Mémoires de madame de Rémusat (3/3): publiées par son petit-fils, Paul de Rémusat
APPENDICE
Ici se terminent les Mémoires de ma grand'mère, et l'on regrettera sans
doute que la mort ne lui ait pas permis de les prolonger, au moins
jusqu'au divorce de l'empereur, que l'on voit planer dès le premier jour
comme une menace sur la tête de cette Joséphine, toute séduisante, tout
aimable, et peu intéressante au demeurant. Nul ne peut suppléer à ce qui
manque ici, et les lettres mêmes de l'auteur donnent peu de
renseignements politiques sur les temps qui suivent. Elle parlait même
rarement, dans les derniers jours, de sa vie de ce qu'elle avait alors
vu ou souffert. Mon père a pourtant eu parfois le projet de continuer
son récit, en recueillant ce que ses parents lui avaient raconté, en
anecdotes ou en impressions, sur la fin de l'Empire, et ce qu'il savait
de leur vie. Il n'a pas accompli son projet en entier, et n'a rien
laissé d'achevé sur ce point. Ses notes pourtant nous paraissent
précieuses et donnent le dénouement nécessaire du grand drame qui se
déroule dans les chapitres précédents. On trouvera peut-être intéressant
de les lire à la suite des Mémoires qu'elles complètent, quoiqu'il ait
exprimé, dans un ouvrage plus étendu, son jugement sur les derniers
jours de l'Empire et sur le temps où il naissait à la vie politique. Il
y a là des observations générales et particulières, et une opinion
éclairée sur la conduite des fonctionnaires et des citoyens dans les
temps difficiles, qui mérite d'être connue. On me pardonnera donc
d'imprimer cet appendice aux Mémoires, en laissant à ces notes un
caractère évident de négligence et d'improvisation, me bornant aux
modifications nécessaires à la correction et à la clarté du récit.
PAUL DE RÉMUSAT.
«Les souverains espagnols arrivèrent à Bayonne au mois de mai 1808. L'empereur les expédia à Fontainebleau, et envoya Ferdinand VII à Valençay, terre qui appartenait à M. de Talleyrand. Puis il revint, après avoir parcouru les départements du Midi et de l'Ouest, et après avoir fait un voyage politique dans la Vendée, où il produisit beaucoup d'effet. Il arriva à Paris vers le milieu du mois d'août.
»Mon père, qui était alors premier chambellan, fut chargé de recevoir les Bourbons d'Espagne à Fontainebleau. Il le fit naturellement avec ses soins et ses manières ordinaires. Quoiqu'il nous rapportât de ce voyage des traits qui étaient peu propres à donner une grande idée de Charles IV, non plus que de la reine et du prince de la Paix, qui l'accompagnait, il avait naturellement témoigné à ces princes détrônés le respect dû à leur rang et à leur malheur. Comme, apparemment, quelques-uns des autres officiers de la cour, plutôt par ignorance que par mauvais sentiment, s'étaient conduits d'une façon différente, Charles IV le remarqua, et il disait: «Rémusat, lui, il sait que je suis Bourbon.»
»M. de Talleyrand était précisément à Valençay quand l'empereur le chargea d'aller y recevoir, évidemment pour le compromettre dans l'affaire d'Espagne, les trois infants. Il fut un peu troublé de la commission, et cependant il n'épargnait pas, à son retour, les observations piquantes à ces étranges descendants de Louis XIV. Il racontait qu'ils achetaient des jouets d'enfants à tous les petits marchands des foires du voisinage, et que, lorsque ensuite un pauvre leur demandait l'aumône, ils lui donnaient un pantin. Il les accusa, plus tard, d'avoir fait du dégât à Valençay, et il le dit même avec à-propos au roi Louis XVIII, qui, désirant l'éloigner de la cour, et n'osant lui donner l'ordre, lui vantait la beauté et la magnificence du château de Valençay: «Oui, c'était assez bien,» dit-il; «mais les princes espagnols y ont tout dégradé, à force d'y tirer des feux d'artifice pour la Saint-Napoléon.»
»M. de Talleyrand, quoiqu'il commençât à sentir que sa situation auprès de l'empereur était moins simple et moins forte, le trouva, en allant le rejoindre, bienveillant et confiant en apparence. Aucun nuage ne se laissa apercevoir entre eux. L'empereur avait besoin de lui pour la conférence d'Erfurt, à laquelle il se rendit avec lui, à la fin de septembre. Mon père y accompagna l'empereur. Les lettres qu'il dut écrire de là à ma mère ne se sont pas retrouvées. Mais cette correspondance devait être si surveillée et si réservée, que je crois cette perte sans importance. Mon père nous rapporta surtout des récits de l'union des deux empereurs, de la coquetterie mutuelle de leurs rapports, de la bonne grâce de l'empereur Alexandre. M. de Talleyrand a écrit une relation de cette conférence d'Erfurt dont il a fait plusieurs lectures. Il se vantait, à son retour, que, le jour ou les deux empereurs montèrent en voiture pour s'éloigner chacun de son côté, il avait dit à l'empereur Alexandre, en le reconduisant: «Si vous pouviez vous tromper de voiture!...» Il avait trouvé quelques qualités à ce prince, et il s'était attaché à se faire dans son esprit une position dont il recueillit les fruits en 1814; mais, dès ce temps-là, il ne prenait l'alliance russe que comme une nécessité accidentelle, quand on était en guerre avec l'Angleterre, et il ne cessait pas de regarder une liaison avec l'Autriche, base éventuelle d'un rapprochement futur avec l'Angleterre, comme le vrai système de la France en Europe. Il a été assez fidèle à ce système dans sa conduite politique, soit lors du mariage de Napoléon, soit en 1814 et en 1815, soit sous le règne de Louis-Philippe. Il en parlait souvent à ma mère.
»Ma mère aurait eu à raconter, en achevant cette année 1808: 1° la conférence d'Erfurt, suivant les récits de M. de Talleyrand et de mon père; 2° le contre-coup de l'affaire d'Espagne sur la cour des Tuileries et sur la société de Paris. La partie royaliste de cette cour et de cette société fut un peu émue de la présence de ces vieux Bourbons à Fontainebleau. C'est, je crois, alors qu'il faut placer la disgrâce et l'exil de madame de Chevreuse.
»Revenu d'Erfurt au mois d'octobre, l'empereur ne fit que passer à Paris, et partit aussitôt pour l'Espagne, d'où il revint au commencement de 1809, après une campagne peu décisive. L'opinion était loin de s'être améliorée à l'égard de sa politique. On avait pensé, pour la première fois, à la possibilité de sa perte, surtout à sa mort soudaine dans une guerre où un patriotisme insurrectionnel pouvait armer le bras d'un assassin. Des rapports, en partie fidèles, en partie envenimés, lui avaient fait connaître les progrès d'une désapprobation et d'une défiance dont Talleyrand et Fouché n'avaient pas craint de se rendre les organes. Le premier surtout a toujours été hardi, et même imprudent, comme tous les hommes qui sont vains de leur conversation, et qui la croient une puissance. Fouché, dont les propos étaient plus réservés, ou moins répétés dans les salons, avait été peut-être plus loin dans la voie de l'action. En esprit positif qu'il était, il s'était posé pratiquement l'hypothèse de l'ouverture de la succession impériale, et, dans cette hypothèse, il s'était rapproché de M. de Talleyrand. L'empereur revint irrité, et il témoigna son irritation à la cour, et surtout au conseil des ministres, par la scène célèbre qu'il fit à M. de Talleyrand108, à qui il ôta la place de grand chambellan, pour la donner à M. de Montesquiou.
»On a trouvé parfois mauvais que des fonctionnaires importants de l'Empire, tels que MM. de Talleyrand et Fouché, ainsi que d'autres moins connus, se soient préoccupés de ce qui frappait tout le monde, et attachés à ne pas tromper l'opinion quand celle-ci, en se manifestant, aurait pu arrêter les développements d'une mauvaise politique. Je suis prêt à admettre que la vanité et le bavardage ont pu entraîner les propos de Talleyrand et de Fouché hors de la juste mesure. Mais je maintiens que, sous tout gouvernement, et en particulier sous le gouvernement absolu, il est nécessaire que des fonctionnaires importants, en cas de péril public, ou à la vue d'une mauvaise direction des affaires, ne craignent point, par une opposition connue, d'encourager cette résistance morale qui peut seule ralentir et même changer la marche funeste de l'autorité. À plus forte raison, s'ils prévoient la possibilité d'un désastre prochain pour lequel il n'y a rien de prêt, peuvent-ils se préoccuper de ce qu'il y aurait à faire. Que l'orgueil du pouvoir absolu s'en irrite, qu'il cherche à briser, à supprimer cette résistance, quand elle est trop isolée pour l'entraver, je le conçois. Mais ce n'en serait pas moins un bonheur pour l'État et pour lui, qu'elle fut assez forte, au contraire, pour contraindre le souverain à modifier ses plans. Et, pour ne pas sortir du cas qui nous occupe, supposez qu'un concert plus général eût fait entendre à l'empereur les mêmes sons, qu'au lieu d'imputer à l'intrigue ou à la trahison le mécontentement de Talleyrand ou de Fouché, les rapports de Dubois ou de tout autre, le lui eussent présenté comme une preuve d'une désapprobation universelle; que son préfet de police, partageant lui-même cette désapprobation, la lui eût montrée partagée et exprimée par Cambacérès, par Maret, par Caulaincourt, par Murat, par ce duc de Gaëte que M. Thiers cite dans cette occasion, enfin par tous les hommes importants de la cour et du gouvernement, le service rendu à Napoléon eût-il été si mauvais? et cette résistance unanime n'eût-elle pas été la seule chose propre à l'éclairer, à l'arrêter, à le détourner de la voie de perdition, à une époque où il en était bien temps encore?
»Quant au reproche adressé à Talleyrand ou à tel autre, d'avoir blâmé le gouvernement après l'avoir approuvé et servi, c'est un reproche naturel dans la bouche de Napoléon, qui ne craignait pas, d'ailleurs, de l'exagérer par le mensonge. Mais il est puéril en lui-même; ou bien il est défendu, parce qu'on a suivi un gouvernement, parce qu'on a supporté, couvert, même justifié dans le passé ses fautes par erreur ou faiblesse, de s'éclairer quand le danger s'accroît, quand les circonstances se développent; et comme s'il ne fallait pas, à moins de rester dans une opposition constante ou une soumission sans limites, qu'il y eût un moment où l'on cessât d'approuver ce qu'on a approuvé jusqu'à la veille, où l'on parlât après s'être tu, et où, plus frappé des inconvénients que des avantages, on reconnût des défauts qu'on avait essayé ou feint d'ignorer, et des fautes qu'on pouvait avoir palliées longtemps. C'est, après tout, ce qui est arrivé à la France à l'égard de Napoléon, et ce changement devait s'opérer naturellement dans l'âme des fonctionnaires comme dans celle des citoyens, à moins que cette âme ne fût aveuglée par la servilité, ou corrompue par une ignoble ambition.
»Dans notre sphère modeste, nous n'eûmes jamais, sous l'Empire, à décider que de la direction de nos voeux et de nos sentiments. N'ayant jamais eu ni pris la moindre part d'action politique, nous avons eu cependant à résoudre pour nous-mêmes cette question qui se présente sans cesse à moi quand je relis les mémoires et les lettres où ma mère a consigné l'histoire de ses impressions et de ses idées.
»Ma mère aurait eu à toucher, au moins indirectement, ce grave sujet, en racontant la disgrâce de M. de Talleyrand. Elle le vit alors au moins autant qu'auparavant. Elle entendit ses récits. Il me semble que rien n'était alors connu du public comme la manière froide, silencieuse, dénuée de faiblesse et d'insolence, avec laquelle, adossé à une console, à cause de ses mauvaises jambes, il avait écouté la philippique de l'empereur109. Comme la chose se pratique sous la monarchie absolue, il avala sa disgrâce, et continua d'aller à la cour avec un aplomb qui ne fut pas pris alors pour de l'humilité, et je ne me rappelle pas qu'à partir de ce jour son attitude sous l'Empire ait été taxée de faiblesse. Il est bien entendu, d'ailleurs, qu'il ne faut pas appliquer ici les règles du point d'honneur telles qu'elles se comprennent dans un pays libre, ni les lois philosophiques de la dignité morale comme on les entend hors du monde des cours et des affaires.
»Ma mère aurait eu ensuite à raconter notre rôle épisodique dans cette sorte de drame. Je ne suis pas sûr que l'empereur soit arrivé ressentant ou montrant quelque mécontentement contre mon père. Je ne sais si ce ne sont pas des rapports postérieurs qui nous attirèrent notre part de disgrâce. En tout cas, il ne le sut pas sur-le-champ, soit parce que, ne s'y attendant nullement, il ne soupçonna rien, soit parce qu'en effet, dans le premier moment, l'empereur ne pensa pas à lui. Il était des amis de M. de Talleyrand, et, jusqu'à un certain point, de sa confidence. C'était déjà un motif de suspicion, une cause de défaveur. Aucune lettre, aucune démarche ne pouvaient nous être reprochées; même, je m'en souviens, la conversation était chez nous excessivement prudente, et ce n'est que si l'espionnage avait surpris jusqu'aux entretiens de M. de Talleyrand dans le petit salon de ma mère, où mes parents le voyaient habituellement seul, qu'on aurait pu trouver la matière d'un rapport positif de police. Il y en eut cependant; mon père n'en doutait pas, quoique l'empereur ne lui ait jamais témoigné son mécontentement par quelque scène vive, ni même par quelque explication sévère. Mais il lui témoigna une froideur malveillante, et donna à ses manières cette dureté qui rendait son service insupportable. Mes parents se sentaient dès lors, se savaient, à l'égard du souverain, dans une position pénible qui pouvait même aboutir à leur retraite de la cour.
»Les choses ne s'améliorèrent pas lorsque Napoléon, parti pour l'Allemagne au mois d'avril 1809, revint le 6 octobre à Fontainebleau, vainqueur à Wagram, et fier de la paix signée à Vienne. Des victoires, quoique chèrement achetées, n'étaient pas pour le rendre plus généreux et plus bienveillant. Il venait encore de faire d'assez grandes choses pour être vain de sa force, et, si elle avait été mise à de rudes épreuves, c'était une raison de plus pour qu'il voulût qu'elle fut respectée. Cependant, il trouvait en arrivant le souvenir récent de la descente des anglais à Walcheren, un état de choses en Espagne peu satisfaisant, une querelle avec le saint-siège poussée à ses dernières extrémités, et l'opinion publique plus inquiète de son goût pour la guerre que rassurée par ses victoires, défiante, triste, sévère même, et entourant de ses soupçons l'homme qu'elle avait si longtemps environné de ses illusions.
»Cette fois, c'est à Fouché qu'il en voulait. Fouché avait agi à sa manière au moment de la descente des Anglais. Il avait pris sur lui, il avait fait un certain appel au sentiment public, il avait réorganisé la garde nationale, employé Bernadotte sur nos côtes. Tout dans cette conduite, et le fond et les détails, avait vivement déplu à l'empereur. Toute son humeur était donc contre Fouché, et, de plus, comme il était revenu décidé au divorce, il était difficile qu'il tînt M. de Talleyrand à l'écart d'une délibération où la connaissance de l'état de l'Europe devait peser d'un poids décisif. C'est ici qu'il faut voir encore une de ces preuves, chaque jour moins fréquentes alors, de la justesse presque impartiale de son esprit. On l'a entendu dire quelquefois: «Il n'y a que Talleyrand qui m'entende; il n'y a que Talleyrand avec lequel je puisse causer.» Il le consultait, et, dans d'autres moments, il parlait de le mettre à Vincennes. Aussi ne manqua-t-il pas de l'appeler lorsqu'il délibéra sur son mariage. M. de Talleyrand insista fortement pour qu'il s'unît à une archiduchesse. Il pensait même que l'empereur ne l'avait alors rapproché de lui que parce que son intervention dans cette affaire contribuerait à décider l'Autriche. Ce qui est certain, c'est qu'il a toujours cité sa conduite dans cette circonstance comme un des gages qu'il avait donnés de son opinion fondamentale sur les alliances de la France et les conditions de l'indépendance de l'Europe.
»On sent combien, sur toutes ces choses, l'état de l'opinion pendant la campagne du Danube, les délibérations relatives au divorce, celles qui précédèrent le mariage avec Marie-Louise, les Mémoires de ma mère auraient été instructifs et intéressants. Il m'est malheureusement impossible de suppléer à cette dernière lacune. On peut se rappeler seulement qu'elle dit que l'impératrice avait eu le tort de douter de sa fidélité dans une occasion, probablement relative au divorce. Elle a annoncé qu'elle expliquerait cela. Je ne puis l'expliquer à sa place, et je n'ai nul souvenir qu'elle m'en ait jamais parlé. Au moment même du divorce, son dévouement fut apprécié, et la reine Hortense alla jusqu'à lui conseiller d'y regarder à deux fois avant de s'attacher sans retour à sa mère110. Ce n'est pas que je veuille lui faire un grand mérite de ce qu'elle fit alors: la plus simple délicatesse dictait sa conduite, et d'ailleurs, avec sa santé déplorable, son inaction forcée, ses anciens rapports avec Joséphine, et notre nouvelle situation auprès de l'empereur, elle aurait eu dans une cour renouvelée, auprès d'une nouvelle impératrice, la position la plus gauche et la plus pénible. On conçoit, du reste, qu'il ne se passa rien dans tout ce que je viens de rappeler qui relevât notre crédit à la cour, et ma famille y resta irréparablement diminuée. L'empereur, pourtant, approuva que ma mère restât avec l'impératrice Joséphine. Il l'en loua même; cela lui convint. Il la regarda comme une personne à la retraite, dont il n'aurait plus à s'occuper. Ayant moins à attendre de lui, moins à lui demander, il nous reprocha moins dans sa pensée ce qui pouvait nous manquer pour lui plaire. Il laissa mon père dans le cercle de ses fonctions officielles, où son caractère et un certain mélange de mécontentement et de crainte le portaient assez à se renfermer. Il fut à peu près établi dans l'esprit de Napoléon qu'il n'avait plus rien à faire pour nous, et il n'y pensa plus.
»Cette nouvelle situation eût fait que les Mémoires de ma mère, à dater de 1810, auraient perdu de leur intérêt. Elle ne revit plus la cour, hors une fois seulement pour être présentée à l'impératrice Marie-Louise; puis elle eut plus tard une audience de l'empereur, qui lui prescrivit de la demander111. Elle n'aurait donc plus eu rien à raconter dont elle eût été témoin dans le palais impérial. Elle n'était plus obligée à des relations avec les grands personnages de l'État, du moins elle s'en crut dispensée, et cédant, peut-être avec excès, à ses goûts, à ses souffrances, elle s'isola de plus en plus de tout ce qui rappelait la cour et le gouvernement.
»Cependant, comme mon père ne cessa pas de fréquenter le palais jusqu'au terme, comme la confiance de M. de Talleyrand n'éprouva aucun affaiblissement, et enfin comme la marche rapide et déclinante des affaires de l'empereur affecta de plus en plus l'opinion publique, et bientôt émut la vive inquiétude de la nation, ma mère eut encore beaucoup à connaître et à observer, et elle aurait pu donner à la peinture des cinq dernières années de l'Empire une certaine valeur historique.
»Quelques réflexions sur plusieurs événements de ces cinq années pourront, si l'on veut, être prises comme un souvenir de ce que j'ai entendu, dans le temps même, chez mes parents.
»Parmi les événements de cette année 1809, un des plus importants et qui firent le moins de bruit fut le coup de main sur le pape. On savait mal les faits au moment où ils se passaient, et, il faut bien le dire, chez la nation que Louis XIII a mise sous la protection de la sainte Vierge, personne n'y pensait. Cependant, l'empereur avait commencé par faire occuper les États romains, puis par les démembrer, puis par exiger du pape qu'il fît la guerre à l'Angleterre, puis par le réduire à la ville de Rome, puis par lui ravir toute puissance temporelle, puis enfin par le faire arrêter et garder prisonnier. Voilà qui est étrange, assurément! Et cependant il ne paraît pas qu'aucun gouvernement de l'Europe catholique ait sérieusement réclamé pour le père commun des fidèles. Le pape certainement, délibérant, en 1804, s'il sacrerait Napoléon, ne s'était pas objecté que c'était celui qui, dans l'année, avait fait fusiller le duc d'Enghien. L'empereur d'Autriche, délibérant, en 1809, s'il donnerait sa fille à Napoléon, ne s'est pas objecté que c'était celui qui avait, dans l'année même, mis le pape en prison. Il est vrai qu'alors tous les souverains de l'Europe avaient, en ce qui touche l'autorité pontificale, de tout autres idées que celles qu'on leur prête ou qu'on leur attribue aujourd'hui. La maison d'Autriche, en particulier, avait pour règle traditionnelle ce testament politique où le duc de Lorraine, Charles V, recommande de réduire le pape au seul domaine de la cour de Rome, et se joue «de l'illusion des excommunications, quand il s'agit du temporel que Jésus-Christ n'a jamais destiné à l'Église et que celle-ci ne peut posséder sans outrer son exemple et sans intéresser son Évangile112».
»On voit, dans une lettre de ma mère, qu'elle conseille dans l'automne de 1809, à mon père de ne pas faire représenter à la cour Athalie, dans un moment où l'affaire du pape peut faire chercher des allusions dans cette lutte d'une reine et d'un prêtre, et devant un prince aussi pieux que le roi de Saxe, qui venait en visite chez l'empereur. C'était là le maximum de la préoccupation à elle causée par un coup de tyrannie dont on ferait tant de bruit aujourd'hui, et l'opinion publique ne s'en inquiétait certainement pas davantage. Je n'ai pas entendu dire qu'un seul fonctionnaire, dans cet immense empire, se soit séparé d'un gouvernement dont le chef était excommunié, si ce n'est nominativement, au moins implicitement, par la bulle lancée contre tous les auteurs ou coopérateurs des attentats commis envers l'autorité pontificale. Je ne puis m'empêcher de citer le duc de Cadore. Ce n'était un homme ni sans intelligence, ni sans honnêteté; mais, acceptant comme règles indiscutables les intentions de l'empereur, après avoir prêté son ministère à la spoliation de la dynastie espagnole, il concourait avec la même docilité à celle du souverain pontife, et excommunié lui-même comme mandataire, fauteur et conseiller, il soutenait avec un grand sang-froid que Napoléon pouvait reprendre ce que Charlemagne avait donné, et que maintenant la France rentrait vis-à-vis de Rome dans les droits de l'Église gallicane.
»Le résumé de la situation de l'Empire, à la fin de 1809, est fait en ces termes par le grand historien de l'Empire: «L'empereur s'était fait, à Vincennes, l'émule des régicides; à Bayonne, l'égal de ceux qui déclaraient la guerre à l'Europe pour y établir la république universelle; au Quirinal, l'égal au moins de ceux qui avaient détrôné Pie VI pour créer la république romaine113».
»Je ne suis pas de ceux qui ajoutent par la déclamation à l'odieux de ces actes. Je ne les regarde pas comme des monstruosités inouïes et réservées à notre siècle; je sais que l'histoire est pleine d'exemples qu'ils n'ont guère fait que reproduire, et que des attentats analogues peuvent se retrouver dans la vie des souverains à qui la postérité a conservé quelque respect. Il ne faudrait pas presser l'histoire des rigueurs du règne de Louis XIV pour découvrir des exécutions qui ne sont pas incomparables avec la mort du duc d'Enghien. L'affaire de l'homme au masque de fer, surtout si, comme il est difficile de ne le pas croire, cet homme était un frère du roi, n'a pas grand'chose à envier au meurtre de Vincennes, et la force et la ruse ne se sont pas déployées d'une manière moins indigne dans l'acte par lequel Louis XIV se saisit de la Lorraine, en 1661, que dans la soustraction frauduleuse de l'Espagne en 1808. Je ne vois guère que l'enlèvement du pape, dont il faudrait remonter jusqu'au moyen âge pour retrouver l'équivalent. J'ajouterai même qu'après ces actions à jamais condamnables, il était encore possible, avec un peu de sagesse, d'assurer le repos, la prospérité et la grandeur de la France, à ce point qu'aucun nom dans l'histoire ne serait au dessus de celui de Napoléon. Mais, si l'on songe que c'est ce qu'il n'a point fait, que toutes les guerres entreprises désormais n'ont plus été que des acheminements insensés à la ruine de la patrie, et que dès lors le caractère de l'homme déjà chargé de tels méfaits se développait avec une hauteur et une dureté qui décourageaient ses meilleurs serviteurs, il faut bien comprendre que, même à la cour, tous ceux que n'égarait pas la servile complaisance d'un esprit faux ou d'un coeur abaissé, ont pu légitimement, ont dû peut-être, tristement désabusés, servir sans confiance, admirer sans affection, craindre plus qu'espérer, souhaiter des leçons ou des résistances à un pouvoir terrible, dans ses succès redouter son ivresse, et dans ses malheurs, plaindre la France plus que lui.
»Tel est, en effet, l'esprit dans lequel ces Mémoires auraient été continués, et l'on pourra même trouver que, par une sorte d'effet rétroactif, cet esprit s'est montré dans les récits antérieurs à 1809. À l'époque même où les choses se passaient, cet esprit fut lent à se prononcer, comme je viens de le décrire. Des années s'écoulèrent encore dans une tristesse craintive et défiante, mais sans haine, et chaque fois qu'une heureuse circonstance ou une sage mesure y donnaient jour, le besoin d'espérer reprenait le dessus, et l'on s'efforçait de croire que le progrès vers le mal aurait son terme.
»Les années 1810 et 1811 sont les deux années tranquilles de l'Empire. Le mariage dans l'une, et la naissance du roi de Rome dans l'autre semblaient des gages de paix et de stabilité. L'espérance eût été sans nuages, la sécurité entière, si le voile déchiré à travers lequel on apercevait l'empereur, n'eût montré des passions et des erreurs, germes toujours vivants de fautes gratuites et de tentatives insensées. On sentait que le goût de l'excès s'était développé en lui, et pouvait tout emporter. D'ailleurs, la durée interminable d'une guerre avec l'Angleterre, sans possibilité de la vaincre glorieusement, ni de lui faire aucun mal qui ne nous fût dommageable, et la continuation d'une lutte, en Espagne, difficile et malheureuse, étaient deux épreuves que l'orgueil de l'empereur ne pouvait paisiblement supporter longtemps. Il fallait qu'il se dédommageât à tout prix, et qu'il fît cesser ou du moins oublier par quelques succès étourdissants ces échecs permanents à sa fortune. Le bon sens indiquait que c'était la question d'Espagne qu'il fallait terminer, je ne dis point par un retour à la justice et par un généreux abandon, les Bonapartes ne sont pas de ceux à qui ces partis-là se proposent, mais par la force. Il est à croire que si l'empereur eût voulu concentrer toutes les ressources de son génie et de son empire sur la résistance de la Péninsule, il devait la vaincre. Les causes injustes ne sont pas dans le monde destinées à succomber toujours, et l'empereur aurait dû voir qu'en soumettant l'Espagne, il trouvait enfin l'occasion, si vainement cherchée, de frapper l'Angleterre, puisque celle-ci s'était rendue vulnérable en débarquant là ses armées sur le continent. Une telle occasion valait bien la peine qu'on risquât quelque chose, dût Napoléon s'y employer de sa personne et entrer lui-même en lice avec Arthur Wellesley. Quelle gloire, au contraire, et quelle fortune ne lui a-t-il pas réservées ainsi qu'à sa nation, en ajournant toujours la lutte, et en ne les rencontrant enfin l'un et l'autre que dans les champs funèbres de Waterloo!
»Mais l'empereur n'aimait pas l'affaire d'Espagne; elle l'ennuyait. Elle ne lui avait jamais donné un bon et glorieux moment. Il entrevoyait qu'il l'avait mal commencée, faiblement conduite, qu'il en avait singulièrement méconnu la difficulté et l'importance. Il s'efforçait de la mépriser, pour n'en être pas humilié; il la négligeait, pour en éviter les soucis. Il avait une répugnance puérile, si elle n'était pas pire, à se hasarder dans une guerre qui ne parlait pas à son imagination. Oserons-nous dire qu'il n'était pas parfaitement sûr de la bien faire, et que les risques de revers achevaient de le détourner d'une entreprise qui, même bien déterminée, l'aurait été trop lentement et trop difficilement pour sa grandeur? Toujours improvisateur, il était plus dans ses allures de vieillir ce qui lui déplaisait, et de rajeunir par du neuf sa fortune et sa renommée. Il ne résistait pas à la séduction de l'inattendu. Ces causes, jointes aux développements logiques d'un système absurde, et aux développements naturels d'une humeur démesurée annulèrent toutes les garanties de prudence et de salut que les événements intérieurs de 1810 et 1811 semblaient avoir données, le détournèrent de l'Espagne sur la Russie, et produisirent cette campagne de 1812 qui le devait traîner à sa perte.
»Deux années où l'espérance pouvait dominer la crainte, et trois années où la crainte laissait bien peu de place à l'espérance, voilà le partage des cinq dernières années du règne de Napoléon.
»En parlant de 1810 et 1811, ma mère aurait eu à montrer comment les deux événements qui auraient dû inspirer à l'empereur l'esprit de conservation et de sagesse, son mariage et la naissance de son fils, ne servirent en fin de compte, qu'à exalter son orgueil. Dans l'intervalle, on vit tous les obstacles successivement enlevés entre lui et l'exécution de sa volonté. Aussi, depuis longtemps, il ne pardonne pas à Fouché d'être quelque chose par lui-même. Fouché a montré qu'il souhaitait la paix. Une scène violente vient rappeler celle dont Talleyrand avait été l'objet, et le duc de Rovigo devient ministre de la police, choix qui trompe sans doute les espérances de l'empereur et les craintes du public, mais qui semble pourtant aplanir encore le terrain où se jouait l'arbitraire. L'existence de la Hollande et le caractère indocile de son roi est encore un obstacle, au moins une limite. Le roi est réduit à abdiquer, et la Hollande est déclarée française. Rome même devient un chef-lieu de département, et le domaine de saint Pierre est réuni, comme jadis le Dauphiné, pour fournir un titre à l'héritier de l'empire. Le clergé, mené la main haute, est violenté dans ses habitudes et dans ses traditions. Un simulacre de concile est essayé et brisé, et la prison ou l'exil imposent silence à l'Église. Un conseiller, soumis mais modeste, exécute les volontés du maître, mais ne le célèbre pas; il manque d'enthousiasme dans la servitude: Champagny est remplacé par Maret, et le lion est lâché en Europe, sans plus entendre une voix qui ne l'excite à la fureur. Et comme, pendant ce temps, la fortune du conquérant et la liberté du monde ont trouvé l'une sa limite, l'autre son rempart dans ces lignes immortellement célèbres de Torrès-Vedras, il faut que cette force impatiente et irritée rebondisse sur Moscou, et qu'elle aille s'y briser.
»Cette dernière période, si riche pour l'historien politique en affreux tableaux, prêterait peu au simple observateur des scènes intérieures du gouvernement. Le nuage s'épaississait autour du pouvoir, et jamais la France n'a moins su ce qu'on faisait d'elle qu'alors qu'on la perdait en quelques coups de dés. Cependant, il y aurait encore à faire l'instructive peinture des coeurs et des esprits ignorants et inquiets, indignés et soumis, désolés, rassurés, abusés, insouciants, abattus, tout cela tour à tour et quelquefois en même temps, car le despotisme, qui feint toujours d'être heureux, prépare mal les peuples au malheur, et ne croit au courage que lorsqu'il l'a trompé.
»C'est, je pense, à cette description des sentiments publics que ma mère aurait pu consacrer la fin de ses Mémoires, car elle a su peu de chose que personne n'ait vu. M. Pasquier, qu'elle voyait tous les jours, observait, par goût autant que par devoir, la discrétion prescrite à ses fonctions. Habitué aux conversations du monde qu'il régentait sans contrainte, il a été longtemps soigneux d'en écarter la politique, même alors que tout le monde fût libre d'en parler. Le duc de Rovigo, moins discret, divulguait cependant plutôt ses opinions que les faits, et les conversations plus franches et plus confiantes de M. de Talleyrand n'étaient guère que la confidence de ses jugements et de ses pronostics.»
FIN DU TOME TROISIÈME ET DERNIER.
TABLE DU TOME TROISIÈME.
PRÉFACE DU TOME TROISIÈME.
LIVRE II.
(Suite.)
1806.
Sénatus-consulte du 30 mars.--Fondation de royaumes et de duchés.--La reine Hortense.
1806.
Mon voyage à Cauterets.--Le roi de Hollande.--Tranquillité factice de la France.--M. de Metternich.--Nouveau catéchisme.--Confédération germanique.--La Pologne.--Mort de M. Fox.--La guerre est déclarée.--Départ de l'empereur.--M. Pasquier et M. Molé.--Séance du Sénat.--Premières hostilités.--La cour.--Réception du cardinal Maury.
1806-1807.
Mort du prince Louis de Prusse.--Bataille d'Iéna.--La reine de Prusse et l'empereur Alexandre.--L'empereur et la Révolution.--Vie de la cour à Mayence.--Vie de Paris.--Le maréchal Brune.--Prise de Lubeck.--La princesse de Hatzfeld.--Les auditeurs au conseil d'État.--Souffrances de l'armée.--Le roi de Saxe.--Bataille d'Eylau.
1807.
Retour de l'impératrice à Paris.--La famille impériale.--Junot.--Fouché.--La reine de Hollande.--Levée des conscrits de 1808.--Spectacles de la cour.--Lettre de l'empereur.--Siège de Danzig.--Mort de l'impératrice d'Autriche.--Mort du fils de la reine Hortense.--M. Decazes.--Insensibilité de l'empereur.
1807.
Le duc de Danzig.--Police de Fouché.--Bataille de Friedland.--M. de Lameth.--Traité de Tilsit.--Retour de l'empereur.--M. de Talleyrand.--Les ministres.--Les évêques.
1807.
Tracasseries de cour.--Société de M. de Talleyrand.--Le général Rapp.--Le général Clarke.--Session du Corps législatif.--Discours de l'empereur.--Fêtes du 15 août.--Mariage de Jérôme Bonaparte.--Mort de Lebrun.--L'abbé Delille.--M. de Chateaubriand.--Dissolution du Tribunat.--Voyage à Fontainebleau.
1807.
Puissance de l'empereur.--Résistance des Anglais.--Vie de l'empereur à Fontainebleau.--Spectacles.--Talma.--Le roi Jérôme.--La princesse de Bade.--La grande-duchesse de Berg.--La princesse Borghèse.--Cambacérès.--Les princes étrangers.--Affaires d'Espagne.--Prévisions de M. de Talleyrand.--M. de Rémusat est nommé surintendant des théâtres.--Fortune et gêne des maréchaux.
1807-1808.
Projets de divorce.
1807-1808.
Retour de Fontainebleau.--Voyage de l'empereur en Italie.--La jeunesse de M. de Talleyrand.--Fêtes des Tuileries.--L'empereur et les artistes.--Opinion de l'empereur sur le gouvernement anglais.--Mariage de mademoiselle de Tascher.--Le comte Romanzow.--Mariage du maréchal Berthier.--Les majorats.--L'université.--Affaires d'Espagne.
1808.
La guerre d'Espagne.--Le prince de la Paix.--Le prince des Asturies.--Abdication du roi Charles IV.--Départ de l'empereur.--Son séjour à Bayonne.--Lettre de l'empereur au prince des Asturies.--Arrivée de ce prince en France.--Naissance du second fils de la reine Hortense.--Abdication du prince des Asturies.
FIN DE LA TABLE DU TOME TROISIÈME ET DERNIER.
Paris--Imprimerie Émile Martinet, rue Mignon, 2.