← Retour

Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome premier: Gouvernante des enfants de France pendant les années 1789 à 1795

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome premier

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome premier

Author: Duchesse de Louise Elisabeth Tourzel

Editor: duc François Joseph de Pérusse Des Cars

Release date: July 25, 2010 [eBook #33258]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL, TOME PREMIER ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros de pages blanches n'ont pas été repris dans cette version électronique.

Sur la page 258, le nom incorrect (Alexandre) d'AUMONE, a été corrigé en d'AUMONT.

THE FRENCH REVOLUTION
RESEARCH COLLECTION

LES ARCHIVES DE LA
REVOLUTION FRANÇAISE

logo

PERGAMON PRESS

Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK

MÉMOIRES

DE MADAME

LA DUCHESSE DE TOURZEL

L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1883.

PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.

reine

portrait de la reine marie-antoinette
Pastel fait en 1791, par Kucharsky.
Agrandissement

MÉMOIRES

DE MADAME

LA DUCHESSE DE TOURZEL

GOUVERNANTE DES ENFANTS DE FRANCE
PENDANT LES ANNÉES
1789, 1790, 1791, 1792, 1793, 1795

PUBLIÉS PAR

Le duc DES CARS

Ouvrage enrichi du dernier portrait de la Reine

TOME PREMIER

logo2

PARIS
E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, RUE GARANCIÈRE


1883

Tous droits réservés


INTRODUCTION

Les Mémoires que nous soumettons aujourd'hui au public n'ont, jusqu'ici, jamais été imprimés. Depuis fort longtemps la nombreuse descendance de madame la duchesse de Tourzel et le cercle restreint d'amis qui seuls avaient eu connaissance de ce précieux manuscrit en sollicitaient avec instance la publication, sans que madame la duchesse des Cars, petite-fille de madame de Tourzel, entre les mains de qui il était venu par héritage, ni, après elle, M. le duc des Cars, son fils, aient cru devoir accéder à ce désir. Les motifs d'une pareille réserve sont faciles à comprendre, si l'on se reporte par la pensée aux époques troublées que décrivent ces Mémoires. Toute la génération qui a traversé la période révolutionnaire a gardé des scènes terribles auxquelles elle avait assisté une impression dont la vieillesse même n'a pu éteindre la douloureuse vivacité. Lorsque, plus tard, la police de Napoléon Ier entoura d'une surveillance odieusement vexatoire les personnes que leur position et leur attachement connu à la famille royale désignaient à l'ombrageuse méfiance de l'Empereur, les habitudes de circonspection qu'elles avaient contractées pendant leur jeunesse devinrent la règle de conduite de leur vie tout entière, et ces sentiments s'étaient transmis à leurs enfants, témoins attristés des inquiétudes, parfois même des dangers auxquels leurs parents et eux-mêmes étaient exposés.

Aujourd'hui, ces raisons n'existent plus, et le moment semble venu de restituer à l'histoire un document unique, qui, par son caractère particulier, ne peut être comparé à aucun de ceux dont se compose la riche collection des mémoires relatifs à la révolution française. Tous ceux, en effet, qui ont écrit sur cette funeste époque, ont joué un rôle personnel plus ou moins direct dans le drame qu'ils racontent; ils ont donc une tendance naturelle, inévitable, à présenter les faits sous le point de vue préconçu auquel leurs passions, souvent leurs intérêts, leur commandent de se placer. Madame Campan elle-même n'a pu échapper entièrement à ce reproche. Malgré le charme qu'inspire son touchant et respectueux attachement à l'infortunée reine Marie-Antoinette, on entend, parfois, dans sa voix comme un écho de susceptibilités froissées, comme un cri inquiet de sa personnalité, qui contraste péniblement avec l'émotion du lecteur. Cette impression, on la chercherait en vain dans les Mémoires de madame la duchesse de Tourzel: tout entière aux devoirs de sa charge, sa vie, ses affections, ses pensées se concentrent exclusivement sur les augustes enfants dont les épaisses murailles du Temple pourront seules la séparer. Aux heures les plus menaçantes des émotions populaires, lorsque la populace égarée envahit aux 5 et 6 octobre 1789 le château de Versailles, lorsque l'émeute traverse les salons des Tuileries le 20 juin 1792, lorsqu'au 10 août elle s'y établit triomphante sur les ruines de la monarchie, la gouvernante des Enfants de France trouve dans son dévouement à la famille royale la force d'étouffer le cri le plus sacré de la nature. On sent à peine un frémissement d'inquiétude aux dangers que court sa fille bien-aimée, cette charmante Pauline de Tourzel, dont le courage désarma les bourreaux de la Force lors des hideux massacres de Septembre.

Mais si la personnalité de madame de Tourzel ne perce en aucun endroit de ces Mémoires, on y voit, presque à chaque page, comme un reflet des deux plus augustes victimes de la tragédie révolutionnaire: le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette: c'est là ce qui fait un des principaux attraits de ces volumes.

Le public trouvera, nous l'espérons, un vif intérêt à suivre dans ce récit authentique le développement des terribles événements et des catastrophes qui ont marqué la fin du siècle dernier; il y verra l'origine de ces convulsions qui, après avoir désorganisé et bouleversé toute une société, continuent encore à troubler l'époque où nous vivons. La famille de madame de Tourzel sera heureuse de voir au milieu de quelles circonstances se sont révélés le courage, le sang-froid, le dévouement qui ont acquis à l'auteur de ces Mémoires un tel renom parmi ses contemporains et rendent ses descendants si justement fiers de lui appartenir.

Nommée gouvernante des Enfants de France au lendemain de la prise de la Bastille, madame de Tourzel fut, on peut le dire sans crainte, la dernière, la seule confidente des malheureux princes auxquels le danger, en relâchant bien vite les entraves de l'étiquette, permettait de suivre leur penchant pour les tendres effusions du cœur et de l'intimité.

Pendant cette cruelle agonie de la royauté, alors qu'une surveillance savamment grossière épie les moindres mouvements et jusqu'aux impressions du Roi et de la Reine, quand La Fayette semble chercher dans les humiliations qu'il inflige à la famille royale une sorte d'orgueilleuse jouissance, c'est dans l'appartement de madame de Tourzel que les malheureux princes viennent chercher un moment de calme et l'oubli de leurs souffrances. C'est là qu'ils versent, loin des regards impies, ces larmes amères que l'histoire a soupçonnées jusqu'ici plutôt qu'elle n'en a eu la preuve, car, une fois la porte franchie de nouveau, les devoirs sublimes de la royauté imposaient à ces nobles et saintes figures le masque d'une résignation surhumaine. Ces larmes, madame de Tourzel en a été l'unique témoin. Dans les douloureux épanchements auxquels elle a assisté, elle a saisi le secret de cette bonté que l'on a, parfois, pu qualifier de faiblesse, mais qui puisait sa source dans le plus ardent amour de la France. Aussi, lorsqu'après bien des années, dans une retraite que lui conseillaient à la fois les circonstances et son impérissable douleur, la gouvernante des Enfants de France a voulu nous laisser le récit de ces funestes événements, elle en cherche l'appréciation dans le souvenir qu'elle a gardé de ces suprêmes et cruelles confidences. C'est là ce qui distingue, entre tous, les Mémoires de madame la duchesse de Tourzel, et c'est pour cela que nous n'hésitons pas à les considérer comme un document historique d'une valeur absolument incomparable.

Louise-Élisabeth-Félicité-Françoise-Armande-Anne-Marie-Jeanne-Joséphine de Croy-Havré naquit à Paris le 11 juin 1749. Elle était le cinquième enfant et la quatrième fille de Louis-Ferdinand-Joseph de Croy[1], duc d'Havré, prince et maréchal héréditaire du Saint-Empire, marquis de Vailly, comte de Fontenoy, châtelain héréditaire de Mons, grand d'Espagne, etc., tué au combat de Filingshausen en 1761, et de Marie-Louise-Cunégonde de Montmorency-Luxembourg.

Les autres enfants, issus du même mariage, furent Joseph-Anne-Auguste-Maximilien de Croy, duc d'Havré, mort en 1839, à quatre-vingt-seize ans, Marie-Anne-Christine-Joséphine, comtesse de Rougé, morte à Paris en 1788; Emmanuelle-Louise-Gabrielle-Joséphine-Cunégonde, religieuse de la Visitation; enfin Marie-Charlotte-Joséphine-Sabine, marquise de Vérac.

Louise-Élisabeth-Félicité, la plus jeune de cette nombreuse famille, épousa, le 8 avril 1764, Louis-François du Bouchet de Sourches, premier marquis de Tourzel[2], grand prévôt de France. Cinq enfants naquirent de cette union; quatre filles: la duchesse de Charost[3], la comtesse François de Sainte-Aldegonde[4], la comtesse Louis de Sainte-Aldegonde[5], la comtesse de Béarn[6], l'auteur des Souvenirs de quarante ans, où elle trace un tableau si émouvant des massacres de Septembre. Cette dernière n'était point encore mariée lorsque sa mère fut nommée gouvernante des Enfants de France; aussi dut-elle l'accompagner à Versailles d'abord, puis aux Tuileries. Sa discrétion était telle que la Reine, prévenue par madame de Tourzel que ses entretiens avec le Roi étaient entendus dans la chambre occupée par sa fille, se contenta de répondre: «Qu'importe? Je n'ai rien à craindre quand mes plus secrètes pensées tomberaient dans le cœur de notre chère Pauline[7]

Le cinquième enfant de madame de Tourzel fut Charles-Louis-Yves du Bouchet de Sourches[8], deuxième marquis de Tourzel et dernier grand prévôt de France.

Les traditions de la famille ne nous ont conservé aucun détail précis sur les années qui suivirent le mariage de madame de Tourzel; nous savons seulement que son temps était partagé entre Paris et le magnifique château de Sourches, près du Mans, que son beau-père venait de faire construire. On sait en effet que M. de Sourches, pour mieux sauvegarder l'indépendance de son caractère, vécut, jusqu'à la fin du règne de Louis XV, retiré de la cour, autant que le permettaient les devoirs de sa charge.

A l'avénement du roi Louis XVI, il sembla que de nouveaux jours allaient luire sur la France: beaucoup de familles qui s'étaient écartées de Versailles y revinrent, attirées par les vertus et le charme dont le jeune roi et la reine Marie-Antoinette donnaient le gracieux exemple. Le marquis de Tourzel remplissait ses fonctions héréditaires de grand prévôt avec l'austère exactitude qui semblait un apanage de sa race et dont les Mémoires du marquis de Sourches, actuellement en cours de publication, nous ont transmis le témoignage pendant le règne de Louis XIV. Le grand prévôt de France accompagnait la cour dans tous ses déplacements. A ce titre, il se trouvait avec le Roi à Fontainebleau, au mois de novembre 1786, lorsque son cheval, s'étant emporté sous les futaies pendant une chasse à courre, lui fracassa la tête contre une branche d'arbre. L'émotion que causa ce fatal accident fut extrême. Le Roi fit aussitôt transporter le blessé dans la maison d'un garde, où, pendant huit jours, il reçut les soins des médecins de la cour, qui s'opposèrent à toute tentative de déplacement. Louis XVI, qui avait pleuré, nous rapporte madame de Staël, en apprenant cette catastrophe, et la Reine elle-même, veillèrent à ce que rien ne manquât au blessé, avec cette affectueuse et touchante sollicitude dont ils ne cessèrent jamais d'entourer ceux qui les approchaient. Malheureusement, les efforts de la science furent impuissants, et après une semaine de la plus cruelle agonie, M. de Tourzel expira. Sa veuve, aussitôt en proie à un transport de douleur, s'écria, en jetant son fils sur le corps inanimé de son père: «J'ai tout perdu; il ne me reste plus qu'un seul espoir en ce monde, c'est que vous soyez aussi vertueux que l'homme dont vous embrassez le cadavre.» De telles paroles, dans un pareil moment, disent, avec plus d'éloquence que ne pourraient le faire les récits de la tradition, combien avait été heureuse cette union si cruellement brisée.

Le Roi voulut sur-le-champ donner à son fils la survivance de la charge de grand prévôt de France. En vain lui fit-on observer que le jeune marquis de Tourzel n'avait pas encore atteint l'âge de la majorité, condition indispensable pour remplir ces hautes fonctions: «Les Sourches ne sont point mineurs, répondit-il; la mort de M. de Tourzel me touche beaucoup. Bon père de famille, sage, religieux et fidèle, il laisse, jeune, une réputation intacte et des affaires en bon ordre: belle leçon pour tant d'autres qui n'en laissent que de mauvaises!» Une semblable oraison funèbre est, à la fois, un honneur pour celui qui l'a inspirée et pour le prince capable d'apprécier ainsi la noblesse du caractère de ses serviteurs.

Le nouveau grand prévôt de France se montra, du reste, digne de la faveur royale, et nous verrons au cours de ces Mémoires avec quel courageux dévouement, au milieu des plus grands dangers, il sut remplir, jusqu'à la fin, les devoirs qui lui avaient été dévolus dans d'aussi solennelles circonstances.

Après ce terrible dénoûment, madame de Tourzel rentra dans la retraite. Tout entière à sa douleur et aux tendres soins dont elle entourait l'enfance de sa fille Pauline, il semblait que sa vie fût terminée pour le monde, et qu'elle ne dût plus jamais reparaître dans le milieu brillant où elle avait su faire admirer de tous ses vertus et ses nobles qualités.

Dieu en avait disposé autrement.

Pendant ces funestes années de 1787 et de 1788, les événements marchèrent vite. Aux intrigues de cour, que suscitait le duc d'Orléans pour ternir l'éclat de la majesté royale, avait bientôt succédé l'agitation des assemblées des notables, puis le mouvement plus redoutable des États généraux. D'un bout à l'autre du royaume, les esprits étaient en effervescence; toutes les bases de la monarchie étaient à la fois ébranlées, et la foule apprenait déjà à répéter, tantôt avec menace, tantôt avec amour, les noms des nouveaux acteurs qui allaient faire leurs débuts sur la scène de la politique. La faction d'Orléans, n'osant pas encore s'en prendre directement au Roi, et comprenant, du reste, que le caractère énergique de la Reine opposerait à la révolution le plus sérieux obstacle, attaquait sans relâche cette princesse, en calomniant de la façon la plus odieuse les personnes qu'elle honorait de son amitié. Au premier rang, parmi celles que menaçaient les haines populaires, se trouvait la duchesse de Polignac; aussi, lorsque la prise de la Bastille eut montré aux hommes de désordre qu'ils pouvaient impunément se livrer aux derniers excès, la malheureuse Reine comprit qu'il fallait se séparer de l'amie dévouée à qui elle avait confié le soin de ses enfants. Madame de Polignac prit donc une des premières la route de l'émigration, pour rejoindre à Turin le prince de Condé et le comte d'Artois: la place de gouvernante des Enfants de France devint ainsi vacante; mais cette charge, qui, à d'autres époques, eût été un honneur envié, n'était plus, dans les circonstances présentes, qu'un poste périlleux de sacrifice et de dévouement.

Pour remplir une telle mission, il fallait une personne d'un grand caractère, incapable de balancer entre le danger et l'accomplissement de son devoir, prête à sacrifier, sans hésiter, ses affections les plus chères pour répondre à la confiance royale, et dont le nom respecté de tous ne soulevât pas, tout d'abord, les préjugés haineux de l'esprit public. Une si haute abnégation, de telles qualités sont toujours rares; cependant le choix de la Reine se fixa immédiatement sur madame de Tourzel, tant son mérite était éclatant et incontesté.

Il n'est pas douteux qu'elle n'eût refusé cette distinction, si les circonstances avaient permis de la considérer comme une faveur. Toutefois, avant de se résoudre à l'accepter, elle hésita beaucoup, tant elle comprenait l'écrasante gravité des devoirs auxquels elle devrait désormais s'immoler. Dans les Souvenirs de quarante ans, madame la comtesse de Béarn, sa fille, nous a conservé le récit de ces hésitations: «Le combat entre ses affections particulières et le souvenir de la bonté que le Roi et la Reine lui avaient témoignée à l'époque de la mort de mon père dura plusieurs jours, écrit-elle. Mais le sentiment des malheurs de cette royale famille, le spectacle de l'abandon où beaucoup de ceux qui l'entouraient l'avaient déjà laissée, l'emportèrent. Elle se résigna au sacrifice qu'on lui demandait; c'en était un alors, et un bien grand: on pouvait déjà prévoir quelques-uns des malheurs cachés dans l'avenir.»

La marquise de Tourzel fut donc nommée gouvernante des Enfants de France, et la première fois qu'elle vit la Reine en cette qualité, elle fut saluée par une de ces paroles où l'infortunée Marie-Antoinette savait mettre toute la gracieuse délicatesse de son cœur: «Madame, lui dit-elle, j'avais confié mes enfants à l'amitié, je les confie maintenant à la vertu.»

C'est à ce moment que s'ouvrent les Mémoires.

Nous ne nous permettrons pas, même par la plus modeste des analyses, d'empiéter sur ces pages émouvantes, qui embrassent les dernières années de la vieille monarchie française, de la prise de la Bastille à la fin de la Terreur.

Après huit années de mariage, la Reine avait donné le jour à une fille, Marie-Thérèse-Charlotte, qui naquit à Versailles, le 19 décembre 1778, et mourut en exil, en 1854, après avoir épuisé tout ce qu'une vie humaine peut connaître de douleurs et de déceptions: ce fut l'héroïque prisonnière du Temple, depuis, madame la Dauphine.

Peu après cet événement, que la France entière salua de ses acclamations enthousiastes, la Reine fit une fausse couche, et ce fut seulement le 22 octobre 1781 que le canon des Invalides annonça la naissance de Louis-Joseph-Xavier-François de France, désigné dans l'histoire comme le premier Dauphin. En effet, ce jeune prince, dont la belle santé et la précoce intelligence autorisaient les plus légitimes espérances, devint tout à coup rachitique et s'éteignit à Meudon au mois de juin 1789.

En 1783, la Reine fit une nouvelle fausse couche, et deux ans plus tard, elle donnait le jour, le 27 mars 1785, à Louis-Charles de France, duc de Normandie, qui, devenu Dauphin à la mort de son frère, fut l'infortuné Louis XVII.

Enfin, le 9 juillet 1786, naissait à Versailles Sophie-Hélène-Béatrix, qui mourut le 19 juin suivant.

Ainsi, de cette nombreuse famille, il ne restait plus que deux enfants, le Dauphin et Madame de France, lorsque madame de Tourzel fut appelée à prendre auprès d'eux la place que lui imposait la confiance du Roi et de la Reine.

Après la mort de Robespierre, madame de Tourzel, qui, avec son fils et ses filles, Pauline et la duchesse de Charost, avait échappé comme par miracle à l'échafaud, se retira dans sa terre d'Abondant, près de Dreux. Elle y demeura jusqu'à la Restauration, absorbée dans ses douloureux souvenirs, partageant tous ses instants entre le culte des augustes victimes dont elle avait été la dernière confidente et les soins de la plus active charité. Là, sous les ombrages séculaires de son beau parc, elle avait érigé un modeste monument expiatoire, sur lequel le visiteur ému peut encore aujourd'hui lire cette touchante inscription qu'elle avait elle-même dictée:

«QUID SUNT CINERES? HEU! CINIS IPSA DEEST!»

Hélas! de toutes ces grandeurs qu'elle avait connues, de tous ces nobles martyrs qu'elle avait aimés, il ne restait, en effet, plus rien! Leurs cendres, confondues dans la fosse commune de Mousseaux et de Sainte-Marguerite, ou brûlées dans la chaux vive du cimetière de la Madeleine, n'étaient même plus là pour recevoir les pieux hommages d'un dévouement que les circonstances avaient élevé jusqu'à la hauteur de l'héroïsme!

Ce n'étaient pas seulement le Roi, la Reine et l'infortuné Dauphin qui reposaient dans ces tombes que la république croyait vouées à un éternel oubli! La grandeur de la France, développée pendant tant de siècles à l'abri des institutions tutélaires de la royauté, avait, elle aussi, succombé dans la tourmente révolutionnaire. L'agonie de ces malheureux princes était en même temps l'agonie de la France, et tous les bons Français comprenaient que ces terribles événements entraînaient, avec la ruine de la royauté, la ruine de leur patrie. En effet, on n'avait pas encore su établir une distinction subtile entre la France et le Roi; qui aimait l'un aimait l'autre, qui mourait pour la patrie mourait pour le Roi, qui mourait pour le Roi mourait pour la patrie.

Depuis le moment néfaste où la révolution a brisé ce faisceau sacré, les désastres ont succédé aux désastres, les catastrophes se sont accumulées sur les catastrophes, le désordre enfin s'est librement développé avec une audace de plus en plus grande; il en sera ainsi jusqu'au jour où la France désabusée comprendra qu'il lui faut renouer la chaîne brisée de ses traditions séculaires si elle ne veut, après avoir été la première parmi les nations civilisées, devenir un triste exemple de la décadence où les peuples sont entraînés par l'abandon de tous les grands principes politiques et religieux.

Madame de Tourzel passa donc à Abondant les dernières années du dix-huitième siècle. Les habitants de cette petite commune avaient appris à respecter cette profonde douleur; ils en vinrent promptement à vénérer celle que la bienfaisance seule pouvait arracher à ses tristes pensées et au pèlerinage quotidien qu'elle faisait, escortée d'un serviteur fidèle, au monument dont nous avons parlé plus haut. Un jour,—l'orgie révolutionnaire n'était pas encore terminée,—une de ces bandes de malfaiteurs qui sillonnaient alors les provinces voulut abattre les belles futaies du parc d'Abondant, qu'ils jugeaient incompatibles avec les principes de l'égalité. La population, d'un mouvement spontané, empêcha ce méfait et dispersa les pillards.

Dès les premiers jours de la Restauration, le roi Louis XVIII, qui avait déjà attaché à la personne de madame la Dauphine mademoiselle de Tourzel, devenue la comtesse de Béarn, songea à récompenser le dévouement dont la gouvernante des Enfants de France avait entouré ses malheureux parents. Il lui conféra, en 1816, le titre héréditaire de duchesse, destiné à s'éteindre trop promptement en la personne de son petit-fils Olivier, duc de Tourzel; son fils était mort en 1815. Enfin, le 15 mai 1832, la duchesse de Tourzel terminait, à son tour, cette longue carrière que tant de douleurs avaient traversée; elle était âgée de quatre-vingt-deux ans. Son corps, rapporté à Abondant, y fut inhumé dans l'église, et sur la pierre qui recouvre ses restes mortels fut gravée cette épitaphe, composée par son petit-gendre, le duc des Cars. Son admirable concision résume aussi complètement que possible une vie que s'étaient partagée les larmes, le dévouement et la charité:

HIC JACET
L.E.F.F.A.M.J. DE CROY
DUCISSA DE TOURZEL
REGIAE SOBOLIS GUBERNATRIX
FORTIS IN ADVERSIS
DEO REGIQUE FIDELIS
VERE MATER PAUPERUM
PERTRANSIVIT BENEFACIENDO
OMNIBUS VENERANDA
MAGNO PROLIS AMORE DILECTA
OBIIT ANNO AETATIS 82
REQUIESCAT IN PACE[9].

Les Mémoires que nous publions ont été imprimés sur le manuscrit original, qui appartient à M. le duc des Cars: aucune altération n'y a été apportée, et un pieux respect a présidé aux moindres détails de cette publication, dont toutes les notes sont de la main même de l'auteur.

Il nous reste maintenant à remplir un dernier devoir, pour satisfaire à la fois à la vérité et à la volonté formelle de madame la duchesse de Tourzel.

Le marquis de Bouillé dit, dans ses Mémoires, que l'opiniâtreté de madame de Tourzel à vouloir suivre le Dauphin dans le voyage de Varennes avait empêché le Roi de prendre dans sa voiture un militaire distingué, qui eût pu, par son intervention, être d'une importance capitale. Madame de Tourzel déclare que la Reine fut la seule qui lui fit part de ce voyage, et qu'il ne lui fut jamais dit qu'il était question de la remplacer par qui que ce fût. On lui demanda simplement si sa santé serait un obstacle. «Je n'aurois pas insisté, dit-elle dans une note qu'elle a laissée sur ce sujet, si la Reine m'eût témoigné un pareil désir. J'avois d'ailleurs la ressource de prendre la place de l'une des deux femmes de chambre qui accompagnoient la famille royale dans la voiture de suite. En pareil cas, l'attachement ne consulte ni les convenances, ni les droits, et j'aurois concilié le devoir que m'imposoit ma place de ne jamais quitter Mgr le Dauphin avec le désir que Leurs Majestés m'auroient manifesté de se faire accompagner par une personne dont les services eussent pu leur être plus utiles que les miens.»

Le caractère de courage et de droiture de madame de Tourzel lui eussent fait supporter des torts réels, mais ces griefs supposés lui étaient très-pénibles, et sa famille se demandait comment d'autres auteurs avaient pu répéter une attaque, si injuste.

«Il semble, disait une de ses filles, madame la comtesse de Sainte-Aldegonde, que le témoignage d'une personne si véridique, si consciencieuse, si estimée, est d'un bien autre poids que les Mémoires de M. de Bouillé; celui-ci, en effet, avait besoin de trouver des raisons pour atténuer les reproches que l'on était en droit de lui adresser, soit à lui-même, à cause des dispositions défectueuses qu'il avait prises, soit à son fils, qui paraît avoir manqué de présence d'esprit et de décision.»

Sur un autre point encore, une préoccupation constante hanta l'esprit de madame de Tourzel jusqu'à la fin de sa vie. Il s'agissait de son élève bien-aimé, le malheureux Dauphin. Les aventuriers qui ont, à diverses reprises, tenté de se faire passer pour Louis XVII, ont presque tous prétendu qu'ils avaient demandé à être confrontés avec la gouvernante des Enfants de France, mais que le mauvais vouloir intéressé de la famille royale avait toujours refusé de leur en accorder l'autorisation. Cette confrontation ne pouvait que dévoiler leur imposture; madame de Tourzel ne voulait pas se prêter à une manœuvre d'où l'on aurait pu induire qu'elle n'était pas convaincue de la mort du jeune prince car, elle n'avait pas, en effet, attendu l'époque tardive à laquelle ces revendications se sont produites pour faire, d'elle-même, une enquête sur la fin tragique du jeune roi. Nos lecteurs en trouveront le récit à la fin du deuxième volume de ces Mémoires, et le caractère de madame de Tourzel ne se fût jamais prêté à une supercherie,—quelles que fussent les considérations politiques invoquées pour la justifier,—si la moindre hésitation avait subsisté dans son esprit sur le sort du malheureux prince. Elle était, au contraire, absolument convaincue de sa mort; le témoignage des médecins qui avaient pratiqué l'autopsie, et qu'elle avait eu soin d'interroger aussitôt après, les détails circonstanciés qu'elle avait trouvés dans un registre où chaque jour étaient consignés les actes du prince, et qu'un hasard presque providentiel lui permit de lire lors d'une visite à Madame Royale, encore détenue au Temple, enfin les renseignements précis qui lui furent fournis par le vénérable curé de Sainte-Marguerite, dont le suisse avait été témoin de l'inhumation, toutes ces preuves réunies ne lui laissèrent aucun doute à ce sujet. Tous les arguments tirés d'un prétendu silence de la duchesse de Tourzel sont sans valeur, puisque nous publions aujourd'hui sur ce point la déclaration la plus formelle, écrite de sa propre main. Elle commence en effet l'exposé de ses démarches en disant: «J'interromps un moment le récit de ce qui regarde Madame pour parler de ce que j'appris au Temple, concernant le jeune roi, dont je parlais souvent à Gomin et à Lasne, et je joindrai à ce détail le récit de sa mort et des précautions que je pris pour m'assurer de sa réalité, dont je ne puis conserver le plus léger doute. Il me paraît utile d'en donner la preuve à ceux qui liront ces Mémoires.»

Après avoir lu les pages émues dans lesquelles la duchesse de Tourzel rend compte de ses recherches, il semble qu'elle ait prévu les objections de la critique historique la plus rigoureuse: la mort du vrai Louis XVII était devenue une certitude absolue pour la noble femme qui l'avait élevé, et cette certitude, on le sait déjà, était partagée au même degré par Madame la Dauphine, qui, pendant bien des années, avait gardé l'espérance de retrouver son frère. Si donc il survenait de nouveaux imposteurs qui cherchassent à se couvrir du témoignage de la duchesse de Tourzel, ils trouveraient dans ces pages le démenti le plus catégorique.

Madame la duchesse de Tourzel prenait soin de faire connaître sa pensée sur ce sujet à tous les membres de sa famille. «Ce jeune prince était charmant, disait-elle, et doué de facultés qui le rendaient attachant au possible. Madame la duchesse d'Angoulême, sa sœur, l'aimait passionnément et a tout fait, ainsi que moi, pour savoir s'il aurait pu échapper au long et infernal martyre auquel des monstres l'avaient soumis. Il n'est que trop certain qu'il n'a pas survécu aux mauvais traitements auxquels il a été soumis à dessein. Du reste, s'il eût survécu, son corps serait resté atrophié et son esprit eût été infirme.»

La Ferronnays.

MÉMOIRES

DE

MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL

CHAPITRE PREMIER

ANNÉE 1789.

Séjour à Versailles.—Journées des 5 et 6 octobre.—Établissement du Roi à Paris.—Continuation de la fermentation existant dans cette ville.—Conduite du Roi à l'égard des Parlements de Rouen et de Metz.—Arrestation de diverses personnes.

Appelée par mon souverain à la place honorable de gouvernante des Enfants de France, à l'époque où la Révolution commençait à prendre le caractère le plus effrayant, je reçus le précieux dépôt qui m'était confié, avec la ferme résolution de consacrer ma vie à répondre à la confiance de Leurs Majestés, et à leur prouver le respectueux attachement dont j'étais pénétrée pour leurs augustes personnes.

Mgr le Dauphin, âgé de quatre ans, était d'une figure charmante et d'une intelligence surprenante, qui se développait chaque année de manière à donner les plus hautes espérances, si la méchanceté des hommes n'avait enseveli dans le tombeau tant de grâces, d'espérances et de qualités propres à soutenir dignement le rang où le ciel l'avait placé.

Comme tous les yeux étaient ouverts sur Mgr le Dauphin, la Reine me demanda de ne pas le perdre de vue un instant, et de me borner à une surveillance générale sur Madame, qui, étant âgée de dix ans, devait recevoir une éducation qui ne pouvait se rapprocher de celle de son frère.

La tendresse de la Reine pour ses enfants lui faisait désirer d'être fréquemment avec eux; j'eus l'honneur d'approcher de très-près cette noble et courageuse princesse, et d'apprécier ses grandes qualités. C'est pour moi un besoin de rappeler le récit des vertus de mes augustes et infortunés souverains, ainsi que d'offrir à leur mémoire l'hommage de l'attachement que je leur conserverai jusqu'à mon dernier soupir.

Trop d'événements douloureux ont déchiré mon cœur et contristé mon esprit pour n'avoir pas affaibli ma mémoire; les fréquentes arrestations que j'ai éprouvées et les dangers, que j'ai courus ne m'ayant pas permis de conserver les notes que j'avais faites, je ne puis plus écrire que les faits qui se rappellent le plus à mon souvenir, dans les événements si frappants dont j'ai eu le malheur d'être témoin.

Je m'établis à Versailles, les premiers jours d'août 1789. Le Roi et la Reine ne pouvaient voir sans effroi les décrets désorganisateurs de l'Assemblée se succéder avec une rapidité effrayante. La plupart des domestiques de la famille royale étaient gagnés par les factieux, en étaient les espions et leur rendaient le compte le plus exact de tout ce qu'on y faisait, de ceux qui y étaient admis et des diverses impressions qu'elle éprouvait. D'autres personnes, qui désiraient conserver à la fois leur influence politique et leur attachement pour Leurs Majestés, jetaient dans l'esprit de celles-ci des inquiétudes continuelles, sous prétexte de leur rendre compte de ce qui se passait, les empêchant ainsi de prendre un parti décisif, en leur mettant perpétuellement sous les yeux les inconvénients qui en pourraient résulter.

Au mois de septembre de cette année, le Roi, fatigué de sa position et ne pouvant se dissimuler l'avantage que tiraient les factieux de la proximité de Paris, pensa sérieusement à quitter Versailles. Il voulait, en s'éloignant de cette ville, ôter la possibilité de réaliser des projets que les propos incendiaires des Jacobins ne donnaient que trop de raison de redouter. Leurs Majestés, toujours pleines de bonté, eurent celle de me prévenir de me mettre en mesure de partir sans aucune préparation, si les circonstances l'exigeaient. Elles n'étaient point encore décidées sur le lieu où elles devaient s'établir, et je l'ai toujours ignoré; mais elles changèrent bientôt d'avis et se résolurent à rester à Versailles.

Cependant les victimes se multipliaient, et les crimes restaient impunis. La populace de Versailles pensa mettre à la lanterne un malheureux boulanger, dont tout le crime était à ses yeux de faire deux sortes de pain; elle pilla sa boutique, et l'on eut bien de la peine à le tirer de ses mains. On profita de cette circonstance pour faire sentir à la municipalité la nécessité d'augmenter la force répressive; elle autorisa en conséquence le comte d'Estaing, commandant de la garde nationale de Versailles, à solliciter l'arrivée d'un secours de mille hommes de troupes réglées, et le régiment de Flandre reçut l'ordre de se rendre à Versailles.

L'esprit de ce régiment était alors excellent, ainsi que celui des chasseurs de Lorraine, qui était alors en garnison à Meudon. Ces deux corps, réunis aux gardes du corps, étaient plus que suffisants pour donner au Roi la possibilité de quitter Versailles sans éprouver la plus légère difficulté, et il eût peut-être évité par cette mesure tous les malheurs qui l'ont conduit à sa perte.

Les gardes du corps, attachés du fond du cœur à la famille royale, pénétrés de regret de s'être laissé entraîner à présenter au Roi des réclamations déplacées, désiraient ardemment trouver l'occasion de réparer leur faute et donner des preuves de l'attachement que leur conduite héroïque a si évidemment prouvé. Ils résolurent d'employer tous les moyens possibles pour empêcher la corruption du régiment de Flandre, le conserver fidèle au Roi, et ils se flattaient d'y réussir en lui inspirant estime et confiance. Ils commencèrent par leur proposer un repas de corps, où ils invitèrent tout ce qu'il y avait de troupes à Versailles; et quoique la composition de la garde nationale de cette ville pût leur donner quelque inquiétude, elle n'en fut pas moins invitée à ce repas, qui se donna dans la salle de la Comédie.

Il était superbe, et chacun des convives témoignait un tel attachement au Roi et à la famille royale, qu'on engagea Sa Majesté à combler leurs vœux en les honorant de sa présence. L'arrivée du Roi, accompagné de la Reine et de M. le Dauphin, fit le plus grand effet: les cris de: Vive le Roi, la Reine, M. le Dauphin et toute la famille royale! n'eurent pas besoin d'être commandés; c'était l'élan du cœur, et l'on reconnut encore en ce moment celui des Français. L'émotion qu'éprouvaient toutes les personnes fidèles au Roi rendit cette soirée aussi touchante qu'intéressante. Les cœurs et les têtes étaient tellement électrisés, que Sa Majesté aurait été accompagnée de tous ces braves gens, partout où elle aurait voulu se retirer. On ne profita malheureusement pas de cette bonne disposition, et les factieux, furieux et inquiets du sentiment qu'inspirait encore la personne du Roi, ne perdirent pas un moment pour gagner le régiment de Flandre et soulever les esprits.

Ils feignirent d'abord les plus vives inquiétudes sur les suites d'un repas qui n'était, disaient-ils, que le prélude de la contre-révolution; ils parvinrent ensuite à organiser un mouvement assez violent pour forcer le Roi à venir à Paris et consommer plus facilement l'exécution de leurs desseins. Quoiqu'ils cachassent encore le projet de renverser le Roi de son trône pour y placer le Duc d'Orléans, la violence de leurs déclamations contre leur souverain et la conduite du côté gauche de l'Assemblée ne laissaient que trop apercevoir le vœu réel de leur cœur.

JOURNÉES DES 5 ET 6 OCTOBRE, ET ARRIVÉE A PARIS.

Quand les factieux eurent disposé la populace au rôle qu'ils voulaient lui faire jouer, ils rassemblèrent leurs troupes auxiliaires, composées de tous les bandits de la capitale, et s'en allèrent tumultueusement en armes à l'Hôtel de ville se plaindre de la rareté du pain. Elle était, disaient-ils, occasionnée par des accaparements faits par ordre de la Cour, qui voulait, par la famine, les remettre sous le joug du despotisme. Ils forcèrent les membres de la Commune à donner l'ordre à M. de la Fayette de conduire la garde nationale à Versailles, pour obliger le Roi à venir à Paris, et à ramener par sa présence l'abondance dans la capitale. Une troupe de brigands, parmi lesquels étaient beaucoup d'hommes habillés en femmes et de poissardes ivres, qui avaient l'air de véritables furies, précéda la garde nationale, forçant à la suivre toutes les personnes qu'elle rencontrait sur son chemin.

Le Roi était à la chasse et n'avait pas la moindre connaissance de ce qui se passait à Paris, lorsque M. de la Devèze, gentilhomme dauphinois, vint l'avertir de la marche de ces bandits. Les chevaux de Mgr le Dauphin étaient mis pour aller à la promenade; il eût été bien facile à la Reine de monter dans sa voiture avec Madame et d'aller rejoindre le Roi. On n'en eut malheureusement pas l'idée, et le Roi inquiet revint sur-le-champ à Versailles.

M. de Narbonne-Fritzlard, qui se trouvait en ce moment auprès du Roi, supplia Sa Majesté de lui donner quelques troupes, avec quelques pièces de canon, l'assurant qu'elle serait bientôt débarrassée de cette troupe de bandits. «Il faut, dit-il, garder les ponts de Sèvres et de Saint-Cloud. Ou elle renoncera à son projet, ou elle passera par Meudon. Placé alors sur les hauteurs, je la canonnerai, et avec de la cavalerie, je la poursuivrai dans sa fuite, de manière qu'il n'en rentrera pas un seul dans Paris.» Le Roi, qui espérait toujours ramener, par sa bonté, les esprits égarés, ne put se déterminer à adopter un projet qui devait faire couler le sang de ses sujets, et laissa arriver sans obstacle cette armée de brigands, incapable d'éprouver d'autre sentiment que celui de la rage et de l'espoir du pillage.

M. de Saint-Priest, ministre de la maison du Roi, conseilla alors à ce prince de partir de Versailles, et il y paraissait disposé, lorsque l'ayant quitté un instant pour conduire à l'abbaye de Saint-Cyr madame de Saint-Priest, près d'accoucher, M. Necker profita de son absence pour jeter dans l'esprit du Roi tant d'inquiétudes sur les suites de ce parti, et sur l'impossibilité de pouvoir trouver l'argent nécessaire pour la subsistance des troupes et de sa maison, qu'il le fit changer de résolution.

Pendant toutes ces incertitudes, les brigands entouraient les grilles du château, et ayant appris la défense de tirer sur eux, ils attaquèrent les gardes du corps, en blessèrent beaucoup, en massacrèrent plusieurs, et se répandirent dans Versailles. La garde nationale de cette ville, qui s'était jointe à eux, commença à faire feu sur les gardes du corps, et ce fut de ses rangs que partit le coup qui cassa le bras à M. de Savonnières, officier des gardes du corps. Ceux-ci, frémissant de douleur et de rage de ne pouvoir se défendre, restèrent cependant impassibles; la crainte d'exposer les jours du Roi et de la famille royale retenait leurs bras, et il est impossible de rencontrer un dévouement plus héroïque que le leur.

Le Roi, profondément affligé de ce qui se passait, parut penser encore à quitter Versailles, et donna l'ordre de faire monter les voitures au château; mais elles furent arrêtées par les propres gens de l'écurie de Sa Majesté et par la garde nationale de Versailles, et il ne fut plus question de départ. Le Roi avait fait venir une partie des gardes du corps dans les cours du château, et ensuite sur la terrasse de l'Orangerie, d'où il les fit partir pour Rambouillet, sous la conduite du duc de Guiche, ne gardant que ceux qui faisaient le service de l'intérieur du château.

Pendant que ce dernier était investi, et que les brigands parcouraient la ville, l'Assemblée ne s'occupait que de faire sanctionner son décret du 30 septembre, pour l'acceptation des premiers articles de la Constitution, et nommément de la déclaration des Droits de l'homme. Elle décréta d'abord que le président irait à la tête d'une députation demander au Roi l'acceptation pure et simple du décret. Elle ne voulut point écouter les représentations du Roi sur l'inconvénient de donner sa sanction à des décrets isolés, sans avoir vu l'ensemble de la Constitution; et quoique, pour ôter toute défiance sur ses intentions, il consentit à donner cette sanction, la réserve qu'il y avait mise de conserver en entier entre ses mains le pouvoir exécutif et de ne s'expliquer sur la déclaration des Droits de l'homme que lorsque la Constitution serait achevée, avait extrêmement déplu à l'Assemblée. Celle-ci, plus occupée d'en venir à ses fins que des dangers que couraient le Roi et la famille royale, insista de nouveau sur l'acceptation pure et simple du décret, et fit demander l'heure de Sa Majesté, pour recevoir la députation qu'elle lui enverrait à ce sujet. Le Roi consentit à la recevoir à neuf heures du soir. M. Mounier, président de l'Assemblée, était à sa tête; et croyant le salut du Roi attaché à cette sanction, il le pressa tellement de la donner, que le prince ne put la refuser. Plein d'espoir du succès de cette démarche, le président retourna à l'Assemblée, et ne vit que trop clairement, en y arrivant, quel était l'esprit qui la dirigeait, et qu'on ne pouvait compter sur son appui dans la circonstance critique où l'on se trouvait.

Le Roi, dont la position devenait à chaque moment plus inquiétante, ayant témoigné le désir de consulter l'Assemblée sur le parti qu'il y avait à prendre au milieu de tant de dangers, M. Mounier, accompagné de plusieurs députés, se rendit de nouveau chez le prince, au moment où l'on avertissait celui-ci de l'arrivée de M. de la Fayette, à la tête de la garde nationale parisienne. Le général monta sur-le-champ chez le Roi, et lui dit que n'ayant pu empêcher l'arrivée des Parisiens à Versailles, il venait le défendre avec sa garde nationale, et qu'il suppliait Sa Majesté de vouloir bien lui confier la garde des postes extérieurs du château. Le prince y consentit, et fit relever par la garde nationale les gardes du corps, qui se retirèrent dans leurs salles, dans l'intérieur du château.

Les poissardes demandaient à grands cris à parler au Roi, pour lui porter le vœu des habitants de Paris, et on ne put les calmer qu'en en admettant douze chez le malheureux prince. Sa bonté les désarma, et leurs opinions étaient si changées en retournant vers leurs compagnes, qu'elles faillirent être victimes de leur fureur.

Le Roi dit alors à M. Mounier que, vu l'état actuel des choses, il n'avait plus de conseil à demander, mais qu'il l'assurait qu'il ne se séparerait pas de l'Assemblée nationale. M. Mounier y retourna sur-le-champ, et trouva la salle occupée par une multitude de femmes ivres et de bandits. Il y avait un tel tumulte, qu'il se vit forcé de lever la séance.

La Reine montra dans cette journée cette grandeur d'âme et ce courage qui l'ont toujours caractérisée. Sa contenance était noble et digne, son visage calme; et quoiqu'elle ne pût se faire d'illusion sur tout ce qu'elle avait à redouter, personne n'y put apercevoir la plus légère trace d'inquiétude; elle rassurait chacun, pensait à tout, et s'occupait beaucoup plus de ce qui lui était cher que de sa propre personne.

Cette princesse était convenue avec moi qu'au moindre bruit je conduirais ses enfants chez elle; mais elle fit dire à onze heures du soir que si l'on avait de l'inquiétude, je les menasse, au contraire, sur-le-champ chez le Roi. Elle venait d'être avertie des dangers personnels qu'elle pouvait courir dans son appartement, et on l'avait engagée à passer la nuit dans celui du Roi; mais elle s'y refusa positivement: «J'aime mieux, dit-elle, m'exposer à quelque danger, s'il y en a à courir, et les éloigner de la personne du Roi et de mes enfants.» Ce fut le motif du changement de l'ordre qu'elle m'avait donné d'abord.

Le calme succéda au tumulte, et M. de la Fayette, qui était retourné dans la ville, s'endormit tellement sur cette apparente tranquillité, qu'il remonta encore au château, pour assurer le Roi et la Reine qu'ils n'avaient plus rien à craindre, les différentes personnes envoyées dans la ville ayant confirmé la tranquillité qui y régnait. La Reine me fit dire à deux heures du matin qu'elle allait se coucher, et qu'elle me conseillait d'en faire autant. Les alarmes que l'on avait éprouvées se dissipèrent. L'illusion fut complète, et chacun se retira tranquillement chez soi.

Les brigands ne s'endormaient pas, et, assurés de la garde nationale de Versailles, ils s'occupaient de l'exécution de leurs projets. Un mélange de superstition qui accompagnait leur barbarie, et qu'on aura peine à croire, les fit aller à six heures du matin chez le curé de Saint-Louis, dans la paroisse duquel ils avaient passé la nuit, pour le prier de leur dire la messe. A peine était-elle finie, qu'une partie de leur horde se répandit dans la ville, força l'hôtel des gardes du corps, massacra ceux qu'elle rencontra, et s'empara de plusieurs autres, qu'elle conduisit à la grille du château pour délibérer sur le supplice qu'elle leur infligerait. L'autre partie força les grilles, et se répandit dans les cours et les terrasses du côté du jardin, pour pénétrer ensuite dans le château. Ces bandits, qui n'éprouvaient aucun obstacle, massacrèrent deux gardes du corps qui étaient en sentinelles sous la voûte de l'appartement de Mesdames, tantes du Roi, et leur firent couper la tête par un monstre qui les suivait, et qui se faisait appeler le Coupe-tête[10]. Ils montèrent ensuite le grand escalier et allèrent droit à l'appartement de la Reine. Les gardes du corps, quoiqu'en petit nombre, en défendirent l'entrée avec le plus grand courage; plusieurs furent blessés dangereusement, entre autres MM. de Beaurepaire et de Sainte-Marie; mais ils eurent heureusement le temps de crier: «Sauvez la Reine[11]!» Madame Thibaut, sa première femme de chambre, qui ne s'était heureusement pas couchée, n'eut que le temps de lui donner une robe et de la faire sauver chez le Roi. A peine Sa Majesté avait-elle quitté la chambre, que ces scélérats en forcèrent l'entrée, et, furieux de ne l'y plus trouver, donnèrent des coups de pique dans son lit, pour ne laisser aucun doute sur le crime qu'ils se proposaient de commettre.

Pendant que se passait cette horrible scène, M. de Sainte-Aulaire, chef de brigade des gardes du corps et de service auprès de Mgr le Dauphin, entra dans la chambre de ce jeune prince et m'avertit que le château était investi. Je me levai précipitamment, et je portai sur-le-champ Mgr le Dauphin chez le Roi, qui était alors avec la Reine. Le danger qu'elle venait de courir n'avait point altéré son courage; son visage était triste, mais calme. Ne voyant point avec moi Madame, que je n'avais eu que le temps de faire avertir, elle descendit chez elle par un petit escalier intérieur qui y communiquait par mon appartement, et y trouvant mes filles, qui y avaient passé la nuit, elle les rassura, leur dit de monter chez le Roi, et y conduisit Madame avec une fermeté et une dignité remarquables en un pareil moment.

L'appartement du Roi n'était pas encore forcé. Les gardes du corps convinrent entre eux de défendre l'une après l'autre chaque pièce de l'appartement, où un seul se trouverait, tous les autres se relevant successivement, jusqu'à celle où se tenait la famille royale; et ils attendirent, avec le plus grand courage, la mort, qu'ils ne croyaient pas pouvoir éviter. M. de la Fayette, que sa négligence avait mis dans la plus affreuse position, fit dans cette occasion les plus grands efforts pour engager la garde nationale à défendre le Roi et à sauver les gardes du corps. Les grenadiers le promirent, et frappèrent en conséquence à la porte de la salle de ces derniers, en criant qu'ils venaient comme amis pour les défendre et sauver le Roi.

M. de Chavannes, brigadier des gardes du corps, dit alors à ses camarades: «Mes amis, il faut que l'un de nous se présente à eux pour voir s'ils disent la vérité; ce sera moi. Retirez-vous tous pour défendre les autres pièces, si nous n'avons rien de bon à en attendre.» C'était un homme de la plus haute stature et de la plus belle figure. Il leur ouvre la porte, enfonçant fièrement son chapeau dans sa tête et leur disant: «Venez-vous nous assassiner, ou défendre avec nous votre Roi?» Ils se mirent à crier: «Vive le Roi! nous venons le défendre et vous aussi.»

Le Roi, profondément affligé de voir ses gardes égorgés par cette multitude de brigands qui remplissait les cours du château, ouvrit ses fenêtres et se présenta sur son balcon pour demander au peuple de leur sauver la vie. Les gardes du corps, qui étaient en ce moment auprès du Roi, jetèrent leurs bandoulières pour apaiser leur fureur, et crièrent: «Vive la nation!» Cette démarche du Roi amollit le cœur de ces tigres; ils embrassèrent ceux qu'ils allaient égorger, et invitèrent à descendre ceux qui étaient auprès de Sa Majesté, pour partager leurs caresses.

La famille royale se rendit chez le Roi, ainsi que les personnes qui habitaient le château; chacun était consterné de ce qui se passait, et dans la plus grande inquiétude des suites de cette catastrophe. La Reine, toujours grande dans le malheur, cherchait à rassurer ceux qu'elle voyait effrayés.

Pendant ce temps, l'Assemblée, au lieu de s'occuper des dangers que couraient le Roi et sa famille, se bornait à décréter qu'il en serait inséparable pendant toute la session actuelle.

Le peuple cependant ne perdait pas de vue le but de son entreprise. Il demandait à grands cris que le Roi vint fixer son séjour à Paris, et M. de la Fayette envoyait avis sur avis pour l'y déterminer. Le Roi, effrayé de tout ce qui se passait, pressé et sollicité de toutes parts, se rendit enfin; et, malgré sa répugnance de s'établir dans cette ville, il donna sa parole de partir à midi. Cette promesse lui attira les acclamations du peuple, et bientôt les coups de canon et les feux roulants de la mousqueterie y répondirent. Le Roi parut une seconde fois sur son balcon pour confirmer sa promesse, et l'ivresse de cette multitude fut à son comble. On s'empara des gardes du corps que l'on avait arrachés à la mort, et on leur fit prendre des bonnets de grenadiers. Ces braves gens consentirent à se mêler avec eux pour servir d'escorte à la malheureuse famille royale, et j'en remarquai plusieurs suivant à pied la voiture du Roi, plus touchés du malheur de ce prince que de leur situation.

Les poissardes étaient toujours en grand nombre dans les cours du château, chantant, dansant et faisant éclater les transports de la joie la plus bruyante et la plus indécente. La cour de marbre, sur laquelle donnaient les fenêtres de l'appartement du Roi, était remplie de ces femmes, qui, enivrées de leur succès, demandèrent à voir la Reine. Cette princesse parut sur le balcon, tenant par la main Mgr le Dauphin et Madame. Toute cette multitude, la regardant avec fureur, s'écria: «Faites retirer les enfants.» La Reine les fit rentrer et se montra seule. Cet air de grandeur et de courage héroïque à la vue d'un danger qui fit tressaillir tout le monde, en imposa tellement à cette multitude, qu'elle abandonna à l'instant ses sinistres projets, et pénétrée d'admiration, elle s'écria: «Vive la Reine!» On remarqua, comme chose singulière, que toutes les poissardes avaient le teint blanc, de belles dents, et portaient un linge plus fin qu'elles n'ont coutume d'en porter: ce qui prouve évidemment qu'il y avait parmi elles beaucoup de personnes payées pour jouer un rôle dans cette horrible journée.

Le Roi monta en voiture à une heure et demie, quittant à regret le palais qu'il ne devait plus revoir. Il était dans le fond de la voiture, avec la Reine et Madame, sa fille. J'étais sur le devant, tenant sur mes genoux Mgr le Dauphin, et Madame était à côté de ce prince. Monsieur et Madame Élisabeth étaient aux portières; M. de la Fayette, commandant de la garde nationale de Paris, et M. d'Estaing, de celle de Versailles (qui, au lieu de défendre son Roi, l'avait livré si lâchement aux brigands qui étaient venus l'attaquer), étaient tous deux à cheval aux portières de Leurs Majestés. Quel contraste entre leur conduite et celle de leurs ancêtres! Quelles eussent été la douleur et l'indignation de ces derniers, s'ils eussent pu prévoir que leurs descendants, au lieu de les imiter, s'aviliraient un jour au point de livrer leur Roi à une multitude révoltée, qui les obligerait de suivre servilement sa volonté et ses caprices!

Un grand nombre d'habitants de la ville de Versailles, travaillés par les meneurs de la Révolution, en avaient adopté les principes; et quoiqu'ils eussent tout à perdre à l'établissement du Roi à Paris, ils éprouvèrent la plus grande joie de son départ. La populace s'assembla dans l'avenue; une partie suivit les voitures du Roi, une autre grimpa sur les toits des maisons; tous battaient des mains, criaient: Vive la nation! et ne cessaient d'applaudir à ce qui aurait dû les couvrir de honte et de confusion.

Mirabeau, qui s'était refusé à la motion d'envoyer des députés auprès du Roi dans le moment du danger, fit décréter que cent députés accompagneraient le Prince à Paris, et eut l'audace de sortir du milieu d'eux pour le regarder fixement, quand il passa devant l'Assemblée nationale.

Le cortége de ce malheureux prince était digne de cette effroyable journée. On vit défiler d'abord le gros des troupes parisiennes, dont chaque soldat portait un pain au bout de sa baïonnette. Elles étaient accompagnées d'une populace effrénée, portant sur des piques les têtes des malheureux gardes du corps[12] massacrés par elle. Suivaient des charrettes remplies de sacs de farine, et de poissardes décorées de guirlandes de feuillage, tenant chacune un pain à la main. Toute cette multitude ne cessait de répéter le cri lugubre de: «Vive la nation!» prélude de toutes les horreurs qui se sont commises pendant la Révolution. Les gardes nationales, parmi lesquelles s'étaient mêlés les fidèles gardes du corps, entouraient la voiture du Roi, qui allait au pas.

Le Roi et la Reine parlaient avec leur bonté ordinaire à ceux qui entouraient leur voiture; ils leur représentaient combien on les égarait sur leurs véritables sentiments. «Le Roi, leur disait cette princesse, n'a jamais voulu que le bonheur de son peuple. On vous a dit bien du mal de nous; ce sont ceux qui veulent vous nuire. Nous aimons tous les Français, et nous nous faisons une gloire de partager les sentiments de notre bon Roi.» Plusieurs d'entre eux paraissaient touchés de tant de bonté, et disaient naïvement: «Nous ne vous connaissions pas, on nous a bien trompés.»

On jeta, à Sèvres, dans la voiture du Roi, un petit paquet qui tomba sur mes genoux: «Mettez-le dans votre poche, me dit le Roi, et vous l'ouvrirez en arrivant.» Il tomba dans la voiture; je n'ai jamais su ce qu'il contenait; mais j'ai supposé, et non sans raison, que c'était quelque horreur propre à affliger le cœur de la malheureuse famille royale.

Le régiment de Flandre formait une haie sur le chemin d'Auteuil à Paris; il partageait alors les sentiments de la populace, et tous les soldats criaient avec elle: «Vive la nation! A bas les calotins!» refrain continuel de toute cette multitude qui remplissait les chemins. Tous ces gens-là, à moitié ivres, tiraient continuellement des coups de fusil. C'est un grand bonheur qu'il n'en soit résulté aucun accident.

M. le duc d'Orléans était sur le chemin de Passy, et ses enfants, avec madame de Genlis, sur le balcon de la maison qu'il y avait louée. Il les y avait placés pour jouir à son aise du spectacle de l'abaissement de la famille royale, qui ne put s'empêcher d'en faire la remarque. La Reine en parla historiquement à madame la duchesse d'Orléans, qui soupira sans pouvoir rien répondre. Cette excellente princesse était bien loin de partager les sentiments du duc, son époux. Elle s'aveuglait encore sur son compte, et elle fut complétement malheureuse quand, l'illusion cessant, elle ne put s'empêcher d'apercevoir la part active qu'il prenait à cette affreuse révolution.

En arrivant à la grille de Chaillot, on aperçut M. Bailly, maire de Paris, qui venait présenter au Roi les clefs de cette ville, et haranguer Sa Majesté. Il débuta, suivant son usage, par les paroles suivantes: «Quel beau jour, Sire, que celui où les Parisiens vont posséder dans leur ville Votre Majesté et sa famille!» A ce mot de beau jour, le Roi soupira et répondit à M. Bailly: «Je souhaite et désire bien vivement, monsieur, que mon séjour y puisse ramener la paix, la concorde et la soumission aux lois.» Comment M. Bailly pouvait-il se permettre de donner le nom de beau jour à celui qui avait pensé être éclairé par le massacre de la Reine; où le Roi avait vu couler le sang de ses fidèles serviteurs et avait été lui-même accablé d'outrages? Avec beaucoup d'esprit et d'instruction, M. Bailly n'avait aucune idée des convenances; il le prouva dans toutes les circonstances qui le mirent en rapports directs avec le Roi et la famille royale. Le Roi comptait arriver le soir aux Tuileries, lorsque M. Bailly le supplia de vouloir bien descendre à l'Hôtel de ville, où toute la Commune était rassemblée, et de l'honorer de sa présence. Le Roi s'y refusa, disant «que sa famille et lui avaient trop grand besoin de repos pour prolonger les fatigues d'une telle journée». Le maire insista, et M. de la Fayette l'en pressa tellement, et à plusieurs reprises, que le Roi, malgré sa répugnance, fut obligé de s'y laisser conduire.

Pendant le chemin, M. de la Fayette s'approcha plusieurs fois de la voiture de Sa Majesté, l'assurant qu'il serait content de la manière dont il serait reçu dans sa capitale. Les rues étaient illuminées, et les cris continuels de: «Vive le Roi!» accompagnèrent ce prince depuis son entrée dans la rue Saint-Honoré jusqu'à l'Hôtel de ville. Ils étaient plus bruyants que touchants, et avaient quelque chose de violent et de pénible à entendre.

Arrivé à la place de Grève, la foule était si considérable que le Roi, pour éviter quelque malheur, descendit de la voiture ainsi que la famille royale; et l'on eut beaucoup de peine à écarter la foule pour lui faire un passage jusqu'à l'Hôtel de ville. M. Bailly fit au Roi un nouveau discours, auquel il répondit avec sa bonté ordinaire. J'étais si occupée de Mgr le Dauphin, excédé de fatigues et endormi entre mes bras, que je n'entendis ni l'un ni l'autre. M. le duc de Liancourt, qui accompagnait le Roi, le pria de renouveler sa promesse de se déclarer inséparable de l'Assemblée nationale. Ce malheureux prince, qui était dans la triste position de ne pouvoir rien refuser, acquiesça à cette demande, et les cris répétés de: «Vive le Roi!» terminèrent enfin cette séance.

Le Roi et la famille royale retournèrent tristement aux Tuileries retrouver leurs fidèles serviteurs, qui étaient en proie à la plus violente inquiétude, dans l'attente de son retour. Rien n'était préparé pour les recevoir: Mgr le Dauphin passa la nuit sans gardes, dans un appartement ouvert de tous côtés, et dont les portes pouvaient à peine se fermer. Je les barricadai avec le peu de meubles que je trouvai, et je passai la nuit assise près de son lit, plongée dans la douleur et les plus tristes réflexions, en considérant, d'après ce qui s'était passé, ce que l'on pouvait attendre d'un peuple capable de se porter à de si terribles excès.

Le réveil de la famille royale fut affreux: les cours et les terrasses des Tuileries étaient remplies d'une foule innombrable de peuple, qui demandait à grands cris à voir le Roi et la famille royale, les uns pour le plaisir de jouir du fruit de leur victoire, le plus grand nombre par curiosité, et quelques-uns par un sentiment d'intérêt et d'attachement à leurs personnes. La famille royale, même les Princesses, furent obligées de prendre la cocarde nationale et de se montrer au peuple à plusieurs reprises, dans un appartement au rez-de-chaussée, qui donnait sur la cour, et qui était occupé par Madame Élisabeth. Chaque fois qu'elle paraissait, on criait: Vive le Roi et la famille royale!

La journée se passa ainsi. La foule, qui se renouvelait sans cesse, ne quitta le château qu'à la nuit et revint encore le lendemain. On illumina dans Paris les premiers jours de l'arrivée du Roi, pour surveiller plus facilement les mauvais desseins que l'on redoutait.

Les factieux, dans l'espoir d'émouvoir la populace, envoyèrent sur le pont Royal, vis-à-vis des fenêtres de Mgr le Dauphin, des charrettes remplies de farine, soi-disant avariées, que les forts de la halle et des poissardes jetaient dans la rivière. Ce spectacle ne produisant pas la moindre impression, les charrettes s'en retournèrent et ne revinrent pas.

Ils imaginèrent encore un autre moyen pour indisposer le peuple contre la Reine. Deux jours après l'arrivée de cette princesse, ils insinuèrent dans la classe malheureuse l'idée d'aller lui demander de retirer du Mont-de-piété tous les effets que la pauvreté avait forcé de mettre en gage. La terrasse des Tuileries était couverte de femmes qui s'étouffaient à force d'être pressées, et qui demandaient à parler à la Reine. Les personnes qui entouraient cette princesse en ce moment l'engageaient à acquiescer à leur désir. Je l'en dissuadai, lui représentant le danger de compromettre sa dignité en se prêtant aux caprices de cette multitude, et je lui conseillai seulement de lui faire dire qu'elle s'occuperait des moyens de lui être utile. Tout le monde était si effrayé, que personne n'osait se charger de la commission. J'offris à la Reine de parler moi-même à ces femmes, avec madame la princesse de Chimay, sa dame d'honneur[13]. Elle y consentit; et de l'appartement de cette dernière, qui donnait sur la terrasse des Tuileries, nous haranguâmes cette multitude. Nous lui dîmes que quoique les malheureux eussent de grands droits sur le cœur de la Reine, elle ne pouvait prendre d'engagements sans en connaître l'étendue, mais qu'on pouvait se reposer sur sa bienfaisance et sur sa bonté. Cette démarche la satisfit; le rassemblement se dissipa, et chacun s'en retourna tranquillement. Peu de jours après, le Roi autorisa la Reine à retirer du Mont-de-piété les effets qui n'excédaient pas la valeur d'un louis.

La même foule et le même empressement pour voir la famille royale continuèrent plusieurs jours. Cette indiscrétion fut poussée à un tel point, que plusieurs poissardes sautèrent dans l'appartement de Madame Élisabeth. Celle-ci supplia le Roi de la loger ailleurs, et elle a toujours conservée depuis pour ce logement une répugnance invincible. On finit enfin par renvoyer le peuple; et le Roi et la Reine purent rester tranquilles dans leurs appartements.

Prisonniers dans Paris, entourés d'une garde nationale soupçonneuse, défiante et entretenue dans ces sentiments par ceux qui s'en servaient si utilement pour l'exécution de leurs desseins, le Roi et la Reine virent avec la plus vive douleur la nécessité d'éloigner d'eux les gardes du corps, qui n'eussent pas été en sûreté en continuant leurs services auprès de leurs personnes. Errants dans le château des Tuileries, surveillés par la garde nationale, qui regardait avec inquiétude ceux qui leur parlaient, leur position était affreuse. Le Roi les fit remercier de leurs services, leur fit dire qu'il espérait que des temps plus heureux lui permettraient de rapprocher de sa personne des serviteurs si fidèles, et dont il n'oublierait jamais le courage et le dévouement.

La garde nationale, qui les remplaçait auprès du Roi et de la famille royale, ne savait ce qu'elle devait faire. Les honnêtes gens qui s'étaient mis dans ses rangs, par attachement pour le Roi, gémissaient de ne pouvoir rien dire; et les factieux, et ceux qu'ils avaient égarés, triomphaient de l'abaissement de la famille royale et de la douleur de ceux qui avaient conservé pour elle la fidélité que l'on doit à ses souverains.

Le Roi, qui voulait rapprocher de lui ses enfants, partagea son appartement avec Mgr le Dauphin et prit pour lui les cabinets qui étaient à la suite de l'appartement de la Reine. Cette princesse occupa le rez-de-chaussée donnant sur la terrasse des Tuileries; et ayant donné à Madame, sa fille, les petits entre-sol au-dessus de la chambre du Roi, qui faisaient ses petits appartements, elle en fit accommoder d'autres au-dessus de ses cabinets et de l'appartement du premier gentilhomme de la chambre. On pratiqua, en outre, de petits escaliers particuliers pour que le Roi et la Reine pussent communiquer librement dans l'intérieur de leurs appartements, et dans celui de Mgr le Dauphin et de Madame.

Madame Élisabeth occupa le pavillon de Flore, et Monsieur et Madame allèrent occuper le Luxembourg. Ils venaient tous les jours souper avec le Roi, qui ne dînait plus en public, mais en particulier avec la famille royale, excepté Mgr le Dauphin, qui, trop jeune encore, dînait chez lui à midi.

Le service de la garde nationale finit enfin par s'organiser. Elle avait, outre son commandant, un major, deux aides-majors, six chefs de division, et soixante bataillons, un par chaque district, lesquels avaient un chef appelé commandant de bataillon, et sous ce chef, des capitaines, lieutenants, etc. Il y avait deux canons à chaque bataillon, et des canonniers pour les servir.

M. de Gouvion, major de cette garde, et qui avait la confiance de M. de la Fayette, était un bon officier, et, quoique imbu des nouvelles opinions, il conservait encore un fond d'attachement pour la personne du Roi. Il avait du courage et de la fermeté, et j'ai toujours été convaincue qu'on en aurait pu tirer parti, si on lui eût montré plus de confiance, et qu'on eût travaillé à le ramener à son devoir.

Les six chefs de division, qui furent pris dans une autre classe que celle du peuple, étaient: MM. d'Ormesson, Pinon, de Courtomer, de Saint-Christot, Maudac et Charton.

M. d'Ormesson, ancien contrôleur général des finances, a été assez connu pour n'avoir pas besoin d'en parler. J'en dirai autant de M. Pinon, président à mortier, et de M. le marquis de Courtomer.

M. de Saint-Christot, ancien fermier général, était un excellent homme, et parfaitement attaché au Roi. M. Maudac, riche financier, l'était aussi; mais il était d'un caractère faible, et avait peu de capacité.

M. Charton, ancien négociant, constitutionnel par principes, jouissait d'une bonne réputation et avait d'excellentes manières. Voyant le Roi d'aussi près, il prit pour sa personne un véritable attachement, et ne cessa de lui en donner des preuves. Ces trois derniers périrent pendant la Révolution, victimes de leur dévouement à Sa Majesté.

Le Roi était toujours suivi, lorsqu'il sortait, même pour aller à la messe à la chapelle, d'un chef de division; la Reine et Mgr le Dauphin ne l'étaient que par des commandants de bataillon, et le reste de la famille par des capitaines.

Les commandants de bataillon étaient assez généralement bien composés, quoiqu'il y eût dans le nombre de bien mauvais sujets, tels que Santerre et plusieurs autres qui ne valaient pas mieux que lui. Un assez grand nombre de personnes n'avaient accepté ces places que par attachement pour la personne du Roi, et dans l'espoir d'être utiles, entre autres M. d'Ogny, directeur général des postes; M. Gauthier, administrateur général; MM. de Perceval, anciens fermiers généraux, et plusieurs autres. Il y avait aussi parmi eux de bons bourgeois, de gros marchands, et ce bon Acloque, brasseur du faubourg Saint-Marceau, si opposé par sa probité et sa fidélité à ce malheureux Santerre, brasseur du faubourg Saint-Antoine, dont le nom ne se prononcera jamais qu'avec horreur et indignation.

Chaque bataillon montait la garde au château pendant vingt-quatre heures, et était relevé par un autre au bout de ce temps. Chaque commandant de service auprès du Roi, de la Reine et de Mgr le Dauphin, venait prendre l'ordre en arrivant, au cas qu'ils voulussent sortir, et les capitaines en faisaient autant auprès des autres membres de la famille royale. Le plus grand nombre était respectueux; mais plusieurs d'entre eux, oubliant le respect qu'ils devaient à leurs souverains, et enivrés de leur grade, prenaient un ton de familiarité qui faisait mal à voir. Un nommé Gerdret, entre autres, marchand de dentelles de la Reine, eut la hardiesse de lui proposer, à son arrivée à Paris, de rassembler quelques musiciens de la garde nationale pour lui donner un petit concert: «Je suis étonnée, lui dit cette princesse, que vous, Gerdret, imaginiez de me faire en ce moment une pareille proposition.» Il n'en fut plus question depuis.

Le Roi conserva encore quelque temps plusieurs de ses fidèles sujets, qui occupaient de grandes charges auprès de sa personne, tels que les quatre premiers gentilshommes de sa chambre, le capitaine des cent-suisses de sa garde, le grand Prévôt de France, et le grand Maréchal des logis.

Le duc de Richelieu, père du duc de Richelieu actuel, premier gentilhomme de la chambre, voulut exercer les fonctions de sa charge à l'arrivée du Roi à Paris; mais comme il était mourant, il fut forcé de se laisser remplacer par le duc de Villequier, qui faisait, outre son service, celui du duc de Fleury, trop jeune encore pour exercer les fonctions de sa charge. M. le duc de Villequier ne varia jamais dans sa conduite ni dans son attachement à la personne de Sa Majesté. Il lui donna d'excellents conseils, pleins de sagesse et de fermeté, et il ne l'aurait jamais abandonné, si les factieux n'avaient forcé ce prince à l'éloigner de sa personne.

Le jeune marquis de Duras, depuis duc de Duras, qui venait d'être nommé premier gentilhomme de la chambre depuis la mort du maréchal de Duras, son grand-père, pénétré de l'idée de ses devoirs et de reconnaissance pour les bontés de son Roi, ne le quitta qu'en 1791, sur l'ordre exprès que lui donna le Roi de quitter les Tuileries et même la France, qu'il ne pouvait plus habiter sans danger.

Le duc de Brissac, commandant des cent-suisses de la garde du Roi, était brave, loyal, et un vrai chevalier français. Il témoigna au Roi un attachement sans bornes; il fut constamment auprès de sa personne, jusqu'au moment où, après la suppression de la garde constitutionnelle du Roi, l'Assemblée législative le décréta d'accusation et l'envoya dans les prisons d'Orléans, d'où il fut conduit à Paris, après les journées des 2 et 3 septembre. Il fut massacré en arrivant à Versailles, victime de son zèle et de son dévouement à la personne de Sa Majesté[14].

Le marquis de Tourzel, mon fils, grand Prévôt de France, ne quitta pas le Roi d'un instant. Toujours auprès de sa personne dans les moments de crise les plus dangereux, il ne cessa de lui donner les preuves d'une fidélité sans bornes, et ne le quitta qu'au moment où ce trop bon et malheureux prince fut conduit au Temple. Il employa tous les moyens possibles pour obtenir de rester auprès de sa personne; mais, malgré ses démarches réitérées, appuyées même de la demande personnelle du Roi, il ne put obtenir de s'enfermer avec lui.

Le marquis de la Suze, grand Maréchal des logis, continua d'exercer pendant quelque temps les fonctions de sa charge. Son dévouement ne se démentit pas d'un instant.

Le marquis de Brézé, grand Maître des cérémonies, fut toujours fidèle à ses devoirs, et profondément attaché au Roi. Quoique privé des fonctions de sa charge, il resta toujours auprès de sa personne, le suivit aux Feuillants, où il passa la nuit du 10 août, et ne quitta le Prince qu'au moment où la violence le sépara de ceux qui l'avaient accompagné.

Le Roi avait aussi conservé auprès de sa personne de fidèles serviteurs dont il savait apprécier les services, entre autres MM. Thierry et de Chamilli, deux de ses premiers valets de chambre, qui, dans toutes les occasions, lui donnèrent des preuves d'un dévouement dont ils finirent par être victimes l'un et l'autre.

Le corps des huissiers de la chambre conserva aussi une fidélité sans bornes. Plusieurs autres les imitèrent; et ce bon prince me disait un jour, en me parlant de ceux sur lesquels il pouvait encore compter: «J'ai besoin de regarder ceux qui me sont restés fidèles pour consoler mon cœur affligé.»

J'espère qu'on ne trouvera pas cette digression déplacée. Après le récit de tant d'horreurs, j'avais besoin de reposer un moment mon esprit sur des souvenirs plus consolants, et de montrer à ceux qui liront ces mémoires qu'il existait encore des cœurs français qui auraient risqué mille fois leur vie pour la conservation de leur souverain.

M. de la Fayette aurait bien désiré que le Roi consentît à sortir; mais comme il ne pouvait être accompagné que par la garde nationale, il aima mieux se priver d'air et de tout exercice, que de laisser croire qu'il eût abandonné volontairement ses fidèles gardes du corps, et il fut longtemps sans vouloir sortir de son appartement. Les promenades de la Reine et de ses enfants se bornèrent au jardin des Tuileries, où l'on avait fait accommoder un petit terrain entouré de treillages, pour la promenade particulière de Mgr le Dauphin, qui y allait accompagné d'un commandant de bataillon et de quatre soldats de la garde nationale.

Ce jeune prince, extrêmement avancé pour son âge, me demandait souvent la raison de son changement de situation, et me disait: «Je vois bien qu'il y a des méchants qui font de la peine à papa, et je regrette nos bons gardes du corps, que j'aimais bien mieux que ces gardes-là, dont je ne me soucie pas du tout.» Je lui répondis que le Roi et la Reine seraient très-fâchés s'il n'était pas honnête vis-à-vis de la garde nationale, et s'il parlait devant elle de son désir de revoir les gardes du corps; qu'il fallait toujours les aimer, mais n'en parler qu'entre nous et espérer que des temps plus heureux permettraient au Roi de les rappeler auprès de sa personne.—«Vous avez raison», dit-il; et de ce moment il cessa d'en parler publiquement. Sa mémoire était admirable, et il avait une pénétration d'esprit si singulière, qu'il faisait, dès l'âge de quatre ans, les réflexions les plus justes sur ce qu'il voyait et ce qu'il entendait.

Il avait pour instituteur l'abbé Davauz, qui l'avait été du premier Dauphin et de Madame. C'était un homme de mérite, et qui savait tellement se mettre à la portée des enfants, que le moment de l'étude était pour eux une récréation. Il était très-aimé de Mgr le Dauphin, et il l'avait avancé à un point incroyable, trouvant toujours le moyen de lui apprendre, dans ses jeux, quelque chose d'utile et d'agréable. Ce jeune prince était extrêmement curieux, faisait des questions sur tout ce qu'il voyait. Il s'apercevait très-bien si les réponses qu'on lui faisait étaient justes ou non, et avait même alors des reparties assez plaisantes. Un jour que je le reprenais sur quelque chose qu'il avait dit mal à propos, une personne qui était chez moi lui dit en badinant: «Je parie que madame de Tourzel a tort, et que Monsieur le Dauphin a toujours raison.» «Monsieur, lui dit-il en riant, vous êtes un flatteur, car je me suis mis en colère ce matin.»

Il voulut faire l'essai de ce qu'il avait à attendre de moi, et voir si je saurais lui résister. Il se refusa, en conséquence, à quelque chose que je lui demandais, et me dit du plus grand sang-froid: «Si vous ne faites pas ce que je veux, je crierai; on m'entendra de la terrasse, et qu'est-ce que l'on dira?»—«Que vous êtes un méchant enfant.»—«Mais si mes cris me font mal?»—«Je vous ferai coucher, et je vous mettrai au régime d'un malade.» Alors il se mit à crier, à taper des pieds, et à faire un tapage affreux. Je ne lui dis pas une parole; je fis faire son lit, et je demandai un bouillon pour son souper. Alors il me regarda fixement, cessa ses cris, et me dit: «J'ai voulu voir de quelle manière je pourrais vous prendre; je vois que je n'ai d'autre moyen que de vous obéir; pardonnez-moi, je vous promets que cela n'arrivera plus.» Le lendemain, il dit à la Reine: «Savez-vous qui vous m'avez donné pour gouvernante? C'est madame Sévère.»

Comme je ne le tourmentais jamais sans raison, et qu'il aimait à venir chez moi et à voir du monde, il prit bientôt pour moi et pour ma fille Pauline une véritable affection. Il nous disait souvent de la manière la plus aimable: «Mon Dieu! que je me trouve heureux avec vous!» Et ma Pauline, il l'aimait au point d'en être jaloux, et c'était la chose la plus plaisante que de voir son petit dépit, s'il croyait qu'elle aimait mieux une autre personne que lui.

Le régiment de Flandre vint me faire une visite de corps en arrivant à Versailles. On parla de cette visite devant Mgr le Dauphin, qui témoigna à la Reine le plus grand désir d'en être témoin. «Mais vous ne saurez que dire à ces messieurs», lui dit cette princesse.—«Ne soyez pas en peine, maman, je ne serai pas embarrassé.» A peine tous les officiers furent-ils entrés, que le jeune prince dit à ceux qui étaient au premier rang: «Je suis, messieurs, ravi de vous voir, mais bien fâché d'être trop petit pour vous apercevoir tous.» Puis remarquant un officier qui était très-grand: «Monsieur, lui dit-il, portez-moi dans vos bras, pour que je voie tous ces messieurs.» Et alors il dit avec une gaieté charmante: «Je suis bien aise, messieurs, d'être au milieu de vous tous.» Tous les officiers étaient transportés et attendris en voyant, dans un âge aussi tendre, un enfant aussi aimable et aussi intéressant, à la veille peut-être d'éprouver de grands malheurs.

Quoiqu'il eût la plus grande facilité pour apprendre tout ce qu'il voulait, il trouvait si ennuyeux d'apprendre à lire, qu'il ne se donnait aucune peine pour y parvenir; et comme la Reine lui disait qu'il était honteux de ne pas savoir lire à quatre ans: «Eh bien! maman, je le saurai pour vos étrennes.» A la fin de novembre, il dit à l'abbé Davauz: «Il faut cependant que je sache combien j'ai de temps jusqu'au jour de l'an, puisque j'ai promis à maman de savoir lire pour ce jour-là.» Apprenant qu'il n'avait plus qu'un mois, il regarda l'abbé Davauz, et lui dit avec un sang-froid inconcevable: «Donnez-moi, je vous prie, mon bon abbé, deux leçons par jour, et je m'appliquerai tout de bon.» Il tint parole, et entra triomphant chez la Reine, tenant un livre à la main, et se jetant à son cou: «Voilà vos étrennes, lui dit cet aimable enfant; j'ai tenu ma promesse, et je sais lire à présent.» Sa gaieté et ses grâces faisaient tout l'amusement de la Reine, qui n'avait d'autre distraction que celle que lui procuraient ses enfants.

La vie du Roi et la sienne étaient fort tristes: la Reine déjeunait seule tous les jours, voyait ensuite ses enfants, et, pendant ce temps, le Roi venait lui faire une visite. Elle allait à la messe, et s'enfermait ensuite dans ses cabinets. Elle dînait à une heure avec le Roi, Madame sa fille et Madame Élisabeth. Après dîner, elle faisait une partie de billard avec le Roi pour lui faire faire un peu d'exercice, travaillait à la tapisserie et rentrait ensuite dans ses cabinets jusqu'à huit heures et demie, heure à laquelle Monsieur et Madame arrivaient pour souper, et à onze heures chacun se retirait.

Il y avait Cour le dimanche, et jeu le soir, et Cour encore le jeudi matin seulement. La Reine était trop affectée pour penser à aller au spectacle, et son cœur trop affligé pour se livrer à aucune dissipation extérieure.

On continuait à entretenir la fermentation dans Paris; et la garde nationale, M. de la Fayette à la tête, craignait tellement de se compromettre avec le peuple, qu'on n'employait de mesures répressives qu'à la dernière extrémité. Un malheureux boulanger fut pendu dans une émotion populaire, et la garde nationale arriva trop tard pour sauver la vie à ce pauvre malheureux. Cette faiblesse enhardit ceux à qui le crime ne coûtait rien, et causa bien des malheurs, que plus de fermeté aurait pu faire éviter. Le Roi, qui ne pouvait apporter aucun remède à la continuation de l'anarchie, fut réduit à gémir sur ce nouveau crime, et ne put qu'envoyer des secours à la famille de ce pauvre homme, dont la femme mourut de chagrin quelque temps après la mort de son mari.

Sur ces entrefaites, les présidents des Parlements de Metz et de Rouen déclarèrent, chacun par un arrêté plein de force et de fermeté, qu'ils ne consentaient à cesser leurs fonctions et à se laisser remplacer par la Chambre des vacations que pour ne pas augmenter les malheurs du Roi, et lui donner par là une nouvelle preuve de leur respect et de leur soumission. Le Roi, à qui les arrêtés furent présentés, craignant que cet acte de courage n'attirât de grands malheurs sur ceux qui les avaient rédigés et qui y avaient adhéré, se détermina, par le conseil de ses ministres, à les dénoncer à l'Assemblée, pour se laisser la faculté de lui demander de ne pas sévir contre ceux qui en étaient les auteurs. Ce bon prince craignait tellement d'exposer ceux qui lui donnaient des marques d'attachement, que ce motif fut souvent la cause des actes de faiblesse qu'on lui reproche.

L'Assemblée s'emporta violemment contre les deux Parlements, et voulait les traiter avec rigueur; mais flattée de voir le Roi s'abaisser jusqu'à demander leur grâce, elle se contenta de les mander à sa barre et de les déclarer incapables d'exercer aucune fonction publique.

Quand elle fut installée dans le manége des Tuileries, elle se crut obligée de donner au Roi une marque de respect, et vint en corps lui présenter ses hommages, ainsi qu'à la Reine. Cette princesse la reçut avec une grâce et une majesté qui l'étonnèrent, et lui imprimèrent un sentiment qu'elle ne s'attendait pas à éprouver. Il ne fut pas de longue durée. On continua à saper les fondements de l'autorité royale.

Plusieurs membres de l'Assemblée, et entre autres le duc de Lévis, proposèrent à la Reine de chercher à gagner Mirabeau, et chacun voulait être l'intermédiaire des propositions qu'on lui ferait. M. de Lévis fit l'impossible pour obtenir une audience de la Reine, et vint plusieurs fois chez moi me prier de la lui procurer. La Reine, qui n'avait en cette idée aucune confiance, et qui ne se souciait pas de le voir, éludait toujours, sans vouloir le refuser totalement, de peur de s'en faire un ennemi, lorsque d'autres affaires firent renoncer M. de Lévis au projet qu'il avait formé.

On conseilla au Roi d'avoir des conférences avec les membres de la Commune chargés de l'approvisionnement de Paris, tels que MM. de Vauvilliers, Moreau de Saint-Merry et plusieurs autres. Ce prince les étonna par l'étendue de ses connaissances dans la partie administrative, par son extrême bonté et son amour pour son peuple. Il en ramena le plus grand nombre sur les idées qu'on leur avait données de sa personne, et nommément M. de Vauvilliers, qui voua à ce prince un attachement qui ne s'est jamais démenti.

L'arrestation de M. Augeard, secrétaire des commandements de la Reine, causa à cette princesse, ainsi qu'au Roi, un nouveau chagrin; elle n'eut heureusement d'autre suite qu'une captivité momentanée. Il fut remis en liberté quelque temps après. Il n'en fut pas de même de M. de Favras. Ce dernier avait formé quelques projets pour tirer le Roi de sa cruelle situation. Ils furent découverts, et les factieux, pour intimider ceux qui pourraient en avoir de ce genre, résolurent de forcer le Châtelet à le condamner comme criminel de lèse-nation.

M. de la Fayette, qui redoutait M. le duc d'Orléans, et qui avait travaillé avec succès à lui faire avoir une soi-disant mission pour l'Angleterre, effrayé des intrigues qu'on pouvait encore former, et nommément de celle dont on accusait M. de Favras, qu'on prétendait être dirigée contre lui, irrita la garde nationale à un tel degré, qu'elle mit le plus grand acharnement à la condamnation de ce gentilhomme. Un grand nombre de personnes honnêtes qui étaient dans cette garde en étaient confuses et affligées; mais elles n'y pouvaient malheureusement rien. Le Roi et la Reine firent l'impossible pour sauver M. de Favras, sans pouvoir y réussir. Pénétrées de douleur, Leurs Majestés se virent obligées de renfermer en elles-mêmes les sentiments qu'elles éprouvaient, dans la crainte de compromettre les personnes qui leur étaient attachées et qui avaient pu avoir des relations avec lui.

Le Roi n'avait aucune part aux intrigues qui se formaient en sa faveur. Ce bon et excellent prince était si effrayé des malheurs qu'entraîne une guerre civile, qu'il préférait souffrir plus longtemps que de voir employer un moyen qui pouvait occasionner tant de maux. Il jugeait malheureusement le cœur des hommes par le sien, et croyait impossible que tant de patience et tant de bonté ne finissent pas par ramener des sujets égarés. Cet espoir lui fit refuser la proposition de M. de Virieu et de plusieurs autres députés, qui offraient de partir pour leurs provinces, et de les exciter sur l'atrocité des journées des 5 et 6 octobre, et sur sa captivité dans Paris. Les désordres qui se commettaient dans les provinces affligeaient sensiblement le Roi, et chaque nouvelle de ce genre qu'il apprenait lui faisait vivement sentir le malheur de ne pouvoir y remédier.

On cherchait continuellement à inquiéter le Roi et la Reine, et l'on avait répandu les bruits les plus sinistres sur un complot qui devait avoir lieu pendant la messe de minuit. Plusieurs personnes tentèrent d'empêcher Leurs Majestés d'y aller, quoiqu'elle dût se dire à la chapelle; mais elles s'y refusèrent, trouvant que cet air d'inquiétude ne pouvait que produire un mauvais effet. Ne pouvant me défendre de celle qui m'avait été donnée, je refusai d'y aller, et je passai tout ce temps-là auprès de M. le Dauphin, résolue de ne me coucher que lorsque je saurais Leurs Majestés retirées tranquillement dans leur appartement. La Reine, qui le sut, eut la bonté de monter chez M. le Dauphin en sortant de la messe, de me plaisanter sur ma pusillanimité, en y ajoutant les choses les plus aimables sur mon attachement. Il était impossible de ne pas éprouver le dévouement le plus vif pour une princesse qui joignait tant de grâces et de bonté à des qualités si dignes de son rang et de son nom.

CHAPITRE II

ANNÉE 1790

Jour de l'an.—Démarche de la Chambre des vacations du Parlement de Bretagne.—Procès de M. de Besenval.—Essai pour réunir le côté droit et le parti modéré de l'Assemblée.—Démarche du Roi à l'Assemblée, le 4 février, et discours de ce prince.—Troubles dans les provinces.—Commencement d'insurrection parmi les troupes.—Mort de M. de Favras.—Décret pour assurer la tranquillité des provinces.—Députation des commerçants du royaume.—Commencement d'insurrection à Saint-Domingue.—Autorité que s'attribuent les districts.—L'Assemblée usurpe tous les pouvoirs et ne laisse au Roi aucune autorité.—Mort de l'empereur Joseph II.—Enquêtes du Châtelet et de la Commune sur les journées des 5 et 6 octobre.—Belles réponses de la Reine à ce sujet.

Une députation de l'Assemblée, ayant à sa tête M. Desmeunier, président, vint présenter ses hommages au Roi et à la Reine au sujet de la nouvelle année. Ayant fait espérer au Roi des jours plus heureux, dans le discours qu'il fit à ce sujet: «Je le serai, répondit vivement ce bon prince, du bonheur de mon peuple, qui sera toujours l'objet de mes vœux.» Le président vint ensuite chez la Reine, qui le reçut au milieu de ses deux enfants, et qui lui rappela avec tant de noblesse et de sentiment l'espoir du bonheur qu'il donnait au Roi, que M. Desmeunier, attendri, ne put cacher le sentiment qu'il éprouvait.

Rien n'était, en effet, plus touchant que de voir cette princesse entourée de deux enfants charmants. L'un, trop jeune encore pour sentir les malheurs qui le menaçaient, portait sur son visage l'empreinte du bonheur et de la gaieté; la jeune princesse, dans un âge où l'on n'aurait dû connaître que ces deux sentiments, commençait déjà la carrière de douleur qu'elle a parcourue avec tant de courage, de douceur et de sensibilité. Le Roi avait pour celle-ci une prédilection toute particulière; et quoiqu'il ne fût pas démonstratif, il ne laissait échapper aucune occasion de faire apercevoir la tendresse qu'il lui portait. La Reine, qui n'en avait pas moins pour elle, se croyait obligée d'user de sévérité à son égard. On lui avait donné de fausses impressions sur le caractère de Madame, qu'elle croyait fière et d'un esprit si dissipé, qu'on ne pouvait sans inconvénient lui laisser voir de jeunes personnes de son âge.

Je n'ai jamais pu concevoir ce qui avait pu donner lieu à cette opinion. Cette jeune princesse était, au contraire, bonne, affable, timide, et avait même besoin qu'on lui inspirât de la confiance. Il lui eût été plus utile de voir un peu plus de monde, que d'être toujours seule dans son appartement, avec ses femmes et la jeune personne à qui la Reine avait permis de partager ses études et ses jeux. Privée si jeune de tout appui, livrée à elle-même dans une cruelle captivité, elle seule a fini son éducation; le malheur a été son instituteur, et n'a heureusement pas altéré les grandes qualités que les circonstances l'ont mise à portée de développer dans tout le cours de sa vie.

Peu de temps après, l'Assemblée envoya au Roi une nouvelle députation, le président à la tête, pour demander à Sa Majesté de fixer elle-même le montant de sa liste civile, de considérer l'éclat qui devait environner le trône d'un grand Roi, et de ne point écouter cette économie sévère qui prenait sa source dans son amour pour son peuple, et dans ses mœurs patriarcales, qui faisaient de lui le meilleur et le plus vertueux des Rois. «Je suis sensiblement touché, dit le Roi, de la démarche de l'Assemblée; mais j'attendrai, pour m'expliquer, qu'il y ait des fonds assurés pour le payement des créanciers de l'État et pour les dépenses nécessaires à maintenir l'ordre public; ce qui me regarde personnellement est le moindre sujet de mes inquiétudes.» Comment une assemblée qui rendait un pareil témoignage aux vertus de son Roi, pouvait-elle continuer à porter des décrets qui ne tendaient à rien moins qu'à le précipiter du trône, et à accumuler par là tant de maux sur notre malheureuse patrie?

La Chambre des vacations du Parlement de Bretagne, ayant refusé d'enregistrer le décret qui suspendait le Parlement et constituait la Chambre des vacations, fut mandée à la barre de l'Assemblée. Elle était composée de douze magistrats, à la tête desquels était le président de la Houssaye. Ce vertueux magistrat représenta, tant en son nom qu'en celui de ses collègues, avec toute l'énergie possible, l'incompétence de la Chambre pour l'enregistrement de cette loi, et l'impossibilité où elle était de s'attribuer le droit de renoncer à un des priviléges de la Bretagne, qui ne s'était donnée à la France que sous des conditions qu'elle seule pouvait révoquer; qu'il s'honorait, lui et ses vertueux collègues, de remplir fidèlement les devoirs que leur imposait la qualité de magistrats. En déclarant au Roi et à l'Assemblée qu'ils n'étaient pas compétents pour accéder à un décret totalement contraire aux priviléges de la province, ils ne pouvaient qu'expliquer respectueusement les motifs de leur refus.

Mirabeau et les autres députés démagogues répliquèrent avec violence et emportement. Ils voulaient sévir avec rigueur et traiter en criminels de lèse-majesté des magistrats qui refusaient d'obéir à leurs décrets. MM. de Frondeville, de Cazalès, d'Éprémenil et plusieurs autres en firent sentir l'inconvénient, et l'Assemblée se borna à décréter que leur résistance à la loi les rendait incapables de posséder aucune fonction de citoyens actifs, jusqu'à ce que, sur leur requête présentée au corps législatif, ils eussent été admis à prêter le serment de fidélité à la Constitution décrétée par l'Assemblée et sanctionnée par le Roi. Ce prince, malgré l'estime et la sensibilité qu'il éprouvait de la courageuse fidélité de ces magistrats, fut réduit à garder le silence, et ne put leur donner publiquement aucune marque de la satisfaction que lui inspirait une conduite aussi ferme que courageuse.

M. le baron de Besenval, arrêté depuis la prise de la Bastille, sous le prétexte d'avoir voulu attaquer Paris et en faire égorger les habitants, avait été transféré dans les prisons du Châtelet, où son procès se suivait avec acharnement. MM. Ogier et Garaud de Coulon, membres du comité des recherches, présentaient chaque jour de nouvelles dénonciations, plus absurdes les unes que les autres, et ce dernier, nommément, qui était rapporteur du comité, laissait apercevoir, de la manière la plus révoltante, le désir de le trouver coupable. On alla même jusqu'au point d'aposter des gens pour exciter la multitude et intimider les juges.

M. Boucher d'Argis, président du Châtelet, se conduisit dans tout le cours de cette procédure avec une fermeté qui lui fit infiniment d'honneur. Il donna des ordres pour contenir les violateurs du bon ordre, et s'adressant aux membres du comité: «Messieurs, leur dit-il, de soixante-quatre témoins entendus contre M. de Besenval, pas un n'a été fourni par le Châtelet, le comité les a tous fournis; si quelqu'un a des choses plus graves à déclarer contre lui, qu'il se présente.» Un profond silence ayant été la réponse à cette interpellation, on crut que le procès allait finir; mais le comité déclara qu'il prolongeait encore l'information.

Quelques jours avant la clôture, on excita une émeute à Versailles pour le prix du pain. On publia en même temps dans Paris l'élargissement de M. de Besenval, et l'on annonça le soulèvement des faubourgs. Une foule d'agitateurs se rendit autour du Châtelet, demandant les têtes de MM. de Besenval et de Favras. Vingt-quatre soldats de la troupe soldée s'assemblèrent, le même jour, aux Champs-Élysées, avec des vues séditieuses, et l'on répandit en même temps des bruits de contre-révolution propres à soulever le peuple. On espérait, par ces moyens, parvenir à intimider les membres du Châtelet; mais on ne put y parvenir. Ils conservèrent le plus grand calme au milieu de toutes ces agitations, et le zèle de la garde nationale prévint les suites de cette insurrection.

MM. de Sèze et de Bruges, avocats de M. de Besenval, le défendirent avec autant de zèle que de fermeté, et témoignèrent leur étonnement de voir le comité des recherches réunir à la fois les fonctions de dénonciateur, de partie et de ministère public, et d'être eux-mêmes accusés d'avoir été à la recherche des témoins.

La fermeté et le sang-froid de M. de Besenval ne se démentirent pas un instant pendant tout le cours de ce procès. Enfin, après l'audition de cent soixante-dix-huit témoins, le tribunal, conformément aux conclusions de M. de Brunville, procureur du Roi, déclara, par l'organe de M. Boucher d'Argis, que M. de Besenval n'était point coupable des crimes qu'on lui imputait; et, après sept mois de captivité, il recouvra enfin sa liberté.

M. de Besenval fut le lendemain chez le Roi et la Reine, qui lui témoignèrent, de la manière la plus touchante, la joie qu'ils éprouvaient de le revoir, les inquiétudes qu'il leur avait causées, en y ajoutant mille questions sur sa captivité et la manière dont il avait été traité. Il avait été mis sous la garde d'un commandant de bataillon de la garde nationale de Paris, nommé Bourdon de l'Oise. Cet homme était originairement procureur et avait de l'esprit; mais il était révolutionnaire, violent, inquiet et ombrageux. L'inégalité de son caractère rendait la position de M. de Besenval dépendante de la situation de son esprit. Quand il avait de l'humeur, il le menaçait des dangers qu'il courait; et dans d'autres moments, il était très-bon pour lui. En rendant compte à Leurs Majestés de la conduite qu'il avait tenue au Champ de Mars, lors de la prise de la Bastille, il fit les plus grands éloges de celle du duc de Choiseul, qu'il avait sous ses ordres, le donna pour un homme de tête dans les occasions critiques, et d'un attachement sans bornes à la personne de Leurs Majestés. Ce témoignage, rendu dans un moment où le Roi et la Reine étaient si émus de tout ce que M. de Besenval avait souffert, fit sur eux la plus vive impression; et de ce moment, ils témoignèrent à M. de Choiseul une confiance toute particulière. M. de Besenval, avec beaucoup d'esprit, avait trop de légèreté pour bien juger les hommes; et, dans cette occasion, il en donna une preuve qui eut des suites bien funestes pour le Roi et pour la France.

Plusieurs députés du côté droit et attachés au Roi, quoique du parti constitutionnel, entre autres MM. Malouet, Redon, etc., pénétrés de la nécessité de lui donner les moyens de faire respecter son autorité, proposèrent une fusion avec ceux du parti royaliste, espérant attirer, par ce moyen, un grand nombre de membres du côté gauche dans leur parti, et former alors une majorité capable d'en imposer aux factieux. MM. de la Chèze, le chevalier de Boufflers et l'évêque de Nancy (M. de la Fare) se rendirent avec eux chez le duc de la Rochefoucauld. MM. de la Fayette, de Maubourg, de la Coste, et le duc de Liancourt, s'y trouvèrent aussi, et l'on proposa pour base de la fusion:

De maintenir la Constitution jusqu'à ce que le temps et l'expérience eussent manifesté les changements que l'on devait y apporter; de conserver la réunion des trois ordres en un seul, et de se hâter de rendre au Roi le pouvoir nécessaire pour gouverner conformément aux principes monarchiques et au vœu de la nation reconnu par l'Assemblée;

De défendre de tout leur pouvoir les droits de l'homme et du citoyen si essentiellement violés; et, si le complément de la Constitution exigeait encore quelque innovation, d'éviter dans l'exécution les moyens violents, qui ne pouvaient qu'aigrir les esprits et multiplier les malheurs; d'employer tous leurs efforts pour établir l'ordre et la sécurité, seule ressource pour ramener la confiance, le crédit et la perception des impôts;

De n'inquiéter personne pour les opinions religieuses, et de laisser jouir la seule religion catholique, à titre de religion nationale, de la solennité du culte public;

De conserver aux églises une dotation territoriale; de s'opposer à toute autre aliénation que celle qui avait été faite au mois de décembre 1789, comme secours extraordinaire, jusqu'à ce que la dotation eût été déterminée; et, sous aucun prétexte, de ne laisser faire d'aliénation ou de meilleure répartition des biens de l'Église, que d'après les instructions et sous la surveillance des provinces qui y étaient intéressées;

De restreindre les tribunaux au seul pouvoir de juger, et en conciliant la nécessité et la justice, de ne point oublier les égards dus aux anciens magistrats;

De protéger la liberté de la presse, en réprimant en même temps sa licence par une loi sage et prudemment motivée;

De contenir la force armée par des lois sévères, et de la subordonner totalement au Roi, à qui l'armée et la garde nationale devaient être soumises, comme le monarque l'était lui-même à la loi;

De réunir enfin tous leurs efforts pour accélérer la conclusion des travaux de l'Assemblée, et maintenir l'union dans tout le royaume, sous la protection de la loi et du Roi.

Le Roi, qui n'avait en vue que le bonheur de la France, et qui croyait ce plan propre à ramener les esprits, si chacun voulait consentir à quelques sacrifices pour ramener la paix et la concorde, se décida, par l'avis de ses ministres, à tenter vis-à-vis de l'Assemblée une démarche qu'il croyait propre à remplir ce but. Il s'y rendit en personne le 4 février, et déclara que la gravité des circonstances le conduisait au milieu d'elle, pour lui représenter le danger imminent qu'il y avait à laisser affaiblir chaque jour l'ordre et la subordination, celui qu'entraînaient la suspension et l'inactivité de la justice, la situation critique des finances et l'incertitude sur la fortune publique. Il ajouta que tout se réunissant pour inquiéter les amis de l'ordre et de la prospérité du royaume, il était temps de mettre un terme à tant de maux.

Le discours du Roi peignait tellement sa bonté et son amour pour son peuple, que je ne puis me refuser à en donner un extrait:

«Messieurs, leur dit ce bon prince, un grand but se présente à nos regards; mais il faut l'atteindre sans accroissement de troubles et de convulsions. J'ai tout tenté pour vous donner les moyens d'y parvenir, et malgré les circonstances difficiles et affligeantes où je me suis trouvé, je n'ai rien négligé pour contribuer au bonheur du peuple. Je ferai, comme j'ai déjà fait, tous les sacrifices nécessaires pour y parvenir; mais il faut que nous nous secondions mutuellement. Un intérêt commun doit réunir aujourd'hui tous les citoyens, pour ne mettre aucun obstacle à terminer la Constitution; le temps réformera ce qu'elle peut avoir de défectueux; mais toute entreprise qui tendrait à la renverser ne pourrait avoir que des suites funestes.

«Mettez fin aux inquiétudes qui éloignent de la France un si grand nombre de citoyens, et dont l'effet contraste avec la liberté que vous voulez établir.

«J'aime à croire que les Français reconnaîtront un jour l'avantage de la suppression d'ordres et d'états, tant qu'il sera question de travailler en commun au bien public; mais je pense, en même temps, que rien ne peut détruire tout ce qui tend à rappeler à une nation l'ancienneté et la continuité des services d'une race honorée, non plus que le respect dû aux ministres d'une religion que tous les citoyens ont un égal intérêt à maintenir et à défendre.

«Je ne puis vous dissimuler les pertes qu'ont faites ceux qui ont abandonné leurs priviléges pécunieux, et qui ne font plus d'ordre politique dans l'État; mais ils ont assez de générosité pour se trouver dédommagés, si la nation se trouve heureuse de leurs sacrifices. J'en aurais aussi beaucoup à compter, si je m'occupais de mes pertes personnelles; mais j'y trouverai une pleine compensation quand je serai témoin du bonheur du peuple.

«Je maintiendrai la liberté constitutionnelle dont le vœu général a consacré les principes, et, de concert avec la Reine, je préparerai de bonne heure le cœur et l'esprit de mon fils au nouvel ordre de choses qui s'établit, et je l'accoutumerai, dès ses premiers ans, à être heureux du bonheur des Français.

«Je ne mets pas en doute que vous ne vous occupiez d'affermir le pouvoir exécutif, sans lequel il ne peut y avoir aucune sûreté au dedans et au dehors, et que vous ne perdrez pas de vue que la confusion des pouvoirs dégénère bientôt dans la plus dangereuse des tyrannies.

«Vous considérerez tout ce qu'exige un royaume tel que la France, par son étendue, sa population, ses relations extérieures, et vous ne négligerez pas de fixer votre attention sur le caractère et les habitudes du peuple français, pour ne point altérer, mais entretenir, au contraire, les sentiments de douceur, de confiance et de bonté qui lui ont valu tant de renommée et de considération; donnez-lui l'exemple de la justice qui sert de sauvegarde à la propriété, et qui est si nécessaire à l'ordre social.

«Joignez-vous à moi pour empêcher les violences criminelles et les excès qui se commettent dans les provinces; et vous, Messieurs, qui pouvez par tant de moyens influer sur la confiance publique, éclairez ce bon peuple qui m'est si cher, et dont on me dit que je suis aimé, quand on veut me consoler de mes peines. Ah! s'il savait combien je suis malheureux quand j'apprends qu'il s'est commis quelque attentat contre les personnes et les propriétés, il m'épargnerait cette douloureuse amertume; il est temps de faire cesser toute inquiétude, et de rendre au royaume toute la force et le crédit auquel il peut attendre.

«Puisse cette journée, où votre Monarque vient s'unir à vous de la manière la plus franche et la plus intime, être un signal de paix et de rapprochement; que ceux qui s'éloignent de cet esprit de paix et de concorde me fassent le sacrifice de tout ce qui les afflige, et je les payerai de la plus profonde reconnaissance. Ne professons tous, à compter de ce jour, qu'un seul sentiment: l'attachement à la Constitution, et le désir ardent de la paix et de la prospérité de la France.»

M. Bureau de Puzi, président, qui partageait les sentiments que le Roi venait d'exprimer, témoigna, au nom de l'Assemblée, le respect, la gratitude et l'amour que la France devait au patriotisme d'un Roi qui, sans faste, seulement orné de ses vertus, venait contracter l'engagement d'aimer, de maintenir la Constitution et d'obéir à la loi.

Les applaudissements, qui avaient interrompu plus d'une fois le discours du Roi, se renouvelèrent à sa sortie; le président l'accompagna jusqu'à la porte, et une députation le reconduisit au château. Elle trouva la Reine qui se promenait sur la terrasse des Feuillants avec Mgr le Dauphin. «Messieurs, leur dit cette princesse, je partage tous les sentiments du Roi; voici mon fils; je l'entretiendrai souvent des vertus du meilleur des pères et de l'amour de la liberté publique, dont, je l'espère, il sera le plus ferme appui.»

M. Goupil de Préfel demanda, aussitôt après la sortie du Roi, que tous les députés prêtassent le serment civique ainsi conçu: «Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée et sanctionnée par le Roi.» Presque tous les députés, le président à la tête, prêtèrent ce serment; le garde des sceaux (M. de Cicé, archevêque de Bordeaux), comme député, en fit autant, et tout ce qui composait les galeries s'y joignit en levant les mains.

Le premier vœu de l'Assemblée, exprimé par M. le comte de Clermont-Tonnerre, fut de témoigner à Sa Majesté la reconnaissance du corps législatif par une adresse de remercîments, et d'en présenter également une à la Reine. Elles furent décrétées, et, le soir même, une députation de soixante membres, le président à la tête, se rendit au château.

Après les témoignages de reconnaissance, le président promit au Roi l'oubli de toutes les discussions, le concert de toutes les volontés, et la réunion des intérêts particuliers dans le seul intérêt public, comme devant être le fruit du patriotisme et des vertus de son Roi; et il termina son discours par demander à Sa Majesté de jouir de la confiance et de l'amour de son peuple, l'assurant que la postérité même ne cesserait de bénir sa mémoire. Le Roi le remercia des sentiments qu'il lui exprimait, lui témoigna l'espérance qu'il concevait de voir les vrais amis du peuple se rallier autour de lui, pour assurer son bonheur et la liberté publique.

La députation fut ensuite chez la Reine, et après lui avoir témoigné la sensibilité de l'Assemblée pour les paroles nobles et touchantes qui lui avaient été transmises de sa part, elle ajouta en regardant Mgr le Dauphin: «Veillez, Madame, sur ce précieux rejeton; qu'il ait la sensibilité, l'affabilité et le courage qui vous caractérisent; vos soins assureront sa gloire, et la France, dont vous aurez procuré le bonheur, en sentira le prix, en pensant qu'elle le doit aux vertus de Votre Majesté.»

Le garde des sceaux avait apporté à la Reine le modèle d'un petit discours à prononcer, d'après celui que lui avait montré le président; mais celui-ci l'ayant changé depuis, la Reine, qui s'exprimait parfaitement sans le secours de personne, répondit d'elle-même à la députation: «Je suis bien sensible, Messieurs, aux témoignages de votre affection; vous avez reçu ce matin l'expression de mes sentiments; ils n'ont jamais varié pour une nation que je me fais gloire d'avoir adoptée, en m'unissant au Roi; mon titre de mère en assure pour toujours les liens.»

La démarche et le discours du Roi à l'Assemblée produisirent un enthousiasme général. M. Bailly proposa d'envoyer au Roi soixante membres de la Commune, pour lui présenter les témoignages de son respect et de son attachement, et de rendre le même hommage à la Reine. Cet avis fut adopté à l'unanimité, et la députation se rendit le lendemain au château; la ville fut illuminée le soir, et il fut décidé qu'on chanterait le Te Deum, le dimanche suivant, dans l'église de Notre-Dame.

Le 4 au soir, M. Bailly proposa à l'assemblée générale de la Commune la prestation du serment civique. Chaque membre le prêta individuellement; les spectateurs en firent autant, et l'on proposa d'y admettre la multitude rassemblée sur la place de l'Hôtel-de-Ville. M. Bailly descendit sur le perron et jura, ainsi que l'avaient fait les députés, d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, et de maintenir de tout son pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée et sanctionnée par le Roi. Le peuple l'écouta avec le plus profond silence, et adhéra ensuite à son serment par des acclamations réitérées et aux cris de: Vive le Roi!

L'abbé Faucher employa toute son éloquence pour faire décerner à M. Bailly, dans cette séance, le titre de municipe général de toutes les municipalités du royaume, et à M. de la Fayette, celui de frère d'armes de toutes les gardes nationales du royaume; mais cette motion fut très-mal accueillie et rejetée de la manière la plus énergique.

Plusieurs personnes et plusieurs membres de l'Assemblée trouvèrent trop vague la clause de maintenir de tout son pouvoir une Constitution qui n'était pas encore terminée, et refusèrent de prêter le serment; mais, sur l'explication du président, qui déclara que le serment ne pouvait prévaloir sur le droit national de réformer la Constitution, le plus grand nombre consentit à le prêter.

Cette démarche du Roi fut loin de produire l'effet qu'il en attendait. M. Malouet, voulant profiter de la sensation qu'avait produite le discours du Roi, proposa le lendemain à l'Assemblée de délibérer sur les demandes du Roi, et fit la motion de consacrer une séance à en examiner les principaux points et les observations auxquelles ils devaient donner lieu. Mais cette motion rencontra tant d'opposition, qu'on passa à l'ordre du jour. M. Malouet déclara qu'il la rendrait publique, et proposa qu'au moins on fit un décret pour demander au Roi de prendre les mesures les plus efficaces et de donner des ordres pour la protection des propriétés et la sûreté des citoyens; qu'on y ordonnât à tous les corps administratifs et militaires d'exécuter ponctuellement les ordres du Roi, signés par un secrétaire d'État; qu'on déclarât que toute résistance, qui ne serait point motivée sur la violation constatée des décrets constitutionnels, serait punie comme forfaiture; que toute insubordination dans l'armée de terre et de mer le fût conformément aux lois militaires; que ce même décret supprimât le comité des recherches de Paris et ceux qui pourraient être établis dans diverses villes du royaume, et ordonnât au comité des finances de rendre compte incessamment à l'Assemblée du déficit des six derniers mois de l'année 1789.

Le refus de délibérer sur une motion aussi raisonnable démontra visiblement l'esprit de l'Assemblée, et la réunion proposée, sous le titre d'Impartiaux, n'eut pas le succès dont on s'était vainement flatté. Le duc de la Rochefoucauld et ceux de son parti déclarèrent qu'ils ne prétendaient pas faire scission avec l'Assemblée. Les royalistes, qui se méfiaient toujours des constitutionnels, ne montrèrent que plus d'éloignement à s'en rapprocher, et la société des Impartiaux tomba alors dans une sorte de mépris: le nom de Monarchiens qu'on donna à ses membres la tourna tellement en ridicule, qu'elle ne put opérer aucun bien.

Le Roi avait bien prévu l'effet que ferait sur les royalistes sa démarche à l'Assemblée. Il n'espérait pas non plus faire impression sur les factieux; mais il voulut tenter ce dernier moyen de ramener ceux qui n'étaient qu'égarés. Son peu de succès augmenta encore le regret de voir ce prince s'engager à soutenir une Constitution non encore terminée, et dont les auteurs, loin de réprimer les excès qui se commettaient journellement dans les provinces, ne tendaient qu'au bouleversement du royaume et au renversement du monarque et de la monarchie.

Les insurrections se multipliaient dans l'intérieur du royaume, et les brigands profitaient de l'impunité pour piller les châteaux, les brûler, et commettre toutes sortes de désordres. L'Assemblée, qui ne perdait pas de vue ses projets de destruction, était beaucoup plus occupée de celle des ordres monastiques et de la vente des biens du clergé, que de la répression de tous ces excès. Une séance fut cependant consacrée à s'en occuper; mais elle se borna à supplier le Roi de donner des ordres pour l'exécution du décret du 6 août concernant la liberté publique, et à charger le président de l'Assemblée d'écrire aux municipalités où les troubles avaient eu lieu, combien elle était affectée des désordres qui se commettaient, lesquels forceraient le pouvoir exécutif d'employer les forces qui seraient mises à sa disposition pour y mettre ordre. Il est à remarquer que depuis quelque temps l'Assemblée évitait de prononcer le nom de Roi, et se servait de celui de pouvoir exécutif, pour désaccoutumer le peuple du respect qu'il portait à ce nom vénéré depuis si longtemps. L'abbé Maury et M. de Cazalès firent sentir que le recours au pouvoir exécutif, à qui l'on avait ôté toute force et toute autorité, était évidemment illusoire, et qu'il fallait employer des moyens forts et vigoureux, le défaut de la force publique étant la seule cause de toutes les atrocités.

MM. Voidel et Lanjuinais répondirent à l'abbé Maury; et le dernier rejeta la cause de tous les crimes qui se commettaient sur la rigueur avec laquelle les seigneurs maintenaient leur autorité. M. de Cazalès démentit victorieusement cette assertion; mais on n'eut aucun égard aux preuves qu'il produisit à l'appui de son discours, et l'on n'en convint pas moins d'employer les voies de douceur contre ce bon peuple qui brûlait les châteaux. «Ne prostituez pas le nom de peuple, et appelez-les brigands,» dit M. d'Épréménil.—«Je dirai, si vous voulez, reprit Robespierre, les citoyens qui brûlent les châteaux; car l'amour de la tranquillité pouvait mettre la liberté en péril.» La conséquence de cette consolante explication fut l'adoption du décret proposé.

Le Roi était profondément affligé du renouvellement de tant d'excès, et avait de plus la douleur de voir dénoncer les citoyens qui se conduisaient avec courage et fermeté. Il fut vivement affecté de voir inculper outrageusement M. d'Albert de Rioms, commandant de la marine à Toulon, et M. de Bournissac, prévôt général de Provence, dans le rapport qui fut fait à l'Assemblée sur l'affaire de Toulon et de Marseille.

M. d'Albert de Rioms, ayant voulu punir la désobéissance de deux ouvriers du port de Toulon, souleva contre lui un certain nombre de volontaires de la marine, qui demandèrent justice au peuple de Toulon. M. d'Albert de Rioms, effrayé du danger que pouvait courir l'arsenal par l'effervescence excitée parmi les ouvriers du port, préféra se laisser conduire en prison plutôt que d'opposer une résistance dont les suites pouvaient être si funestes; il se borna à demander que justice lui fût rendue. Cette affaire fut portée à l'Assemblée, qui mit en suspens si la conduite de M. d'Albert de Rioms ne pouvait pas être taxée d'attentat contre la liberté.

M. de Mirabeau et plusieurs autres députés, entre autres un nommé Ricard, député de Provence, s'emportèrent violemment contre M. d'Albert de Rioms, et voulaient renvoyer cette affaire au Châtelet. Mais tous les membres raisonnables de l'Assemblée se réunirent pour rendre à cet officier la justice que méritait sa conduite sage et modérée. Après plusieurs séances, on décréta qu'il n'y avait pas matière à inculpation contre M. d'Albert de Rioms, non plus que contre les officiers accusés dans cette affaire; qu'on lui ferait transmettre par le président le décret qui venait d'être prononcé, et qu'on y ajouterait les témoignages de l'estime de l'Assemblée pour un guerrier qui avait soutenu si glorieusement l'honneur de la nation. On remarqua comme chose bien singulière que les députés les plus acharnés contre M. d'Albert de Rioms non-seulement applaudirent au décret, mais demandèrent, de plus, que les mêmes témoignages d'estime fussent étendus aux officiers de la marine de Toulon qui avaient été impliqués dans cette affaire.

L'affaire de M. de Bournissac fut la matière d'un plus grand nombre de séances. Il avait réprimé par une conduite ferme et courageuse les troubles excités à Marseille par trois individus qu'il avait fait arrêter et remettre entre les mains de la justice. Ils portèrent plainte à l'Assemblée, et les protecteurs de la licence défendirent les auteurs de ces insurrections. Le comte de Mirabeau parla en leur faveur avec sa véhémence ordinaire; et voulant se venger de M. de Bournissac, qui l'avait condamné dans une affaire antérieure à la Révolution, il employa tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour le faire trouver coupable; mais il ne put y parvenir, et l'Assemblée renvoya cette affaire devant les juges naturels.

Le régiment de Vivarais, en garnison à Béthune, se mit aussi en insurrection. Il refusa de reconnaître pour lieutenant-colonel le chevalier de Maillier, sans pouvoir articuler aucune plainte contre lui. Le Roi, après lui avoir laissé le temps de se repentir, voulant faire cesser un exemple aussi dangereux, ordonna que le régiment quitterait Béthune, qu'on séparerait les soldats fidèles d'avec les révoltés, et qu'on ne garderait aux drapeaux que ceux qui reconnaîtraient l'autorité du chevalier de Maillier. Cet ordre fut signifié au régiment en arrivant à Lens; mais le plus grand nombre des soldats, ayant à leur tête plusieurs bas officiers, refusèrent d'obéir, s'emparèrent des drapeaux, de la caisse et des équipages du régiment, ramenèrent le tout à Béthune, et les déposèrent chez le commandant de la garde nationale. Le marquis de Courtarvel, les officiers, bas officiers et soldats qui étaient restés fidèles, firent les derniers efforts pour sauver les drapeaux; mais n'ayant pu y parvenir, M. de Courtarvel partit sur-le-champ pour les redemander au maire de Béthune, qui refusa de les donner.

Le Roi, instruit des progrès de cette révolte, cassa tous les soldats et bas officiers qui avaient refusé d'obéir à ses ordres, déclara ne les reconnaître que pour des rebelles qui devaient être livrés à la rigueur des ordonnances militaires, et envoya de nouveaux drapeaux au régiment, regardant les anciens comme souillés. En outre, ayant appris que la ville de Lens était venue au secours du régiment et lui avait fait des avances, il ordonna qu'elle en fût remboursée le plus promptement possible, et chargea le comte de Sommièvre, qui commandait dans la province, de lui marquer sa satisfaction du véritable patriotisme qu'elle avait montré dans cette occasion.

Il y eut aussi une insurrection à Lyon, dirigée contre M. Imbert Colonia, premier échevin et commandant des volontaires de cette ville. C'était un homme d'un mérite distingué. Les services qu'il avait rendus à la tête des volontaires, en maintenant la tranquillité publique dans Lyon et les environs, ne purent le garantir de la fureur des factieux. On souleva le peuple contre lui, et malgré la prudence et la fermeté qu'il montra dans cette occasion, il finit par être obligé de se sauver à Bourg en Bresse, où la municipalité le prit sous sa protection; mais avant de quitter Lyon, il envoya sa démission au consulat.

Il y eut à Béziers, dans le même temps, des rixes sanglantes pour la défense des contrebandiers. Le Limousin, le Quercy, le Périgord, éprouvèrent aussi des pillages et des incendies; et l'esprit de révolte se manifesta de toutes parts.

L'Assemblée, craignant que ces continuelles dissensions n'altérassent la confiance de la nation, décréta une adresse aux provinces, et chargea M. de Talleyrand de sa rédaction. Elle contenait l'énumération des travaux de l'Assemblée, des soi-disant bienfaits sans nombre qu'elle avait déjà procurés à la nation, et de ceux dont le complément de la Constitution devait encore les faire jouir; elle les engageait à ne point se laisser décourager par les insinuations de quelques malveillants, et de continuer à mettre leur confiance dans une Assemblée qui mettrait sous la sauvegarde de la nation la Constitution la plus propre à rendre la France libre et heureuse.

Lorsque le rapport de la division du royaume fut fini, M. de Cazalès représenta à l'Assemblée qu'il était nécessaire que, dans le moment où les provinces s'assembleraient, elles pussent juger la conduite de leurs représentants; que, les dissensions qui existaient entre les différents partis dont l'Assemblée était composée mettant des obstacles continuels au succès de ses travaux, il faisait la motion de faire élire de nouveaux députés à l'Assemblée nationale, dès que les départements seraient formés; d'exclure les membres de la législature actuelle de celle qui la remplacerait, et de prier le Roi de la convoquer dans une ville distante de Paris de trente lieues au moins; que c'était l'unique moyen de prouver à la nation que l'Assemblée n'avait pas méconnu son autorité; de prévenir le soupçon des provinces sur le séjour forcé du Roi dans la capitale, et l'ombrage qu'on pouvait leur donner sur la tenue de l'Assemblée nationale dans une ville dont les intérêts étaient si souvent en opposition avec les leurs. Cette motion occasionna la plus vive indignation parmi les membres du côté gauche de l'Assemblée, et, sans vouloir permettre aucune discussion, elle passa à l'ordre du jour.

On ne négligeait aucune occasion d'exciter la fermentation dans les esprits, et l'on se permettait des calomnies atroces contre les personnes les plus respectables. Plusieurs journaux se permirent d'insérer dans leurs feuilles que le régiment de Condé, en garnison dans la ville de ce nom, venait de mettre en pièces les armes de ce prince et demandait de changer de nom. Le régiment chargea le comte de Sesmaisons, son colonel, de démentir cette nouvelle au nom de tout un corps aussi outrageusement calomnié. Le comte écrivit, en conséquence, la lettre la plus noble, par laquelle le régiment faisait connaître qu'il se faisait gloire de porter un nom aussi illustre dans les fastes de la nation et soutenu avec un nouvel éclat, dans la dernière guerre, par le prince qui en porte aujourd'hui le nom; et il fit insérer sa lettre dans tous les journaux.

Les têtes étaient tellement renversées, que les membres du bataillon du district Saint-Honoré, pour rendre hommage au décret récemment promulgué, en vertu duquel les fautes, étant déclarées personnelles, ne pouvaient retomber sur les familles des coupables, rendirent avec solennité les derniers devoirs aux corps de MM. Agasse, neveux du président de ce district et suppliciés pour crime de faux actes, accordèrent des grades supérieurs à tous les parents de ces malheureux et vinrent ensuite faire hommage de cette conduite à l'Assemblée, qui leur donna de grands éloges et leur accorda les honneurs de la séance.

La mort de M. de Favras affecta sensiblement toutes les personnes sensées et honnêtes, qui ne purent voir sans indignation l'acharnement que le comité des recherches mettait à sa condamnation. Il était partagé par M. de la Fayette et une grande partie de la garde nationale, et il était poussé à un tel point, que plusieurs de ses membres, quoique très-attachés à la Constitution, se trouvaient honteux de porter un habit sous lequel on se permettait de pareils excès.

Aucun des témoins entendus dans l'affaire de M. de Favras n'avait déposé contre lui. Il n'y avait aucune preuve réelle de conspiration; les plus fortes présomptions résultaient des seules dépositions des nommés Turcatti et Morel, tous deux recruteurs, l'un dénonciateur avoué, et l'autre accusé par M. de Favras, et qui, pour cette raison, ne pouvait être reçu comme témoin. Ce fut cependant sur de pareilles dépositions, après une séance qui dura jusqu'à six heures du soir, que M. de Favras fut déclaré coupable d'avoir tenté un projet de contre-révolution pour dissoudre l'Assemblée nationale, conduire le Roi à Péronne, et faire périr MM. Necker, de la Fayette et Bailly; et, en conséquence de cette déclaration, il fut condamné à être pendu et à faire amende honorable à Notre-Dame.

M. Thilorier, son avocat, et le baron de Cormeré, son frère, le défendirent avec toute la chaleur et l'éloquence du sentiment, mais ils eurent la douleur de voir, par la manière dont on travaillait à influencer ses juges, que leurs efforts seraient inutiles. Toutes les séances de ce procès furent accompagnées d'un tumulte qui ne pouvait manquer d'effrayer les âmes faibles et pusillanimes; et l'on poussa l'atrocité jusqu'à se permettre de battre des mains en signe d'approbation au prononcé de sa condamnation.

M. Quatremer fit à M. de Favras la lecture de son arrêt, qu'il écouta avec fermeté, l'interrompant cependant à diverses reprises pour protester de son innocence. M. Quatremer, en l'exhortant à profiter des consolations de la religion, les seules qu'il pût lui offrir, ajouta, dit-on, ces paroles: «Votre vie est un sacrifice que vous devez à la tranquillité publique.»—«Mes consolations, dit M. de Favras, sont dans mon innocence. Ah! que je plains les Français, puisque la dénonciation de deux hommes pervers suffit pour les faire condamner!» Il demanda le curé de Saint-Paul pour l'assister dans ses derniers moments, et passa une heure et demie seul avec lui. Il monta ensuite dans le tombereau avec fermeté, regardant avec mépris les applaudissements d'une populace ivre et excitée. Arrivé à Notre-Dame, il prit son arrêt, le lut d'une voix ferme et assurée, et prononça ces paroles: «Écoutez, peuple, ce que je vais vous dire! Je meurs innocent, comme il est vrai que je vais paraître devant Dieu; j'obéis à la justice des hommes, qui n'est pas, comme vous savez, infaillible.» Il remonta ensuite dans le tombereau avec la même fermeté, et demanda à être conduit à l'Hôtel de ville.

Il y trouva M. Quatremer et deux autres juges, qu'il salua de la manière la plus imposante. Il expliqua ensuite sa conduite par un discours aussi solide que touchant, pardonna aux auteurs de sa mort, et déclara que le refus d'entendre les témoins qu'il voulait produire était la cause du jugement inique qui avait souillé les lèvres qui l'avaient prononcé et les mains qui l'avaient signé. «Ma conduite, ajouta-t-il, est honorable; j'aimais mon Roi, et je voulais le sauver des dangers qu'il pouvait courir. Je meurs avec le calme que donne la tranquillité de la conscience, et je recommande ma mémoire à l'estime de tous les citoyens vertueux, ainsi que ma femme et mes enfants à qui j'étais si nécessaire. Je demande la grâce des faux témoins s'ils étaient reconnus pour tels; et que personne n'appréhende les suites d'un complot imaginaire.» Il descendit de l'Hôtel de ville et monta sur l'échafaud avec la même fermeté, donnant l'exemple d'une mort aussi héroïque que chrétienne.

Le Roi et la Reine furent profondément affectés de la condamnation de M. de Favras. Je fus témoin de leur douleur, et je ne puis encore penser à l'état où je vis la Reine quand elle apprit que M. de Favras n'existait plus.

On revint encore le 20 février sur la nécessité de prendre des moyens pour rétablir la tranquillité publique. L'abbé Maury, MM. Malouet et de Cazalès regardèrent comme indispensable de commencer par rétablir l'autorité du Roi; mais Mirabeau et ceux de son parti parlèrent avec une telle chaleur sur le danger que courait la Constitution, si, avant qu'elle fût achevée, on donnait au pouvoir exécutif celui qui lui était réservé, que l'Assemblée se borna à décréter: que l'on ne pouvait se prévaloir d'aucun acte émané du Roi et de l'Assemblée qui ne serait pas revêtu des formes prescrites par la loi, sans être réputé perturbateur du repos public; qu'on enverrait le discours du Roi, l'adresse de l'Assemblée à toutes les municipalités du royaume, ainsi que les décrets sanctionnés par le Roi, avec ordre de les afficher, aux curés de les publier au prône, et aux officiers municipaux d'employer tous les moyens qui seraient en leur pouvoir pour maintenir la sûreté des personnes et des propriétés; et dans le cas où des attroupements séditieux les mettraient en danger, de publier la loi martiale. Elle obligeait toutes les municipalités à se prêter main-forte sur leur réquisition réciproque, et les rendait responsables des suites de leur refus. Les communes devaient être de leur côté responsables des dommages qui se commettraient par un attroupement, sauf à avoir recours contre ceux qui en seraient les auteurs; leur responsabilité devait être jugée par le tribunal du lieu, sur la réquisition du tribunal du district.

Une députation du commerce de tout le royaume, et nommément une de celui de Bordeaux, vint représenter que son dépérissement annonçait un anéantissement total, si l'Assemblée n'apportait un prompt remède à l'esprit d'insurrection qui se manifestait dans les colonies. «Les établissements que la France a formés, dirent les membres de ces deux députations, produisent deux cent quarante millions de revenu, dont une balance de quatre-vingts millions en notre faveur. L'existence de six millions de Français est liée à leur sort. Il est reconnu que les noirs seuls peuvent cultiver les colonies; elles ne peuvent subsister sans la conservation de la traite et de la servitude des noirs, et quatre cents millions dus à la métropole par les colonies n'ont d'autre gage que les propriétés de celles-ci.»

L'insurrection se préparait à Saint-Domingue depuis plus de trois mois. Les députés de cette île en avertirent l'Assemblée, qui n'en tint aucun compte, et le gouvernement seul était dans l'inquiétude sur le sort des colonies. L'intendant avait été forcé de fuir; le commissaire ordonnateur et le procureur général avaient été fort maltraités; et, pour combler la mesure, M. Ferrand des Grandières, sénéchal, accusé sans fondement d'avoir voulu exciter les mulâtres au Cap et dans les provinces du Nord, fut pendu; les armes furent enlevées de l'arsenal; on créa de nouvelles milices, et le régiment du Cap s'y incorpora, sous les ordres de M. de la Chevalerie, qu'on nomma capitaine général. On intercepta le plan de convocation pour les assemblées, envoyé par le ministre de la marine, ainsi que deux lettres adressées à M. de Peinières, commandant à Saint-Domingue, pour lui indiquer le mode de convocation, et la conduite qu'il devait tenir.

L'assemblée provinciale du Cap se forma d'elle-même, et nomma pour président M. de la Chevalerie. Elle déclara que tout pouvoir résidait en elle; que toute autre assemblée était illégale et séditieuse; qu'elle ne reconnaîtrait plus M. de Peinières pour commandant, tant qu'il n'aurait pas prêté le serment. Elle cassa le conseil supérieur, rétablit celui du Cap et ouvrit les ports aux étrangers. M. de Peinières attendait toujours les ordres du Roi pour prêter le serment; mais n'en recevant point (ses lettres ayant été supprimées et interceptées), il se détermina enfin à le prêter pour maintenir la paix dans les parties de la colonie qui n'avaient pas encore participé à l'insurrection.

Toutes ces nouvelles causaient la plus vive inquiétude. L'Assemblée, au lieu d'y porter remède, s'occupait, au contraire, de la liberté des noirs. Les représentations des commerçants devinrent enfin si pressantes, qu'elle se détermina à nommer une commission de douze membres pour faire un rapport sur les colonies. Le Roi, qui en sentait toute l'importance, était fort agité du résultat. On parvint heureusement à faire sentir à Barnave, chargé de ce rapport, l'importance de conserver une propriété aussi essentielle à la France; et il promit d'employer tous ses moyens pour que sa rédaction fît cesser toute inquiétude et pour la faire adopter à l'Assemblée. Il tint parole; et le décret, qui fut prononcé d'après le rapport de la commission, était si sage et si modéré, qu'il sauva pour le moment la colonie. Il fut rendu à la presque unanimité, malgré les efforts de Péthion, de Mirabeau et des amis des noirs, qui voulaient sacrifier à leurs principes une colonie si précieuse à la France et d'où dépendait l'existence d'un si grand nombre de Français. Le Roi et la Reine éprouvèrent une joie sensible de ce décret. Ils étaient l'un et l'autre plus occupés des malheurs de la France que de leur propre situation; et il est impossible de trouver un souverain plus attaché à son peuple que ne l'était notre malheureux Roi.

Peu de jours après, Leurs Majestés eurent encore la satisfaction de voir mettre en liberté M. Augeard, secrétaire des commandements de la Reine. Il était en prison depuis quatre mois et avait été traduit devant le tribunal du Châtelet, établi, comme on sait, par l'Assemblée pour juger les crimes de lèse-nation. MM. Ogier et Garaud de Coulon, membres du comité des recherches, firent l'impossible pour le faire déclarer coupable d'un prétendu projet d'enlever le Roi; mais l'information l'ayant déchargé de toute accusation, il recouvra sa liberté.

Plusieurs districts, assurés d'être soutenus par l'Assemblée, s'arrogeaient un pouvoir arbitraire et se permettaient les motions les plus incendiaires. Celui des Cordeliers était un des plus remarquables en ce genre. Il était composé de tout ce qu'il y avait de plus turbulent et de plus séditieux dans la capitale. Danton, un de ses membres, ci-devant avocat au Conseil, et qui a depuis figuré d'une manière si cruelle dans la Révolution, ayant été accusé de motions incendiaires, fut assigné au Châtelet pour être ouï, et n'en ayant tenu compte, il fut décrété de prise de corps. Le district prit parti pour lui et envoya une députation à l'Assemblée pour obtenir sa liberté. Il alléguait en sa faveur un décret qui avait absous un procureur du Roi, accusé d'avoir tenu les mêmes propos. L'abbé Fauchet parla en faveur de Danton et d'un arrêté du même district qui demandait l'établissement d'un grand jury pour juger les crimes de lèse-nation. M. Godard fit tellement sentir à l'Assemblée l'inconvenance de cette mesure, qu'elle passa à l'ordre du jour.

Rien n'était aussi effrayant que la facilité avec laquelle on attentait à la liberté des citoyens. Le chevalier de Laizer avait été arrêté quelques jours auparavant par un commissaire du Châtelet, assisté de dix membres de la garde nationale, sur la simple dénonciation d'un inconnu, et avait été conduit en prison; mais la réclamation du district des Minimes, qui était le sien, lui fit rendre la liberté. Ce district envoya une députation à la Commune pour se plaindre des arrestations arbitraires et demander la suppression du comité de recherches. L'abbé Fauchet, président de la Commune, déclara que ce n'était point le comité qui avait fait arrêter M. de Laizer; qu'il était indispensable de le conserver, ayant plus fait pour la Révolution que toute autre institution.

Il y eut à l'Assemblée de grandes discussions sur la constitution militaire. L'abbé Maury proposa que l'armée fût aux ordres du Roi, sauf la responsabilité des agents. Une pareille autorité dans les mains du Roi effraya l'Assemblée. Barnave, Alexandre de Lameth et Dubois de Crancé protestèrent et soutinrent que, la souveraineté résidant dans le peuple, on ne devait confier au Roi que le pouvoir de faire exécuter la loi. On décréta que le Roi serait le chef suprême de l'armée, mais qu'il n'y pourrait introduire de troupes étrangères qu'en vertu d'un acte du Corps législatif sanctionné par lui; que chaque citoyen serait admissible aux emplois militaires; qu'aucun militaire ne pourrait être destitué sans un jugement légal; que la vénalité de tout emploi militaire serait supprimée; que tout militaire prêterait le serment civique; que chaque législature réglerait les sommes à donner pour l'entretien de l'armée, le nombre dont elle devait être composée, la solde de chaque grade, et le mode d'admission ou d'avancement; que le comité de constitution serait chargé de proposer, le plus promptement possible, un projet sur l'emploi des forces dans l'intérieur du royaume et leur rapport avec le pouvoir civil et les gardes nationales; sur l'organisation des tribunaux militaires et des formes de jugement; sur le mode de recrutement en temps de guerre, d'après la suppression du tirage de la milice; et que le Roi serait supplié de présenter un plan d'organisation pour mettre l'Assemblée en état de délibérer sur les objets du ressort du pouvoir exécutif.

La Chambre des vacations du Parlement de Bordeaux ayant décrété une information contre les brigands qui désolaient les provinces de son ressort, sur la réquisition de M. Dudon, procureur général de cette cour, fut dénoncée à l'Assemblée par l'armée patriotique bordelaise, ainsi que le réquisitoire de M. Dudon. Ce dernier s'était permis de blâmer les suites de la Révolution, faisant le parallèle des malheurs qu'elle occasionnait avec celui du bonheur qu'elle aurait produit si elle eût été mieux conduite. L'Assemblée ordonna un rapport sur cette affaire, et, d'après l'avis du comité, manda à sa barre le président de la Chambre des vacations, ainsi que M. Dudon, à qui elle permit cependant, vu son âge de quatre-vingt-trois ans, de donner par écrit les motifs de sa conduite; et elle ajouta des remercîments à l'armée patriotique bordelaise pour le zèle qu'elle ne cessait de témoigner depuis la Révolution.

M. Augeard, président de la Chambre des vacations, se rendit sur-le-champ à Paris, parut à la barre, et justifia sa compagnie par un discours plein de force et de sagesse. L'Assemblée en fut irritée à un tel point, que M. de Menou, qui la présidait, s'emporta contre lui de la manière la plus indécente. Il y eut à ce sujet les débats les plus violents. On finit cependant par permettre à M. Augeard de se retirer, en lui disant que l'Assemblée se réservait d'examiner les motifs de la conduite de la Chambre.

La Reine joignit aux tourments qu'elle éprouvait la perte la plus sensible à son cœur. L'empereur Joseph II mourut à Vienne, le 20 février. Il avait toujours tendrement aimé la Reine, la cadette de toutes ses sœurs. Il la regardait comme sa fille et était vivement touché de ses malheurs. Il lui écrivit, les derniers jours de sa vie, la lettre la plus tendre et la plus touchante. Il lui témoignait qu'un de ses regrets les plus vifs en mourant, était de la laisser dans une position aussi cruelle, et de ne pouvoir lui donner des marques réelles de la tendresse qu'il avait toujours conservée pour elle. La Reine, après s'être livrée quelques jours à la douleur, la concentra courageusement en elle-même et reçut les compliments usités en pareille occasion. L'Assemblée lui envoya une députation ayant à sa tête l'abbé de Montesquiou, qui en était président. Ce dernier profita de cette occasion pour rendre au caractère de la Reine l'hommage qui lui était dû, et termina son discours par cette phrase remarquable: «L'Assemblée place son espoir, Madame, dans cette force de caractère qui élève Votre Majesté au-dessus de tous les revers.»

Toujours grande et noble, cette princesse forçait au respect ceux qui étaient les plus disposés à lui en manquer. La Commune de Paris, faisant des recherches sur les événements des 5 et 6 octobre, leurs fauteurs et leurs adhérents, envoya chez cette princesse une députation pour la supplier de lui donner des lumières sur cette effroyable journée: «Non, jamais, répondit-elle, je ne serai la délatrice des sujets du Roi.» Sa réponse à la députation du Châtelet pour le même objet ne fut pas moins noble: «J'ai tout vu, tout su, et tout oublié.» Et elle borna sa réponse à ces belles paroles.

L'activité que mettait le Châtelet à trouver les coupables de journées dont les crimes déshonoraient la France lui attira de grands ennemis. Le comité des recherches, effrayé par leurs menaces, et composé d'ardents révolutionnaires, déclara et demanda acte à la Commune de n'avoir à dénoncer que la journée du 6 octobre, regardant la dénonciation de celle du 5 comme antirévolutionnaire. C'était cependant dans cette journée qu'avait commencé l'attaque du château, qu'ils auraient violé si la bonne contenance des gardes du corps ne les eût arrêtés; qu'ils avaient assassiné deux officiers de ce corps, et fait connaître leurs sinistres projets par les propos affreux qu'ils se permettaient, et en cherchant des issues par où ils pussent pénétrer dans les appartements de la famille royale.

CHAPITRE III

ANNÉE 1790.

Première communion de Madame.—Formation de plusieurs fédérations dans diverses provinces du royaume.—Désordre des finances.—Vente des biens et Constitution civile du clergé.—Suppression de tous les tribunaux du royaume.—Dénonciations continuelles et protection accordée aux dénonciateurs.—Institution des juges.—Troubles dans le royaume.—Discussion sur le droit de paix et de guerre, et décret rendu à ce sujet.

Quoique Madame ne fût âgée que de onze ans, le Roi et la Reine se décidèrent à lui faire faire, à Pâques, sa première communion. Sa piété, qui semblait être née avec elle, rendit cette cérémonie bien touchante. Avant de partir pour l'église de Saint-Germain l'Auxerrois, paroisse des Tuileries, Madame tomba aux pieds du Roi et de la Reine pour leur demander leur bénédiction. Le Roi, pénétré des principes religieux qui seuls ont pu le soutenir dans des malheurs sans exemple, lui parla de la manière la plus touchante sur la grande action qu'elle allait faire, et ajouta en la serrant entre ses bras: «Priez, ma fille, pour la France et pour nous; les prières de l'innocence peuvent fléchir la colère céleste.» La jeune princesse fondit en larmes, ne put proférer une parole et monta en voiture avec moi, la duchesse de Charost, ma fille, et la baronne de Mackau, sous-gouvernante des Enfants de France, spécialement chargée de Madame. Cette jeune princesse arriva à l'église avec le maintien le plus recueilli, et approcha de la sainte table avec les marques de la dévotion la plus sincère. La Reine assista incognito à cette cérémonie, qui fut de la plus grande simplicité et qui se passa de la manière la plus décente. Leurs Majestés firent distribuer à cette occasion d'abondantes aumônes dans les diverses paroisses de Paris.

Madame avait été instruite par le curé de Saint-Eustache, qui avait de l'esprit, de l'instruction et des mœurs exemplaires. Mais, étant malheureusement d'un caractère faible et timide, il n'eut pas le courage de s'exposer à la persécution qui devait être la suite de l'acceptation de la Constitution civile du clergé. Le chagrin qu'il éprouva de sa faiblesse altéra sensiblement sa santé et abrégea ses jours. Il témoigna le regret le plus sensible de sa faute pendant sa dernière maladie, et ne différa sa rétractation que dans l'espoir de la faire lui-même dans son église; mais la mort le surprit avant d'avoir pu remplir un devoir que la publicité de sa faute avait rendu si nécessaire.

Il se forma en Dauphiné, ainsi que dans plusieurs autres provinces du royaume, des fédérations parlementaires. Celle de la ville de Romans, composée de huit mille personnes, avait à sa tête le baron de Gilliers, commandant des gardes nationales du Dauphiné et du Vivarais. Il fut chargé de présenter au Roi, au nom de ces deux provinces, une adresse qui ne respirait que soumission et désir de voir rendre au Roi une autorité si nécessaire pour le salut de la France et le bonheur de ses sujets. Le baron de Gilliers avait de l'esprit et de la fermeté. Au commencement de la Révolution, il s'était laissé emporter, comme tous les Dauphinois, à un désir exagéré de la liberté; mais, honnête homme et attaché à son Roi, il vit avec douleur qu'il s'était mépris, et il désirait réparer, par des services réels, l'erreur où il s'était laissé entraîner. Il ne varia pas un instant dans cette résolution, et donna plusieurs fois des preuves d'un dévouement qui le firent distinguer de Madame Élisabeth, qui lui donna dans plus d'une occasion des marques de confiance et d'estime.

L'Assemblée, pressée d'apporter un prompt remède à l'état critique des finances, ordonna que le ministre lui rendît compte de leur situation et de ses vues pour leur amélioration. M. Necker se rendit, en conséquence, à l'Assemblée. Après avoir démontré la nécessité de prendre des mesures promptes et efficaces pour arrêter un déficit qui croissait journellement, il indiqua plusieurs moyens d'y remédier, étant loin de désespérer de rétablir les finances d'un royaume qui présentait tant de ressources. L'Assemblée décréta qu'on examinerait son rapport et qu'on destinerait trois séances par semaine pour s'occuper des finances du royaume.

M. Necker portait déjà la peine de son ingratitude et de sa déloyauté. Méprisé de l'Assemblée, détesté des fidèles serviteurs du Roi, sans aucune possibilité de pouvoir satisfaire son ambition, il sentit, mais trop tard, que l'on finit par être la victime de ceux que l'on élève aux dépens de son devoir.

Le moment paraissant favorable pour opérer la destruction du clergé par la vente de ses biens, M. Bailly, pour y parvenir plus promptement, vint proposer à l'Assemblée d'accorder par un décret à la municipalité de Paris la faculté d'acheter pour quatre cents millions de biens du clergé, en échange desquels elle souscrirait pour autant de billets remboursables en quinze années, et d'étendre la même faveur, jusqu'à concurrence de pareille somme, aux autres municipalités du royaume. Cette proposition occasionna les discussions les plus vives entre les deux partis de l'Assemblée. Un grand nombre de membres s'élevèrent contre. L'archevêque d'Aix, l'évêque de Nancy et plusieurs autres, montrèrent, avec autant de sagesse que de modération, les inconvénients qu'entraîneraient l'établissement des assignats et la vente des biens du clergé, avant d'avoir pourvu aux dîmes qui formaient une grande partie de ces biens, à la fixation des frais du culte et de ses ministres, et au mode de payement des créances des particuliers sur le clergé. Ils représentèrent qu'en chargeant les municipalités de la vente desdits biens, on courait le risque de les voir dilapider, et de laisser l'État grevé des frais du culte et des créances des particuliers.

Le désir ardent de la majorité de l'Assemblée pour l'expropriation du clergé lui permit à peine d'écouter aucune des raisons alléguées contre la demande de M. Bailly. Elle fut convertie en décret, en y ajoutant la nomination de douze commissaires pris dans l'Assemblée, pour faire, de concert avec la municipalité, l'estimation des biens qui lui étaient accordés. On l'obligea, en outre, ainsi que les autres municipalités, de mettre en vente sur-le-champ lesdits biens, et de les adjuger au plus offrant et dernier enchérisseur, dès qu'il se présenterait quelque acquéreur qui les portât au prix fixé par la Commission. L'Assemblée n'eut garde d'accepter les quatre cents millions offerts par le clergé, à la condition qu'on lui laisserait la disposition de ses biens. Un membre du côté gauche en donna naïvement la raison à une personne de ma connaissance, qui lui opposait que pareille somme pouvait opérer la libération de l'État. «Cela peut être, répondit-il; mais le clergé ne serait pas détruit.»

Dom Gerle, pour fermer la bouche à ceux qui prétendaient que la destruction du clergé entraînerait celle de la religion et admettrait l'admission de toutes les sectes en France, proposa de décréter que la religion catholique, apostolique et romaine demeurerait toujours la religion de l'État, et que son culte seul serait autorisé. MM. de Menou, de Lameth et de Mirabeau s'opposèrent à cette motion, et firent, avec une pompeuse dérision, leur profession d'attachement à la religion catholique, en disant que c'était faire injure à l'Assemblée de douter de ses sentiments pour une religion où le culte était mis à la tête des dépenses publiques. Après une vive discussion entre les membres de l'Assemblée, Dom Gerle retira sa motion, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour.

Non contente d'avoir dépouillé le clergé de tous ses biens, elle voulut encore changer la forme de sa Constitution et régler elle-même ce qui concernait ses ministres. Elle fit une nouvelle distribution des évêchés, en supprima un grand nombre, déclara qu'à l'avenir les curés et même les évêques seraient nommés par le peuple, ôta aux derniers toute autorité sur les curés et tout pouvoir dans leurs diocèses. C'était le dernier coup qu'elle pût porter à la religion; et il était facile de voir qu'en avilissant le clergé et le réduisant à l'impossibilité de faire aucun bien, on lui ferait perdre toute considération dans l'esprit du peuple, qui du mépris des ministres passerait bientôt à celui de la religion.

L'abbé Maury et plusieurs autres membres distingués du clergé discutèrent avec sagesse et modération tous les articles de cette Constitution; prouvèrent évidemment qu'elle était inadmissible dans la religion catholique, et qu'elle serait une occasion de troubles, par celui qu'elle mettrait dans les consciences. Mais le parti était pris, et malgré la protestation du clergé et d'un grand nombre de membres de l'Assemblée de ne prendre aucune part au décret qu'on voulait rendre sur cet objet, cette Constitution civile du clergé fut décrétée par la majorité de l'Assemblée. L'événement n'a que trop justifié les craintes qu'elle inspirait. Le peuple, après avoir passé du mépris des ministres à celui de la religion, finit par n'en avoir aucune, et nous recueillons les tristes fruits de cet abus de tout frein et de tout principe.

L'Assemblée s'occupa ensuite du traitement des membres du clergé et des autres bénéficiers, et décréta qu'à l'avenir le sort des évêques et archevêques serait fixé à douze mille francs; celui des curés, à mille deux cents francs, non compris leur casuel, qu'on laisserait subsister; celui des vicaires des campagnes fut fixé à sept cents francs, et il n'y eut rien de changé dans le traitement des vicaires des villes.

Comme il était impossible de réduire à pareille somme les évêques et les curés qui avaient joui jusqu'alors d'un revenu si différent, elle décida que les évêques et archevêques dont les revenus excédaient douze mille francs conserveraient, avec cette somme, la moitié de leur revenu actuel, pourvu qu'il ne passât pas trente mille francs, ainsi que les bâtiments de la maison épiscopale et les jardins attenants. Les pensionnaires, dignitaires, chanoines et autres bénéfices furent traités de la même manière; le seul archevêque de Paris conserva un traitement de soixante-treize mille francs. Les curés dont les cures excédaient le revenu de mille deux cents francs conservèrent, avec cette somme, la moitié de l'excédant de leur revenu, pourvu qu'il ne passât pas six cents francs, avec leur maison et le jardin attenant.

Le chevalier de Boufflers, MM. Malouet, Rewbell, de Clermont-Tonnerre et beaucoup d'autres, firent des représentations inutiles sur l'injustice d'ôter aux prélats qui jouissaient de fortunes considérables la faculté de payer des dettes dont la plupart avaient été contractées pour des objets de charité ou d'utilité publique, et de frustrer des créanciers qui avaient traité de bonne foi et sur la garantie de propriétés regardées comme inattaquables. On répondit par des injures et des sarcasmes aux raisons alléguées en faveur du clergé, et les bénéficiers furent dépouillés. On accorda seulement aux évêques, depuis l'âge de soixante-quinze ans, un traitement de dix-huit mille francs, et leur maximum fut de plus augmenté d'un tiers; les évêques destitués n'eurent que le tiers du traitement des évêques conservés.

Il est à remarquer que le clergé ne prit aucune part à la délibération qui concernait son traitement; il se contenta de défendre ce qui intéressait le fond de la religion, et montra dans tout le cours des séances de l'Assemblée, et nommément dans cette occasion, une dignité et un désintéressement au-dessus de tout éloge.

L'Assemblée ne se borna pas à la proposition de M. Bailly; elle décréta de plus la vente de tous les domaines nationaux, autres que les forêts et ceux que le Roi jugerait à propos de se réserver; et pour accélérer la vente des biens du clergé, elle décréta que chaque particulier, sans distinction, aurait la faculté d'acquérir des biens nationaux. L'abbé Maury, M. de Cazalès et plusieurs autres représentèrent avec force que les créanciers du clergé et les porteurs de rentes assignés sur lui devaient avoir la préférence; que cette mesure entraînerait la dilapidation des biens du clergé, et ne favoriserait que les agioteurs et les capitalistes. Ils ne furent point écoutés, et le décret fut prononcé.

L'Assemblée, malgré la réclamation d'un grand nombre de ses membres, décréta également l'aliénation des domaines royaux. On eut beau lui prouver que c'était le patrimoine de nos Rois, elle ne voulut rien écouter, et étendit même cette mesure jusqu'aux successions qui pouvaient leur arriver par la suite, et qui devaient à leur mort rentrer dans la classe des domaines royaux.

Il en fut de même pour la liberté du commerce de l'Inde, malgré les observations d'un grand nombre de commerçants, qui représentèrent, mais inutilement, qu'un pareil décret ruinerait notre commerce et donnerait aux Anglais un avantage immense, dont ils profiteraient à nos dépens.

Mais ce qu'on aura peine à croire, ce fut de voir décréter en deux heures de temps la suppression de tous les tribunaux existant dans le royaume. L'Assemblée adopta les conclusions de M. Thouret, rapporteur du comité de constitution, sans vouloir écouter aucune discussion sur le danger de livrer la France à l'anarchie par une destruction aussi subite, et sur la dette immense dont elle allait être grevée par le remboursement des finances de chaque charge de la magistrature.

Les dénonciations se multipliaient, et les intrigants tiraient un tel parti du métier de délateur, qu'ils s'y livraient avec complaisance. Le secrétaire du comte de Maillebois et son valet de chambre, espérant tirer parti pour leur compte de diverses idées que leur maître avait jetées sur le papier et qu'il avait données à copier à son secrétaire, substituèrent la copie à l'original et allèrent le dénoncer au comité des recherches. «Nous ne demandons rien, dirent-ils, et nous voulons seulement remplir le plus saint des devoirs en dénonçant M. de Maillebois, pour le salut de la patrie.» Ils eurent seulement le reste de pudeur d'avertir le comte de Maillebois qu'ayant trouvé un emploi à Paris, ils ne reviendraient plus auprès de lui. Ce dernier courut à son portefeuille, et, ne trouvant que la copie de ses papiers, il fit mettre des chevaux à sa voiture et partit sur-le-champ pour la Hollande, ne voulant point risquer l'épreuve d'une longue captivité avant d'avoir pu prouver son innocence.

L'Assemblée, ne voulant plus être présidée par des membres du côté droit, et mécontente de voir succéder le comte de Virieu au marquis de Bounai, imagina, pour l'écarter, de proposer qu'il ajoutât au serment ordinaire celui de ne jamais protester contre aucun des décrets de l'Assemblée. Il y consentit, en ajoutant seulement: «lorsqu'ils auront été sanctionnés par le Roi.» Cette restriction occasionna un grand tumulte. Le côté gauche prétendait que les décrets rendus par l'Assemblée étaient obligatoires pour tous ses membres, même avant la sanction du Roi; le côté droit soutenait le contraire avec chaleur. M. de Virieu, ne pouvant se faire entendre, pria M. de Bounai de le remplacer jusqu'à ce que le calme fût rétabli. Il reprit alors la présidence pour faire reconnaître son droit; et élevant la voix, il déclara que pour le bien de la paix il se démettait de la présidence. L'Assemblée nomma l'abbé Goutte à sa place. Celui-ci, d'un ton hypocrite, proclama solennellement que le but de l'Assemblée dans un pareil choix était d'honorer la religion dans la personne d'un de ses ministres; et pour jouer son rôle jusqu'à la fin, il fit porter son compliment de remercîment, en quittant la présidence, sur l'incompatibilité des richesses avec la religion.

L'institution des juges occasionna de violents débats. On voulait qu'ils fussent nommés par le Roi, sur la présentation de trois sujets. Le côté gauche s'y opposa, ainsi qu'à leur inamovibilité. Craignant toujours de voir donner au Roi trop d'autorité, l'Assemblée décréta: que les juges seraient nommés par le peuple pendant six ans, avec la faculté d'être réélus au bout de ce terme; que le Roi serait tenu de les accepter, et qu'ils en recevraient seulement leur provision. La cour d'appel, qu'il avait été question de rendre ambulante, fut enfin déclarée sédentaire, et la nomination du ministère public fut seulement réservée au Roi.

Les troubles continuaient dans le royaume; les soldats se révoltaient contre leurs officiers, dont plusieurs perdirent la vie en voulant maintenir l'autorité du Roi. Le massacre de M. de Voisins, commandant à Valence, trouva des approbateurs dans l'Assemblée, sous le prétexte de l'inquiétude que causaient au peuple les sentiments de cet officier.

M. de Saint-Priest écrivit à l'Assemblée le récit des excès qui s'étaient commis à Marseille. Le peuple s'était rendu maître du fort de la Garde et de la citadelle de Saint-Nicolas par la faiblesse de M. Calvit, commandant. M. de Beausset, major du fort Saint-Jean, avait, au contraire, constamment refusé de le livrer, et s'était dévoué courageusement à la mort plutôt que de manquer à son devoir. Mandé à la municipalité pour y rendre compte de sa conduite, il vit clairement que le peuple n'attendait que sa sortie du fort pour attenter à sa vie; mais, ne voulant donner aucune prise sur lui, il consentit à s'y rendre, après avoir mis ordre à ses affaires et fait par écrit ses adieux à sa famille. A peine fut-il sorti du fort, que le peuple se jeta sur lui et le massacra, au milieu des municipaux chargés de le conduire à la municipalité. M. de Saint-Priest finit ce triste récit par demander que M. de Crillon fût nommé commandant à Marseille, à la place de M. le marquis de Miran, qui avait donné sa démission. L'Assemblée s'y opposa, à cause de sa qualité de député, quoique M. le duc de Biron l'eût été en Corse lors du meurtre du comte de Reuilly, sur la démission du vicomte de Barrin.

La partie saine de l'Assemblée demanda justice d'un si cruel attentat, qui blessait toutes les lois et portait une atteinte si visible à l'autorité du Roi. M. le duc de la Rochefoucauld, M. d'André et plusieurs autres, firent vivement sentir la nécessité de punir de pareils forfaits, et le danger de laisser les municipalités s'écarter de leurs devoirs, sous prétexte de conserver leur popularité; et ils opinèrent pour que la municipalité de Marseille fût mandée à la barre pour y rendre compte de sa conduite.

M. de Mirabeau se porta pour son défenseur. Il soutint qu'une illégalité n'était pas un crime, et que la mander à la barre était la préjuger coupable. Il assimila les deux journées de troubles à Marseille à celles des 5 et 6 octobre, et ajouta qu'il fallait faire tomber la hache sur la tête des Parisiens, si l'on voulait punir la ville de Marseille. M. le baron de Menou, confirmant les assertions de Mirabeau, ajouta qu'il était urgent de changer tous les commandants militaires, pour les remplacer par des officiers dévoués à la Révolution, et il dénonça M. de Saint-Priest comme un de ses ennemis.

Le vicomte de Mirabeau demanda sur-le-champ que les troubles de Marseille fussent jugés par les juges chargés de connaître les forfaits des 5 et 6 octobre. M. le comte de Mirabeau s'écria avec emportement qu'on voulait le représenter comme instigateur de ces troubles: «J'ai mis, dit-il, je mets et je mettrai la paix à Marseille; on veut m'illuminer de crimes; qu'ils viennent, ces accusateurs, les dénoncer au comité des recherches, et y dérouler mes crimes.» Il fallait que M. de Mirabeau fût bien assuré des dispositions de l'Assemblée pour oser tenir un pareil langage; mais il connaissait trop bien son indulgence envers le crime, pour en avoir rien à redouter. Elle se borna à témoigner au Roi sa profonde douleur des troubles de Marseille, à le remercier des mesures qu'il avait prises pour remédier à ces excès, et à renvoyer cette affaire au comité des rapports.

Il y eut également une émeute à Toulon, pour faire délivrer des armes au peuple et faire mettre en liberté les matelots qui étaient en prison. Ces demandes d'armes s'étendaient dans tous les ports du royaume, ainsi que les soulèvements du peuple pour les obtenir. M. de Glandevès, obligé de quitter l'Hôtel de la marine, fut d'abord détenu à la municipalité, et l'arsenal courait le plus grand risque d'être spolié. Le Roi, en faisant part à l'Assemblée de la révolte de Toulon, demanda la punition des coupables, et que l'on prît des mesures efficaces pour prévenir les demandes d'armes qui, existant dans tous les ports, pouvaient avoir les suites les plus funestes pour la conservation de la marine française. Mais l'Assemblée, ayant reçu en même temps une lettre de la municipalité de Toulon qui annonçait que le calme y était rétabli et M. de Glandevès remis en liberté, se borna à renvoyer l'affaire au comité des rapports.

M. de Montmorin écrivit, au nom du Roi, au président de l'Assemblée pour lui annoncer que les différends qui existaient entre l'Espagne et l'Angleterre obligeaient Sa Majesté, qui veillait à la sûreté de l'État, d'armer quatorze vaisseaux de ligne dans les ports de l'Océan et de la Méditerranée, et de se préparer même à augmenter les armements militaires, si les circonstances l'exigeaient; que malgré l'espoir qu'avait Sa Majesté de voir terminer à l'amiable les différends de ces deux puissances, la France ne pouvait rester désarmée tant que l'Angleterre serait armée; que les secours que nous avions reçus de l'Espagne dans toutes les occasions, et nommément dans la dernière guerre, ne permettaient pas au Roi de mettre en doute l'empressement de l'Assemblée à soutenir l'honneur de la nation et à décréter les secours nécessaires, lorsque le tableau lui en aurait été mis sous les yeux.

«Vous ne pouvez, dirent les membres du côté gauche, accorder de secours qu'après avoir décidé à qui appartiendra le droit de faire la paix ou la guerre, et surtout lorsque les négociations sont entre les mains d'un homme aussi suspect à la nation que l'est M. le duc de Vauguyon.» On décréta que le Roi serait remercié des mesures qu'il avait prises pour le maintien de la paix, et que, dès le lendemain, on délibérerait si c'était au Roi ou à la nation de faire la paix ou la guerre.

Plusieurs membres du côté droit, entre autres l'abbé Maury, MM. de Cazalès, de Montlosier, Malouet, l'abbé de Montesquiou et plusieurs autres, soutinrent avec force la nécessité d'en laisser le pouvoir au Roi, et l'utilité qu'en retirerait la nation. M. de Mirabeau même se joignit à eux dans cette occasion; mais MM. de Lameth, Barnave, Rewbell, Dupont de Nemours, Bionzac, Chapellier, de Custine, d'Aiguillon et de Crillon, soutinrent avec chaleur l'opinion contraire. Après sept jours de discussions très-animées, l'Assemblée décréta que la paix ou la guerre ne pourrait être décidée que par un décret de l'Assemblée sur la proposition du Roi, et sanctionné par lui; qu'au Roi seul appartiendrait le soin de veiller sur la sûreté du royaume; de maintenir ses droits et ses possessions; d'entretenir les relations politiques et de nommer les agents; de faire les préparatifs de guerre de terre et de mer, et d'en régler la destination; que s'il s'agissait d'hostilités imminentes ou de conserver un allié, le Roi en donnerait connaissance au Corps législatif, qui se rassemblerait le plus promptement possible, s'il était en vacances; que s'il était prouvé que la guerre fût occasionnée par quelque agent du pouvoir exécutif, il serait regardé comme criminel de lèse-nation, la France renonçant solennellement à entreprendre aucune conquête et à employer ses forces contre la liberté d'aucun peuple; que toute déclaration de guerre se ferait au nom du Roi et de la nation, et que, en cas de refus du pouvoir législatif, il serait tenu, à l'instant où la guerre se terminerait, de congédier les troupes au-dessus du pied de paix, à l'époque fixée par le Corps législatif, et que si elles restaient rassemblées, le ministre en serait responsable et poursuivi comme criminel de lèse-nation; qu'il appartiendrait au Roi de signer avec les puissances étrangères tous les traités de paix, d'alliance et de commerce, mais qu'ils n'auraient d'exécution qu'après la ratification du Corps législatif.

Le Roi éprouva une vive douleur de ce décret. Il regardait comme essentiel au bien de l'État que le droit de paix et de guerre lui fût réservé. Mais ceux des membres de l'Assemblée qui n'aspiraient qu'à la destruction de l'autorité royale ne se contentèrent pas de s'opposer à laisser au Roi cette prérogative attachée à la souveraineté; ils firent établir, avant le prononcé du décret, des groupes de leurs affidés autour de l'Assemblée et dans les Tuileries, pour intimider les faibles et les ranger à leur parti. M. de la Fayette avait promis de voter pour le Roi dans cette circonstance; mais, craignant de perdre sa popularité, il se joignit avec ses partisans au parti contraire, et sortit ensuite de l'Assemblée avec cette populace, à la tête de laquelle il traversa la terrasse des Tuileries aux cris répétés de: «Vive la nation!» La Reine, pour éviter ce bruit continuel au-dessous de ses fenêtres, se réfugia dans les petits entre-sol qu'occupait Madame, et y passa l'après-midi. Elle avait besoin de tout son courage pour supporter des insultes qui se renouvelaient si souvent.

M. Bailly, qui, comme je l'ai déjà dit, n'avait aucune idée des convenances, crut donner au Roi une marque de respect en lui présentant une des médailles que la ville avait fait frapper à l'occasion du séjour du Roi dans la capitale. Elle représentait l'entrée du Roi aux Tuileries et avait pour légende les mots suivants: «J'y ferai désormais ma demeure habituelle. 6 octobre 1789.»—«Sire, dit-il au Roi, ces paroles de Votre Majesté, gravées sur le bronze, sont dans le cœur de nos concitoyens.»

La médaille qu'il remit au Roi était d'or. Celle qu'il présenta à la Reine était d'argent, et il ajouta «que la promesse du Roi renfermant celle du séjour de la Reine et de M. le Dauphin, elle allait embellir par sa présence une capitale dont le vœu du peuple était d'y conserver ses souverains».—«Et vous, Monseigneur, dit-il à M. le Dauphin en lui présentant une médaille de cuivre, aimez toujours le Roi comme nous l'aimons; marchez sur ses traces et remplissez ses promesses.» La Reine reçut en rougissant une médaille qui retraçait le souvenir d'une journée que la ville aurait dû s'attacher à faire oublier, plutôt que d'en perpétuer le souvenir, et elle ne put s'empêcher de me dire, quand M. Bailly fut sorti de chez elle, que le Roi serait à plaindre si les sentiments de son fils étaient ceux du modèle qu'on lui proposait.

CHAPITRE IV

ANNÉE 1790

Continuation des troubles dans le royaume et décret rendu à ce sujet.—Liste civile décrétée par l'Assemblée.—Voyage de Saint-Cloud.—Suppression de la noblesse.—Désorganisation de l'armée.—Troubles excités à Avignon pour opérer la réunion du Comtat à la France.—Pétitions incendiaires accueillies à l'Assemblée.—Protection accordée aux factieux dans les diverses provinces du royaume.

M. de Saint-Priest écrivit de nouveau à l'Assemblée pour se plaindre de la municipalité de Marseille, qui laissait démolir la citadelle, laquelle coûterait des millions à rétablir; il montrait aussi l'importance de s'opposer à un pareil désordre. L'Assemblée décréta que la démolition serait arrêtée, et que le Roi serait supplié de donner des ordres pour l'exécution de ce décret. La municipalité envoya sur-le-champ des députés pour demander seulement la démolition des batteries qui dominaient la ville et inquiétaient le peuple, et elle dénonça M. de Saint-Priest comme l'ennemi déclaré de la ville de Marseille. L'affaire fut renvoyée au comité des rapports.

L'Assemblée n'avait pas été aussi indulgente pour quelques troubles qu'il y eut à Nîmes au sujet des cocardes blanches portées par des citoyens de la garde nationale, et arrachées par des soldats du régiment de Guyenne. Les sabres se tiraient de part et d'autre, lorsque M. de Marguerite, maire de Nîmes, qui signait à ce moment un arrêté pour défendre de porter la cocarde blanche, en ayant été averti, se rendit sur-le-champ au lieu du combat et le fit cesser par sa présence. Des hommes armés de piques et éclairés par des torches parcoururent la nuit toute la ville; le régiment de Guyenne demanda et obtint que la loi martiale fût proclamée, et le tumulte cessa. L'Assemblée décréta que M. de Marguerite, quoique député, serait mandé à la barre pour rendre compte de la conduite de la municipalité, et que le Roi serait supplié de ne pas éloigner de Nîmes le régiment de Guyenne. On était toujours assuré de voir accuser les fidèles serviteurs du Roi et de trouver, au contraire, des motifs d'excuse dans les actions les plus blâmables et les plus contraires à son autorité.

Sa Majesté, pour éviter les troubles qui pouvaient résulter des différentes cocardes qui se portaient dans le royaume, fit une proclamation pour défendre d'en porter d'autre que la cocarde nationale, qu'il portait lui-même. Il saisit cette occasion pour exhorter de nouveau les Français à la paix, à l'union, et à mettre fin aux violences qui affectaient si vivement son cœur paternel. Jamais prince n'aima plus sincèrement son peuple et ne désira plus ardemment de remédier aux calamités auxquelles la France était en proie. Mais une partie de ses ministres, plus occupés de leur sûreté et de leur intérêt personnel que de ceux de ce prince, et de la nation qu'ils mettaient toujours en avant, lui inspirèrent une telle crainte des moyens qu'il pouvait employer pour conserver son autorité, qu'il crut que le bien public exigeait qu'il restât dans une inertie complète. Il refusa, en conséquence, d'écouter les conseils de ceux qui lui représentaient le danger d'adopter un pareil système.

Les membres de l'Assemblée ennemis de la monarchie, voyant M. de Saint-Priest sincèrement attaché au Roi et le soupçonnant de lui donner des conseils qui pouvaient nuire à leurs projets, travaillèrent sourdement à l'éloigner, ainsi que ceux des ministres qu'ils croyaient pouvoir mettre obstacle à leur dessein.

Paris était inondé de mendiants étrangers qui y accouraient de toutes parts. L'Assemblée décréta qu'ils sortiraient du royaume, et que ceux des provinces seraient renvoyés dans leurs communes, que les mendiants valides qui seraient trouvés à Paris huit jours après la publication du décret seraient renfermés dans des maisons de travail; que l'on conduirait les infirmes, hors d'état de travailler, dans des hôpitaux et autres maisons de secours, et qu'il serait fourni, par le trésor public de quoi subvenir aux dépenses extraordinaires occasionnées par le présent décret. Il était bien nécessaire, car il y avait tout à craindre de pareilles gens pour la sûreté de la ville et de ses habitants.

L'Assemblée rendit encore un décret non moins utile que le précédent, pour mettre un terme aux désordres qui se multipliaient dans le royaume. Il enjoignait aux honnêtes gens de dénoncer aux municipalités et aux autres administrations ceux qui porteraient le peuple à exercer des violences contre les personnes et les propriétés, et se prévaudraient de prétendus décrets de l'Assemblée non revêtus des formes prescrites par la loi, et nommément ceux qui n'auraient pas été publiés par les autorités compétentes. On devait également dénoncer les curés qui se refuseraient à publier au prône les décrets de l'Assemblée sanctionnés par le Roi. On interdisait les ports d'armes dans les assemblées primaires, dans les églises, dans les marchés et dans les réunions publiques.

Ce même décret mettait toutes les propriétés quelconques, les artisans et les cultivateurs sous la protection de la loi; ordonnait que tous les chefs d'émeute, instigateurs de troubles, et généralement tous ceux qui se porteraient à des violences contre les personnes et les propriétés, fussent constitués prisonniers et punis suivant la rigueur des lois, sans préjudice de la loi martiale, et l'on rendait les citoyens de chaque commune responsables des désordres qu'ils auraient pu empêcher.

La connaissance et le jugement des attentats commis dans les départements du Cher, de l'Allier, de la Nièvre et de la Corrèze, furent attribués, à compter du 1er mai, aux bailliages de Bourges, de Moulins, de Saint-Pierre-le-Moustier et de Limoges.

Le Roi, ayant le désir de passer l'été à Saint-Cloud, fut conseillé de faire auparavant quelques promenades dans les environs de Paris. Il consentit en conséquence à monter à cheval et à se promener au bois de Boulogne. Il y allait accompagné de quelques officiers de la garde nationale et de ceux de sa maison. Les Parisiens en éprouvèrent une joie très-grande, espérant que la sortie du Roi détruirait les bruits de sa captivité. Dans la capitale, la famille royale commença aussi de son côté à faire quelques promenades, qui lui procurèrent quelques moments de distraction, qui lui étaient bien nécessaires pour pouvoir soutenir l'amertume de sa position.

Dans une des séances consacrées à la question des finances, l'Assemblée fixa le traitement des ministres et les dépenses de leur département; celles du département des affaires étrangères le fut à six millions trois cent mille livres, non compris cent quatre-vingt mille francs de traitement pour son ministre. Celui des autres ministres fut de cent mille francs; le traitement de ceux qui n'avaient point de département et qui n'étaient que ministres d'État fut de quatre-vingt mille francs, et l'on accorda, de plus, cent quarante mille francs pour la personne qu'il plairait au Roi d'admettre dans son conseil. Barnave demanda que ce traitement ne fût que provisoire, et Goupil de Préfeln obtint que ce dernier article fût réduit à quatre-vingt mille francs. On attendit, pour déterminer les dépenses des départements de la guerre et de la marine, les différents rapports des comités chargés de ces deux objets.

On supprima les haras comme dépense inutile, et l'on proposa de réduire la dépense de la maison des princes, qui montait à huit millions deux cent quarante mille francs, à quatre millions sept cent mille francs, dont deux millions pour Monsieur, autant pour M. le comte d'Artois, et sept cent mille francs pour les deux princes ses enfants; mais cette dernière proposition fut ajournée pour être examinée de nouveau, et l'Assemblée finit par décréter que le Roi serait supplié de fixer lui-même sa liste civile.

Le Roi se détermina enfin à la fixer à vingt-cinq millions, en y ajoutant le revenu des parcs, domaines et forêts des maisons de plaisance qu'il conserverait. Il se chargeait, sur cette somme, de sa maison militaire, de celle des princesses ses tantes, et de Madame Élisabeth. Il pria l'Assemblée d'assurer à la Reine un sort convenable à son état, et tel que l'Impératrice avait eu droit de l'attendre en lui donnant sa fille en mariage. Il représenta qu'elle venait de faire le sacrifice de sa maison particulière, qu'avaient eue de tout temps les reines de France, montant à quatre millions, et qu'il attachait un grand prix à remplir les engagements qu'il avait contractés avec la famille de la Reine. L'Assemblée décréta que la lettre du Roi serait elle-même le décret; qu'il y serait ajouté qu'il avait été rendu par acclamation; que le douaire de la Reine serait fixé à quatre millions, et que l'Assemblée porterait au Roi, avec cette résolution, les témoignages de son amour et de son respect.

L'évêque d'Autun fit un rapport sur l'utilité d'une fédération générale de tout le royaume, pour prêter un serment de fidélité solennelle à la nation, à la loi, au Roi et à la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et sanctionnée par le Roi; et il proposa d'en fixer l'époque au 14 juillet; ce qui fut décrété sur-le-champ.

Le 23 mai, jour de la Fête-Dieu, le Roi et la Reine suivirent à pied, suivant la coutume, la procession du Saint-Sacrement de Saint-Germain l'Auxerrois, paroisse des Tuileries; l'Assemblée, qui y avait été invitée, la suivit aussi, le président à la droite du Roi. Madame, trop jeune et trop délicate pour en supporter la fatigue, resta aux Tuileries, et elle alla, avec Mgr le Dauphin, la voir passer dans la galerie du Louvre.

Le lendemain, le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin, Madame et Madame Élisabeth allèrent s'établir à Saint-Cloud pour y passer la belle saison. M. de la Fayette et même l'Assemblée furent bien aises de voir le Roi quitter Paris, pour ôter aux provinces l'idée de sa captivité à l'époque de la Fédération. Ils en sentaient tellement la nécessité, que ce furent eux-mêmes qui persuadèrent le peuple de l'utilité de cet établissement; de manière que ce voyage se passa très-tranquillement. La garde du Roi y fut composée des volontaires de Saint-Cloud et de Sèvres, de quatre cents hommes de la garde nationale de Paris, et, des compagnies ordinaires des gardes-suisses.

Le Roi et la Reine venaient tous les quinze jours à Paris, et même plus souvent, si les circonstances l'exigeaient. Il n'y eut à demeurer à Saint-Cloud que les personnes du service du Roi et de la Reine, et les grandes charges dont le service était habituel. Les dames du palais même n'y étaient que pour le temps de leur semaine. Monsieur et Madame y venaient souper tous les soirs et s'en retournaient ensuite à Paris. Le Roi ne voulut recevoir à ce voyage aucune dame étrangère au service, pour éviter les demandes qui lui eussent été faites et qui eussent été désagréables; les dames de Madame et les officiers de la maison de Monsieur, qui les accompagnaient, soupaient alors avec le Roi.

Ce prince dînait et soupait tous les jours avec les personnes qui étaient du voyage. Il faisait une partie de billard après dîner et après souper. Il se plaisait plus à Saint-Cloud qu'à Paris, ainsi que la Reine, qui y avait plus de liberté et pouvait y avoir plus facilement les personnes qui lui étaient agréables. Madame la duchesse de Fitz-James et la princesse de Tarente, qu'elle aimait beaucoup, y venaient fréquemment, ainsi que plusieurs autres personnes.

Mgr le Dauphin, qui n'était pas d'âge à sentir ses malheurs, s'y amusait infiniment. Il était continuellement dans le jardin, et allait tous les soirs se promener dans le parc de Meudon. La Reine le menait quelquefois elle-même à la promenade, surtout quand madame de Tarente était de service. Elle connaissait sa discrétion, la noblesse de ses sentiments, et son extrême attachement pour elle. Il était tel, qu'elle eût fait le sacrifice de sa vie, si elle eût pu, à ce prix, tirer la Reine de la cruelle situation où elle se trouvait. Cette princesse épanchait souvent son cœur dans celui d'une personne si sûre. Étant un jour avec nous à la promenade, et se voyant entourée de gardes nationaux, dont une partie était composée de gardes-françaises qui avaient déserté leurs drapeaux, elle nous dit, les larmes aux yeux: «Que ma mère serait étonnée, si elle voyait sa fille, fille, femme et mère de rois, ou du moins d'un enfant destiné à le devenir, entourée d'une pareille garde! Il semblait que mon père eût un esprit prophétique le jour où je le vis pour la dernière fois.» Et elle nous raconta que l'empereur François 1er, partant pour l'Italie, d'où il ne devait jamais revenir, rassembla ses enfants pour leur dire adieu. «J'étais la plus jeune de mes sœurs, ajouta-t-elle. Mon père me prit sur ses genoux, m'embrassa à plusieurs reprises et toujours les larmes aux yeux, paraissant avoir une peine extrême à me quitter. Cela parut singulier à tous ceux qui étaient présents, et moi-même ne m'en serais peut-être plus souvenue, si ma position actuelle, en me rappelant cette circonstance, ne me faisait voir, pour le reste de ma vie, une suite de malheurs qui n'est que trop facile à prévoir.»

L'impression que nous firent éprouver ces dernières paroles fut si vive, que nous fondîmes en larmes. Alors la Reine nous dit avec sa grâce et sa bonté ordinaires: «Je me reproche de vous avoir attristées; remettez-vous avant d'arriver au château; unissons nos courages, la Providence nous rendra peut-être moins malheureux que nous ne le croyons.»

Il était impossible à cette princesse de ne pas comparer les jours heureux qu'elle avait passés à Saint-Cloud avec ceux du séjour actuel. Elle en faisait souvent la réflexion; et, un jour que nous étions ensemble au bout de la galerie, dont Paris fait un des principaux points de vue, elle me dit en soupirant: «Cette vie de Paris faisait jadis mon bonheur, j'aspirais à l'habiter souvent. Qui m'aurait dit alors que ce désir ne serait accompli que pour y être abreuvée d'amertume, et voir le Roi et sa famille captifs d'un peuple révolté!»

DESTRUCTION DE LA NOBLESSE.

Le Roi, informé du projet qu'avait l'Assemblée de détruire la noblesse, imagina qu'il pourrait prévenir cette mesure, sans blesser les susceptibilités du Corps législatif, en faisant écrire de sa part à Chérin de ne plus recevoir à l'avenir des titres généalogiques, qu'on était dans l'usage de lui remettre pour les présentations à la Cour. On lui en avait donné le conseil; mais cet expédient n'eut pas le succès qu'on en attendait.

Le 23 juin, l'Assemblée, profitant d'une séance du soir peu nombreuse, décréta la suppression de la noblesse, sans permettre aucune discussion sur un sujet si important. M. de Lameth débuta par demander qu'on ôtât, avant le 14 juillet, les statues enchaînées autour de la statue de Louis XIV, monument de servitude qui flétrissait la place des Victoires. La famille d'Aubusson les réclama inutilement comme propriété de famille, et les artistes, comme des chefs-d'œuvre de l'art. Ces derniers, désolés d'une pareille destruction, offrirent d'ôter les chaînes de ces statues: «Vous n'en ôterez pas l'attitude humiliée», dit M. Bouche. Et M. de Saint-Fargeau ajouta: «Nous égalerons les monuments du siècle de Louis XIV, et ce grand siècle sera effacé par celui d'une grande nation.»

M. Lambel, avocat, M. le vicomte de Noailles et Mathieu de Montmorency, demandèrent la suppression de la noblesse, de tout titre héréditaire, des livrées, des amoiries; et Charles de Lameth ajouta que l'on regarderait comme ennemis de la Constitution ceux qui continueraient à les porter: «Plus d'Altesse, d'Excellence et d'Éminence!» s'écria Lanjuinais.—«Qu'on supprime les noms de terre, dit M. de Saint-Fargeau, et qu'on oblige chacun à reprendre celui de sa famille.»

M. de la Fayette s'opposa à toute espèce d'exception, même en faveur des Princes du sang. Selon lui, dans le système d'égalité qui allait régir la France, il ne devait plus y avoir que des citoyens actifs. Son esprit révolutionnaire l'aveuglait au point de ne pas voir que dans une monarchie héréditaire, dont les femmes étaient exclues, la dignité de la couronne exigeait que ceux qui étaient appelés à la porter jouissent d'un rang qui les fît respecter. On demanda l'ajournement, vu la gravité de la matière, et il fut opiniâtrement refusé.

M. Landsberg, député d'Alsace, parla avec sagesse et modération, et déclara qu'assuré d'être désavoué par ses commettants, il se retirait la tristesse dans l'âme. «Soumis, dit-il, aux décrets de l'Assemblée, ils sauront qu'ils vivent avec le sang dans lequel ils sont nés, et que rien ne peut les empêcher de vivre et mourir gentilshommes.»—«Si vous détruisez la noblesse, dit M. de Faucigny, vous aurez à la place la distinction de banquiers, usuriers, agioteurs et propriétaires de trois cent mille francs de rente, et l'amour des richesses remplacera l'honneur français, âme de la noblesse.»

Malgré l'opposition de MM. d'Egmont, d'Ambli, de Grosbois, de Digoine et de beaucoup d'autres, toutes ces motions furent décrétées sans discussion. On se borna seulement à défendre d'attenter aux monuments placés dans les temples, aux chartes, titres et renseignements concernant les familles et les propriétés, et aux décorations d'aucun lieu public ou particulier; et l'on ajouta que les dispositions relatives aux livrées et aux voitures ne pourraient être exigées pour Paris avant le 14 juillet, et avant trois mois pour les provinces.

L'armée se désorganisait de jour en jour. Le régiment de Royal-marine, en quittant Marseille pour arriver à Lambesc, cassa tous ses officiers, les recommandant à l'intérêt de la nation. La municipalité tenta inutilement de rappeler les mutins à leur devoir. L'Assemblée se contenta de témoigner sa satisfaction à la municipalité de Lambesc, et de menacer le régiment, s'il ne rentrait pas dans le devoir, d'être exclu de la fédération.

Le ministre de la guerre se plaignait en vain des inconvénients que pouvaient entraîner des fautes d'un genre aussi grave. Profondément affligé de l'insouciance de l'Assemblée, il lui remit un mémoire qui représentait avec force que le corps militaire menaçait de tomber dans la plus violente anarchie. Des régiments entiers étaient en insurrection et violaient les serments les plus solennels. «Les ordonnances, disait-il, étaient sans force, les chefs sans autorité; la caisse militaire et les drapeaux enlevés; les officiers avilis, méprisés, et souvent captifs; les commandants égorgés sous les yeux de leurs propres soldats, et les ordres du Roi bravés hautement. De pareils excès, ajoutait-il, peuvent tôt ou tard menacer la nation elle-même. La force armée doit être nécessairement obéissante et mue par un seul; du moment où elle se fera corps délibératif, elle agira suivant ses propres résolutions, et le gouvernement deviendra une démocratie militaire, espèce de monstre politique qui finit toujours par dévorer ceux qui l'ont produit.»

L'Assemblée se souciait peu de remédier à ces désordres; elle craignait de voir dans les mains du Roi une armée fidèle et obéissante qui pût mettre obstacle à ses projets, et elle préférait voir tomber sur sa patrie les maux dont on la menaçait, plutôt que de voir restreindre une autorité dont elle abusait si cruellement.

On n'écoutait que les récits des fauteurs de désordres, fussent-ils même anonymes; et avant d'avoir entendu la défense des accusés, on se hâtait de prononcer des décrets en faveur des premiers. M. Macage, chargé du rapport relatif aux troubles de la ville de Nîmes, chercha à confondre lesdits troubles avec deux pétitions présentées antérieurement par la ville d'Uzès pour demander la conservation de la religion catholique, la répression des troubles, et que l'on rendit au Roi l'autorité nécessaire pour y parvenir.

Cette dernière demande avait irrité l'Assemblée, et avait été représentée par MM. de Lameth et de Mirabeau comme tendant à amener une contre-révolution. Ils crurent utile de lier cette démarche aux troubles de Nîmes, et produisirent en conséquence des lettres anonymes adressées au comité des recherches, et qui, selon eux, devaient être admises comme pouvant servir à donner des lumières et mettre sur la voie des projets des soi-disant catholiques de Nîmes.

MM. Malouet, d'Épréménil et autres relevèrent le mot de soi-disant catholiques et représentèrent, mais inutilement, que la liberté serait nulle si l'on ne pouvait adresser à l'Assemblée aucune représentation; que les troubles étaient apaisés à Nîmes; que les élections s'y faisaient paisiblement, et qu'il y aurait du danger à altérer, par des suppositions, la tranquillité rétablie dans cette ville. Des réflexions aussi sages ne firent aucune impression sur l'Assemblée, et elle décréta que les signataires des pétitions seraient mandés à la barre pour rendre compte de leur conduite, et privés jusque-là du droit de citoyens actifs. Elle suspendit la municipalité, et supplia le Roi d'ordonner l'information des faits par-devant le présidial de Nîmes.

Il n'y avait pas de moyens que les révolutionnaires n'employassent pour opérer la réunion du comtat d'Avignon à la France. Mais l'assemblée générale des États d'Avignon, organe du vœu unanime des habitants du Comtat, persista dans la résolution de rester sous la domination du Saint-Siége, protesta contre toute démarche tendant à l'en soustraire, et déclara que leurs concitoyens voulaient vivre et mourir sous une domination qui les rendait tranquilles et heureux, invoquant le droit éternel des nations pour n'être pas forcés à en changer.

Cependant, les esprits ardents et turbulents, qui ne désiraient cette réunion que pour s'emparer du pouvoir, ne cessaient d'exciter des troubles dans Avignon. Depuis quatre mois, cette malheureuse ville était livrée aux horreurs de l'anarchie.

Un nommé Tournal, originairement maître d'école, homme sans mœurs et sans fortune, s'était mis à la tête de ceux qui cherchaient à soulever la populace, et était parvenu, par son secours, à se faire nommer lieutenant-colonel de la garde nationale et membre de la nouvelle municipalité, composée en grande partie de ses créatures. Cette dernière persécutait tout ce qu'il y avait de gens honnêtes et vertueux, et les rendait responsables des excès dont ceux de son parti étaient eux-mêmes les auteurs. Pour s'assurer une protection dans l'Assemblée, ils correspondaient avec MM. Bouche et Camus, et combinaient avec eux la demande qu'ils devaient faire de la réunion du Comtat à la France.

Après avoir provoqué ceux de la ville qu'ils savaient être contraires à leurs projets et les avoir forcés à se défendre, ils les accusèrent d'être les auteurs des désordres commis dans les journées des 9 et 10.....; et la municipalité écrivit à M. Bouche en ces termes: «Les aristocrates s'étaient emparés des canons, avaient fait feu sur le peuple et tué trente citoyens. Les communes d'Orange et des environs sont heureusement venues à notre secours. Nous avons tué quatre scélérats et emmené vingt-deux prisonniers d'Orange. Nous n'avons de sûreté à espérer que dans notre réunion à la France. La déclaration des districts est unanime pour la demander, et nous supplions l'Assemblée d'avoir égard à un vœu aussi prononcé.»

L'Assemblée, sans aucune autre information, décréta qu'elle instruirait le Roi de la déclaration des districts avignonnais.

On n'avait entendu que le vœu de la municipalité, et l'on se souciait peu d'approfondir la vérité. Le marquis de Rochegude, un des soi-disant scélérats victimes de la fureur populaire, était malade depuis huit jours, et n'avait pu paraître à la journée du 10. Les patriotes vinrent le prendre chez lui, le conduisirent à la potence à coups de baïonnette, et prolongèrent son supplice l'espace d'une heure, pour jouir plus longtemps du spectacle de ses souffrances. Lui, l'abbé d'Auffroi, un ouvrier en soie et le marquis d'Aulan, qui subirent le même sort, étaient tous quatre vertueux et généralement estimés dans la ville; ce dernier nommément employait sa fortune à secourir les malheureux, et en ouvrant son testament, on y trouva un legs de vingt mille francs pour les pauvres de la ville et de sept louis pour chacune de ses paroisses. Sans la généreuse assistance du maire d'Orange, de ses gardes nationales, de celles de Bagnols et des villes voisines, plus de trois cents citoyens recommandables eussent subi le même sort. Pour mettre fin à ces horreurs, ils furent obligés de capituler avec ces scélérats et de leur rendre leurs armes. Avignon était plongée dans la consternation; quatre cents familles des plus considérables de la ville s'expatrièrent, pour ne pas être exposées aux suites des calomnies que le sieur Tournal ne cessait de répandre sur leur compte.

S'il avait été possible de s'égayer au milieu de tant d'horreurs, la scène que donna l'Assemblée dans une de ses séances du soir en eût été bien capable. Anacharsis Clootz, se disant orateur du genre humain, arriva à l'Assemblée, à la tête d'une troupe de soi-disant représentants de toutes les nations du monde connu: Européens, Asiatiques, Africains et Américains. C'était, en un mot, un petit extrait de tous les peuples de ces diverses contrées, qui venaient s'unir à la nation française, dont les immortels travaux retentissaient au bout du monde. «Nous demandons, disaient-ils, à être placés au Champ de Mars, le jour de la Fédération générale, pour y planter le bonnet de la liberté, comme le gage de la délivrance prochaine de nos concitoyens. Nos lettres de créance ne sont pas sur nos parchemins; elles sont gravées dans le cœur de tous les hommes; et, grâce aux auteurs de la déclaration des droits de l'homme, nos chiffres ne sont pas accessibles aux tyrans.»

M. de Menou, qui occupait alors le fauteuil, leur fit un discours analogue à la circonstance, et les congédia en leur disant: «Allez, Messieurs; et, après cette fête auguste, retournez dans vos pays, et dites à vos chefs que si leurs cœurs sont jaloux de suivre un grand exemple, ils imitent Louis XVI, restaurateur de la liberté française.»

Mais ce qu'il y eut de plaisant, ce fut de voir un des auteurs de cette scène venir réclamer le lendemain à M. de Biancourt la somme de douze francs pour le rôle d'Africain qu'il avait joué dans la séance de la veille. Ce pauvre homme s'était trompé de nom, et sa méprise, en mécontentant le parti qui l'avait employé, lui fit perdre probablement la petite somme qu'il réclamait.

Les fidèles serviteurs du Roi ne cessaient d'être en butte aux persécutions des malveillants, qui, étant assurés de trouver une indulgence paternelle dans le sein de l'Assemblée, se permettaient des arrestations continuelles sur les dénonciations les plus invraisemblables.

Le comte de Lautrec, député, allant aux eaux de Baréges, s'arrêta au château de Blegnac, et fut bien étonné de se voir arrêté par un décret de prise de corps de la municipalité de Toulouse, sous le prétexte d'une dénonciation de leurs soldats, qui prétendaient que M. de Lautrec, après leur avoir fait part de ses projets de contre-révolution, leur avait proposé de s'engager dans un corps de huit cents hommes, qu'il levait secrètement pour dissoudre la fédération générale et rendre au Roi son autorité. M. d'Amblé démontra en vain l'absurdité d'une pareille dénonciation, et que les infirmités de M. de Lautrec, occasionnées par quinze blessures honorables, lui rendaient les eaux nécessaires. L'Assemblée n'en ordonna pas moins son retour pour rendre compte de sa conduite, sauf à elle de décider s'il y avait matière à accusation, et elle décréta des remercîments à la municipalité de Toulouse pour sa vigilance patriotique.

Robespierre, appuyé de Péthion, crut la circonstance favorable pour faire décider que les députés ne pourraient être soumis à la justice d'aucun tribunal avant que l'Assemblée eût décrété qu'ils devaient être poursuivis. Garac, l'aîné, observa que leur inviolabilité ne pouvait s'étendre hors de l'Assemblée, et que partout ailleurs leurs actions devaient être soumises à la loi. On décréta que, jusqu'à l'établissement des jurés en matière criminelle, les députés pris en flagrant délit pourraient être arrêtés, qu'on pourrait recevoir des plaintes et prendre des informations contre eux; mais qu'ils ne pourraient être condamnés par aucun juge avant que l'Assemblée eût décidé s'il y avait lieu à accusation.

Le vicomte de Mirabeau avait obtenu un congé pour aller arrêter à Perpignan l'insubordination qui se manifestait dans son régiment. N'ayant pu y réussir, il revint à Paris, emportant avec lui les cravates de ses drapeaux pour les remettre entre les mains du Roi, le priant de les rendre aux soldats restés fidèles, en les réunissant dans une ville éloignée où ils pussent former le noyau d'un régiment fidèle. Les soldats, furieux, de cet enlèvement, en rendirent responsable le maire de Perpignan, et donnèrent avis aux municipalités des environs d'arrêter le vicomte de Mirabeau comme coupable du crime de lèse-nation. Il fut effectivement arrêté comme tel à Castelnaudary, et plusieurs membres de la municipalité de Perpignan firent un rapport à l'Assemblée des torts qui lui étaient imputés. Mais l'Assemblée, ayant reçu le lendemain une lettre de M. de Mirabeau, ordonna qu'il serait remis en liberté, malgré les efforts de ses ennemis pour le faire déclarer coupable. Elle lui enjoignit cependant de venir sur-le-champ rendre compte de sa conduite, et elle ajouta que le Roi serait prié de faire élargir le maire de Perpignan, qui avait été mis en prison.

Les libellistes débitèrent à cette occasion leurs mensonges ordinaires, et firent distribuer un écrit portant en titre: Grande Conspiration du vicomte de Mirabeau. MM. Malouet et de Cazalès profitèrent de cette circonstance pour demander d'arrêter le cours des libelles incendiaires, qui ne tendaient à rien moins qu'à faire assassiner le vicomte de Mirabeau. L'Assemblée décréta que le Roi serait prié de prendre des mesures pour sa sûreté, et que sa personne serait mise sous la sauvegarde de la loi, et le surplus renvoyé au comité des rapports.

Le vicomte de Mirabeau se présenta à l'Assemblée à l'instant de son arrivée, et y fit le récit écrit de l'affreuse insubordination de son régiment, des voies de fait qu'il s'était permises contre sa personne, en enlevant de chez lui les drapeaux et la caisse; qu'il avait cru devoir alors cacher les cravates pour les remettre au Roi, et qu'il ne les aurait jamais rendues, s'il n'avait craint que sa résistance ne coûtât la vie à un homme aussi respectable que le maire de Perpignan. Il demanda d'être jugé par un conseil de guerre, s'engageant à y donner les preuves de la manière dont le régiment avait été travaillé et payé. «Je donnerai, ajouta-t-il, le fil des troubles qui se sont propagés d'Antibes à Dunkerque et de Perpignan à Strasbourg.» L'Assemblée, au lieu de faire droit à sa demande, la renvoya aux comités des rapports réunis au comité militaire.

Une députation de Seine-et-Oise, qui était venue complimenter l'Assemblée sur ses heureux travaux, osa vouer à l'exécration et à l'infamie ceux qui osaient faire des représentations sur ses décrets. Tous les membres du côté droit se levèrent pour demander justice de cet attentat, qui révolta également plusieurs membres du côté gauche. «Où en serions-nous, dit M. Malouet, si des insultes aussi graves déterminaient le côté droit à quitter l'Assemblée, et que de malheurs n'en pourrait-il pas résulter!» L'Assemblée n'osa pas accueillir par les honneurs de la séance une pareille audace; elle se borna à remercier la députation de son zèle et de son patriotisme.

Mgr l'évêque de Nancy et le marquis de Saint-Simon ayant demandé des congés, M. Lucas proposa de faire désormais un appel nominal pour voir ceux qui manqueraient, et d'en envoyer la liste aux provinces. M. Rewbell se permit même d'ajouter que cette mesure était d'autant plus utile, que l'on répandait dans le public que c'était par poltronnerie que beaucoup de députés s'absentaient. Le duc de Caylus, qui avait aussi demandé un congé, pria M. Rewbell de venir lui dire en particulier s'il le regardait comme un poltron. M. Rewbell, qui ne se souciait nullement d'une conversation de ce genre, déclara qu'il n'avait eu l'intention de désigner personne; que, s'il avait eu ce malheur, il soutiendrait le propos qu'il aurait tenu; mais que le fait n'existant pas, il en signait volontiers le désaveu. La proposition de M. Lucas fut même traitée d'incendiaire par un grand nombre de membres de l'Assemblée; en sorte que celle-ci passa à l'ordre du jour et ne lui donna aucune suite.

M. Arthur Dillon annonça l'insurrection la plus alarmante dans l'île de Tabago. Le deuxième bataillon de la Guadeloupe, après s'être porté aux plus violents excès, avait mis le feu à la ville de Port-Louis, qui fut entièrement consumée, et s'était ensuite embarqué sur des bâtiments étrangers pour revenir en France. Il représenta la cruelle situation de cette malheureuse colonie, qui suppliait la France de venir à son secours et d'y envoyer promptement des troupes et de l'argent, dont elle avait le plus pressant besoin. Robespierre voulut nier la vérité de cette nouvelle; mais elle était si évidente qu'on ne put la révoquer en doute. L'Assemblée se borna à supplier le Roi d'y faire passer les secours que demandait cette malheureuse colonie.

Elle écouta avec plus de complaisance la motion de plusieurs membres de l'Assemblée, dont les uns demandaient une amnistie pour les déserteurs, ainsi que la faculté de reprendre leurs rangs dans les régiments; et les autres, l'élargissement des détenus pour cause d'insubordination militaire. On peut juger de l'esprit qui régnait dans l'Assemblée, quand de pareilles pétitions, loin d'être rejetées avec indignation, étaient envoyées au comité des rapports. Celle des incendiaires des barrières de Paris, en 1789, eut encore plus de succès. Décrétés de prise de corps par la cour des aides, ils implorèrent la clémence de l'Assemblée. Muguet de Nautou, rapporteur, conclut à considérer ledit délit comme un élan de patriotisme, semblable à celui qui avait fait détruire la Bastille, et à jeter, en cette occasion, un voile sur la loi. L'Assemblée, prenant ces motifs en considération, décréta que la procédure serait regardée comme non avenue, et ordonna l'élargissement des prisonniers.

Les citoyens d'Avignon, enfermés dans les prisons de la ville d'Orange, et parfaitement innocents des imputations portées contre eux par la municipalité d'Avignon, demandaient leur élargissement; mais Robespierre s'y opposa, en raison de leur opposition aux principes des Avignonnais qui demandaient la réunion du Comtat à la France; et M. Bouche s'emporta violemment contre les habitants de cette malheureuse ville, qu'il dépeignit, ainsi que ceux du comtat Venaissin, comme composant un repaire d'aristocrates. Il prétendit que les troubles d'Avignon coïncidaient avec ceux de Montauban et de Nîmes, que les prisons d'Orange n'étaient que le lazaret de l'aristocratie. Il demanda que l'on envoyât un régiment à Orange et des troupes à Avignon pour protéger cette ville, en attendant la décision de la grande question sur la souveraineté de cette ville. Il termina son discours en faisant ressortir la nécessité de faire garder les chevaux de poste, le grenier à sel et les magasins de tabac appartenant à la France. On put sans malignité conclure de son discours qu'il craignait, et non sans raison, que ses protégés ne pillassent les établissements en question.

L'abbé Maury représenta fortement l'opposition qui existait entre cette demande et le décret qui proclamait que la France, renonçant à toute idée de conquête, assurait ses voisins qu'elle les protégerait plutôt qu'elle n'attenterait à leur liberté; que cette apparente protection présageait la décision de la question sur la souveraineté d'Avignon. Il prouva qu'il ne pouvait y avoir aucun rapport entre les troubles d'Avignon et ceux de Nîmes et de Montauban, puisqu'il n'y avait pas un seul protestant à Avignon; et tout en sollicitant vivement l'envoi d'un secours à Orange, il s'opposait de tout son pouvoir à celui qu'on demandait pour Avignon. L'Assemblée décréta que le Roi serait prié d'envoyer à Orange le nombre de troupes convenable, et qu'il serait nommé un comité pour examiner l'affaire d'Avignon et lui en faire un rapport.

Chargement de la publicité...