Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome premier: Gouvernante des enfants de France pendant les années 1789 à 1795
Après deux mois d'attente, M. Troncher fit enfin le rapport du comité sur les événements d'Avignon, sur la demande de sa réunion à la France par les districts de cette ville, et sur celle des détenus d'Orange. Il démontra que la réunion ne pouvait se faire sans blesser les lois divines et humaines, et rappela les raisons de l'abbé Maury pour s'y opposer. MM. Malouet et de Clermont-Tonnerre parlèrent aussi contre la réunion, de manière à ne laisser aucun moyen de réplique à leurs adversaires. Ils firent également sentir l'injustice de retenir captifs des citoyens contre lesquels on n'alléguait aucune charge. Ces raisons déterminèrent l'Assemblée à ajourner la demande de la réunion à la France et à décréter l'élargissement des détenus d'Orange, à la charge de tenir la ville pour prison, sous la sauvegarde de la nation française, qui se chargeait de pourvoir à la subsistance des ouvriers qui pourraient se trouver parmi eux.
Cependant, les auteurs des troubles d'Avignon ne s'endormaient pas. Ils tentèrent de nouveaux moyens pour entraîner dans leur parti le comtat Venaissin. Furieux de ne pouvoir y exciter de soulèvement, ils parvinrent à opérer un mouvement dans la petite ville de Thor, et sans les milices du pays, il y aurait eu beaucoup de sang répandu. Les chefs de ces milices profitèrent de cette réunion pour délivrer Cavaillon du joug affreux sous lequel cette ville gémissait. Une troupe de bandits s'y étaient emparés de l'autorité, et avaient mis à sa tête un nommé Tournal, ancien soldat, qui correspondait avec les municipaux d'Avignon. Ce scélérat, pour imprimer la terreur dans la ville, y avait fait élever une énorme potence, en face de la Commune, et y avait fait enfoncer huit crochets de fer, en distribuant en même temps dans la ville des listes de proscription. Toutes les milices des cantons voisins, réunies au nombre de trois mille hommes, entrèrent à Cavaillon, firent abattre la potence, rétablirent l'ordre dans la ville, et livrèrent à la justice l'auteur de tous ces maux. Ils voulaient ensuite aller délivrer Avignon de ses oppresseurs, mais M. d'Aimar, maire de cette ville, craignant qu'il n'en résultât de plus grands malheurs, parvint à les en détourner. Les municipaux continuaient à y entretenir une fermentation habituelle, et, sous le prétexte de veiller à la sûreté publique, ils imposaient des taxes énormes sur les citoyens présents et absents.
On se plaignait, de toutes les parties du royaume, du refus que faisaient les paysans de payer les droits de dîme et de champart, qu'ils ne devaient cesser d'acquitter qu'à l'établissement du mode de remboursement. L'Assemblée décréta que les particuliers seraient autorisés à se faire payer en employant les voies légales. Mais ce décret était véritablement illusoire; pas une municipalité n'eût osé les employer, de peur de se compromettre et d'en être elle-même victime. Les impôts ne se payaient plus; les désordres se multipliaient, et il y eut dans plusieurs endroits du royaume, et nommément à Lyon, des mouvements séditieux qu'on eut bien de la peine à réprimer. Le pouvoir, qui avait été remis entre les mains des municipalités, étant exercé par des hommes effrayés et peu jaloux de remplir leurs devoirs, il devenait impossible de remédier à tous ces désordres. Plusieurs municipalités s'arrogeaient le droit d'ouvrir les lettres, même celles des puissances étrangères, et arrêtaient les voyageurs qui avaient le malheur de leur être suspects. Celles du Dauphiné, voisines de la Savoie, encore plus ardentes et plus inquiètes que les autres, signalaient leur patriotisme par des arrestations continuelles. La conduite de l'Assemblée vis-à-vis de la municipalité de Montauban n'était pas propre à les engager à se bien conduire.
Les agitateurs de cette ville ne pouvaient pardonner à la municipalité d'y maintenir l'ordre et la tranquillité. D'autre part, la garde nationale, furieuse d'avoir vu retirer les clefs de l'arsenal à M. Dupuis-Montbrun, son commandant et ardent patriote, avait excité un mouvement dans la ville, qui fut, il est vrai, promptement réprimé, mais où il y eut du sang répandu. La garde nationale envoya à l'Assemblée une dénonciation contre la municipalité. Cette dénonciation, quoique anonyme, à l'exception de la lettre de M. Dupuis-Montbrun, n'en fut pas moins accueillie avec empressement par l'Assemblée.
Le comité des rapports, chargé de l'examen de cette affaire, commença par écarter l'information du juge de Montauban. Il avait cependant pris la précaution, pour éviter tout soupçon, d'appeler des adjoints protestants, et de les faire déposer alternativement avec les catholiques; mais l'Assemblée ne pouvait pardonner à cette municipalité l'attachement qu'elle conservait pour la personne du Roi, et sa demande pour la conservation de la religion catholique, de son évêché et de son séminaire. On obtint à grand'peine que l'Assemblée entendit le maire et le procureur-syndic de la Commune, qui étaient venus à Paris pour se justifier. On ne leur avait pas même communiqué les charges portées contre eux, au nombre de trente, et on voulait les juger sans les entendre.
L'abbé Maury et M. de Cazalès ne purent parvenir à faire écouter les preuves qu'ils opposèrent aux griefs qu'on imputait à la municipalité. Ce fut avec bien de la peine qu'ils obtinrent un délai de deux jours, quoiqu'il fût évidemment impossible de répondre en si peu de temps à un aussi grand nombre d'imputations. «Point de délais, s'écria Charles de Lameth; il y a longtemps qu'ils auraient dû être jugés dans le sens de la Révolution.» Ce mot fit une telle horreur à l'Assemblée, qu'il fut obligé d'interpréter le sens de l'imprécation qu'il n'avait pas eu honte de proférer.
Le jugement était prononcé d'avance. Les preuves fournies par la municipalité ne furent point écoutées; on donna gain de cause à la garde nationale; et ce fut au milieu du vacarme le plus violent que fut prononcé le décret qui suspendait la municipalité et renvoyait l'information devant le tribunal criminel de Toulouse. Les galeries, qui avaient participé au désordre qui régnait dans l'Assemblée, applaudirent par des acclamations et des battements de mains au décret qui venait d'être prononcé.
CHAPITRE V
ANNÉE 1790
LA FÉDÉRATION
Après l'acceptation du décret sur la fédération générale du royaume, au 14 juillet, l'Assemblée s'occupa de régler tout ce qui concernait cette cérémonie.
Elle décréta que personne ne pourrait avoir à la fois le commandement de la garde nationale de plusieurs départements, se réservant même de délibérer s'il ne serait pas plus utile de le restreindre à chaque district. Cet article était un effet de la frayeur que lui causait l'influence d'officiers considérés dans leurs départements, et dont la réunion à Paris ne la laissait pas sans inquiétude.
Elle décida que chaque district du royaume enverrait un homme sur deux cents, élu par des députés rassemblés à cet effet; que chaque régiment députerait un officier et un bas officier, résidant au corps et pris par ancienneté de service, ainsi que quatre soldats par régiment d'infanterie, et deux cavaliers par régiment de cavalerie; que tous les autres corps de l'armée députeraient dans les mêmes proportions, pour chaque corps à pied ou à cheval. Le régiment du Roi et celui des gardes-suisses eurent une double représentation, en raison de leur nombre. Tous les corps quelconques existant dans le royaume et non réunis, la maison militaire du Roi ou des Princes, devaient être représentés par le plus ancien officier desdits corps.
Le génie, la marine, les invalides, les commissaires des guerres, les lieutenants des maréchaux de France et la gendarmerie de toute la France, devaient être représentés par des députés pris dans chacun de ces corps par ancienneté de service, ainsi que le connétable.
Les maréchaux de France, lieutenants généraux, maréchaux de camp, et les officiers de marine correspondant à ces différents grades, le devaient être par les plus anciens officiers de chacun de ces grades. M. de Champagny demanda et obtint, malgré l'opposition de M. de Lameth, que M. d'Albert de Rioms assisterait à la Fédération comme représentant son escadre.
Il y eut de grands débats à l'Assemblée sur le cérémonial de la Fédération, et nommément pour décider si le Roi prendrait le titre de Roi des Français, ou celui de premier citoyen français; s'il aurait celui de chef de l'armée et de toutes les gardes nationales du royaume; quelle serait la nature du serment qu'il prêterait; et si tout autre que le Roi aurait une place distinguée à la Fédération.
L'abbé Maury et M. de Cazalès firent sentir vivement l'inconvénient de pareils débats, et représentèrent avec force que c'était blesser la majesté royale que de mettre en question si, dans une monarchie héréditaire, le Roi avait besoin d'un décret pour être chef suprême des forces nationales, et qu'il était inconcevable de mettre en doute si une famille appelée successivement au trône pouvait être confondue dans la foule des citoyens. «Le Roi, ajoutèrent-ils, ne doit point prêter de serment différent à la nation.»—«C'est à lui, s'écria M. de Folleville, à dicter lui-même le serment qu'il doit prêter.»—«Et comme nos rois, dit M. Malouet, tiennent leur pouvoir de la nation, avant l'établissement des lois actuelles, il doit y être dit expressément que le pouvoir lui est délégué par la nation et la loi constitutionnelle.»
Cet argument, qui donnait à la nation et au Roi des droits antérieurs à l'existence de l'Assemblée, fut écarté et combattu par Barnave. En conséquence, l'Assemblée décréta que le Roi serait prié de prendre le commandement des gardes nationales et autres troupes du royaume, et de nommer les officiers qui exerceraient le commandement sous ses ordres; qu'à la Fédération du 14 juillet le président serait placé à la droite du Roi, sans intermédiaire, et les députés à la gauche et à la droite du Roi, sans distinction; et que Sa Majesté serait priée de donner des ordres pour que sa famille fût placée convenablement; qu'aussitôt que le serment aurait été prêté par les députés des gardes nationales et autres troupes du royaume, le président prononcerait, debout et à haute voix, le serment du 4 février; que celui du Roi serait conçu en ces termes: «Moi, Roi des Français, je jure d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué par les lois constitutionnelles de l'État, à maintenir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et sanctionnée par moi.»
Pendant la discussion sur le cérémonial de la Fédération, Mgr l'évêque de Clermont déclara qu'il exceptait expressément du serment qu'il allait prononcer les objets qui dépendaient de la puissance spirituelle; que toute feinte serait un crime pour un homme revêtu de son caractère, et que cette exception était le plus sûr garant de sa fidélité à ce qu'il aurait juré. Tous les évêques du côté droit, et un grand nombre d'ecclésiastiques et de laïques, se levèrent aussitôt pour déclarer leur adhésion aux sentiments de Mgr l'évêque de Clermont.
Les Parisiens se crurent aussi obligés de faire une adresse aux Français pour les inviter à se rallier tous ensemble autour de la loi, le jour de la Fédération générale, pour contribuer à l'établissement de la Constitution. «Nous aurions été de bien bon cœur jurer avec vous cette belle alliance, disaient-ils, où nous nous confondrons tous, sous le nom seul de Français, même jusqu'aux extrémités de la France, si nous ne possédions dans nos murs nos législateurs, et le Roi. Serrons-nous tous autour d'eux à cette belle époque du 14 juillet, jour où nous aurons conquis la liberté. Jurons de la maintenir; et que toute la France retentisse des cris répétés de: Vivent la nation, la loi et le Roi!» Cette adresse fut signée par MM. de la Fayette et Bailly, Charron, président de la Commune, Lafitte et Pastoret, secrétaires, et par les citoyens assemblés des districts de Paris.
Il fallait bien que, dans cette circonstance, l'Assemblée honorât la conduite des vainqueurs de la Bastille. Aussi décréta-t-elle que, pleine d'estime pour leur courage, il leur serait accordé une place honorable à la Fédération de Juillet; qu'on fournirait à chacun d'eux un uniforme complet, ainsi qu'un armement; qu'il serait inscrit sur la lame du sabre et sur le canon du fusil: «Donné à... vainqueur de la Bastille»; qu'on donnerait un brevet honorable à chacun d'eux et aux veuves de ceux qui y avaient péri.
M. le duc d'Orléans fit remettre une lettre à l'Assemblée par M. de la Touche, pour la prévenir que sa mission était finie. Il avait écrit au Roi qu'il se préparait à revenir à Paris; mais M. de la Fayette lui avait fait dire par M. de Boinville, son aide de camp, que son nom pouvant encore servir à exciter de nouveaux troubles, il croyait utile qu'il prolongeât son séjour en Angleterre. Le prince priait l'Assemblée de lui intimer ses ordres à cet égard; et que s'il n'en recevait point de réponse, il regarderait comme non avenue la démarche de M. de Boinville.
M. de la Fayette répliqua que les mêmes raisons qui avaient déterminé M. le duc d'Orléans à s'éloigner subsistant toujours, il avait cru plus prudent de l'engager à ne pas revenir encore, pour ôter tout sujet d'inquiétude dans un aussi beau jour que celui de la Fédération; qu'il était loin d'en avoir, et qu'il pouvait même assurer que plus on en approchait, plus il se confirmait dans l'idée qu'elle se passerait dans la plus grande tranquillité. M. le duc de Biron demanda alors que si nul accusateur ne se faisait connaître, M. le duc d'Orléans vînt rendre compte de sa conduite et assister à la Fédération. L'Assemblée ayant passé à l'ordre du jour, M. le duc d'Orléans revint à Paris.
En arrivant, il alla aux Tuileries faire sa cour au Roi et à la Reine. Cette princesse, qui n'avait pas vu le duc d'Orléans depuis son départ de Versailles, éprouva une vive émotion. Elle se contint cependant, et eut même le courage de lui adresser quelques paroles, auxquelles il répondit avec un embarras qu'il lui fut impossible de dissimuler. Il fut ensuite à l'Assemblée, et y prononça un discours qui fut extrêmement applaudi. Il y protesta de nouveau de son amour pour la liberté, de son attachement au Roi et à la Constitution; exprima le bonheur qu'il éprouvait d'attacher son nom à une époque qu'il regardait comme la plus grande et la plus heureuse de toutes les époques de la nation française, et prononça ensuite le serment du 4 février.
Dès qu'il fut décidé que la Fédération aurait lieu au Champ de Mars, on s'empressa d'y faire les préparatifs nécessaires pour y réunir une assemblée aussi nombreuse; et comme le temps pressait, on invita les citoyens à aider les ouvriers, pour que tous les travaux fussent terminés avant le jour de la cérémonie. Un zèle patriotique s'empara de toutes les têtes des amateurs de la Révolution. Chacun voulait avoir part à l'ouvrage; c'était la terre sacrée, malheur à celui qui n'y aurait pas mis la main! Les dames mêmes se faisaient conduire en carrosse pour charger la brouette; et toute personne qui aurait passé tranquillement près du Champ de Mars sans s'y arrêter courait risque d'être insultée. C'était une exaltation dont on ne peut se faire d'idée. Elle alla jusqu'à forcer les religieux à sortir de leurs couvents et à traverser Paris, la pelle sur le dos, conduits par une multitude de peuple, pour aller travailler au Champ de Mars. Les religieuses elles-mêmes, menacées, se crurent obligées d'y envoyer leurs tourières.
On voyait à la fois à l'ouvrage des ouvriers, des bourgeois, des chartreux et autres religieux de différents ordres, des militaires, de belles dames, des hommes et des femmes de toutes les classes et de tous les états de la société, travailler suivant leurs facultés. Les uns dissimulaient les sentiments que leur faisait éprouver la contrainte à laquelle on les condamnait; les autres s'y livraient avec l'élan du patriotisme, auquel se joignait le plaisir d'insulter ceux qu'ils supposaient éloignés de partager leurs sentiments. On entendait de temps en temps les cris répétés de: «Vive la Nation! Les aristocrates à la lanterne!» et les «Ça ira», etc, etc., appelés hymnes patriotiques par les dames passionnées pour la Révolution. Plusieurs d'entre elles, même de la plus haute classe de la société, s'y fatiguèrent tellement, qu'elles en tombèrent malades, et finirent par être victimes de leur zèle patriotique.
Les fédérés arrivèrent à Paris dans des dispositions bien opposées à celles qu'en attendait l'Assemblée. La plupart, sincèrement attachés au Roi, manifestaient hautement leurs sentiments, et se conduisirent parfaitement depuis leur arrivée jusqu'au moment de leur départ. La fédération de l'armée partageait les mêmes sentiments et témoignait publiquement son respect et son attachement pour la personne du Roi et pour toute la famille royale. L'Assemblée commença à en prendre de l'inquiétude, et se repentit d'avoir attiré à Paris une réunion d'hommes dont les sentiments se trouvaient si opposés à ceux qu'elle avait espéré y rencontrer.
Tous les ouvrages relatifs à la Fédération furent exécutés avec une telle rapidité, que tout se trouvait prêt quelques jours avant la cérémonie. On avait établi dans le pourtour du Champ de Mars trente rangs de gradins, où chaque spectateur pouvait être assis commodément; et il y avait encore de la place par derrière pour des spectateurs debout. Au milieu du Champ de Mars était l'autel de la patrie, dont les quatre faces étaient chargées de figures et d'inscriptions analogues à la circonstance. Le terrain de l'École militaire était un amphithéâtre de gradins, qui devaient être occupés par les corps civils, les personnes de la Cour et les suppléants de l'Assemblée. Il était surmonté par les siéges du Roi et de l'Assemblée, et couvert d'un coutil orné de flammes et des couleurs nationales. Au-dessus du trône du Roi, élevé de quelques pouces au-dessus du fauteuil du président, flottait le pavillon blanc. On avait élevé une estrade derrière le trône du Roi et les siéges des députés, pour la Reine et la famille royale. Les fédérés devaient être placés en ligne elliptique dans l'intérieur de l'enceinte; la garde nationale était entre eux, et les gradins de côté; les militaires, et les officiers à leur tête, occupaient le milieu du Champ de Mars.
La veille de la Fédération, le Roi passa en revue les fédérés des départements. On les faisait défiler devant lui et la famille royale, au pied du grand escalier des Tuileries. Le Roi demandait le nom de chaque députation, et parlait à chacun de ses membres avec une bonté qui redoubla encore leur attachement. La Reine leur présenta ses enfants et leur dit quelques mots avec cette grâce qui ajoutait un nouveau prix à tout ce qu'elle disait. Transportés de joie, ils entrèrent dans les Tuileries aux cris de: «Vivent le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin et la famille royale!» Le Roi s'y promena sans gardes, avec sa famille, suivi d'un peuple immense et entouré des fédérés, qui continrent tellement les malveillants, que pas un n'osa s'écarter de son devoir.
Chacun voulait voir la cérémonie de la Fédération, et la peur de ne pas trouver de place détermina un grand nombre de personnes à passer la nuit au Champ de Mars, les uns excités par un zèle patriotique, et les autres par la curiosité qu'inspirait un spectacle aussi extraordinaire. La pluie qui tombait par torrents ne diminua pas le zèle de chacun, et toutes les places se trouvèrent remplies. Une foule immense était derrière, et les coteaux de Passy et de Chaillot étaient également couverts de spectateurs. Les parapluies de diverses couleurs que nécessitait la pluie continuelle faisaient aussi un singulier effet. C'était le coup d'œil le plus extraordinaire, et qui aurait été magnifique s'il eût été éclairé par le soleil d'un beau jour.
Le cortége se mit en marche à six heures du matin, et parcourut les rues centrales de la capitale pour se rendre au Champ de Mars par le Cours-la-Reine. Pour y arriver commodément, on avait construit un pont de bateaux à son extrémité. Deux compagnies de volontaires ouvraient la marche; elles étaient suivies du corps municipal, des électeurs et des présidents de district. Des chasseurs et des vétérans précédaient ensuite les quarante-deux premiers départements, marchant par ordre alphabétique, chacun étant précédé de sa bannière où était inscrit le nom de son département, et ayant son oriflamme propre. Les officiers portaient l'épée nue. Les troupes de ligne venaient ensuite, et l'on y distinguait avec plaisir les gardes du corps, les carabiniers, les hussards et l'artillerie. Elles avaient à leur tête MM. de Ségur et de Mailly, maréchaux de France, suivis des lieutenants généraux et des maréchaux de camp, précédés de l'oriflamme. La marine, commandée par le comte d'Estaing, marchait ensuite; puis les quarante et un derniers départements, suivis de chasseurs et d'une compagnie de cavalerie qui fermait la marche.
Le ciel ne fut pas favorable à la fête. Les averses se succédaient continuellement; des torrents d'eau inondaient les rues, et la pluie ne cessa d'accompagner les bataillons tout le temps de leur marche. Quoique trempés jusqu'aux os, ils ne laissèrent échapper aucune plainte, et l'ordre de la marche n'en fut pas dérangé un instant. Les spectateurs bordaient leur passage; les croisées étaient garnies d'un monde prodigieux, et le reste de la ville déserte présentait le spectacle le plus extraordinaire.
La colonne n'arriva qu'à midi à la place Louis XV. L'Assemblée s'y rendit, le président à la tête, marchant entre deux haies de drapeaux qui les escortèrent jusqu'au Champ de Mars, où leur arrivée et celle du Roi furent annoncées par des salves d'artillerie.
Le Roi arriva le dernier, avec la famille royale, en grande cérémonie, et accompagné d'un nombreux cortége. Quand chacun fut placé, l'évêque d'Autun, qui officiait, fit la bénédiction des drapeaux et célébra la messe immédiatement après; elle ne commença qu'à quatre heures. A l'élévation, M. de la Fayette, nommé par le Roi major général de la fédération, donna le signal du serment, monta à l'autel et le prononça; à l'instant, tous les sabres furent tirés et les mains levées. M. de la Fayette vint alors avertir le Roi que c'était le moment de prononcer le serment. La pluie tombait à grands flots, et un grand nombre de spectateurs qui étaient inondés cherchaient à en diminuer l'effet, en étendant leurs parapluies. Comme ils empêchaient de voir le Roi, la multitude se mit à crier: «A bas, à bas les parapluies!» M. de la Fayette, qui n'entendit d'abord que les mots: A bas, crut probablement que ce cri le regardait; il hésita un moment, et sa pâleur ordinaire redoubla sensiblement; mais, rassuré promptement, il continua sa marche et arriva au Roi, qui prononça la formule du serment. M. de Bonnai, président de l'Assemblée, la répéta, et avec lui trois cent mille voix. La Reine éleva plusieurs fois entre ses bras Mgr le Dauphin pour le faire voir au peuple et à l'armée, qui fit éclater des démonstrations de joie et d'amour pour le Roi et la famille royale.
Les personnes sincèrement attachées à la religion virent avec peine que, dans une cérémonie qui n'était rien moins que religieuse, et où l'attention se portait uniquement sur un spectacle aussi extraordinaire que celui dont on était témoin, on ne se fût pas borné à faire prêter le serment sur les saints Évangiles, plutôt que d'exposer à une sorte de profanation les mystères les plus augustes de notre religion.
Après la cérémonie, une partie des fédérés alla dîner au château de la Muette, où l'on avait préparé des tables pour les recevoir. D'autres revinrent à Paris, et quelques-uns repartirent le soir même pour leurs provinces. M. de la Fayette se rendit à la Muette, où on lui prodigua, comme au Champ de Mars, les témoignages d'idolâtrie populaire dont M. Necker avait été l'objet l'année précédente. Il était alors à l'apogée de sa gloire; elle eut la durée de la faveur populaire, et ne lui laissa que le regret de n'avoir pas su profiter de sa position pour sauver son Roi et sa patrie des dangers qui les menaçaient. Sous le nom de liberté, qu'il prononçait avec tant de complaisance, la France était livrée à l'anarchie la plus complète, et tout ce qui y existait de gens honnêtes et vertueux gémissait sous le joug le plus tyrannique.
Le Roi retourna aux Tuileries aux cris répétés de: «Vivent le Roi et la famille royale!» Le duc de Villequier et plusieurs autres personnes sensées, qui épiaient avec soin la disposition des esprits, pensaient que le Roi pouvait tirer parti de cette journée, et auraient voulu qu'il montât à cheval, et qu'au lieu de prêter le serment exigé, il déclarât au milieu du Champ de Mars qu'étant pour cette fois à la tête de l'élite de la nation, il lui représentait qu'il trouvait un inconvénient réel à jurer fidélité à une Constitution qui n'était pas encore terminée, et dont l'ensemble pouvait seul démontrer les avantages et les inconvénients; qu'il était prêt, après cette observation, à faire le serment d'observer les articles décrétés, si la nation réunie lui en témoignait le désir. Le Roi consulta probablement son conseil. Les hommes qui le composaient n'avaient pas assez d'énergie pour oser risquer une pareille démarche, et ils l'en auront sûrement détourné, sous le prétexte des dangers qu'elle pouvait entraîner. La suite des événements donna malheureusement lieu de se repentir de n'avoir pas saisi cette occasion.
Le Roi vint s'établir à Paris quelques jours avant la Fédération, et y resta jusqu'au départ des fédérés. Leurs Majestés, pour répondre au désir que ceux-ci témoignaient de voir toute la famille royale, dînaient tous les jours avec eux en public, à l'exception de Mgr le Dauphin, qui, trop jeune encore, mangeait à ses heures particulières dans sa chambre. La joie était peinte sur les visages des fédérés, qui ne perdaient aucune occasion de témoigner au Roi leur respect et leur attachement. La sensibilité que leur en témoignait la famille royale, et la bonté avec laquelle elle leur parlait, les y attachaient encore davantage. Elle les questionnait sur leurs provinces, leur disait des choses aimables sur chacune, et augmentait de jour en jour le désir que l'on avait de les y posséder.
Ils avaient un extrême plaisir à voir Mgr le Dauphin. Il descendait à trois heures dans mon appartement. On ouvrait les fenêtres du salon qui donnaient sur la galerie, et il se présentait fréquemment au petit balcon qui était sur le perron de l'escalier par lequel on y descendait. Il disait en passant un petit mot à l'un et à l'autre, et retournait ensuite jouer dans le salon, où l'on pouvait facilement l'apercevoir.
S'amusant un jour à arracher quelques feuilles d'un lilas qui était sur le balcon, un fédéré lui demanda de les lui donner pour garder toute sa vie quelque chose qu'il tiendrait de sa main. Sa demande eut l'effet de l'électricité. Chaque fédéré voulut en avoir une, et en un instant l'arbuste fut dépouillé aux cris de: «Vivent le Roi, la Reine et Mgr le Dauphin!» Sa gaieté, sa beauté, sa grâce, ses manières enjouées et engageantes lui gagnaient tous les cœurs. Il allait tous les jours à cinq heures à son petit jardin des Tuileries. Les fédérés demandèrent avec instance qu'il leur fût permis d'y entrer. On le leur accorda, sous la condition qu'ils n'entreraient qu'un certain nombre à la fois, pour ne pas fatiguer le jeune prince par trop de monde dans un aussi petit espace, et qu'ils se renouvelleraient successivement tout le temps que durerait la promenade. Il leur parlait souvent et toujours avec une naïveté si aimable, qu'ils en sortaient tous enchantés. On ne se fait pas d'idée du dévouement qu'ils témoignaient pour la personne du Roi, et des vœux qu'ils formaient pour la conservation de cet aimable enfant. Chaque députation témoignait le désir le plus vif de voir le Roi parcourir ses provinces: «Venez, disait à ce jeune prince la députation du Dauphiné, venez dans votre province du Dauphiné. Votre nom vous rend notre possession, et nous saurons bien vous y défendre contre vos ennemis.»—«N'oubliez jamais, Monseigneur, lui dirent les Normands à leur tour, que vous avez porté le nom de notre province, et que les Normands ont été et seront toujours fidèles à leur Roi.» Chaque fédération s'empressait de témoigner son attachement; et il était impossible de ne pas être touché de l'expression de leurs sentiments, et de l'attendrissement qu'ils éprouvaient en considérant ce jeune prince, qu'ils ne pouvaient se lasser de regarder.
Chacun s'empressa de fêter les fédérés. Il y eut plusieurs réjouissances en leur honneur: des danses, des spectacles et des joutes sur la rivière. Ils se conduisirent avec une mesure parfaite, ne perdant aucune occasion de montrer leur respect et leur attachement pour la famille royale. Aucun des moyens qu'on employa pour les séduire ne put faire varier leurs sentiments. Plusieurs d'entre eux présentèrent même les adresses les plus touchantes à la famille royale, entre autres ceux du Poitou et de l'Anjou, provinces dont la conduite a si bien justifié les sentiments qu'ils témoignaient.
Le Roi passa en revue, à l'Étoile, chaque députation de l'armée. Elles témoignèrent au Roi le plus vif attachement pour sa personne; et les fédérés, qui étaient en grand nombre à cette revue, le supplièrent de venir visiter chacune de ses provinces, l'assurant qu'il y trouverait des cœurs qui sentiraient vivement le bienfait de sa présence. La Reine était en calèche découverte avec Mgr le Dauphin, Madame et Madame Élisabeth. Elle parlait à ceux qui en approchaient avec une bonté et une affabilité qui lui gagna tous les cœurs. Ce jour-là fut véritablement un jour de bonheur pour le Roi, la Reine et ceux qui leur étaient dévoués. C'était une ivresse de sentiments; ce fut le dernier beau jour de la Reine, qui, depuis cette époque, vit chaque jour lui annoncer de nouveaux malheurs, et mettre à de terribles épreuves son courage et sa fermeté.
Si le Roi eût profité de cette circonstance pour voyager dans ses provinces et pour annoncer à cette revue qu'il allait se rendre au vœu qu'elle lui exprimait par l'organe de ses députés; qu'il ne voulait point d'autre garde que celle des habitants des lieux qu'il allait parcourir, et qu'il ne voulait être accompagné dans ces voyages que par les bons fédérés qui lui témoignaient tant d'attachement, il eût déconcerté l'Assemblée et l'aurait mise dans la position d'avoir recours à ses bontés. Mais il était écrit dans l'ordre de la Providence que nous boirions le calice jusqu'à la lie. Le Roi était malheureusement loin de se faire une idée de l'effet que sa présence produirait dans les provinces; il craignait que le zèle de ses fidèles serviteurs ne les entraînât trop loin, et que la résistance des méchants n'occasionnât une guerre civile. Toutes ces considérations l'empêchèrent de suivre le conseil qu'on lui donnait, de profiter d'une occasion si favorable pour s'absenter de Paris. Le peu d'énergie de la plupart de ses ministres, dont une partie craignait toujours de porter atteinte à cette funeste liberté qui n'existait que de nom, l'entretenait avec soin dans des idées aussi nuisibles à ses intérêts; et cette funeste crainte, produite par trop de bonté, causa tous nos malheurs. Le Roi avait celui d'avoir une trop grande défiance de lui-même. Persuadé que les autres voyaient mieux que lui, il n'osait prendre le parti que lui indiquaient la justesse de son esprit et la bonté de son cœur. Mécontent de l'éducation qu'il avait reçue, il se jugeait défavorablement, et ne se rendait pas la justice qu'il méritait.
L'Assemblée était inquiète du parti qu'allait prendre le Roi; et, se voyant perdue si le Roi quittait Paris, il n'y avait pas de moyen qu'elle n'employât pour gagner les fédérés. Je n'ai pu douter de ces craintes après le propos que tint Barnave dans la voiture du Roi, au retour du malheureux voyage de Varennes. Il parlait avec Madame Élisabeth des événements de la Révolution, et nommément de la fédération; et sur ce que cette princesse parlait des vues qu'avait eues l'Assemblée en la décrétant: «Ah! Madame, ne vous plaignez pas de cette époque, car si le Roi en eût su profiter, nous étions tous perdus.» On peut juger de l'impression que produisit un aveu aussi remarquable dans des cœurs aussi profondément affligés que ceux de la famille royale, dans la position où elle se trouvait en ce moment.
CHAPITRE VI
ANNÉE 1790
Arrestations, dénonciations et décrets désorganisateurs.—Continuation des mesures pour anéantir l'autorité royale.—Des meurtres et des désordres dans les diverses parties du royaume.
On avait arrêté à Saint-Cloud deux individus, espèce d'illuminés, nommés d'Hosier et Petit-Jean. Ils avaient l'air d'avoir la tête un peu timbrée, et se rendirent suspects par les instances qu'ils firent pour parler au Roi. On les fouilla, et l'on trouva sur leur poitrine un billet par lequel ils mandaient au Roi de se confier à Dieu et à la Sainte Vierge, et qu'il recouvrerait son autorité. Le hasard les avait fait connaître à madame de Jumilhac. Ils la nommèrent dans leur interrogatoire; et il n'en fallut pas davantage pour faire donner l'ordre à deux capitaines de la garde nationale de Paris de l'aller arrêter en Périgord, où elle était alors. Ils prirent trois cents hommes à Limoges, arrivèrent à Jumilhac, et la conduisirent à Paris. Ses réponses furent si simples et si naturelles, que, ne trouvant aucune charge contre elle, on lui rendit la liberté, au grand contentement des habitants de Jumilhac, qui, comblés de ses bienfaits et pénétrés de reconnaissance, témoignaient la joie la plus vive de la revoir au milieu d'eux.
M. de Clermont-Tonnerre saisit cette occasion pour se plaindre d'un comité des recherches qui, établi de lui-même et sans aucune loi, se permettait des arrestations si contraires à la liberté, s'arrogeait des droits encore plus odieux que les lettres de cachet, et vexait impunément toutes les classes des citoyens. Toute la partie saine de l'Assemblée applaudit à ce discours, qui ne contribua pas peu à la prompte liberté de madame de Jumilhac; mais le comité n'en continua pas moins ses vexations ordinaires.
On avait arrêté sur les frontières M. de Bonne-Savardin, porteur d'un écrit du comte de Maillebois à M. le comte d'Artois. Enfermé d'abord à Pierre-en-Cise, il fut ensuite renvoyé à Paris par ordre du comité des recherches. Il portait sur lui un petit livre dans lequel il se rendait compte de toutes les actions de sa journée, et où il avait écrit, entre autres, un dîner qu'il avait fait chez M. de Saint-Priest. Le comité voulut trouver de l'identité entre ce dernier et M. de Maillebois. M. de Bonne eut beau assurer que ces deux noms n'avaient aucun rapport, et qu'il savait M. de Saint-Priest trop opposé à tout projet de contre-révolution pour lui en proposer un de ce genre; le nom de M. de Saint-Priest n'en fut pas moins ajouté, dans l'acte d'accusation porté au Châtelet, à celui de MM. de Maillebois et de Bonne-Savardin. On y joignit même l'inculpation de mépris pour l'Assemblée nationale et ses décrets, quoique l'on ne pût en fournir aucune preuve.
M. de Saint-Priest, ayant appris qu'à l'appui de cette dénonciation, Brissot de Warville, journaliste et membre du comité des recherches, promettait dans son journal de grands développements sur cette assertion, se crut obligé, pour cette fois, de se plaindre à l'Assemblée des calomnies dont il était journellement l'objet. Il lui écrivit la lettre la plus noble pour lui représenter qu'ayant toujours eu une conduite irréprochable dans les divers emplois qu'il avait exercés, et étant, en ce moment, honoré de la confiance du Roi, il croyait de son devoir, comme ministre, de repousser les inculpations dont il était la victime; qu'il ne connaissait particulièrement ni M. de Maillebois ni M. de Bonne-Savardin; qu'il n'avait jamais eu aucun rapport de confiance avec eux; qu'il n'avait rien à se reprocher de contraire à son serment d'être fidèle à la Constitution, et que la conduite de toute sa vie était la preuve qu'il savait être fidèle à ses serments.
On fit reparaître à cette occasion la dénonciation de la Commune contre M. de Maillebois. Elle ne portait que sur des souvenirs de son secrétaire, d'après lesquels ce seigneur aurait écrit qu'avec 2,500 Piémontais, 14,000 hommes fournis par l'Espagne, et le concours du duc de Deux-Ponts, du margrave de Baden et du landgrave de Hesse, il se chargeait de bloquer Paris, de subjuguer la France et d'amener la nation à résipiscence. Il est difficile de croire qu'un homme d'esprit et de talent, tel qu'était le comte de Maillebois, ait pu former un pareil projet et l'envoyer au roi de Sardaigne et à M. le comte d'Artois. D'après la dénonciation de la Commune et du comité, le procureur du Roi au Châtelet rendit plainte contre MM. de Maillebois, de Saint-Priest et de Bonne-Savardin.
L'Assemblée continuait par de nouveaux décrets à ôter au Roi le peu d'autorité qui lui restait. Elle se chargea de l'organisation de l'armée, de la décision des pensions, de la quotité des retraites, et mit ce prince dans l'impossibilité de faire aucun bien, ni de remédier aux désordres qui se commettaient journellement. Il sentait vivement les blessures qu'en recevait son autorité, et vivait dans la persuasion que tant de patience et de résignation, opposées à la conduite de l'Assemblée, ouvriraient les yeux à la nation, et que sans moyens violents elle reviendrait d'elle-même au gouvernement paternel d'un roi qui ne voulait que son bonheur. Hélas! il se trompait, et les factieux qui comprimaient la nation abusèrent de sa bonté pour continuer leurs pratiques séditieuses, et entretenir l'aveuglement d'un peuple égaré par l'appât du gain et par l'impunité des crimes qu'il commettait journellement.
L'Assemblée ne pouvait pardonner à MM. de Saint-Priest, de la Luzerne et de la Tour du Pin l'attachement qu'ils témoignaient au Roi, et les représentations continuelles qu'ils lui adressaient sur les excès qui se commettaient dans les provinces, dans les régiments et dans les ports. Les dénonciations journalières qu'on se permettait contre eux n'avaient d'autre but que de faire déclarer au Roi qu'ils avaient perdu la confiance de la nation, et de le forcer à les remplacer par des êtres plus soumis à la volonté de l'Assemblée, et moins attachés à la personne de Sa Majesté.
M. Malouet, indigné des libelles atroces et incendiaires de Camille Desmoulins, lesquels se débitaient même à la porte de l'Assemblée, crut qu'il serait utile au bien public d'en dénoncer un contre sa personne, dans lequel il se permettait les paroles les plus outrageantes. Il représenta, avec sa fermeté ordinaire, les dangers que pouvait courir chaque particulier, lorsqu'un journaliste ne craignait pas de prêcher le meurtre, le pillage et l'incendie; contraignant ainsi un représentant du peuple à porter sur lui des armes pour la défense de sa vie; qu'il aurait dédaigné ces injures, s'il n'avait espéré par là faire punir un être aussi dangereux pour la société. Cet impudent était allé jusqu'à le menacer de le marquer à la joue d'un fer chaud, comme un infâme galérien sorti du bagne de Brest. Cette injure paraissant tenir de la folie, M. Malouet demanda que, d'après le rapport des médecins, il fût enfermé, s'il y avait lieu, dans une maison de fous, pour y être guéri; et, dans le cas contraire, qu'on l'obligeât à se rétracter au greffe et dans son premier numéro; à payer les frais du procès, et vingt mille francs d'amende applicables aux pauvres de la charité maternelle, et que ladite sentence, au nombre de quatre mille exemplaires, fût imprimée à ses dépens et affichée à Paris, Brest, Toulon, et autres lieux où besoin serait, sauf au procureur du Roi à prendre telles conclusions qu'il lui plairait, pour la réparation due aux mœurs, aux lois, et à la dignité d'un représentant de la nation.
Il dénonça encore, peu de temps après, un libelle de Marat, intitulé: C'en est fait de nous, par lequel il proposait de s'assurer du Roi et de Mgr le Dauphin; d'enfermer la Reine et Monsieur; de se défaire de toutes les autorités, et d'abattre six cents têtes; qu'alors seulement le peuple serait heureux, ne payerait plus d'impôts, et jouirait d'une liberté dont il ne connaissait que le nom; que, sans cette mesure, leurs ennemis les égorgeraient tous, eux, leurs femmes et leurs enfants.
M. Malouet parla avec la plus grande éloquence sur le danger de laisser courir de tels libelles, qui ne tendaient à rien moins qu'à opérer une contre-révolution, par l'horreur qu'inspiraient de pareils moyens. Il représenta fortement l'intérêt de chacun à ne pas laisser égarer à ce point l'esprit du peuple, qui, du meurtre de celui qu'il regardait comme son ennemi, passerait au massacre de ceux qui voudraient réprimer les excès, et finirait par rendre la France un théâtre de carnage et d'horreur. Il demanda de décréter que le procureur du Roi fût mandé à la barre, séance tenante, pour recevoir l'ordre de poursuivre comme criminels de lèse-nation les auteurs, imprimeurs et colporteurs d'écrits propres à exciter l'insurrection du peuple contre les lois, ainsi qu'au renversement de la Constitution.
Le discours de M. Malouet avait fait une telle impression, que le décret passa sans opposition. Mais deux jours après, on présenta à l'Assemblée un projet de législation criminelle dont Marat lui faisait hommage. Camille Desmoulins profita de cette occasion pour se plaindre de la sévérité avec laquelle on traitait les écrivains patriotes, tandis qu'on laissait débiter sans aucune difficulté ceux du parti opposé, tels que les Actes des apôtres, la Gazette de Paris, la Passion de Louis XVI, etc., etc. C'était, selon lui, une mesure intolérable de le traduire devant un tribunal, parce qu'il l'accusait d'être contre-révolutionnaire.
«Serait-il possible, s'écria M. Malouet, qu'on pût justifier des libelles qui provoquent au meurtre et au carnage, et à la dissolution de toutes les autorités!»—«Je l'ose,» dit une voix qu'on reconnut pour être celle de Camille Desmoulins. Le président ordonna de l'arrêter; mais il se perdit dans la foule, et reparut l'instant d'après dans la salle. Robespierre excusa sa conduite sur son extrême sensibilité de se voir accusé de crime envers la nation, lui qui journellement ne cessait d'être le défenseur de ses droits. Dubois de Crancé se joignit à lui, et crut l'occasion favorable pour représenter à l'Assemblée que le comité des recherches ayant accusé M. de Saint-Priest d'être le complice de MM. de Maillebois et de Bonne-Savardin, il fallait qu'elle fît déclarer au Roi, par le président, qu'elle ne pouvait plus correspondre avec un ministre si grièvement attaqué. Chacun garda le silence. Seul M. Desmeunier démontra avec courage qu'on ne pouvait déplacer un ministre sans qu'il fût accusé et jugé légalement, et qu'alors seulement, s'il était trouvé coupable, il subirait la peine portée par la loi. Personne n'osa répondre, et la motion de M. Dubois de Crancé n'eut aucune suite.
Péthion, de son côté, dénonça le décret rendu contre les libellistes comme ayant un effet rétroactif. «Une révolution n'est pas, dit-il, un temps de calme; vous avez vous-même favorisé l'insurrection d'un grand peuple; vous l'avez approuvée par vos décrets; je demande donc qu'on ne donne aucune suite au dernier décret, jusqu'à ce que vous ayez défini les crimes de lèse-nation et décrété la procédure par jury.»
M. Malouet répondit vainement qu'il n'y aurait plus alors ni paix ni sûreté en France; que la nation demanderait compte un jour à l'Assemblée des maux qu'elle aurait causés, et dont elle finirait par être elle-même la victime. Il ne fut point écouté, et l'Assemblée, sans égard à l'amendement qu'il avait proposé au décret incriminé, pour en éloigner tout arbitraire, proclama qu'il ne pourrait être intenté aucune action, ni être dirigé aucune poursuite contre les écrits publiés jusqu'à ce jour sur les affaires publiques, sauf l'écrit intitulé: C'en est fait de nous; mais qu'indignée de la licence des écrivains, elle chargeait son comité de constitution et celui de jurisprudence criminelle réunis de lui proposer un mode d'exécution du décret rendu contre les libellistes.
Le tumulte avait été si grand, qu'il fut impossible aux trois quarts de l'Assemblée d'entendre la rédaction du décret. On avait compté qu'il y serait ajouté qu'on proposerait ce mode d'exécution dans le plus bref délai. MM. Malouet et Dupont de Nemours, ayant constaté cette omission, demandèrent qu'on la réparât; mais l'Assemblée refusa opiniâtrément de rien changer au décret prononcé.
On s'apercevait sensiblement des progrès de l'émigration. On s'en plaignit à l'Assemblée, qui délibéra sur les moyens d'y remédier. «Il en est un aussi simple qu'immanquable, dit M. de Murinais; rendez la paix à la France; ramenez-y l'ordre et la justice, et il n'y aura plus d'émigration.» Les factieux qui dominaient l'Assemblée étaient loin de l'agréer, sachant mieux que personne que ce n'était qu'au sein du trouble et de la confusion qu'ils pouvaient réaliser les projets qu'ils avaient formés pour la destruction de la religion et de la monarchie.
M. de Bonne-Savardin occasionna de grandes rumeurs dans l'Assemblée par sa fuite de la prison de l'Abbaye. Craignant avec raison de ne pouvoir éviter d'être découvert, et voulant se mettre en sûreté, il fut trouver l'abbé de Barmond, membre du côté droit de l'Assemblée, et connu par sa bienfaisance; il le supplia de lui donner pour quelques jours un asile dans sa maison. L'abbé de Barmond, craignant de se compromettre, eut de la peine à s'y décider; mais son bon cœur l'emporta.
L'abbé de Barmond allait partir pour les eaux. M. de Bonne, l'ayant appris, lui demanda avec tant d'instances de l'emmener avec lui, qu'il ne put s'y refuser, quoiqu'il eût déjà dans sa voiture un fédéré, qu'il ramenait dans son pays. Dénoncé par un quidam, qu'on crut être son domestique, l'abbé de Barmond fut suivi par MM. Mestre et Julien, aides de camp de M. de la Fayette, qui, rencontrant sa voiture près de Châlons, prirent les devants, prévinrent la municipalité et firent arrêter les voyageurs. On ne leur trouva d'autres papiers que des lettres pour M. le cardinal de Rohan, dont M. Égys était porteur.
L'Assemblée, instruite de cet événement, ordonna que les voyageurs seraient ramenés à Paris; que MM. Égys et de Bonne-Savardin seraient conduits séparément dans les prisons de cette ville, et que l'abbé de Barmond resterait dans sa maison jusqu'à ce que l'Assemblée eût statué sur son sort.
L'abbé d'Aimar assura que M. Égys n'était pour rien dans cette affaire; qu'il ne connaissait pas même l'abbé de Barmond, qui s'était chargé, à sa sollicitation, de le ramener dans son pays; qu'on pouvait s'assurer de sa personne, mais qu'il ne méritait pas d'être traité en criminel. On n'eut aucun égard à ses représentations, et il n'en fut pas moins conduit en prison.
Quand l'abbé de Barmond fut arrivé à Paris, on le manda à la barre de l'Assemblée, et il y fut conduit de manière à attirer sur lui tous les regards. Une foule tumultueuse entoura sa voiture, et l'on eut beaucoup de peine à l'écarter. Il avoua naturellement qu'il avait manqué de prudence dans cette occasion, mais qu'ayant passé sa vie à secourir les malheureux et les opprimés, il n'avait pu se défendre d'un sentiment de pitié pour un homme emprisonné depuis trois mois par les ordres d'un tribunal illégal, sans qu'on eût pu trouver de preuves contre lui; qu'il n'avait jamais connu M. de Maillebois, ni M. de Bonne-Savardin; que la sensibilité l'avait emporté sur la prudence, et qu'il n'avait pas autre chose à dire pour sa justification.
MM. Duport du Tertre et de Frondeville défendirent avec chaleur l'abbé de Barmond. Le dernier, après avoir insisté sur l'illégalité des dépositions du comité des recherches, la terreur des gens de bien, ne put retenir son indignation en comparant la sévérité avec laquelle on traitait l'abbé de Barmond, et l'indulgence que l'on avait pour les assassins de la famille royale, dont plusieurs siégeaient peut-être parmi les membres de l'Assemblée. Cette phrase excita la rumeur la plus violente. Les deux partis de l'Assemblée se livrèrent aux personnalités les plus fortes, et au milieu du vacarme et des cris de chacun, M. de Frondeville fut censuré pour avoir fait entendre son opinion. Un grand nombre de membres du côté droit demandèrent à partager sa censure, adhérant d'esprit et de cœur au discours qu'il avait prononcé; et pendant tout ce tumulte, l'Assemblée décréta que le comité des recherches serait chargé de l'examen des pièces relatives à l'affaire de l'abbé de Barmond, pour lui en rendre compte sous huit jours, et qu'il resterait en arrestation jusqu'à ce qu'il en fût autrement ordonné.
Dès le lendemain, M. de Frondeville fit imprimer et distribuer gratuitement son discours, avec une épigraphe et un avant-propos qui exprimaient positivement qu'il s'honorait de la censure qu'il avait encourue la veille. M. Goupil de Préfeln dénonça ce discours comme un libelle dangereux, et conclut, ainsi que Barnave, qu'un pareil manque de respect pour l'Assemblée ne méritait pas moins de huit jours de prison, peine encore bien douce pour un pareil délit.
M. de Faucigny, ne pouvant retenir son indignation, s'écria: «C'est par trop fort! c'est la guerre de la majorité contre la minorité; et nous n'avons plus d'autre parti que de tomber le sabre à la main sur ces gaillards-là.» La colère du côté gauche fut à son comble, et Barnave demanda au président de s'assurer sur-le-champ de la personne de M. de Faucigny.
M. de Frondeville, affligé d'une scène aussi fâcheuse que celle qui venait de se passer, demanda sur-le-champ la parole, se reconnut coupable d'y avoir donné lieu par son écrit, en témoigna son regret à l'Assemblée, et demanda instamment que la punition tombât sur lui seul, puisqu'il était la cause de l'emportement d'une tête aussi vive et aussi exaltée que l'était celle de M. de Faucigny. La manière franche avec laquelle M. de Frondeville reconnut sa faute désarma l'Assemblée, et elle se contenta de le condamner aux arrêts pour huit jours dans sa propre maison.
M. de Faucigny désavoua de son côté l'emportement où il s'était livré. «Il pourrait cependant, disait-il, interpréter le propos déplacé qu'il s'était permis d'une manière différente de celle dont il avait été entendu, s'il ne croyait plus prudent de ne pas le répéter; qu'au surplus, il se soumettait d'avance à la peine que l'Assemblée jugerait à propos de lui infliger.» Elle déclara qu'ayant égard aux excuses et à la déclaration de M. de Faucigny, elle lui remettait la peine qu'elle aurait pu lui infliger.
Huit jours après, M. Voidel, au nom du comité des recherches, déclara à l'Assemblée que dans l'examen des pièces qui lui avaient été remises, il n'avait trouvé aucun délit ni même de preuves de complicité dans l'évasion de M. de Bonne-Savardin; mais que l'abbé de Barmond s'était rendu coupable d'un des plus grands crimes dans l'ordre social, en cherchant à soustraire à la vengeance des lois et à couvrir de son inviolabilité un homme sous la main de la justice, comme prévenu du crime de lèse-nation; qu'il ne fallait pas croire qu'il se fût tant exposé pour laisser son ouvrage imparfait; qu'il demandait donc, en conséquence, que l'abbé de Barmond restât en état d'arrestation; que le Châtelet poursuivit les auteurs et complices de l'évasion de M. de Bonne; qu'une commission de l'Assemblée interrogeât séparément l'abbé de Barmond et M. de Foucault, qui paraissait compromis dans cette affaire, et que M. Égys, qui n'y était pour rien, fût mis en liberté.
M. de Foucault, inculpé d'avoir reçu chez lui M. de Bonne-Savardin, justifia sa conduite et celle de l'abbé de Barmond par les mêmes raisons qui avaient été données dans la séance où avait comparu ce dernier. L'abbé Maury, par un discours plein de sagesse et de modération, invoqua la Constitution violée par des arrestations aussi arbitraires, releva les suppositions que se permettait M. Voidel comme méritant l'indignation publique, fit sentir que de pareilles conclusions tendaient à éterniser la captivité de l'abbé de Barmond, et finit son discours par demander sa liberté provisoire, à la charge de se représenter toutes les fois qu'il en serait requis, d'ordonner au Châtelet de continuer l'information contre M. de Bonne-Savardin, et de punir les coupables conformément aux ordonnances.
Ce discours fit une telle impression, que les deux tiers de l'Assemblée demandèrent que l'on convertit en décret la demande de l'abbé Maury. Mais Barnave, Péthion, Mirabeau, et ceux qui partageaient leurs opinions, s'emportèrent avec violence contre un décret qu'ils taxèrent de contre-révolutionnaire; et aidés du secours des galeries, qui mêlaient à leurs raisons des cris et des battements de mains, ils ramenèrent la majorité à décider qu'il y avait lieu à accusation contre l'abbé de Barmond. On demanda, mais vainement, que la liberté fût au moins rendue au pauvre M. Égys, déchargé d'accusation par le comité des recherches; l'Assemblée passa à l'ordre du jour, et il resta toujours en prison.
L'Assemblée ne s'écartait jamais du plan de ne laisser au Roi qu'un vain titre sans aucune autorité. Elle déclara que l'accusation publique ne serait plus exercée par les commissaires du Roi, étant trop dangereux de laisser entre leurs mains l'exercice d'une pareille puissance. Elle révoqua les apanages des Enfants de France, les réduisit à une pension, et elle arrêta qu'ils ne pourraient hériter des biens meubles et immeubles appartenant au Roi, à la Reine et à l'héritier présomptif de la couronne, lors de leur décès, non plus que des successions qui pourraient leur échoir, et que le tout serait réuni au domaine de la couronne.
Le Roi fit représenter à l'Assemblée, par M. Necker, que la destruction des pensions sur le trésor royal à moins de vingt-cinq ou trente ans de service, mettait dans la position la plus cruelle une infinité de personnes en droit de compter sur la récompense qui leur était due. Ils n'avaient pris aucun état et allaient se trouver dénués de tout moyen d'existence. «Sa Majesté, ajouta le ministre, voit aussi avec peine la défense faite aux pensionnaires de l'État de recevoir aucune pension ni aucun secours de la liste civile, et elle espère que l'Assemblée prendra en considération des objets qui intéressent si vivement son cœur.»
M. Necker profita de cette occasion pour faire sentir à l'Assemblée qu'elle mettait le Roi trop à l'écart dans la distribution des grades et des récompenses, et mit en parallèle la conduite de l'Angleterre, qui ne négligeait aucun moyen d'environner le Roi de tous les moyens de considération. Barnave, Charles de Lameth et Boutidoux se récrièrent violemment contre l'audace de M. Necker, qui osait se permettre de donner des conseils à l'Assemblée; et, sans vouloir écouter les raisons que l'on opposait à leur emportement, ni faire aucune distinction entre les demandes du Roi et les réflexions de M. Necker, ils entraînèrent la majorité de l'Assemblée à passer à l'ordre du jour.
M. Necker, sensiblement affligé des suites de sa démarche, comprit, mais trop tard, la funeste influence de sa conduite dans le commencement de la Révolution. Il était vivement affecté de la manière dont il était traité par l'Assemblée, et ses regrets ne pouvaient qu'augmenter, en réfléchissant sur ce qu'il était et ce qu'il aurait pu être, s'il eût tenu la conduite que lui imposait la confiance de Sa Majesté en l'appelant auprès de sa personne.
La chaleur avec laquelle MM. Barnave et de Cazalès soutenaient leurs opinions ayant donné lieu à quelques personnalités, Barnave en demanda raison à M. de Cazalès, et ils se battirent au pistolet. M. de Cazalès fut blessé, et dut à son chapeau la conservation de la vie. La populace témoigna la joie la plus vive du succès de Barnave, et déclara que s'il avait été tué, elle aurait massacré son adversaire. Sa férocité augmentait de jour en jour, et l'on apprenait les nouvelles les plus désastreuses de ce qui se passait dans les provinces.
M. de Pont, intendant de Metz, qui allait subir l'opération de la pierre, fut investi à l'intendance par cent cinquante miliciens qui voulaient être payés de leur solde, qu'ils prétendaient leur être due depuis 1775, et dont ils le rendaient responsable. La populace se joignit à eux, et après avoir accablé M. de Pont de mauvais traitements, ils en extorquèrent un billet de mille louis. M. Louis de Bouillé et plusieurs autres officiers coururent les plus grands dangers en voulant défendre M. de Pont. La municipalité eut le courage d'arborer le drapeau rouge, de faire braquer les canons devant l'hôtel de ville, et de déclarer nuls les billets extorqués à l'intendant. Le lendemain, on fit courir le bruit qu'une armée de brigands dévastait les moissons, et de ces bruits artificieux résulta l'armement presque universel des habitants des provinces frontières.
L'esprit de révolte se soutenait dans les différents ports du royaume. M. de Castellat, commandant de la marine à Toulon, fut assassiné par les ouvriers du port, sous prétexte que le manque de fonds leur faisait craindre une suspension de payement. Ils se disposaient à le pendre, tout blessé qu'il était, lorsque deux grenadiers du régiment de Barrois l'arrachèrent tout sanglant de leurs mains et le portèrent à l'hôpital. M. de Glandevez, en rendant compte de cet événement, demanda ce que pouvait faire un commandant sans force contre des hommes qui, égarés par le mot de liberté, se livraient à toutes sortes d'atrocités. M. Malouet proposa sur-le-champ un projet de loi qui, rédigé par les comités des recherches, des rapports et de la marine, rendrait la sénéchaussée de Toulon juge en dernier ressort des complices de cet attentat, et chargerait le président de l'Assemblée d'écrire une lettre de satisfaction à la municipalité et à la garde nationale, qui avait déjà arrêté plusieurs des assassins de M. de Castellat, et aux deux braves grenadiers qui lui avaient sauvé la vie au prix de la leur propre.
M. de Mirabeau opina fortement pour s'opposer à de pareils désordres, et déclara qu'il ne voyait d'autre remède à tant de maux que dans le licenciement de l'armée. Il proposa de le décréter pour le 20 septembre, de fixer sa recréation au moment où les décrets sur l'organisation militaire seraient terminés, et de soumettre chaque individu qui la composerait à un serment tellement précis et déterminé, qu'il exclût toute diversité de principes et d'opinions. Il proposa, de plus, de faire en même temps une adresse à l'armée, qui développerait les devoirs que lui imposait ce serment, et qui servirait de préservatif contre les interprétations que des gens grossiers ou enthousiastes avaient tirées de la déclaration des droits de l'homme. Il termina en avouant qu'il était temps de la faire suivre de celle des devoirs. Si cette déclaration, si vivement sollicitée par les gens sages de l'Assemblée et si opiniâtrement refusée, eût été décrétée à la suite de celle des droits de l'homme, elle eût évité bien des malheurs. La proposition de M. de Mirabeau fut malheureusement trop tardive; le mal était facile à prévenir dans le principe, et il devenait alors difficile d'y remédier.
Le licenciement de l'armée excita la colère de Marat. Il fit courir un libelle qui déclarait que si le décret du licenciement de l'armée proposé par Mirabeau venait à passer, il fallait élever huit cents potences aux Tuileries pour y pendre tous les traîtres, Mirabeau à la tête. M. Malouet dénonça ce libelle, et demanda que le maire de Paris fût requis de faire arrêter Marat, ainsi que les colporteurs de pareilles atrocités. Mirabeau invoqua, au contraire, le mépris de l'Assemblée sur de pareilles extravagances, qu'il traita d'ivresse de la part de Marat, et dénonça comme libelle le réquisitoire du Châtelet sur les événements des 5 et 6 octobre.
On fit lecture à l'Assemblée d'une lettre des vainqueurs de la Bastille, et des écrivains patriotes, tels que Carra, Marat, Camille Desmoulins, Brissot, Loustalot, etc., qui invitaient tous les bons citoyens à se trouver à un service qu'ils feraient célébrer au Champ de Mars pour les camarades morts à la prise de la Bastille. Robespierre voulait que l'Assemblée y envoyât une députation; mais sur l'observation qu'on lui fit, qu'elle ne pourrait siéger à côté de ceux qu'elle avait condamnés, M. Duport fit décréter que c'était à l'Assemblée à ordonner ce service, et qu'il fallait surseoir jusque-là.
CHAPITRE VII
ANNÉE 1790
Affaire de Nancy.—Retraite de M. Necker.—Camp de Jalès.—Nouvelle émission d'assignats.
Le ministre de la guerre vint faire part à l'Assemblée de la situation critique où se trouvait la ville de Nancy par la révolte des régiments du Roi, de Mestre de camp et des Suisses de Châteauvieux. Ce dernier régiment, qui avait été entraîné, parut d'abord se repentir; mais, excité de nouveau par ceux qui fomentaient tous ces troubles, il persista dans sa révolte. Chacun de ces régiments voulait rendre ses officiers solidaires des sommes qu'il prétendait lui être dues, pour les retenues injustes qu'on lui faisait depuis longtemps, et ils menaçaient de se faire justice eux-mêmes, si l'on refusait d'acquiescer à leur demande.
M. de Malseigne, ancien major général des carabiniers, officier de tête et de courage, envoyé à Nancy pour y rétablir l'ordre et la subordination, fit assembler un conseil au quartier des Suisses pour la reddition des comptes, et s'y rendit le 24 août. On rejeta les demandes injustes des soldats, et on leur accorda celles qui étaient justes et raisonnables. Mais les esprits s'échauffant, M. de Malseigne remit la séance à un autre jour. Lorsqu'il sortit du quartier, un grenadier, qui était de sentinelle à la porte, lui ferma le passage, en lui appuyant sa baïonnette sur la poitrine. M. de Malseigne tira son épée, le blessa, et traita de même un second grenadier qui leva le sabre sur sa tête. Il se fit jour ensuite avec son épée au travers de cette soldatesque effrénée, et se rendit chez M. de Nouë, colonel en second du régiment du Roi, qui commandait dans la ville, et chez qui tous les officiers s'étaient rassemblés.
Les soldats de Châteauvieux voulurent forcer les portes de la maison de M. de Nouë; mais on la barricada, et l'on parvint pour le moment à la faire respecter. M. de Malseigne voulait braver leur fureur; mais apprenant que la fermentation croissait d'heure en heure, que la plus grande partie des régiments du Roi et de Mestre de camp, unis à la multitude, partageaient les ressentiments des Suisses, et que sa vie était dans le plus grand danger, il se détermina à céder aux instances qu'on lui faisait de quitter Nancy et de retourner à Lunéville, où il fut reçu des carabiniers avec toutes les marques d'estime et de confiance qu'il n'avait cessé de leur inspirer.
Dès qu'on eut appris son départ de Nancy, trente soldats de Mestre de camp se mirent à sa poursuite; mais il était heureusement entré dans Lunéville quand ils approchèrent de la ville. Un détachement de carabiniers monta à cheval, fut à leur rencontre, tua plusieurs d'entre eux, et fit les autres prisonniers. Ces nouvelles apportées à Nancy, et grossies par la malveillance, jetèrent l'alarme parmi les révoltés. On fit courir le bruit que les étrangers avaient pénétré dans le royaume, et le désordre fut à son comble. Les soldats crièrent à la trahison, forcèrent la maison de M. de Nouë, le traînèrent au cachot, emprisonnèrent les officiers qui étaient auprès de sa personne, arrêtèrent même M. Percheloche, aide de camp de M. de la Fayette, et le mirent sous la garde de leurs fusiliers.
Les trois régiments en insurrection partirent sur-le-champ pour aller attaquer les carabiniers, et la garde nationale se mit aussi en mouvement. M. Percheloche offrit alors à ceux qui le gardaient d'aller avec eux défendre leurs camarades, et ils partirent tous pour Lunéville. Ils trouvèrent les carabiniers en ordre de bataille; les deux troupes s'envoyèrent des députés. M. de Malseigne proposa de retourner à Nancy, accompagné de deux députés, l'un carabinier et l'autre des troupes des régiments; et M. Percheloche fut prié par les gardes nationales, et même par les soldats du régiment du Roi, d'aller à Paris, et d'y rendre compte de ce qui se passait. Il y consentit, après avoir obtenu la liberté de M. de Nouë et de ceux qui avaient été arrêtés avec lui.
M. de Bouillé, en rendant compte de ces faits, demanda deux commissaires à l'Assemblée pour agir de concert avec lui, et détruire par là les bruits que l'on faisait courir, qu'il ne rassemblait des troupes que pour opérer une contre-révolution. Il informait l'Assemblée qu'il avait sous ses ordres, outre les carabiniers, les régiments suisses de Castella et de Vigier, déterminés à venger la honte qu'imprimait sur leur nation la défection de Châteauvieux.
Pendant ce temps, la situation de Nancy était affreuse. L'arsenal avait été pillé; la classe inférieure défendait les soldats, et la classe supérieure courait journellement le risque d'être massacrée. Un grand nombre de gardes nationales avaient quitté la ville pour marcher contre les carabiniers avec les trois régiments, et les citoyens étaient sans défense contre l'effervescence de la multitude. On demandait instamment à l'Assemblée de soutenir le décret qu'elle avait rendu pour autoriser à réprimer par la force une insurrection dont les suites pouvaient devenir si dangereuses. Mais la garde nationale de Nancy avait envoyé à Paris deux députés, qui, dans un discours prononcé devant l'Assemblée, excusèrent les troupes et rejetèrent la cause des désordres sur les chefs des régiments, et nommément sur M. de Malseigne. Ils parvinrent ainsi à refroidir l'Assemblée sur les mesures qu'elle avait d'abord adoptées. «Tous les torts des soldats, disaient-ils, ne proviennent que de leur attachement aux principes de la Révolution. Il faut, ajoutèrent-ils, temporiser et rendre justice à la pureté de leurs sentiments.»
Ces raisons, appuyées par les démagogues de l'Assemblée, leur firent accorder les honneurs de la séance. Barnave, Robespierre, et autres députés du même parti, cherchèrent de leur côté à inspirer de la défiance sur les opinions de M. de Bouillé. Il allait, disaient-ils, former une réunion d'aristocrates et de despotes soudoyés pour égorger les soldats. Ils parvinrent, quoique avec peine, par ces mensonges, à obtenir de l'Assemblée qu'elle ferait une nouvelle proclamation, par laquelle elle déclarerait qu'elle scruterait la conduite de chacun; que les soldats et les citoyens seraient mis sous la sauvegarde de la nation; mais que pour obtenir justice, il fallait d'abord rentrer dans l'ordre. Elle décida que cette proclamation serait portée à Nancy par deux commissaires, autorisés à requérir la force militaire, après avoir épuisé tous les moyens de paix et de justice.
Les décrets et la proclamation de l'Assemblée ne firent aucune impression sur l'esprit des révoltés. Ils entraînèrent même dans leur parti un grand nombre de carabiniers, qui se saisirent de MM. de Nouë et de Malseigne, et les conduisirent en prison, où ils se trouvaient à la merci de ces furieux. M. de Bouillé, après avoir employé inutilement tous les moyens possibles pour faire rentrer les troupes dans le devoir, se vit forcé d'employer la force, et se détermina à faire exécuter le décret.
Il réunit toutes les troupes de ligne, les gardes nationales de Metz, de Lunéville, et la partie saine de celle de Nancy, leur lut le décret de l'Assemblée sanctionné par le Roi, et, assuré de leur fidélité, il marcha contre les révoltés. Ceux-ci envoyèrent une députation à M. de Bouillé pour demander à capituler. Il répondit qu'on ne capitulait point avec des rebelles; qu'ils n'avaient d'autre parti à prendre que celui de la soumission, et que si dans deux heures MM. de Nouë et de Malseigne ne lui étaient pas rendus, et que les trois régiments ne fussent pas en bataille hors de la ville, reposés sur leurs armes, il ferait exécuter le décret. On rendit MM. de Nouë et de Malseigne, et après de nouveaux pourparlers où M. de Bouillé tint ferme, une nouvelle députation de la municipalité et du régiment du Roi vint l'assurer que pour obéir à ses ordres on allait quitter la ville. M. de Bouillé la reçut au milieu de ses troupes, dont il avait peine à contenir l'ardeur. Les soldats sortirent de la ville; mais on remarqua qu'une de ses portes était gardée par des soldats des trois régiments, qui avaient conservé de l'artillerie. M. de Bouillé y marcha avec l'avant-garde, y arriva à quatre heures, et fit sommer de rendre la porte. Ils se préparaient à la défendre, lorsque M. Désilles, jeune officier du régiment du Roi, plein d'honneur et de bravoure, tenta un dernier effort pour les porter à la soumission. Il employa d'abord la persuasion et la raison pour les engager à ne pas faire couler le sang pour une défense impossible; mais ne pouvant rien gagner sur les esprits obstinés, il se plaça à l'embouchure du canon, se flattant de les arrêter par cette démarche. Tout fut inutile; ils répondirent à la dernière sommation de M. de Bouillé par un coup de canon à mitraille et une décharge de mousqueterie, qui blessa mortellement le jeune et héroïque Désilles[15]. Les volontaires ripostèrent par un feu très-vif, forcèrent la porte et tuèrent tout ce qu'ils rencontrèrent. Les révoltés se défendirent avec acharnement. Ils tiraient par les fenêtres sur les troupes de M. de Bouillé, et lui tuèrent beaucoup de monde. Après un combat de trois heures, où les soldats de Châteauvieux furent en partie tués ou blessés, et Mestre de camp s'étant sauvé, le régiment du Roi se décida à se rendre. M. de Bouillé fut sur-le-champ à son quartier, et lui ordonna de se rendre à Verdun; Mestre de camp, dispersé ou prisonnier, reçut l'ordre de se rendre à Toul, Moyenvic et Marsal. M. de Bouillé donna les plus grands éloges au courage et à la bravoure des troupes et des gardes nationales. Trente hommes de celle de Metz furent tués, et beaucoup furent blessés. Nancy leur dut son salut, et l'ordre y fut parfaitement rétabli.
M. de Bouillé tint, dès le lendemain, un conseil de guerre pour juger les coupables, et demanda les ordres de l'Assemblée relativement aux soldats de Châteauvieux. M. de Malseigne, en quittant Nancy, fut rejoindre les carabiniers qui étaient rentrés dans le devoir, et qui, en lui témoignant leur profonde douleur, livrèrent vingt de leurs camarades, principaux auteurs de l'insurrection.
Le courage et la fermeté de M. de Bouillé furent applaudis généralement. Il n'avait que trois mille hommes à opposer aux révoltés, qui étaient au nombre de dix mille. La modestie avec laquelle il rendit compte de ses succès ajouta encore à l'estime qu'inspira sa conduite.
Le Roi et la Reine, qui étaient dans la plus mortelle inquiétude sur ce qui se passait à Nancy, témoignèrent à M. de Bouillé la satisfaction qu'ils éprouvaient de sa conduite, et en firent publiquement l'éloge le plus flatteur et le plus mérité. Il n'en fut pas de même de l'Assemblée. Tout ce qui tendait à donner de la considération au Roi était un sujet de déplaisance pour elle. Aussi, en remerciant par un décret les autorités, les gardes nationales et M. Désilles, de leur zèle, de leur bravoure et de leur patriotisme, elle se contenta d'une simple approbation pour le général et les troupes de ligne qui avaient fait leur devoir, et elle ordonna aux commissaires dont l'envoi avait été décrété, de se rendre sans délai à Nancy, pour y prendre les informations nécessaires sur les auteurs de l'insurrection, punir les coupables sans distinction de chefs ni de soldats, et prendre les mesures nécessaires pour la conservation de la tranquillité publique. Elle se chargea de pourvoir au sort des femmes et des enfants des gardes nationaux qui avaient péri à Nancy.
Le Roi avait nommé pour commissaires les deux présidents des départements les plus voisins de cette ville, comme ayant une parfaite connaissance de ce qui s'y était passé; mais M. de la Fayette s'y opposa, et fit nommer à leur place M. Dumanoir, un de ses aides de camp, et M. Duport du Tertre. Ces deux messieurs, ne s'étant pas souciés de se charger de cette mission, furent remplacés par MM. du Verrier et Cayer de Gerville, avocats.
Si le Roi eût voulu quitter Paris à cette époque, et se retirer à Metz pour s'y mettre à la tête des troupes, la considération dont jouissait M. de Bouillé lui en aurait donné les moyens, et le séjour de Saint-Cloud toutes sortes de facilités pour partir secrètement. Mais il ne put se résoudre à un parti dont il redoutait les suites.
Les factieux, mécontents de voir l'ordre rétabli à Nancy par la valeur héroïque des troupes et de la garde nationale, tentèrent d'exciter une émeute à Paris. Ils rassemblèrent les groupes du Palais-Royal, et une troupe de gens armés se réunirent autour de la salle, et se répandirent ensuite dans le jardin des Tuileries en proférant des imprécations contre M. de Bouillé et contre les ministres, dont ils demandaient le renvoi. Ils déploraient le meurtre de Nancy, et feignaient même de vouloir forcer la salle. La bonne contenance de la garde nationale arrêta le commencement de cette sédition. M. Dupont de Nemours se plaignit vivement de l'audace des factieux, qui, sans armée apparente, en avaient une réelle dans le grand nombre de leurs partisans, obéissaient à un mot de guerre, et se rassemblaient au premier signal pour commettre tous les excès qui leur étaient commandés. Il demanda que l'Assemblée donnât des ordres pour informer contre les auteurs de ce dernier tumulte, et pour enjoindre à la municipalité de Paris de veiller soigneusement à l'exécution des décrets relatifs à la tranquillité publique. Malgré un discours de M. d'André, qui n'eut pas honte d'attribuer à la minorité les excès dont on se plaignait, pour indisposer contre elle, le décret proposé passa à l'unanimité.
L'émeute du 2 septembre décida la retraite de M. Necker. Effrayé des dangers qu'il courait, il écrivit à l'Assemblée que sa santé ne lui permettant plus de remplir les fonctions de sa place, il lui envoyait sa démission. Il l'informait en même temps qu'il lui avait remis, le 2 juillet, le compte de la recette et de la dépense depuis le 1er mai 1789 jusqu'au mois de mai 1790; qu'il laissait pour garant de son administration ses maisons de Paris et de la campagne, et deux millions quatre cent mille livres de ses propres fonds qu'il avait versés au trésor royal, et dont il demandait à retirer seulement quatre cent mille livres. Cette démission fut reçue avec la plus profonde indifférence. L'Assemblée se chargea de l'administration du trésor public, et ajouta l'administration des finances à tous les autres pouvoirs qu'elle avait réunis entre ses mains.
L'arrivée subite de M. Necker ayant causé quelque émotion dans le village de Saint-Ouen, il crut prudent de le quitter et erra toute la nuit dans la vallée de Montmorency. Il revint à Paris dans la matinée du lendemain, et partit peu après pour Coppet. Son voyage ne fut pas heureux. Il fut arrêté à Arcis-sur-Aube par la municipalité, qui refusa de le laisser continuer sa route, jusqu'à ce qu'elle y fût autorisée par l'Assemblée nationale. M. Necker écrivit au président pour lui demander de lui obtenir cette autorisation, et ses amis en obtinrent une lettre pour assurer son voyage. Muni de ces papiers, on lui laissa continuer sa route jusqu'à Vesoul, où il fût arrêté de nouveau. Mais la municipalité le fit mettre en liberté, et il quitta enfin la France pour n'y plus revenir, emportant avec lui un chagrin et une inquiétude qui, joints à la douleur que lui causa la perte de sa femme, rendirent sa vie amère jusqu'à son dernier soupir.
Les persécutions qu'éprouvaient les habitants des provinces méridionales attachés au Roi et à la religion, les déterminèrent à se réunir pour parvenir à s'y soustraire. Ils formèrent un camp fédératif à Jalès dans le bas Languedoc. Ils avaient fixé le 18 août pour le jour du ralliement. Ce camp était déjà composé de quarante-cinq mille hommes, lorsque dix mille montagnards du Vivarais en vinrent grossir le nombre. On forma un bataillon carré au milieu duquel on dressa un autel, sur lequel on célébra la messe; et les têtes s'échauffant, on proposa d'aller venger les catholiques opprimés par les protestants. M. de Lazantides, ancien officier du régiment de Penthièvre, qui sentit le danger de cette proposition, saisit adroitement le prétexte du manque de vivres pour les engager à se retirer.
Les habitants du Vivarais furent plus difficiles à persuader que les autres, et n'y consentirent qu'à la condition d'envoyer des commissaires qui auraient pour mission d'obliger les protestants à envoyer à Montpellier, ou autre ville de sûreté, les catholiques emprisonnés, pour y être jugés et punis s'ils se trouvaient coupables; de vendre des armes aux catholiques, ou de désarmer aussi les protestants; de faire remettre les canons à la citadelle de Nîmes, et d'en faire sortir les soldats du régiment de Guyenne, vendus aux protestants.
L'Assemblée, inquiète de ce rassemblement, décréta qu'elle approuvait la proclamation du département de l'Ardèche pour s'opposer aux arrêtés de l'armée du camp de Jalès, et chargea le président de demander au Roi d'ordonner au tribunal de Villeneuve-de-Berg de faire le procès aux auteurs des arrêtés inconstitutionnels de ce camp, de déclarer le comité militaire de cette armée inconstitutionnel, de lui défendre de s'assembler, et à ses commissaires de se rendre à Montpellier pour y prendre des renseignements sur l'affaire de Nîmes; de défendre également à tous les gardes nationaux du royaume de former aucun camp fédératif sans l'autorisation du directoire du département, et de supplier Sa Majesté de donner les ordres les plus prompts pour l'exécution du présent décret.
Le parti qu'avait pris le Roi, par le conseil de ses ministres, de sanctionner sans réflexion tous les décrets de l'Assemblée, lui causait souvent de violents chagrins. Obligé par cette mesure d'abandonner ceux qui cherchaient à défendre son autorité, il vit avec douleur que loin de remplir le but qu'on s'était proposé, elle ne tendait qu'à accroître celle de l'Assemblée, qui ne s'occupait qu'à éteindre dans le cœur des Français l'attachement envers leur souverain, qui ne désirait que le bonheur de son peuple.
Le côté gauche de l'Assemblée, qui avait juré la destruction du clergé, trouvant que la vente de ses biens traînait en longueur, proposa pour la déterminer plus promptement une nouvelle émission de deux milliards d'assignats, y compris ceux qui avaient été créés précédemment. Mirabeau et les membres du comité de liquidation avaient estimé à cette somme le remboursement de la dette publique, qui se composait: des charges de la maison du Roi et des princes, des emplois militaires, des dîmes inféodées, et des emprunts de Hollande et de Gênes. Ils disaient qu'en échangeant ces deux milliards contre des domaines de pareille valeur, on délivrerait l'État d'une dette aussi considérable, et que le peuple n'aurait plus à payer par an que quatre cent soixante-quatorze millions. Mirabeau opina pour rembourser la dette publique en assignats, sans intérêts; pour mettre en vente sur-le-champ les domaines nationaux, et ouvrir des enchères dans tous les districts; pour recevoir exclusivement les assignats en payement des acquisitions, en les brûlant à mesure de leur rentrée, et charger le comité des finances d'un projet de décret et d'une instruction sur cet objet.
Un grand nombre de séances furent employées à la discussion de cette proposition. Tout ce qu'il y avait de gens instruits et raisonnables à l'Assemblée se récria contre cette mesure; et un grand nombre de députés du côté gauche se joignirent à eux et en firent sentir les dangers par des discours pleins de force et de sagesse. Ils peignirent avec chaleur les désordres qui ne pouvaient manquer d'en résulter, tels que le renchérissement des denrées, la dilapidation des biens du clergé et la banqueroute, qui serait la suite infaillible d'une semblable émission d'assignats. Les représentations des grandes villes du royaume, sur le tort qu'elle ferait au commerce, n'eurent pas plus d'effet. Le parti était pris; la fougueuse éloquence de Mirabeau, appuyée par son parti, entraîna la majorité de l'Assemblée, et il fut décrété que la dette non constituée de l'État et celle du ci-devant clergé seraient remboursées en assignats-monnaie sans intérêts; qu'il ne serait pas mis plus de douze cents millions en circulation, au delà des quatre cents qui avaient été décrétés; que les assignats qui rentreraient dans la caisse seraient brûlés, et qu'on ne pourrait en fabriquer de nouveaux sans l'autorisation du corps législatif, et sous la condition qu'ils ne pourraient excéder la valeur des domaines nationaux, ni se trouver au-dessus de douze cents millions dans la circulation.
CHAPITRE VIII
ANNÉE 1790 (OCTOBRE)
Procédure sur les événements des 5 et 6 octobre.—Conduite de l'Assemblée à ce sujet.—Insubordination de la flotte de Brest.—Démission de M. d'Albert de Rioms.—Nouvelle dénonciation des ministres.—Démission de M. de la Luzerne.—Protestations énergiques des divers Parlements contre les atteintes portées à l'autorité royale.—Troubles de la Martinique.—Incertitude du Roi pour s'éloigner de Paris.—Son retour dans cette capitale.—Démission des ministres et leur remplacement.—Continuation des troubles.
Le Châtelet, suffisamment instruit sur les attentats des 5 et 6 octobre, avant de décréter d'accusation les personnes qui y étaient impliquées, envoya une députation à la barre de l'Assemblée, à la tête de laquelle était M. Boucher d'Argis, président de ce tribunal. Il déclara qu'il allait révéler des secrets pleins d'horreur, et que malgré les menaces faites de toutes parts au Châtelet, il ne craindrait aucun danger lorsqu'il s'agirait d'affirmer la liberté en la séparant de la licence; qu'il avait été douloureusement affligé en reconnaissant parmi les accusés deux membres de l'Assemblée; mais qu'il était persuadé qu'ils s'empresseraient de solliciter eux-mêmes la poursuite d'une procédure dont il espérait que le complément mettrait au jour leur innocence.
Il déposa sur le bureau la procédure scellée, déclarant qu'il était redevable de la plus grande partie des pièces qui la composaient au comité des recherches de l'Assemblée, et se plaignant à regret de celui des recherches de la ville de Paris, qui avait constamment refusé de remettre celles qu'il avait entre les mains.
«L'Assemblée ne peut être ni accusatrice ni juge, dit M. de Mirabeau; elle ne peut que connaître des charges qui inculpent deux de ses membres. Je propose de décréter que le paquet soit remis au comité des recherches de l'Assemblée, qui fera le rapport des charges qui inculpent deux de ses membres, pour qu'elle puisse les décréter, s'il y a lieu à accusation.»
L'abbé Maury représenta que l'inviolabilité des députés ne pouvait s'étendre à toute espèce de délit, et nommément lorsqu'il était question du crime de lèse-nation et de haute trahison; qu'il fallait déclarer que, tous les hommes étant égaux devant la loi, on renvoyait la procédure au Châtelet, en lui ordonnant la poursuite, et en mandant aussi au comité des recherches de la ville de Paris de remettre à ce tribunal tous les documents qu'il jugerait nécessaires.
Péthion s'étonna qu'on réveillât une affaire qu'il croyait assoupie, et déclara qu'il croyait bien plus conforme à l'inviolabilité des députés de laisser l'Assemblée prononcer s'il y avait ou non matière à accusation contre deux de ses membres, impliqués dans la procédure du Châtelet.
M. de Cazalès, indigné, insista sur la nécessité de donner la plus grande publicité à la justification de ceux qui étaient accusés d'un forfait qui pesait sur la nation entière, et qui ferait à jamais son déshonneur lorsque la postérité dirait: D'infâmes assassins ont mis en péril les jours de la Reine, fille de Marie-Thérèse. Les murmures redoublèrent son courage: «Oui, dit-il, la fille de Marie-Thérèse, dont le nom survivra à ceux des conspirateurs de cette exécrable journée.»
L'Assemblée décréta que le paquet serait ouvert par le comité des recherches de l'Assemblée, en présence des commissaires du Châtelet, devant lesquels on ferait l'inventaire des pièces qui y étaient contenues; que le comité des rapports lui rendrait compte des charges contre les représentants de la nation, s'il en existait dans la procédure, pour la mettre à portée de déclarer s'il y avait ou non matière à accusation; qu'elle n'entendait point arrêter le cours de la justice à l'égard des autres accusés qui pourraient y être compris, et que le comité des recherches de Paris serait tenu de remettre aux commissaires du Châtelet les pièces et documents qui pourraient être nécessaires pour la suite de la procédure; et sur la demande de MM. de Cazalès, Malouet et Dufraisse-Duché, on ordonna l'exécution des décrets lancés contre des personnes étrangères à l'Assemblée avant l'ouverture du paquet.
Le comité des recherches de la ville accusa le Châtelet de vouloir faire la contre-révolution, en donnant à la procédure le titre des journées des 5 et 6 octobre, tandis qu'il ne devait être question que des événements de cette dernière journée. Le Châtelet répondit à cette accusation par une adresse à l'Assemblée, où il prouva par des pièces justificatives que la déposition des témoins entraînait une telle connexité entre ces deux journées, qu'il était impossible de pouvoir les séparer. Des voix furieuses s'opposèrent à la continuation de la lecture de l'adresse. M. Dufraisse-Duché eut beau représenter qu'un pareil refus laisserait croire que l'Assemblée voulait laisser impunis des crimes qui souilleraient la Révolution, et que cette impunité la couvrirait, elle et ses auteurs, d'un opprobre éternel, ses représentations ne furent point écoutées. La majorité refusa d'entendre la continuation de la lecture de l'adresse, qui fut envoyée au comité des rapports.
Ce comité demanda, pour pouvoir faire son rapport, l'impression de la procédure du Châtelet, et M. de Mirabeau demanda qu'il fût fait le plus promptement possible: «Je n'ignore pas que j'y dois jouer un rôle, dans ce procès fait à la Révolution, dit-il avec impudence; mais il y a plus à craindre l'évasion des témoins que des accusés.»
M. Chabroud, chargé du rapport du comité des recherches, ne s'attacha qu'à justifier Mirabeau et M. le duc d'Orléans. Il s'efforça de faire regarder cette effroyable journée comme un de ces événements où le sort se plaît à confondre la prévoyance humaine: «Les juges, dit-il, ont érigé en certitude ce qui pouvait n'être qu'un soupçon; les témoins ont cru voir ce qu'ils affirmaient, et se sont évidemment trompés. La plupart sont peu dignes de foi. M. le duc d'Orléans et M. de Mirabeau n'ont pu être coupables de ce dont on les accuse, puisqu'ils étaient l'un et l'autre dans des endroits différents de ceux où l'on dit les avoir vus.» Il ne voit dans toute cette procédure qu'un procès fait à la Révolution, pour avoir le droit d'attribuer à ses véritables amis les imprudences de ses ennemis. Le dîner des gardes du corps, la crainte trop fondée d'une contre-révolution, les premiers coups de fusil tirés sur le peuple, ce sont les circonstances qui ont amené les événements dont on se plaint. Il accusa M. Malouet de s'être plu à noircir des propos de conversation, et entre autres une légèreté de M. Coraller, qui s'était permis de dire, dans un moment d'emportement, que si l'on n'avait pas renvoyé M. Necker, on aurait mis le feu au Palais-Bourbon, pour commencer la Révolution. «Quant aux malheurs arrivés le 6 octobre, je les livre, dit-il en finissant son horrible discours, à l'instruction des races futures, et à fournir une leçon aux rois, aux courtisans et au peuple.» Il conclut par demander, au nom du comité, qu'on décrétât qu'il n'y avait pas matière à accusation.
On lut ensuite la copie de deux lettres de M. d'Estaing à la Reine, pour prouver combien étaient fondées les craintes que l'on éprouvait que des conseils fussent donnés au Roi de quitter Versailles pour aller à Metz. M. d'Estaing parlait dans sa seconde lettre du mauvais effet du dîner des gardes du corps, et engageait la Reine à suivre les conseils qu'il lui donnait de ne pas s'entourer des ennemis de la Révolution. Ces deux lettres étaient si plates et si diffuses, que la Reine n'avait pas daigné y répondre, et l'on ne put s'empêcher d'être étonné de les voir entre les mains de M. Chabroud, qui jugea à propos de s'en servir à l'appui de la cause qu'il soutenait.
M. de Bonnai justifia les gardes du corps, dont l'héroïsme devait passer à la postérité. L'abbé Maury fit sentir, avec l'éloquence qui caractérisait tous ses discours, la fausseté des assertions de M. Chabroud, et combien il était douloureux de voir atténuer des crimes dont le souvenir affligeait si vivement ceux qui aimaient réellement leur patrie, lorsqu'ils pensaient au déshonneur dont elle se couvrait en les laissant impunis.
MM. Malouet, de Montlosier et Henri de Longuève cherchèrent vainement à faire discuter la procédure, et parlèrent avec autant de force que de sagesse pour en faire sentir la nécessité. Mais, pour toute réponse, M. de Mirabeau s'emporta contre le Roi, le Châtelet et les membres du côté droit. Il entra dans le sens de Chabroud sur le procès fait à la Révolution: «Sans vouloir rappeler, dit-il, que le trône a des torts à expier et la vengeance nationale des complots à mettre en oubli, j'ai le droit d'accuser le Châtelet de chercher à exciter les provinces contre Paris, en peignant le Roi comme captif dans sa capitale, et l'Assemblée comme une réunion de factieux.»
M. de Biron justifia M. le duc d'Orléans, qui prononça lui-même un discours à l'Assemblée pour prouver que les accusations dirigées contre lui étaient dictées par la vengeance; qu'il ratifiait l'engagement qu'avait pris M. de Biron de porter la lumière jusque dans les moindres détails de cette ténébreuse affaire, et qu'il ne refuserait aucun éclaircissement à ceux qui avaient intérêt à le contredire, de même qu'à ceux qui avaient le droit d'en connaître. Barnave ajouta que du moment où la procédure avait été remise au comité, elle avait été jugée; qu'il n'y avait d'autre conjuration que la procédure elle-même; qu'il demandait le plus profond mépris pour le Châtelet, la procédure et les témoins, et que M. le duc d'Orléans en ferait imprimer ce qu'il voudrait, ne pouvant que confirmer l'estime que lui portait la nation, pour son patriotisme et son attachement à la liberté.
(2 octobre.) L'Assemblée, d'après les conclusions du comité des rapports, décréta qu'il n'y avait pas matière à accusation.
Cette décision consterna tous les gens de bien, qui virent avec une profonde douleur la honte qui en rejaillissait sur la nation; et il fallait qu'elle fût bien aveuglée pour conserver le moindre espoir du bien que pouvait faire une Assemblée qui s'avilissait au point de fermer les yeux sur de pareils attentats, et d'en protéger les auteurs. Cent quarante-huit députés de l'Assemblée, non compris les témoins, ne pouvant soutenir l'idée d'associer leurs noms à un pareil décret, déclarèrent et firent imprimer leur improbation du rapport de Chabroud, dans les termes les plus énergiques.
M. d'Albert de Rioms, qui jouissait à juste titre de la considération la plus distinguée, après avoir tenté tous les moyens possibles pour rétablir la subordination dans la flotte de Brest, se voyant journellement inculpé, et ne pouvant plus faire aucun bien, donna sa démission, et fut remplacé par M. de Bougainville.
L'Assemblée avait chargé M. de Menou du rapport sur l'insurrection qui avait donné lieu à la retraite de M. d'Albert de Rioms. Pénétré du danger qui en pouvait résulter, le rapporteur y avait fait sentir la nécessité d'employer sans perdre de temps tous les moyens propres à empêcher le retour de pareils excès. Mais le rapport ayant été désapprouvé par les démagogues de l'Assemblée, il désavoua trois jours après tout ce qu'il avait avancé, et fit retomber le blâme de l'insurrection sur la sévérité des officiers envers des gens égarés par excès de patriotisme, qui seraient ramenés à l'ordre par la voie de la douceur et à la vue du pavillon tricolore, qu'il concluait à faire adopter pour la marine française.
On fit plusieurs objections sur les inconvénients qui pouvaient résulter de cette mesure; mais l'Assemblée n'en voulut écouter aucune, et la proposition de se borner à mettre seulement les cravates de couleur nationale enflamma tellement la colère de M. de Mirabeau, que, non content de prononcer le discours le plus incendiaire, il en vint au point de menacer le côté droit de la fureur populaire.
M. de Guillermi, ne pouvant entendre de sang-froid un pareil discours, s'écria que c'était le langage d'un factieux. Un homme des tribunes ouvrit alors une fenêtre sur la terrasse des Feuillants, répétant aux affidés toujours à leur poste sur cette terrasse, le propos de M. de Guillermi. Leurs hurlements, joints au tapage des tribunes, détermina le côté gauche de l'Assemblée, qui avait toujours la majorité, à ordonner les arrêts pour trois jours à M. de Guillermi, et l'on décréta que le pavillon français serait dorénavant tricolore (22 octobre).
M. de Menou et les démagogues de l'Assemblée profitèrent de cette circonstance pour dénoncer de nouveau les ministres, ajoutant qu'il fallait faire connaître au Roi qu'ils avaient perdu la confiance de la nation. M. de Cazalès, en s'opposant à cette mesure comme inconstitutionnelle, s'emporta avec violence contre ces mêmes ministres, qu'il accusa d'une lâche indifférence et de manquer de la fermeté nécessaire pour réprimer les excès qui se commettaient journellement, comme s'ils avaient eu plus de possibilité que M. de Cazalès pour s'opposer aux décrets désorganisateurs qui paralysaient tous les moyens de répression. Personne ne put concevoir le motif d'un reproche aussi déplacé dans les circonstances où l'on se trouvait. Plusieurs représentants ayant fait sentir l'inconvenance de cette dénonciation, l'Assemblée passa à l'ordre du jour.
Les sections se réunirent de leur côté pour arrêter entre elles le renvoi des ministres, comme si les sections de Paris avaient eu le droit de gouverner la France à leur volonté. En conséquence de cette décision, M. Bailly vint annoncer à l'Assemblée, à la tête d'une députation des quarante-huit sections, qu'elles s'occupaient de rédiger une adresse dans laquelle elles exprimaient le vœu de la commune entière de Paris pour un changement de ministres; qu'elles venaient déposer leurs alarmes dans le sein des pères de la patrie; qu'elles pouvaient être réputées celles de la nation entière, puisque Paris réunissait dans chaque section un grand nombre de citoyens de tous les départements.
Danton, ancien avocat au conseil, et qui était un vrai scélérat, prononça ensuite un discours qui était une véritable diatribe contre les ministres. Il y peignait l'archevêque de Bordeaux comme un ennemi caché de la Révolution, qui, non content de retarder l'expédition des décrets les plus essentiels, se permettait d'en altérer quelquefois le texte. Il lui reprochait, en outre, d'avoir, dans ses instructions aux commissaires du Roi dans les provinces, commenté les décrets relatifs à leurs fonctions, de manière à leur donner une extension de pouvoir funeste à la Constitution.
Il accusait M. de Saint-Priest d'avoir puisé à Constantinople des principes de despotisme, menaçant les têtes françaises de son fameux damas; d'avoir été l'âme de la contre-Révolution projetée par M. de Maillebois, et d'avoir donné au Roi l'idée d'une maison militaire, pour opprimer les patriotes et les amis de la Révolution.
Il reprochait à M. de la Luzerne et de la Tour du Pin d'opprimer les officiers et les soldats patriotes, et, de plus, à ce dernier, sa faiblesse, sa vanité, son attachement pour ses parchemins, et d'avoir dégarni les frontières pour porter les troupes dans l'intérieur du royaume.
M. de Montmorin fut le seul exclu de cette dénonciation. Les démagogues le regardaient comme partisan de la liberté, et n'avaient, disaient-ils, rien d'essentiel à lui reprocher. Il était cependant profondément attaché au Roi, et ne caressait ce parti-là que dans l'espoir de lui être utile. Il se trompa dans son calcul, et forcé à des démarches qui répugnaient à son cœur, il se vit méprisé des deux partis, et finit par être victime des fureurs de la Révolution.
Danton termina son discours par supplier l'Assemblée de nommer promptement une haute cour nationale pour juger les crimes de lèse-nation, et notamment les ministres, contre lesquels on n'avait pas besoin d'autre preuve de culpabilité que leur volonté de vouloir se maintenir dans leurs places, pendant l'instruction du procès qui allait s'intenter contre eux.
L'Assemblée reconnut le droit de pétition dans la démarche des sections, promit d'examiner les preuves qu'elles fourniraient et qui ne pouvaient être repoussées par le Roi, puisqu'il devait au peuple justice et protection.
Elle ne pouvait dissimuler son inquiétude sur la seule idée de voir le Roi se former une maison militaire, et c'était ce qu'elle redoutait le plus; aussi Charles de Lameth s'emporta-t-il avec sa fougue ordinaire contre une mesure qui pouvait, disait-il, mettre en péril la liberté; il ajouta que la même raison devait faire décréter que le Roi ne commanderait jamais l'armée en personne.
M. Malouet représenta que la dignité du trône exigeait que le Roi eût une garde nommée par lui; que l'Assemblée ne pouvait s'occuper que du nombre d'hommes dont elle serait composée, et que quant à la proposition d'ôter au Roi le commandement de l'armée, c'était lui ôter toute considération et toute autorité, amener la nation insensiblement à se passer de Roi, et perpétuer le trouble et l'anarchie. Il ne fut pas écouté, non plus que les autres membres de l'Assemblée opposés à une pareille violation de la Constitution. Sur la proposition de M. de Lameth, la discussion de ces deux objets fut renvoyée aux comités militaire et de constitution réunis.
On ne reconnaissait d'autres principes à l'Assemblée que la soumission aux volontés des démagogues. Pour donner l'idée de la corruption où elle était tombée, un député, nommé Lavie, osa proposer, dans une de ses séances, de ne plus parler de Dieu au peuple, de renfermer la religion dans le payement de l'impôt, et d'obliger les curés à se contenter de répéter en chaire: L'impôt, l'impôt! Le côté droit témoigna son indignation, qui ne fut qu'un sujet de risée pour ses adversaires.
Les ministres, se voyant dans l'impossibilité de pouvoir faire le bien, donnèrent au Roi leur démission. Mais ce prince ne l'ayant point acceptée, ils conservèrent leurs places, à l'exception de M. de la Luzerne, qui réitéra sa demande et remit au Roi un compte sommaire de la marine, à l'époque où il en quittait le département. Elle était composée de soixante-dix vaisseaux de ligne et de soixante-cinq frégates à flot, non compris douze vaisseaux et six frégates en construction et prêts à être lancés. C'était le fruit du travail de Louis XVI, qui s'était occupé sans relâche du soin de créer une marine respectable. N'était-il pas affreux de voir une Assemblée nationale se plaire à rendre ces efforts inutiles, et à paralyser le zèle d'officiers aussi instruits qu'expérimentés, par l'insubordination qu'elle se plaisait à fomenter entre les subordonnés et leurs supérieurs? Le Roi voyait avec douleur la destruction de l'objet de ses soins; mais sentant que M. de la Luzerne ne pouvait rien contre ceux qui ne voulaient que détruire, il accepta sa démission et lui écrivit en même temps qu'il n'oublierait jamais ses services; qu'il avait besoin de lui en exprimer sa satisfaction, et d'y joindre ses regrets sur la nécessité où il se croyait de quitter le ministère. Le Roi regrettait avec raison un ministre qui réunissait aux talents et à la probité un extrême attachement pour sa personne. En effet, il aurait de bon cœur sacrifié à son Roi tous les désagréments qu'il éprouvait, s'il avait seulement entrevu une possibilité de lui être utile; mais, ne pouvant s'en flatter, il préféra une retraite honorable à une vaine résistance aux volontés d'une Assemblée toute-puissante, qui voulait tenir les ministres dans son entière dépendance.
Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part du choix qu'il avait fait de M. de Fleurieu pour ministre de la marine. Celui-ci promit à l'Assemblée de se distinguer par son zèle pour l'exécution des lois et pour assurer la tranquilité publique. Il lui annonça en même temps le choix qu'avait fait le Roi de M. de Bougainville pour remplacer M. d'Albert de Rioms.
La suppression des Parlements, décrétée sans discussion le 6 décembre 1789, fut exécutée dans tout le royaume au mois d'octobre de l'année suivante, et les tribunaux inférieurs reçurent l'ordre de continuer leurs fonctions jusqu'à leur remplacement. Les Parlements de Bordeaux, de Rouen, de Grenoble et d'Aix, après avoir protesté contre ce décret, en envoyèrent la transcription aux tribunaux inférieurs. Les avocats de celui d'Aix déclarèrent, par l'organe de Pascalis, l'un d'entre eux, qu'ils étaient décidés à s'ensevelir avec la Monarchie et à mourir en sujets fidèles du Roi de France et du comte de Provence, et ils refusèrent de continuer leur ministère. Le président de Cabre fit transcrire leurs discours et leurs noms sur le registre de la Cour, comme une marque honorable de leur inébranlable fidélité[16]. Le Parlement de Toulouse protesta contre toutes les atteintes portées à la religion et à la dignité de ses ministres, aux droits de la couronne, contre l'anéantissement des ordres, le démembrement du Languedoc, l'anéantissement de ses priviléges et les lettres patentes portant suppression de la Cour.
Cette protestation porta l'alarme dans l'Assemblée. Robespierre en prit occasion d'inculper le pouvoir exécutif; car le nom de Roi n'existait déjà plus parmi les démagogues. MM. de Broglie et Alexandre de Lameth la taxèrent de rébellion et demandèrent le prompt établissement de la haute Cour pour juger les coupables. Mais les magistrats, par leur fuite en Espagne, se dérobèrent à la vengeance que l'Assemblée se préparait à tirer de leur résistance à ses décrets.
Les troubles de la Martinique excitèrent l'attention de l'Assemblée; ils furent la suite de l'esprit désorganisateur qu'on répandait dans les colonies, sans vouloir écouter aucune représentation sur les dangers qui en pourraient résulter.
Le vicomte de Damas, commandant à la Martinique, fidèle et loyal serviteur du Roi, cherchait à conserver à la France une colonie aussi précieuse, pendant que l'on travaillait à établir l'insubordination et à renouveler les anciennes querelles contre l'Assemblée coloniale et les planteurs. M. de Chabrol, colonel du régiment de la Martinique, prit parti pour les gens de couleur et se mit à leur tête, suivi des soldats qui avaient abandonné leur drapeau. M. de Damas, qui protégeait avec raison les propriétaires et l'Assemblée coloniale, marcha contre lui. M. de Chabrol, ayant perdu beaucoup des siens, appela à son secours les habitants de la Guadeloupe, divisés également en deux partis. M. de Damas, sentant l'importance de remédier à ce désordre, fit un rapport sur la situation de la Martinique, qui fut envoyé à l'Assemblée, laquelle, sans vouloir écouter les raisons qu'il apportait pour justifier la conduite qu'il avait tenue et la justice que lui rendaient les colons, décréta son retour en même temps que l'envoi de six mille hommes à la Martinique et de quatre vaisseaux de ligne aux îles françaises.
Les discours incendiaires de Mirabeau, et le scandale des séances de l'Assemblée, dont les décrets tendaient à la désorganisation du royaume, déterminèrent M. de La Tour du Pin à représenter au Roi que s'il avait le projet de s'éloigner de Paris, il le suppliait de se décider en ce moment; qu'il prévoyait être forcé de donner sa démission, mais qu'il pouvait auparavant, et sans donner d'ombrage à l'Assemblée, disposer la marche de plusieurs régiments fidèles de manière à protéger sa route; que l'habitation de Saint-Cloud donnait de grandes facilités pour sa sortie, et que cette occasion perdue, il en retrouverait difficilement une semblable; qu'il ne prétendait point préjuger les desseins de Sa Majesté, mais qu'en sujet fidèle et dévoué, il croyait devoir lui soumettre ces réflexions. Il eût été bien heureux pour la France que le Roi les eût adoptées. M. de Bouillé avait alors la confiance de deux ou trois départements, et ce voyage aurait eu probablement une issue bien différente de celui que nous aurons à raconter.
L'issue de la procédure des événements des 5 et 6 octobre fit balancer le Roi, et l'on crut qu'il allait se décider au parti que lui proposait M. de La Tour du Pin. Mais la crainte d'une guerre civile qui ferait couler le sang de ses sujets était si fortement empreinte dans son esprit, qu'il ne put se résoudre à partir, espérant toujours que la nation ouvrirait d'elle-même les yeux sur les malheurs qu'occasionnaient les décrets de l'Assemblée; que ses inconséquences naturelles finiraient par la discréditer; que sa violence et son despotisme, comparés à sa bonté et à sa modération, lui ramèneraient sans efforts et sans violences tout ce qu'il y avait de gens sages et modérés, et que la paix se rétablirait dans le royaume. Cette illusion, qui partait d'un cœur rempli de droiture et de bonté, fut trompée d'une manière bien cruelle.
La famille royale voyait approcher avec peine le moment du retour à Paris. Elle avait à Saint-Cloud l'avantage d'être éloignée de cette populace qui, payée pour occasionner des troubles, garnissait journellement les Tuileries et augmentait le désagrément de cette habitation. Mgr le Dauphin se plaisait extrêmement à Saint-Cloud; sa santé se fortifiait, et son esprit se développait chaque jour d'une manière surprenante. Il avait dès lors, quoiqu'il n'eût encore que cinq ans, un goût naturel pour l'étude, une belle mémoire, et se plaisait extrêmement à ses leçons. On l'accoutumait à répondre de lui-même aux compliments qui lui étaient adressés, et l'on préférait le voir rester court, plutôt que de lui suggérer des idées qui n'auraient pas été les siennes. On se contentait seulement de les rectifier quand elles n'étaient pas justes. Cela le mettait quelquefois en colère, mais il finissait par trouver le moyen de répondre, et il s'était accoutumé par là à dire de lui-même des choses aimables et obligeantes. Il nous fit bien rire un jour au sujet du régiment Dauphin-Dragon. Ce régiment passant par Paris, le comte de Choiseul-d'Aillecourt, qui en était colonel, m'écrivit ses regrets de ne pouvoir présenter à Mgr le Dauphin un régiment digne de ses bontés par son attachement et sa fidélité. Il me priait d'être auprès de ce jeune prince l'interprète des sentiments du régiment et des siens. «Mon Dieu! qu'il est joli d'avoir un régiment à mon âge, dit Mgr le Dauphin, et que je voudrais le voir!—Que voulez-vous, Monseigneur, que je réponde de votre part?—Cela m'embarrasse, répondez, je vous prie, pour moi.—Je vais donc répondre que Mgr le Dauphin, ne sachant que dire à son âge, répondra quand il sera plus grand.—Que vous êtes méchante! me dit-il; et qu'est-ce que mon régiment dira de moi?» Il entra dans une colère affreuse, battant des pieds et des mains; et comme il vit qu'on n'en faisait que rire: «Eh bien, dit-il en me regardant d'un air sévère, je répondrai tout seul, puisque vous ne voulez pas m'aider. Dites à M. de Choiseul que j'aurais bien voulu voir mon régiment et me mettre à sa tête, qu'il le lui dise de ma part; et en même temps remerciez-le de tout ce qu'il me fait dire de la sienne et de celle de mon régiment.» Je l'embrassai, et il finit par me remercier, quand il vit que chacun approuvait sa réponse. Ce jeune prince, qui avait une grâce charmante dans tout ce qu'il disait, annonçait déjà de la fermeté, en y joignant cette bonté naturelle à tous les Bourbons. Aussi était-il adoré de tous ceux qui l'approchaient et qui étaient à portée de le connaître.
A peine le Roi fut-il de retour à Paris, que les motions et les articles incendiaires des journaux recommencèrent plus vivement que jamais. La Royauté y était fortement attaquée, les nobles et les prêtres journellement calomniés, et les violences et les crimes des scélérats dans les diverses provinces, restant toujours impunis, les encourageaient à continuer leurs excès.
Le Roi, voyant ses ministres entravés dans toutes leurs opérations et exposés à voir renouveler sans cesse les dénonciations contre leurs personnes, se détermina, quoique avec peine, à leur demander leurs démissions. M. de la Fayette intrigua beaucoup pour faire nommer un ministre à sa dévotion; et sur l'assurance qu'il donna au Roi de l'appui qu'il trouverait alors dans son parti, il lui en laissa la composition.
On supprima l'office de chancelier et de garde des sceaux, et M. Duport du Tertre, qui remplaça l'archevêque de Bordeaux, eut seulement le titre de ministre de la justice et de garde des sceaux; M. Du Portail fut nommé ministre de la guerre; M. Valdec de Lessart, contrôleur des finances, à la place de M. Lambert. On ajouta plus tard à ce ministère celui de l'intérieur du royaume[17]. Le Roi annonça à l'Assemblée ces diverses nominations, et les nouveaux ministres protestèrent de leur dévouement et de leur exactitude à faire observer les lois.
M. Duport du Tertre ajouta dans sa lettre à l'Assemblée qu'il avait eu de la peine à accepter le ministère, mais qu'il avait pensé qu'il eût été de mauvais exemple qu'un homme honoré de la confiance du peuple ne se crût pas digne de celle du Roi.
M. Du Portail marquait de son côté qu'il n'avait pu se refuser au désir de prendre une part active à une aussi glorieuse révolution, à assurer par les efforts de son zèle l'exécution des lois données par les augustes représentants de la nation, et à réduire en pratique leur sublime théorie. Il alla ensuite au club des Jacobins professer les mêmes maximes, assista à la séance en bonnet rouge, et laissa voir par cette conduite ce que l'on pouvait attendre d'un tel ministre.
Il était clair que le projet de l'Assemblée était de discréditer totalement le ministère, et de transporter aux comités les diverses branches de l'administration, pour en venir ensuite à l'abolition de la Royauté. M. de la Fayette lui-même, de peur de perdre sa popularité, se garda bien de réaliser les espérances qu'il avait données, et se montra toujours le même, dans toutes les circonstances où l'on avait cru pouvoir compter sur lui.
La nomination du nouveau ministère ne diminua pas la violence de l'Assemblée. Loin d'improuver les excès commis à Avignon, elle sembla les autoriser, en y envoyant les troupes demandées par les factieux, écoutant avec faveur leur demande réitérée de la réunion du Comtat à la France, et avec la défaveur la plus marquée les raisons opposées que présentaient M. l'abbé Maury et M. de Clermont-Tonnerre sur le danger de cette réunion. Si elle n'accéda pas pour le moment à une demande si vivement sollicitée par MM. Bouche et Camus, il était facile de voir qu'elle n'attendait qu'un moment plus opportun.
Elle se contenta de rendre la liberté aux prisonniers détenus à Orange, sans désapprouver l'injustice de leur détention ni les excès commis à Avignon, et elle laissa cette malheureuse ville dans la crainte continuelle de voir renouveler les scènes qui en avaient fait un séjour de terreur et de désolation.
Elle tint la même conduite dans le rapport de l'affaire de Nancy. M. de Sillery, qui en fut le rapporteur, se garda bien de blâmer la rébellion des régiments révoltés. Il se permit des insinuations perfides contre M. de Bouillé et les officiers qui l'avaient secondé, en exceptant seulement les amis de la Constitution; il blâma la municipalité et proposa de ne donner aucune suite à la procédure commencée par le bailliage, de faire mettre en liberté tous les détenus, et de supplier le Roi de demander aux cantons suisses la grâce des soldats de Châteauvieux. Il finit par demander que l'on cassât le régiment du Roi et celui de Mestre de camp.
MM. de Cazalès, de Clermont-Tonnerre et de Virieu parlèrent avec force contre le décret proposé par M. de Sillery, en firent sentir le danger, démontrèrent qu'il détruirait celui qui avait été rendu, qu'il ne tendait qu'à favoriser le désordre et l'insurrection dans l'armée, et qu'il ravissait le fruit de la conduite de ceux qui avaient empêché les désastres qui eussent été la suite d'une pareille insurrection. Ils proposèrent de se borner à casser les deux régiments et à conserver aux officiers qui s'étaient conduits avec tant de sagesse et de modération, leur activité de service jusqu'au moment de leur remplacement. Ils ne furent point écoutés. L'Assemblée décréta le licenciement des deux régiments, l'abolition de la procédure commencée, la mise en liberté des soldats et autres prisonniers impliqués dans cette affaire; elle révoqua l'approbation qu'elle avait donnée à la municipalité et au directoire, et approuva le courage avec lequel s'étaient montrées les municipalités de Metz, Toul et Pont-à-Mousson, lors de l'exécution de la loi.
On procéda à l'élection des juges de Paris, et on ne nomma pour tels que de zélés patriotes, tels que MM. Ogier et Garaud de Coulon (qui avaient figuré d'une manière inique dans le procès de M. de Bezenval), M. Hérault de Séchelles, ancien avocat général au Parlement de Paris, et M. Bigot de Préameneu. Les six présidents des tribunaux furent: MM. Freteau, Duport, Target, Treilhard, Touret et Mesleu, tous membres de l'Assemblée. Chabroud y avait aussi concouru, mais il ne put obtenir de pluralité.
Les membres du côté gauche, assurés de la faveur populaire, se permettaient sans ménagement les propos les plus indiscrets contre leurs adversaires. Charles de Lameth, dans un démêlé qu'il eut avec M. de Chauvigny, et dont il avait prévu les suites, se permit de dire publiquement que c'était le duc de Castries qui avait mis M. de Chauvigny à ses trousses. Celui-ci, indigné d'un pareil propos, en demanda raison à M. de Lameth, et ils se battirent au bois de Boulogne. M. de Lameth ne fut heureusement que blessé; car le peuple, furieux de la simple blessure d'un député qu'il regardait avec raison comme un des plus chauds partisans de la Révolution, se porta avec violence à l'hôtel de Castries, en pilla tous les appartements et aurait immanquablement massacré M. de Castries, s'il n'avait eu la prudence de quitter la France sur-le-champ.
M. de la Fayette, quoique prévenu de la fureur populaire dirigée contre M. de Castries, arriva trop tard pour empêcher le désordre. Sa commisération pour cette indigne populace, qu'il traitait d'amis et d'enfants, et qu'il essayait de ramener par la douceur, en leur montrant son cheval blanc qu'ils connaissaient tous, ne les empêcha pas de continuer le pillage en sa présence, et il ne put parvenir avec sa garde nationale qu'à empêcher la destruction de la maison. M. de Castries, n'étant plus en sûreté à Paris, demanda et obtint un congé de l'Assemblée, qui lui fut envoyé à Lausanne, où il s'était retiré.
La postérité croira difficilement que de pareils excès trouvèrent des défenseurs dans l'Assemblée, et que M. de Mirabeau, furieux de l'indignation qu'en témoignaient les membres du côté droit, s'emporta jusqu'à dire qu'on provoquait la colère du peuple en se portant toujours ses accusateurs; qu'il était heureux, pour ceux qui abusaient de sa patience, que quelques exemples, en les effrayant, les empêchassent de continuer à s'opposer à la loi et à la raison. Le côté droit n'y put tenir et se leva en témoignant l'horreur que lui inspirait un propos aussi atroce. M. Roy, député d'Angoulême, ne put s'empêcher d'ajouter que c'était le langage d'un factieux. Le côté gauche s'emporta avec violence; les tribunes s'y joignirent; les cris, les injures, les hurlements et la demande de la prison pour M. Roy, rendirent cette séance une des plus scandaleuses qui eussent encore existé. Ce fut au milieu de ce tumulte que M. Roy fut condamné à trois jours de prison à l'Abbaye.
De pareilles scènes se renouvelaient journellement. Il y en eut une de ce genre à l'Opéra. Le parti démagogue, qui attachait le plus grand prix à voir établir promptement la nouvelle constitution du clergé, cherchait par tous les moyens possibles à inspirer la terreur aux personnes qu'ils supposaient y être opposées.
Les spectacles et les lieux publics lui paraissant propres à remplir cet objet, ils y excitaient des désordres dans l'espoir de causer au Roi et à la famille royale de vives inquiétudes sur le refus que pourrait faire Sa Majesté sur le décret que l'Assemblée se proposait de rendre à ce sujet.
On donnait à l'Opéra la représentation d'Iphigénie; le chœur chantant: Célébrons notre Reine, fut vivement applaudi par les royalistes, qui crièrent bis. Il y eut quelques sifflets et des murmures du parti opposé; mais n'étant pas en force, il ne put empêcher qu'on recommençât. Le mécontentement des opposants redoubla lorsque Lainez se permit de dire: «Je crois, messieurs, que tout bon Français doit aimer le Roi et la Reine», et qu'à la suite de ce propos on lui jeta une couronne de laurier. La colère des démagogues n'eut alors plus de bornes, et il y eut un vacarme affreux. Ils laissèrent cependant finir la pièce, mais avec la résolution de se venger de l'affront qu'ils croyaient avoir reçu.
Deux jours après, Lainez jouant le rôle de Jephté, les révolutionnaires, qui avaient loué presque toutes les places du parterre, lui firent les reproches les plus sanglants, tinrent les propos les plus outrageants contre les femmes et les jeunes gens qui garnissaient les loges, et ne permirent pas à Lainez de jouer qu'il n'eût foulé aux pieds la couronne qu'il avait reçue la veille. Ils insultèrent même quelques femmes à la sortie du spectacle. Le plaisir de la vengeance ne fut pas le seul but du vacarme; on cherchait à animer les esprits dans tous les sens, pour faire du bruit et donner lieu de craindre quelque nouvelle insurrection.
On ne pouvait voir de plus triste situation que celle du Roi et de la Reine. Les insultes journalières et multipliées qu'ils recevaient constamment, les nouvelles désastreuses des provinces, la stagnation du commerce, le malheur présent et l'inquiétude de l'avenir les pénétraient d'une profonde tristesse. Mais, au milieu de tant de chagrins, la Reine conserva toujours le calme et la dignité convenables au rang où le Ciel l'avait placée.
CHAPITRE IX
ANNÉE 1791
Constitution civile du clergé.—Serment exigé à ce sujet.—Refus de la plupart de ses membres.—Persécutions qu'il excite.—Remplacement des évêques et des curés.—Formation de divers clubs tant à Paris que dans les provinces.—Troubles dans les provinces du Midi.—Essai d'un club monarchique dont les démagogues ne voulurent jamais souffrir l'établissement.
L'Assemblée se crut encore obligée de donner au Roi, cette année, une marque de considération (car on ne pouvait plus dire de respect), et les discours au Roi et à la famille royale furent bien moins mesurés que ceux de l'année précédente. Il était difficile qu'elle pût exprimer des sentiments trop opposés au but qu'elle poursuivait d'avilir le Roi afin de pouvoir s'en passer plus facilement, en y accoutumant un peuple qu'elle s'était soumis par les espérances dont elle le berçait journellement.
Non contente d'avoir dépouillé le clergé de ses biens, elle voulut encore régler elle-même l'administration de ce qui tenait au spirituel, supprimer un grand nombre de diocèses, les réunir à ceux qu'elle jugeait à propos de conserver, décider la forme des élections des évêques et des curés, des membres des chapitres des divers évêchés, de ceux du conseil de l'évêque; en un mot, se rendre maîtresse du spirituel comme du temporel, et elle en fit un décret formel.
Les évêques, après avoir défendu avec une modération remarquable les propriétés ecclésiastiques, ne se permirent plus, depuis le prononcé du décret, une seule plainte ni une seule réclamation personnelle contre l'injustice qu'ils éprouvaient. Cette admirable résignation déplut à l'Assemblée, qui s'était flattée qu'ils engageraient à la révolte ceux qui leur étaient attachés, et justifieraient par là l'iniquité de sa conduite. Trompée dans cette attente, elle fit jouer tous les ressorts de la méchanceté pour les décrier dans l'esprit du peuple, et finit par décréter que chaque membre du clergé serait obligé d'adhérer au décret qui venait d'être rendu sur la constitution civile du clergé, sous peine de perdre sa place et tout traitement quelconque. Elle se flattait qu'en mettant le clergé dans la nécessité d'opter entre la misère et sa conscience, le plus grand nombre prêteraient le serment, et qu'elle parviendrait par là au projet de Mirabeau, de décatholiciser la France.
N'ayant pas obtenu plus de succès de cette mesure, elle excita la populace contre divers membres du clergé, se flattant que la crainte d'éprouver sa fureur les rendrait moins inflexibles; mais les voyant insensibles à d'autres sentiments qu'à ceux du devoir et de l'honneur, elle décréta que chaque évêque, curé ou autre fonctionnaire public prêterait individuellement le serment, espérant entraîner par là quelques évêques dans son parti. Ceux-ci, toujours animés de l'esprit de paix et de concorde, offrirent de prêter une formule de serment rédigée par Mgr l'évêque de Clermont, qui portait expressément que ce n'était que pour ce qui regardait le temporel, excluant positivement tout ce qui tenait au spirituel et demandant qu'on les laissât se concerter avec le Souverain Pontife, duquel ils ne pouvaient se séparer. MM. Malouet, de Cazalès et l'abbé Maury parlèrent avec force sur l'opposition qui existait entre la liberté et la violence exercée contre les consciences. Mais ils ne furent point écoutés. On fixa huit jours pour tout délai entre l'acceptation ou le refus du serment, et le Roi fut instamment prié de sanctionner le décret. La position de ce Prince était affreuse. Placé entre sa conscience et les malheurs qu'on lui faisait envisager comme suite de son refus, il demandait qu'on lui laissât le temps de se concerter avec le Pape sur les moyens de conciliation qu'on pourrait employer pour répondra au désir de l'Assemblée, sans blesser la conscience des évêques et du clergé. Il lui fit dire qu'il avait écrit au Pape à ce sujet, et qu'il désirait en attendre la réponse.
L'Assemblée, loin d'entrer dans de pareilles voies, pressa au contraire M. Duport du Tertre de décider le Roi à donner promptement sa sanction à ce décret. Celui-ci, qui se regardait plus comme le ministre de l'Assemblée que comme celui du Roi, et qui n'avait d'autre crainte que celle de lui déplaire, harcelait ce malheureux prince à toutes les heures de la journée. Il lui faisait envisager la fureur de la populace, se portant immanquablement sur les ecclésiastiques et sur les membres de l'Assemblée qui partageaient leur opinion; le massacre qui en serait la suite, ce que le refus du décret pouvait occasionner sous les yeux mêmes de Sa Majesté. On fit redoubler les hurlements des factieux à la porte de l'Assemblée; on y débitait les brochures les plus incendiaires, et l'on poussa la cruauté jusqu'à faire craindre au Roi pour les jours de sa famille et des habitants des Tuileries; car pour sa personne on savait bien que sa seule conservation n'aurait influé sur aucune de ses décisions[18].
Tout ce qui était attaché à la religion était dans la consternation. Madame Élisabeth pressait le Roi de ne pas se laisser intimider par les craintes que lui inspirait un ministre incapable de mettre le moindre prix à ce qui intéressait la Monarchie et la religion, qui en était le plus ferme soutien.
Le Roi résista longtemps; mais, vaincu par la peur de voir couler le sang, il donna le 26 décembre (1790) cette sanction si désirée par les factieux et si redoutée par les amis de la Monarchie.
Il se flattait que la violence que l'on employait à son égard, et l'esclavage dans lequel on le retenait, frapperaient de nullité toutes ces sanctions, et que l'ordre finirait par renaître de l'excès du mal, espoir qui ne l'abandonna jamais.
Dès le lendemain de la sanction du Roi, l'abbé Grégoire, à la tête de cinquante et un ecclésiastiques du côté gauche de l'Assemblée, vint prêter le serment décrété. Il ne pouvait, disait-il, répugner à sa conscience, l'Assemblée n'ayant jamais prétendu porter atteinte à l'autorité du Chef de l'Église; fait bien prouvé par le titre de «constitution civile du clergé», qu'elle avait donné à sa nouvelle organisation. Il finit par assurer qu'ils honoreraient tous le sacerdoce par la pureté de leurs mœurs et par leur exactitude à remplir les devoirs de leur état.
Les évêques, pour éclairer le public sur la constitution civile du clergé, avaient publié un ouvrage portant pour titre: Exposition des principes sur la constitution civile du clergé, ouvrage plein de raison et de sagesse, et signé de tous les évêques, à l'exception de MM. de Tayllerand, évêque d'Autun, de Jarente, évêque d'Orléans, de Savine, évêque de Valence, et de Brienne, archevêque de Sens. On se récria contre cet écrit à l'Assemblée, qui, le 4 janvier (1791), jour de l'expiration des huit jours donnés au clergé pour se décider, exigea le serment des évêques, des curés et autres ecclésiastiques membres de l'Assemblée, et décréta qu'on se présenterait pour prêter le serment par lettres alphabétiques.
Les groupes qui entouraient la salle faisaient retentir l'air de leurs cris et de leurs menaces, espérant parvenir par leurs bruyantes clameurs à intimider le clergé dans une circonstance aussi critique. Ils se trompèrent dans leur attente, et cette journée sera à jamais remarquable dans les fastes de l'Église.
L'évêque d'Agen, qui se trouva le premier à parler, déclara ne donner aucun regret à sa place et à sa fortune, mais qu'obligé d'écouter la voix de sa conscience, il ne pouvait que témoigner à l'Assemblée son regret de ne pouvoir prêter le serment. Tous les évêques, à l'exception de ceux nommés ci-dessus, s'y refusèrent chacun à leur tour, et beaucoup d'entre eux exposèrent d'une manière simple et touchante le motif de leur refus. «J'ai soixante-dix ans, dit entre autres l'évêque de Poitiers; j'en ai passé trente-cinq dans l'épiscopat, où j'ai fait le plus de bien que j'ai pu. Accablé d'années et d'infirmités, je ne déshonorerai pas ma vieillesse en prêtant un serment désavoué par ma conscience, et je prendrai mon sort en patience.» Un discours aussi touchant excita les huées des tribunes et du côté gauche de l'Assemblée. M. Émery, président, étonné de la fermeté du clergé, et craignant que son extrême modération, opposée aux insultes de l'Assemblée, ne finît par faire quelque impression, décida qu'on se contenterait de répondre à l'appel par ces mots: «J'accepte» ou «Je refuse».
MM. de Cazalès et d'Épréménil représentèrent l'injustice d'empêcher les membres du clergé d'expliquer les motifs de leur refus, et citèrent même l'exemple des martyrs, à qui les empereurs païens n'avaient jamais refusé cette faculté. On dédaigna de leur répondre. Jamais tyrannie ne fut plus complète que celle qui s'exerça dans cette journée. Deux curés, MM. Fournès et Le Clerc, tinrent le même langage que leurs évêques, et plus de la moitié des curés refusa le serment.
L'Assemblée ne fut pas plus heureuse le 5 et le 6. Plus de vingt curés rétractèrent le serment qu'ils avaient prêté la veille, et Barnave, effrayé de ces rétractations, décida qu'on n'en recevrait plus. On essaya d'effrayer ceux qui n'avaient encore ni prêté ni refusé le serment, par les injures dont on accabla ceux qui avaient donné l'exemple du refus. L'Assemblée et les groupes étaient déchaînés contre eux. On les comparait à des tigres et à des bêtes féroces, qui voulaient, disait-on, établir la guerre civile en France, pour recouvrer les biens dont ils avaient été si justement dépouillés. On donna gratis au peuple un drame intitulé: le Despotisme renversé, ou la Prise de la Bastille, à la fin duquel le peuple prêta le serment civique, et l'orchestre joua l'air: «Ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne, etc.»
Le lendemain, on cria dans les rues la liste des évêques et des curés qui n'avaient pas prêté le serment, et de ceux qu'on supposait devoir le refuser. MM. Bailly, Duport du Tertre et Desmeuniers employèrent tous les moyens de persuasion et de terreur pour gagner ceux des curés qui avaient le plus d'influence sur les fidèles. Ils allèrent chez eux la nuit, les réveillèrent, et les pressèrent de prêter le serment. Ils en usèrent ainsi, notamment, envers le curé de Sainte-Marguerite, pasteur vénérable, âgé de plus de quatre-vingts ans, s'imaginant par là faire plus d'impression sur son esprit. Mais n'ayant rien pu gagner sur la fermeté de ces généreux ecclésiastiques, ils laissèrent mettre des affiches aux portes des églises, qui portaient en tête du décret sur la constitution civile du clergé que ceux qui le refuseraient seraient regardés comme perturbateurs du repos public. M. Bailly et les deux autres nommés ci-dessus, regardés comme auteurs secrets de ces affiches, ne les firent enlever que lorsqu'elles eurent produit l'effet qu'on en attendait, et s'excusèrent ensuite comme d'une erreur de leurs bureaux. Une pareille malversation, qui méritait une punition exemplaire, n'eut aucune suite, malgré les réclamations de MM. Malouet et de Cazalès contre l'atrocité d'une pareille conduite.
Les églises furent remplies de brigands des deux sexes, le jour où les municipaux s'y rendirent pour exiger le serment qui devait avoir lieu à l'issue du prône. A peine était-il fini que le tumulte commença. Les brigands faisaient retentir l'air des cris répétés de: «Le serment! le serment! A la lanterne!» et l'on ne peut se faire d'idée d'un pareil scandale. Il fut plus grand à Saint-Sulpice qu'ailleurs. Les forcenés se frayèrent un passage à travers le clergé, les municipaux et les grenadiers qui entouraient le curé, quand il retourna à la sacristie, après le refus du serment. Ils le menaçaient tous de le frapper; l'un d'eux lui donna un coup de poing, un autre lui arracha les cheveux, et un troisième lui mit le pistolet sur la joue. Le maréchal de Mouchi, qui était à la messe, ne quitta pas le curé, et para même plusieurs coups qu'on lui portait. M. Bailly arriva, à son ordinaire quand le danger fut passé. Ce n'était pas le premier de cette espèce que courait M. le curé, malgré son extrême charité pour les pauvres, à qui il avait distribué plus de soixante mille francs de son patrimoine, depuis trois ans qu'il était curé de Saint-Sulpice.
Dans le courant de l'hiver de 1790-91, il avait annoncé dans sa paroisse une messe, à la suite de laquelle il devait donner l'état des sommes qu'il avait reçues des bienfaiteurs des pauvres de sa paroisse. On envoya ce jour-là à Saint-Sulpice une nuée de brigands, qui remplirent l'église et entourèrent le presbytère, demandant à grands cris le curé. Chacun était dans la consternation et le crut à sa dernière heure. La fuite était impossible; elle aurait eu une apparence de lâcheté qui eût été fâcheuse dans les circonstances où l'on se trouvait. La fermeté seule pouvait le sauver. Son clergé, après avoir déclaré qu'il mourrait avec lui, fut le chercher processionnellement, le fit monter dans sa chaire, et les jeunes prêtres se mirent sur les degrés, bien résolus de lui faire un rempart de leur corps. Les brigands se mirent alors à crier: «Faites un sermon.» Il se recueillit un instant, et improvisa un discours sur le jugement dernier, qui leur fit une telle impression, que le silence succéda au tumulte; et quand le curé, quittant sa chaire, commença la quête, chacun de ces brigands y mit une pièce blanche, et elle monta à quinze cents francs. Ce qui prouve jusqu'à l'évidence qu'ils avaient été payés pour faire cette insurrection.
Il n'y avait pas de moyens que l'on n'employât pour disposer les esprits en faveur de la nouvelle constitution civile du clergé. On fit paraître à l'Assemblée une députation des électeurs de la ville de Parts, pour la féliciter sur ses talents et les grandes vertus dont elle donnait l'exemple à l'Europe. Le comédien Larrive en était l'orateur, et le discours avait été fait par Céréti: «Vous avez, leur dit-il, éternisé le trône, la législature, la monarchie et le christianisme. Nous regardons tout ecclésiastique contraire ou infidèle au serment national, comme trahissant Dieu et le peuple, et nous venons vous protester que malgré toutes les manœuvres employées pour faire douter de la pureté de nos opinions religieuses, nous ne choisirons que des ecclésiastiques dignes de la nation et des autels.»
Alquier proposa de charger les comités ecclésiastiques de rédiger une instruction pastorale pour ramener le clergé aux institutions de son divin fondateur.
L'opposition au serment ne fut pas générale parmi les ecclésiastiques de second ordre. Il y en eut un assez grand nombre qui le prêtèrent parmi les membres de l'Assemblée. L'abbé Mouchel, recteur de l'Université, et toujours du parti le plus fort, parla au nom de cette école célèbre, quoiqu'il ne fût avoué que d'un petit nombre de professeurs ou d'agrégés, et il félicita l'Assemblée des vertus qu'elle transplantait dans un royaume où, avant ses séances, on ne connaissait que des tyrans et des esclaves. Quelques ecclésiastiques, qui aspiraient, ainsi que lui, à remplacer ceux qui refusaient le serment, outrèrent encore les éloges. Ils ne furent pas trompés dans leur attente. Presque tous eurent des évêchés, et l'abbé du Mouchel, nommément, fut élu évêque de Nîmes.
Mirabeau, de son côté, fit une adresse incendiaire pour être envoyée dans les départements. Il y invectivait contre le clergé de la manière la plus sanglante, lui prêtant les intentions les plus perfides. Il l'accusait de persuader au peuple que la religion et la Révolution ne pouvaient subsister ensemble, au lieu de l'amener, par leur conduite, à ne connaître que le Dieu créateur de la nature et de la liberté, et à ne sacrifier que sur l'autel de la patrie.
Le but du serment était d'éliminer du clergé les évêques, les ecclésiastiques nobles et tous ceux que leur attachement à la religion, à l'honneur et à la monarchie rendaient ennemis des maximes contraires aux bonnes mœurs, et qui par leurs discours et leurs exemples contenaient le peuple dans la soumission aux lois.
Pour exciter davantage le peuple contre le clergé et contre les personnes qui pouvaient mettre obstacle à leurs projets destructeurs, Chapelier fit décréter la liberté de représenter au théâtre telle pièce que l'on voudrait, sans qu'elle fût soumise à la censure. Autrement, disait-il, celui qui parlerait de la liberté et des tyrans serait obligé d'effacer des maximes sacrées, si les troupes privilégiées se refusaient à les prononcer.
La licence théâtrale se dirigea alors principalement contre le clergé, et redoubla d'efforts pour le rendre odieux. Lorsque l'on verra les productions du siècle qui s'intitulait modestement le siècle des lumières, on sera étonné du mauvais goût et du fanatisme des pièces qu'enfanta la licence.
On attribua aux corps administratifs l'exécution de la loi du 26 décembre, pour procéder au remplacement des ecclésiastiques fonctionnaires publics qui refuseraient le serment, et le 16 janvier fut le jour fixé pour le remplacement. Dès la veille, Fréron, Marat et autres libellistes, chargés du soin d'agiter les carrefours, ne parlaient que de conspirations, faisaient arriver les étrangers en France, soudoyés par les princes et les nobles, et se permettaient les injures les plus atroces contre les évêques et les curés qui avaient refusé le serment, qu'ils allaient, disaient-ils, remplacer par des ecclésiastiques pleins de l'esprit saint du civisme.
Les nouveaux pasteurs furent choisis par les jacobins. Ceux-ci avaient bien prévu qu'il en naîtrait un schisme dans l'Église, et que la plupart des fidèles ne les reconnaîtraient pas et cesseraient d'aller à l'église; mais ils savaient, en même temps, que le peuple, sans être animé du même esprit, suivrait leur exemple et se déshabituerait petit à petit de l'assistance du service divin: ce qui leur permettrait de supprimer le culte, qu'ils ne faisaient exercer que par des hommes qui leur étaient dévoués, pour accoutumer le peuple à s'en passer.
Les prêtres constitutionnels avaient pour chef l'évêque d'Autun, qui se chargea de conférer l'ordination à ses nouveaux collègues. L'archevêque de Sens, qui n'avait accepté la constitution civile du clergé que par la peur d'être recherché sur son administration pendant le temps de son ministère, écrivit au Pape pour lui faire connaître le motif qui l'avait engagé à prêter, seulement du bout des lèvres, un serment où son cœur n'avait nulle part. Le Pape lui reprocha, par sa réponse, le déshonneur qu'il avait imprimé à la pourpre romaine, en acceptant et exécutant la constitution civile du clergé, en supprimant son chapitre et en se faisant élire à un siége étranger: «L'excuse que vous en donnez, disait le Pontife, est non-seulement indigne de la sainteté du serment, mais même de la probité naturelle à un honnête homme.» Il ajoutait que s'il ne réparait, par une prompte rétractation, le scandale qu'il avait donné, il serait contraint de le dépouiller de sa dignité. M. de Brienne, pour toute réponse, lui renvoya le chapeau de cardinal. Sa pusillanimité ne le garantit pas des persécutions qu'il redoutait. L'imprudence de sa conduite le mit souvent dans le cas d'avoir recours au mensonge. Il ne put tromper les jacobins, et la frayeur de l'échafaud lui fit terminer lui-même sa triste carrière pour ne pas risquer de tomber entre leurs mains.
La publication du bref du Pape affermit dans leurs principes ceux qui s'étaient déclarés contre le serment, et ébranla beaucoup de ceux qui s'étaient décidés à la soumission. La fureur des jacobins en devint encore plus ardente; et pour avoir toujours des satellites prêts à exécuter leurs ordres, ils attirèrent à Paris des malfaiteurs de tous les pays et de tous les coins de la France. Cette classe de criminels, qui n'appartenait à aucune nation, égara la population et frappa de terreur les citoyens honnêtes, en se répandant dans les rues, les spectacles et autres lieux publics.
Le repaire de ces brigands était un souterrain au-dessous du club des Jacobins, où se réunissaient les ouvriers, les artisans, les porteurs d'eau, et les hommes et les femmes sans état et sans bien. Ils fondèrent d'autres clubs dans les faubourgs et les autres quartiers de la capitale. On n'y était reçu qu'en prouvant son patriotisme. Il y en eut même un dans la rue Jacob où l'on n'était reçu qu'en prouvant qu'on n'avait ni feu ni lieu. Là, sous les auspices de Prud'homme, fondateur de ce club, on lisait les récits les plus violents contre la religion, les rois, la noblesse et le clergé; et par tous les moyens on familiarisait ceux qui les fréquentaient avec des maximes qui les auraient fait frémir dans des temps moins corrompus.
Un autre club, composé de personnes d'un état plus relevé, se forma au cirque du Palais-Royal, sous le nom de Bouche de fer. Il eut Biauzac pour président, et pour orateur ce même abbé Fauchet qui, après avoir en chaire calomnié deux fois la noblesse et le clergé, et dénoncé les rois comme des tyrans, prêcha dans ce club, au nom de la nature, contre la religion, le trône et l'inégalité des fortunes.
Les départements avaient aussi leurs clubs, composés de leurs plus mauvais sujets, des jeunes gens d'un esprit ardent, et des hommes mûrs, mais d'un caractère bouillant. Ils discutaient les droits naturels, blâmaient tous les anciens usages, et faisaient les fonctions de comités des recherches, d'inspecteurs de municipalités et de délateurs, se permettant de violer les domiciles, d'ouvrir même les lettres. Ils avaient, de plus, des bureaux de délation et une justice accusatrice.
L'ardeur de leur patriotisme les porta jusqu'à fonder des clubs dans les villages, et la France s'en trouva couverte d'un bout à l'autre. Ils correspondaient les uns avec les autres, et formaient, sous la direction de ceux de Paris, une puissance d'autant plus redoutable qu'elle s'élevait sur les ruines des ordres et des corporations que la monarchie avait vus naître. Elle comprima toutes les classes de citoyens et exerça même son despotisme sur la liberté individuelle et sur les propriétés. Achard de Bon-Vouloir, député, eut le courage de dénoncer à l'Assemblée le danger de laisser élever une telle puissance. Il fut interrompu par des cris affreux, et sa motion fut envoyée au comité des rapports, où elle resta ensevelie avec beaucoup d'autres du même genre.
Ces nouveaux clubs envoyèrent des missionnaires dans les campagnes pour catéchiser le peuple et l'exciter contre les évêques et les prêtres insermentés, auxquels ils donnaient le nom de réfractaires. Les directoires de districts et de départements, et les municipalités, faisaient de leur côté des arrêtés où ils traitaient les mêmes ecclésiastiques de révoltés et de perturbateurs du repos public. Ils soulevaient ainsi le peuple contre ses pasteurs et le disposaient au mépris de la religion, d'où s'ensuivait nécessairement sa démoralisation. Ces injures et ces calomnies, répandues dans toute la France, furent le prélude de l'horrible persécution contre le clergé et des massacres qui en furent la suite.
Le club des Jacobins de Paris envoyait dans les départements la liste des personnes qu'il voulait porter à l'épiscopat. Ils les choisirent d'abord parmi les membres de l'Assemblée, auxquels ils accordèrent les meilleurs évêchés; ils donnèrent les autres aux ecclésiastiques les plus marquants dans la Révolution. Ces nouveaux évêques, sensibles aux bontés de l'Assemblée, à laquelle ils étaient redevables de leur fortune, lui envoyèrent des professions de foi dignes de son approbation. On employa la violence pour faire prêter le serment aux curés dont, on connaissait la faiblesse, et ceux qui s'y refusaient furent remplacés de la même manière que les évêques.
Ces innovations éprouvèrent de la résistance en plusieurs endroits, et notamment en Bretagne. On arma contre les récalcitrants les gardes nationales et les troupes de ligne, et l'on employa la même violence dans plusieurs départements. C'était la suite du discours de M. de Lameth, qui avait osé dire en pleine Assemblée que tout était permis pour assurer la Révolution. Les philosophes, les protestants et les jansénistes, dont un grand nombre en avait adopté les principes, se chargèrent du soin d'animer le peuple des villes et des campagnes, en lui disant que le clergé n'avait d'autre but, dans sa résistance, que le retour des dîmes et des autres droits qui pesaient autrefois sur le peuple; et ils y parvinrent facilement en employant de pareils moyens.
L'Assemblée manda à sa barre, sur une simple dénonciation sans preuve, les évêques de Tréguier, de Saint-Malo et de Saint-Paul de Léon, suspendit de ses fonctions le directoire du Bas-Rhin, accusé de s'être conduit trop mollement envers les prêtres insermentés, et autorisa les commissaires du Roi à le remplacer, quoique par la Constitution le peuple seul eût le droit d'en choisir les membres.
M. de Saint-Priest, ne voyant plus de moyen d'être utile au Roi, donna sa démission, et le portefeuille fut donné à M. de Lessart. M. de Montmorin fut le seul des anciens ministres qui conserva sa place dans l'espoir d'être utile au Roi. Il n'avait jamais cessé de témoigner une grande déférence à l'Assemblée, et de caresser les démagogues; aussi le virent-ils garder sa place avec plaisir. Mais cette conduite, qui ne lui fut d'aucun avantage vis-à-vis d'eux, lui attira le mépris des royalistes, qui ne rendaient point justice aux motifs qui le dirigeaient, le regardant comme un ingrat qui abandonnait le parti de son Roi, à l'amitié duquel il devait toute sa fortune.
M. de Vauvilliers, membre distingué de la Commune de Paris, ne voulant pas participer aux violences qui s'exerçaient contre le clergé, donna sa démission. Il s'était fortement opposé à l'établissement du comité des recherches de Paris, et avait parlé avec une grande énergie sur le danger d'un tribunal aussi contraire à la liberté. Mis au bureau des subsistances, et même à la tête de ce comité, il y donna des preuves de ses talents. Dès qu'il eut connu Louis XVI, il s'y attacha profondément et en fut très-considéré. Extrêmement instruit, il ne s'occupa plus que de l'étude des sciences et des belles-lettres. Il aurait pu se croire à l'abri des persécutions; mais il n'en fut pas ainsi. Obligé de quitter sa patrie, il se réfugia en Russie, où on lui témoigna la considération due à ses talents et à ses vertus.
Les troubles du Midi se propageant d'une manière effrayante, un nombre considérable de citoyens de la ville d'Aix se déterminèrent à former un club sous le titre de défenseurs de la religion, des lois et de la propriété. Son but était de prêter main-forte aux municipalités en cas de troubles, et ils firent la déclaration de cette association à la municipalité d'Aix. Dès le lendemain, les brigands s'assemblèrent au lieu de ses séances, et dans les cafés de la ville où se réunissaient les royalistes, les provoquèrent de manière à exciter leur ressentiment, et, malgré la sagesse qu'ils eurent de ne se permettre aucune voie de fait, ces brigands les accusèrent d'avoir tiré plusieurs coups de fusil. Sous ce prétexte, ils pillèrent plusieurs maisons, et s'emparèrent de MM. Pascalis et de la Roquette, qu'ils conduisirent en prison. La municipalité resta tranquille, ne requit aucun secours de la force armée, et laissa forcer la prison aux brigands, qui en tirèrent MM. Pascalis et de la Roquette, et les pendirent aux arbres du cours de la ville. M. de Guiramond, qui s'était sauvé à la campagne, en fut arraché et subit le même sort que les premiers. M. Lieutaud, correspondant de Mirabeau et ancien commandant de la garde nationale, fut emprisonné par les furieux, pour avoir voulu mettre l'ordre dans la ville et organiser la garde nationale de manière à la rendre utile au besoin. La consternation régnait à Aix, et quand le calme fut rétabli, plus de deux mille personnes demandèrent des passe-ports pour quitter cette malheureuse ville.
Les meurtres et les dévastations qui se renouvelaient journellement en Quercy déterminèrent plusieurs gentilshommes de ce pays à former une association pour se défendre mutuellement en cas d'attaque; mais n'étant pas assez forte, elle ne put remplir cet objet. M. d'Esqueyrac, qui en était un des membres, se voyant sans aucun moyen de défense contre les brigands qui venaient l'attaquer, voulut se retirer en Languedoc, et passa par le château de M. de Clarac, qui se trouva tout d'un coup investi. Tous deux cherchèrent à se défendre; mais les brigands ayant mis le feu au château, ils n'eurent plus de salut que dans la fuite. M. d'Esqueyrac fut tué en cherchant à se sauver au travers des flammes, et M. de Clarac fut réduit à se cacher dans un souterrain, où il faillit être écrasé par la chute de la maison. Il demeura vingt-quatre heures enseveli dans les décombres, lui et un de ses amis. Ils n'en furent tirés que par le secours de quelques personnes, qui purent bien sauver leur vie, mais non les garantir d'être conduits en prison par cette populace effrénée. L'accusateur public n'eut pas honte de traduire en jugement M. de Clarac, comme coupable d'avoir tiré un coup de pistolet, qu'il affirma sur son honneur n'avoir jamais tiré.
Tous les fonctionnaires publics n'étaient cependant pas des scélérats. Un grand nombre n'étaient qu'égarés ou tellement effrayés, que, tout en gémissant sur les crimes qui se commettaient, ils n'avaient pas le courage de s'y opposer. Presque tous les honnêtes gens, craignant de s'associer au grand nombre de mauvais sujets qui remplissaient les places, s'en écartaient et leur laissaient le champ libre.
Il s'était formé un nouveau club sous le titre de: «Amis de la constitution monarchique», dont étaient MM. Malouet, de Clermont-Tonnerre, de Virieu, et plusieurs autres personnes qui professaient les mêmes opinions. Ils avaient eu la précaution d'en prévenir le maire et le commandant de Paris, et commencèrent ensuite leurs séances. Comme beaucoup de personnes se disposaient à les joindre, les Jacobins, effrayés, résolurent d'attaquer le club par tous les moyens qu'ils avaient en leur pouvoir. Ils lui donnèrent d'abord le nom d'impudents monarchiens. Profitant ensuite de l'imprudence qu'ils avaient faite de donner aux pauvres du pain au-dessous de la taxe de la ville, ils l'accusèrent de chercher à corrompre le peuple, et le club reçut l'ordre d'interrompre ses séances jusqu'à ce qu'il plût à M. Cayer de Gerville, procureur de la commune, d'instruire son procès, conformément à l'ordre que lui en avait donné la section de l'Oratoire. La société s'y soumit, mais en protestant et demandant justice contre une pareille violation de la Constitution. Plusieurs sociétés du même genre qui s'étaient formées à Grenoble et dans d'autres villes du royaume furent également forcées de se dissoudre, comme étant contraires à la liberté! Les Jacobins seuls avaient le droit d'en former de semblables, et chaque crime ou acte de violence de leur part était toujours excusé, sous le prétexte de déjouer un projet de contre-révolution.
On permit, quelque temps après, de rouvrir le club monarchique; mais les Jacobins, pour en effrayer les membres, organisèrent un attroupement qui menaça d'incendier la maison de M. Clermont-Tonnerre. Il en fut averti, quitta sur le champ l'Assemblée, et parvint par sa fermeté à dissiper l'attroupement. M. Bailly, qui n'arrivait jamais qu'à la fin des tumultes, et qui adoucissait toujours les violences des stipendiés des Jacobins, vint assurer l'Assemblée que le rassemblement était peu de chose, et même déjà calmé au moment de son arrivée. Si le peuple eût été aussi facile à soulever qu'au commencement de la Révolution, M. Malouet, menacé violemment en venant au secours de M. de Clermont-Tonnerre, aurait été mis en pièces; mais il commençait heureusement à se fatiguer des insurrections, qui n'étaient plus formées que par les stipendiés des Jacobins. MM. Victor de Broglie, Alexandre de Lameth et de Beauharnais, qui redoutaient l'établissement du club monarchique, se permirent contre lui les déclamations les plus violentes, dans les séances des Jacobins. Barnave, qui ne perdait pas une occasion de saper les fondements de la monarchie en détruisant tous ses soutiens, les seconda, et ils intimidèrent tellement les locataires de leur salon, qu'aucun n'osa les recevoir, et cette société ne put jamais parvenir à s'établir.
Depuis l'établissement des jurés pris parmi les matelots pour juger les fautes d'insubordination, elles s'accroissaient de jour en jour; et pour achever la désorganisation de la marine on proposa d'admettre dans la marine militaire les officiers de la marine marchande. M. de La Coudraye, officier de la marine militaire, en fit sentir les inconvénients par le discours le plus sage, et dans lequel il prouva jusqu'à l'évidence que l'intérêt étant l'âme du commerce, et le désintéressement et l'amour de la gloire celle de la marine, leur alliance était incompatible. Il représenta le danger d'introduire des idées de commerce dans l'esprit des officiers, souvent obligés de tout sacrifier à l'honneur; que c'était la raison qui empêchait le lest des vaisseaux avec des marchandises, et que le moyen le plus sûr de distraire la marine française était de décourager les officiers, en reculant leur avancement, seule récompense de leurs continuels sacrifices. Il ne fut point écouté, et la question fut seulement ajournée. L'émigration des officiers de la marine, à laquelle l'insubordination de leurs subordonnés les força, rendit la question inutile.
Rien ne pouvait faire plus de peine au Roi que la destruction d'une marine qu'il s'était donné tant de peine à former, et qui était composée d'officiers reconnus pour être les plus instruits de l'Europe. Mais il était destiné à éprouver tous les jours de nouvelles amertumes. Ce malheureux décret sur le remplacement de l'ancien clergé occasionnait des persécutions qui l'affligeaient profondément. La profanation des églises en fut la suite. Sous le prétexte de verser dans le Trésor public l'argenterie et le prix des ornements appartenant aux églises et aux communautés supprimées, on s'empara, avec la dernière indécence, de ces derniers, ainsi que des vases sacrés qu'on ne jugea plus nécessaires au culte. L'argenterie, destinée à alimenter le Trésor public, n'y fut pas d'une grande ressource. Les commissaires chargés de cette opération en détournèrent une grande partie à leur profit, et les ornements vendus à l'encan, avec une sacrilége inconvenance, satisfaisaient plus ceux qui en tiraient un motif de risée qu'ils ne procuraient la ressource qu'on s'était proposé d'en obtenir.
CHAPITRE X
ANNÉE 1791
Départ de Mesdames. Insurrection provoquée à cette occasion.—Nouveaux moyens employés pour échauffer le peuple et diminuer le respect dû à la Majesté Royale.—Nouvelles suppressions de l'Assemblée.—Journée du 28 février.—Mort de Mirabeau.
Mesdames Adélaïde et Victoire, tantes du Roi, ne voyant plus de sûreté ni de tranquillité à espérer à l'avenir, prévoyant d'ailleurs que les choses en viendraient au point de forcer le Roi à s'éloigner de la capitale et d'une Assemblée qui l'injuriait journellement, et qui ne respectait ni les personnes, ni les propriétés, se décidèrent à quitter momentanément la France et à se retirer à Rome. Les préparatifs de leur départ occasionnèrent une grande rumeur parmi les démagogues des clubs et de l'Assemblée, qui voulaient que le Roi les empêchât de partir. La municipalité leur ayant refusé des passe-ports, le Roi ordonna à M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, de leur en donner, et les signa lui-même. M. Bailly, toujours esclave de ce bon peuple, vint représenter au Roi les alarmes qu'occasionnait ce départ, et l'engagea à s'y opposer. Mais le Roi lui répondit que, malgré son regret de voir éloigner Mesdames, il ne pouvait leur ôter le droit qu'avait chaque individu de voyager librement, droit garanti par la Constitution et dont il serait injuste de les priver. On fomenta une petite insurrection pour se porter à Bellevue, lieu de leur résidence; mais Mesdames, averties à temps, la prévinrent et partirent à minuit. Elles furent arrêtées à Moret par la municipalité de cette petite ville; mais les chasseurs du Hainaut les firent passer et les escortèrent jusqu'à une certaine distance de la ville. Le compte que rendit la municipalité de Moret de ce qui s'était passé à cette occasion produisit une grande rumeur dans l'Assemblée, qui voulut même faire punir l'officier qui commandait les chasseurs; mais M. de Cazalès en fit tellement sentir l'inconvenance, qu'elle passa à l'ordre du jour.
La seconde arrestation de Mesdames, à Arnay-le-Duc, que la municipalité de cette ville ne voulut plus laisser sortir sans l'autorisation de l'Assemblée, occasionna de nouveaux débats. Les démagogues profitèrent de cette occasion pour donner des inquiétudes au peuple et pour injurier de nouveau le Roi dans la personne des membres de sa famille. Comment est-il possible, disait Charles de Lameth, que des princesses, nourries pendant cinquante ans par la nation, et qui devraient sentir le bienfait de la Révolution, puissent quitter une patrie qui leur procure tant d'avantages? Barnave et son parti s'opposèrent fortement à leur départ. Après les discussions les plus étranges, l'affaire fut renvoyée au pouvoir exécutif, et Mesdames continuèrent enfin leur voyage. Elles reçurent, dans tous les pays qu'elles traversèrent en quittant la France, les hommages dus à leurs vertus et à leur rang.
Des hommes de la lie du peuple arrivèrent à Bellevue; mais Mesdames étaient parties. Ils y firent peu de dégâts et se contentèrent de boire, manger et se coucher dans les fauteuils de l'appartement.
Ils allèrent aussi au Luxembourg pour s'assurer s'il était vrai que Monsieur et Madame se proposassent aussi de partir. Monsieur les en dissuada. Madame, à qui ils eurent la hardiesse de s'adresser de nouveau, les traita avec la hauteur et la dignité qui convenaient à son rang; et Monsieur et Madame, qui devaient aller aux Tuileries, montèrent en voiture devant cette populace, qui, après les avoir suivis pendant quelque temps, finit par se dissiper.
Pour profiter de cette occasion de soulever le peuple, on fit courir le bruit qu'on avait fait partir secrètement Mgr le Dauphin. Sous ce prétexte, la populace s'assembla le 24 février sur la terrasse des Tuileries et dans le Carrousel, voulant entrer de force au château pour voir Mgr le Dauphin et demander au Roi le rappel de Mesdames. Les grilles furent fermées sur-le-champ, et la garde nationale déclara qu'elle ne laisserait plus forcer le château et saurait le défendre de toute invasion.
M. Bailly et les officiers municipaux vinrent haranguer les séditieux, qui leur répondirent par des injures. Toujours indulgent pour cette populace, qu'il appelait le bon peuple, il voulait faire ouvrir les grilles; mais M. de Mazelière, ancien officier du régiment de Picardie, en ayant fait sentir le danger à la garde nationale, elle s'y opposa formellement.
M. Bailly monta alors au château pour supplier le Roi de n'employer que des moyens de douceur. Le Roi lui répondit qu'il savait mieux que personne qu'elle était dans son cœur, mais qu'il fallait l'allier à la fermeté et apprendre au peuple à obéir. Sur cette réponse, M. de la Fayette fit disposer les troupes, et nettoya en un instant le Carrousel et les alentours.
Il n'y avait sorte de moyens que l'Assemblée n'employât pour diminuer le respect dû au Roi. Comme les mots font beaucoup sur le peuple, elle ne l'appela plus, dans le décret qu'elle fit sur la régence, que le premier fonctionnaire public, Mgr le Dauphin, premier suppléant, et le prince appelé à la régence par le droit de primogéniture, suppléant majeur. La Reine, à qui l'on ôta la régence et qui fut seulement chargée de la garde du Roi mineur, fut nommée mère du premier suppléant. On se permit les propos les plus indécents à ce sujet. Barnave et Chapelier, et les autres principaux factieux, laissèrent voir clairement qu'ils ne voulaient qu'une république. La plupart de leurs complices entendaient sous ce nom l'anarchie, le pillage et l'invasion des propriétés, qu'ils entendaient faire tourner à leur profit.
Le comité de constitution proposa de décréter que les fonctionnaires publics seraient tenus à la résidence dans le lieu de leurs fonctions, et que le Roi, premier fonctionnaire public, devant toujours être à la portée de l'Assemblée, ne pourrait s'en éloigner de plus de vingt lieues lorsqu'elle serait rassemblée, et ne pourrait qu'après sa séparation s'établir dans tel lieu du royaume qui lui conviendrait; que l'héritier présomptif serait tenu de résider près de sa personne et ne pourrait voyager sans sa permission dans l'intérieur du royaume, dont il ne pourrait sortir que par un décret de l'Assemblée sanctionné par le Roi; que pendant sa minorité, sa mère et le prince appelé après lui à la couronne seraient tenus à la même résidence, sous peine, pour le Roi et pour eux tous, d'être déchus de tout droit à la couronne, étant alors censés avoir renoncé à leurs fonctions. Ils eurent grand soin de comprendre dans le décret, au nombre des fonctionnaires publics, le Roi et sa famille, pour diminuer par cette dénomination le respect attaché au nom du Roi et de la famille royale.
MM. de Cazalès, l'abbé Maury et plusieurs autres membres du côté droit parlèrent avec force sur l'injure faite au Roi et à la famille royale, en leur imposant de pareilles conditions et en substituant toujours le nom de pouvoir exécutif à celui de Roi. Ils conclurent pour le rejet du décret ou au moins pour l'ajournement, afin de laisser le temps de réfléchir sur les graves inconvénients qu'il entraînerait après lui. On divagua du côté gauche sur la beauté du titre de premier fonctionnaire public d'une nation libre, et sur la justice d'imposer des conditions à une famille à qui l'on accordait une si éminente dignité. «Nous ne permettrons pas, dit M. de Cazalès, que l'autorité du Roi soit anéantie, et qu'il tienne de l'Assemblée un nouveau titre que celui que lui et sa race possèdent depuis plus de huit cents ans. Je renouvelle, en ce moment, le serment qui m'attache à sa personne et dont rien ne pourra nous délier: Vive le Roi!» Tout le côté droit quitta sa place, s'élança vers le président et arracha ce cri d'amour et de fidélité. Mais la proposition du comité n'en fut pas moins convertie en décret, et les factieux s'applaudirent de cette nouvelle atteinte portée à l'autorité royale.
Chapelier, après avoir tonné sur le tort que l'émigration faisait au peuple, au commerce et aux manufactures, proposa d'obliger les émigrés à rentrer en France, sous peine de confiscation de leurs biens et de leurs propriétés. «Tous ceux qui quittent leur patrie en temps de trouble ne peuvent plus, disait-il, prétendre à ses bienfaits et à sa protection pour leurs propriétés.» Sentant cependant combien un pareil décret était contraire à la Constitution, il ajouta: «Quand l'ordre est dérangé, les lois ordinaires ne conviennent plus, il faut des lois de circonstance.» L'abbé Maury, M. de Cazalès et plusieurs autres relevèrent avec force une si monstrueuse assertion. «Un tyran, répliquèrent-ils, peut seul forcer de rester dans une patrie quand on en change les lois, et surtout quand il s'y commet tant d'excès impunis, qui laissent la vie et la propriété à la merci des brigands. Le projet de loi de Chapelier, en trois articles, portait: 1o que cette loi serait en vigueur dans les temps de troubles; 2o qu'on établirait un conseil de trois personnes qui exerceraient sur le droit de sortir du royaume et l'obligation d'y rentrer, un pouvoir dictatorial; 3o que la résistance à cette obligation entraînerait la confiscation des propriétés et la perte du droit de citoyen français.
Il y eut une rumeur effroyable à la suite de la lecture de ce projet. «Vous ne pouvez, dit M. d'André, qu'ôter les pensions aux émigrés, et non les dépouiller.»—«La loi est si atroce, dit Mirabeau, qu'il faudrait être un Busiris pour l'exécuter.» Et il parla contre cette loi avec une telle véhémence, en demandant la question préalable, que les factieux l'accusèrent de vouloir exercer une dictature dans l'Assemblée. Il les interpella à son tour, et le tumulte continuant: «Silence aux trente voix, s'écria-t-il»; et le projet de Chapelier allait être rejeté, si Vernier n'eût demandé l'ajournement, sous prétexte de rédiger une loi plus raisonnable. On borna celle qu'avait proposée Chapelier aux fonctionnaires publics, attendant, pour la rendre générale, un moment plus opportun. Les factieux gagnèrent à cette discussion d'indisposer le peuple et une grande partie de la nation contre les émigrés, et de tracer à leurs successeurs le plan d'une loi qu'ils avaient seulement ébauchée.
Chacun fut étonné du discours de Mirabeau. On ignorait qu'il fût entré dans le parti du Roi, et qu'il lui eût promis de rétablir la monarchie et de lui rendre son autorité. Il est difficile d'en douter quand on a entendu, comme moi, le Roi dire à la Reine le jour de sa mort: «Ne vous réjouissez pas, Madame, de la mort de Mirabeau. Nous faisons une perte plus grande que vous ne pensez.» Je n'ai su aucun des projets de Mirabeau, ni des conditions qu'il avait faites avec le Roi; mais ce qu'il y a de certain, c'est que les factieux furent si épouvantés de la seule idée qu'il pût abandonner leur parti et d'avoir à redouter un adversaire si dangereux, qu'il paraît constant qu'ils le firent empoisonner.
Le comité militaire fit enfin paraître son travail, il réduisit à huit le nombre des maréchaux de France et fixa leur traitement à trente mille francs. Il ne conserva que trente lieutenants généraux en activité de service, à vingt mille francs d'appointements, et réserva au Roi la nomination de quatre principaux commandants de troupe avec un traitement égal à celui de lieutenant général.
M. le prince de Broglie, voulant faire conserver à son père les appointements de maréchal de France, produisit à l'Assemblée une prétendue lettre de ce dernier, formellement opposée aux principes qu'il avait professés jusqu'alors. Mais le maréchal la démentit par une lettre aussi noble que touchante, dans laquelle il témoignait le regret qu'il éprouvait d'être réduit à démentir une démarche de son fils.
L'Assemblée continuait toujours ses destructions. Elle détruisit toutes les coutumes qui rendaient les partages inégaux. Un grand nombre de députés démontrèrent en vain l'utilité de ces coutumes dans les pays agricoles. Ils eurent beau prouver qu'elles régissaient également les biens roturiers et les biens nobles, il fallait faire passer partout la faux de l'égalité. Ces principes firent détruire les maîtrises, les jurandes et toute espèce de corporation; et sur les représentations que l'on faisait aux meneurs de l'Assemblée, ils répondaient: «On peut avoir raison en principe, mais il faut, en révolution, que tout change et cède à l'intérêt du moment.»
Ils allèrent jusqu'à vouloir détruire l'établissement des Invalides; mais il fut défendu par l'abbé Maury par des raisons si fortes et appuyées avec une telle éloquence, que l'Assemblée n'osa poursuivre le projet et se contenta de décréter qu'on ne recevrait dorénavant aux Invalides que des militaires estropiés ou d'un âge avancé, et que ceux qui habitaient présentement l'hôtel seraient libres d'y rester ou d'en sortir avec une pension proportionnée à leur grade. L'état-major fut supprimé, et l'administration réformée d'après les vues que devait présenter le comité militaire.
L'abbé Maury et M. de Cazalès furent moins heureux en soutenant les droits incontestables de M. le prince de Condé sur la province du Clermontois, droit fondé sur les traités et reconnu à diverses reprises par nos souverains. Il fut déclaré appartenir à la nation; et par ce décret la maison de Condé fut privée de douze cent mille livres de rente: prix des services du grand Condé, dont la race a si bien soutenu l'honneur d'un pareil nom.
Les brigands dévastaient les deux parcs de Chantilly et en vendaient publiquement le gibier. Ils tuèrent deux officiers des chasses de M. le prince de Condé et blessèrent si gravement M. de Bonneval, officier du régiment de Berry, qui était venu à leur secours, qu'on désespéra de sa vie. Tous ces excès restaient impunis, et la France était livrée aux plus affreux brigandages, pendant que l'Assemblée, uniquement occupée des soi-disant crimes de lèse-nation, décrétait l'établissement provisoire d'une haute cour nationale pour les juger. Elle devait être composée de quinze juges pris dans les tribunaux des environs d'Orléans, où elle devait tenir ses séances. Le président et l'accusateur public devaient être pris parmi eux, et le commissaire du Roi près le tribunal d'Orléans devait exercer les mêmes fonctions auprès de la haute cour nationale. Pour achever le complément de cette loi, on déclara qu'il suffirait de dix juges pour prononcer un jugement. Voilà le fruit que retira la France de cette liberté si vantée, à laquelle on ne pouvait faire trop de sacrifices, en réfléchissant sur les biens inestimables qu'elle devait lui procurer.
On tenait toujours le peuple dans un état de fermentation continuelle. Les incendiaires persuadèrent aux habitants des faubourgs Saint-Antoine et circonvoisins qu'on ne rétablissait le donjon de Vincennes que pour en faire une forteresse; que l'on y transportait de la poudre et des boulets, et qu'on travaillait à y pratiquer un souterrain par lequel devaient s'évader le Roi et la famille royale. Sur ce simple soupçon dénué de toute vraisemblance, des bandes nombreuses se réunirent le 28 février pour démolir le donjon. Ils étaient déjà à l'ouvrage, lorsque M. de la Fayette y envoya la force armée, qui dissipa les travailleurs et emmena soixante d'entre eux prisonniers.
Comme les esprits travaillaient sur les événements, on aperçut dans la chambre qui précédait celle de Mgr le Dauphin un chevalier de saint-Louis dont on ignorait le nom, et qui portait à son côté un petit couteau de chasse. On l'arrêta, et on le conduisit à la section voisine. Il répondit aux questions qu'on lui fit, avec beaucoup de simplicité. Il s'appelait, dit-il, de Coust, et serait désolé qu'on lui soupçonnât une mauvaise intention.
Les malveillants profitèrent de cette circonstance pour répandre sur-le-champ dans tous les quartiers de Paris des feuilles volantes qui disaient qu'on avait trouvé chez le Roi un assassin armé de poignard et de pistolet, et sous ce prétexte il se porta une foule considérable aux Tuileries. Sa composition n'était rien moins que rassurante, et l'on eut beaucoup de peine à l'écarter. Comme elle tenait de très-mauvais propos, trois cents gentilshommes, qui venaient journellement aux Tuileries, inquiets de la fermentation qui régnait dans les esprits, s'armèrent de pistolets et montèrent au château pour défendre la personne du Roi, si elle était attaquée. La garde nationale, soupçonneuse et défiante, en prit un tel ombrage, qu'elle menaça de désarmer ceux qui occupaient les appartements du Roi. M. de Gouvion, qui en fut informé, en avertit Sa Majesté et lui fit craindre quelques excès. Le Roi sortit alors de son cabinet et ordonna à tous les gentilshommes qui étaient au château d'y déposer leurs armes, les assurant qu'elles leur seraient rendues le lendemain. Ils obéirent; mais, après leur départ, M. de la Fayette s'empara de ces mêmes armes, quoique déposées dans le cabinet du Roi, et les fit remettre à la garde nationale.
Lorsque les gentilshommes qui étaient dans le château quittèrent les appartements du Roi, ils furent fouillés par la garde nationale, quoique, d'après l'ordre de Sa Majesté, pas un n'eût gardé ses pistolets. Plusieurs même furent maltraités. On arrêta MM. de La Bourdonnaye, Fontbelle, Dubois de la Motte, de Lillen, de Champéon-Godard, de Douville, de Songi et de Berthier, fils de l'intendant de Paris, qui refusèrent de se laisser fouiller. On les conduisit à la prison de l'Abbaye, où ils restèrent près de quinze jours, après lesquels on les mit en liberté.
Dès le lendemain, on tapissa les rues d'estampes représentant des gentilshommes et des abbés, armés de poignards ou de pistolets, parcourant ainsi l'appartement, et l'on désigna longtemps sous le nom de chevaliers du poignard les amis de l'ordre et de la monarchie.
Je ne fus pas présente à cette cruelle journée, étant retenue dans mon appartement par une fièvre rouge qui m'empêchait de communiquer avec Mgr le Dauphin; mais je savais tout ce qui se passait par le récit que m'en faisaient ceux qui descendaient perpétuellement chez moi, et dont plusieurs y déposaient leurs armes. Je m'affligeais d'être séparée de ce jeune prince dans un moment aussi critique et dont on ne pouvait prévoir les suites. Plusieurs personnes pensaient que le Roi devait profiter d'une circonstance où il était si grièvement insulté pour quitter Paris. Tout ce qui lui était attaché était profondément affligé et portait sur son visage l'empreinte de la douleur qu'inspirait une scène aussi injurieuse au Roi que celle dont on venait d'être témoin.
M. de la Fayette fut accusé d'avoir médité longtemps cette déplorable journée; Mirabeau disait qu'elle était d'une grande profondeur. L'ordre du jour que La Fayette donna le lendemain ne put que profiter de cette opinion. Cet ordre du jour portait: «Qu'il avait pris les ordres du Roi pour que la garde nationale ne laissât plus remplir le château de ces hommes armés, dont quelques-uns par un zèle sincère, mats plusieurs par un zèle très-suspect, avaient osé se placer entre le Roi et la garde nationale; qu'en conséquence il avait intimé l'ordre de Sa Majesté aux chefs de la domesticité du château, d'éviter à l'avenir de pareilles indécences, le Roi de la Constitution ne devant être entouré que des soldats de la liberté.» Il finissait en priant ceux qui étaient en possession des armes dont avaient été dépouillés ceux qui s'étaient glissés dans le château, de les remettre au procureur de la commune de Paris. Un pareil ordre du jour ne put qu'augmenter la haine que lui portait la noblesse, qu'il avait si lâchement abandonnée.
Dès le lendemain, le journal de Paris annonça que M. de la Fayette était nommé commandant de la maison de Sa Majesté, ainsi que du château des Tuileries. Le fait était faux, et fut démenti par une lettre qu'adressèrent à M. de la Fayette MM. de Villequier et de Duras, premiers gentilshommes de la chambre, et qu'ils firent insérer dans tous les journaux. Cette lettre est si noble, si raisonnée, et répond si parfaitement aux inculpations de M. de la Fayette, que je ne puis me refuser de la copier littéralement.
Lettre de MM. de Villequier et de Duras, premiers gentilshommes de la chambre du Roi, à M. de la Fayette, en réponse à l'ordre du jour donné le 29 février, signé: La Fayette.
«On vient de nous communiquer, Monsieur, une copie littérale de l'ordre que vous avez donné à la garde nationale en date du 1er mars. Nous nous devons, nous devons à la nation, nous devons au Roi même, d'en discuter les articles qui regardent ce qui s'est passé au château le 28 février.
«Nous transcrivons les propres termes de votre ordre:
«Le commandant général croit devoir prévenir l'armée parisienne qu'il a pris les ordres du Roi pour que les appartements du château ne se remplissent plus de ces hommes armés, dont quelques-uns par un zèle sincère, mais dont plusieurs par un zèle très-justement suspect, ont osé se placer hier entre le Roi et la garde nationale.»
«Justement suspect.....» avez-vous bien pesé la valeur et senti tout l'odieux d'une pareille expression? Vous ne pouvez ignorer que c'est avec des inculpations vagues que depuis longtemps on est parvenu à égarer l'esprit du peuple.
«Qui sont-ils, ces gens suspects? Osez les nommer! Nous disons plus: vous le devez, pour ne pas les confondre avec des maréchaux de France, des officiers généraux, des militaires, des officiers de la maison du Roi, des députés, des fédérés et des citoyens honnêtes, dont les sentiments étaient connus et qui ne se sont rendus au château que pour concourir, avec la garde nationale, aux yeux de laquelle on les a calomniés, à l'honneur de défendre leur Roi et de partager ses dangers.
«Entendriez-vous par justement suspects, comme vous l'avez dit à M. de Villequier, ceux qui ne sont pas de votre goût, et en qui vous ne pouvez avoir confiance? Suspect, parce qu'on n'est pas de votre goût; suspect, parce qu'on n'a pas votre confiance! Ici nous nous taisons, et nous n'avons plus personne à défendre. Poursuivons l'examen de votre ordre.
«Le commandant général, d'après les ordres du Roi, a intimé aux chefs de la domesticité du château qu'ils eussent à prendre des mesures pour prévenir pareilles indécences.»
«Vous nous avez, dites-vous, intimé les ordres du Roi. Ce fait est inexact dans tous ses points. Vous avez, il est vrai, adressé la parole à M. de Villequier dans le cabinet du Roi; mais le Roi n'y était pas alors, vous ne l'aviez pas encore vu; vous ne pouviez donc qu'énoncer vos opinions particulières, et non intimer les ordres du Roi que vous n'aviez pu prendre encore.
«Depuis quand donc serions-nous à vos ordres? Vous ne pouvez ignorer, Monsieur, que pour ce qui regarde notre service, nous ne pouvons et n'avons jamais pris d'autres ordres que ceux que nous recevons directement de Sa Majesté.
«Le Roi de la Constitution, ajoutez-vous, ne doit et ne veut être entouré que des soldats de la liberté!» Ah! Monsieur, voulez-vous donc priver des maréchaux de France, des militaires et des citoyens, que leurs fonctions éloignent de Paris une partie de l'année, du bonheur de voler à la défense de leur Roi? Et voudriez-vous interdire à Sa Majesté la douce consolation d'être entourée de ceux qui lui sont dévoués?
«Non, Monsieur, il est de notre devoir de vous déclarer et de publier, du consentement même du Roi, qu'il n'a point partagé la défiance inspirée à la garde nationale contre ceux qui étaient dans son appartement, et dont il connaissait lui-même la plus grande partie, et qu'il ne partage pas l'opinion qui vous fait taxer d'indécente une démarche qui n'était dictée que par l'attachement à sa personne; et en voici, Monsieur, une preuve à laquelle il est impossible de se refuser.
«Pour mettre fin aux troubles occasionnés par une erreur suggérée, le Roi a désiré que l'on déposât chez lui les pistolets dont on s'était armé pour sa défense; son seul désir a été une loi pour chacun, et ces armes ont été remises dans la chambre de Sa Majesté. Voilà cependant, Monsieur, les personnes que vous osez peindre comme suspectes; voilà ceux que l'autorité d'un ordre émané d'un commandant général de la garde parisienne pouvait inculper aux yeux des provinces, si elles n'étaient pas instruites de la vérité des faits.
«Nous avons donc l'honneur de vous prévenir que nous rendons notre lettre publique, et que nous la terminons par la profession de foi que nous vous avons faite, ainsi qu'à MM. d'Arblay, major de la seconde division, et Gondran, officier du 4e bataillon; nous la renouvelons au nom des maréchaux de France, des officiers généraux, des militaires de tout grade, des officiers de la maison du Roi, des députés, des fédérés, enfin de tous ceux qui s'étaient rassemblés au château le 28 février.
«Nous affirmons, en leur nom, qu'animés du même esprit que la garde nationale pour la défense du Roi, si une insurrection avait pu causer quelque inquiétude pour sa personne, leur projet et le nôtre était de se mêler avec elle, et de se montrer émule du zèle qu'elle avait montré dans plusieurs occasions, et récemment encore, le 24 février. Le poste le plus exposé eût été celui que leur courage et leur amour pour le Roi leur eussent fait ambitionner.
«Alexandre d'Aumont,
«Ci-devant duc de Villequier.
«Amédée Durfort,
«Ci-devant marquis de Duras.
«P.S.—Nous croirions manquer à tous les officiers attachés au service de Sa Majesté et qui sont sous nos ordres, si nous ne relevions l'expression de chefs de la domesticité du château, par laquelle vous avez voulu désigner les premiers gentilshommes de la chambre du Roi.»
En réponse à la lettre de MM. de Villequier et de Duras, le Journal de Paris publia l'article suivant, signé: La Fayette:
«Un article du Journal de Paris, copié dans plusieurs autres feuilles, m'a investi de je ne sais quelle surintendance de la maison du Roi, absolument étrangère aux fonctions de la garde nationale. Quelle qu'ait été la combinaison de l'auteur de cette fable, je dois, en la démentant, m'occuper un instant d'une lettre écrite par les personnes véritablement attachées à ce service.
«C'est au nom des maréchaux de France, des officiers généraux de tout grade, des officiers de la maison du Roi, des différents députes des fédérés», que MM. de Villequier et de Duras prétendent parler. Mais ne pourrais-je pas, moi, demander à MM. les maréchaux de France, à tous ceux désignés dans cette lettre, qui respectent la Constitution et chérissent l'ordre public, ce qu'eux-mêmes ont pensé en voyant le nombreux rassemblement d'hommes armés se placer entre le Roi et ceux qui répondent à la nation de sa sûreté?
«Il me suffit, pour éviter toute interprétation insidieuse, de déclarer que j'entends par soldats de la liberté ceux qui, appartenant à quelque partie de la force publique, ont prêté serment à la nation, à la loi, et au Roi que la Constitution reconnaît, et qui veulent vivre et mourir pour elle;
«Que j'ai entendu par hommes justement suspects ceux qui, portant des armes cachées, ne se sont fait remarquer que par des propos antipatriotiques et incendiaires, et qui loin de se faire reconnaître par les postes de la garde nationale, auxquels ils se proposaient, dit-on, de se joindre, les ont évites en s'introduisant au château par une entrée nouvellement pratiquée.
«Certes, il est permis, en pareil cas, à un commandant de la garde nationale, chargé des ordres du Roi pour la sûreté de son palais, de prendre des mesures efficaces pour que pareil événement ne se répète plus.
«Au reste, si ma conduite dans le cours de cette journée a pu être utile, j'abandonne volontiers à mes ennemis la consolation d'en critiquer quelques détails.»
On ne peut cependant dissimuler qu'il était, naturel que les véritables amis du Roi n'eussent pas une confiance illimitée dans M. de la Fayette, et que le souvenir du sommeil du 6 octobre leur laissât quelque inquiétude, lorsqu'il s'agissait de la défense de sa personne.
Le Roi fut fort souffrant pendant quelques jours d'un gros catarrhe avec de la fièvre, et cracha même un peu de sang. Il n'était pas extraordinaire que sa santé se ressentit du tourment qu'il éprouvait de ne pouvoir remédier aux maux qui accablaient la France, et dont son cœur était si affligé. L'Assemblée envoyait tous les jours chercher son bulletin, et elle décréta un Te Deum quand il fut rétabli de cette petite maladie. Elle n'avait d'autre but que de tromper le peuple par cette conduite, et de voiler, sous cette apparence d'intérêt, les menées secrètes qu'elle employait pour la destruction de la royauté.
Les nouveaux évêques, pleins de reconnaissance pour l'Assemblée, à qui ils étaient redevables de leur nouvelle dignité, lui présentaient journellement leurs hommages, accompagnés de protestations de la plus entière soumission à ses décrets et de leur dévouement au maintien de la Révolution. Ce nouveau clergé était si mal composé, que, loin d'inspirer le respect, il secondait parfaitement le projet de discréditer la religion dans l'esprit du peuple, de la lui rendre un objet de mépris, et, en ôtant au vulgaire tout principe, d'en disposer plus facilement dans les occasions où l'on voudrait s'en servir utilement.
On renouvela les membres du département de Paris. Le duc de La Rochefoucault en fut nommé président; M. Pastoret, procureur-syndic, et MM. de Kersaint, de Talleyrand, d'Ormesson, Brière de Surgi, Thouin, Dumont, Alexandre Lameth, Veillard, Charton, etc., furent administrateurs. Le directoire fut composé de MM. Auzon, Mirabeau, du Tremblay, Crété de Palluel, l'abbé Siéyès.
Mirabeau, qui sentait qu'on ne pouvait rétablir la monarchie avec les mêmes maximes qui avaient opéré la Révolution, signa avec eux une proclamation dont on prétendit qu'il était l'auteur, et par laquelle on condamnait de la manière la plus positive les opinions qu'il avait soutenues avec tant d'audace contre la minorité de l'Assemblée, qui n'avait cessé d'invoquer les principes qu'il voulait travailler à rétablir. Son plan paraissait être de déconsidérer tellement l'Assemblée, que la nation, fatiguée, finît par en demander le rappel.
Toutes ses séances étaient marquées par quelque nouvelle injustice. Les amis de l'ordre et de la royauté étaient emprisonnés sur une simple délation, quoiqu'elle ne fût appuyée d'aucune preuve. On leur attribuait les troubles occasionnés pur les moteurs des désordres. Si une municipalité faisait son devoir dans des occasions de ce genre, elle était sûre d'être destituée et remplacée par une qui fût dans le sens de la Révolution. Les troubles de Nîmes et d'Uzès, où les catholiques n'avaient fait usage que du droit de défense, en furent la preuve. Les crimes commis à Aix et à Avignon restèrent impunis, et les scélérats, toujours sûrs d'être justifiés, faisaient trembler les gens de bien. Tel était alors l'état de notre malheureuse France. Le mal, qui avait été si facile à commettre, devenait difficile à réparer, surtout après avoir mis en jeu les passions d'hommes violents, n'ayant d'autres principes que l'intérêt, et à qui les crimes ne coûtaient rien, quand ils en pouvaient tirer quelque utilité.
Mirabeau en fit lui-même l'épreuve, si, comme l'ont dit beaucoup de personnes, il est mort empoisonné. Il ne fut malade que deux jours. La promptitude de sa fin et l'embarras avec lequel s'exprimaient les médecins qui avaient assisté à l'ouverture de son corps, accréditèrent cette opinion. On prétendit, d'un autre côté, que ses excessive débauches rendirent mortelle une maladie qui eût été facile à guérir dans un autre corps que le sien. Vicq-d'Azir, premier médecin de la Reine, homme très-instruit et de beaucoup d'esprit, fut appelé à cette ouverture et vint rendre compte à cette princesse de ce qui s'était passé. J'étais chez elle en ce moment, et je fus témoin du récit suivant: «La corruption, dit Vicq-d'Azir, s'était mise si promptement dans le corps de Mirabeau, qu'on fut obligé de l'établir dans une tente au milieu de son jardin, Une foule immense s'était portée du côté de la maison et dans les rues adjacentes, et l'on craignait à chaque instant qu'elle ne forçat les portes de la maison. Nous n'étions nullement à notre aise; l'odeur était infecte, et si la maison eût été forcée, nous ne pouvions prévoir ce qui serait arrivé. «Nous voulons voir encore une fois notre père», disait cette foule au milieu d'un bruit effroyable. On se détermina à y envoyer un de nous, qui leur démontra l'impossibilité de les faire entrer tous dans la maison, et ils se bornèrent, par composition, à envoyer une députation des forts de la Halle, qui entrèrent dans le pavillon, regardèrent fixement Mirabeau en disant: «Ce que c'est de notre père à présent!» Ils sortirent ensuite paisiblement, rendirent compte de ce qu'ils avaient vu, et la foule se dispersa tranquillement. Nous finîmes le plus promptement possible notre opération, car nous étions bien pressés de quitter un lieu aussi infect.»—«Répondez-vous, dit la Reine, qu'il n'ait pas été empoisonné?» Vicq-d'Azir fit une réponse évasive. Rien dans le monde ne l'en eût fait convenir, non plus que ses confrères, par la peur qu'ils éprouvaient tous de s'attirer la vengeance des Jacobins.
La mort de Mirabeau occasionna des impressions bien différentes. Les Jacobins, enchantés d'en être délivrés, affectaient un grand regret de sa perte. Ceux de son parti en étaient sincèrement affligés, et les royalistes furent partagés d'opinion. Le plus grand nombre, qui ne le croyaient pas sincérement revenu, craignant qu'il ne voulût régner au nom du Roi et lui dicter des conditions contraires aux véritables intérêts de la Monarchie, sous peine de l'abandonner, ne purent le regretter. D'autres, qui croyaient son retour sincère par le motif de son propre intérêt, et persuadés qu'il allait employer ses talents à faire triompher le parti du Roi, regardèrent sa mort comme un événement malheureux, et par cette raison en furent affligés.
On annonça sa mort à l'Assemblée comme une calamité publique, et l'on en fit l'éloge comme d'un des plus grands hommes que la liberté eût jamais produits. On lui décerna les plus grands honneurs, et l'on décréta que son corps serait porté à Sainte-Geneviève, qui de ce moment servirait de sépulture aux grands hommes dont la France s'honorerait, avec cette inscription sur le portail: «Aux grands hommes la patrie reconnaissante.» Le convoi de Mirabeau fut une espèce de triomphe. Toute l'Assemblée nationale, les ministres, les corps administratifs et militaires, tous les clubs de Paris et des environs, toutes les sociétés fraternelles, et des députés de toutes les classes de la société, formaient un cortége tel que l'on n'en avait jamais vu. Les plus habiles musiciens faisaient entendre une musique sombre et majestueuse. Le convoi, qui commença à défiler à cinq heures, ne finit qu'à minuit. On changea le nom de l'église de Sainte-Geneviève en celui de «Panthéon», et l'on fit piquer les beaux bas-reliefs de cette église pour y substituer des emblèmes patriotiques et irréligieux. L'Assemblée décréta ensuite un deuil de huit jours pour tous ses membres, exemple qui fut imité par les clubs et les directoires de district et de département, qui arrêtèrent, de plus, que le buste de Mirabeau serait placé dans le lieu de leurs séances.
Rien ne prouvait plus la démoralisation du peuple français que de lui voir rendre de semblables honneurs à un homme à qui l'on pouvait reprocher les plus grands crimes, et qui avait entraîné son pays dans un abîme de malheurs, dont il était si persuadé lui-même, qu'il s'écria en mourant: «J'entraîne avec moi les débris de la Monarchie.»
CHAPITRE XI
ANNÉE 1791
Décret de la responsabilité des ministres.—Violences exercées contre les catholiques. Arrêté du département à ce sujet.—Insurrection dirigée contre le château pour mettre obstacle au voyage que le Roi devait faire à Saint-Cloud. Insultes faites à ce prince.—Éloignement forcé du plus grand nombre de ses fidèles serviteurs.—Fausses démarches du Roi par le conseil de ses ministres.—Continuation des mesures violentes de l'Assemblée, qui ne garde plus aucune mesure.—Rétractation de l'abbé Raynal.—Le Roi pense sérieusement à s'éloigner de Paris.
L'Assemblée, avant de s'occuper sérieusement de la responsabilité des ministres, décréta que tout député de cette Assemblée et des Assemblées suivantes ne pourrait accepter aucune place de ministre, ni de celles qui pourraient être dans leur dépendance, ni aucun don, aucune pension ou gratification, non plus que d'avancement dans le militaire (sauf le droit d'ancienneté), que quatre ans après leur sortie.
D'après le rapport de son comité militaire, elle détermina les devoirs qu'imposait aux ministres leur responsabilité, et les peines qui seraient la conséquence de leur infraction. Elles les obligea à signer tous les ordres émanés de leurs bureaux, sans pouvoir, dans aucun cas, se soustraire à cette loi, même sous le prétexte d'avoir exécuté les ordres du Roi ou les décisions du conseil. Elle les déclara responsables de tout délit quelconque contre la sûreté nationale, de tout attentat contre la propriété et la liberté individuelle, de toute dissipation de fonds par eux ou par leurs subordonnés, et les obligea de rendre compte de leur conduite et de l'état des affaires, toutes les fois qu'ils en seraient requis par le corps législatif.
M. de Saint-Fargeau présenta un code très-détaillé des délits ministériels et des peines qui devaient leur être appliquées. Celle de la mort était fréquente, et plus encore celle des galères; celle du carcan, dans un petit nombre de cas. La peine du carcan et celle des galères devaient avoir lieu contre les ministres qui mettraient obstacle à la liberté d'écrire et d'imprimer.
L'Assemblée régla le nombre, la division et la démarcation des départements, de manière à ne laisser au Roi aucune autorité. Toujours préoccupée de l'idée d'établir un gouvernement républicain, elle prolongeait l'anarchie pour arriver plus facilement à ses fins. Les ministres se trouvaient, par le nouveau décret, dans une telle dépendance, et l'autorité du Roi était tellement circonscrite par la loi sur leur responsabilité, que ce prince se trouvait l'esclave d'un ministère dont il ne pouvait diriger les mouvements ni la volonté.
Il était évident que le décret n'avait pour but que de remplir le ministère et ses agents des créatures de l'Assemblée (nul n'osant se risquer à une responsabilité dépendante de ses caprices), d'avilir le Roi par la nullité de son autorité, pour parvenir à s'en passer et réduire la nation à un tel état de servitude, qu'elle ne pût résister au joug qu'il plairait aux factieux de lui imposer.
MM. de Lessart et de Montmorin, véritablement attachés à la personne du Roi, suivaient directement le plan de Mirabeau, et pour ne pas donner prise sur eux par la loi de la responsabilité, ils induisirent souvent le prince à des mesures fausses et contraires à sa dignité. Ils les croyaient nécessaires pour entretenir la sécurité de l'Assemblée, afin de parvenir à tirer le Roi de sa cruelle situation et le mettre à portée de reprendre le gouvernement de son royaume. Les autres ministres, à l'exception de M. de Fleurieu, étaient de francs Jacobins, en qui l'on ne pouvait prendre aucune confiance; et même ce dernier, quoique honnête homme, était d'un caractère trop faible pour approuver une mesure qui pouvait foire courir le moindre danger. Pour donner une idée des principes de M. du Portail, ministre de la guerre, il suffira de dire qu'il osa proposer à l'Assemblée de permettre l'affiliation des soldats, des sous-officiers, et même des officiers aux sociétés jacobines, pour y puiser des principes d'ordre public, de régénération militaire et patriotique, et de remédier par là aux insurrections qui se multipliaient dans presque tous les régiments de l'armée.
Le remplacement des évêques et des curés, qui se trouvait être précisément dans le temps de Pâques alarmait les consciences; et le peu de monde qui fréquentait les églises ne laissait que trop apercevoir que la majorité de la France désapprouvait la conduite de l'Assemblée relativement au clergé. Cette résistance à ses volontés augmenta l'intolérance des auteurs de la constitution civile. Après les plus fortes invectives contre les prêtres et les évêques, ils en vinrent aux persécutions, espérant ébranler leur fermeté par la crainte des mauvais traitements. Leurs beaux discours sur la régénération de l'Église, dont ils voulaient rappeler les temps primitifs, n'ayant pas fait plus d'impression, ils insultèrent les femmes et les différents individus qui exerçaient le culte catholique sans l'intervention des intrus; ils outragèrent, de la manière la plus indécente, les religieuses, et même les sœurs de la Charité; et personne n'était à l'abri des violences qu'ils se permettaient journellement.
Le département fit un arrêté où, en désapprouvant de semblables violences, il défendait expressément d'entrer dans d'autres églises que celles qui avaient été conservées pour le culte national. Il étendit même cette défense jusqu'aux chapelles des maisons religieuses, des colléges et des hôpitaux, qui ne pourraient recevoir que des personnes habitant l'intérieur de leurs maisons. Il permit cependant la location ou l'acquisition d'un édifice quelconque pour y exercer tel culte que l'on voudrait, pourvu que l'on en fît la déclaration à la municipalité, et qu'elle eût une inscription pour indiquer son usage et la distinguer des églises nationales, dont le service était payé par la nation.
Conformément à cette proclamation, une société du faubourg Saint-Germain avait loué à bail l'église des Théatins, en remplissant les formalités prescrites, et elle devait s'ouvrir le dimanche suivant, qui était le dimanche des Rameaux. Dès la veille, les groupes se rassemblaient, les motions les plus incendiaires les animaient, et ils ne se séparèrent qu'à la nuit. Ils en vinrent le lendemain aux voies de fait. Une jeune personne, conduite à l'église avec sa mère, y fut fouettée à la porte, lorsqu'elle allait y entrer. Les fidèles furent forces de rebrousser chemin; et pour apprendre à chacun le sort qui l'attendait, si l'on s'obstinait à vouloir rentrer dans l'église, on suspendit à la porte un balai et des verges, pour qu'on n'en pût prendre cause d'ignorance. On mit en pièces l'affiche du département qui instruisait le public du droit que donnait la déclaration des droits de l'homme d'exercer tel culte que l'on voudrait, en remplissant les formes prescrites par la loi, et un harangueur déclamait que le moyen d'empêcher le schisme des soi-disant catholiques était de fouetter les dévotes et d'assommer les prêtres.
Cette fermentation gagna les Tuileries. Des groupes se rassemblèrent dans les environs; et ayant appris que le Roi se disposait à passer la semaine sainte et les fêtes de Pâques à Saint-Cloud, ils déclamèrent contre ce voyage, en tenant des propos atroces à ce sujet. Fréron et les autres orateurs de cette espèce allèrent même jusqu'à menacer les jours du Roi et de la famille royale, qu'ils accusaient d'exciter les étrangers contre la France. Leur fureur s'étendait aussi sur ceux qui leur étaient attachés et qui devraient, disaient-ils, être remplacés par des patriotes sincèrement attachés à la Révolution. Ils se déchaînaient contre les prêtres non jureurs; et un grenadier échauffa tellement les esprits contre les ecclésiastiques qui suivaient le Roi le dimanche à la messe, que la garde nationale fit entendre des menaces de quitter le service, et M. de la Fayette eut de la peine à rétablir l'ordre parmi elle.
Le Roi, qui voyait depuis longtemps les progrès que faisait la mauvaise disposition des esprits, et qui redoutait ce qui se passerait pendant la semaine sainte, m'avait engagée à envoyer ma fille à ses sœurs, qui s'étaient absentées de Paris à cette époque. Pour être plus maître de ses actions, il s'était décidé à passer à Saint-Cloud la quinzaine de Pâques, et devait partir le lundi saint. Les groupes de la veille se rassemblèrent le lendemain, tenant de très-mauvais propos sur le départ du Roi et sur la nécessite de s'y opposer. Il n'y avait encore personne de rassemblé aux Tuileries à dix heures, lorsque j'en sortis un instant pour aller prendre des arrangements avec une de mes sœurs, religieuse de Sainte-Marie, rue du Bac, pour qu'elle se décidât à partir pour Mons, où on lui offrait un asile dans une des maisons de son Ordre; et je fus bien étonnée, au bout d'une demi-heure d'absence, de trouver le Carrousel rempli d'une foule innombrable qui entourait les grilles du château. Je mis sur-le-champ pied à terre; je renvoyai ma voiture à mes gens, et je me déterminai à traverser cette foule pour rentrer aux Tuileries. Elle refusa d'abord de me laisser passer; et je fus obligée de la haranguer, en lui disant qu'étant la gouvernante de Mgr le Dauphin, il fallait que je l'allasse retrouver: «Vous feriez bien mieux, disaient-ils, de le garder.»—«Trouveriez-vous bon, leur répondis-je, que la bonne de vos enfants raisonnât sur vos actions, refusât de vous obéir, et vous dictât la conduite que vous devriez tenir?» Cette réponse les calma un peu, et je gagnai toujours du terrain, lorsque, à ma grande satisfaction, l'officier de garde me fit entrer. J'ai toujours observé que lorsque l'on avait le malheur de se trouver au milieu d'un peuple ameuté, on en tirait meilleur parti en lui parlant avec une contenance ferme et assurée, qu'en lui laissant apercevoir la plus légère trace de frayeur.
Le Roi et la Reine, qui avaient fait leurs paquets le matin, montèrent en voiture à l'issue de la messe, avec Mgr le Dauphin, Madame, et Madame Élisabeth. J'étais avec cette princesse sur le devant de la voiture, et je fus témoin de l'horrible scène qui se passa dans cette cruelle journée. Les grenadiers de la garde nationale, parmi lesquels on avait jeté l'alarme sur le départ du Roi, voyant les chevaux prêts à partir, se révoltèrent, se mirent à la tête des chevaux, et déclarèrent qu'ils ne laisseraient pas partir le Roi. MM. Bailly et de la Fayette tentèrent inutilement de vaincre leur résistance, en leur faisant sentir que, très-répréhensible en elle-même, elle était, de plus, inconstitutionnelle. «Il serait étonnant, leur dit le Roi lui-même en mettant la tête à la portière, qu'après avoir donné la liberté à la nation, je ne fusse pas libre moi-même.» Le peuple qui entourait le Carrousel les affermissait dans leur résolution, et rien ne put les persuader. Ils ne s'en tinrent pas là. Ils se permirent même d'insulter les personnes qui entouraient la voiture du Roi, les forçant de s'écarter, et usèrent d'une telle violence envers M. de Duras, premier gentilhomme de la chambre, que le prince fut obligé de commander à deux grenadiers fidèles de le tirer de leurs mains, en leur disant qu'ils lui en répondaient.
Mgr le Dauphin, qui n'avait pas marqué jusque-là la moindre frayeur, se mit à pleurer en voyant traiter ainsi M. de Duras, et à crier de toute sa force: «Qu'on le sauve, qu'on le sauve donc!» MM. Gougenot et Missilier, officiers de la bouche du Roi, que leur attachement avait fait approcher de sa voiture, furent aussi très-maltraités. Les gardes nationales écartaient les personnes de Sa Majesté et ne laissaient que les leurs approcher de la voiture. MM. Railly et de la Fayette essayèrent encore inutilement de haranguer cette multitude, et allèrent à l'Assemblée, mais sans oser y ouvrir la bouche sur ce qui se passait aux Tuileries. Voyant toutes leurs démarches infructueuses, M. de la Fayette offrit au Roi d'employer la violence pour faire sortir sa voiture, et de donner ses ordres en conséquence: «C'est à vous, monsieur, lui dit vivement le Roi, à voir ce que vous devez faire pour faire exécuter votre Constitution.» Après de nouveaux efforts, aussi infructueux que les premiers, M. de la Fayette vint dire au Roi que sa sortie ne serait pas sans danger. «Il faut donc que je rentre», dit le prince, et il quitta sa voiture pour rentrer dans son appartement, seul, sans sa suite ordinaire, profondément affecté de ce qui venait de se passer et du peu de fruit qu'il retirait de toutes ses concessions.
Rien ne fut plus affligeant que les suites de cette journée. Dès le soir même, le département vint offrir une adresse au Roi pour lui représenter l'inquiétude du peuple de le voir entouré de prêtres réfractaires, et la crainte qu'il éprouvait que la protection qu'il leur accordait n'indiquât les véritables sentiments de son cœur; qu'il fallait le rassurer par une démarche franche et positive, en éloignant de sa personne tous ceux qu'il regardait comme ennemis de la Constitution; qu'il apprendrait par là aux nations qu'il avait sincèrement adopté la Révolution, puisque sa personne n'était plus entourée que d'amis de la liberté; que ce conseil lui serait également donné par les quatre-vingt-trois autres départements, s'ils étaient aussi à portée que le leur de lui faire entendre leurs voix. M. de La Rochefoucault, président du département, qui portait la parole, l'engagea aussi à éloigner les personnes qui entouraient Mgr le Dauphin, et qui leur étaient également suspectes.
Il est inconcevable qu'un département qui se piquait de faire observer strictement la Constitution se permit de la violer ouvertement et de manquer aussi essentiellement au chef suprême de cette nation, en venant lui donner des ordres dans un moment où il ne devait témoigner que de la douleur de la scène scandaleuse qui venait de se passer.
Le Roi, craignant d'exposer la personne de ses fidèles serviteurs, ordonna à MM. de Duras et de Villequier de s'éloigner. La séparation de ce dernier, qui lui donnait depuis si longtemps des marques d'attachement et de fidélité, lui fut extrêmement sensible, et il lui donna, en le quittant, l'espoir que des temps plus heureux le rapprocheraient de sa personne. Il donna le même ordre à M. le cardinal de Montmorency, son grand aumônier, et à MM. de Roquelaure et de Sabran, évêques de Meaux et de Laon (le premier, son premier aumônier, et l'autre, celui de la Reine), à ses autres aumôniers et à ceux de cette princesse. La chapelle ne fut plus alors desservie que par de simples chapelains. M. de Brissac, qui avait la goutte en ce moment, ne fut pas compris dans la prescription générale.
Quoique la prévôté de l'hôtel fût détruite, comme mon fils demeurait avec moi aux Tuileries, et qu'on était accoutumé à le voir auprès du Roi, on n'en fut point effarouché; et en usant d'une grande prudence pour ne pas se rendre suspect à la garde nationale, que sa mauvaise conduite rendait encore plus ombrageuse, il parvint à continuer sans obstacle son assiduité auprès du Roi. Il n'avait jamais varié dans ses sentiments. Lors de la suppression de la prévôté de l'hôtel, M. de Beauharnais fit l'impossible pour lui faire accepter une place dans l'armée, qui le dédommagerait de celle qu'il venait de perdre. Mon fils, indigné de ses instances, lui répondit: «Le Roi m'a fait l'honneur de m'attacher à sa personne dès ma plus tendre jeunesse; pour rien au monde je ne la quitterais dans le moment où l'on n'en a rien à espérer, et je lui resterai attaché tant que je vivrai.» Et sur le reproche qu'il lui fit de paraître devant lui avec l'uniforme de grand prévôt, après le décret qui venait d'être rendu: «Je prendrai, dit-il, les ordres du Roi pour le licenciement de la compagnie, et je remettrai ensuite entre ses mains la marque du commandement qu'il m'avait confié.» M. de Beauharnais, après lui avoir représenté qu'une pareille conduite ne pouvait qu'être nuisible à ses intérêts, finit cependant par ajouter qu'il ne pouvait s'empêcher d'estimer le motif d'un tel égarement. Le Roi, dont il prit les derniers ordres pour le licenciement de la compagnie, lui témoigna sa satisfaction de la conduite qu'il avait tenue, et ne cessa de lui donner des témoignages de sa confiance en sa fidélité et son attachement.
On se figurera facilement la tristesse que présentait l'aspect du château le lendemain de cette fatale journée. Le Roi, seul, n'avait auprès de sa personne que mon fils et des officiers de la garde nationale; tous les visages de ses fidèles serviteurs portaient l'empreinte de la douleur. Mesdames de Chimay et de Duras, l'une dame d'honneur et l'autre dame du palais de la Reine, craignant d'être forcées à des démarches qui répugnaient à leurs principes, donnèrent leur démission, et toute la journée se passa à voir les préparatifs du départ de chacun. Mon cœur était navré de la position du Roi et de la séparation de personnes que j'aimais, que j'estimais, et dont la société m'était d'une grande consolation.
Le pauvre petit Dauphin, triste de la tristesse de chacun, se voyant seul avec moi et l'abbé d'Avaux, dit en soupirant: «Qu'ils sont donc méchants, tous ces gens-là, de faire tant de peine à papa, qui est si bon! Je ne le dis qu'à vous, ma bonne madame de Tourzel, que j'aime de tout mon cœur, car je sais qu'il faut se taire.» Et me serrant dans ses petits bras, il m'embrassa tendrement; puis se jetant sur un canapé, il prit, pour se désennuyer, un livre du petit Berquin. La première histoire qui lui tomba sur la main fut celle du petit prisonnier. Se levant alors précipitamment, il porta son livre à l'abbé d'Avaux, et lui dit, les larmes aux yeux: «Voyez, mon bon abbé, le livre qui me tombe aujourd'hui sous la main.» Je ne pus retenir mes larmes en lui voyant faire, si jeune, une pareille réflexion, et en pensant aux malheurs qui pouvaient lui arriver, quoique je fusse bien loin de prévoir l'étendue de ceux auxquels il était réservé. C'était l'enfant le plus attachant; sensible aux soins qu'on lui donnait, il ne perdait pas une occasion de nous dire les choses les plus tendres et les plus aimables.
Le Roi, voyant qu'il n'avait rien à espérer de l'Assemblée, malgré tous les ménagements dont il avait usé à son égard, s'occupa sérieusement des moyens de sortir de Paris et des mesures à prendre pour le rétablissement de son autorité. Le plan que lui avait proposé M. de Montmorin, et qui paraît avoir eu son assentiment, était de s'assurer de l'accord des puissances pour menacer la France si elle persistait dans sa rébellion, et d'intimider tellement la nation par leurs préparatifs, qu'elle se vît forcée de recourir au Roi pour les empêcher de venger les injures faites à la royauté; qu'alors Sa Majesté l'éclairerait sur ses véritables intérêts, lui prouverait que sa déclaration du 21 juin était le véritable vœu de la nation, exprimé librement dans les cahiers donnés à ses députés, et lui montrerait évidemment que le plus grand nombre d'entre eux n'avaient usé du pouvoir qu'ils s'étaient attribué que pour violer leurs serments et plonger la France dans un abîme de malheurs dont ils pouvaient seuls la tirer. Ce qui me porte à croire à la vérité de ce plan est ce dont je fus témoin la veille de ce malheureux voyage de Varennes. J'étais chez la Reine pour prendre ses derniers ordres, lorsque M. de Montmorin lui apporta une très-grande lettre, qu'elle lut avec beaucoup d'attention. Quand il fut sorti de chez elle: «Il n'y a plus, dit-elle, à balancer pour notre départ; voici une lettre de l'Empereur, qui nous engage à ne le pas différer, en nous mandant positivement qu'on ne peut rien faire pour nous tant que nous resterons à Paris.»