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Mémoires de Mme la Comtesse de Genlis

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NOTICE BIOGRAPHIQUE

Aucune femme, peut-être, et bien peu d’écrivains ont produit une œuvre aussi considérable que madame la comtesse de Genlis. Abordant tous les genres, avec une aisance singulière, sinon avec un égal bonheur, le roman, la poésie, la critique, l’histoire, la pédagogie, le théâtre ont tour à tour tenté cette imagination brillante qui, pendant plus d’un demi-siècle, avec une fécondité inépuisable, a tout à la fois intéressé et passionné ses contemporains. Avec des dons heureux, le goût de l’étude et de réels talents, on a lieu de s’étonner que la comtesse de Genlis, parmi tant d’ouvrages, n’ait pas produit une de ces œuvres dont l’éclat consacre une renommée. Madame de Sévigné, par ses lettres, madame de Lafayette, avec un petit roman, madame de Staël, dans ses grands écrits, ont illustré leur époque. Les œuvres de madame de Genlis furent accueillies avec faveur. Elle eut les sourires du succès ; et pourtant la critique la plus amère, la plus violente, s’est exercée aux dépens de la femme et de l’écrivain. Ambitieuse et frivole sous des dehors austères, madame de Genlis est bien la personnification d’une époque où l’affectation des grands principes et de la vertu abritaient trop souvent certaines défaillances morales. Avec un esprit plus affiné, plus de délicatesse dans les goûts, plus de fermeté dans les principes, elle aurait pu être une personne tout à fait remarquable. Mais on ne trouve pas chez elle cette véritable élévation du caractère qui domine dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et c’est là peut-être qu’il faut chercher la cause de ce qu’il y a eu d’incomplet dans la vie et dans les ouvrages de cette femme distinguée dont la figure restera au second plan.

Néanmoins, par ces défaillances même, elle offre un attrait caractéristique aux esprits curieux de remonter aux sources du passé. Pour nous servir d’une expression toute moderne dont on use beaucoup depuis quelque temps, madame la comtesse de Genlis est bien « fin de siècle ».

Mais son siècle retarde sur le nôtre et l’on retrouve fidèlement en elle les grâces, les illusions, les faiblesses de ce XVIIIe siècle dont la brillante aurore devait s’éteindre dans les flots de sang de la Terreur. Elle est bien la fille d’une société qui s’agite sur les débris d’un monde expirant, où tout est faussé, où chacun cherche à se créer une originalité personnelle pour échapper à la caducité dont le siècle est atteint. On se passionne pour les idées philosophiques et humanitaires par lesquelles on préludait, depuis la mort du grand roi, au renversement de l’édifice chancelant. Les sentiments, les modes, les usages ont un éclat factice.

Tandis que les vieillards montrent un front rajeuni par les artifices de la toilette, on sème la neige sur des chevelures de vingt ans. L’ennui s’est appesanti sur cette société si noble, si aristocratique qui n’a conservé de son antique splendeur que la frivolité. La pompe des cours, les lois de l’étiquette pesaient comme un fléau à des cerveaux légers et provoquaient une réaction violente. Si quelques personnages respectaient encore les préjugés d’antan, la plupart en riaient, et les gens de cour, acceptant moralement la fusion des classes, admettaient des gens de roture à leur intimité. Les princesses allaient d’elles-mêmes au devant de l’abdication. Affectant des goûts champêtres et louant les mœurs simples des bonnes gens, on les voyait en habit de basin traire des vaches enrubannées dans des chaumières pomponnées comme des boudoirs. Les grandes dames rejetaient leur parure et sous le casaquin des servantes elles couraient les bals de barrière pour y danser le rigodon avec des laquais et chanter des refrains grivois devant un saladier de vin chaud.

Jolie, fine et gracieuse, madame de Genlis, dont la physionomie devait prêter un charme piquant à de tels travestissements, nous raconte un trait de ce genre comme un des agréables souvenirs de sa vie de jeune femme. Après avoir quintessencié sur les délicatesses du sentiment et promené de mélancoliques rêveries à travers les méandres de la carte du tendre, on était descendu à la curiosité des jouissances grossières.

Était-ce un sentiment semblable qui faisait accourir la comtesse à Paris le 14 juillet 1789 pour assister, en compagnie des jeunes princes, ses élèves, à la prise de la Bastille.

Tandis que l’aristocratie faisait ainsi bon marché de ses privilèges, les classes inférieures aspiraient à les détruire.

L’inconséquence et une inconcevable légèreté semblent avoir préludé aux événements qui allaient amener le renversement de l’ancienne monarchie, et tout paraît n’avoir été dans le principe qu’un entraînement de la mode. Au fond chacun tenait à ses prérogatives. On peut se demander, en lisant l’histoire, si les grands abandons aristocratiques qui s’immolèrent sur l’autel de la patrie furent tous sincères. Les préjugés de la naissance et de l’éducation, affermis par d’antiques coutumes, étaient si fortement enracinés dans les cœurs que les idées égalitaires ne devaient pas avoir un sens très net pour une partie de la nation dont la supériorité s’appuyait sur des usages séculaires. Les déchirements qui suivirent ne furent-ils pas encore plutôt une lutte de race, qu’une lutte de caste.

Un des grands reproches faits à madame de Genlis est d’avoir embrassé les idées nouvelles. A Versailles on lui en tenait rigueur, et la reine Marie-Antoinette la traita toujours avec une certaine hauteur.

Au moment où éclatait la Révolution, la confiance intime du duc d’Orléans lui avait offert le moyen de se distinguer d’une façon bien particulière en lui confiant l’éducation des trois princes ses fils.

— Vous serez leur gouverneur, avait dit le prince.

— Je vis là, nous dit-elle, le moyen de faire une chose grande et singulière, et j’acceptai.

En effet, madame de Genlis dirigea seule, et à travers les événements les plus tragiques, l’éducation du jeune duc de Chartres, celui qui devint plus tard le roi Louis-Philippe, de ses deux frères et de la princesse leur sœur, madame Adélaïde. Avec un dévouement que rien n’altère, une persévérance et une fermeté très remarquables, madame de Genlis montra dans ces fonctions les rares qualités d’éducatrice qui, dès l’enfance, s’étaient révélées en elle.

Lorsqu’à l’âge de sept ans, elle faisait réciter, de la terrasse du vieux château de Saint-Aubin, les pièces de vers que sa gouvernante lui enseignait, aux enfants du village venus pour couper des joncs, elle préludait à l’éducation des princes du sang.

Elle inaugura un système tout nouveau dans lequel on trouve la trace des théories de Jean-Jacques Rousseau, si fort en vogue à cette époque. Avec une prodigieuse activité ses élèves menaient de front l’étude des langues vivantes, l’histoire, la géographie, les mathématiques, les sciences naturelles et les divers métiers que peut exercer un homme.

Les jeunes princes menuisaient, tournaient, faisaient des treillages et des chapeaux. Le jardinage leur était familier et, outre tous les exercices du corps, ils cultivaient divers talents. « Et jamais enfants, dit-elle, ne se trouvèrent aussi heureux pendant que dura leur éducation. »

Quand vinrent les épreuves de l’émigration, madame de Genlis put se féliciter, à bon droit, de leur avoir appris « à se servir seuls, à mépriser toute espèce de mollesse, à coucher habituellement sur un lit de bois recouvert d’une simple natte de sparterie, à braver le soleil, la pluie et le froid, à s’accoutumer à la fatigue en faisant journellement de violents exercices et quatre ou cinq lieues avec des semelles de plomb. »

Il est curieux de lire, dans ses notes, ses observations sur le jeune duc de Chartres alors âgé de huit ans : « Il avait un bon sens naturel qui, dès les premiers jours, me frappa, dit madame de Genlis. Il aimait la raison comme tous les autres enfants aiment les contes frivoles. Ajoutez à cela l’esprit d’ordre, une mémoire excellente et beaucoup de bon sens. »

On retrouve dans ce léger croquis les principaux traits de caractère d’un souverain dont la jeunesse acheva de se former à l’école du malheur.

L’adversité ne détacha pas madame de Genlis de ses élèves. Son attachement pour mademoiselle d’Orléans, la princesse Adélaïde, apparaît au milieu des rigueurs de l’exil, doublement cruelles pour les enfants de Philippe Égalité, que la haine des émigrés poursuivait dans leur retraite. Madame de Genlis se montre pleine de présence d’esprit et de fermeté pour soustraire la jeune princesse aux dangers qui la menacent de toute part et qu’elle veut partager. Elle l’entoure de sollicitude et continue son éducation à travers les vicissitudes de ses voyages en Angleterre, en Belgique, en Suisse. Après la fuite de Tournai, madame de Genlis, il est vrai, pressée par la gêne et se voyant poursuivie, prend la résolution de partir seule en laissant mademoiselle d’Orléans aux soins de son frère. Mais au moment d’accomplir ce dessein le courage lui manque ; et elle efface cette heure de défaillance par les plus tendres soins, ne se croyant libre de disposer d’elle-même qu’après avoir remis la princesse entre les mains de sa tante, madame la princesse de Conti. Après avoir joui durant de longues années des privilèges d’une étroite intimité avec la duchesse d’Orléans, la mère des jeunes princes qui lui étaient confiés, madame de Genlis eut des démêlés pénibles avec cette vertueuse princesse qui élevait des griefs trop réels contre la gouvernante de ses fils.

Madame de Genlis ne craignit pas alors de braver l’autorité maternelle en usant de l’extraordinaire ascendant qu’elle avait sur l’esprit du duc d’Orléans et de ses élèves. C’est là un des épisodes les plus regrettables de sa vie. Après la période révolutionnaire elle revint en France où ses biens ayant été confisqués comme ceux de la plupart des émigrés, elle dut continuer à tirer parti de ses talents d’écrivain qui l’avaient fait vivre à l’étranger.

Elle publia d’abord un petit roman, Mademoiselle de Clermont. Puis les Souvenirs de Félicie, celui de ses ouvrages qui eut le plus de vogue, parut en 1804. C’est en quelque sorte la primeur de ses Mémoires. Sous une forme agréable et facile, madame de Genlis y retrace les traits principaux de sa vie, les événements auxquels elle fut mêlée, bon nombre d’anecdotes curieuses sur les personnages de son temps ! Mais ce n’est pas le groupement complet de son existence tel qu’on peut le suivre dans les Mémoires.

La première partie est d’un vif intérêt, pleine de fraîcheur et de vivacité. Elle nous fait connaître mille traits singuliers sur les habitudes, les goûts de son temps. La période de l’Empire et de la Restauration n’est pas toute à l’honneur du caractère de la comtesse, et la forme alourdie, des redites fastidieuses font tort à l’écrivain. Ce n’est qu’une critique fatigante des événements, des personnages de l’époque, que madame de Genlis divise pour nous les peindre en amis et en ennemis personnels, sans aucun souci de la vérité. On peut donc regretter pour la réputation littéraire de la comtesse de Genlis que ses Mémoires ne se soient pas arrêtés à la période de l’émigration. Madame de Genlis écrivit jusqu’à la fin de sa vie, mais les années ne lui prêtèrent pas les charmes solides que l’expérience communique à un écrivain sincère et convaincu. Ayant rapporté de l’émigration ces grâces mondaines qui étaient le privilège des femmes de cour, elle avait su grouper autour d’elle un cercle choisi. Bien qu’entachée de la manie de critiquer et de régenter qu’elle conserva toujours, sa conversation était animée et fort agréablement semée d’anecdotes piquantes. Le naturel et la simplicité avaient été altérés dès l’enfance par une éducation plus brillante que solide, et c’est l’excuse que l’on peut donner à une extraordinaire vanité et à la prétention universelle de tout redresser, le langage aussi bien que la taille et les principes des enfants qu’elle affectait de chérir, comme tous ceux qui l’approchaient.

Ses relations avec ses anciens élèves, les princes d’Orléans, avaient conservé les apparences d’une courtoisie mêlée de respect, bien que depuis la Révolution toute intimité parût avoir cessé. Cependant madame de Genlis dut éprouver les sentiments d’un légitime orgueil en voyant Louis-Philippe monter sur le trône et de si hautes destinées s’ouvrir pour un prince dont elle avait presque exclusivement formé l’esprit et le cœur pendant ses jeunes années.

Madame de Genlis fut cruellement éprouvée dans ses affections de famille. Sa fille aînée, madame de Lavœstine, était morte à vingt-deux ans, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté. Le comte de Genlis, son mari, qui prit le titre de marquis de Sillery en héritant de la terre de ce nom, et qui était resté attaché à la fortune du duc d’Orléans, périt en même temps que ce prince sur l’échafaud. Il avait refusé de voter la mort du roi. C’est de lui que madame Roland parle dans ses Mémoires, en racontant qu’il obtint certains adoucissements dans sa prison en envoyant à ses juges « deux cents bouteilles de son excellent vin mousseux ». Madame de Genlis, qui aurait dû s’appeler la marquise de Sillery, préféra conserver le nom sous lequel elle avait obtenu ses premiers succès littéraires. Ses romans, Adèle et Théodore, Mademoiselle de Clermont, bien que très démodés, ne manquent pas d’agrément.

Mais ses volumineuses productions, ses innombrables traités sur la religion, les arts, la philosophie, l’histoire, les voyages, la morale, sa correspondance politique restent enfouis dans l’oubli.

Dans les questions intéressant l’éducation, madame de Genlis s’est révélée avec un réel mérite. C’est là que se montre sa véritable supériorité. A part certains volumes, la partie de ses œuvres qui s’adresse à la jeunesse est de beaucoup la meilleure. Son Théâtre enfantin, les Veillées du château, les Contes à ma fille sont bien faits pour l’enfance et plairont toujours à de jeunes esprits.

Madame de Genlis mourut en 1834, sous le gouvernement de Juillet, à l’âge de 84 ans. Ses dernières années avaient été fort tourmentées par des embarras de fortune ; cependant elle conserva jusqu’à la fin de sa vie beaucoup de grâce et d’enjouement, et, survivant à la plupart de ses contemporaines, elle fut une des dernières femmes de cour que notre siècle a pu connaître.

Carette, née Bouvet.

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