt s'étonne avec raison de cette scène de comédie que joua l'empereur dans la journée, et on ne conçoit guère comment il se donna l'embarras de faire, le matin, un personnage ayant des intentions si opposées à celles de la soirée. Quel que fût son motif, on comprend la stupeur des princes espagnols, et quels durent être leurs regrets de s'être ainsi livrés à leur ennemi, qui dès ce moment fut inflexible. Dès lors, ils essayèrent, non de fuir, car ils s'aperçurent promptement que cela était impossible, mais d'instruire la junte qui siégeait à Madrid, et de leur captivité, et des déterminations qui assuraient la perte des derniers Bourbons. La plupart des courriers furent arrêtés; quelques-uns passèrent cependant; les nouvelles qu'ils portaient excitèrent l'indignation à Madrid, et, de là, dans toute l'Espagne. Les protestations de quelques provinces parurent, le peuple s'ameuta dans plusieurs villes; à Madrid, la sûreté de l'armée française fut compromise. Murat redoubla de sévérité, et devint l'objet de la haine comme de la terreur de tous les habitants. Tout le monde sait aujourd'hui à quel point l'empereur se trompa sur l'état de l'Espagne et sur le caractère des Espagnols. Il apporta dans cette odieuse entreprise les deux mêmes erreurs de son caractère et de son esprit, qui l'ont quelquefois entraîné à de si grandes fautes: Premièrement, cette volonté de l'emporter de haute lutte, cette impatience d'être obéi qui le jetait dans la précipitation, et qui souvent lui faisait négliger les intermédiaires qu'on ne dédaigne pas toujours impunément. Ensuite, cette opinion trop arrêtée chez lui, que les hommes subissent très peu de modifications importantes par l'action de leur gouvernement, et que les différences nationales sont d'une si mince considération, que la politique peut agir de la même manière sur des hommes du Midi ou du Nord, sur des Allemands, des Français ou des Espagnols. Il a avoué, depuis, s'être fortement trompé dans cette idée. En apprenant qu'il existait en Espagne une classe élevée qui s'apercevait du mauvais gouvernement qui la régissait, et qui souhaitait quelques changements constitutionnels, il ne douta point que le peuple ne donnât aussi dans l'appât qu'on lui présenterait d'une révolution pareille à celle de France. Il crut qu'en Espagne, comme ailleurs, on soulèverait facilement les hommes contre l'influence temporelle des prêtres, en supprimant tous les intermédiaires dont je parlais tout à l'heure. Démêlant avec la vivacité de son esprit, que le mouvement qui avait excité la révolte d'Aranjuez et mis le pouvoir dans les mains d'un prince faible, trop évidemment dénué des moyens qui font et contiennent les révolutions, il supposa, en dévorant d'avance le temps, les obstacles, les incidents qui retardent, qu'un premier ébranlement donné aux institutions espagnoles en amènerait le changement complet. Il crut donc rendre une sorte de service à la nation même, en devançant les événements, en s'emparant d'avance de leur révolution, et la conduisant de prime abord là où il croyait que la suite des temps devait la mener. Mais quand même il serait possible de parvenir à persuader tout un peuple, et à lui faire accepter, comme résultat d'une prévision habile et sûre, ce qu'il ne peut comprendre que par l'expérience des faits, et souvent des malheurs, l'odieux de tous les moyens employés par l'empereur jeta sur sa conduite un tort qui le flétrit aux yeux de ceux qu'il voulait gagner, et qu'il crut servir: Jehu n'avait pas le coeur assez droit, ni les mains assez pures pour que l'Espagne le reçût comme le restaurateur dont elle avait besoin. Le joug étranger, d'ailleurs, souleva l'orgueil espagnol. Les ruses qui furent ourdies, l'emprisonnement des souverains, le mépris trop étalé des croyances religieuses, les menaces, les exécutions qui suivirent, et, un peu plus tard, les exactions et les cruautés de la guerre, tout se réunit pour s'opposer à toute entente. Bientôt les deux parties contendantes, animées l'une contre l'autre, ne virent plus entre elles qu'une lutte violente, excitée par le désir de se résister et de se détruire mutuellement. L'empereur lui-même sacrifia tout à la passion de ne rien céder; il prodigua les hommes et l'argent, seulement pour demeurer le plus fort; car il aurait rougi devant l'Europe d'avoir été vaincu, et la guerre la plus sanglante, les plus épouvantables désastres furent la suite de son orgueil blessé, comme du despotisme de sa volonté. Il ne parvint donc à créer que l'anarchie en Espagne. La nation, se voyant sans armée, se crut chargée de la défense du sol, et Bonaparte, qui mettait sa vanité et sa sûreté à être l'élu des peuples, qui, dans son système, n'eût jamais dû faire la guerre qu'aux rois, se trouva en peu d'années hors du terrain politique sur lequel il avait fondé sa puissance, et dévoila aux yeux de tous que c'était pour son profit seul qu'il exploitait le pouvoir.

Néanmoins, ce ne fut pas sans prévoir une partie de ces inconvénients qu'il continua à avancer dans la route tortueuse où il était entré. Le refus que fit le prince des Asturies de signer son abdication lui causa une violente inquiétude. Craignant que ce prince ne lui échappât, il le fit garder à vue; il essaya sur lui tous les moyens de séduction et de violence, et tous ceux qui l'entouraient s'aperçurent facilement de l'agitation dans laquelle il était retombé. Duroc, Savary, l'abbé de Pradt, furent chargés de gagner, persuader ou effrayer les conseillers du prince. Mais quel moyen de parvenir à persuader aux gens de consentir à se voir déposséder? En acceptant l'opinion de l'empereur, que chacun des membres de la famille régnante était également médiocre et inhabile, il faut conclure encore qu'il eût été plus adroit de leur laisser le pouvoir et le trône; car l'obligation d'agir, dans un temps qui devenait si difficile, les eût conduits à beaucoup de fautes dont leur ennemi eût alors profité. Mais, en les outrageant par la violation de tous les droits humains, en paralysant leur action, en les condamnant au rôle si simple et si touchant de victimes, on déterminait ou facilitait tellement ce qu'ils avaient à faire, qu'on attirait l'intérêt sur eux, sans même qu'ils eussent à prendre la moindre peine pour l'exciter. À l'égard des princes d'Espagne et du pape, l'empereur a fait une faute pareille, et il en a reçu la même punition.

Cependant, comme il voulait sortir de cet état d'angoisse, il se détermina à mander le roi Charles IV à Bayonne, et à prendre, tout à coup et hautement, le parti du vieux souverain détrôné. Il entrevit que la marche qu'il allait suivre entraînerait la guerre; mais aussitôt il se flatta, car, sitôt un parti pris, son imagination active parvenait promptement à le flatter, que cette guerre ressemblerait à toutes les autres. «Oui, disait-il, je sens que ce que je fais n'est pas bien, mais qu'ils me déclarent donc la guerre!» Et, quand on lui représentait qu'une déclaration de guerre était une chose bien peu à attendre de la part de personnes transplantées hors de leur territoire et privées de leur liberté: «Et pourquoi aussi sont-ils venus? Ce sont des jeunes gens sans expérience, et qui viennent ici sans passeports. Il faut que je juge cette entreprise bien nécessaire; car j'ai bien besoin de marine, et ceci va me coûter les six vaisseaux que j'ai à Cadix.» D'autres fois, il disait:

«Si ceci devait me coûter 80 000 hommes, je ne le ferais pas; mais il ne m'en faudra pas 12 000; c'est un enfantillage. Ces gens-ci ne gavent pas ce que c'est qu'une troupe française. Les Prussiens étaient comme eux, et on a vu comment ils s'en sont trouvés. Croyez-moi, ceci finira vite. Je ne voudrais faire de mal à personne, mais quand mon grand char politique est lancé, il faut qu'il passe. Malheur à qui se trouve sous les roues!»

Vers la fin du mois d'avril, on vit arriver à Bayonne le prince de la Paix, que Murat avait délivré de la captivité où il était retenu à Madrid. La junte, présidée par don Antonio, frère de Charles IV, le céda avec peine; mais le temps de la résistance était passé. Le favori avait perdu l'espérance de sa future souveraineté; mais sa vie était compromise en Espagne, la protection de l'empereur était son unique ressource; il n'était donc point douteux qu'il se prêterait à tout ce qu'on exigerait de lui. Il lui fut enjoint de diriger le roi Charles dans la route qu'on voulait qu'il suivît, et il s'y prêta sans nulle observation.

Je ne puis m'empêcher de transcrire une réflexion de l'abbé de Pradt, qui me paraît fondée et qui trouve ici tout naturellement sa place107

«À cette époque, dit-il, la partie du projet qui concernait la translation de Joseph à Madrid n'était pas encore déclarée. On pouvait la prévoir; mais Napoléon n'en avait pas laissé percer l'idée. Dans les conférences que la négociation avec M. Escoiguiz me mit à portée d'avoir avec Napoléon, il ne lui était pas arrivé d'en rien témoigner, abandonnant au temps de dévoiler chaque partie d'un plan dont il graduait avec soin la manifestation, après l'avoir porté dans son coeur pendant une longue suite de jours, sans qu'aucune indiscrétion l'eût soulagé du fardeau de son secret: emploi bien déplorable sans doute de la force d'âme, mais qui cependant montre un grand empire sur lui-même de la part de l'homme qui peut se maîtriser à ce point, surtout quand il est porté à l'indiscrétion, principalement dans la fougue de la colère, comme l'était Napoléon.»

Note 107: (retour) Mémoires historiques sur la révolution d'Espagne, par l'auteur du Congrès de Vienne, in-8°, Paris, 1816. (P. R.)

Le roi Charles IV arriva à Bayonne le 1er mai, avec sa femme, leur plus jeune fils, la fille du prince de la Paix, la reine d'Étrurie accompagnée de son fils, et, un peu plus tard, don Antonio, qui fut contraint de quitter la junte et de se rendre auprès de sa famille.

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