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Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome premier: Gouvernante des enfants de France pendant les années 1789 à 1795

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La plus grande partie des ministres, inquiets de l'effet que pouvait produire dans les provinces l'effroyable journée du lundi saint, s'imaginèrent que si le Roi se présentait à l'Assemblée et lui montrait que la continuation de l'opposition à son voyage de Saint-Cloud pouvait donner des doutes sur sa liberté et sur celle de la sanction à ses décrets, elle serait la première à lui demander de suivre son premier projet. Ils engagèrent donc ce prince à tenter cette démarche. Il arriva à l'Assemblée, lui parla du scandale de cette journée et lui fit sentir de persuader au peuple que son bonheur dépendait de son obéissance aux lois et aux autorités constituées. La démarche que l'on fit faire au Roi était d'autant plus imprudente, qu'on pouvait d'avance en prévoir le peu de succès, ayant Chabroud en ce moment pour président de l'Assemblée. Aussi sa réponse à Sa Majesté ne fut-elle qu'une excuse de la scène de la veille, fondée sur l'inquiétude inséparable de la liberté, à laquelle il ajouta l'avertissement d'empêcher une faction trop connue de se placer entre le Roi et la nation, et qu'alors les vœux du peuple seraient remplis.

Le côté droit, profondément affligé, laissait voir par sa contenance la peine qu'il éprouvait de la démarche que l'on faisait faire au Roi; ce qui donna occasion à un sarcasme de Rœderer, qui dit en montrant le côté droit: «Ces messieurs, qui applaudissent toujours quand il est question du Roi, ne se sont pas même permis aujourd'hui une seule acclamation quand il est sorti de l'Assemblée.» Les ministres, ses vils serviteurs, ne s'en tinrent pas là. De concert avec elle, ils pressèrent tellement le Roi de faire écrire à ses ministres dans les Cours étrangères une lettre officielle pour faire connaître à chaque souverain ses sentiments sur la Révolution, qu'il n'osa s'y refuser. Persuadé, comme il l'était, que la violence qui s'exerçait à son égard frappait de nullité toutes ses démarches, et que plus elles seraient contraires à ses intérêts, plus elles persuaderaient les puissances de l'impossibilité où il était de résister aux volontés de la faction qui gouvernait la France, il regarda cette lettre comme la suite de la conduite qu'il était forcé de tenir. M. de Montmorin, loin de partager cette opinion, représenta au Roi qu'une pareille lettre était de nature à nuire essentiellement aux démarches que l'on tentait en ce moment; qu'elle le mettait en contradiction avec lui-même, et ajouta que, ne pouvant se résoudre à la signer, il priait le Roi d'accepter sa démission. Le Roi tint bon, dans la crainte que sa résistance ne donnât des soupçons sur ses projets. Et M. de Montmorin, dans la crainte de les faire évanouir, signa cette malheureuse lettre. Elle était une protestation de l'attachement du Roi à la Constitution, de son adhésion libre à ses décrets, qui n'avaient réformé que des abus, en lui conservant toute sa puissance. Il ajoutait que la paix régnait dans le royaume, et qu'il n'avait d'autres ennemis que ceux qui s'étaient éloignés, et qui mettaient en doute la sincérité de son attachement à la Constitution; qu'ils le mettaient dans la nécessité de faire connaître aux puissances étrangères ses véritables sentiments, en les assurant qu'elles n'avaient rien à craindre d'une puissance qui avait renoncé aux conquêtes, et qui désirait la paix avec ses voisins. Il chargeait par cette lettre ces mêmes ministres de protéger les Français qui voudraient voyager en pays étrangers, contre les insultes journalières qu'on leur faisait éprouver.

Cette lettre, qui passait pour être l'ouvrage de M. de Lameth, n'avait pour but que de déconsidérer le Roi parmi les puissances étrangères. Quand elle fut portée à l'Assemblée, elle y fut reçue avec les plus vives acclamations. Les factieux ne dissimulèrent pas leur joie d'avoir aussi bien réussi, et décrétèrent qu'une députation irait sur-le-champ, le président à la tête, remercier le Roi de la preuve de patriotisme qu'il venait de donner, en faisant connaître aux puissances étrangères ses véritables sentiments, et l'assurer, en même temps, que la démarche qu'il venait de faire, fixant le bonheur du peuple, ne pouvait manquer de le rendre heureux.

M. de la Fayette fut le seul qui remplit les devoirs de sa place à la suite de la journée du lundi saint, 18 avril. Il donna dès le lendemain sa démission de commandant de la garde nationale; et sur les instances réitérées qui lui furent faites pour la reprendre, il se rendit à la Commune de Paris, blâma ouvertement les excès qui s'étaient commis la veille, et déclara positivement qu'il ne reprendrait sa démission qu'à la condition de licencier les soldats qui s'en étaient rendus coupables. La compagnie soldée de l'Oratoire fut en conséquence désarmée. Il en fut de même de celui qui avait provoqué l'insurrection, quoique le club des Cordeliers eût fait afficher dans les rues que sa conduite était un modèle de civisme. Ces conditions remplies, il reprit sa place, en faisant promettre aux soldats d'être dorénavant fidèles à la loi et à la subordination si indignement violée, et exigea de plus un nouveau serment pour preuve de la sincérité de leur retour.

On ne peut se faire d'idée de tout ce que nous eûmes à souffrir pendant la semaine sainte. Menacés des derniers outrages par une populace qui se réjouissait de la solitude des Tuileries, la vue du Roi privé de ses grands officiers et nous tous à la veille d'être forcés de nous éloigner de sa personne, les offices de l'église, auxquels nous assistions régulièrement et qui offraient des analogies si frappantes avec la situation, le tombeau du jeudi saint, espèce de cénotaphe entouré de cyprès et sur lequel il y avait une couronne d'épines, emblème si juste de celle que portait le Roi, tout contribuait à augmenter la profonde tristesse dont nous étions pénétrés, et qu'il fallait renfermer en soi-même pour ne la pas faire partager à notre pauvre petit Dauphin. La princesse de Tarente, qui partageait tous mes sentiments, était alors mon unique consolation. Nos cœurs ne faisaient qu'un, et nous nous affligions des maux qui n'étaient encore que le prélude de ceux qui nous étaient réservés.

Le commencement du bonheur promis au Roi par l'Assemblée fut la violence faite à ses sentiments religieux. On l'obligea, pour garantie de sa sanction aux décrets de l'Assemblée, d'aller, le jour de Pâques, avec la Reine, à Saint-Germain l'Auxerrois, paroisse des Tuileries et desservie par des prêtres constitutionnels. Monsieur et Madame n'y accompagnèrent pas Leurs Majestés; ils restèrent au Luxembourg, où ils entendirent la messe; et Madame Élisabeth, sous prétexte d'incommodité, passa la journée dans sa chambre.

Mgr le Dauphin était resté au château avec un très-petit nombre de gardes nationaux, le plus grand nombre ayant accompagné le Roi à Saint-Germain l'Auxerrois. Le jeune prince avait précisément ce jour-là pour commandant de bataillon un nommé M. de Luigné, qui, quoique bon gentilhomme et possesseur de quatre-vingt mille francs de rente, avait donné à corps perdu dans la Révolution. Il était vil, débauché, et n'avait pour société que des gens perdus, comme lui, de réputation, et avec lesquels il mangeait toute sa fortune. Il inspirait une telle méfiance, que M. de Gouvion vint lui-même m'assurer qu'il avait pris toutes ses précautions pour que le mauvais sujet ne pût causer aucune inquiétude; M. d'Arblay, officier de la garde nationale, et que je savais être très-attaché au Roi, avait l'ordre de ne le pas perdre de vue un instant et même de le suivre dans l'appartement de Mgr le Dauphin, si son service le mettait dans le cas d'y entrer. Tout fut fort paisible pendant l'absence du Roi; le ciel seul fut en courroux, car il y eut un violent orage et de grands coups de tonnerre pendant que Leurs Majestés furent à la paroisse. Elles en revinrent profondément tristes. Ce sentiment était habituel parmi la famille royale, qui ne se consolait de tout ce qu'elle avait à souffrir que par l'espoir de voir couronner de succès les moyens que l'on employait en ce moment pour la tirer de sa cruelle captivité.

Les démarches que les ministres firent faire au Roi rendirent l'Assemblée encore plus audacieuse. Elle accueillit avec complaisance la dénonciation du sieur Baujour, commis de la marine, contre M. de Fleurieu, malgré le caractère d'infidélité et de fausseté qu'elle portait avec elle, et elle osa mettre en délibération si elle ne demanderait pas compte au Roi de sa liste civile. M. de Fleurieu, effrayé de l'idée seule d'une dénonciation et de la difficulté de concilier l'attachement qu'il portait au Roi avec la soumission servile qu'exigeait l'Assemblée, donna sa démission, et fut remplacé par M. Thévenard. M. Tarbé fut nommé en même temps ministre des contributions publiques. C'était un homme instruit, parfaitement honnête et très-attaché au Roi. J'en ai eu personnellement la preuve. Aussi le Roi l'honorait-il de son estime et de sa confiance.

La malheureuse colonie de Saint-Domingue éprouva de nouveaux malheurs. Les promoteurs du désordre y firent circuler la nouvelle que les décrets du 8 mars et du 12 octobre allaient être rapportés; qu'il en résulterait l'admission des gens de couleur aux assemblées, et, par suite, l'affranchissement des nègres. Cet espoir occasionna une nouvelle fermentation dans un pays dont les têtes étaient déjà si agitées. Les troupes, à leur arrivée, prirent parti contre les blancs, se révoltèrent et refusèrent d'obéir à M. de Blanchelande, gouverneur de Saint-Domingue. Ils massacrèrent M. de Mauduit, leur colonel, qui voulait les ramener à l'obéissance; et tout annonçait l'insurrection la plus alarmante, qui devait nécessairement entraîner la perte de la colonie. Ces détails furent apportés à l'Assemblée par un officier témoin du massacre de M. de Mauduit, et qui s'était échappé comme par miracle des mains de ces furieux. L'Assemblée, loin d'en témoigner de l'indignation, se borna à les envoyer au comité des rapports.

Ce comité n'en présenta pas moins un projet de décret pour admettre aux assemblées coloniales et paroissiales les gens de couleur nés de père et mère libres. Toutes les personnes raisonnables de l'Assemblée s'opposèrent à ce projet et démontrèrent qu'il entraînerait la révolte des nègres contre les blancs, des massacres affreux et la perte des colonies. Mais les démagogues ayant déclaré qu'ils préféraient la perte des colonies à celle d'un principe, et Dupont de Nemours et plusieurs autres membres de l'Assemblée, égarés par un fol amour de la liberté, s'étant joints à eux, le projet fut converti en un décret, qui ne tarda pas à produire tous les malheurs qu'on avait annoncé en devoir être la suite.

Les excès qui se multipliaient dans toutes les parties du royaume firent faire de sérieuses réflexions à une grande partie des membres de l'Assemblée, et déterminèrent M. de Pastoret à lui demander de décréter un code pénal qui fît cesser l'impunité et arrêtât tant de désordres, et de s'occuper en même temps de régler la forme du droit de pétition. Craignant, en même temps, que de pareilles demandes ne lui attirassent des ennemis, il s'empressa de faire l'éloge de la soumission de la ville de Paris et de l'énergie avec laquelle la garde nationale, égarée un moment, était rentrée dans le devoir; et il finit par assurer que cette même ville de Paris, qui s'était acquittée la première du saint devoir de l'insurrection, serait le plus ferme appui de la Constitution.

On demanda à l'Assemblée une émission de petits assignats pour la commodité des habitants de Paris. Cette monnaie ne perd rien, disaient les promoteurs de la Révolution; c'est l'argent qui gagne.—Je les y égale, dit M. de Crillon, qui eût été bien fâché si on l'avait prié d'en donner lui-même la preuve. M. de Montesquiou, en votant pour leur admission, y ajouta l'éloge le plus pompeux de la prospérité de la France. La déraison fut poussée à son comble dans cette séance; et peu après, l'Assemblée décréta l'admission des petits assignats, malgré tous les inconvénients qui en pouvaient résulter.

Bouche, Robespierre et M. de Menou, ainsi que plusieurs autres du même parti, demandèrent de nouveau la réunion du comtat d'Avignon à la France. Ils se gardèrent bien de faire connaître que les votes nombreux qu'ils présentaient à ce sujet avaient été donnés au milieu du carnage, du pillage et de la dévastation des villes du Comtat. Ils discutèrent longuement sur les droits de la France sur ce malheureux pays, et employèrent jusqu'à la violence pour démontrer la nécessité de la réunion.

MM. Malouet et de Clermont prouvèrent jusqu'à l'évidence que la plus grande partie des votes n'avaient pas même atteint la majorité et n'avaient été donnés que par la crainte qu'inspiraient les brigands qui désolaient le pays. Ils retracèrent les crimes de tout genre commis par le coupe-tête Jourdan, si connu à Paris par sa férocité et sa cruauté. Ce scélérat s'était associé deux municipaux d'Avignon, ses dignes émules (Mainville et Tournal), qui, secondés des déserteurs des régiments de Penthièvre et de Soissonnais, dévastaient les villes et les campagnes, et poussaient même la fureur jusqu'à faire périr ceux des leurs qui conservaient un reste d'humanité. MM. Malouet et de Clermont démontrèrent le peu de solidité des raisons de leurs adversaires pour la réunion du Comtat à la France, le danger qui pouvait résulter de l'inquiétude que causerait aux puissances étrangères une pareille violation du droit des nations; ils finirent par se plaindre de la mauvaise foi qui avait fait soustraire les pièces qui prouvaient la vérité des événements qu'ils venaient de mettre sous les yeux de l'Assemblée.

Les démagogues, ne pouvant répondre à de pareilles raisons, se répandirent en injures, et engagèrent l'Assemblée à prononcer au moins un décret qui ne décidât pas totalement la question. Pour répondre à leurs désirs, elle se borna à décréter que la ville d'Avignon et le Comtat ne feraient pas partie intégrale de la France.

M. de Clermont-Tonnerre, en sortant de l'Assemblée, courut de grands dangers. Injurié et menacé d'être jeté dans le bassin des Tuileries par une foule de scélérats qui se trouvèrent sur son passage, il n'eut que le temps de se réfugier chez le suisse, où plusieurs particuliers vinrent à son secours. Six grenadiers du régiment d'Angoulême le reconduisirent chez lui en fiacre, où une multitude ameutée l'avait précédé et avait déjà forcé la porte de sa maison. Les grenadiers qui le défendaient donnèrent le temps au maire et à la garde nationale d'arriver pour faire cesser ce tumulte et dissiper l'attroupement.

Les scélérats d'Avignon, pour se venger de l'échec qu'ils avaient reçu, vinrent assiéger la ville de Carpentras; mais elle se défendit si vigoureusement, qu'ils furent obligés d'en lever le siége après avoir perdu un nombre assez considérable de leurs indignes associés. Tous ces malheurs étaient dus à la lâcheté de M. du Portail, qui, dans la crainte de déplaire aux clubs jacobins, s'opposa au renvoi des régiments de Penthièvre et de Soissonnais, dont les soldats en insurrection désolaient le Comtat. Ils étaient, en outre, une suite de la défense faite par le ministre aux Dauphinois de venir au secours des Comtadins, qu'ils auraient facilement délivrés de leurs oppresseurs.

La crainte que le décret que menait de rendre l'Assemblée ne nuisit aux droits de la Franco sur le Comtat, fournit aux démagogues l'occasion de revenir sur cette décision, en remettant en question s'il n'était pas au moins nécessaire de réunir la ville d'Avignon pour la soustraire aux calamités qui l'accablaient depuis si longtemps. L'Assemblée, n'osant pas revenir sur un décret discuté si solennellement, essaya de l'atténuer en en faisant un nouveau, par lequel elle priait Sa Majesté d'envoyer des médiateur pour interposer ses bons offices entre les Comtadins et les Avignonnais; de faire cesser les hostilités respectives, provisoire nécessaire avant de prendre un parti ultérieur sur les droits qu'avait la France sur ce malheureux pays; d'empêcher les invasions des troupes avignonnaises sur le territoire français; de regarder comme déserteurs les Français des deux armées qui refuseraient de rentrer en France après l'ordre qui leur en serait donné, et de traiter comme embaucheurs ceux qui recruteraient en France pour l'un ou l'autre parti.

Les troubles continuaient toujours dans toutes les parties du royaume. Le licenciement de la compagnie soldée du bataillon de l'Oratoire mit en mouvement tous les factieux. Les clubs se récrièrent sur l'injustice d'exiger des troupes une obéissance passive; les sections se partagèrent sur la question de savoir s'il y avait lieu ou non à demander le nouveau serment que voulait faire prêter M. de la Fayette, et les malveillants saisirent avec empressement cette occasion d'établir la division dans la garde nationale.

On apprenait de toute part des nouvelles affligeantes, des soulèvements, des massacres, des incendies; et l'impunité de tous ces crimes en augmentait le nombre. La populace de Versailles voulut s'opposer au départ du régiment de Flandre, qui quittait cette ville pour retourner dans le département du Nord; elle gagna quelques soldats, qui en entraînèrent d'autres, et il y eut un moment de résistance de leur part. M. de Montmorin, gouverneur de Fontainebleau et colonel en second de ce régiment, fut renversé deux fois de son cheval; mais il tint bon, et secondé des chasseurs de Lorraine et de la garde nationale de Versailles, il les fit rentrer dans le devoir, se mit à leur tête et les fit partir pour leur destination. M. de Montmorin était un homme excellent, plein d'honneur et de bravoure, rempli d'attachement pour la personne du Roi. Il ne cessa de lui en donner des preuves, et fut une des premières victimes de la Révolution, quand nos malheurs furent à leur comble.

Après diverses discussions sur la forme des élections de la prochaine législature, l'Assemblée décréta qu'aucun des membres de l'Assemblée nationale ne pourrait être réélu avant quatre années révolues du jour de l'expiration de ses séances, que dès que les élections seraient terminées, elle le fixerait le jour où cesseraient ses fonctions et où commenceraient celtes de la législature qui lui succéderait, laquelle, de son côté, terminerait ses séances le 1er mai 1793. Plusieurs membres du côté droit demandèrent que l'Assemblée, avant sa séparation, déterminât l'étendue du pouvoir que l'on accordait au Roi, pour mettre un terme à l'anarchie qui désolait le royaume; mais cette demande entravait trop les vues de l'Assemblée pour qu'elle daignât y faire droit.

L'abbé Raynal, profondément affligé de l'abus que l'on avait fait des principes de liberté répandus dans son Histoire philosophique du commerce des Européens dans les deux Indes, se crut en droit, à son retour en France, d'en témoigner sa douleur à l'Assemblée, et dans une adresse qu'il lui envoya, de lui dire les vérités qu'il crut propres à l'amener à réparer les torts que lui avait fait commettre son amour excessif de la liberté: «Il serait beau, disait-il, d'avouer vous-mêmes que vous avez été trop loin, de rendre au Roi l'autorité dont il a besoin pour faire le bien, de balancer sagement les pouvoirs des diverses autorités, et de ne pas donner à la multitude un pouvoir dont elle ne peut qu'abuser; des lois sages vous feront bénir des peuples, qui maudiront, au contraire, un jour celles qui, en consacrant l'anarchie, attireront sur la France des malheurs dont vous gémirez quand il ne sera plus temps de les réparer.»

L'Assemblée entra en fureur, et se récria sur une audace digne, disait-elle, des Malouet et de ceux de son parti; et l'abbé Raynal, porté aux nues quant on croyait ses principes les mêmes que ceux de l'Assemblée, fut regardé, même par les plus modérés du côté gauche, comme un homme en démence, et l'on attribua à la faiblesse de l'âge des remords qu'elle était si loin de partager.

MM. de Saint-Fargeau et Robespierre demandèrent l'abolition de la peine de mort et de toute peine infamante pour quelque crime que ce fût. Le premier voulait même qu'après un long emprisonnement, un baptême civique rétablît le criminel dans tous ses droits. On prononça de grands discours tendant à demander, au nom de l'humanité, de mettre plus de douceur dans le Code pénal pour la répression des délits; mais on représenta si vivement l'inconvénient de l'abolition de la peine de mort et de la condamnation aux travaux publics, dans un moment où la France était couverte de scélérats auxquels les crimes ne coûtaient rien, qu'on les laissa subsister. La nécessité de bâtir quatre-vingt-trois maisons de réclusion fit peut-être plus d'impression que le motif de nuire à la tranquillité publique.

L'Assemblée, trouvant que le droit de faire grâce, abusif en lui-même, donnait au Roi trop d'autorité, décréta, sans égard pour la Majesté Royale, qu'il lui serait interdit, ainsi qu'à toute personne que ce fût. La privation d'un droit dont jouissaient tous les princes de l'Europe, et même les plus minces souverains, affecta le Roi sensiblement. Mais c'était ce qui occupait le moins l'Assemblée, qui, peu touchée de sa soumission à ses moindres désirs, l'accablait journellement des plus violentes amertumes. Achard de Bonvouloir, député, ayant voulu démontrer à l'Assemblée les inconvénients qui résulteraient de l'admission dans les clubs des soldats et des bas officiers, on lui coupa la parole et on le força d'envoyer les preuves qu'il allait produire au comité des rapports.

Elle décréta encore, mais non sans de vifs débats, que l'on ne recevrait en France aucune bulle, ordonnance ou écrit du Pape, sans l'approbation du corps législatif sanctionnée par le Roi, et défense jusque-là de les afficher ou de leur donner force de loi; que tout évêque, curé, ecclésiastique et fonctionnaire public qui ferait imprimer lesdits écrits, en contradiction au présent décret, serait poursuivi comme perturbateur du repos public et subirait la peine de la dégradation civique.

Les démagogues firent de nouvelles tentatives pour le licenciement de l'armée, ou du moins pour celui de tous les officiers soupçonnés de haine pour la Révolution et de regret pour l'ancien régime; et ils en parlèrent avec un mépris qui fut vivement relevé par M. de Cazalès et quelques autres membres de l'Assemblée. Plusieurs d'entre eux, même du côté gauche, firent sentir à l'Assemblée le danger d'une pareille mesure, dans un moment où l'on avait tant à redouter des menées hostiles des puissances étrangères. En conséquence, elle se borna à prier le Roi de signer promptement le décret qui mettait les troupes des frontières sur le pied de guerre et ordonnait l'approvisionnement de leurs places, et une levée d'hommes dans toutes les gardes nationales du royaume.

On pria, de plus, le Roi de faire notifier à M. le prince de Condé, et dans le plus bref délai, l'ordre de rentrer sous quinze jours dans le royaume, ou de s'éloigner des frontières, en prêtant le serment de ne rien entreprendre contre la Constitution sanctionnée par le Roi, ni de troubler en rien la tranquillité de l'État, faute de quoi ses propriétés seraient séquestrées, et toute communication avec lui interdite, sous peine d'être réputé traître à la patrie. On ajouta à ce décret que, dans le cas où il se présenterait en armes sur les frontières, on donnerait ordre à tous les citoyens de courir sus sur sa personne et celle de ses adhérents, et on le rendit responsable de tous les mouvements hostiles qui pourraient être dirigés contre la France.

Tant d'insultes réitérées contribuèrent à affermir le Roi dans la résolution de se soustraire à une tyrannie dont la nation éprouvait, ainsi que lui, les effets les plus funestes. Il n'y avait pas même jusqu'aux hommages qu'on ne trouvât moyen de rendre insultants; le fait suivant en est une preuve.

Un nommé Palloi, architecte de la ville, et qui avait été à la tête des destructeurs de la Bastille, fit demander à la Reine la permission de présenter à Mgr le Dauphin un jeu de domino fait en entier des pierres de la Bastille. On n'osa le refuser, et la Reine lui fit dire que s'il voulait aller trouver Mgr le Dauphin dans son jardin, il y recevrait son présent. J'étais ce jour-là dans mon lit, avec une si violente attaque de colique hépatique que j'avais été saignée trois fois dans la journée, et je n'étais précisément remplacée que par madame de Soucy, la belle-fille. Je craignais que la frayeur de se compromettre ne lui fît faire quelque bassesse, et je priai la princesse de Tarente, qui suivait souvent avec moi le jeune prince à la promenade, de ne pas y manquer dans cette occasion, et de surveiller madame de Soucy.

Comme il fallait toujours éviter les interprétations malignes que les patriotes donnaient à toutes les paroles de la famille royale, nous convînmes que Mgr le Dauphin se bornerait à dire à M. Palloi: «Je suis bien sensible, monsieur, à l'idée que vous avez eue, qu'un jeu de domino pourrait m'amuser, et je vous remercie bien de celui que vous me donnez.» Il était furieux de recevoir un pareil présent, et il le fut encore davantage quand M. Palloi lui eut dit que le présent devait lui être d'autant plus agréable que, composé des pierres de la Bastille, il lui rappellerait la générosité avec laquelle le Roi, son père, avait renoncé à toute idée de despotisme et promis de lui inculquer, de bonne heure, des sentiments pareils aux siens. Mgr le Dauphin fit, en rougissant, la réponse qui lui avait été prescrite. Il demanda à rentrer dès que M. Palloi l'eut quitté, et fit sur-le-champ disparaître le domino, en demandant qu'on n'en parlât plus.

Il était impossible d'annoncer plus de noblesse et de dignité dans les sentiments qu'en faisait ce jeune prince, et le tout sans hauteur; car il était rempli de bonté pour tout ce qui l'approchait, et parfaitement aimable, tant avec les enfants qui jouaient avec lui qu'avec les personnes qui l'entouraient. Ses jeux se ressentaient de son caractère vif et ardent. Il avait un goût prononcé pour tout ce qui tenait au militaire, et un de ses plus grands plaisirs était de faire tirer de petits canons dans son jardin et de commander, le sabre à la main, que l'on fît feu. Il se croyait alors un petit héros, et prenait un air grave le plus plaisant du monde.

Il avait encore un genre d'amusement qui lui plaisait infiniment. C'était de prendre le costume d'un ancien chevalier français, en se revêtant d'une petite armure que lui avait faite M. Palloi. Le casque en tête, la cuirasse sur le dos et la lance à la main, il se croyait un véritable chevalier. Ce jeu n'était permis qu'entre nous, et seulement dans son appartement, pour ne pas laisser à la malveillance le plaisir de s'exercer sur ce petit divertissement. Il importunait la Reine pour lui permettre de descendre chez elle dans son costume favori, si bien qu'elle lui dit, pour s'en débarrasser, qu'elle n'y consentirait qu'autant qu'il désignerait sur-le-champ le nom du chevalier français qu'il prendrait pour paraître devant elle. Ce sera, dit-il, celui du chevalier Bayard, sans peur et sans reproche.

Il aimait beaucoup à lire des traits historiques, et l'abbé d'Avaux, son précepteur, lui faisait faire la lecture de tous ceux qui pouvaient l'instruire en l'amusant. Il en causait avec nous, les gravait dans sa mémoire, et faisait les applications les plus justes, sans pédanterie et avec une naïveté charmante. Il étonna bien un jour l'abbé Barthélemy, de l'Académie des sciences. On avait fait lire au jeune prince quelques fragments de l'histoire de Scipion et d'Annibal, et on les comparaît ensemble: «J'aime bien mieux Scipion, dit-il, c'est mon héros.»—«Seriez-vous bien aise de voir son bouclier?» lui dit M. d'Avaux.—«J'en serais enchanté.» L'abbé Barthélemy, à qui cette conversation fut rapportée, se fit un plaisir de le lui apporter. Mgr le Dauphin le considéra avec soin et le tourna de tous côtés; puis, partant comme un trait, il fut chercher son sabre, et le frotta sur le bouclier. «Que faites-vous donc, Monseigneur?» lui dit l'abbé Barthélemy.—«Je frotte mon sabre sur le bouclier d'un grand homme.» L'abbé Barthélemy témoigna le plus grand étonnement de cette action et de la vivacité de sa réponse. Mais l'abbé d'Avaux ne le laissa pas longtemps indécis sur le motif qui l'avait occasionné. Il lui apprit que ce n'était qu'une heureuse application de ce qu'il lui avait raconté d'un beau mouvement d'un régiment de grenadiers, en voyant à Strasbourg le tombeau du maréchal de Saxe. L'abbé Barthélemy, attendri en regardant cet aimable enfant, ne put s'empêcher de lui témoigner sa satisfaction de l'usage heureux qu'il faisait de sa mémoire, qui était vraiment admirable.

Il avait la répartie prompte, et nous étonna bien un jour par la preuve qu'il nous en donna. On jouait avec lui un petit jeu qui obligeait chacun de conter son histoire. «J'en sais une très-drôle,» nous dit-il. Il y avait à la porte de l'Assemblée nationale un crieur qui vendait les décrets aussitôt qu'ils étaient imprimés; pour abréger ses paroles, il criait: A deux sols, à deux sols, l'Assemblée nationale! Un plaisant qui passait par là lui dit: «Mon ami, tu nous dis bien ce qu'elle vaut, mais non pas ce qu'elle nous coûte. Avouez que c'est drôle.» Je lui avais expressément défendu de parler de tout ce qui pouvait y avoir rapport. Le regardant donc assez sévèrement: «Qui vous a appris, lui dis-je, cette petite histoire?» Se ressouvenant alors de la défense, il me dit très-plaisamment: «M. l'abbé, qui nous a appris ce jeu, nous a bien dit, madame, que chacun était obligé de conter son histoire, mais il n'est pas du jeu de dire de qui on la tient.» Et il se débarrassa de cette manière de répondre à une question qui l'embarrassait, sans nommer la personne qui lui avait appris sa petite histoire.

CHAPITRE XII

ANNÉE 1791

VOYAGE DE VARENNES

Le chagrin que j'éprouvais des insultes journalières qu'essuyait la famille royale, et mon inquiétude des suites qui en devaient être la conséquence, rendaient pénible la convalescence de la maladie que je venais d'éprouver. La Reine, qui avait eu la bonté de me venir voir plusieurs fois, vint chez moi un matin de très-bonne heure pour m'engager d'aller aux eaux de Plombières. «Il est probable, me dit-elle, que nous serons obligés de quitter Paris, et vous êtes bien faible pour nous suivre.» L'idée d'abandonner Mgr le Dauphin et Madame, au milieu des dangers qu'ils pouvaient courir, me fit une peine extrême et me redonna assez de force pour espérer d'être, sous peu de jours, en état de les suivre. Je ne pouvais d'ailleurs, comme je le dis à la Reine, aller aux eaux sans faire découvrir leur départ, ayant dit publiquement à quelqu'un qui m'en avait donné le conseil, que la mort seule me ferait abandonner Mgr le Dauphin. J'ajoutai à cette princesse que j'espérais que le Ciel me donnerait, d'ici là, les forces dont j'aurais besoin, mais que dans le cas contraire je ne quitterais pas mon appartement. «A quels dangers ne vous exposez-vous pas? reprit la Reine avec vivacité.—«Si j'étais né homme, répondis-je, Votre Majesté ne m'aurait pas empêché de monter à la tranchée. Je me sens digne d'être la fille d'un père qui a perdu la vie pour le service de son Roi et de sa patrie. Que Votre Majesté ne s'embarrasse pas de moi; si j'étais malade, je resterais dans la première auberge au risque de ce qui pourrait m'arriver; mais qu'elle soit bien persuadée que je resterais à Paris, si je ne me sentais assez de force pour soutenir la route, et causer le moindre retard au voyage[19]

On devait partir la nuit du dimanche au lundi 20 juin; mais la crainte que l'on eut qu'une femme de chambre de Mgr le Dauphin, qu'on savait être attachée à M. de la Fayette, et qui était de service ce jour-là, ne lui révélât le départ de la famille royale, le fit remettre au lendemain 21, où elle se trouvait tout naturellement remplacée par une autre sur laquelle on pouvait compter. On avait craint, en éloignant la première, de donner de la consistance au bruit qui courait, même dans le château, du prochain départ de la famille royale. M. de Bouillé en fut prévenu, et si M. le duc de Choiseul eût eu moins de légèreté et plus d'aplomb, ce retard eût été sans inconvénient.

Pour ne donner aucun soupçon, la Reine mena promener elle-même ces enfants à Tivoli, dans le jardin de M. Boutin, dans la soirée du lundi, et donna l'ordre en rentrant, au commandant de bataillon, pour la sortie du lendemain. J'en fis autant pour Mgr le Dauphin. Et pour ôter à mes gens toute idée de départ, je leur dis de me préparer un bain pour le lendemain à l'heure où je sortirais de chez Mgr le Dauphin, et je montai chez lui à dix heures, suivant ma coutume, avec ma femme de chambre, qui couchait dans une chambre à côté de la sienne.

Un moment après, la Reine entra dans l'appartement, et réveilla ce jeune prince qui était profondément endormi. A peine eut-il entendu qu'il irait dans une place de guerre, où il commanderait son régiment, qu'il se jeta à bas de son lit, en disant: «Vite, vite, dépêchons-nous, qu'on me donne mon sabre, mes bottes, et partons.» L'idée de ressembler à Henri IV, qu'il avait pris comme modèle, l'échauffa tellement, qu'il ne ferma pas l'œil en chemin. Ce ne fut qu'après l'arrestation que la nature reprit ses droits, et qu'il s'endormit du sommeil le plus calme et le plus tranquille.

La Reine, en déclarant son départ, annonça à madame de Neuville, première femme de chambre de Mgr le Dauphin, qu'elle le suivrait dans une chaise de poste, avec madame Branyer, première femme de chambre de Madame, qui venait d'être avertie et qui allait se rendre chez Mgr le Dauphin. Elle dit à madame de Bar, cette femme, comme je l'ai déjà dit, sur laquelle on pouvait parfaitement compter, qu'elle était affligée de ne pouvoir pas l'emmener, qu'elle allait la faire conduire sûrement chez elle, et qu'elle comptait assez sur son attachement pour être assurée de sa discrétion, Cette pauvre femme fut des plus touchantes; elle se jeta aux genoux de la Reine, lui baisa la main, fit des vœux pour le succès du voyage, qui l'occupait beaucoup plus que les persécutions qu'elle pourrait éprouver et que les précautions que l'on prenait pour la conduire sûrement chez elle.

Nous descendîmes dans l'entre-sol de la Reine, où le Roi s'était rendu de son côté. Leurs Majestés me dirent qu'elles seraient suivies par trois gardes du corps, dont l'un donnerait le bras à la Reine pour la conduire à pied à la voiture; que les deux autres conduiraient la voiture de voyage, qui devait attendre le Roi à quelque distance de la barrière (car toute la famille royale sortait à pied, à l'exception de Mgr le Dauphin et de Madame). Le Roi ajouta que je ne saurais qu'en chemin les détails du voyage, pour diminuer l'embarras de mes réponses si j'avais le malheur d'être arrêtée; et il me donna ensuite un billet signé de sa main, pour prouver, en cas d'accident, que c'était par ses ordres que j'emmenais Mgr le Dauphin et Madame. Il me donna, de plus, la permission d'emmener avec moi M. de Gouvion, si nous le rencontrions, dans le cas où il s'engagerait à favoriser le départ de Leurs Majestés. J'avais aussi marqué deux pièces d'or, l'une pour donner à un garde national, si le hasard nous en faisait rencontrer, en lui ajoutant la promesse de faire sa fortune et de lui donner une bonne somme d'argent, lorsqu'il me reproduirait une pièce pareille à celle que je gardais pour la confronter avec la sienne.

J'avais pris, depuis longtemps, la précaution de faire faire à ma fille Pauline une petite robe de toile et un bonnet pour habiller en petite fille Mgr le Dauphin, si les circonstances rendaient ce changement nécessaire. Nous nous en servîmes avec succès. La voiture étant arrivée, la Reine alla regarder elle-même si tout était tranquille dans la cour, et ne voyant personne, elle m'embrassa en me disant: «Le Roi et moi vous remettons entre les mains, madame, tout ce que nous avons de plus cher au monde, avec la plus entière confiance; tout est prêt, partez.» Nous descendîmes par l'appartement de M. de Villequier, où il n'y avait pas de sentinelle; nous passâmes par une porte peu fréquentée, et nous montâmes dans une vieille et antique voiture, ressemblant à un fiacre, que conduisait le comte de Fersen.

Pour donner au Roi le temps d'arriver, nous fîmes une promenade sur les quais, et nous revînmes par la rue Saint-Honoré attendre la famille royale, vis-à-vis la maison appelée alors l'hôtel de Gaillarbois. J'attendis trois quart d'heure sans voir arriver personne de la famille royale. M. de Fersen jouait parfaitement le rôle de cocher de fiacre, sifflant, causant avec un soi-disant camarade qui se trouvait là par hasard, et prêtant du tabac dans sa tabatière. J'étais sur les épines, quoique je ne fisse paraître aucune inquiétude, lorsque Madame me dit: «Voilà M. de la Fayette.» Je cachai Mgr le Dauphin sous mes jupes, en les assurant tous deux qu'ils pouvaient être fort tranquilles. Je ne l'étais cependant guère. M. Bailly le suivait à peu de distance. Ils passèrent tous deux, ne se doutant de rien; et après trois quarts d'heure d'anxiété, j'eus la consolation de voir arriver Madame Élisabeth. C'était cependant un commencement d'espérance. Il était onze heures et demie, et ce ne fut qu'après minuit que nous vîmes arriver le Roi. MM. Bailly et de la Fayette qui étaient venus au coucher, s'étaient mis à causer, et pour ne leur donner aucun soupçon, ce prince ne voulut point avoir l'air pressé de se retirer. Il fallut ensuite que le Roi se déshabillât, se mît au lit, refît une nouvelle toilette, mît une perruque pour se déguiser, et vînt à pied des Tuileries pour rejoindre la voiture. La Reine n'en devait sortir qu'après le Roi; et l'extrême attachement qu'il lui portait se démontra vivement dans cette circonstance par la manière dont il exprimait son inquiétude. Dès qu'elle fut montée dans la voiture, il la serra entre ses bras, l'embrassait, et lui répétait: «Que je suis content de vous voir arrivée!» Chacun s'embrassa; toute la famille royale me fit le même honneur, et convaincus que nous avions franchi l'obstacle le plus difficile à surmonter, nous commençâmes à espérer que le Ciel favoriserait notre voyage.

Le Roi nous raconta qu'après avoir été débarrassé de MM. Bailly et de la Fayette, il était sorti seul par la grande porte des Tuileries, avec une grande tranquillité; qu'il était pleinement rassuré par la précaution qu'il avait prise de faire sortir par cette même porte M. le chevalier de Coigny, dont la tournure, parfaitement semblable à la sienne, accoutumait depuis quinze jours les factionnaires de cette porte à le laisser sortir le soir avec une entière sécurité; qu'elle était telle, que son soulier s'étant défait, il l'avait remis sans qu'on y eût fait attention, et qu'il n'avait pas éprouvé la plus légère difficulté.

Le chevalier de Coigny était un des plus fidèles et des plus affectionnés serviteurs du Roi. Celui-ci lui avait confié le secret de son voyage, et s'il eût suivi les conseils qu'il lui avait donnés, il y a tout lieu de croire que le voyage eût réussi. «Personne, dit-il au Roi, ne rend plus de justice que moi à la bravoure et à la fidélité de MM. les gardes du corps. Mais, dans une occasion aussi importante, il faut employer des personnes qui aient l'habitude des voyages, et qui aient été dans l'occasion de prendre des partis décisifs. Priol, commandant de la gendarmerie, homme de tête et qui a l'habitude de la surveillance, vous serait d'une grande ressource, ainsi qu'un maître de poste retiré, qui connaît parfaitement toutes les routes du royaume, qui est plein d'intelligence et d'un attachement sans bornes à la personne de Votre Majesté.» Il en nomma un troisième dont j'ai oublié le nom et l'état.

Le Roi, qui voulait donner cette marque de confiance à ses gardes du corps, ne suivit malheureusement pas un avis aussi sage, et persista dans sa première résolution. Il avait demandé à M. Dagoût, aide-major des gardes du corps, de lui en donner trois pour porter des lettres aux princes, ses frères; et ignorant leur véritable destination, il lui avait donné les trois premiers qui s'étaient trouvés sous sa main. Ils s'appelaient MM. du Moutier, de Maldan et de Valori. On ne pouvait sans injustice mettre en doute leur courage et leur dévouement; mais accoutumés par leur grade à une parfaite obéissance, et n'ayant jamais commandé en chef, une pareille entreprise était au-dessus de leurs forces. Ils n'osèrent rien prendre sur eux, demandèrent les ordres du Roi, qu'ils auraient exécutés, quelque dangereux qu'ils fussent, même au péril de leur vie, mais ils manquèrent de l'audace nécessaire dans la circonstance où l'on se trouvait.

La Reine avait mis dans sa confidence madame Thibault, sa première femme de chambre, personne de mérite et d'un attachement sans bornes à sa personne. Elle avait disposé tout ce qui était nécessaire pour le voyage, et avait pris un passe-port pour Tournay, d'où elle devait aller rejoindre Sa Majesté, dès qu'elle aurait reçu la nouvelle de son arrivée dans la ville où elle devait séjourner momentanément. Elle avait été chargée d'emmener ma femme de chambre, dont la terreur et la naïveté, tout en faisant rire la famille royale, firent sentir la nécessité de ne la pas abandonner à elle-même.

Nous éprouvâmes plusieurs petits incidents qui ne prouvèrent que trop que les plus petites causes influent souvent sur de grands événements. M. de Fersen, craignant que les gardes du corps n'eussent pris un autre chemin que celui qu'il leur avait indiqué, et que lui prenant le plus court, on fût forcé pour les rejoindre de repasser la barrière, préféra prendre le plus long pour éviter cet inconvénient, ce qui nous fit perdre une demi-heure, laquelle, ajoutée aux trois quarts d'heure qu'avait duré de plus le coucher du Roi, nous mit en retard d'une heure et demie. Nous trouvâmes ensuite une noce chez les commis de la barrière, beaucoup de monde et de lumière aux portes, mais nous ne fûmes heureusement pas reconnus, et nous passâmes sans difficulté. Pour comble de malheur, les chevaux de la voiture du Roi s'abattirent deux fois entre Nintré et Châlons, tous les traits cassèrent, et nous perdîmes plus d'une heure à réparer ce désastre.

Il a été dit, mais bien à tort, que le Roi s'était arrêté pour dîner. Il n'a jamais mangé que dans la voiture, lui et la famille royale. On ne s'est arrêté nulle part; le Roi ne descendît qu'une seule fois dans toute la route, entra dans une écurie où il n'y avait personne, ne parla à qui que ce soit et remonta sur-le-champ dans sa voiture. Les enfants descendirent seulement deux fois, dans des moments où des postillons montaient au pas de grandes côtes, et dont je profitai pour leur faire prendre l'air; mais cette petite promenade ne causa aucun retard.

Nous trouvâmes à quelque distance de la barrière de Clichy la voiture qui nous attendait, et nous laissâmes la vieille voiture et les chevaux sans nous embarrasser de ce qu'ils deviendraient. M. de Fersen conduisit le Roi en cocher jusqu'à Laye, où nous prîmes la poste. Le Roi, en le quittant, lui témoigna sa reconnaissance de la manière la plus affectueuse, espérant que ce serait autrement qu'en paroles, et se flattant de le revoir bientôt.

Nous voyagions dans une grande berline bien commode, mais qui n'avait rien d'extraordinaire, comme on s'est plu à le répéter depuis la triste issue de ce malheureux voyage. J'étais censée être la maîtresse sous le nom de baronne de Korff; le Roi passait pour mon valet de chambre, la Reine pour ma femme de chambre, et Madame Élisabeth pour la bonne des enfants. On savait que la baronne de Korff, dont je portais le nom, avait fait exprès le voyage de Paris à Montmédy par la même route que nous prenions, dans une voiture pareille à la nôtre, avec le même nombre de personnes, et qu'on ne lui avait demandé nulle part son passe-port. On avait poussé l'observation jusqu'à calculer le nombre d'heures qu'elle avait employé pour arriver à Montmédy, et l'on verra le triste résultat de cette dernière précaution.

Quand la barrière fut passée, le Roi, commençant à bien augurer de son voyage, se mit à causer sur ses projets. Il commençait par aller à Montmédy, pour aviser au parti qu'il croirait convenable, bien résolu de ne sortir du royaume que dans le cas où les circonstances exigeraient qu'il traversât quelques villes frontières pour arriver plus promptement à celle de France où il voudrait fixer son séjour, ne voulant pas même s'arrêter un instant en pays étranger.

«Me voilà donc, disait ce bon prince, hors de cette ville de Paris, où j'ai été abreuvé de tant d'amertume. Soyez bien persuadés qu'une fois le cul sur la selle, je serai bien différent de ce que vous m'avez vu jusqu'à présent.» Il nous lut ensuite le mémoire qu'il avait laissé à Paris pour être porté à l'Assemblée; et il jouissait d'avance du bonheur qu'il espérait faire goûter à la France, du retour des princes ses frères et de ses fidèles serviteurs, et de la possibilité de rétablir la religion et de réparer les maux que ses sanctions forcées avaient pu lui causer. Regardant ensuite sa montre qui marquait huit heures: «La Fayette, dit-il, est présentement bien embarrassé de sa personne.»

Il était difficile de partager l'anxiété du général, et d'éprouver d'autre sentiment que la joie d'avoir secoué sa dépendance.

Il n'en était pas de même lorsque nous pensions à la position de ceux que nous avions laissés à Paris. Nous étions loin de soupçonner que la stupeur et la consternation remplaçaient l'audace qu'avaient eue les Parisiens à toutes les époques de la Révolution; et ce n'était pas sans fondement que nous étions dans l'inquiétude des excès où ils pourraient se porter vis-à-vis de ceux dont on connaissait l'attachement au Roi et à la famille royale. Plus on avançait dans la route, plus on se livrait à l'espérance: «Quand nous aurons passé Châlons, nous n'aurons plus rien à redouter, disait le Roi; nous trouverons à Pont-de-Sommevel le premier détachement des troupes, et notre voyage est assuré.» Nous passâmes Châlons sans être reconnus. Nous fûmes alors parfaitement tranquilles, et nous étions loin de nous douter que notre bonheur touchait à son terme et allait être remplacé par la plus affreuse catastrophe.

Arrivés à Pont-de-Sommevel, quelles furent notre douleur et notre inquiétude lorsque les courriers nous rapportèrent qu'ils n'avaient trouvé aucune trace de troupe ni qui que ce soit qui pût donner aucune indication; qu'ils n'osaient faire aucune question de peur de donner des soupçons, et qu'il fallait espérer qu'à Orbeval, qui était la poste suivante, nous serions plus heureux! Mais notre bonheur était fini. Le Ciel, qui voulait éprouver jusqu'à la fin nos augustes et malheureux souverains, permit que le duc de Choiseul perdît totalement la tête. L'entreprise était au-dessus de ses forces. Son cœur était pur, et il se serait fait tuer pour sauver le Roi; mais il n'avait pas ce courage calme et tranquille qui fait juger de sang-froid les événements et les moyens de porter remède aux circonstances imprévues.

M. de Choiseul, en prenant congé du Roi, lui avait donné un itinéraire de sa route jusqu'au Pont-de-Sommevel, où il devait se trouver à la tête du premier détachement des troupes chargé d'escorter Sa Majesté. Muni de tous les renseignements nécessaires pour arriver sûrement au terme du voyage, il avait marqué où le Roi devait user d'une grande précaution pour n'être pas reconnu, avait calculé, comme je l'ai déjà dit, le temps qu'il devait mettre en route, et par conséquent l'heure où il devait arriver à Pont-de-Sommevel. Mais il n'avait malheureusement pas fait entrer dans ce calcul les accidents qui pourraient arriver, et ce fut la cause de notre perte.

Pour éviter tout soupçon de la part des troupes qu'on avait placées par échelons, depuis Pont-de-Sommevel jusqu'à Clermont, on les avait averties qu'elles étaient destinées à escorter un trésor dont l'arrivée avait été retardée jusqu'au lundi 21. Quelques propos tenus sur le retard de l'arrivée de ce trésor inquiétèrent M. de Choiseul, qui, s'apercevant que l'heure de l'arrivée du Roi était outrepassée de deux heures, se persuada que le Roi avait changé d'avis et que le projet était avorté. Il donna alors, à ce que l'on m'a assuré, son cabriolet à Léonard, coiffeur de la Reine, qu'il avait emmené de Paris avec lui, pour avertir les troupes stationnées sur la route que le voyage était manqué et que le Roi n'avait pas paru, lui enjoignant de plus d'aller jusqu'à Montmédy porter le même avertissement. Il monta ensuite à cheval, disant au détachement qui était à Pont-de-Sommevel qu'il venait de recevoir l'avis que le trésor ne passerait plus, et qu'il allait gagner Montmédy par le plus court chemin.

Ce parti était dépourvu de sens. En suivant la grande route, le détachement pouvait rencontrer le Roi, dans le cas où il n'y eût eu qu'un retard accidentel dans le voyage (circonstance que M. de Choiseul eût dû prévoir). Le chemin de traverse qu'il fit prendre aux troupes répandit l'alarme dans tous les environs de Pont-de-Sommevel. Il n'en fallait pas tant pour semer l'inquiétude dans un pays aussi révolutionné que celui que nous allions parcourir. Toutes les villes en étaient mauvaises, et c'était pour éviter Verdun qu'on avait fait passer le Roi par Varennes, quoiqu'il n'y eût pas de chevaux de poste dans cette misérable petite ville. Pour obvier à cet inconvénient, on avait mis des chevaux de relais dans une maison à l'entrée de la ville, pour conduire le Roi à Dun, où il devait trouver M. de Bouillé à la tête des troupes. On avait si peu d'inquiétude sur le passage de Varennes, qu'on n'y en avait placé aucune, et qu'on s'était contenté d'y envoyer le second fils de M. de Bouillé et le frère cadet de M. de Raigecourt, pour soigner les relais et avertir sur-le-champ M. de Bouillé de l'arrivée du Roi à Varennes. On poussa le peu de précaution jusqu'à oublier d'avertir du nom de l'auberge où étaient les chevaux.

Nous ne fûmes pas plus heureux à Orbeval qu'à Pont-de-Sommevel. Même silence, même inquiétude. Nous arrivâmes à Sainte-Menehould dans une violente agitation; elle fut encore augmentée lorsque M. Dandouins, capitaine dans le régiment de M. de Choiseul, s'approcha un moment de la voiture et me dit tout bas: «Les mesures sont mal prises; je m'éloigne pour ne donner aucun soupçon.» Ce peu de paroles nous perça le cœur; mais il n'y avait autre chose à faire que de continuer notre route, et l'on ne se permit pas même la plus légère incertitude.

Le malheur voulut que l'infâme Drouet, fils du maître de poste de Sainte-Menehould, patriote enragé, se trouvât en ce moment à la porte, et qu'ayant eu la curiosité de regarder dans la voiture, il crut reconnaître le Roi et s'en assura positivement en comparant la figure de ce prince avec un assignat qu'il avait dans sa poche. Ce malheureux prit un cheval, suivit la voiture du Roi jusqu'à Clermont, et ayant entendu dire qu'il allait à Varennes, il jugea qu'il serait facile de le faire arrêter en prenant les devants, et en avertissant les autorités et les habitants sur lesquels il pouvait compter, du passage de Sa Majesté.

Nous gagnâmes encore Clermont sans inconvénient; mais à notre arrivée dans cette ville, le comte Charles de Damas, colonel des dragons de Monsieur, et qui n'avait pas quitté son poste, malgré l'avertissement du duc de Choiseul, nous dit qu'il y avait de la fermentation dans le pays, et qu'il allait faire l'impossible pour faire sortir son régiment et escorter la voiture de Sa Majesté. Il le tenta en effet, mais sans succès. Les autorités se joignirent aux habitants pour empêcher le régiment de sortir de la ville, et les troupes refusèrent d'obéir à M. de Damas. Il fut tenté de les enlever en leur disant qu'ils allaient escorter le Roi et sa famille; mais il n'osa, dans la crainte d'éprouver un refus, dont les suites eussent été l'arrestation du Roi. Il se contenta d'envoyer, sur-le-champ, à Varennes, un officier à toute bride, pour avertir MM. de Bouillé et de Raigecourt que le Roi allait arriver; mais la fatalité qui accompagnait toutes les démarches du Roi pour sortir de sa cruelle situation, fit que cet officier, qui ne connaissait pas bien la route, prit la route de Verdun au lieu de celle de Varennes, et ne se trouva plus à temps pour remplir sa mission. On aperçut, sur les hauteurs de cette dernière ville, un homme qui avait l'air de se cacher. Nos inquiétudes augmentèrent. Nous nous crûmes trahis, et nous cheminâmes dans un trouble et une tristesse plus faciles à imaginer qu'à décrire.

La position était affreuse; elle le devint encore davantage, lorsque, arrivés à Varennes, nous ne trouvâmes ni relais, ni personne qui pût nous donner la moindre indication sur ce qu'ils étaient devenus. Nous frappâmes à une porte; nous questionnâmes sur la connaissance qu'on pouvait avoir d'un relais qui nous attendait. Nous ne pûmes rien apprendre sur ce qui nous intéressait, et nous tentâmes le seul moyen qui nous restait, en proposant aux postillons de doubler la poste, en leur proposant de l'argent à cet effet. Ils s'y refusèrent, en disant que leurs chevaux étaient trop fatigués. Nous leur dîmes alors de nous conduire à la dernière auberge de la ville, pour repartir dès que leurs chevaux seraient reposés. Il n'y avait déjà plus moyen d'y arriver, et l'infâme Drouet avait eu le temps de prendre toutes ses précautions pour s'opposer au passage de Leurs Majestés. Il avait fait barrer le pont par lequel il fallait passer pour sortir de la ville, en y faisant renverser une charrette de meubles que le hasard lui avait fait tomber sous la main, et il avait prévenu la garde nationale de la ville et Sauce, procureur de la commune, de l'arrivée du Roi et de la nécessité de l'arrêter. Il s'était, de plus, associé un nommé Mangin, ardent patriote, et qui le seconda parfaitement. Ils firent boire les gardes nationales, ainsi que les soldats qui étaient dans la ville, et firent avertir, à Clermont, les dragons du régiment de Monsieur, de s'opposer à la demande de leur colonel, de protéger le voyage du Roi.

Cependant, les voitures cheminaient toujours; mais dès que celle des femmes, qui précédait celle du Roi, passa devant la maison de Sauce, elle fut arrêtée, et on les obligea de descendre pour visiter leurs passe-ports. Il était alors onze heures et demie du soir. Nous fûmes avertis de ce qui se passait par les gardes du corps, mais nous étions trop avancés dans la ville pour pouvoir reculer, et nous continuâmes notre chemin. Un moment après, lorsque nous passions sous une arcade qui conduisait au pont de Varennes, deux particuliers, appelés Leblanc et Poucin, arrêtèrent la voiture et menacèrent de tirer dessus si l'on faisait la moindre résistance[20]. Je n'ai appris que depuis mon arrivée à Paris cette dernière circonstance. Je sais seulement que les gardes du corps offrirent au Roi d'employer la force pour le faire passer, mais que ce prince s'y refusa. On demanda les passe-ports, et quoiqu'ils fussent parfaitement en règle, et que la Reine priât que l'on se dépêchât parce que l'on était pressé d'arriver, on fit toutes sortes de difficultés pour donner le temps de se rassembler aux patriotes de la ville et des environs.

Un officier s'approcha de la voiture du Roi, lui dit tout bas qu'il y avait un gué, et lui offrit de tenter de le faire passer; mais le Roi, qui voyait augmenter à chaque instant le nombre de ceux qui entouraient la voiture, et à quel point ils étaient exaspérés, craignant de n'être pas en force et d'occasionner un massacre en pure perte, n'osa en donner l'ordre; il lui dit seulement de presser M. de Bouillé d'employer tous ses efforts pour le tirer de sa cruelle position.

On sonnait le tocsin dans Varennes et dans tous les environs, et il était impossible de se dissimuler que nous ne fussions reconnus. Le Roi tint bon assez longtemps pour ne pas se nommer et ne pas quitter sa voiture; mais les instances devinrent si pressantes, jointes à la promesse de nous laisser partir, si nous étions en règle après l'examen de nos signatures, qu'il n'y eut plus moyen de s'en défendre. Le Roi entra dans la maison de Sauce, procureur de la commune, et l'on monta dans une chambre où l'on coucha les enfants sur un lit qui s'y trouva. Accablés de fatigue, ils s'endormirent sur-le-champ. Leur sommeil était calme et tranquille, et le contraste de cette situation avec celle de leurs malheureux parents était vraiment déchirant.

On n'était pas encore bien sûr, à Varennes, que ce fût le Roi et la famille royale qui fussent dans la maison de Sauce; mais Mangin, qui la connaissait, monta dans la chambre pour s'en assurer, et déclara si positivement que c'était le Roi et sa famille, qu'on ne se permit plus d'en douter. Ce Mangin, grand patriote, avait déjà couru, ainsi que ses pareils, dans tous les villages voisins, et avait rassemblé en moins d'une heure quatre mille gardes nationales, tant de la ville que des environs.

Le Roi, voyant que la dissimulation était inutile, déclara qu'il était le Roi, qu'il quittait Paris pour se soustraire aux insultes journalières dont on se plaisait à l'accabler, qu'il ne pensait point à quitter le royaume, qu'il voulait seulement aller à Montmédy, pour être plus à portée de surveiller les mouvements des étrangers; que si les autorités de Varennes doutaient de la véracité de sa parole, il consentait à se faire accompagner par telles personnes qu'elles désigneraient. Le Roi et la Reine employèrent tous les moyens possibles pour toucher leurs cœurs, et y ranimer l'ancien amour des Français pour leur Roi. C'étaient des cœurs de bronze, que la crainte seule pouvait remuer. Il leur prenait de temps en temps des frayeurs de l'arrivée de M. de Bouillé, et ils priaient alors le Roi de les protéger et mettaient en doute s'ils lui laisseraient continuer son voyage; mais ces dispositions changeaient dès qu'on leur donnait des motifs de se rassurer.

M. de Goguelas, que M. de Bouillé avait donné pour adjoint à M. de Choiseul, et qui paraissait avoir eu sa confiance, arriva à Varennes, désolé de la triste issue de ce voyage. Il voulut tenter, avec les hussards de Lauzun, de délivrer le Roi; mais Leblanc et Mangin ayant crié comme des furieux qu'ils ne l'auraient que mort, il osa d'autant moins insister que le Roi se refusait à en donner l'ordre; et il ne put faire autre chose que de faire placer les hussards devant la maison qu'occupaient le Roi et la famille royale[21].

Le Roi envoya donner contre-ordre aux dragons qui étaient à Clermont et qui devaient protéger son voyage. Il n'eut pas de peine à être obéi, car ils étaient déjà gagnés, et leur conduite à l'égard de M. de Damas prouvait le peu de fonds que l'on pouvait faire sur eux. On n'avait pas perdu l'espoir de voir arriver M. de Bouillé. Cependant le temps s'écoulait; on n'en entendait pas parler, et l'inquiétude finit par prendre la place de l'espérance. M. de Damas, ne pouvant plus se flatter de rendre utile le détachement qu'il commandait, parvint à sortir de Clermont et se rendit auprès du Roi, qu'il ne quitta pas d'un instant pendant le temps qu'il passa à Varennes, attendant avec impatience l'arrivée de M. de Bouillé, et engageant Sa Majesté à différer son départ le plus longtemps qu'il se pourrait.

M. de Choiseul arriva aussi à Varennes, sensiblement affligé de la situation du Roi. Mais les sentiments de son cœur lui faisaient illusion sur les terribles inconvénients du parti qu'il avait pris. Il venait seulement remplir les devoirs de tout bon Français et mourir aux pieds de son Roi, si les circonstances l'exigeaient, ne se doutant pas qu'il eût rien à réparer, et croyant qu'à sa place tout autre se serait conduit comme lui.

MM. Baillon et de Romeuf, le premier, commandant de bataillon de la garde nationale de Paris, et le second, aide de camp de M. de la Fayette, arrivèrent à Varennes entre trois et quatre heures du matin. Ils étaient porteurs d'un décret de l'Assemblée qui ordonnait les mesures les plus promptes et les plus actives pour protéger la sûreté de la personne du Roi, de Mgr le Dauphin, de la famille royale et des personnes dont elle était accompagnée, et d'assurer leur retour à Paris avec les égards dus à la majesté royale. Ce même décret nommait commissaires de l'Assemblée pour exécuter ces dispositions, MM. Péthion, Barnave et de La Tour-Maubourg, leur donnant pouvoir de faire agir les gardes nationales, les troupes de ligne et les corps administratifs pour l'exécution de leur mission, ordonnant à ceux-ci une entière obéissance aux commissaires pour l'exécution de ce décret. Il enjoignait, de plus, l'arrestation de M. de Bouillé et la défense la plus absolue à quelque troupe que ce fût d'exécuter aucun de ses ordres, et nommait M. Dumas, adjudant de l'armée, pour commander les troupes qui ramèneraient le Roi à Paris et exécuter les ordres qu'il recevrait des commissaires.

Quand la Reine vit arriver les deux porteurs du décret, qui s'étaient toujours donnés pour être entièrement dévoués à la famille royale, elle ne put contenir son indignation et leur reprocha l'opposition de leur conduite avec leurs protestations journalières, arracha le décret de leurs mains, sans vouloir en entendre la lecture, et l'aurait même déchiré, si le Roi ne s'y était opposé; elle se contenta de le jeter par terre avec mépris.

Romeuf, qui avait encore un reste de pudeur, qui le faisait rougir du rôle qu'il jouait en ce moment, gardait le silence; mais Baillon, qui n'avait en vue que la récompense qu'il espérait obtenir pour prix de sa mission, ne cherchait qu'à tromper le Roi: «Prenez bien garde, lui disait-il, d'exciter l'inquiétude par un trop long séjour dans cette ville.» Et sur ce que le Roi lui objectait que les enfants ayant besoin de repos, il y resterait quelque temps, il répondit d'un ton hypocrite: «Quoique Votre Majesté ne me rende pas la justice de croire que je n'ai accepté la mission dont je suis chargé que dans l'espoir de lui être utile, je vais faire mon possible pour engager cette multitude à respecter le sommeil de Mgr le Dauphin et de Madame.» Et il l'excitait, au contraire, à presser le départ du Roi, en lui communiquant sa crainte excessive du danger qu'elle pouvait courir, si M. de Bouillé parvenait à enlever le Roi.

La nuit se passa bien tristement, le Roi n'osant prendre le parti d'employer la force pour sortir de sa cruelle situation, et les officiers, qui lui auraient obéi au péril de leur vie, ne croyant pas pouvoir prendre de parti décisif sans son autorisation. Il eût peut-être réussi dans le moment de l'arrestation, mais chaque instant y apportait de nouvelles difficultés; l'effervescence augmentait à mesure que grossissait cette multitude, à qui l'on débitait les nouvelles les plus invraisemblables pour exciter sa terreur et sa fureur.

On ne cessait de presser le Roi de partir; les chevaux étaient mis à la voiture; les clameurs redoublaient et étaient excitées par la peur que l'on avait de l'arrivée de M. de Bouillé. La Reine avait beau montrer ses enfants endormis et représenter le besoin qu'ils avaient d'un peu de repos, on ne voulait écouter aucune raison, et l'on entendait, de la chambre où était la famille royale, cette affreuse populace demander à grands cris son départ.

Après huit mortelles heures d'attente à Varennes, M. de Bouillé n'arrivait pas, et nous n'en avions aucune nouvelle. Le Roi, ne voyant aucune possibilité de se tirer des mains de cette multitude, qui grossissait à vue d'œil, ne crut pas pouvoir différer plus longtemps son départ, et se détermina à retourner à Paris. Avant de partir, il embrassa les officiers qui ne l'avaient pas quitté et les recommanda aux autorités de Varennes; mais à peine étions-nous montés en voiture, que nous entendîmes crier: «Arrête Choiseul!» On se saisit de sa personne, ainsi que de celles de MM. de Damas, de Florac, capitaine de son régiment, et de Remi, quartier-maître, et on les mena à Verdun, où ils furent mis en prison.

La voiture de Sa Majesté était escortée des membres de tous les clubs environnants, des gardes nationales, de cinquante sapeurs et de cent cinquante dragons de ce même régiment de Monsieur, qui avait refusé d'obéir à son colonel, lesquels manifestaient leur patriotisme par les cris de: «Vive la nation et l'Assemblée nationale!» Ces cris, répétés par toute cette multitude, ne cessèrent que par la rapidité avec laquelle on fit aller la voiture, pour s'éloigner le plus promptement possible des troupes que l'on supposait devoir bientôt arriver dans cette malheureuse ville de Varennes.

M. de Bouillé arriva sur les hauteurs de cette ville au moment où Sa Majesté venait de la quitter; et il eut la douleur de voir cheminer sa voiture entourée de son affreuse escorte. La mauvaise disposition du pays et des troupes, jointe à la fureur des meneurs de cette populace, lui fit craindre pour les jours du Roi et de la famille royale s'il tentait un effort pour la délivrer. Il se retira pénétré de douleur, et quitta sur-le-champ la France, ne pouvant mettre en doute le sort qui l'attendait.

On ne peut se faire d'idée des souffrances de la famille royale dans cet infortuné voyage: souffrances physiques et morales, rien ne lui fut épargné. Dans les endroits où l'on était forcé d'aller doucement, les cris de: «Vive la nation et l'Assemblée nationale!» retentissaient à ses oreilles, et redoublaient à chaque village que l'on trouvait. Les maires des villes, en lui présentant les clefs, se permettaient de lui faire les plus vifs reproches sur son départ de Paris, et la manière dont ils lui rendaient cet hommage était une nouvelle insulte.

Lorsque le Roi passa sur une chaussée entre Clermont et Sainte-Menehould, nous entendîmes tirer des coups de fusil, et nous vîmes courir dans la prairie une foule de gardes nationaux. Le Roi demanda ce qui se passait. «Rien, lui répondit-on; c'est un fou que l'on tue.» Et nous sûmes, peu après, que c'était M. de Dampierre, gentilhomme de Clermont et frère de l'évêque actuel de Clermont, que son empressement à chercher à approcher de la voiture de Sa Majesté avait rendu suspect à la garde nationale. Le Roi et la famille royale éprouvèrent un saisissement facile à concevoir, et leur douleur augmenta à la pensée des dangers que pouvaient courir ceux dont on connaissait l'attachement à la personne du Roi et de son auguste famille[22].

Ceux qui entouraient la voiture du Roi interpellaient Leurs Majestés avec une insolente familiarité, toutes les fois que cela leur convenait, et répondaient à leurs questions avec une grossièreté révoltante. La bonté avec laquelle la famille royale les traitait, et la patience avec laquelle elle supportait les incommodités de la chaleur et de la poussière, qui étaient excessives, et qu'elle ne paraissait sentir que par rapport aux souffrances du jeune prince et de la jeune princesse, auraient dû faire impression sur des cœurs moins endurcis; mais ils n'avaient qu'un sentiment: celui de la jouissance de l'abaissement de la famille royale et de leur triomphe. C'était un bonheur pour eux d'abreuver d'amertumes leurs infortunés souverains.

On s'arrêta pour dîner à Sainte-Menehould, et le Roi fut obligé d'écouter les remontrances du président du district de cette ville, qui, à la tête des membres qui le composaient, se permit de lui faire de vifs reproches sur ce qu'en quittant la France il la livrait aux étrangers. Le Roi les réfuta avec douceur, en l'assurant qu'on trompait le peuple sur ses véritables intentions; qu'il n'avait eu en vue que le bien de ce même peuple, qui avait toujours été l'objet constant de ses soins. Le dîner fut court, et le Roi se pressa de quitter cette ville pour arriver à Châlons, où il devait coucher et qu'il savait être dans des dispositions bien différentes à son égard.

La ville de Châlons était loin de partager les sentiments de celles que le Roi venait de traverser; les habitants voyaient avec peine la triste situation de la famille royale. Leur contenance respectueuse et la tristesse peinte sur leurs visages manifestaient clairement les sentiments qu'ils n'osaient exprimer. La réception qu'ils firent au Roi et les harangues des autorités constituées se ressentirent de ces dispositions.

La famille royale logea à l'ancienne intendance, et y fut reçue avec les égards dus à la majesté royale. C'était cette même maison où la Reine, arrivant en France, avait été reçue avec tant de pompe et au milieu des acclamations et des cris réitérés de: «Vive le Roi et Madame la Dauphine!» Il y existait encore des personnes qui avaient été témoins de cette réception, et qui fondaient en larmes en considérant le contraste de sa situation actuelle. La Reine le soutint avec son courage ordinaire, et éprouva même un peu de consolation des sentiments qui lui furent exprimés dans cette ville. Des jeunes filles lui apportèrent des fleurs, plusieurs d'entre elles s'empressaient de la servir, et tout ce qui était autour d'elle lui témoignait le vif intérêt qu'il prenait à ses malheurs. Les autorités de la ville témoignèrent secrètement au Roi la peine qu'elles ressentaient de ne pouvoir le délivrer. Quelques personnes lui offrirent même de le sauver pendant la nuit, mais lui seul, plus de monde pouvant le faire reconnaître, et ils lui montrèrent un escalier dérobé qui était dans la chambre où couchait Mgr le Dauphin, et qu'il était impossible de découvrir quand on ne le connaissait pas. Le Roi, effrayé des dangers que son évasion pouvait faire courir à la Reine et à la famille royale, se refusa à cette proposition, qui pénétra son cœur d'une profonde reconnaissance.

La famille royale aurait bien voulu, sous le prétexte d'attendre à Châlons les commissaires, se reposer un peu dans cette ville, car elle en avait grand besoin; mais il n'y eut pas moyen. Les forcenés qui accompagnaient la voiture, effrayés des sentiments qu'ils apercevaient dans les habitants de Châlons, envoyèrent le soir même à Reims, pour recruter dans les clubs et dans la ville une troupe de mauvais sujets, afin de composer un bataillon pour les renforcer et en imposer aux habitants. Cet effroyable détachement arriva à Châlons à dix heures du matin, et s'annonça par ses cris et ses vociférations. C'était le jour de la Fête-Dieu, et le Roi entendait alors la messe. Un grand nombre d'entre eux, entrant dans la maison, obligèrent le prêtre de quitter la messe, qui était au Sanctus, pour servir sur-le-champ le déjeuner et mettre des chevaux à la voiture de Sa Majesté. Le Roi, craignant que sa résistance n'occasionnât quelque désordre dans la ville, consentit à partir sur-le-champ. Il témoigna secrètement à ceux qui l'entouraient combien il était touché des sentiments qu'on lui témoignait, les assurant qu'il ne quittait Châlons si précipitamment que pour ne pas l'exposer à une persécution qui affligerait sensiblement son cœur paternel.

Les soldats de cet effroyable bataillon, qui se mit à la suite de la voiture du Roi, l'obligèrent d'aller au pas et se plaignirent de la faim qu'ils éprouvaient. La Reine, avec sa bonté ordinaire, tira quelques provisions de sa voiture et les leur donna. Une voix sortit de cette terrible troupe et leur cria: «N'y touchez pas, car c'est sûrement empoisonné, puisqu'on nous l'offre.» Le Roi, indigné, en mangea sur-le-champ, ainsi que ses enfants. Ils en firent alors autant, et cet acte de bonté adoucit un peu leur férocité.

Nous gagnâmes ainsi Épernay, où nous attendait la populace la plus exaltée et la plus effrénée: autorités, habitants, garde nationale, tout en était détestable. Le maire présenta au Roi les clefs de la ville. Le président du district, qui l'accompagnait, se permit de faire à ce prince les remontrances les plus aigres, et termina le discours le plus insolent en disant qu'il devait savoir gré à la ville de présenter ses clefs à un Roi en fuite. La foule, qui remplissait la cour et la maison où le Roi devait dîner, l'obligea de descendre à la porte. Elle tenait des propos affreux, et l'on entendit un de ces monstres-là dire à son voisin: «Cache-moi bien pour que je tire sur la Reine, sans qu'on sache d'où le coup sera parti.»

Je ne sais ce qui serait arrivé sans M. de Cazotte fils. Il se mit à la tête de cette garde nationale, qui avait obligé, la veille, son commandant de s'éloigner, et il parvint heureusement à l'adoucir et à la contenir. Son père, qui demeurait dans les environs d'Épernay, connaissant le mauvais esprit de ses habitants, y avait envoyé son fils, en lui enjoignant de tout tenter pour empêcher l'exécution de leurs mauvais desseins, et de risquer sa vie, s'il le fallait, pour sauver celle de la famille royale. Il n'eut pas de peine à le persuader, ces sentiments étant profondément gravés dans son cœur. Il ne quitta pas un moment cette multitude, et, à force de persuasion et d'adresse, il parvint à la maintenir[23].

Madame Élisabeth, qui le connaissait, le voyant à la tête de tous ces forcenés, ne put s'empêcher de lui dire: «Et vous aussi, Cazotte!»—«Je ne suis ici, répondit-il, que pour vous servir, et il est essentiel que vous n'ayez pas l'air de me connaître.»

Le dîner fut cruel. Personne ne pouvait manger, au bruit effroyable de cette multitude qui grossissait à chaque instant. M. de Cazotte, malgré tous ses soins, ne put empêcher qu'on forçât le Roi à quitter son dîner pour se montrer à cette populace, qui le demandait avec fureur. Il lui prit ensuite une terreur panique, et elle pressa le départ du Roi, qui ne désira pas moins qu'elle de quitter cette horrible ville. Elle le conduisit au milieu de ce vacarme jusqu'à sa voiture, dont elle me coupa le passage, ne voulant pas m'y laisser monter. Sans M. de Cazotte, je serais restée entre les mains de ces furieux. Mais, apercevant les difficultés que j'éprouvais, il fendit la presse, me donna le bras pour traverser cette foule de monde, et me conduisit à la voiture du Roi, qu'il fit arrêter pour me donner la facilité d'y monter.

Entre Épernay et Dormans, nous eûmes encore l'inquiétude de voir massacrer un pauvre curé, lié sur le cheval d'un gendarme, qui tenait des propos propres à faire craindre qu'il n'eût l'intention de le faire périr sous les yeux de Sa Majesté. Dans ce moment arrivèrent les trois commissaires de l'Assemblée, qui firent arrêter la voiture du Roi et lui présentèrent leurs pouvoirs. C'étaient MM. de Maubourg, Barnave et Péthion. Ils étaient accompagnés de M. Mathieu Dumas, chargé par l'Assemblée du commandement des troupes qui ramenaient le Roi à Paris. Le Roi pria Barnave de sauver la vie de ce pauvre curé. Il le promit et tint parole, car il a survécu à la Révolution, et n'est mort que peu de temps avant le retour du Roi.

Leurs Majestés couchèrent à Dormans. Les commissaires furent polis. Barnave consentit même à se charger d'une lettre pour ma famille, et parut touché de la peine que je ressentais de l'inquiétude qu'elle devait éprouver. Il fut impossible de fermer l'œil de la nuit par le bruit qui se faisait dans la ville. Les cris de: «Vive la nation et l'Assemblée nationale!» qui commencèrent avec le jour, firent une telle impression sur l'esprit du petit Dauphin, qu'il rêva qu'il était dans un bois avec les loups et que la Reine y était en danger, et il se réveilla en pleurant et sanglotant. On ne put le calmer qu'en le conduisant chez cette princesse; et la voyant bien portante, il se laissa recoucher et dormit tranquillement jusqu'au moment du départ.

M. de Maubourg se conduisit parfaitement pendant le voyage. Il fut très-respectueux vis-à-vis du Roi, et me chargea même de dire à ce prince que, quoiqu'il fût convenu que les commissaires iraient successivement dans la voiture de Sa Majesté, il la priait d'y laisser MM. Péthion et Barnave; que la vue de la famille royale pouvait faire sur eux une impression favorable et dont on pourrait tirer parti; que ce conseil était dicté par son attachement pour la personne du Roi, et qu'il se bornerait à aller avec les femmes à la suite de la famille royale pour protéger leur voyage. Les propos de M. de Maubourg déterminèrent le Roi à lui confier qu'il était accompagné de trois gardes du corps et à les lui recommander. Il l'assura qu'il pouvait compter qu'il les défendrait au péril même de sa vie, et il remplit sa promesse. Les femmes de Mgr le Dauphin et de Madame, qui, jusqu'à son arrivée, avaient eu beaucoup à souffrir de la part de ceux qui accompagnaient les voitures, achevèrent tranquillement leur voyage, et se louèrent infiniment de ses procédés.

On parla de divers objets pendant la route, et entre autres du départ du Roi. Madame Élisabeth entreprit d'en justifier les motifs; et, adressant la parole à Barnave, elle lui retraça, avec une sagesse et un courage admirables, la conduite du Roi, qu'elle mit en opposition avec celle de l'Assemblée dans les diverses époques de la Révolution. Voici ce que j'ai retenu de ce discours, qui dura plus d'une heure et demie: «Je suis bien aise que vous me mettiez à portée de vous ouvrir mon cœur et de vous parler franchement sur la Révolution. Vous avez trop d'esprit, monsieur Barnave, pour n'avoir pas connu sur-le-champ l'amour du Roi pour les Français et son désir de les rendre heureux. Égaré par un amour excessif de la liberté, vous n'avez calculé que ses avantages, sans penser aux désordres qui pouvaient l'accompagner. Vos premiers succès vous ont enivré, et vous ont fait aller bien au delà du but que vous vous étiez proposé. La résistance que vous avez éprouvée vous a roidi contre les difficultés, et vous a fait briser sans réflexion tout ce qui mettait obstacle à vos projets. Vous avez oublié que le bien s'opère lentement, et qu'en voulant arriver trop promptement au but, on court risque de s'égarer. Vous vous êtes persuadé qu'en détruisant tout ce qui existait, bon ou mauvais, vous construiriez un ouvrage parfait, et que vous rétabliriez ce qui était utile à conserver. Séduit par cette idée, vous avez attaqué tous les fondements de la royauté et abreuvé d'outrages et d'amertumes le meilleur des rois. Tous ses efforts et ses sacrifices pour vous ramener à des idées plus saines ont été inutiles, et vous n'avez cessé de calomnier ses intentions et de l'avilir aux yeux de son peuple, en ôtant à la royauté toutes les prérogatives qui inspirent le respect et l'amour.

«Arraché de son palais et conduit à Paris de la manière la plus indécente, sa bonté ne s'est pas démentie. Il tendait les bras à ses enfants égarés et cherchait à s'entendre avec eux pour opérer le bien de cette France qu'il chérissait malgré ses erreurs. Vous l'avez forcé de signer une constitution point achevée, quoiqu'il vous représentât qu'il était plus convenable de ne donner sa sanction qu'à un ouvrage terminé, et vous l'avez obligé de la présenter ainsi au peuple, dans une fédération dont l'objet était de vous attacher les départements en isolant le Roi de la nation.»—«Ah! Madame, reprit vivement Barnave, ne vous plaignez pas de cette fédération; nous étions perdus si vous aviez su en profiter.»

La famille royale soupira, et Madame Élisabeth continua la conversation.

«Le Roi, ajouta-t-elle, malgré les diverses insultes qu'il a éprouvées de nouveau depuis cette époque, ne pouvait encore se résoudre au parti qu'il vient de prendre. Mais, attaqué dans ses principes, dans sa famille, dans sa propre personne, profondément affligé des crimes qui se commettent dans toute la France, et voyant une désorganisation générale dans toutes les parties du gouvernement, et les maux qui en résultaient, il s'est déterminé à quitter Paris pour aller dans une ville du royaume où, libre de ses actions, il pût engager l'Assemblée à réviser ses décrets et à faire, de concert avec elle, une Constitution qui, classant les divers pouvoirs et les remettant à leur place, pût faire le bonheur de la France.

«Je ne parle point de nos malheurs particuliers; le Roi seul, qui ne doit faire qu'un avec la France, nous occupe uniquement. Je ne quitterai jamais sa personne, à moins que vos décrets achevant d'ôter toute liberté de pratiquer la religion, je ne sois forcée de l'abandonner pour aller dans un pays où la liberté de conscience me donne les moyens de pratiquer ma religion, à laquelle je tiens plus qu'à ma propre vie.»

«Gardez-vous-en bien, Madame, répliqua Barnave; vos exemples et votre présence sont trop utiles à votre pays.»

«Je n'y penserai jamais sans cela; il m'en coûterait trop de quitter mon frère, quand il est aussi malheureux. Mais un pareil motif ne peut faire impression sur vous, monsieur Barnave, qu'on dit protestant, et qui n'avez peut-être aucune religion.» Barnave s'en défendit, prétendant qu'on l'avait calomnié, en lui prêtant des propos bien éloignés de ses sentiments, et nommément, dit-il, cet infâme propos, après la mort de MM. Foulon et Berthier: «Ce sang est-il donc si pur?»

Je ne fais qu'une analyse très-courte de ce discours, dans lequel Madame Élisabeth retraça avec un ordre admirable chaque époque de la Révolution, et chaque décret contraire à la religion, à l'autorité du Roi, aux prérogatives essentielles de la royauté, à l'ordre et à la tranquillité du royaume. Barnave répondait à chaque article avec lenteur, s'écoutant parler, pour ne pas aller au delà des bornes que lui imposait la crainte de se compromettre; mais il lui était impossible de répondre d'une manière satisfaisante à la force des raisonnements de Madame Élisabeth, qui lui parlait le langage de la vérité avec l'éloquence et la douleur les plus entraînantes. Il ne lui échappa pas une parole ni une réflexion qui pût le choquer en rien, non plus que son collègue Péthion. Ce discours fit une telle impression sur Barnave, qu'il changea de ce moment de conduite et de sentiment. La Reine parla aussi dans le même sens; mais Madame Élisabeth avait tellement épuisé la matière qu'elle ne put que revenir sur les mêmes sujets, ce qui nuisit nécessairement à l'impression qu'elle aurait pu produire auparavant.

Barnave fut silencieux et respectueux pendant tout le voyage. Péthion, bavard et insolent, demandait à boire à Madame lorsqu'il avait soif, avec la familiarité la plus révoltante. Il parlait toujours de l'Amérique et du bonheur des républiques: «Nous savons bien, lui dit le Roi, le désir que vous auriez d'en établir une en France.»—«Elle n'est pas encore assez mûre pour cela, répondit-il insolemment, et je ne serai pas assez heureux pour la voir établir de mon vivant.»

Il faisait une chaleur excessive. Le Roi, la famille royale et chaque personne qui était dans la voiture, étaient couverts de sueur et de poussière. L'excès de la souffrance fit éprouver un moment de consolation en arrivant à la Ferté-sous-Jouarre, où nous devions dîner. Le sieur Renard, maire de cette ville, chez qui le Roi descendit, avait prévu d'avance tout ce qui pouvait adoucir la situation de la famille royale pendant le peu de temps qu'elle devait passer dans sa maison. Elle trouva un appartement frais, des rafraîchissements, un dîner simple, mais proprement servi, et d'excellentes gens. La femme du maire, ne voulant point, par délicatesse, manger avec la famille royale, s'habilla en cuisinière, et la servit avec autant de zèle que de respect. Elle et son mari souffraient cruellement de l'état dans lequel ils la voyaient. Brûlée du soleil, couverte de poussière, elle portait sur son visage l'empreinte de toutes ses souffrances; car pour mettre le comble à la barbarie avec laquelle on la traitait, on ne voulut pas lui laisser baisser les stores de la voiture, où le soleil donnait d'aplomb, pour laisser à cette populace, qui se renouvelait à chaque instant, le plaisir de rassasier ses yeux du spectacle de voir son Roi et son infortunée famille au pouvoir de ses sujets. Elle comblait de bénédictions les députés, et toujours avec le refrain continuel de: «Vive la nation et l'Assemblée nationale!»

Le maire de la Ferté-sous-Jouarre fit dire au Roi qu'il n'avait osé lui témoigner ouvertement les sentiments qu'il éprouvait; qu'il le suppliait de vouloir bien les interpréter; qu'il s'occupait par nécessité des commissaires de l'Assemblée, mais que son cœur était tout à son Roi. Ce fut le seul endroit de toute la route où la famille royale eut un moment de repos et de tranquillité. Le Roi offrit aux députés de dîner avec lui; mais ils n'acceptèrent pas sa proposition, et mangèrent ensemble séparément.

Nous remontâmes à trois heures en voiture. Barnave était dans le fond de la voiture, entre le Roi et la Reine, qui tenait Mgr le Dauphin sur ses genoux. Madame Élisabeth, Péthion et moi, étions sur le devant, et cette princesse et moi tenions Madame alternativement sur nos genoux. La chaleur était encore excessive. La poussière que faisaient les personnes qui entouraient la voiture, soit à pied, soit à cheval, était aussi épaisse que le plus affreux brouillard, et le peu d'air qui existait se trouvait intercepté par les troupes à pied et à cheval et par la multitude des curieux qui se pressaient autour de la voiture.

Nous gagnâmes Meaux de cette manière. Nous fûmes coucher chez l'évêque constitutionnel, qui reçut le Roi de son mieux. On ne peut se faire d'idée du peu de dignité de cet évêque et de son clergé. Il était bonhomme, et le Roi n'eut pas à s'en plaindre. M'étant trouvée mal, on me fit passer dans la chambre de la concierge de l'évêché, qui eut pour moi tous les soins possibles: «Vous voyez en moi, me dit-elle, la personne la plus malheureuse. J'étais profondément attachée à Mgr de Polignac, notre ancien évêque; je suis restée ici pour tâcher de conserver ce qui lui appartient, et je suis obligée de servir ce malheureux constitutionnel que je déteste. Il n'est heureusement pas méchant; mais quelle différence avec notre bon évêque! Tout le monde le respectait, et l'on se moque de celui-ci. Mon Dieu! que je souffre des peines de mon Roi! dites-le-lui bien, je vous prie.»

Nous repartîmes de Meaux, le 25 juin, pour arriver à Paris, où des outrages d'un nouveau genre attendaient la famille royale. Arrivés à Claye, une troupe de forcenés, à qui l'on supposait les plus mauvais desseins, voulut s'emparer exclusivement de la garde du Roi. Pour parer aux malheurs qui en pouvaient résulter et qui avaient été prévus d'avance, on avait envoyé de Paris deux bataillons de la garde nationale dont on était parfaitement sûr, pour protéger son retour. Ils repoussèrent cette horrible troupe, et s'emparèrent de force des portières de la voiture. Nous crûmes un moment qu'on allait se battre autour d'elle; mais M. Dumas et les deux commissaires soutinrent les bataillons de Paris, qui escortèrent le Roi tout le reste de la route. Ils étaient à pied, et la voiture fut obligée d'aller au pas pour qu'ils pussent la suivre. La chaleur était si forte, que plusieurs grenadiers se trouvèrent mal, et nous fûmes obligés de leur faire respirer des sels pour les faire revenir. Pendant le chemin de Meaux à Claye, Péthion, ayant aperçu un de ses amis appelé Kerveleguen, fit arrêter la voiture pour lui souhaiter le bonjour. Celui-ci affecta de tourner le dos au Roi et de garder son chapeau sur sa tête; Péthion lui en fit des reproches: «On ne salue ni on ne regarde un Roi en fuite», répondit-il avec insolence. Puis s'approchant de l'oreille de Péthion, il lui parla bas un moment et dit ensuite à la voiture de continuer son chemin.

Nous trouvâmes à la barrière de Paris un peuple immense rassemblé sur le chemin par où devait passer notre malheureux Roi. Chacun avait la tête couverte, par l'ordre de M. de la Fayette, qui avait, de plus, enjoint de garder le silence le plus profond, pour montrer au Roi, disait-il, les sentiments que faisait éprouver son voyage. Ses ordres furent si strictement observés, que plusieurs marmitons sans chapeau se couvrirent la tête de leur serviette sale et crasseuse.

Arrivés à la place Louis XV, on nous fit entrer aux Tuileries par le pont tournant, pour descendre sous la voûte, où les officiers de Sa Majesté l'attendaient. Les gardes nationaux l'entourèrent sur-le-champ, et l'un d'eux s'empara de la personne de Mgr le Dauphin pour le porter dans son appartement. Mais comme l'enfant se mit à pleurer en se voyant dans des mains inconnues, il le remit dans celles de M. Hue, qui le conduisit chez le Roi. On voulut ensuite s'emparer des trois gardes du corps qui avaient accompagné le Roi; et pour les sauver des fureurs de la populace ameutée autour des Tuileries, on les conduisit à l'Abbaye, ainsi que mesdames de Neuville et Branger, qui étaient dans la voiture de suite de Leurs Majestés.

L'Assemblée, de son côté, n'avait rien oublié de tout ce qui pouvait faire perdre le respect dû au Roi; elle avait été parfaitement secondée par la Commune de Paris. Cette dernière avait donné des couronnes civiques à Blanc et à Mangin, qui avaient arrêté la voiture de Leurs Majestés; et l'Assemblée, devant laquelle ils se présentèrent, fit mention honorable de leur civisme et de leur patriotisme.

Thouret proposa de se passer de la sanction du Roi et de faire exercer par les ministres et sous leur responsabilité les fonctions du pouvoir exécutif. Rœderer prétendit que l'inviolabilité du Roi n'était pas différente de celle des députés, et qu'il n'était question pour le moment que de le mettre en arrestation provisoire. Malouet représenta avec force qu'on changeait la nature du gouvernement en transportant tous les pouvoirs dans l'Assemblée, et déclara qu'il ne voterait jamais pour constituer le Roi prisonnier. La proposition fut convertie en décret, et le pouvoir exécutif fut suspendu dans les mains du Roi. On décida, de plus, qu'on lui donnerait une garde, ainsi qu'à la Reine et à l'héritier présomptif de la couronne (titre qu'on substituait depuis longtemps à celui de Dauphin); que cette garde serait sous les ordres du commandant général de la garde nationale, qui veillerait à la sûreté de la famille royale, et répondrait de leurs personnes.

Après de longues discussions relatives aux informations à prendre sur ce malheureux voyage, il fut décidé que trois membres de l'Assemblée seraient nommés commissaires pour recevoir la déclaration du Roi et de la Reine, et que les personnes qui avaient suivi Leurs Majestés, seraient interrogées par les membres du tribunal du premier arrondissement.

Goupil profita de la circonstance pour demander le licenciement des quatre compagnies des gardes du corps, que M. Voidel assura être beaucoup plus attachés au Roi qu'à la nation, et il en donna pour preuve l'absence de M. de Bonnay le jour du départ du Roi. M. de Bonnay releva avec courage les invectives que l'on s'était permises contre une garde aussi fidèle, et ajouta: «Je regarderai toujours le Roi et la Patrie comme indivisibles, et partout où leur service m'appellera, je volerai. Si le Roi m'avait consulté sur son voyage, je le lui aurais déconseillé; mais s'il m'eût ordonné de le suivre, je serais mort à ses côtés, et je me serais honoré de mourir pour sa défense.» La droite de l'Assemblée applaudit, la gauche murmura, et la demande du licenciement fut convertie en décret.

Le Roi et la Reine, en arrivant à Paris, trouvèrent dans leurs appartements les officiers dont M. de la Fayette avait fait choix pour les garder et répondre de leurs personnes. Ceux du Roi et de la Reine étaient MM. Guinguerlot et Collot, chefs de bataillon, M. de la Colombe, aide de camp et ami particulier de M. de la Fayette, et plusieurs capitaines dont j'ai ignoré les noms.

Les deux premiers, profondément attachés au Roi et à la famille royale, se conduisirent de manière à mériter leur confiance; et Leurs Majestés leur témoignèrent, avec cette bonté qui les caractérisait, la sensibilité qu'elles en éprouvaient. Le Roi leur donna même par la suite des marques de bienveillance, en plaçant M. Guinguerlot dans la finance et M. Collot dans sa garde constitutionnelle.

Mgr le Dauphin avait pour gardiens MM. Le Hoc et du Vergier, chefs de bataillon, et le même M. de la Colombe, qui allait de chez lui chez la Reine, et les capitaines MM. Coroller, Mathis, et un troisième dont j'ai oublié le nom. M. de la Colombe avait un caractère souple et insinuant, et il se plaisait à faire parade de l'autorité qui lui avait été confiée. M. Le Hoc avait de l'esprit, de l'instruction, mais de l'ambition. N'ayant aucun principe fixe, il suivait toujours le parti du plus fort. Du Vergier, bijoutier de profession, était sombre, dissimulé, un franc Jacobin, ainsi que MM. Mathis, Coroller, et celui dont j'ai oublié le nom. Ce dernier était, en outre bavard, mal élevé, et du plus mauvais ton.

Madame Élisabeth et Madame furent les seules qui ne furent point mises en arrestation, et qui par conséquent n'eurent pas de gardiens.

Parmi les capitaines qui étaient dans l'appartement de la Reine, il y en eut un qui eut une conduite si insolente, qu'on aura peine à le croire. Un soir que cette princesse ne se portait pas bien et qu'elle s'était couchée de bonne heure, il entra dans son appartement, dont les portes restaient ouvertes, et il dit à madame Jarjage, sa première femme de chambre, qu'elle eût à se retirer: «Vous ne savez donc pas, monsieur, lui dit-elle, que la Reine n'est jamais seule dans sa chambre la nuit, à moins que le Roi n'y vienne?» Il n'en tint compte, s'approcha du lit de cette princesse, mit son coude sur son oreiller, et menaça Madame Jarjage de la faire sortir de la chambre de la Reine: «La violence seule me la fera quitter, lui répondit-elle, et je saurai alors par mes cris appeler à mon secours.» Elle passa la nuit auprès de la Reine sans se coucher, et comme elle se plaignit de la conduite de cet officier, on lui interdit l'entrée de l'appartement de cette princesse. Il était grand magnétiseur, et de plus, franc illuminé, affectant, ainsi que ceux de sa secte, un grand recueillement quand il allait à l'église. Il voulut un jour me persuader d'en grossir le nombre, en m'assurant qu'elle me procurerait le plus grand bonheur, et notamment celui d'avoir des communications avec la Sainte Vierge. On jugera facilement quelle fut ma réponse à de pareilles propositions.

J'appris, depuis, la conduite qu'il avait tenue, et je fus bien étonnée de le voir entrer au château après une scène aussi indécente. Mais M. de la Fayette n'eût pas osé lui en interdire l'entrée, de crainte de nuire à sa popularité, qu'il entretenait par les moyens les plus ridicules. Il fit visiter en grand apparat et avec le soin le plus minutieux tous les appartements du Roi et de la Reine, ainsi que ceux de Mgr le Dauphin, et envoya même des ramoneurs pour examiner si la famille royale pouvait se sauver par la cheminée. Il fit fermer à double tour toutes les portes qui donnaient dans la chambre de Mgr le Dauphin, même celle qui communiquait à la chambre du Roi, et en fit mettre les clefs dans les poches de ses officiers. Il fit aussi placer des sentinelles à chaque escalier de l'intérieur du château, faisant mettre des chaises auprès d'eux pour qu'ils ne se fatiguassent pas; il poussa même l'attention jusqu'à prévenir, aux dépens même de la décence, leurs plus légers besoins. Cette bizarre et singulière invention fut mise en pratique même sur le palier intérieur de l'escalier par lequel on montait chez Madame, qui était celui par où elle allait chez la Reine, toutes les autres communications étant alors interdites.

Je m'attendais à éprouver le même sort que mesdames de Neuville et Branger, mais la bonté de la Reine m'en préserva. Elle pria madame la duchesse de Luynes d'employer tous ses moyens auprès des personnes qu'elle connaissait dans l'Assemblée pour me faire rester aux Tuileries, en donnant pour raison le mauvais état de ma santé. Elle fut deux jours sans espoir de réussir, après lesquels la Reine me fit dire d'être tranquille, que je resterais au secret dans le cabinet de Mgr le Dauphin, gardée par deux officiers de la garde nationale, qui se relayeraient toutes les vingt-quatre heures, et qui ne me quitteraient ni jour ni nuit. Cette précaution était bien inutile, puisque le cabinet n'avait d'autre issue que par la chambre du jeune prince, où étaient, jour et nuit, deux officiers de la garde nationale; mais elle entrait dans les vues de M. de la Fayette, qui se plaisait à faire parade de son extrême surveillance.

CHAPITRE XIII

ANNÉE 1791

Déclaration demandée au Roi et à la Reine relativement au voyage de Varennes.—Les ministres obtiennent le désaveu de sa protestation en quittant Paris.—Lettre de M. de Bouillé à l'Assemblée.—Délibérations des comités relativement au Roi et au gouvernement à établir en France.—Protestations du côté droit contre les actes attentatoires à l'autorité royale.—Moyens employés pour échauffer le peuple.—Décret pour obliger M. le prince de Condé et les autres émigrés à rentrer en France.—Autre décret relatif aux personnes qui avaient accompagné le Roi, et suspension des fonctions royales jusqu'à l'acceptation de la Constitution.—Démarches du roi d'Espagne et des autres princes de l'Europe.—Lettre de M. de Montmorin aux ambassadeurs et ministres dans les différentes cours.—Abolition de tout titre et décoration.—Démarches des deux partis pour engager le Roi à accepter ou à refuser la Constitution.—Lettres des princes pour en appuyer le refus.—Le Roi accepte la Constitution et va en personne le déclarer à l'Assemblée.—Décrets par lesquels elle termine sa session.

MM. Tronchet, Duport et d'André, nommés commissaires pour recevoir les déclarations du Roi et de la Reine, se rendirent chez le Roi, le dimanche 26 juin, lendemain de son arrivée, à huit heures du soir. Sa Majesté leur déclara positivement qu'elle n'entendait pas subir un interrogatoire, et que son intention était de faire seulement une déclaration.

Il donna pour motifs de son départ de Paris les menaces et les outrages faits à sa personne et à la famille royale le 18 avril, les provocations au renouvellement des mêmes violences et le peu de sûreté qu'il y avait pour lui dans une ville où il éprouvait de si cruelles insultes. Il ajouta que son intention n'avait jamais été de quitter la France. Il en donnait pour preuves les logements qu'il avait fait préparer pour lui et sa famille à Montmédy, qu'il n'avait choisi que pour être plus à portée de s'opposer à toute espèce d'invasion en France et de se porter partout où il pourrait y avoir quelque danger. Il donna encore pour motif de son départ la nécessité de faire cesser l'argument de sa non-liberté, qui aurait pu être une occasion de troublé, assurant qu'il conservait toujours le désir de revenir à Paris, désir prouvé par la dernière phrase de son adresse aux Français, où il s'exprimait ainsi: «Français, et vous surtout Parisiens, quel plaisir n'aurai-je pas à me retrouver au milieu de vous!»

Sa Majesté ajouta que Monsieur n'avait été prévenu que peu de temps avant le voyage; qu'il n'était sorti de France que parce qu'il était convenu qu'il ne suivrait pas la même route, afin de ne pas manquer de chevaux, et qu'il devait venir le rejoindre sur-le-champ dans le lieu où il aurait fixé son séjour; que quant aux personnes qui l'avaient suivi, elles n'avaient su son départ qu'au dernier moment. Il terminait sa déclaration en disant qu'ayant reconnu dans son voyage que l'opinion publique était décidée en faveur de la Constitution, il s'était convaincu de plus en plus de la nécessité de donner de la force aux pouvoirs établis pour maintenir la tranquillité publique; qu'à la vue de cette volonté, générale, il n'avait point hésité à faire le sacrifice de tout ce qui lui était personnel pour assurer le bonheur du peuple, objet constant de tous ses soins; que le motif qui l'avait fait consentir à revenir à Paris était la crainte d'exposer le royaume aux maux que sa résistance aurait pu occasionner; qu'il oublierait aisément tous les désagréments qu'il avait éprouvés, s'il pouvait par là procurer la paix et la tranquillité de la nation, et que la Reine était dans les mêmes sentiments.

Cette princesse, qui était dans le bain quand les commissaires sortirent de chez le Roi, remit pour les recevoir au lendemain à onze heures du matin.

Elle déclara que le Roi devant partir de Paris, nulle puissance humaine n'aurait pu l'empêcher de le suivre; que l'assurance qu'il lui avait donnée de ne pas quitter la France, n'aurait pu que la fortifier dans cette résolution; mais que s'il en avait témoigné le désir, elle aurait employé tous ses moyens pour l'en empêcher.

Elle assura les commissaires qu'étant malade depuis trois semaines, je n'avais su le voyage que très-peu de temps auparavant, et que n'ayant pu rien emporter avec moi, elle m'avait prêté tout ce dont je pouvais avoir besoin; que les courriers ne savaient ni le but ni la destination du voyage. Elle répéta la même chose que le Roi relativement à rétablissement à Montmédy, ajoutant qu'elle était sortie par la porte de l'appartement de M. de Villequier.

Le moment qu'avait pris le Roi pour quitter Paris n'était pas favorable. La France commençait à se lasser de l'Assemblée, qui perdait tous les jours dans l'opinion publique. Le Roi n'eût pu que gagner à laisser propager cette opinion. Mais ayant une fois pris le parti de sortir de Paris, il eût fallu le soutenir et se refuser aux instances de ses ministres pour désavouer la protestation qu'il avait fait remettre à l'Assemblée en quittant Paris. Ces derniers, effrayés de la disposition des esprits et de la manière dont on échauffait le peuple, mirent en avant les malheurs dont la France était menacée si le Roi persistait à soutenir sa protestation, et, par cette considération, ils en obtinrent le désaveu.

M. de Bouillé, profondément affligé de l'arrestation du Roi, et craignant pour les jours de ce prince et de la famille royale, espéra atténuer la rage de l'Assemblée et la porter sur lui-même en lui écrivant la lettre la plus capable de faire impression sur des esprits moins exaltés et capables d'écouter la raison. Il y déclarait que ce n'était que sur ses instances réitérées que le Roi s'était déterminé à quitter Paris, que lui seul avait donné des ordres relatifs au voyage et pour la conduite du Roi à Montmédy, et que ce n'était que sur les outrages qu'il avait éprouvés lors du voyage de Saint-Cloud, qu'il avait pu parvenir à le décider à s'établir dans une ville où il pût se porter pour médiateur entre l'Assemblée et les puissances étrangères, effrayées de la marche que prenait la Révolution.

Il peignit des couleurs les plus fortes la situation où l'Assemblée avait mis la France, qui eût été sauvée si le voyage du Roi eût réussi, et il la menaça de la vengeance des puissances étrangères, dont il conduirait lui-même les armées en France, s'il tombait un seul cheveu de la tête du Roi et de la famille royale.

Cette lettre ne produisit aucun effet. L'Assemblée, ivre de ses succès et de toutes les lettres de félicitation qu'elle recevait de tous les clubs du royaume, n'en laissait pas moins continuer contre la personne du Roi les discours les plus violents, qui ne tendaient à rien moins qu'à provoquer sa destitution pour le mettre ensuite en jugement.

Les comités chargés du rapport sur le voyage de Varennes et sur le parti à prendre relativement au Roi et à la forme de gouvernement à établir, hésitèrent longtemps avant de se prononcer. M. de Montesquiou, oubliant tout ce qu'il devait au Roi et à la famille royale, se rangea du parti des factieux et demanda que l'Assemblée s'emparât des fonctions de la royauté. «Le pouvoir exécutif inspirant, disait-il, autant de défiance que l'Assemblée inspire de confiance, il ne faut pas sacrifier le salut public à un respect superstitieux pour la distinction des pouvoirs»; et il appuya toutes les raisons que Thouret, Chapelier et autres avaient alléguées pour faire regarder le voyage du Roi connue une infraction à la Constitution.

M. de Liancourt parla, au contraire, avec beaucoup de force sur les dangers de la destitution du Roi, réfuta toutes les raisons mises en avant pour en justifier la nécessité, et il se conduisit parfaitement dans cette occasion.

M. de la Fayette ne s'oubliait pas et travaillait sourdement à faire adopter l'opinion des factieux. Il se tint chez lui plusieurs conférences, dans lesquelles il opina pour mettre le Roi en jugement, espérant hâter par là rétablissement d'une république, objet constant de tous ses vœux. Il espérait jouer le rôle de Washington, ne calculant ni la différence de la France à l'Amérique, ni le peu de ressemblance qu'il y avait entre lui et celui qu'il avait la prétention d'imiter. Barnave s'opposa fortement au projet de mettre le Roi en jugement, et M. de Gilliers menaça et effraya tellement M. de la Fayette sur les risques qu'il courait s'il réussissait dans ce projet, qu'il revint, quoique avec peine, à la conservation de la royauté dans la personne du Roi, et soutint même dans la suite cette opinion avec assez de fermeté. Je tiens cette anecdote de M. de Virieu, député, qui la tenait de M. de Gilliers même, et qui me l'a répétée plus d'une fois avant et depuis l'acceptation de la Constitution de 1791.

Plusieurs membres de l'Assemblée proposèrent de donner un gouverneur à Mgr le Dauphin et d'ordonner qu'on mît sous les yeux la liste des personnes qu'on jugerait propres à cette fonction. M. Malouet et plusieurs autres députés s'opposèrent fortement à une mesure aussi révoltante que celle d'ôter à un père tout pouvoir sur son enfant; mais l'Assemblée n'eut aucun égard aux raisons qui combattaient une pareille proposition, et elle fut adoptée sur-le-champ.

On remit, quelques jours après, sur le bureau de l'Assemblée une liste de plus de quatre-vingts personnes de toute profession et de tout état, qu'on proposait pour gouverneurs de Mgr le Dauphin. Elle était si bizarrement composée, qu'elle fit sentir le ridicule de cette proposition, à laquelle on finit par ne donner aucune suite.

Les députés du côté droit, indignés de la conduite de l'Assemblée, protestèrent, par un écrit qu'ils signèrent tous, contre les décrets attentatoires à l'autorité royale, déclarant qu'ils se contenteraient d'assister aux délibérations de l'Assemblée, sans prendre aucune part à celles qui n'auraient pas pour but de défendre les intérêts de la famille royale, défense qui leur avait été confiée par leurs commettants, et à laquelle ils se faisaient gloire d'obéir en y employant toutes leurs forces.

Ces deux cent quatre-vingt-dix députés demandèrent la lecture de la déclaration de leur protestation relativement aux décrets qui avaient été rendus; mais l'Assemblée, craignant l'impression qu'elle pouvait produire, s'y opposa, et l'on fut obligé de se borner à la déposer sur le bureau. L'Assemblée la fit même retirer sur-le-champ.

Je fus pendant plus de quinze jours dans le cabinet de Mgr le Dauphin, et ce ne fut qu'après mon interrogatoire que j'eus la liberté de parler à quelques personnes. La Reine et Madame Élisabeth, pleines de bonté, trouvaient toujours moyen de me dire quelques mots, et de me glisser quelques petits billets, lorsqu'elles traversaient le cabinet pour aller à la messe. Je sus par là la déclaration du Roi et de la Reine, et ce qu'il m'était le plus intéressant de savoir. On me permit ensuite la lecture du Moniteur, qui me mit au courant de ce qui se passait à l'Assemblée. Ma seule consolation, pendant ce temps, fut la permission que l'on me donna d'entendre la messe du Roi, qui se disait tous les jours dans la galerie de Diane, et où je voyais, avec la famille royale, mes parents et mes amis, qui ne manquaient jamais d'y assister. Les hommes avaient la permission de voir le Roi à cette heure-là, mais il n'en admettait qu'un petit nombre, pour ne pas donner d'ombrage à toute la garde qui l'entourait.

Le duc de Brissac fut le seul qui eut la permission de suivre le Roi. N'ayant point été du voyage de Varennes, il n'avait pas été éloigné de sa personne, et ce fut pour ce prince une grande consolation de voir auprès de lui un sujet aussi fidèle, aussi dévoué, et dont la conduite noble et héroïque s'est soutenue jusqu'à son dernier soupir.

On ne disait plus de messe dans la chapelle du château. L'abbé d'Avaux, comme habitant de l'enceinte des Tuileries, avait la permission de la célébrer le dimanche, et n'y a jamais manqué, non plus que de porter l'habit ecclésiastique. Plusieurs personnes, effrayées de la position où l'on se trouvait, lui conseillèrent de le quitter; mais il répondit qu'il conserverait cette marque extérieure d'attachement à son état tant qu'on lui en laisserait la possibilité, et qu'il la regardait comme un devoir dans un moment où l'on se permettait les propos les plus indécents contre les ecclésiastiques. On ne s'en permit aucun sur sa personne. Sa conduite lui avait attiré l'estime générale, et sa politesse et ses bonnes manières vis-à-vis de la garde nationale lui en avaient acquis l'amitié, et elle le lui prouva dans des occasions essentielles.

On employait toute sorte de moyens pour échauffer le peuple. Les rues étaient tapissées des caricatures les plus grossières; les chansonniers se permettaient les chansons les plus infâmes contre la Reine; on vendait à tous les coins de rue les satires les plus sanglantes contre le Roi et cette princesse, et des orateurs débitaient dans les lieux publics les mensonges les plus atroces. Toutes ces horreurs restaient impunies et entraient dans les vues des factieux, pour ôter au peuple un reste de respect au Roi et de la famille royale.

On aposta des gens sur le quai des Tuileries pour crier: «Vive notre petit Roi!» quand Mgr le Dauphin se promenait sur la terrasse de l'eau, dont on fut obligé de lui interdire la promenade. Ce pauvre petit prince s'amusait de ces cris, dont il ne supposait pas la conséquence; car tout ce qui l'entourait, mourant de peur, n'osait lui faire aucune réflexion. Ce ne fut que lorsque l'abbé d'Avaux et moi pûmes le voir, que nous lui fîmes sentir toute l'horreur que ces cris devaient lui inspirer, et combien il devait se défier de tout ce qu'on pourrait lui dire de contraire au respect et à l'attachement qu'il devait avoir pour le Roi et la Reine.

Ce prince et cette princesse, ne voulant point s'exposer comme prisonniers aux regards de la garde nationale ni aux insultes d'une multitude égarée, ne quittèrent plus leurs appartements et ne voulurent même pas prendre l'air dans le petit jardin de Mgr le Dauphin. L'incertitude de leur sort, la mauvaise disposition des esprits, les incommodités d'une chaleur étouffante, tout concourait à augmenter l'horreur et le désagrément de leur situation. Ils avaient besoin de tout leur courage pour la supporter avec le calme et la dignité qui ne les abandonnèrent pas un instant dans les circonstances les plus critiques.

Madame Élisabeth ne voulut pas non plus, par respect pour la position du Roi, sortir de l'intérieur du château. Cette angélique princesse fut leur consolation pendant leur captivité, ses attentions pour le Roi, la Reine et leurs enfants redoublant toujours en proportion de leurs malheurs. Elle et la Reine obligèrent le Roi à faire tous les jours une partie de billard après dîner, pour lui faire faire un peu d'exercice. Il passait le reste du temps enfermé dans son cabinet, lisant et travaillant beaucoup; car il n'était pas un moment oisif, et il avait une profonde instruction. La Reine s'occupait de ses enfants, voyait le soir, à sept heures, ses dames du palais, même celles qui avaient donné leur démission, et passait le reste de la journée à lire, à écrire et à travailler.

Le seul délassement de la famille royale était le moment de la réunion, et celui où elle était témoin des jeux innocents du jeune prince et de Madame. Ils se donnaient aussi, les premiers jours de leur retour à Paris, la petite consolation de voir passer et repasser sous leurs fenêtres les députés du côté droit qui les saluaient avec une expression de douleur et de respect qui excitait leur sensibilité. Mais l'Assemblée en prit ombrage, et fit fermer les Tuileries, même aux députés, pour priver encore le Roi de cette légère satisfaction.

Malgré la violence de ses déclamations, l'Assemblée ne pouvait se défendre de l'inquiétude d'une invasion; et cette crainte augmentant sa fureur contre les émigrés, il fut question de les obliger à rentrer sous deux mois, sous peine de séquestrer leurs biens. On représenta si fortement l'injustice d'une pareille loi, qu'on se contenta, pour le moment, de décréter une triple imposition pour ceux qui ne seraient pas rentrés au bout de ce terme, sauf des peines plus graves en cas d'invasion. M. du Verrier, qui avait été chargé par l'Assemblée d'aller notifier à M. le prince de Condé le décret qui ordonnait le séquestre sur ses biens, s'il ne rentrait à une époque déterminée, la rassura à son retour sur les craintes qu'elle pouvait avoir des puissances étrangères, et affirma, ainsi que les autres commissaires qui avaient été envoyés aux frontières, que l'énergie du peuple français, jointe aux mesures qui avaient été prises, garantissait de toute inquiétude. M. du Verrier, avocat de profession, était celui-là même que l'Assemblée avait envoyé comme commissaire à Nancy, dans le temps de la révolte des troupes, pour prendre des informations sur la conduite qui y avait été tenue. Comme sa mission vis-à-vis du prince de Condé s'était positivement rencontrée au moment du départ du Roi, on avait de l'inquiétude sur ce qui pouvait lui être arrivé; mais il n'éprouva que quelques retards, et revint paisiblement rendre compte du peu de succès de sa mission.

Je ne fus interrogée que plus de trois semaines après le retour du Roi. Un huissier du tribunal du premier arrondissement vint me chercher dans l'appartement de Mgr le Dauphin, pour me conduire dans le mien avec l'officier qui le gardait. Je trouvai M. Carrouge, président du Tribunal, accompagné de M. Mabille et d'un greffier pour écrire ma déposition. Elle fut courte et conforme à la déclaration du Roi et de la Reine. On me questionna sur la manière dont Mgr le Dauphin et Madame étaient sortis des Tuileries et sur le déguisement du jeune prince.

On me demanda quelle était la personne qui avait mené la voiture du Roi et quelles étaient celles qui étaient venues trouver le Roi à Varennes. Mes réponses étaient simples et laconiques: J'étais malade, leur disais-je, et l'état de faiblesse dans lequel j'étais m'avait empêché de rien apercevoir. Ces messieurs terminèrent au bout d'une heure leur interrogatoire, et je fus reconduite dans l'appartement de Mgr le Dauphin, qui me servait de prison.

M. Carrouge se conduisit avec autant d'honnêteté que de délicatesse dans cet interrogatoire, et termina ainsi ses questions: «Vous n'avez sûrement jamais connu, madame, ce que c'est qu'un interrogatoire; il faut vous faire connaître vos droits, et que vous sachiez que vous pouvez revenir sur ce que vous avez dit, tant que vous n'aurez pas signé.» Je profitai de l'avis pour changer une petite circonstance qui, quoique simple en elle-même, pouvait être mal interprétée, et en quittant ces messieurs, je ne pus m'empêcher de leur dire que, quelque pénible que pût être ma position actuelle, je ne pourrais jamais me reprocher une conduite que l'honneur me prescrivait, et qui me donnait des droits à leur estime, quoiqu'ils ne pussent l'avouer dans les fonctions qu'ils remplissaient.

Je m'attendais, en traversant la salle des gardes nationales, précédée d'un huissier, à essuyer quelques mauvais propos. Je pris un air plus assuré que je ne l'étais dans le fond de l'âme, étant loin de m'attendre à trouver dans cet interrogatoire autant de justice que d'égards; mais je dois à la vérité d'assurer que le plus profond silence fut observé quand je passai et repassai dans cette salle pour rentrer dans l'appartement de Mgr le Dauphin.

Le 13 juillet, jour où le comité devait faire son rapport sur le voyage de Varennes, un inconnu présenta à l'Assemblée un mémoire, qu'il fit circuler dans tout Paris, et dans lequel il rappelait tout ce que le Roi avait fait depuis son avénement au trône pour le bonheur de la nation et pour la ville de Paris. Il y retraçait la garantie de la dette contractée sous le règne de ses prédécesseurs, l'affranchissement des serfs, l'établissement des Assemblées provinciales, l'abolition des corvées, celle de la question, l'adoucissement des lois contre la désertion, la fraude et la violence exclues des enrôlements, l'état civil rendu aux protestants, les arts et les sciences protégés, les marais desséchés, le rétablissement de la marine et de la liberté de la pêche à Terre-Neuve, une paix honorable en 1782, des travaux à Dunkerque, au Havre, à la Rochelle, à Toulon et au port de Vendres, des canaux creusés en Bourgogne, en Picardie et dans le Berry, la double représentation accordée au Tiers; et il finissait par représenter cette bonté si connue, qui lui avait toujours fait exposer sa personne pour rétablir la tranquillité et empêcher l'effusion du sang de ses sujets.

On ne peut s'empêcher de gémir sur la perversité de l'espèce humaine quand on voit tant de bienfaits payés par la plus noire ingratitude, et couronnés par un forfait, auquel on ne peut penser sans frémir, et dont on cherche à détourner la vue pour l'honneur de la nation.

D'après le rapport des sept comités réunis, l'Assemblée décréta, le 15 juillet, qu'il y avait matière à accusation contre MM. de Bouillé père et fils, auteurs du complot de l'enlèvement de la famille royale, et que leur procès serait fait et parfait devant la haute cour nationale séant à Orléans; qu'il y avait également lieu à accusation, comme complices du complot, contre MM. Heymann, Gliuglin, d'Offelyse, Disoteur, Guoguelas, Choiseul, Stainville, Maudelle, Fersen, du Moutier, Valori et Maldan, qui devaient être conduits sous bonne garde à Orléans pour y être jugés par la haute cour nationale; que MM. de Damas, d'Audouin, Valecourt, Marassin, Talon, de Florac, Rémy, Lacour, ainsi que M. de Briges et moi[24], resterions en état d'arrestation jusqu'après les informations prises, pour être ensuite statué sur notre sort, et que mesdames Branger et de Neuville seraient mises en liberté.

On continua la discussion relativement à la personne du Roi. Péthion, Vadier, Robespierre, Buzot et Rewbell se permirent les propos les plus affreux contre ce prince. Ils voulaient sa mise en jugement, et proposèrent à cet effet l'établissement d'une convention nationale. Goupil et plusieurs autres députés représentèrent qu'une pareille mesure ferait recommencer la Révolution, entraînerait les suites les plus graves et serait la destruction de la Constitution. Pragnan appuya leur opinion sur les raisons les plus solides, insistant sur la nécessité d'un gouvernement monarchique en France; et l'Assemblée décréta, le lendemain, que la suspension du pouvoir exécutif et des fonctions royales entre les mains du Roi, décrétée le 25 juin, subsisterait jusqu'au moment où, la Constitution étant achevée, l'acte constitutionnel serait présenté à l'acceptation de Sa Majesté; que si le Roi, après avoir prêté serment à la Constitution, venait à le rétracter, il serait censé avoir abdiqué; qu'il en serait de même s'il se mettait à la tête d'une armée dirigée contre la nation, s'il en donnait l'ordre à l'un de ses généraux, et s'il ne s'opposait pas formellement à un acte de cette nature; qu'un Roi qui aurait abdiqué rentrerait dans la classe des simples citoyens et serait accusable de tous les délits postérieurs à son abdication.

Les Jacobins se plaignirent amèrement de ce décret. Ils voulaient la destitution du Roi et sa mise en jugement; et ils prétendirent que l'Assemblée n'ayant pas nommé Louis XVI dans le décret, il n'avait aucune valeur vis-à-vis de sa personne. Ils proposèrent en conséquence d'envoyer une adresse à toutes les sociétés populaires du royaume pour faire connaître le vœu de la nation; de la revêtir de dix millions de signatures et de la présenter ensuite à l'Assemblée, qui ne pourrait la révoquer en doute. Robespierre conseilla, au contraire, de se borner à déclarer que le Roi avait perdu la confiance de la nation. La contradiction de toutes ces propositions les empêcha d'aboutir à une résolution, mais elles exaspérèrent tellement les esprits, que quatre mille forcenés partirent du Palais-Royal, et vinrent déclarer au club leur intention d'aller jurer au Champ de Mars de ne jamais reconnaître Louis XVI pour leur Roi et de demander vengeance de son crime à la société. Laclos se chargea de la rédaction de la pétition qu'ils se proposaient d'y porter pour la faire signer à tous les bons citoyens.

Une partie des membres du club des Jacobins, qui voulaient la Constitution monarchique telle que la décrétait l'Assemblée, s'opposèrent à ce projet, firent scission avec ceux-ci, se retirèrent aux Feuillants, et y firent un nouveau club sous le nom de club des Feuillants. Les Jacobins vouèrent aux membres de ce club une haine irréconciliable et firent périr dans la suite tous ceux qu'ils en purent arrêter.

Les placards les plus incendiaires se multipliaient de jour en jour, et le club des Cordeliers poussa l'audace jusqu'à faire afficher qu'il recélait dans son sein une société de tyrannicides qui avaient juré de tuer quiconque voudrait porter atteinte à la liberté française. D'André, qui avait passé du club des Jacobins à celui des Feuillants, se plaignit fortement de la conduite des premiers, qui ne tendaient à rien moins qu'à la destruction de la Constitution, et il proposa de mander sur-le-champ le ministre de la justice, les six accusateurs publics et la municipalité, pour leur intimer l'ordre de faire arrêter les perturbateurs du repos public, et en cas de résistance, de faire proclamer la loi martiale.

Il n'y avait pas de temps à perdre. Dès le lendemain, 17 juillet, seize mille hommes de la lie du peuple, parmi lesquels on reconnut beaucoup d'étrangers, s'assemblèrent tumultueusement au Champ de Mars, cherchant à entraîner le peuple à la révolte. Ils massacrèrent deux hommes au Gros-Caillou, les accusant d'avoir voulu faire sauter l'autel de la patrie; et ils se disposaient à porter leurs têtes au haut d'une pique, quand la municipalité arriva, ayant à sa tête M. Bailly. Celle-ci employa tous les moyens de persuasion auprès de cette multitude, lui lut le décret de l'Assemblée, et témoigna tant de regrets d'être forcée d'en venir aux voies de rigueur, qu'elle enhardit les factieux. Elle poussa même la complaisance à leur égard jusqu'à accuser les prêtres et les nobles d'avoir provoqué la sédition, et elle passa la plus grande partie de la journée à temporiser. Mais la garde nationale ayant été assaillie à coups de pierres à son arrivée, M. Bailly ordonna, après la lecture de la loi martiale, de faire feu sur les rebelles, et il y en eut douze ou quinze de tués et autant de blessés. La frayeur prit alors la place de l'arrogance, et ils se mirent tous à fuir. On se saisit de quelques-uns d'entre eux, et la tranquillité fut rétablie pour quelque temps. On arrêta, entre autres, un Italien nommé Rotondo, homme exécrable, dont l'arrivée annonçait toujours quelque catastrophe, et qu'on pouvait appeler à juste titre le procureur du crime. Tous furent mis en prison et n'en sortirent qu'à l'amnistie générale, qui, confondant le crime et l'innocence, remit dans la société tous les scélérats qui devaient s'attendre à la punition de leurs forfaits. Les Jacobins vouèrent de ce jour une haine implacable à MM. de la Fayette et Bailly; et ce dernier fit la triste expérience de ce que l'on gagne à abandonner son souverain pour embrasser le parti populaire, dont on finit toujours par être la victime.

Le projet des révoltés avait été d'attaquer le château; mais M. de Gouvion, qui s'était chargé de sa défense, fit assurer la famille royale qu'elle n'avait rien à redouter, ayant pris toutes les précautions nécessaires pour l'exécution de sa promesse. Il avait imaginé un moyen très-singulier pour dissiper sans effusion de sang les attroupements qui chercheraient à forcer l'entrée des Tuileries; c'était d'établir des pompiers aux issues extérieures du jardin et du château, qui devaient faire jouer leurs pompes sur les rebelles, et il croyait pouvoir assurer qu'une pareille invention les ferait fuir en un instant. On fut dispensé d'en faire usage. La fusillade du Champ de Mars avait inspiré une terreur telle, que personne ne remua et que les environs du château se trouvèrent presque déserts.

Quelques jours après mon interrogatoire, M. de la Fayette me fit dire que je pouvais voir mes parents et quelques amis; j'usai sobrement de cette permission, qui me fut d'une grande consolation. Je les recevais dans le cabinet de Mgr le Dauphin, que je n'avais pas encore la permission de quitter. MM. Banks et du Foë, mes gardiens, se retiraient, dès qu'ils les voyaient arriver, dans la pièce voisine, dont je laissais seulement la porte ouverte pour ne les pas compromettre. Je leur rends la justice de s'être conduits très-honnêtement à mon égard, et de leur avoir toujours entendu tenir les meilleurs propos sur la famille royale, à laquelle ils se piquaient d'être très-attachés. M. Banks, âgé de soixante ans, détestait la Révolution et était profondément affligé de ses excès; mais, étant d'une humeur très-pacifique, il redoutait tout ce qui pouvait troubler sa tranquillité, et attachait un grand prix à l'observation de la Constitution, qu'il regardait comme l'ancre du salut de la France. M. du Foë, jeune, vif et brave, mais mauvaise tête, était susceptible de toutes les impressions qu'on pouvait lui donner. Il changea continuellement de parti, et finit par une conduite dont je ne me permets pas de parler en pensant à celle qu'il tint à mon égard.

L'abbé d'Avaux et madame de Tarente, appelés au château par le devoir de leur place, passaient des heures entières avec moi dans le cours de la journée. Leur société adoucissait l'amertume de ma situation, et je n'oublierai jamais toutes les marques d'attachement que j'en ai reçues. Cette dernière me donnait des nouvelles de la famille royale et avait pour moi toutes les recherches d'attention imaginables. La conformité de nos sentiments nous avait liées de l'amitié la plus tendre. La mort seule eut le pouvoir de la rompre; mais elle n'a pu effacer de mon cœur les sentiments que cette amie fidèle savait si bien inspirer, non plus que le souvenir de son beau et noble caractère, qui lui a mérité l'estime de toutes les personnes qui l'ont connue et l'attachement le plus tendre des amies qui ont été à portée de l'apprécier.

On diminua successivement les gênes de ma position. On donna d'abord à mes gardiens la permission de ne plus passer la nuit dans ma chambre, et l'on me permit ensuite de me promener dans les Tuileries. Rien n'était plus triste que cette promenade, où, toujours accompagnée d'un de mes gardiens je ne rencontrais que des gardes nationaux. Il fallait avoir autant de besoin de respirer l'air, comme j'en avais, pour profiter de cette permission. Celle qui me fit le plus sensible plaisir fut de pouvoir aller chez toutes les personnes de la famille royale et nommément dans la chambre de Mgr le Dauphin. Mes gardiens me conduisaient jusqu'à la porte des membres de la famille royale et restaient dans la pièce voisine. J'eus encore la permission, mais toujours accompagnée, de descendre dans mon appartement et d'avoir à dîner quelques personnes de mes amies. Comme nos gardiens se conduisaient avec délicatesse et discrétion, je donnais à dîner à celui qui était de garde, et ils furent extrêmement sensibles à cette politesse.

On avait cherché à éloigner de moi Mgr le Dauphin, par la peur qu'éprouvaient ceux qui l'entouraient d'être compromis s'il avait seulement tenté de me regarder en traversant la chambre que j'occupais. Quand j'eus enfin la permission de rester avec lui dans son appartement, car il m'était extrêmement défendu de l'accompagner, je lui demandai quelle était la raison qui m'avait fait priver de ma liberté: «C'est, me répondit-il bien bas, pour avoir suivi papa.»—«C'est donc une action bien criminelle à vos yeux d'avoir donné au Roi des marques de mon respect, de mon attachement et de mon dévouement à votre personne? Dites-moi, je vous prie, de quel nom on peut qualifier la conduite que vous tenez, et que croyez-vous qu'en pensera votre chère Pauline dont vous parlez si souvent?» Il rougit et se jeta dans mes bras en disant: «Pardonnez-moi, j'ai eu bien tort; mais ne le mandez pas à ma chère Pauline, car elle ne m'aimerait plus.» Je le lui promis, et de ce moment il n'y eut sorte de soins et d'attentions que n'eut pour moi cet aimable enfant, voulant, disait-il, me faire oublier le tort qu'il avait eu et dont il était si fâché. Il était impossible d'en voir un plus attachant, rempli de plus d'intelligence et s'exprimant avec autant de grâce. Il saisissait les occasions de dire des choses agréables à ceux qui l'entouraient. Il était très-attaché au Roi; mais comme il lui en imposait, il n'était pas aussi à son aise avec lui qu'avec la Reine, qu'il adorait, et à laquelle il exprimait ses sentiments de la manière la plus touchante, trouvant toujours à lui dire quelque chose de tendre et d'aimable. Sa gaieté et son amabilité étaient la seule diversion aux peines journalières dont la Reine était accablée. Elle l'élevait parfaitement, et quoiqu'elle eût pour lui la tendresse la plus vive, je lui dois la justice de dire qu'elle ne l'a jamais gâté, et qu'elle a toujours appuyé les justes représentations que l'on faisait à ce jeune prince. Il aimait l'occupation, et, dans un âge aussi tendre, l'étude lui plaisait tellement, qu'on était obligé de lui faire quitter ses leçons, malgré ses instances pour les continuer, lorsque l'on jugeait que leur prolongation pouvait le fatiguer. Il n'en était pas moins vif ni moins gai. Il aimait à courir, à sauter, à passer dans des chemins difficiles, et nommément à descendre à pic dans des fossés un peu profonds. Il ne craignait rien, et l'on était souvent obligé de l'arrêter dans les petites entreprises qu'il voulait faire pour prouver sa force et sa légèreté. Rien ne l'incommodait; et quoique son extérieur n'annonçât rien d'extraordinaire pour la force, il supportait singulièrement toute espèce de fatigue. Hélas! cette excellente santé a augmenté la longueur du supplice que lui a fait souffrir la barbarie la plus atroce. Elle a combattu longtemps, et ce n'a été qu'à la longue qu'elle a éprouvé les suites de l'affreux régime sous lequel gémissait cette illustre et dernière victime de la tyrannie la plus révoltante.

M. le comte de Fernand Nuñès, ambassadeur d'Espagne, reçut de M. de Florida de Blanca, principal ministre de cette cour, l'ordre de remettre à l'Assemblée la déclaration du roi d'Espagne, lorsqu'il apprit le départ du Roi, avec défense d'y rien changer, malgré le mauvais succès du voyage. Ce prince exhortait la nation française à réfléchir sur les motifs qui avaient déterminé la démarche du Roi, à revenir sur les procédés qui en avaient été la cause, à respecter la haute dignité du Roi et de sa famille, et à se persuader que toutes les fois que la nation française remplirait tous ces devoirs, elle n'aurait pas d'alliés plus fidèles et plus constants que l'Espagne.

La lecture de cette lettre fut suivie d'éclats de rire. Plusieurs voix demandèrent l'ordre du jour, et la majorité de l'Assemblée déclara que ne se mêlant point des affaires des puissances étrangères, elle ne souffrirait pas qu'elles se mêlassent de celles de la France. A quoi M. d'André ajouta que lorsque l'Assemblée aurait pris une détermination sur le gouvernement à établir et sur le sort du Roi, elle la ferait connaître à l'Europe; que cette détermination serait ferme comme un rocher, et que tous mourraient plutôt que d'y rien changer.

M. de Fernand Nuñès, d'un caractère doux et pacifique, avait adopté quelques idées du parti constitutionnel, et notamment celle qu'en temporisant, le Roi retrouverait sans secousse la portion d'autorité nécessaire au roi d'une grande nation. Il ne s'aperçut que trop combien il s'était trompé dans son attente, et les événements démontrèrent d'une manière bien cruelle l'impossibilité de l'alliance du crime avec la vertu. La crainte, inséparable des crimes commis, jointe à une profonde ambition, permet rarement de croire à la générosité qu'inspire la véritable vertu, et empêche de revenir à elle ceux qui s'en sont trop écartés.

M. de Staël, ambassadeur du roi de Suède, reçut de ce prince la lettre la plus énergique par laquelle il lui défendait toute communication avec qui que ce fût sans l'autorisation du Roi, d'accepter aucune conférence avec le ministre des affaires étrangères, de ne répondre que verbalement à tout ce qu'il lui communiquerait de bouche ou par écrit, et que quand même les choses viendraient à changer plus heureusement pour le Roi, de ne rien prendre sur lui et d'attendre ses ordres ultérieurs. Il lui donnait de plus l'ordre positif et rigoureux de donner au Roi, par son respect et par ses soins, toutes les consolations qui seraient en son pouvoir, et que tout dans sa maison annonçât le deuil et la tristesse. Il sentait, disait-il, avec douleur, que de pareils ordres pouvaient lui faire courir quelque danger, mais il tenait à la dignité de sa couronne, et il n'était pas possible d'y rien changer.

Les autres princes parurent ébranlés par la conduite du roi de Suède; ce qui inquiéta l'Assemblée et la détermina à décréter la levée d'une armée de quatre cent mille hommes. Sur quatre places à donner, elle n'en laissa qu'une au Roi et se réserva la nomination des trois autres: ce qui mettait nécessairement l'armée dans sa main. L'amnistie qu'elle accorda aux soldats et aux officiers qui avaient mis les régiments en insurrection, acheva d'y détruire toute idée de discipline militaire et la rendit propre à l'exécution de toutes ses volontés.

Pendant que l'Assemblée s'occupait de la rédaction de la Constitution, elle continuait à laisser impunis les propos et les écrits les plus séditieux contre la famille royale. Le décret sur la suppression du marc d'argent pour être éligible aux assemblées suivantes, en ouvrait la porte à tous ceux qui, n'ayant rien à perdre et tout à gagner, devaient profiter de l'exaspération des esprits et tout tenter pour parvenir au pouvoir, au risque de couvrir la France de sang et de ruines.

Sa rage contre tout ce qui pouvait rappeler le plus léger souvenir de la noblesse lui fit abolir tout titre et décoration quelconque. Elle permit seulement au Roi et à son fils aîné, comme appelé à la couronne, de porter le cordon bleu, le seul ordre de Saint-Louis étant conservé pour le moment.

Le Roi, en sanctionnant ce décret, cessa de porter le cordon bleu, ne pouvant, dit ce prince, éprouver aucun plaisir à porter une décoration qu'il ne pouvait faire partager à ceux qui lui étaient attachés.

Cette Constitution, dont le défaut d'acceptation devait faire rentrer le Roi dans la classe d'un simple particulier, était si démocratique, et laissait tellement l'autorité sans force et sans appui, qu'il était impossible qu'elle subsistât sans renverser le trône jusque dans ses fondements. L'Assemblée, pour en faire partager le bénéfice aux puissances étrangères, fit traduire dans toutes les langues la déclaration des Droits de l'homme et la fit parvenir dans toutes les cours d'Europe.

Pour terminer ses sessions d'une manière digne de son commencement, cette désastreuse Assemblée décréta des récompenses non-seulement à ceux qui avaient arrêté le Roi et qui l'avaient forcé de revenir à Paris, mais même aux deux individus qui avaient menacé de tirer sur lui s'il continuait son voyage.

On donna à la ville de Varennes le couvent des Cordeliers pour y établir un tribunal de district et un détachement de cavalerie avec deux canons. On lui envoya un drapeau tricolore portant pour inscription: «A la ville de Varennes la patrie reconnaissante», et l'on fit présent d'un fusil et d'un sabre à chaque garde national de cette ville.

On accorda à la ville de Clermont une pièce de canon et cinq cents fusils pour sa garde nationale, et autant à la ville de Sainte-Menehould. Drouet, Sausse et Baillon obtinrent chacun trente mille francs. Chacun de ceux qui avaient contribué à l'arrestation du Roi reçurent trois mille francs; d'autres reçurent aussi des récompenses, mais moins considérables et proportionnées à la part qu'ils avaient prise à ce cruel événement.

M. de Montmorin, inquiet de l'effet que pourrait produire sur l'Empereur la conduite de l'Assemblée, écrivit au marquis de Noailles, ambassadeur à Vienne, lui mandant d'excuser le parti qu'elle avait pris sur la position difficile où elle se trouvait, ayant à lutter contre un parti qui voulait saper le trône dans ses fondements, et qui lui avait même fait courir plus d'un danger lorsqu'elle avait voulu s'opposer à ses efforts. Il ajouta que la Révolution était faite et sans retour; qu'espérer le contraire était une erreur qui pouvait avoir les suites les plus funestes et entraîner l'Europe dans de grands malheurs; que la Constitution devait être présentée sous peu de jours à l'acceptation du Roi; que son refus entraînerait les plus grands dangers: que Sa Majesté en était intimement persuadée, et qu'on seconderait mal ses intentions en cherchant à la renverser; que c'était une vérité dont on cherchait à pénétrer les princes et les émigrés, et qu'il était essentiel que l'Empereur ne mît point les malveillants dans le cas de lui supposer des vues apposées à la tranquillité de la France.

M. de Montmorin se laissait aisément persuader; et il était en ce moment influencé par Thouret, Beaumetz, Chapelier, Barnave et Duport, qu'on supposait être l'auteur de cette lettre. D'André, qui avait gagné sa confiance et qui voulait se tirer d'affaire, quelle que fût la direction que prissent les événements, lui persuada que, pour servir utilement le Roi, il fallait que sa conduite ne fût point en opposition avec celle de l'Assemblée, et que par cette raison il devait appuyer toutes les motions de la majorité, quelque injustes qu'elles pussent être. La conduite de M. de Montmorin n'avait pour but que de servir le Roi, et je ne l'ai jamais vu occupé de ses intérêts personnels; mais ayant peu d'énergie et d'élévation dans l'esprit, faible et craintif par caractère, aimant le repos et la tranquillité, il fut toujours trompé par les révolutionnaires, qui s'en servirent pour entraîner le Roi dans des démarches qui répugnaient à la droiture de son caractère et à la justesse de son esprit. On effrayait ce prince sur les dangers que courraient sa famille et ses fidèles serviteurs s'il se refusait aux mesures qui lui étaient proposées; et, connaissant l'attachement de M. de Montmorin, il prenait pour un esprit conciliant cette faiblesse de caractère qui répugnait à employer la vigueur et la fermeté pour déconcerter les démarches de ses ennemis.

L'Assemblée s'occupait de la révision de la Constitution avec autant de légèreté qu'elle en avait mise à décréter les principaux articles. Peu lui importait qu'elle eût les moyens de garantir sa stabilité contre les entreprises des factieux. Uniquement occupée d'abaisser la puissance royale et de concentrer tous les pouvoirs dans la législature, il lui suffisait de laisser à la France l'ombre de la royauté; et croyant essentiel de terminer son ouvrage avant les élections, elle refusa constamment d'écouter la moindre objection de la partie saine de l'Assemblée, qui s'abstint de son côté de contribuer en rien à cette œuvre d'iniquité.

Les démagogues désiraient le refus du Roi pour prononcer la déchéance et établir la république. Les autres membres du côté gauche, qui voulaient au contraire l'acceptation de la Constitution, employaient tous les ressorts possibles pour y déterminer le Roi. Ses ministres l'effrayaient sur les dangers que son refus ferait courir à la France, à sa famille et à ceux qui avaient contribué à son voyage (car pour sa personne, on savait bien qu'il ne la comptait pour rien).

Le côté droit, seul véritablement attaché au Roi et à la monarchie, lui représentait au contraire avec fermeté les risques réels que lui ferait courir l'acceptation de la Constitution, risques qu'il ne ferait que retarder en se prêtant aux désirs de ceux qui ne consultaient que leurs intérêts dans les instances qu'ils lui faisaient; qu'il pouvait juger leur intention par la conduite qu'ils avaient tenue depuis le commencement de l'Assemblée et par l'acharnement qu'ils mettaient à le priver de l'autorité nécessaire à un roi pour faire le bien et le bonheur de son peuple.

L'abbé Maury fit parvenir au Roi deux projets de conduite: l'un pour le refus positif de la Constitution, et l'autre pour son acceptation en en faisant disparaître les principaux vices, qu'il désignait et qui la rendaient bien dangereuse à accepter telle qu'on la lui présentait. M. Malouet était de ce dernier avis, et montra une grande énergie vis-à-vis de l'Assemblée malgré la manière indigne dont il était traité par le côté gauche, toutes les fois qu'il prenait la parole. M. Bark fils, qui avait toujours pris, ainsi que son père, le plus vif intérêt à la position du Roi, lui écrivit la lettre la plus touchante et la plus raisonnée pour lui démontrer qu'il ne devait pas balancer à refuser son acceptation. Il l'engageait à s'armer de courage et à s'exposer à tout plutôt que de donner son adhésion à des décrets qui consacraient l'injustice et le mépris de tous les devoirs. Il l'assura qu'on s'occupait efficacement de venir à son secours; que cette acceptation contrarierait toutes les mesures que l'on prenait pour le rétablir sur son trône; que son courage en imposerait, et serait apprécié par toute l'Europe; et il terminait sa lettre par quatre lignes que son père lui avait envoyées, comme plus faciles qu'une lettre à faire tenir au Roi. Elles ne contenait que ce peu de mots: «Dites peu, n'écrivez rien, ne consentez à rien, conservez votre courage jusqu'à la fin, nous travaillons pour vous.»

Cependant les ministres redoublaient d'efforts pour effrayer le Roi et lui faire regarder comme assurée la perte de ceux qui étaient dans les prisons à cause du voyage de Varennes. On m'en avertit, en me disant que, puisque j'étais dans une position analogue avec la leur, il était de mon devoir de demander au Roi de n'avoir aucun égard à cette considération. J'hésitais à cause de ceux qui étaient dans les prisons d'Orléans; mais on m'assura tellement qu'ils seraient les premiers à désirer cette démarche, que je me décidai à aller, dès le lendemain, chez le Roi. Je dis à Sa Majesté que, quoiqu'il ne m'appartînt pas de me mêler des affaires du gouvernement et de préjuger ses intentions sur l'acceptation de la Constitution, je croyais de mon devoir de le supplier, en mon nom et en celui de tous ceux qui avaient contribué à son voyage, de vouloir bien écarter de sa pensée l'idée qu'il pourrait leur faire courir quelque danger par son refus; que je pouvais lui répondre qu'il n'y en avait pas un de nous qui ne s'y exposât de bon cœur pour lui voir prendre le parti le plus honorable et le plus utile pour sa sûreté présente et future.

«Je suis profondément touché, me dit Sa Majesté, d'une démarche aussi généreuse; mais je sais ce que je dois à ceux qui se sont sacrifiés pour moi.» De ce moment je n'eus plus de doute sur l'acceptation de la Constitution, et je me bornai à faire des vœux pour qu'elle n'entraînât pas ce prince dans les malheurs que présageaient ceux qui en conseillaient le refus.

Peu de jours après, une députation de l'Assemblée vint apporter la Constitution à Sa Majesté, en lui donnant dix jours pour l'examiner, et au bout desquels il devait donner une réponse positive. Comme il eût été difficile de supposer à cette acceptation une apparence de liberté, si l'on eût continué à tenir ce prince dans la captivité où on le retenait depuis son retour de Varennes, on retira les officiers qui étaient chargés de sa personne, et on lui rendit les honneurs accoutumés. Il fut, en conséquence, le dimanche suivant, à la messe dans la chapelle des Tuileries avec la famille royale. Le peuple s'y rendit en foule et témoigna une grande joie de le revoir. On cria de toute part: «Vive le Roi!» Une seule voix sortie de la foule ajouta: «Oui, s'il accepte la Constitution.» Il était impossible d'en douter en voyant sa même confiance dans ses ministres, dont les uns par faiblesse, et les autres dans des intentions plus coupables, désiraient vivement l'acceptation d'une Constitution dont les suites devaient être si funestes.

Les princes, frères de Sa Majesté, instruits des instances qu'on lui faisait pour accepter cette Constitution, lui écrivirent la lettre la plus forte et la plus raisonnée pour l'en détourner. Ils lui représentaient qu'elle soutenait tous les crimes, qu'elle portait atteinte à la religion, aux droits de ses sujets et à ceux de la monarchie, dont elle était destructive; qu'elle était, de plus, impraticable à exécuter, et que Sa Majesté éprouverait un jour les plus vifs regrets si elle se laissait entraîner, par la suggestion de ses ministres, à accepter un acte aussi opposé aux lumières de son esprit qu'aux sentiments de son cœur.

Ils l'assuraient qu'on allait venir à son secours; et pour lui prouver que ce n'était pas par de simples paroles, ils lui envoyaient la copie de la déclaration de l'Empereur et du roi de Prusse, signée à Pilnitz, et dont l'original était entre leurs mains. Ils terminaient cette lettre en lui représentant que sa couronne étant héréditaire à tous les princes de sa maison, il n'avait pas le droit d'en abandonner les prérogatives; qu'ils protestaient, lui Monsieur et Mgr le comte d'Artois, tant en son nom qu'en celui des princes ses enfants, contre une acceptation dictée par la violence et diamétralement contraire au vœu de la nation librement exprimé dans l'un des cahiers donnés aux diverses députations aux États généraux. Ils renouvelaient ensuite au Roi, à la suite de cette protestation, l'assurance des sentiments du respect le plus profond et du plus vif attachement pour la personne de Sa Majesté, leur seigneur et frère, dans les bras duquel ils voleraient avec empressement pour y renouveler l'hommage de leur obéissance et en donner l'exemple aux sujets de Sa Majesté.

Les princes de la maison de Condé lui écrivirent aussi la lettre la plus soumise, mais en même temps la plus noble, pour lui rappeler leurs droits et protester contre toute atteinte portée à ceux de la monarchie, qu'ils défendraient jusqu'à la dernière goutte de leur sang.

Les ministres représentèrent au Roi que les princes n'étant pas à portée de connaître la position où se trouvait Sa Majesté, elle seule pouvait juger du danger qu'il ferait courir à la France en refusant d'accepter la Constitution. Le Roi, fatigué de leurs instances et de sa position actuelle, effrayé de celle où il pouvait se trouver, et craignant par-dessus tout d'attirer une guerre civile en France, se détermina à suivre leur avis et à accepter une Constitution dont les suites devaient être aussi funestes pour eux que pour la personne de Sa Majesté.

Au bout du temps prescrit, Duport du Tertre, ministre de la justice, porta à l'Assemblée une lettre de ce prince par laquelle il se déterminait à accepter la Constitution, et dans laquelle il ajoutait que, trouvant plus convenable de prêter le serment d'y être fidèle dans le lieu où elle avait été faite, il se rendrait le lendemain 14 septembre à l'Assemblée nationale. La lettre de Sa Majesté avait été dictée par Thouret, Beaumets, etc. Thouret, président de l'Assemblée, sous prétexte que l'écriture était difficile à lire, demanda de la parcourir avant d'en faire la lecture; il voulait s'assurer qu'on n'y avait rien changé. Son but principal était d'atténuer la déclaration lancée par le Roi en partant pour Montmédy, et elle était, par conséquent, aussi astucieuse que la conduite de ses auteurs.

Elle commençait par rappeler que la conduite de Sa Majesté, depuis son avénement au trône, avait eu uniquement pour but le bonheur de ses sujets; que l'espoir de le voir réaliser plus promptement l'avait déterminé à sanctionner tous les décrets de l'Assemblée avant même leur réunion dans, l'ensemble de la Constitution; que celui de voir la loi reprendre sa force dans les nouvelles autorités constituées avait longtemps soutenu son courage; mais que, voyant au contraire l'anarchie prendre la place du pouvoir et la licence portée à son comble, il n'avait pas voulu accepter une Constitution décrétée dans de pareilles conditions, et avait jugé utile de s'isoler de tous les partis, pour connaître véritablement le vœu de la nation; qu'ayant vu, depuis, son retour, l'Assemblée s'occuper d'objets aussi utiles que l'organisation de l'armée, la répression de la licence de la presse, et ne pouvant mettre en doute l'attachement de la nation à la monarchie et son désir de lui voir accepter la Constitution, il se décidait, par des motifs aussi pressants, à la faire exécuter par tous les moyens qui seraient en son pouvoir; qu'il renonçait au concours qu'il avait d'abord réclamé dans sa formation, et que n'étant responsable qu'à la nation, nul ne pouvait se plaindre de sa renonciation à ce concours.

Il convenait, à la fin de cette lettre, qu'il y avait plusieurs points essentiels à désirer dans la Constitution, mais que vu la division qui existait dans les esprits, le temps seul pouvait en être le juge, et qu'on ne pourrait lui faire de reproches d'employer tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour la mettre en œuvre, et de l'aider à remplir le but qu'on en devait attendre.

Le côté droit garda le plus profond silence pendant cette lecture, qui fut interrompue par les bravos du côté gauche de l'Assemblée.

Sur la proposition de M. de la Fayette, on décréta la mise en liberté de toutes les personnes détenues à l'occasion du voyage du Roi, et la libre sortie du royaume. On révoqua le décret concernant les émigrés et les procédures nées de la Révolution. On accorda une amnistie à ceux qui avaient contribué au voyage de Varennes, et on la rendit même générale, pour y comprendre les assassins, les pillards et les soldats rebelles, qui allèrent tous grossir la horde de brigands que les conjurés tenaient à leur solde. M. de Montmorin fut, de plus, chargé par l'Assemblée d'interposer ses bons offices auprès des cantons suisses pour obtenir la grâce des soldats de Châteauvieux, condamnés aux galères par cette nation.

On envoya une députation de soixante membres à l'Assemblée pour porter ces décrets à l'acceptation du Roi et lui témoigner la joie que sa lettre avait causée à l'Assemblée. La réponse de Sa Majesté fut dans le sens de sa lettre; et pour compléter la satisfaction des députés, la Reine se présenta à la porte du cabinet du Roi, tenant par la main Mgr le Dauphin et Madame, et les assura qu'elle partageait les sentiments du Roi et les inspirerait à ses enfants.

L'Assemblée s'occupa le même jour de la réunion du comtat d'Avignon à la France. Elle était résolue depuis longtemps, et elle fut proclamée avec la même légèreté que les autres décrets de l'Assemblée. On opina pour la réunion, d'après le soi-disant vœu des Comtadins, vœu exprimé sous la pression de la terreur inspirée à la plupart des signataires. Il n'avait de sincère que la signature des brigands correspondant avec les factieux de l'Assemblée.

L'armée aux ordres de ces derniers, qui se faisait appeler la brave armée des brigands de Vaucluse et avait à sa tête Jourdan, secondé d'Antonelle et autres scélérats, faisait trembler le pays. Les scènes d'horreur qu'ils avaient commises et qu'ils menaçaient de renouveler forcèrent quarante mille Avignonnais à s'expatrier, pour ne pas s'exposer à leur fureur. Elle était telle, que l'abbé Mulot, envoyé comme commissaire de l'Assemblée dans ce malheureux pays, écrivait que les atrocités qui y avaient été commises étaient au-dessus de tout ce que l'on en pouvait écrire. Cela ne l'empêcha pourtant pas, ainsi que Verninac et Lescène des Maisons, ses collègues, de seconder toutes les manœuvres employées pour faire demander une réunion qui affligeait tous ceux qui ne partageaient pas les opinions de ces misérables.

L'abbé Maury accusa la commission d'abus de pouvoir, dévoila leur conduite à l'égard de ce malheureux pays, et leur reprocha la protection qu'ils accordaient aux brigands qui le désolaient. On refusa d'écouter les preuves dont il appuya son accusation et de prendre aucune information pour s'assurer de la vérité. La réunion fut décrétée, et l'on pria le Roi de faire traiter avec la cour de Rome des dédommagements et intérêts qui lui étaient dus.

On s'occupa ensuite du cérémonial à observer pour la réception du Roi. L'Assemblée décida qu'on le saluerait en arrivant et qu'on s'assoirait ensuite; qu'il y aurait devant le bureau deux fauteuils couverts de tapis avec des fleurs de lys, et parfaitement semblables, l'un pour le Roi, l'autre pour le président. M. Malouet ayant fait observer que l'on témoignait au Roi bien peu de respect par une pareille conduite, il lui fut crié: «Mettez-vous à genoux, si vous le voulez.»

Le côté droit, pour prouver son opposition à l'acceptation d'une pareille Constitution, se retira avant l'arrivée du Roi, et fit ensuite une protestation, signée de tous ses membres, contre la violence faite au Roi et sur l'impossibilité où il était de sacrifier aucun des droits de la couronne, qui devait être remise à ses successeurs telle qu'il l'avait reçue de ses aïeux.

Le décret de l'amnistie m'ayant rendu la liberté, je repris mes fonctions auprès de Mgr le Dauphin et de Madame, et je les suivis le lendemain à l'Assemblée. Nous allâmes dans une loge préparée pour la Reine, qui fut forcée, à son grand regret, d'assister à une séance aussi pénible pour une princesse dont le cœur et l'esprit étaient à la hauteur de son rang. Ce qui s'y passa n'était pas fait pour adoucir ses chagrins.

Le Roi prononça, debout et découvert, le serment prescrit par l'Assemblée; mais, s'apercevant qu'il était seul debout, il s'assit à côté de Thouret, président de l'Assemblée, et, après avoir achevé la formule du serment, il lui témoigna le désir le plus vif de recueillir, comme fruit de la démarche qu'il venait de faire, le retour de la paix et de la concorde, et qu'elle fût le gage du bonheur du peuple et de la tranquillité de l'empire.

Thouret, les jambes croisées, les bras appuyés sur ceux de son fauteuil, pour avoir l'air plus libre, répondit au Roi du ton le plus insolent, faisant l'éloge de l'Assemblée et de son courage pour la destruction des abus. Puis il ajouta qu'il n'avait plus rien à désirer en voyant le Roi couronner le plus solennel des engagements par l'acceptation de la royauté constitutionnelle, qui lui était déférée par l'attachement des Français et lui était garantie par cette immortelle Constitution et par le besoin qu'avait la nation d'une monarchie héréditaire. Il termina son discours en assurant le Roi que cette nouvelle régénération donnait aux Français une patrie, à lui, comme roi, un nouveau titre de grandeur et de gloire, et comme homme, une nouvelle source de jouissance et de sentiments de bonheur.

Il était difficile de se jouer d'une manière plus insolente et plus indécente de la majesté royale. La Reine souffrit cruellement en entendant un pareil discours, et elle sortit de l'Assemblée la mort dans l'âme, ne prévoyant que trop les malheurs que l'on devait attendre de pareilles dispositions.

Le Roi, qui se flattait encore de pouvoir, à l'ombre de cette Constitution et à force de sagesse et d'application, profiter de toutes les circonstances pour ouvrir enfin les yeux à la nation sur ses véritables intérêts, déclara à la Reine qu'il allait faire tout ce qui dépendrait de lui pour faire marcher la Constitution. Il lui demanda, ainsi qu'à toutes les personnes qui l'entouraient, de s'interdire toute réflexion sur les démarches que les circonstances venaient d'exiger de lui; de ne se permettre rien de contradictoire à la Constitution, et, conformément à un de ses articles, de ne plus nommer à l'avenir Mgr le Dauphin que du nom de prince royal.

On ordonna un Te Deum et des réjouissances publiques en action de grâces de l'acceptation de la Constitution. On établit des jeux pour le peuple dans les places et les carrefours, avec des distributions de comestibles, et il y eut illumination générale dans tout Paris. Celles des Tuileries, de la place Louis XV et des Champs-Élysées étaient superbes. On fit tant d'instances au Roi et à la Reine pour aller voir cette dernière, que Leurs Majestés ne purent s'y refuser. Elles y furent en carrosse avec Mgr le Dauphin, Madame, Madame Élisabeth, le duc de Brissac et moi. On cria souvent: «Vive le Roi!» mais sans cet élan du cœur qui ne se commande pas, et plusieurs voix crièrent aussi: «Vive la Fayette!» Il est remarquable qu'il n'y avait aucune gaieté parmi toute cette multitude, dont la foule se pressait pour jouir du plaisir de la promenade et de la magnifique illumination des Champs-Élysées. «Qu'il est triste, me dit la Reine, que quelque chose d'aussi beau ne laisse dans nos cœurs qu'un sentiment de tristesse et d'inquiétude!» Elle faisait effort sur elle-même pour parler aux gardes nationaux qui entouraient sa voiture et dissimuler sa tristesse. Le jeune prince même, non plus que Madame, ne prirent aucun plaisir à cette promenade, et semblaient prévoir les malheurs qu'ils avaient à attendre d'une pareille Constitution.

Les derniers actes de l'Assemblée ne furent pas plus respectueux pour le Roi que sa conduite précédente. Elle décréta le brisement du sceau royal portant: le Roi et la loi, pour y substituer: la nation, la loy et le Roi. Elle abolit les notaires royaux pour en créer de nationaux, et elle aurait fait passer les Suisses dans les troupes de ligne si l'on n'eût eu besoin du consentement des cantons: ce qui obligea de renvoyer la proposition au ministre des affaires étrangères, pour lui laisser le temps de faire une convention avec les Suisses.

Elle condamna ceux qui rappelleraient dans les actes les titres supprimés, comme anciennement existants, à payer le sixième de la contribution foncière, les déclarant, en outre, incapables de posséder aucun emploi civil ou militaire et rayés du tableau civique. Mêmes peines pour ceux qui conserveraient des livrées, des armes et des armoiries sur leurs maisons et sur leurs voitures. Seraient destitués les notaires et officiers civils qui recevraient de pareilles dénominations et qui auraient prêté leur ministère à établir des titres de noblesse. On obligea, sous la même peine, les préposés aux droits d'enregistrement de remettre de pareils actes aux commissaires du Roi près les tribunaux, pour leur faire porter la peine décrétée ci-dessus. Dans la colère qui l'emportait, M. Chabroud demanda même que les nobles que l'on trouverait en contravention de ce décret fussent mis pendant trois heures au carcan; mais cette demande fut trouvée si ridicule, qu'elle tomba dans le mépris qu'elle méritait.

M. d'Estournel proposa que l'Ordre de Saint-Louis, auquel on substitua le nom d'Ordre militaire, fût exempt du serment de catholicité, et commun aux protestants comme aux catholiques. On se doute bien que la proposition fut acceptée sans difficulté. Il n'en fut pas de même des réclamations qu'adressèrent les parents des fondateurs de maisons pieuses, pour rentrer en possession des biens donnés à titre de réversion, en cas de destruction. Elles furent rejetées, sous prétexte que les biens, ayant été donnés en vue d'utilité publique, devaient rester à la disposition de la nation, sauf à légaliser et à faire droit aux demandes particulières, d'après les clauses des actes de fondation.

Comme l'Assemblée ne pensait à rendre aucun compte par recette et par dépense des fonds dont elle avait ordonné l'emploi, M. Malouet fit la motion quelle fût tenue d'en rendre compte avant la fin de la session, pour que l'on sût positivement où avait passé le produit de toutes les sommes qui avaient été versées entre ses mains. M. de Montesquiou répondit que ces comptes étaient au comité, et qu'on pouvait les y aller voir.—«Il faut les preuves à l'appui», répondit M. Malouet. A ces mots, la rage s'emparant des membres du côté gauche, on l'injuria, on lui coupa la parole, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour.

La déclaration que fit ensuite le même M. Malouet pour confirmer le refus de son suffrage à une Constitution contraire sur plusieurs points, non-seulement à son mandat, mais encore aux principes de l'ordre, de la liberté et du gouvernement monarchique, excita la même fureur. Le député Lavie, véritable énergumène, après avoir accablé d'injures les membres du côté droit, finit, dans l'excès de sa colère, par les appeler brigands, assassins, ajoutant qu'on aurait soin de les recommander aux provinces. Tout cela se passait au moment où M. de Lessart, ministre de l'intérieur, apportait à l'Assemblée une proclamation du Roi, pour inviter à abjurer tout esprit de parti et à y substituer un esprit de paix et de concorde.

Cependant, l'influence des clubs commençait à inquiéter l'Assemblée. Elle leur fit défense de s'opposer aux actes émanés des autorités constituées, de présenter des pétitions et de former des députations pour assister aux cérémonies publiques, condamnant les contrevenants à être rayés pour six mois du tableau civique et déclarés incapables des fonctions publiques. Mais la frayeur qu'ils inspiraient faisait agir si mollement contre eux, que cette faiblesse les enhardissait à violer toutes les lois lorsque leur intérêt l'exigeait.

Un huissier, ayant voulu exécuter un décret de prise de corps contre Danton pendant l'assemblée électorale, après en avoir demandé la permission à M. Pastoret, président, n'en fut pas moins conduit en prison par les ordres de ce dernier, effrayé des menaces de Danton, qui avait une grande influence dans le club des Cordeliers; et ce déni de justice demeura impuni.

L'Assemblée termina enfin sa session. Le Roi en fit la clôture et y prononça un discours qui ne respirait que l'amour de son peuple et le désir de voir la paix et la concorde remplacer les troubles dont la France était agitée. Il promit d'employer tous les moyens que lui avait donnés la Constitution, pour en assurer l'observation, engagea les députés, en retournant dans leurs provinces, à se servir de leur influence pour faire respecter les lois, en prêchant la soumission aux autorités constituées. Il les chargea, de plus, d'assurer leurs concitoyens que le Roi serait toujours le meilleur ami de son peuple.

Thouret répondit à Sa Majesté par l'assurance de l'attachement qu'il inspirait au peuple, grâce à son acceptation franche et entière de la Constitution; que l'énergie de ses sentiments ne pourrait que s'accroître par ses efforts pour le maintien de la Constitution, qui garantissait également et la royauté et la liberté; que son acceptation avait porté le découragement au dehors et ranimé la confiance au dedans, et qu'il pouvait compter sur les soins des députés pour remplir le vœu exprimé par Sa Majesté.

Le Roi sortit de l'Assemblée au milieu des battements de mains et des cris de: «Vive le Roi!» accompagné d'une simple députation qui le conduisit au château. Après sa sortie, Target lut le procès-verbal, et déclara que la mission de l'Assemblée étant remplie, elle terminait ses séances.

Avant de quitter la salle, elle reçut encore les hommages de la municipalité, ayant à sa tête M. Bailly, qui la félicita en son nom et au sien sur les immortels travaux qu'elle avait accomplis.

M. Pastoret, au nom de la Commune de Paris, renchérit encore sur ces éloges, la louant sur l'avantage d'avoir établi la plus belle Constitution de l'univers, et d'avoir effacé les traces du despotisme par cette immortelle déclaration des droits de l'homme, qui, en rétablissant l'égalité, avait fait ressortir cette grande vérité: que toute la force des tyrans était dans la patience des peuples. Il invita ensuite l'Assemblée législative à s'occuper sérieusement des finances, dont l'embarras pouvait entraîner la ruine de la Révolution.

Au sortir de la séance, les galeries prodiguèrent leurs applaudissements à Péthion et à Robespierre, et huèrent plusieurs de ceux qui avaient été précédemment l'objet de leur admiration.

Le choix des députés de l'Assemblée législative ne pouvait donner au Roi l'espoir de retirer le fruit de tant de sacrifices, pour procurer à la France le repos qui lui était si nécessaire. On avait nommé un grand nombre des plus violents démagogues, tels que Brissot, Antonelle, l'abbé Mulot, Lacroix, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Grangeneuve, l'abbé Fauchet, Esnard, Hérault de Séchelles, Le Quinço, Camille Desmoulins, Basire, Merlin, Chabot, Cerotti, Le Cointre de Versailles, Couthon, Andréis, Guiton de Morveau, Quinette, Cambon, Dubois de Crancé, Garaud de Coulon, Lacépède, Cuvillier, auteur de l'insurrection de Brest, etc., etc., lesquels, voulant jouir à leur tour des mêmes avantages que leurs prédécesseurs, annonçaient le dessein de réformer ce qu'ils trouvaient encore de trop aristocratique dans la nouvelle Constitution. Moins touchés des malheurs qu'ils pouvaient attirer sur leur patrie que de l'espoir de se frayer le chemin des honneurs et de la fortune, le plus grand nombre d'entre eux avaient un désir effréné de liberté et d'égalité, et aspiraient à établir une forme de gouvernement qui approchât tellement de celui d'une république, que la royauté ne pût se soutenir contre leurs efforts pour l'anéantir.

Les autres députés de l'Assemblée, tels que Ramond, Vaublanc, Pastoret, etc., etc., lesquels eussent été membres du côté gauche de la précédente assemblée, et qui étaient devenus du côté droit de celle-ci, ne partageaient pas leurs sentiments, mais ils n'étaient pas de force à résister à leurs attaques. Tout annonçait qu'il se préparait une nouvelle révolution, qui entraînerait avec elle la ruine de la monarchie et celle de la Constitution, en établirait une plus populaire, dont la République serait le fondement.

FIN DU TOME PREMIER.


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