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Mémoires de Mme la Comtesse de Genlis

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De soins plus importants mon âme est agitée.

De leur côté, les femmes n’étant plus traitées avec respect, avaient perdu la retenue qui doit les caractériser.

Une chose qui me déplut particulièrement fut la suppression des couvre-pieds de chaises-longues. Je vis les dames les plus qualifiées et les plus à la mode de cette époque recevoir parées et couchées sur un canapé, et sans couvre-pieds. Il en résultait que le plus léger mouvement découvrait souvent leurs pieds et une partie de leurs jambes. Le manque de décence qui ôte toujours du charme, donnait à leur maintien et à leur tournure une véritable disgrâce.

Mes visites me firent connaître le mauvais goût de ceux qui remeublèrent les hôtels et les palais abandonnés et dévastés. On plissait sur les murs les étoffes, au lieu de les étendre ; cela était beaucoup plus magnifique. On savait que la symétrie était bannie des jardins ; on en avait conclu que l’on devait aussi l’exclure des appartements, et l’on posait toutes les draperies au hasard. Ce désordre affecté donnait à tous les salons l’aspect le plus ridicule. Pour montrer que les nouvelles idées n’excluaient ni la grâce, ni la galanterie, les hommes et les femmes rattachaient les rideaux de leurs lits avec les attributs de l’amour, et transformaient en autels leurs tables de nuit.

Après avoir passé quelque temps à Paris, je fis une infinité de courses à la campagne et dans les châteaux ; j’avoue qu’en général on trouvait beaucoup plus de popularité et de libéralité dans nos anciens châteaux. Je ne trouvai plus ces chapelles qui étaient jadis d’un si bon exemple pour les paysans. Je ne vis aller à l’église paroissiale que les dames ; les hommes n’y mettaient presque pas le pied ; et les paysans, pour les imiter, n’y allaient jamais. Je fus aussi scandalisée des fêtes qu’on leur donnait : le maître du château leur ouvrait ses jardins, avec la permission d’y inviter des cabaretiers, des traiteurs, auxquels ils achetaient les vins et les repas que nous leur donnions jadis avec tant de générosité, mais qui, distribués avec sagesse, prévenaient l’ivresse, les querelles, les scènes scandaleuses et souvent sanglantes qui en résultaient. Une chose encore qui me parut ridicule fut la morgue des dames de châteaux, qui, dans ces réjouissances, ne voulaient point danser avec les paysans. Je me rappelai qu’autrefois, à ces bals champêtres, nous ne voulions danser qu’avec eux, et que nous défendions aux hommes de notre société de nous inviter, en leur prescrivant de ne danser qu’avec des paysannes. Tout ceci n’est assurément point sans exception ; j’ai vu dès lors, dans les campagnes et dans les châteaux, exercer dans toute son étendue la charité de tout genre que j’admirais jadis.

Madame de Montesson, ma tante, ne m’avait pas donné signe de vie dans les pays étrangers, quoique je fusse partie en fort bonne intelligence avec elle. Je la trouvai dans la plus grande faveur par sa liaison avec madame Bonaparte, femme du premier consul, qui lui avait fait rendre toute sa fortune. Cependant, j’allai la voir le surlendemain de mon arrivée ; je trouvai du monde chez elle ; elle me reçut avec une sécheresse qui alla jusqu’à l’impertinence ; elle parla beaucoup de madame Bonaparte et des déjeuners qu’elle lui donnait. Ma visite fut courte et silencieuse ; M. de Valence me reconduisit. Je lui dis, en m’en allant, que j’étais beaucoup trop vieille pour me laisser traiter ainsi, et que je ne reviendrais plus ; il excusa madame de Montesson, il me dit qu’elle serait mieux une autre fois ; qu’elle avait pris de l’humeur en voyant que je n’étais pas du tout vieillie ; que c’était un petit tort de femme qu’il fallait pardonner.

J’étais établie dans la rue d’Enfer. Maradan vint me trouver, pour me prier de m’intéresser en faveur d’un jeune homme nommé M. Fiévée, auteur de deux romans intitulés, l’un Frédéric, et l’autre la Dot de Suzette, et qui était en prison pour ses opinions politiques ; je m’occupai avec ardeur du soin de lui faire rendre sa liberté, et j’eus le bonheur d’y réussir.

Je ne restai que neuf mois dans la rue d’Enfer. Trouvant la vie de Paris trop chère, j’allai m’établir à Versailles, où je louai une petite maison dans l’avenue de Paris.

Je fus assez malade à Versailles, et cependant je travaillai toujours : ma situation m’y forçait, et comme je n’en convenais qu’avec ma personne, on me faisait des remontrances sur ma déraison ; je fus très sérieusement malade pendant deux mois ; décidée à retourner à Paris, je sollicitai du gouvernement un logement ; on m’en donna un à l’Arsenal ; il était très beau et contigu à la bibliothèque ; le ministre Chaptal donna l’ordre de me prêter tous les livres que je demanderais, ce qui fut exécuté.

Pendant les deux premières années de mon séjour à l’Arsenal, je continuai de travailler à la Bibliothèque des Romans ; ensuite, voulant finir sans distraction le roman de la Duchesse de La Vallière, que j’avais commencé, je cessai de travailler à la Bibliothèque des Romans, qui perdit alors ses souscripteurs. Un peu avant la publication de Madame de La Vallière, M. Fiévée, qui était en correspondance avec le premier consul, sachant que je n’avais fait aucune démarche auprès du chef du gouvernement, dit qu’il était décidé à lui écrire que je n’avais rien retrouvé en France et que je vivais absolument de mon travail ; je remerciai M. Fiévée, en le conjurant de ne point faire une telle démarche. M. Fiévée persista généreusement, et le fruit de sa lettre fut que le premier consul m’envoya M. de Rémusat, préfet du palais, pour me dire que le premier consul venait d’apprendre ma situation ; que, s’il l’avait sue, je n’y serais jamais restée, et qu’il me faisait demander ce qui pouvait me rendre heureuse ; je répondis que je vivais fort bien de mon travail, et que je ne demanderais jamais rien.

Quelque temps après M. de Lavalette m’écrivit que le premier consul, devenu empereur, désirait que je lui écrivisse tous les quinze jours, sur la politique, les finances, la littérature, la morale, sur tout ce qui me passerait dans la tête. Je ne lui ai jamais écrit tous les quinze jours, ni sur la politique, ni sur les finances ; je ne lui ai jamais demandé une seule grâce pour moi ; je lui en ai demandé beaucoup pour d’autres ; il me les a presque toutes accordées sans m’écrire une seule ligne. J’ai su par M. de Talleyrand et par quelques autres personnes qu’il aimait beaucoup mes lettres, parce qu’il y trouvait de la raison, du naturel, et quelquefois de la gaieté.

Je n’ai pas gardé de copie de ma correspondance avec l’empereur, mais j’ai conservé quelques notes morales et religieuses qui en faisaient partie.

J’écrivis dans ce temps les Mémoires de Dangeau. Je fis cette lecture immense sur un manuscrit in-quarto en quarante et tant de volumes, copié d’après l’original in-folio, qui est dans la maison de Luynes.

Cet abrégé est certainement l’ouvrage qui fait le mieux connaître la grandeur et la bonté de Louis XIV, et les mœurs du beau siècle où il a vécu ; mais il fallait la patience dont je suis capable pour entreprendre la lecture de ce prodigieux ouvrage ; il fallait avoir lu tous les mémoires connus du temps pour en faire un bon extrait, afin de ne pas tomber dans des répétitions fastidieuses ; il fallait encore, pour y joindre des notes utiles, avoir vécu à la cour et dans le grand monde, et connaître toutes les traditions de ce règne et celui de la régence. Je crois avoir rendu un important service à la littérature par ce prodigieux travail, qui, comme on le verra par la suite, a été double pour moi. J’ai mis neuf mois pour lire cet ouvrage, que je lisais constamment tous les soirs depuis onze heures jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Ce travail fini, la permission de l’imprimer, sur laquelle j’avais dû compter, me fut positivement refusée. Je donnai mon manuscrit à l’empereur, en l’assurant que je ne gardais aucune espèce de copie, ce qui était parfaitement vrai.

Quelques jours après je reçus de M. de Lavalette une lettre ainsi conçue :

« Sa Majesté m’ordonne, madame, de vous prévenir qu’elle accepte l’offre que vous lui faites des mémoires manuscrits du marquis de Dangeau ; elle désire que je les lui envoie à Boulogne. Je vous prie, madame, de vouloir bien me les adresser promptement.

« J’ai reçu aussi l’ordre de vous annoncer que Sa Majesté vous accorde une pension de six mille francs sur sa cassette.

« Je me trouve heureux, madame, d’être, dans cette circonstance, l’organe des volontés de l’empereur, etc.

« Lavalette. »

En voyant que je ne pouvais faire imprimer les Mémoires de Dangeau, je saisis un moyen de prouver ma reconnaissance à l’empereur, en les lui offrant. Ainsi je fis ce don avec plaisir, puisqu’il m’acquittait de la pension que j’allais recevoir. L’empereur fit le plus grand cas de ces Mémoires ; je sus par M. de Talleyrand qu’il les lisait avec un extrême plaisir.

Depuis quatre ou cinq ans, je voyais beaucoup plus de monde que je ne voulais. Parmi les étrangers, il y en eut un pour lequel je pris une amitié particulière ; ce fut un Polonais, M. le comte de Kosakoski. Persuadé que Napoléon rétablirait la dignité de son pays, il s’était attaché à lui par cette seule idée. Après la prise de Paris, il le suivit à Fontainebleau ; il ne le quitta qu’au moment où il monta en voiture pour aller à l’île d’Elbe. Tous ses biens avaient été confisqués. Il vit à Paris l’empereur de Russie, qui lui demanda s’il était vrai qu’il eût suivi Napoléon à Fontainebleau : « Oui, Sire, répondit M. de Kosakoski, et s’il m’eût demandé de le suivre, je l’aurais suivi sans hésiter. » L’empereur Alexandre loua cette réponse, et demanda à M. de Kosakoski ce qu’il désirait de lui. « Sire, répondit M. de Kosakoski, la restitution de mes biens en Pologne. — Ils vous seront rendus », reprit l’empereur. Et en effet l’empereur donna sur-le-champ des ordres, et tous les biens furent restitués.

Une autre étrangère bien charmante, et qui a été pour moi remplie de bonté, est madame la duchesse de Courlande. L’impératrice Joséphine avait une énorme quantité de lettres de Bonaparte, écrites de sa main, adressées durant ses campagnes d’Italie, et pendant son séjour à Turin ; Joséphine avait oublié la cassette qui les renfermait ; un valet de chambre infidèle les recueillit et imagina de les offrir à madame de Courlande. Elle me confia ces lettres pour en prendre copie. Je les lus avec avidité et je les trouvai toutes différentes de ce que j’aurais imaginé.

Voici un mot charmant que je trouvai dans une de ces lettres : Bonaparte reprochait à Joséphine la faiblesse et la frivolité de son caractère, et il ajoutait : « La nature t’a fait une âme de dentelle ; elle m’en a donné une d’acier. » Dans une autre lettre il montrait beaucoup de jalousie sur la société de Joséphine et surtout sur la quantité de jeunes muscadins qu’elle recevait journellement, et il lui ordonnait avec sévérité de les expulser tous. On voyait dans les lettres suivantes que Joséphine obéissait, mais qu’ensuite elle se plaignait continuellement de sa santé et de maux de nerfs ; alors Bonaparte imagina que l’ennui causait ce dérangement de santé et il lui manda qu’il aimait mieux être jaloux et souffrir que de la savoir malade et qu’il lui permettait de rappeler tous les muscadins.

Elles étaient d’une écriture fort difficile à lire, mais cependant j’en vins parfaitement à bout ; ces lettres étaient spirituelles et touchantes. On n’y voyait point d’ambition et elles exprimaient une extrême sensibilité ; elles prouvaient que Bonaparte avait eu pour sa femme la passion la plus vive et la plus tendre.

M. Fiévée était rentré en grâce. Napoléon lui donna une place d’auditeur qui le fit entrer au conseil. M. Fiévée me dit dans ce temps qu’il était étonné de l’esprit, de la finesse et de la bonhomie que l’empereur montrait au conseil ; on pouvait l’y contredire et même l’interrompre quand il parlait, sans qu’il eût l’air de le trouver mauvais ; c’est un fait qui rend plus coupables ceux qui l’entouraient d’habitude et qui n’osaient presque jamais lui dire la vérité.

Dès les premiers temps de mon retour en France, M. de Cabre me fit faire connaissance avec madame Cabarus, jadis madame Tallien, et depuis madame de Caraman. Je la trouvai ce qu’elle est, belle, obligeante et aimable ; je trouvais aussi dans cette même personne celle qui a véritablement affranchi la France des fureurs de Robespierre ; quelqu’un contait que l’on avait donné à madame Bonaparte le surnom de Notre-Dame-des-Victoires ; M. de Valence dit qu’il fallait donner à madame Tallien celui de Notre-Dame-de-Bon-Secours.

Le prince Jérôme, depuis roi de Westphalie, vint plusieurs fois me voir ; je lui trouvai les manières les plus agréables, une grande politesse, et une très aimable conversation.

Je venais de finir un ouvrage commencé depuis longtemps, auquel j’avais mis tout le soin que pouvait faire valoir ce petit talent. C’était toutes les fleurs de la mythologie, peintes à la gouache, et de grandeur naturelle ; deux ou trois lignes tracées au bas de chaque plante en expliquaient la métamorphose. Souvent plusieurs plantes se trouvaient dans le même tableau peint sur papier vélin, entouré d’un encadrement qu’on appelle passe-partout. Le tout formait soixante-douze tableaux. Quelque temps après, ayant besoin d’argent, j’eus envie de les vendre. J’étais bien sûre qu’en les proposant au roi de Westphalie il les aurait achetés magnifiquement ; je trouvai le moyen de lui faire parler de cette collection comme étant faite par un artiste inconnu. Il eut envie de la voir ; l’idée et l’exécution lui plurent, et il en offrit six mille francs, ce qui fut accepté. Le roi de Westphalie, en apprenant qu’il avait acheté mon ouvrage, me fit d’obligeants reproches à ce sujet. Je répondis de manière à le convaincre que la délicatesse qui m’avait fait cacher mon nom ne me permettrait jamais de rien changer au marché conclu.

Plusieurs années après, la reine de Westphalie, qui était à Meudon, me fit inviter à y aller ; j’y ai été plusieurs fois, et je me félicite d’avoir pu connaître cette princesse, charmante à tous égards, et dont la conduite comme épouse a été depuis si exemplaire et si parfaite.

Je m’étais tracé des occupations qui furent toujours très réglées et très suivies. J’avais lu et relu tous les bons ouvrages, tous nos chefs-d’œuvre, je me jetai dans les livres curieux. Je fis alors une lecture nouvelle bien intéressante ; ce fut l’ouvrage de M. de Bonald intitulé la Législation primitive, ouvrage plein de talent, d’excellents principes et de génie.

Quand le livre de M. Bonald parut, Napoléon était sur le trône depuis quelques années, et il avait eu la gloire de rétablir la religion et d’abattre la fausse philosophie. Les disciples de Voltaire et des autres n’osaient plus montrer leurs principes. La philosophie moderne était universellement décriée et méprisée.

On aurait dû croire que la restauration aurait achevé d’anéantir la fausse philosophie, et le contraire est arrivé. C’est un fait qui donne lieu à des réflexions bien affligeantes.

Le Génie du Christianisme, de M. de Chateaubriand, parut deux ou trois ans avant la Législation primitive ; cet ouvrage fit une grande sensation, et il le méritait ; on y trouve d’admirables morceaux, entre autres le bel épisode d’Atala ; et cet ouvrage a fait beaucoup de bien à la religion, et par conséquent à la monarchie ; car la royauté légitime, ainsi que la morale, n’a de base véritablement solide que la religion. Celui des ouvrages de M. de Chateaubriand que j’admire le plus, c’est son Itinéraire de Jérusalem ; il y a dans ce voyage des descriptions délicieuses, et d’un bout à l’autre un sentiment religieux toujours vrai, toujours touchant.

Je ne connaissais point M. de Chateaubriand, lorsqu’il m’envoya, quand il parut, le Génie du Christianisme, en m’écrivant le billet le plus obligeant. Le Génie du Christianisme fut, à son apparition, le sujet des louanges les mieux fondées et du dénigrement le plus injuste. Je défendis M. de Chateaubriand avec toute la vivacité dont je suis capable ; il avait contre lui les gens sans religion et les littérateurs envieux, qui formaient une multitude d’ennemis. Je savais avec certitude, par M. de Cabre, que M. de Chateaubriand était tout le contraire pour moi, ce qui ne m’a pas empêchée d’écrire dans ce sens à l’empereur, dans le temps où il fut si irrité contre lui par M. de Lavalette, chargé de ma correspondance avec l’empereur.

Puisque je parle de la littérature, je dois consacrer un article à madame de Staël. Je ne l’ai critiquée dans mes ouvrages, que parce qu’elle a attaqué ouvertement dans les siens la morale et la religion. Madame de Staël eut le malheur d’être élevée dans l’admiration du phébus, de l’emphase, et du galimatias. Le premier ouvrage qui ait commencé la réputation de madame de Staël fut celui intitulé : De l’influence des passions sur les nations et sur les individus. Le but est de prouver l’utilité des passions ; c’était la doctrine des encyclopédistes, qui entourèrent l’enfance et la jeunesse de madame de Staël.

Le premier roman de madame de Staël, Delphine, n’eut aucune espèce de succès. Celui de Corinne, ainsi que tous les ouvrages de madame de Staël, n’eut pas davantage le succès du débit ; car, malgré tous les efforts de ses amis, elle n’a jamais pu avoir le succès d’une seule édition enlevée en quelques jours par le public. Son second roman, Corinne, avec tous les défauts de style que l’auteur a toujours conservés, passe pour être son meilleur ouvrage : il manque d’invention, de vraisemblance et d’intérêt. L’héroïne, amante passionnée, n’aime ni son pays, ni sa famille ; elle brave toutes les bienséances et tous les usages reçus ; elle se livre avec fureur à une passion forcenée, et j’avoue qu’il me paraîtra toujours inexcusable de créer des héroïnes pour les peindre aussi extravagantes, et de nous les proposer comme modèles dignes de toute notre admiration.

Madame de Staël sera toujours comptée au rang des femmes célèbres ; mais ses productions ne seront pas rangées parmi les ouvrages classiques, quoiqu’on y trouve souvent un esprit supérieur. Souvent, en pensant à elle, j’ai regretté sincèrement qu’elle n’eût pas été ma fille ou mon élève ; je lui aurais donné de bons principes littéraires, des idées justes et du naturel ; et, avec une telle éducation, l’esprit qu’elle avait et une âme généreuse, elle eût été une personne accomplie et la femme auteur la plus justement célèbre de notre temps.

Pendant mon séjour à l’Arsenal, je passai un été à Sillery. Je ne revis pas sans une profonde émotion ce lieu où j’avais passé les plus heureuses années de ma première jeunesse. Je le trouvai bien déplorablement changé ; les superbes bois du Mesnil étaient coupés, ainsi que les beaux arbres de la cour ; une aile du château contenant la belle galerie et la chapelle était abattue ; les îles délicieuses et leurs charmantes fabriques, si obligeantes pour moi, faites par M. de Genlis, étaient détruites, et n’offraient que de tristes marécages ; le reste du château était démeublé ; les beaux parquets du rez-de-chaussée, qui avaient été refaits avec magnificence, en bois précieux, par madame la maréchale d’Estrées, avaient été arrachés par la rage révolutionnaire, parce qu’on y avait vu représentées des armoiries avec le bâton de maréchal de France. Je n’y retrouvai avec plaisir que la chambre où Henri IV avait couché trois nuits ; tous les vieux meubles y étaient encore ; le damas cramoisi qui les formait était si usé qu’il n’avait pu tenter la cupidité des révolutionnaires. Enfin je ne pouvais que m’attrister dans cette habitation, jadis si brillante et si belle, qu’un Anglais célèbre (M. Young), dans son voyage de France fait avant la révolution, dit qu’il n’a rien vu en France qui lui ait plu autant que Sillery. Je fis faire, dans l’église de la paroisse, un service funèbre pour mon mari, aussi magnifique qu’il est possible de le faire dans un village. Il fut annoncé au prône et pas un seul paysan ne manqua de s’y rendre. L’église fut tellement remplie, qu’une partie des paysans ne put y entrer et resta sous le porche et autour de l’église, et sans exception ils donnèrent à la quête, et perdirent une demi-journée de travail : il n’y a point de discours académique qui puisse valoir un tel éloge !

Cependant à l’Arsenal, l’eau s’étant infiltrée dans les vieux murs de mon appartement, il arriva plusieurs accidents ; plusieurs parties du mur se détachèrent. Je demandai qu’on y fît les réparations nécessaires ; on me répondit que la Bibliothèque n’avait pas les fonds nécessaires : il fallut bien se résoudre à quitter l’Arsenal. Comme le gouvernement s’était engagé à me loger toute ma vie, et qu’il n’y avait pas de logement vacant à sa disposition qui pût me convenir, j’étais autorisée à demander une indemnité ; je ne la demandai que de huit mille francs. J’obtins sur-le-champ ces huit mille francs, et mon logement devenant tous les jours plus menaçant et plus périlleux, j’en sortis à la hâte. Je fus obligée de prendre, faute d’autre, un appartement très incommode, rue des Lions : il était assez grand, au premier, mais gothique, ridiculement distribué et fort malsain par l’humidité.

Je vis beaucoup, dans cet hiver, M. le comte Amédée de Rochefort, parent de M. de Genlis, et que je n’avais pas vu depuis sa première jeunesse, où, étant à Belle-Chasse, je le fis entrer capitaine dans le régiment de M. le duc de Chartres ; il était devenu, depuis ce temps, aussi distingué par la perfection de sa conduite, que par la rare instruction qu’il avait acquise ; il avait passé tout le temps de la Terreur en France, mais dans un vieux château, dont il ne sortit pas une seule fois ; on l’y oublia, malgré sa naissance : il n’éprouva aucune espèce de persécution, et ce temps ne fut pas perdu pour lui ; il était enfermé avec un savant ecclésiastique. Le jeune Rochefort, qui avait beaucoup d’esprit, et qui avait fait d’excellentes études, savait très bien le latin, mais n’avait aucune connaissance du grec ; il conjura son compagnon d’infortune et de solitude de lui enseigner cette langue, et l’ardeur de son application lui fit faire les progrès les plus surprenants et les plus rapides ; il avait heureusement des livres, et se perfectionna dans l’italien et l’anglais ; il acquit, dans cette profonde retraite, plus d’instruction en dix-huit mois, que dans le cours ordinaire de la vie on n’en acquiert communément en cinq ou six années d’études. Ainsi, tandis que la révolution ruinait sa fortune, il s’enrichissait d’une autre manière, et il acquérait les biens que le sort ne peut ravir : exemple de sagesse et de courage bien digne d’être cité dans un jeune homme qui n’avait alors que dix-sept ans. Le comte de Rochefort, son père, avait été mon ami : je l’avais beaucoup vu à Sillery dans ma jeunesse ; c’est le seul homme sans exception, à ma connaissance, qui ait entretenu un long commerce de lettres avec Voltaire, sans devenir impie ; il avait des sentiments religieux que rien n’altéra jamais : il fallait, pour cela, un grand caractère ; il a transmis ses excellents principes à son fils, qui s’est toujours fait gloire de les suivre.

J’ai toujours, depuis mon enfance, tendrement aimé M. de Sercey, plus jeune que moi de cinq ans ; je l’ai toute ma vie regardé comme un second père.

Je vis aussi beaucoup plus souvent dans cet hiver M. de Sabran ; il est impossible de réunir plus de qualités aimables aux qualités les plus solides ; il y a dans son esprit un tour original qui lui donne, dans la conversation, des saillies heureuses que sa distraction habituelle rend plus piquantes et plus inattendues. Sa douceur dans la société n’a rien de fade, et elle sert à augmenter l’agrément des mots ingénieux que l’on peut citer de lui. Un jour que je lui disais qu’il était le seul homme véritablement distrait que je connusse, il me répondit : « Qu’en savez-vous ? » Ce mot si obligeant rappelle, par sa précision, la finesse de celui du maréchal de Luxembourg, qui, sachant que le prince d’Orange l’appelait le petit bossu, dit : « Bossu ! qu’en sait-il ? »

Les années qui s’écoulent produisent peu de plaisirs réels, et beaucoup de pertes douloureuses ! Depuis l’année dont je viens de parler, j’ai vu mourir quatre personnes plus jeunes que moi et que je regretterai toujours : madame du Brosseron, M. de Treneuil, M. de Charbonnières et M. de Choiseul !… Ce dernier avait constamment donné à la famille royale les preuves de l’attachement le plus noble, le plus vrai et le plus désintéressé. Tout le monde connaît le mérite rare de M. de Choiseul comme savant et comme écrivain, son goût pour les arts, et ses talents charmants dans ce genre. Personne n’a jamais été plus aimable que lui dans la société : il était le modèle des anciennes grâces françaises, et celui de la politesse et du bon ton de l’ancienne cour ; il avait beaucoup voyagé, et toutes les choses intéressantes qu’il avait vues avaient dans sa bouche un intérêt de plus, par la manière dont il les racontait ; enfin, il est le premier grand seigneur de son temps qui ait prouvé que l’on peut à la fois montrer beaucoup d’habileté comme négociateur, et se distinguer avec éclat dans la carrière des sciences et des arts ; il est aussi le premier qui ait donné à un voyage le titre de pittoresque. Il a fait beaucoup de mauvais imitateurs de ce genre ; personne ne l’y a surpassé.

Cependant nous approchions du temps où l’on allait voir une grande révolution ; Napoléon la prépara lui-même par sa folle expédition de Russie. Je parlerai avant d’arriver là sur une des choses qui m’intéressent le plus, l’éducation publique et l’éducation particulière. D’abord on éleva à la Jean-Jacques ; point de maîtres, point de leçons ; les enfants de la première jeunesse furent livrés à la nature ; et comme la nature n’apprend pas l’orthographe et encore moins le latin, on vit paraître tout à coup dans le monde des jeunes gens de l’ignorance la plus surprenante. Alors on se jeta dans une autre extrémité ; on surchargea les enfants d’instruction et d’études ; on voulut en faire des prodiges, surtout dans les sciences. La géométrie, la physique, la chimie étaient à la mode. On montait à cheval à l’anglaise ; on se déclarait gluckiste ou picciniste, on pouvait parler des expériences sur l’air fixe, etc. : cela s’appelait être bien élevé. A la révolution, on se précipita dans la politique ; tous les jeunes gens devinrent des hommes d’État. Depuis 1791 jusqu’en 1796, toute éducation fut suspendue ; l’enfance respira ; on la laissa grandir sans l’inquiéter. Enfin on se rappela qu’il devait exister une foule d’adolescents auxquels on n’avait pas eu le temps d’apprendre à lire et à écrire. On nomma des professeurs qui n’eurent qu’un désir, celui de rendre leurs disciples aussi éloquents que les orateurs modernes de nos tribunes.

Combien aujourd’hui l’on doit excuser les gens de trente à quarante ans qui n’ont pas le sens commun ! Combien on doit admirer ceux de cet âge qui ont de bons principes et des idées justes !…

Cependant on fit dans l’éducation publique une utile réforme. On changea les professeurs ; on mit à la tête des écoles un chef qui, par ses principes et ses talents, était digne de les relever ; mais la conscription vint détruire de si douces espérances.

L’éducation des jeunes personnes a éprouvé aussi un nombre infini de vicissitudes. On n’a songé pendant longtemps qu’à leur donner les talents de la danse, de la musique et de la peinture, sans s’occuper le moins du monde de la culture de leur esprit. Après avoir employé douze ans à leur apprendre à se parer avec élégance, à danser avec grâce, à chanter et à jouer des instruments de la manière la plus brillante, on les mariait par ambition ou par pures convenances, et on les mettait dans le monde en leur disant gravement : Allez, soyez simples, sans prétention ! n’ayez que des goûts solides et raisonnables ; ne séduisez personne, ce serait un crime ; et surtout soyez toujours insensibles aux louanges que vous recevrez sur votre figure et sur vos talents. On conçoit l’effet que peut produire cette belle exhortation sur une personne de seize ans, qui n’a jamais pu penser, dans les intervalles de ses occupations, qu’au bonheur et à la gloire d’obtenir de grands succès à un bal ou dans un concert. On passa de ce genre d’éducation à une autre extrémité. On voulut, pendant quelque temps, ne faire des jeunes personnes que de bonnes ménagères. On décida que les femmes ne doivent ni lire, ni écrire, ni cultiver les beaux-arts.

Cependant ne serait-il pas fâcheux que mesdames de Grollier et Le Brun, que mademoiselle Lescot n’eussent jamais peint ; que madame de Mongeroux n’eût jamais joué du piano, et que quelques autres n’eussent jamais écrit ?

Lorsqu’on eut fait en France tous les essais dont on vient de parler, les institutrices eurent ensuite la manie des sciences, les cuisinières même voulurent faire de leurs filles des grammairiennes. Enfin, après tant d’erreurs, le seul goût constant depuis trente-cinq ans, celui de la nouveauté, fera peut-être entrer dans la bonne route : puisse-t-on s’y fixer ! car l’éducation aura toujours la plus puissante influence sur les mœurs.

Dans le siècle de Louis XIV et celui qui l’a précédé, on ne demandait point de l’adoration à sa fille, on n’était point jalouse de son attachement pour un mari, pour une belle-mère, pour des belles-sœurs, comme nous l’avons vu depuis et dans le moment actuel. Une mère ne sait-elle pas qu’elle élève sa fille pour une autre famille, et qu’elle ne jouira personnellement ni des vertus, ni du caractère qu’elle se plaît à former en se consacrant à l’éducation de cette enfant ?

Les parents ne menaient point jadis dans la société des enfants de sept à huit ans ; on y menait même bien rarement une fille de quinze ou seize. Aujourd’hui on ne peut plus se séparer de ses enfants ; on en est idolâtre, on en est esclave ; ce qui n’empêche pas les veufs et les veuves de se remarier, et souvent de mettre une partie de leurs biens à fonds perdu. Autrefois des parents allaient souvent s’enfermer pour trois ou quatre ans dans un vieux château délabré, à cent lieues de Paris, afin d’y économiser la dot de leur fille, ou pour y amasser la somme nécessaire à l’établissement de leur fils. Aujourd’hui une mère tendre ne va passer que quelques mois dans ses terres, parce qu’on ne trouve point en province de bons maîtres de danse ou de piano. Autrefois, quand on bâtissait, on voulait bâtir pour deux ou trois cents ans ; on meublait la maison avec des tapisseries qui devaient durer autant que l’édifice ; on respectait ses plantations comme l’héritage de ses enfants ; c’étaient des bois sacrés. Aujourd’hui on coupe ses futaies, et on laisse à ses enfants des dettes, des tentures de papier, et des maisons neuves qui s’écroulent !…

Je vais essayer d’égayer ce tableau par le détail des amusements de nos jours ; ils furent brillants et nobles dans la plus grande partie du siècle dernier. Il régnait alors une grande magnificence dans les maisons des princes, et même dans celles des particuliers riches ; on y donnait des fêtes, on y jouissait d’une parfaite liberté. Il y avait à Paris une grande quantité de maisons ouvertes. Dans les sociétés particulières on faisait de la musique, on jouait des proverbes ; ce qui était plus ingénieux et plus spirituel que de jouer des charades. Tout à coup les prétentions à l’esprit mirent les charades à la mode ; on fit pendant les hivers des cours de chimie, de physique, d’histoire naturelle ; on n’apprit rien, mais on retint quelques mots scientifiques ; les femmes prirent une teinte de pédanterie ; elles devinrent moins aimables, et se préparèrent ainsi à disserter un jour sur la politique.

Une mode que nous avons toujours vue en France dans le grand monde, et qui vraisemblablement ne passera jamais, est celle de se plaindre, et d’affecter la lassitude de la dissipation et des plaisirs bruyants. A croire les gens du monde, on doit être persuadé qu’ils n’aspirent qu’à la retraite, et qu’une vie simple, champêtre et solitaire est l’unique objet de leurs désirs. Les femmes surtout sont inépuisables en gémissements et en phrases sentimentales et philosophiques, sur le bonheur de l’indépendance et de la tranquillité sédentaire. A les entendre, elles ne sont que des esclaves infortunées, forcées d’agir en tout malgré leur volonté secrète et contre leur inclination. Vont-elles au spectacle, elles en sont excédées, elles trouvent la Comédie Française insipide, l’Opéra ennuyeux. Cependant elles ont des loges, ou elles en empruntent sans cesse. Sont-elles invitées à un grand dîner : quelles lamentations sur la nécessité de se parer, et sur l’ennui mortel de la représentation ! et elles passent journellement trois ou quatre heures à leur toilette, et se ruinent en schalls, en habits et en chiffons. Reviennent-elles du bal ou d’une fête : quelle tristesse ! quel abattement ! quelles déclamations sur la cohue, la foule, les lumières, le chaud ! quel dénigrement de la fête et de tout ce qui s’y est passé ! Néanmoins elles avaient demandé avec ardeur des billets et, dans les mêmes occasions, elles intrigueront toujours pour en avoir. Font-elles des visites : quelle désolation sur cet usage et sur la perte de temps qu’il cause ! et tous les matins elles sortent régulièrement et ne rentrent qu’à l’heure du dîner. Enfin, donnent-elles des assemblées et reçoivent-elles beaucoup de monde : quelles plaintes amères de la fatigue ! Quand on a des filles de quinze à seize ans, c’est pour elles qu’on va dans le monde et qu’on se trouve à toutes les fêtes, qu’on suit tous les bals. C’est pour elles qu’on se pare à peu près comme elles ; c’est pour elles qu’on leur fait mener un genre de vie qui ôte toute possibilité d’acquérir de vrais talents et une solide instruction. Il y a vingt-cinq ans les jeunes personnes à marier ne paraissaient jamais dans le monde ; elles n’allaient, durant le carnaval seulement, qu’à des bals d’enfants, qui commençaient à six heures et finissaient à dix.

Les jeunes personnes jadis, et même celles qui étaient dans le monde depuis plusieurs années, allaient très rarement aux spectacles, parce qu’alors il fallait louer une loge entière. Les femmes, dans ce temps, étaient beaucoup plus sédentaires ; dans leur jeunesse, elles ne sortaient qu’avec leurs chaperons, et c’était surtout pour remplir des devoirs. Dans l’âge mûr, si elles étaient aimables, elles rassemblaient chez elles une société choisie, qui ne s’y réunissait que pour le seul plaisir de la conversation. Elles attiraient du monde sans aucuns frais, et n’étaient pas obligées de promettre de la musique et des charades. Aujourd’hui, ce qu’on appelle une soirée est un spectacle. On y trouve de tout, excepté de l’aisance, de la confiance, de la gaieté, de la conversation, et l’esprit de société.

En général, aujourd’hui, les jeunes femmes attachent beaucoup trop d’importance à la parure, à la mode ; elles sont infiniment trop avides d’invitations et de spectacles ; elles ne se plaisent point assez chez elles ; de tels goûts ne promettent pour l’âge mûr ni des femmes aimables et sensées, ni d’excellentes mères de famille.

La manie sentimentale dont je me suis moquée dans une de mes pièces du Théâtre d’éducation fut outrée sous l’empire, car on y vit des femmes porter des perruques, des ceintures, des bracelets, des bagues en cheveux. Nos grands-pères et nos grand’mères étaient bien loin de cette touchante prodigalité de cheveux. Cependant on lit sur ce sujet, dans les Mémoires de d’Aubigné, un trait qui mérite d’être rapporté. Durant les guerres du temps de Henri IV, d’Aubigné, dans une bataille, combattait corps à corps contre le capitaine Dubourg. Au plus fort de l’action, d’Aubigné s’aperçut qu’une arquebusade avait mis le feu à un bracelet de cheveux qu’il portait à son bras ; aussitôt, sans songer à l’avantage qu’il donnait à son adversaire, il ne s’occupa que du soin d’éteindre le feu et de sauver ce précieux bracelet, qui lui était plus cher que la liberté et la vie. Le capitaine Dubourg, touché de ce sentiment, le respecta ; il suspendit ses coups, baissa la pointe de son épée, et se mit à tracer sur le sable un globe surmonté d’une croix.

Ces parures de cheveux contrastent d’une manière bien bizarre avec les souvenirs qui nous restent du temps de la plus grande décence qui eût existé en France, à la cour et à la ville, depuis la troisième race. Cet âge d’or de la civilisation fut le règne de Louis XIII ; aussi, jamais le peuple français n’a été plus religieux. Que d’aimables fondations dans ce temps ! l’Hôtel-Dieu, les Enfants-Trouvés, les Sœurs de la Charité. Toutes ces fondations furent l’ouvrage d’un homme, de Vincent de Paul, dont l’ardente charité s’étendit jusque sur des criminels, parce qu’ils étaient souffrants, les galériens, dont il voulut être l’aumônier, afin d’adoucir leur sort, de les soigner et de les convertir. Nul particulier n’a eu une telle influence sur le bonheur d’un aussi grand nombre d’individus ; l’imagination se confond en pensant au bien immense qu’il a fait par ses prédications, son dévouement, ses quêtes, par les secours envoyés aux victimes de la guerre, et par ses missions chez les infidèles pour le rachat des captifs chrétiens. Mais aussi, comme ce héros du christianisme fut secondé par l’esprit public de son siècle !

La décence à la cour ne commença à s’affaiblir qu’après la régence d’Anne d’Autriche. Les femmes se décolletèrent davantage ; mais les veuves conservèrent toute la rigueur de leur costume, et les autres femmes, tous les usages de bienséance établis sous le règne précédent. Toutes les dames avaient, ou des demoiselles de compagnie, ou des brodeuses qui travaillaient toujours auprès d’elles. L’esprit de cet usage était de se mettre à l’abri de toute calomnie, en ne recevant jamais tête à tête un homme, quel que fût son âge. Aussi voyons-nous madame de Maintenon, dans ses lettres à madame de Caylus, âgée de trente-six ans, lui recommander de ne point abandonner cette prudente coutume, quoiqu’elle fût mère d’un jeune homme déjà dans le monde. Ce fut aussi une idée de décence qui fit établir pour les femmes l’usage de ne sortir en voiture qu’avec deux domestiques au moins, et le soir, avec un flambeau.

Dans le siècle de Louis XIII et dans celui de Louis XIV, toutes les femmes qui se faisaient peindre ne donnaient de séance que pour leurs têtes ; le peintre prenait des modèles pour la gorge et la taille. Cette délicatesse de décence a fini à la mort de Louis XIV. A la chute du trône, toute espèce de décence fut abolie ; les femmes s’habillèrent en Vénus de Médicis ; les hommes les tutoyèrent, ce qui était fort naturel. Dans ces costumes transparents, on vit rarement des Grecques, mais on ne vit plus de Françaises ; toutes les grâces qui les avaient caractérisées jusque-là les abandonnèrent avec la pudeur.

Le projet de l’expédition de Russie déplaisait à tout le monde, et même aux militaires qui, depuis, ont montré tant de valeur dans cette malheureuse campagne. On disait généralement que Napoléon, certain d’anéantir la Russie, était décidé à passer de là en Asie, pour aller conquérir la Chine ; on en donnait pour une des preuves une commande immense de bésicles qui fut effectivement faite, et qu’il emporta pour son armée, qui, disait-on, devait s’en servir pour se conserver la vue en traversant des déserts sablonneux ; une provision de fourrures eût été beaucoup plus utile.

On ne concevait pas que Napoléon, parvenu alors à un tel degré de puissance et de gloire, pût concevoir des projets si gigantesques. Sa cour rappelait aux gens mêmes qui l’aimaient le moins, les plus beaux vers du premier acte de Bérénice.

Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
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Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
foule de rois, ces consuls, ce sénat,
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Cette pourpre, cet or, qui rehaussait sa gloire,
Et les lauriers encor, témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards.

On avait poussé l’esprit de conquête jusqu’à l’envahissement des coutumes et des cérémonies royales : enfin le ton d’une partie des grands personnages de cette cour présentait le contraste le plus étrange avec son éblouissante magnificence.

Pendant les trois mois qui précédèrent le départ de Napoléon et de l’armée, mon petit-fils Anatole de Lavœstine venait souvent passer des matinées entières avec moi ; je ne l’ennuyais pas, et j’ai toujours trouvé un charme inexprimable à causer avec lui, et même à le regarder ; car sa charmante figure se compose des traits et de la physionomie de sa mère et de son grand-père, M. de Genlis, dont il a la belle taille ; il tient d’eux aussi la grâce de son esprit et la gaieté de son caractère ; je ne connais pas d’âme plus noble et plus sensible que la sienne ; il n’a jamais démenti, par aucun procédé, et par l’ensemble et les détails de sa conduite, la franchise et la loyauté qui le distinguent particulièrement. Dans un de ses moments de gaieté il imagina, sans m’en avoir prévenue, de m’amener le mardi gras une nombreuse mascarade composée de personnes que je ne connaissais que de nom, et parmi lesquelles se trouvait madame la duchesse de Bassano ; toute cette société, ayant à sa tête Anatole, fondit tout à coup dans ma chambre, à onze heures du soir : j’étais déshabillée et en bonnet de nuit, mais écrivant ; personne ne se démasqua, à l’exception d’Anatole, qui me répondit qu’il n’y avait point de voleurs dans la compagnie, car j’avais eu réellement peur en entendant le vacarme inattendu de cette mascarade lorsqu’elle entra chez moi. Tous les masques m’entourèrent pour me faire promettre de leur donner toute la soirée de la huitaine, en prenant l’engagement de revenir tous à visage découvert. J’y consentis : ensuite ils s’en allèrent sans avoir voulu se démasquer ; et, de très bonne foi, je n’appris que le lendemain les noms de tous ces personnages, qui revinrent au jour indiqué, avec un homme de plus, M. le duc de Bassano. La soirée fut très agréable.

Les idées royalistes se rétablirent comme par miracle ; quant à moi, qui les ai toujours eues, je vis rentrer l’auguste famille des Bourbons avec une joie inexprimable.

Cette révolution me procura le bonheur de revoir mes élèves, Mademoiselle et M. le duc d’Orléans ; l’un et l’autre me montrèrent, dans ces premières entrevues, l’émotion, l’attendrissement, la joie que je ressentais moi-même. Hélas ! il me manquait cependant dans cette réunion deux élèves chéris, M. le duc de Montpensier et son frère M. le comte de Beaujolais, tous deux morts dans l’exil.

Au bout d’un quart d’heure de cette entrevue si touchante pour moi, M. le duc d’Orléans nous quitta en nous annonçant qu’il allait chercher madame la duchesse d’Orléans ; il vint presque aussitôt en la tenant par la main. Cette princesse s’avança, elle me fit l’honneur de m’embrasser, en me disant qu’elle désirait depuis longtemps me connaître, et elle ajouta : « Car il y a deux choses que j’aime passionnément, vos élèves et vos ouvrages. »

Avec les Cent Jours l’annonce de l’arrivée de Bonaparte me jeta dans de nouvelles terreurs, et en inspira beaucoup à Paris ; on s’attendait à des combats, à du sang versé, à des vengeances ; il n’y eut rien de tout cela. En revenant en France, Bonaparte montra un courage qui fit perdre le souvenir de la déroute de Russie ; il entrait sans aucune suite dans les villes ; il se précipitait seul au milieu des multitudes de peuple assemblées pour le voir ; et sa tête était à prix. Cette conduite hardie, ce succès incompréhensible, sans armée, sans soldats, et d’un autre côté l’imprévoyance des ministres, tout se réunit pour favoriser son audace ; il annonça partout des sentiments pacifiques et généreux.

Un enthousiasme universel éclatait dans Paris. Il y a une sorte de magie dans les choses audacieuses et extraordinaires. Les conquêtes et les victoires de l’empereur ne m’avaient point éblouie, mais toutes les circonstances qui accompagnèrent son retour me séduisirent, et j’admirai, dans cette occasion, son caractère et son triomphe.

Je fis connaissance, dans ce même temps, avec deux personnes auxquelles je me suis fort attachée : madame la maréchale Moreau, et madame Récamier.

Madame Récamier fut très assidue dans les visites qu’elle me rendit ; elle est charmante à voir, et plus charmante encore à connaître. Il y a tant de douceur dans son caractère, tant de calme dans son âme qu’elle a conservé presque toute la fraîcheur et le charme de sa première jeunesse. La dissipation dans laquelle elle a vécu lui a ôté toute capacité d’application pour les occupations sérieuses, bien que née avec beaucoup d’esprit. Cependant son indolence ne l’empêche pas de donner de tendres soins à l’éducation de deux jeunes personnes qu’elle élève. Je trouvai un grand plaisir à la seconder à cet égard ; nous convînmes que je donnerais des sujets de lettres à ces jeunes personnes ; que chacune m’écrirait deux fois la semaine, et que je leur renverrais leurs lettres corrigées ; ce qui a eu lieu durant six mois. Toutes les deux avaient de l’esprit et d’excellents sentiments ; elles ont parfaitement profité de mes leçons.

Madame Récamier qui avait passé plusieurs mois à Coppet, chez madame de Staël, me conta un grand nombre de particularités sur la vie qu’on y menait. On s’assemblait les soirs autour d’une grande table, sur laquelle étaient posées autant d’écritoires et de feuilles de papier qu’il y avait de personnes ; on gardait un profond silence, et, au lieu de se parler, on s’écrivait ; on choisissait sa correspondance, et on se jetait réciproquement ses billets et ses réponses, qui ne se lisaient jamais que tout bas, c’est-à-dire seulement des yeux. On peut croire, sans jugements téméraires, que cette table mystérieuse a été le théâtre d’une quantité de déclarations qui n’étaient au fond que de la galanterie bien motivée par un tel usage. Je promis à madame Récamier d’écrire sa vie, dont j’ai fait en effet une nouvelle véritablement historique, assez longue, et que je crois intéressante ; je la lui ai donnée de mon écriture et n’en ai gardé aucune espèce de copie, ni de brouillon.

L’exécrable attentat qui priva la France du duc de Berry, l’héritier du trône, eut lieu le 13 février 1820. Sa mort fut sublime ! La magnanimité, la sensibilité touchante, la piété et le courage qu’il montra dans ses derniers moments ne peuvent être exprimés. La consternation fut générale parmi le peuple et dans toutes les classes.

Le célèbre Dupuytren et les autres chirurgiens qui firent l’ouverture de son corps dirent que, anatomiquement parlant, il était impossible qu’il eût pu survivre quelques minutes au coup mortel qu’il reçut. Il y survécut six heures et demie, avec toute sa tête et sa présence d’esprit jusqu’au dernier moment. C’est un miracle de la grâce divine. M. Dupuytren, qui a vu beaucoup souffrir et beaucoup mourir, n’a jamais rien observé d’aussi frappant et d’aussi sublime. Madame la duchesse de Berry montra dans cette occasion une sensibilité et une élévation d’âme qui achevèrent de lui gagner tous les cœurs. La douleur de toute la famille royale fut bien touchante.

J’eus l’honneur de voir, dans les premiers jours de cette horrible catastrophe, mademoiselle d’Orléans ainsi que M. le duc d’Orléans : l’un et l’autre me contèrent une infinité de traits intéressants de la mort et des sentiments sublimes de monseigneur le duc de Berry. Les dames de madame la duchesse de Berry, qui accoururent dans ce moment fatal, étaient en habits de fête, parce qu’elles sortaient d’un bal ; elles étaient toutes couvertes de fleurs et de clinquants : elles entourèrent dans ces costumes le lit du prince à l’agonie, et la robe blanche de madame la duchesse de Berry, garnie de roses, fut trempée de sang ; les princesses mêmes en avaient des éclaboussures sur leurs vêtements. Pendant ce temps, à deux pas de cette scène d’horreur, l’opéra continuait : on chantait et on dansait ; quand dans le premier petit salon, où l’on établit d’abord le malheureux prince, on ouvrit une porte pour donner de l’air, on entendit distinctement l’orchestre et les voix.

M. de Chateaubriand eut la bonté de m’envoyer une brochure qu’il fit après la mort de monseigneur le duc de Berry. Cet intéressant écrit est un monument précieux par les faits qu’il contient, par le talent et la pureté de principes qui ont illustré les ouvrages précédents du même auteur.

Dans le cours de cette année, parurent les poésies de M. de Lamartine. Ce jeune homme n’avait que vingt-six ans ; il est aussi estimable par sa conduite que remarquable par son talent.

Quant à ses poésies, on y trouve de l’esprit, de beaux vers et des sentiments religieux ; mais le fond de ses méditations est commun ; les regrets d’Young (dans ses Nuits) sur la mort de sa fille, sont plus purs et plus touchants.

M. de Lamartine a fait beaucoup de lectures dans les salons, et l’on n’a pas manqué d’y applaudir.

J’ai été frappée, ainsi que beaucoup d’autres personnes, du ridicule des noms donnés par les terroristes à différentes choses ; mais il faut convenir que cette espèce de ridicule a été portée beaucoup plus loin à quelques égards durant les dix années qui ont précédé la révolution, ce qui contrastait d’une étrange manière avec la pruderie que certaines femmes conservaient encore ; comme, par exemple, de ne jamais se permettre de prononcer le mot culotte, et cependant les mêmes personnes parlaient sans cesse des pet-en-l’air que les princes, dans leurs châteaux, permettaient de porter le matin jusqu’au dîner inclusivement.

Les noms donnés à certaines couleurs n’étaient pas plus nobles ni plus raisonnables : caca dauphin, soupirs étouffés, etc. Toutes les femmes sans exception appelaient le gros nœud de ruban qui complétait leur parure, un parfait contentement ; le petit panier qu’on mettait le matin, une considération ; et le ruban qui nouait un bonnet négligé, un désespoir.

Dans le siècle de Louis XIV, aucune de ces dénominations n’existait. Les noms mêmes de modes et de jeux avaient de la noblesse et de l’élégance : on jouait à l’anneau tournant, au papillon, au portique[2] ; presque toutes les modes avaient des noms de batailles ou de personnages célèbres, et rappelaient des idées de gloire.

[2] Qu’on a depuis appelé trou-madame.

(Note de l’auteur).

Je fus très à la mode pendant l’hiver passé[3], mais je n’eus ni l’envie ni la possibilité de répondre à toutes les avances qu’on voulut bien me faire. Mes éditions de réimpression consumaient un temps qui eût employé celui de dix littérateurs ordinaires, car aujourd’hui personne n’est laborieux. Le travail immense que je m’étais imposé me fatiguait un peu, parce qu’il était sans cesse interrompu par des multitudes de billets auxquels il fallait répondre, par des visites qui se multipliaient tous les jours, par le temps énorme que nous passions à dîner, et par celui que d’ailleurs j’étais obligée de donner souvent à M. de Valence, hors du dîner ; mais, avec de la persévérance et de l’activité, on peut suffire à tout.

[3] En 1820.

J’ai su, à n’en pouvoir douter, que madame la duchesse de Berry, et même feu monseigneur le duc de Berry, avaient daigné montrer quelque désir de me voir ; il m’eût été bien facile de profiter de cette bonté qui, malgré toute ma sauvagerie, m’eût procuré une grande satisfaction ; mais si j’eusse eu l’honneur d’approcher quelquefois de madame la duchesse de Berry, on m’aurait supposé, en dépit de ma caducité, des desseins ambitieux que, même à trente ans, j’aurais été bien incapable de former. Ainsi, pour me soustraire à de nouvelles fables, j’ai dû renoncer au bonheur de voir et d’entendre cette héroïne de la sensibilité, du courage et du malheur le plus tragique.

Pour revenir à la rue Pigalle, je dois dire que j’ai toujours trouvé M. de Valence très modéré dans ses principes politiques : il voulait sincèrement la paix intérieure et le maintien de tout ce qui existait ; mais sa société n’était composée en général que de ceux qu’on appelait alors des libéraux ; et la mienne ne l’était que de ceux qu’on nommait ultras. Au milieu de tout cela, je vivais sans disputes, parce que je ne parlais point de politique, et qu’on ne m’adressait jamais un mot sur ce point. Parmi les personnes qui venaient chez M. de Valence je distinguai M. de Lacépède, homme d’un caractère si doux et si parfait, auquel on n’a pu reprocher, lorsqu’il avait une grande place, que d’être trop poli, reproche bien nouveau et bien honorable à un homme en place ; d’ailleurs cette politesse vient d’une âme bienveillante et généreuse : quand il était grand chancelier de la Légion d’honneur, il donnait de sa bourse des sommes considérables en pensions aux officiers malheureux de cette Légion, en leur faisant croire que ce bienfait leur était accordé par le gouvernement ; enfin il est savant et modeste et, ce qui est encore un titre auprès de moi, il aime passionnément la musique et compose avec beaucoup de talent.

M. Villemain, qui n’a fait que des ouvrages sérieux et d’un goût sévère, est d’une vivacité qui contraste agréablement avec son esprit solide et réfléchi. Par un hasard singulier et romanesque, et par une confidence qu’il ne pouvait se dispenser de me faire, j’ai eu l’occasion de connaître avec une entière certitude qu’il n’est point d’âme plus sensible et plus désintéressée que la sienne. C’est une découverte qui m’enchantera toujours, quand elle sera relative à une personne dont on doit admirer les talents. Je n’en dirai pas davantage ; j’ai promis le secret sur les détails touchants qui expliquent ce fait.

Je dînais souvent, chez M. de Valence, avec M. le duc de Bassano et, me trouvant plusieurs fois à table à côté de lui, nous avons beaucoup causé ensemble et j’ai été charmée de sa conversation. Il a toujours suivi constamment Napoléon dans ses campagnes, et il en a profité, en voyant toutes les choses curieuses et intéressantes qui se trouvaient dans les lieux qu’il a parcourus ; en suivant Napoléon, comme ministre et comme courtisan, il s’instruisait comme aurait pu le faire un littérateur ou un ami passionné des arts. Il rend compte avec une extrême justesse d’esprit de tout ce qu’il a vu ; il sait donner à ses descriptions un intérêt particulier, et l’on sent qu’elles sont parfaitement véridiques.

Enfin je retrouvai encore cet hiver une ancienne connaissance d’émigration, M. Dampmartin, connu par quelques ouvrages historiques estimables ; sa conduite en Prusse a été bien noble et bien généreuse ; j’en ai déjà parlé : nous fûmes enchantés de nous revoir. Je ne connais pas de société plus douce et plus agréable que celle de M. Dampmartin ; et ceci est un grand éloge, lorsqu’on parle d’un homme qui pourrait avoir si justement des prétentions à l’esprit, c’est-à-dire le désir malheureux de briller dans la conversation.

Je reçus, étant toujours chez M. de Valence, deux dames étrangères charmantes ; l’une madame la comtesse de Potocki, femme du comte François Potocki, et l’autre une Polonaise, madame la comtesse d’Orlofka. La première est petite-fille du prince de Ligne ; ce titre seul avait de l’intérêt pour moi ; d’ailleurs elle est très spirituelle, et elle a, ainsi que madame Orlofka, un naturel charmant ; il faut convenir que le naturel n’est très aimable que lorsqu’on y joint beaucoup d’esprit et la délicatesse qui l’empêche de dégénérer en niaiserie ou en grossièreté. M. Potocki est l’un des étrangers les plus instruits que j’aie connus, et sans aucune pédanterie ; je passai des heures fort agréables avec ces trois personnes. Je vis aussi deux Anglaises, qui m’arrivèrent sans aucune espèce de recommandation, et que je reçus uniquement sur leur bonne mine ; elles sont sœurs et s’appellent Clorinde et Georgina Byrne ; elles me parlèrent beaucoup de mes deux amies de Langolen, Éléonore Buttler et miss Ponsonby, qui sont toujours sur le sommet de leur montagne ; elles étaient menacées d’un grand malheur : miss Ponsonby est hydropique ; ainsi l’une des deux survivra à l’autre. Ces héroïnes de l’amitié, vivant depuis trente ans dans cette solitude, n’en ont pas découché une seule fois.

J’appris avec plaisir qu’elles ne m’avaient point oubliée ; elles avaient toujours dans leur salon un petit portrait en miniature de mademoiselle d’Orléans, que je leur donnai, et mon profil en miniature aussi, dont ma nièce Henriette leur fit le sacrifice, et elles montrèrent à ces dames tous mes ouvrages magnifiquement reliés dans leur bibliothèque.

Anatole de Montesquiou me fit un présent charmant : c’était un tapis pour mettre devant un lit ; ce tapis éblouissant est un paon tout entier empaillé à plat, il a son cou, ses ailes, sa belle queue ; cela est superbe et d’un agrément infini. Comme il y a près d’un demi-siècle que j’ai renoncé à l’élégance, ce beau tapis serait fort déplacé dans ma chambre ; j’ai écrit à mademoiselle d’Orléans pour le lui offrir, en lui mandant que cette offre était une préférence et non un sacrifice ; car, en effet, si elle n’en eût pas voulu, je l’aurais sûrement donné à un autre ; mais cet hommage ne pouvait être mieux adressé qu’à mademoiselle d’Orléans, qui a toujours été d’une modestie, d’une simplicité remarquables, en possédant les avantages en tout genre qui pourraient donner de l’amour-propre ; j’aimais à penser qu’elle foulerait aux pieds chaque jour le symbole et l’attribut de l’orgueil.

Je n’avais compté faire chez M. de Valence qu’un petit séjour de trois semaines, dans la seule intention d’être utile à mon petit-fils, en amenant M. de Valence à une conciliation ; cette affaire traînant en longueur, je restai beaucoup plus longtemps chez lui ; d’ailleurs M. de Valence avait pris pour moi ce sentiment passionné que les personnes sérieusement malades ont toujours eu pour moi ; ce fut ainsi que, dans ma jeunesse, madame la marquise de l’Aubépine, qui ne m’avait jamais montré que de la malveillance, devenue très malade, me fit écrire par son beau-père une lettre pathétique pour me conjurer d’aller la voir, afin, disait-elle, de lui donner la consolation de m’exprimer, avant de mourir, tous ses sentiments ; confondue de cette bizarrerie, je crus cependant devoir céder à cette fantaisie de malade, parce qu’elle était dans un état fort dangereux ; elle me reçut avec des transports inouïs, et me soutint qu’elle m’avait toujours aimée de préférence à tout ; comme je ne voulais pas la contrarier, j’eus l’air de la croire, et pendant deux mois je lui prodiguai les plus tendres soins ; elle recouvra la santé, retourna dans le grand monde, et m’oublia tellement qu’elle ne se fit même pas écrire chez moi. Depuis, dans l’émigration, madame Cohen, très malade d’une hydropisie incurable, prit pour moi la même affection, et m’offrit, comme je l’ai dit, un superbe écrin de pierreries pour m’engager à rester à Berlin. Je pourrais citer encore d’autres exemples de mon ascendant sur des malades, mais je ne parlerai plus que de M. de Valence ; il me répétait sans cesse que, si je l’abandonnais, il mourrait ; Bourdois, son médecin, me disait qu’il était dans un état dangereux, et je restai ; cependant, pour ne point lui être à charge, j’avais renvoyé ma femme de chambre ; je n’étais servie que par les personnes de sa maison, mais qui toutes étaient à mes ordres avec un zèle qui ne s’est jamais ralenti, car M. de Valence leur avait déclaré que celui qui me donnerait le moindre sujet de mécontentement serait renvoyé sur-le-champ ; je n’en ai point fait renvoyer et, tout au contraire, il en a conservé plusieurs à mon instante prière ; j’avais une demoiselle de compagnie, et je l’envoyais tous les jours prendre ses repas à une table d’hôte dans une maison attenant à la nôtre, et tenue par des personnes très distinguées, mais ruinées par la révolution. Quant à ma nourriture, sa partie la plus chère est dans mes déjeuners, et je me les fournissais moi-même. M. de Valence, pendant trois mois, fut assez malade pour se condamner lui-même à la diète la plus austère, et à ne plus se mettre à table ; alors, ne voulant pas que l’on fît une petite cuisine à part pour moi, j’allai avec ma demoiselle de compagnie dîner à la table d’hôte chez nos voisines ; j’y trouvai très bonne compagnie, une conversation fort agréable, et un beau jardin dont nous avions la jouissance, avant et après le dîner ; je n’ai jamais vu de table d’hôte si bien servie et d’aussi bon air en Allemagne, et dont les maîtresses de la maison fissent les honneurs avec tant de noblesse et d’agrément ; cet établissement dure toujours ; il mérite bien d’être recommandé aux étrangers.

J’avais choisi un logement chez M. de Valence ; une vue admirable, un beau balcon, une très grande chambre me tentèrent ; mais cette chambre était au cinquième étage, ce qui désolait ceux qui venaient me voir ; car pour moi, je préfère toujours, à cause du grand air, les étages élevés, que je monte encore sans être essoufflée. Le pauvre M. de Montyon vint me voir dans cet appartement ; il avait quatre-vingt-huit ans et il était asthmatique ; il était dans un si terrible état en entrant dans ma chambre, que je crus qu’il allait y expirer ; cette visite, qui me fit tant de peur, me dégoûta entièrement de ce logement ; je descendis à l’entresol ; c’était un joli appartement composé de plusieurs pièces fort bien arrangées, mais les plafonds en étaient si bas qu’on y respirait à peine ; d’ailleurs la chambre à coucher était posée sur la voûte et j’avais au chevet de mon lit une pompe qui me réveillait à la pointe du jour ; les secousses données par cette pompe et celles des voitures qui passaient sous la voûte m’attaquèrent cruellement les nerfs et me firent perdre entièrement le sommeil. Je passais une grande partie de mes journées dans la chambre de M. de Valence. J’y étouffais et ma santé dépérissait visiblement ; portes et fenêtres en étaient hermétiquement fermées ; la santé de M. de Valence se rétablit pour quelque temps, grâce à l’habileté de M. Bourdois et à ma surveillance sur son régime ; il se remit à table ; bientôt il sortit pour aller passer ses soirées chez Robert, où l’on faisait très bonne chère, et où l’on jouait très gros jeu ; ce qui ne tarda pas à lui faire grand mal.

Je fis faire mon portrait à l’huile et en grand par madame Chéradame, qui a un fort beau talent ; je suis représentée jusqu’aux genoux, écrivant pendant la nuit, ayant à côté de moi une lumière prête à s’éteindre et m’arrêtant, en voyant naître le jour ; cette idée est de Paméla ; je fis mettre sur la table, à côté de la lumière, un vase de fleurs, et enfin un seul livre, sur le revers duquel ce mot est écrit : Évangile ; parce qu’en effet la morale de tous mes ouvrages a toujours eu pour base les préceptes sacrés de ce livre divin. Il y a derrière moi une harpe dans l’ombre. J’avais beaucoup de répugnance à me faire peindre à mon âge, mais M. de Valence désirait mon portrait, et je le fis faire pour lui, avec d’autant plus de plaisir, que je voulais, avant de quitter sa maison, lui offrir quelque chose qui lui fût agréable, et je joignis à ce don une très belle miniature que j’avais encore, et dont il avait envie.

M. de Valence, quoique toujours malade, se rendait régulièrement à la Chambre des pairs pour le procès de Louvel ; j’étais cruellement impatientée lorsque j’entendais un grand nombre de personnes qui avaient, comme tout le monde, la plus grande horreur du crime de ce scélérat, admirer néanmoins ses réponses et son impassibilité ; cette manie de s’extasier sur l’entier abrutissement des monstres est devenue très commune ; pour moi, je trouve fort simple qu’un athée du peuple, ennuyé du travail, de la misère et de son existence, incapable d’ailleurs de sentiment humain, voie sa fin avec indifférence, et soit même satisfait de rentrer, comme il le croit, dans le néant. D’ailleurs, cet infâme assassin trouve une sorte de plaisir dans l’étonnement qu’il cause ; il y a beaucoup de fanfaronnade dans son imbécile indifférence ; l’idée de surprendre tout ce qui l’entoure lui donne au plus haut degré le stoïcisme de l’athéisme et de la stupidité.

Malgré l’ordonnance qui défendait les attroupements, il y en eut encore plusieurs, non du peuple, mais de presque tous les étudiants et les écoliers de Paris : le mépris de l’autorité royale me parut d’un bien mauvais augure. Au milieu de tout cela, ma santé se dérangeait beaucoup, mais je n’en travaillais pas moins ; et j’eus une peine très vive, celle de voir madame de Choiseul partir pour trois mois. Je craignais qu’elle ne prolongeât davantage son séjour en Franche-Comté, malheureusement je ne me trompais pas.

Louvel fut condamné à mort : il se laissa défendre sans interrompre ses défenseurs. Il avait quelque espérance confuse qu’on pourrait lui faire grâce ; on s’extasiait toujours sur sa fermeté, on tâchait d’embellir ses réponses ; on aurait voulu pouvoir lui prêter des réponses romaines, tout cela sans mauvaise intention, mais par l’effet du goût naturel qu’on a depuis longtemps pour l’extraordinaire. Pour moi, je n’ai jamais vu dans cet assassin que le dernier degré d’une brutale insouciance mêlée à beaucoup de fanfaronnade. Après avoir appris son jugement, il demanda des draps fins, car il voulait passer une dernière bonne nuit et bien dormir. Je suis encore très persuadée qu’il espérait qu’une émeute le sauverait dans le chemin qu’il devait parcourir pour aller au supplice, et que, lorsqu’il fut sur l’échafaud, si on l’eût questionné encore dans ce moment, il aurait eu un langage bien différent. Je fus surprise qu’on eût omis de lui demander, dans l’interrogatoire, s’il ne s’était pas fait recevoir dans quelques sociétés particulières, d’autant plus qu’il avait voyagé en Allemagne ; et l’on sait qu’il y a dans ce pays des sociétés ténébreuses desquelles sont sortis plusieurs assassins, entre autres Sand.

Louvel fut exécuté à six heures du soir. Malgré toutes ses rodomontades, il était d’une excessive pâleur et dans un grand abattement ; il y avait une foule immense pour le voir passer : tout le monde le regardait avec horreur. Arrivé au pied de l’échafaud, il était près de s’évanouir ; il fallut que deux personnes l’aidassent à y monter. Le soir, tout était parfaitement tranquille dans Paris.

Après l’assassinat de monseigneur le duc de Berry vint une loi sur les élections, et ensuite une nouvelle conspiration contre toute la famille royale, qui produisit un grand procès qui occupa tout le monde exclusivement ; tout cela joint à la révolution d’Espagne, à celle de Naples, à celle qui semblait menacer tous les royaumes, acheva bien naturellement d’éteindre tout goût pour la littérature. Toutes mes entreprises de cette époque s’en ressentirent et je ne m’en étonnai pas.

J’allais toujours chez madame de Montcalm, aussi souvent que me le permettaient mes nombreuses occupations. Je lui portai un jour pour l’amuser un gros volume de plantes peintes par moi que je venais d’achever. Ce manuscrit très précieux m’a coûté trente ans de recherches ; c’est un gros livre in-4o, contenant toutes les plantes coloriées dont il est parlé dans la Bible et dans les vies des saints, que j’appelle : 1o l’Herbier sacré ; 2o l’Herbier de la reconnaissance et de l’amitié, contenant les plantes qui portent les noms de personnages fameux ; 3o l’Herbier héraldique, contenant toutes les armoiries de la noblesse française qui offrent une ou plusieurs plantes ; et 4o l’Herbier d’or, toutes les plantes d’or dont il est parlé dans la fable et dans l’histoire. Je n’ai rien répété dans ce livre de ce que j’ai dit dans ma Botanique historique et littéraire, qui est imprimée : le travail de mon livre est tout autre chose : j’en ai dessiné et peint toute seule, sans aucune espèce d’aide, toutes les plantes, et en outre j’ai orné le texte d’une infinité de vignettes et de culs-de-lampe. J’oublie de dire qu’à l’Herbier héraldique je mis sur le revers des pages un grand nombre de devises anciennes tirées du règne végétal, et les ordres anciens qui en sont tirés aussi. Je crois que ce livre, pour toute grande bibliothèque, valait bien au moins 15,000 fr. ; tous ceux qui l’ont vu, et même des artistes, en furent charmés. M. le duc de Richelieu, qui le vit chez madame de Montcalm, en parut enchanté ; il se chargea d’en parler au roi pour sa bibliothèque particulière ; j’en demandai seulement 8,000 francs. J’aimais infiniment mieux qu’il restât entre les mains du roi de France, que de l’envoyer dans les pays étrangers (ce qui m’eût été si facile) pour une somme beaucoup plus forte. Je n’avais pas reçu la moindre marque de protection et de bienveillance de la cour ; cependant l’auteur de Mademoiselle de Clermont, d’un Trait de la vie de Henri IV, de la Vie de Henri IV, de trois romans historiques traduits dans toutes les langues, et dans lesquels, sous l’empire de Napoléon, je me suis plu à faire valoir, avec toute la portion de talent que le ciel m’a donnée, la race des Bourbons, l’auteur de plus de trente-cinq volumes sur l’éducation consacrés par près de quarante ans de succès, l’auteur qui a combattu pour la cause de la religion, et enfin l’éditeur des Mémoires de Dangeau et des nouvelles réimpressions épurées que je donnais alors au public, ce faible champion de la bonne cause, mais si courageux et si persévérant jusque dans la débilité de l’âge, et ayant élevé avec tant de succès trois princes et une princesse du sang, cet auteur, dis-je, méritait aussi bien une marque de protection du gouvernement que tant d’autres qui en ont obtenu si facilement. Le roi a daigné accepter cet hommage ; je sais qu’il a lu ce volume avec plaisir (et son suffrage est si précieux !), qu’il a gardé ce manuscrit plusieurs jours sur sa table, et qu’ensuite il l’a fait mettre dans sa bibliothèque particulière dans laquelle on ne peut entrer que par billet, et dont M. Valery, homme de lettres distingué, est le conservateur.

J’allais toujours faire ma cour à S. A. S. mademoiselle d’Orléans, qui est toujours aussi bonne et aussi tendre pour moi ; je vis là le petit prince de Joinville, qui n’avait que deux ans, et qui parlait aussi distinctement et aussi bien qu’un enfant de six ou sept ; il était d’ailleurs aussi obligeant qu’intelligent et beau ; en tout, la famille de M. le duc d’Orléans est véritablement la plus intéressante que je connaisse ; elle est charmante par les figures, les qualités naturelles, et l’éducation, et enfin par l’attachement mutuel des parents et des enfants. Je m’applaudis d’avoir proposé à M. le duc d’Orléans madame Mallet pour institutrice des jeunes princesses ses filles. Madame Mallet, par ses vertus et ses talents, est bien digne d’être dirigée par une princesse d’un aussi rare mérite que S. A. R. madame la duchesse d’Orléans ; elle a tout ce qu’il faut pour bien concevoir les ordres qu’elle en reçoit, et pour les exécuter avec une parfaite exactitude. C’est mademoiselle d’Orléans qui, seule, enseigne à jouer de la harpe à l’aînée de ses nièces, la princesse Louise ; mademoiselle d’Orléans crut devoir à sa vieille maîtresse de harpe de lui faire entendre sa jeune écolière, et elle me fit assister à une des leçons, dont je fus charmée.

Mademoiselle d’Orléans me fit l’honneur de m’écrire une charmante lettre en m’envoyant une très jolie pendule, qu’elle appelle une suppléante à ma vieille montre.

Madame la maréchale Moreau me donna un superbe bénitier de cristal, orné de dorures et d’améthystes, etc. Chez M. de Valence, je fus obligée de renvoyer une femme de chambre incorrigible. Je fus servie à bâtons rompus par les gens de la maison qui, ayant beaucoup d’autres choses à faire, m’oubliaient sans cesse ; un soir on m’enferma, sans le vouloir, à la nuit, sans lumière, et pendant trois heures un quart. Je sonnai inutilement quatre fois ; je pris mon parti sans aucune impatience : je composai dans ma tête, je priai Dieu, je méditai, et je ne m’ennuyai point ; je fus délivrée de ma captivité par une visite. Je ne contai point cet incident à M. de Valence, afin de ne pas faire gronder ses gens, mais il en fut instruit quelques jours après, et rien de semblable ne s’est renouvelé depuis. Au contraire, j’étais servie par tous ses domestiques avec un zèle qui ne s’est jamais démenti jusqu’à mon départ ; il est vrai que je sus le reconnaître de manière à le redoubler encore, s’il eût été possible ; malheureusement M. de Valence, si facile à vivre dans la société, était un maître impérieux et violent ; il changeait très souvent de domestiques ; ce qui était fort cher pour moi par les pourboires continuels qu’il fallait sans cesse renouveler ; aussi quand j’employais tous mes soins à l’adoucir pour ses domestiques, il y avait un peu d’intérêt personnel dans ce bon caractère.

Je dînai chez M. de Valence avec madame la princesse de Wagram, que je trouvai fort aimable, et qui fut pour moi d’une extrême affabilité ; elle me fit l’honneur de venir chez moi. Je suis toujours reconnaissante de ces marques honorables de bienveillance ; mais, à l’âge où je suis, je ressemble à ces voyageurs qui trouvent que ce n’est pas la peine de cultiver les bontés qu’on leur témoigne dans des lieux qu’ils vont quitter et qu’ils ne reverront jamais.

Le jour où j’eus soixante-quinze ans accomplis, en remerciant Dieu qui, en prolongeant ainsi ma carrière, daignait me conserver une parfaite santé, une excellente vue qui s’était jusqu’alors passée de lunettes, l’ouïe que j’avais à vingt ans, de bonnes jambes, la mémoire et toutes mes facultés intellectuelles, je repassai sur tous les événements de ma vie, et je me confirmai dans l’opinion que j’avais depuis si longtemps, c’est qu’à l’exception de la perte de ceux que nous aimons, presque tous nos malheurs et toutes nos peines viennent toujours un peu de notre faute.

On célébra à Saint-Denis l’anniversaire de la mort du malheureux duc de Berry ; et, malgré le mauvais temps, il y eut un monde énorme. Les ennemis de la monarchie auront beau faire, il y a dans la masse de la nation un grand fonds d’attachement pour la famille royale. On peut dire qu’il serait difficile de trouver dans une famille particulière plus de vertus et de bons exemples que, depuis la restauration, on en voit dans la famille royale. Madame, duchesse d’Angoulême, Madame, duchesse de Berry, par la pureté de leur vie et par leur conduite, sont des anges ; M. le duc d’Orléans est le modèle des époux et des pères ; madame la duchesse d’Orléans douairière était généralement admirée ; S. A. R. Madame la duchesse d’Orléans et mademoiselle d’Orléans sont révérées et chéries de tout ce qui les approche. Tout le monde rend justice à l’affabilité, aux qualités du cœur et à la bonté parfaite de M. le duc de Bourbon. Madame la duchesse d’Orléans se refusait tout personnellement pour donner aux pauvres, et pour soutenir les établissements de charité qu’elle avait fondés. La perfection de la vertu n’a dans aucun temps été contestée à madame la princesse de Condé. Si l’on était équitable, on bénirait universellement le ciel qui a rétabli dans ses droits une telle famille, et dont les ancêtres ont illustré la France en la rendant la première nation de l’Europe.

Je dois réfuter ici quelques articles d’un ouvrage estimable à beaucoup d’égards, mais qui contient plusieurs choses inexactes et même fausses ; cet ouvrage est d’un M. Lemaire, qui n’est pas le latiniste. L’auteur de cette histoire raisonne souvent avec beaucoup de sens ; il paraît avoir de la modération et de bons sentiments ; on ne sent point en lui le projet de mentir ou d’exagérer ; mais il a été très mal informé d’une quantité de faits qu’il conte d’une manière inexacte, et souvent, comme je l’ai dit, tout à fait fausse, ce que je puis affirmer avec vérité comme témoin oculaire ; par exemple, le malheureux duc d’Orléans, père de mon élève, est sans cesse calomnié dans cet ouvrage. Voici un des mensonges qu’on y rapporte à son sujet ; celui-là suffira pour donner une idée des autres : on y dit que la principale cause de sa haine contre la cour vient du refus que l’on fit de la main de mademoiselle d’Orléans pour monseigneur le duc d’Angoulême. Toute la cour et tout le monde savent que ce mariage fut positivement arrêté peu de temps avant la révolution, que les paroles furent données, les compliments reçus, et que le mariage ne se fit pas sur-le-champ parce que les futurs époux n’avaient pas tout à fait l’âge fixé par les lois ; il leur manquait à l’un et à l’autre quelques mois pour atteindre cet âge ; mais l’entrevue fut faite, la chose publiée de part et d’autre ; et j’ai déjà dit que Monsieur, qui fut depuis Louis XVIII, me fit l’honneur de m’écrire pour me demander d’accorder une place de lectrice auprès de la princesse à une femme qui avait été attachée à son éducation ; car la princesse, en se mariant à douze ans, devait rester à Belle-Chasse jusqu’à seize pour y finir son éducation, et l’on m’avait donné la disposition de toutes les places subalternes de la maison. La révolution vint qui rompit tout.

Je crois avoir peint les mœurs du siècle dernier dans Adèle et Théodore, dans mes romans, dans presque toutes mes nouvelles, entre autres Mademoiselle de Clermont, Lindane et Valmire, etc., etc. ; dans les Souvenirs de Félicie et dans les Parvenus, j’ai peint une partie des mœurs du XIXe siècle. Je promis de continuer dans ces Mémoires, et c’est ce que je fais sans humeur, sans regrets gothiques, mais avec la vérité et la plus parfaite exactitude, et le trait qu’on va lire fera connaître la politesse moderne.

Étant toujours chez M. de Valence, je dînai, sur la fin de juin[4], avec treize personnes, parmi lesquelles se trouvaient quatre pairs, quatre maréchaux de France et trois généraux ; il y avait parmi les pairs deux ducs. Je restai, avant le dîner, trois quarts d’heure dans le salon avec toute cette compagnie, qui fut, à sa manière, fort obligeante pour moi, et moi très accueillante pour elle. A dîner, on m’établit entre deux pairs : je n’eus pas la peine de faire les frais de la conversation, car ils ne parlèrent que politique, en s’adressant à ceux qui étaient vis-à-vis d’eux, à l’autre extrémité de la table. Après le dîner, nous rentrâmes dans le salon, et, tout de suite, au moment où je venais de m’asseoir, je vis avec surprise m’échapper tous les ducs et pairs et généraux ; chacun d’eux s’empara d’un fauteuil qu’il retourna et traîna à quatre ou cinq pas de moi ; ils formèrent avec ces fauteuils un rond parfait, mais je voyais les visages de l’autre moitié du cercle. Je crus d’abord qu’ils s’étaient mis là pour jouer à ces petits jeux de société dans lesquels il faut s’arranger ainsi ; ce qui me paraissait bien innocent et bien enfantin ; mais point du tout ; c’était pour agiter et discuter les questions d’État les plus épineuses : tous étaient devenus des orateurs véhéments ; ils criaient à tue-tête, s’interrompaient, se querellaient, s’enrouaient. C’était une véritable représentation de la Chambre des députés ; c’était bien pis, car il n’y avait pas de président. J’avais envie d’en usurper les fonctions, et de les rappeler à l’ordre ; mais je n’avais point de sonnette, et ma faible voix n’aurait pas été entendue. Cela dura plus d’une heure et demie ; au bout de ce temps je quittai le salon, charmée d’avoir reçu cette leçon des nouveaux usages du monde et de la nouvelle galanterie française, de cette politesse qui nous a rendus si fameux dans toute l’Europe. J’avoue que, jusqu’à ce moment, je n’avais sur toutes ces choses que des idées bien imparfaites.

[4] En 1821.

Avant la révolution, on voyait dans le monde deux espèces d’impertinents, l’impertinent de province et l’impertinent de cour ; le premier bruyant, confiant, bavard, parlant haut, souvent ridicule, toujours importun et déplacé ; ce caractère se confond avec celui de l’insolent, qui n’est autre chose que l’effronterie d’une impertinence habituelle et sans art. L’impertinent qui n’a pas vécu dans le grand monde et à la cour n’a été que rarement réprimé : il est actif. L’impertinent de cour est passif ; ce n’est point la vivacité qui le décèle, c’est le dédain ; il a tout le calme de l’insouciance, toute la distraction affectée du mépris ; tout en lui vous déplaît et vous blesse, et vous n’en pouvez rien citer de choquant. Ce n’est point avec la brusquerie qu’il vous repousse, c’est au contraire avec une politesse glaciale ; il n’est jamais offensant par ses réponses, ses discours, ou même par ses actions, mais il l’est à l’excès par son indolence, son sourire, son silence et toute l’expression de sa physionomie. Vous ne pouvez ni le supporter ni vous plaindre de lui. A quoi bon tant d’art ? A se rendre odieux et à se faire haïr ; ne vaudrait-il pas mieux plaire et se faire aimer ?

On doit dire à la louange de l’ancienne noblesse qu’en général l’impertinence était plus rare dans sa classe que dans les autres et que, parmi les nobles, ceux mêmes qui pouvaient être impertinents avec leurs égaux ne l’étaient jamais avec leurs inférieurs.

Oh ! le bon temps que celui où, lorsqu’on se rassemblait dans un salon, on ne songeait qu’à plaire et à s’amuser ! où l’on avait de la grâce, de la gaieté et toute la frivolité qui rend aimable, et qui repose le soir du poids de la journée et de la fatigue des affaires ! Aujourd’hui l’on n’est ni plus solide dans ses goûts, ni plus fidèle dans ses attachements, ni plus prudent dans sa conduite ; mais on se croit profond parce qu’on est lourd, et raisonnable parce qu’on est grave ; et, lorsqu’on est constamment ennuyeux, comme on s’estime ! comme on se trouve sage !… Quel est ce salon assiégé où l’on entre en foule, en tumulte ; où tout le monde entassé, pressé, se tient debout ; où les femmes ne peuvent trouver un siège ?… On vante l’esprit de la maîtresse de la maison ; mais à quoi lui sert-il ? Elle ne peut ni parler, ni entendre ; il est impossible de s’approcher d’elle. Un mannequin placé dans un fauteuil ferait aussi bien qu’elle les honneurs d’une telle soirée. Elle est condamnée à rester là jusqu’à trois heures du matin, et elle ira se coucher sans avoir pu apercevoir la moitié des gens qu’elle a reçus… C’est là une assemblée à l’anglaise ! Il faut convenir que les soirées à la française passées jadis au Palais-Royal, au Palais-Bourbon, au Temple, chez madame de Montesson, chez madame la maréchale de Luxembourg, chez madame la princesse de Beauvau, chez madame de Boufflers, madame de Puisieux, etc., valaient mieux que cela.

Mais nous retrouverons sans doute les grâces françaises dans les sociétés particulières : point du tout, vous n’entendrez là que des dissertations, des déclamations et des disputes…

Il n’y a rien de si effrayant que de voir les Français dépourvus de politesse, de galanterie et d’agréments. Quand ils sont sans grâce et sans gaieté, c’est une chose tellement contre nature, qu’il semble que l’on pourrait déclarer que la patrie est en danger.

Je fis hommage à mademoiselle d’Orléans d’un beau présent qu’on venait de me faire, et dont voici l’histoire. Un grand seigneur de Turin, voulant, avant la Restauration, faire une chose agréable à l’empereur Napoléon, imagina d’envoyer au jeune prince qu’on appelait alors roi de Rome, une crèche en bois sculpté faite par un artiste de Turin, qui excelle dans ce genre de sculpture ; toutes les figures, un peu plus grandes que la longueur de la main, sont parfaites par le dessin, les draperies, les attitudes et l’expression ; on y voit l’enfant Jésus, la Vierge, dont le visage évangélique est admirable, saint Joseph, les trois Mages, le petit saint Jean, un ange, et jusqu’aux animaux qui étaient dans l’étable.

Madame de Montesquiou, gouvernante alors du jeune prince, représenta qu’il était trop enfant pour lui donner une telle chose, et, comme elle montra un grand désir de la posséder, l’impératrice Marie-Louise lui en fit présent ; elle l’avait toujours soigneusement conservée, et enfin Anatole de Montesquiou l’obtint d’elle pour me la donner ; et trois ou quatre jours après, je la portai à mademoiselle d’Orléans, qui la reçut avec un très grand plaisir.

Mes travaux furent alors suspendus par l’état toujours plus fâcheux de M. de Valence ; néanmoins, j’avais presque fini le plan de mon nouveau roman, les Athées conséquents ; j’y voulais peindre le modèle accompli d’une piété parfaite, et les consolations qu’on peut recevoir de ce sentiment sublime dans les souffrances les plus aiguës de l’âme ; j’y voulais peindre encore les différentes sortes d’irréligion et d’impiété.

Je revoyais alors mes Heures à l’usage des gens du monde et des jeunes personnes, qui ont eu tant de succès dans les pays étrangers, et qui n’avaient jamais été imprimées en France. Dans cette nouvelle édition je ne leur donnai point ce titre ; elles furent revêtues de l’approbation de monseigneur l’archevêque de Paris.

Je fis dans la même année les Heures pour les prisonniers et pour les domestiques, et je les donnai en pur don à un libraire.

Malgré mon goût pour la retraite, il y eut cette année surtout un empressement si singulier de me voir, tant de personnes me firent demander à venir chez moi, qu’il me fut impossible de les refuser toutes.

Le prince Paul de Wurtemberg, frère du roi régnant, me fit demander aussi à venir me voir ; on dit que jamais prince n’a eu plus d’esprit que lui ; c’est une chose assez rare, depuis le grand Condé, pour ne pas dédaigner d’en juger.

M. Rothschild, un juif immensément riche, donna un grand bal le dernier jour du carnaval ; il y eut foule si prodigieuse, qu’il fut impossible de danser, mais d’ailleurs la magnificence était extrême ; ce qui a fait dire à l’un des convives de la fête que M. de Rothschild avait enterré la synagogue avec honneur.

Tous les bals de cette année furent presque aussi nombreux ; on y allait pour s’y montrer, pour y étouffer, sans y trouver assez de place pour y danser : tout est tellement en décadence, qu’on ne sait même plus s’amuser.

Au bal de madame d’Osmont on avait invité une telle multitude de personnes qu’on reconnut, en y réfléchissant, qu’il était impossible qu’elles entrassent toutes dans la maison ; on fut obligé d’en contremander un grand nombre, ce qui a été fait par des billets imprimés dans lesquels on priait de ne pas venir ; c’est une chose qui, je crois, n’a jamais eu d’exemple.

Madame la duchesse d’Orléans douairière était, depuis quelque temps, dans un état qui donnait tout à craindre pour ses jours ; ses enfants allèrent s’établir à Ivry, dans le village dont cette princesse occupait la principale maison. Madame la duchesse d’Orléans ne leur proposa point d’appartement chez elle ; ils furent horriblement mal logés dans le village, où ils ne purent trouver que trois vilaines petites chambres.

Madame la duchesse d’Orléans mourait de plusieurs maux devenus incurables : un cancer, une paralysie et l’hydropisie. Il est impossible de mourir avec plus de courage, de douceur et de piété. On disait que son cancer était venu de la maladresse d’un valet de chambre qui, en voulant prendre sur une tablette deux in-folio, en laissa tomber un sur le sein de la princesse ; on ajoutait que, dans la crainte d’affliger mortellement ce valet de chambre, et dans l’espoir que cet accident n’aurait point de suites, elle ne voulut ni se plaindre, ni appeler le secours de l’art, et qu’elle laissa enraciner le mal jusqu’au moment où il devint insupportable et sans ressource. Les gens du monde, en général, ne croient point à cet excès de bonté qui leur paraît hors de toute vraisemblance ; pour moi, par la connaissance que j’avais du caractère de la princesse, je fus très disposée à ajouter foi pleine et entière. Voici un fait dont je fus témoin, lorsque j’étais encore au Palais-Royal. Un jour, la princesse, étant à sa toilette, se frottait le dedans de l’oreille avec la tête d’une de ces longues épingles que les femmes employaient jadis dans leur coiffure ; dans ce moment, l’une de ses femmes de chambre passa derrière elle, et lui donna maladroitement un coup violent au bras, qui fit tellement enfoncer l’épingle dans l’oreille, qu’elle en perça le tympan ; la douleur fut excessive ; cependant la princesse ne fit pas une plainte, dans la seule crainte de faire de la peine à la femme de chambre qui l’avait involontairement blessée. On ne sut cet accident que plusieurs jours après, parce que la princesse, ne pouvant plus supporter les douleurs les plus aiguës, fit venir un chirurgien qui trouva l’oreille dans un état affreux ; elle en fut malade plus de dix ou douze jours.

Madame la duchesse d’Orléans douairière termina sa carrière un samedi ; M. le duc d’Orléans, S. A. R. et mademoiselle d’Orléans la veillèrent durant les trois derniers jours de sa vie ; ils ne la quittèrent pas un seul instant : elle les traita avec tendresse, elle leur donna solennellement sa bénédiction ; quelques jours avant sa mort, elle refit son testament, qui est touchant, et par conséquent équitable et chrétien.

M. le duc d’Orléans et mademoiselle d’Orléans furent sensiblement affligés ; j’allai à Neuilly. Je fus bien affectée du changement extrême de leurs figures ; on voyait sur leurs visages combien ils avaient souffert. M. le duc de Chartres avait la rougeole, mais de l’espèce la plus bénigne. Cet aimable enfant est si sensible qu’il fut aussi touché que frappé vivement lorsqu’il reçut la bénédiction de sa grand’mère ; tout se passa de la manière qui pouvait honorer le mieux la mémoire de la princesse. Le corps resta à Ivry dans une chapelle ardente ; il fut gardé par les dames d’honneur de S. A. R., de mademoiselle d’Orléans et de madame la duchesse de Bourbon.

Monsieur et monseigneur le duc d’Angoulême annoncèrent qu’ils iraient à Ivry jeter de l’eau bénite sur le cercueil. Après la mort de la princesse, le roi reçut M. le duc d’Orléans ; il le traita avec une bonté particulière. Le corps de madame la duchesse d’Orléans fut porté à Dreux, dans la sépulture de M. le duc de Penthièvre, son père. M. le duc d’Orléans accompagna le convoi.

En rentrant en France, la première pensée de S. A. S. madame la duchesse d’Orléans a été de remplir les devoirs sacrés de la nature et de la piété. Elle racheta, pour rétablir la sépulture de son père, ce qui avait été vendu de la collégiale de Dreux ; les travaux commencèrent aussitôt ; ils furent interrompus par les événements de 1815 ; mais on les reprit ensuite avec activité. Le chemin qui conduisait jadis à l’église n’existait plus ; la montagne abandonnée était devenue impraticable. On traça une nouvelle route parfaitement belle et facile ; on aplanit le sol sur lequel est posée la magnifique église que la piété filiale fait élever, et qui doit renfermer le tombeau de M. le duc de Penthièvre.

L’église, qui ne doit être qu’une chapelle funéraire, est digne, par sa beauté, de la main qui l’a fait élever et qui en a posé la première pierre ; elle a cent pieds de long sur soixante de large, et son architecture réunit l’élégance à la majesté sévère qui convient à ce genre d’édifice.

Le général Gérard, mari de ma petite-fille Rosamonde, avait acheté de M. de Valence la terre de Sillery pour la somme de 300.000 francs, sous la condition que si M. Gérard la revendait plus cher, il partagerait avec lui la moitié du profit. A la mort de M. le marquis de Puisieux, cette terre passa, par substitution, à mon beau-frère, le marquis de Genlis, qui, au bout de cinq ans, la vendit dix-huit cent mille francs à M. Randon, financier. Madame la maréchale d’Estrées, fille unique de M. de Puisieux, en fit le retrait, et dans son testament, ayant institué le comte de Genlis son légataire universel, cette terre nous appartint, et M. de Genlis assura mon douaire de la manière la plus solide sur cette belle possession ; il y fit des embellissements admirables, entre autres, dans les jardins ; je crois avoir dit déjà que, profitant des belles eaux qui environnaient le château, et à travers lesquelles passait une jolie rivière, il fit autant d’îles que j’avais d’enfants et d’élèves, et auxquelles il donna leurs noms ; toutes ces îles charmantes, remplies de beaux arbustes et de fleurs, aboutissaient par des ponts élégants à une grande île magnifique qui portait mon nom : et l’on y trouvait un superbe pavillon dans lequel était mon buste en marbre sur un piédestal ; M. de Genlis avait fait graver des vers de sa composition que je ne crois pas avoir cités, les voici :

Toi qui fais ma félicité,
Mon cœur, pour toi toujours le même,
Veut que les traits de ce qu’il aime,
Passent à l’immortalité.

Ma fille, à laquelle passa cette terre, céda généreusement tous les droits qu’elle y avait à M. de Valence. Quand j’y retournai en revenant des pays étrangers, quel serrement de cœur j’éprouvai en voyant un vilain marais à la place des belles îles détruites, et la majestueuse galerie du château et la superbe chapelle abattues !

Il y a longtemps que j’ai fait une singulière remarque. Je savais, avant la révolution, tous les cris des marchands des rues de Paris ; on pouvait les noter, car ils sont tous des espèces de chants ; j’avais observé que ces chants étaient extrêmement gais, et que, par une conséquence naturelle, ils étaient presque tous en ton majeur. Depuis la révolution, en rentrant en France, je reconnus avec surprise que ces cris que, depuis mon enfance, je n’avais jamais vu changer, n’étaient plus du tout les mêmes, et que de plus ils étaient à peine intelligibles, excessivement tristes et lugubres, et presque tous en ton mineur… Après y avoir réfléchi, voici comment j’explique cette singularité ; ce changement a dû s’opérer durant les années effroyables du règne de la terreur. Qu’on se figure s’il est possible qu’une marchande de pain d’épices, à côté d’une charrette remplie d’infortunés allant à l’échafaud, ait pu crier gaiement : V’là le plaisir, mesdames !… et que tous les autres marchands, au milieu de ces horribles spectacles, aient pu conserver leur accent joyeux. Peu à peu cet accent s’est altéré ; il est devenu sombre, confus, et il est resté lamentable. Cette observation est à la louange du peuple, car elle prouve mieux qu’aucun autre fait combien il était ému, troublé et sensible à la pitié.

Je n’allai point cette année à la campagne, malgré les pressantes invitations de M. de Saulty, dont le beau château me plaît tant, et dont j’aime si sincèrement la respectable famille. J’aurais eu bien envie aussi d’aller à Bligny, chez Anatole de Montesquiou, et chez ma petite-fille Rosamonde ; mais je ne pouvais songer à faire des courses d’amusement, dans l’état de dépérissement où je voyais M. de Valence. Madame Récamier contribuait beaucoup à me dédommager de mon espèce de captivité ; elle venait me voir souvent, et plus je causais avec elle, plus je trouvais d’esprit et d’intérêt dans sa conversation. Si elle n’avait pas été aussi jolie et aussi célèbre par sa figure, elle serait mise au nombre des femmes les plus spirituelles de la société. Il est impossible d’avoir plus de délicatesse dans les sentiments et plus de finesse dans l’esprit ; elle me conta un jour qu’elle avait reçu le matin une lettre dont elle était avec raison extrêmement touchée ; cette petite histoire mérite d’être rapportée : la voici.

Il y avait environ onze ans que madame Récamier, étant à sa fenêtre sur la rue, vit passer une femme qui jouait de la vielle, et qui ordonnait à une petite fille de cinq ans et demi de danser sous la fenêtre de madame Récamier. La petite fille obéit, mais d’un air honteux et en pleurant, ce qui attendrit tellement madame Récamier, qu’elle fit questionner la femme, qui répondit qu’elle n’était pas la mère de cette enfant, orpheline dès le berceau. Madame Récamier donna de l’argent à la femme, qui consentit à lui céder l’enfant, qui avait une petite figure angélique ; madame Récamier la mit chez une honnête lingère, où elle apprit sa religion, à lire, écrire, compter et coudre. Quand elle eut douze ans, madame Récamier la mit dans un couvent pour faire sa première communion, où elle resta quelques années ; ensuite la jeune personne demanda à y rester. Madame Récamier paya toujours sa pension et n’en entendit plus parler ; elle l’oublia. Mais elle venait d’en recevoir une lettre la plus touchante dans laquelle cette jeune personne, qui avait seize ans et demi, la remerciait avec la plus vive sensibilité de l’avoir retirée de la rue, et de lui avoir donné de l’éducation et de bons principes ; elle lui disait qu’elle était au comble du bonheur ; que son noviciat venait de finir, et qu’elle avait prononcé ses vœux le matin.

Quand on songe à ce que cette enfant aurait été sans madame Récamier, et à ce qu’elle est, on ne saurait trop admirer cette excellente action.

J’étais chargée d’une commission pour M. d’Aligre, pair de France ; et comme il s’agissait d’une bonne action, j’étais sûre d’être bien accueillie. Il vint chez moi à ce sujet, et écouta avec intérêt ce qu’on m’avait chargé de lui dire ; ensuite il me parla avec détail des établissements de charité qu’il comptait faire, entre autres, un hospice pour les mutilés. Je le priai d’y joindre une salle pour les pauvres enfants rachitiques bossus, ayant trouvé un moyen très simple de les redresser, en leur faisant tirer la corde d’une poulie à laquelle est un seau. J’ai eu cette invention d’après l’observation faite à la campagne qu’aucune servante tirant de l’eau depuis son enfance n’est bossue ; j’ai détaillé cette invention dans les Leçons d’une gouvernante. M. d’Aligre m’apprit qu’il possédait la terre de Saint-Aubin, qui appartenait jadis à mon père, et dans laquelle j’ai passé mon enfance jusqu’à ma douzième année. Je savais que cette terre avait passé entre les mains de M. de La Tour, intendant d’Aix ; mais j’ignorais qu’à sa mort sa fille, qui est aujourd’hui madame d’Aligre, en eût hérité ; on a bâti un nouveau château, on a abattu l’ancien, à l’exception d’une seule tour qui faisait partie de mon appartement, et dans laquelle je couchais. La tradition a conservé ce souvenir, et madame d’Aligre n’a pas voulu que cette tour fût abattue ; ce qui est d’autant plus aimable pour moi, que je n’ai eu ce détail que par hasard. C’était de cette tour que j’échappais à la vigilance de mademoiselle de Mars pour aller donner des leçons d’histoire de France aux petits polissons qui ont formé ma première école, et qui m’écoutaient au pied du mur, sur le bord d’un étang, tandis que je les haranguais du haut d’une terrasse. Je parlai beaucoup de Saint-Aubin à M. d’Aligre ; il m’assura qu’il y avait encore des vieillards qui se souvenaient de m’avoir vue ; j’espérais que parmi ces vieillards il se trouverait quelques-uns de mes disciples ; je crains bien qu’ils n’aient oublié mes leçons et les vers des tragédies de mademoiselle Barbier qu’ils déclamaient en patois bourguignon. Quant à moi, soixante-quatre ans écoulés depuis cette époque ne m’avaient rien fait oublier de ce qui regarde Saint-Aubin et Bourbon-Lancy. J’étonnai bien M. d’Aligre par ma mémoire à cet égard ; il me conjura d’aller dans le cours de l’automne prochain lui faire une visite à Saint-Aubin. Rien au monde ne m’eût été plus agréable ; mais les joies de la terre sont finies pour moi, et je suis bien persuadée que je n’aurai jamais celle-là. O que de sensations j’éprouverais, que de pensées à la fois douces et mélancoliques j’aurais en me retrouvant dans ces lieux chéris où s’écoula mon heureuse enfance ! Alors l’avenir était tout entier à moi ! J’étais loin de prévoir combien il serait orageux ! Que de regrets et de repentirs se mêleraient aux touchants souvenirs de ce temps de paix, d’innocence, d’espérance et de bonheur ! Combien de fois je répéterai que nous faisons nous-mêmes notre destinée, et que si la mienne n’a pas été plus heureuse, c’est que je l’ai gâtée par mon imprudence et par mes fautes. Ces idées sont tristes, mais elles donnent du courage ; qui oserait se plaindre des peines qu’on a méritées ? Au reste, malgré ces pénibles retours sur moi-même, je trouverais un charme infini à revoir Saint-Aubin. Mais cette idée s’anéantit auprès de celle du voyage de la Terre-Sainte ; car j’avais le projet formel d’en faire le pèlerinage sous quelques mois ; c’était là que tous mes vœux me transportaient. Je jouais presque tous les jours de la harpe, et un soir j’en jouais avec délices ; je commençai la composition (paroles et musique) du morceau que je voulais jouer dans la maison de David, si Dieu me faisait la grâce d’aller à Jérusalem.

Il y avait plus de douze ans que je n’avais essayé de former un son, et je retrouvai une voix très juste et très douce, mais en chantant de la tête, ce que je ne faisais pas jadis ; ma grande et belle voix était tout à fait naturelle. Je trouvai tant de charme dans cette double composition, qu’il ne me fut possible de m’arracher de ma harpe qu’à trois heures et demie du matin.

J’ai jadis assez bien observé et assez bien peint le monde et la cour du temps de ma jeunesse et de mon âge mûr. Il y avait alors dans la société des conversations charmantes, un ton parfait en général, de la grâce et des ridicules ; car les ridicules sont très remarquables où se trouvent un ton fixe et réputé bon, et un mauvais ton reconnu tel. Mais quand ces deux choses n’existent plus, il n’y a plus de ridicules ; on ne peut les apercevoir que par les souvenirs. Comme j’ai conservé toute ma mémoire, je suis aussi frappée de tout ce que je vois, de tout ce que j’entends, que si j’étais dans la société une jeune débutante née avec du goût et l’esprit d’observation ; rien ne me rappelle ce que j’ai vu dans mes beaux jours et tout me les fait regretter. On ne cause plus ; Labruyère a dit : « Conteur, mauvais caractère. » S’il vivait il trouverait un bien grand nombre de mauvais caractères ! Si douze ou quinze personnes sont rassemblées, ceux qui passent pour être aimables et spirituels (lorsqu’on ne parle pas politique) content tour à tour des histoires satiriques et burlesques ; les autres applaudissent par des éclats de rire si bruyants, que je frissonne toujours à la fin d’un récit, certaine d’avance que les voûtes du salon vont retentir avec un bruit qui a pour moi quelque chose d’effrayant. Les meilleurs conteurs sont ceux qui joignent à leurs récits la pantomime et une véhémente gesticulation. Quant à la conversation, elle est absolument nulle, on ne sait plus ce que c’est. Une chose encore à laquelle je ne m’accoutumerai jamais, c’est à la manière intrépide dont les hommes entrent et sortent d’un salon, et aux scènes qu’il faut essuyer à leur apparition et à leur départ ; ils viennent fondre sur vous pour vous souhaiter le bonjour ou le bonsoir et pour vous dire adieu. J’ai cherché la raison de cette singulière coutume et je crois l’avoir trouvée : beaucoup de gens, depuis la révolution, n’étaient pas accoutumés à venir s’établir jusque dans les salons ; lorsqu’ils y ont été admis, ils ont pensé qu’il fallait surtout ne pas avoir l’air embarrassé en y entrant et en s’y établissant ; alors ils se sont armés d’un mâle courage, et de là cette impétuosité et cet air d’assurance et de hardiesse, qui est devenu une habitude presque généralement adoptée par tous les gens même qui peuvent, sans étonnement, se trouver en bonne compagnie.

J’ai aussi recherché l’origine des petits tabourets, que les maîtresses de maison mettent sous leurs pieds, et qu’elles font donner aux dames qu’elles considèrent le plus. Jadis les princesses du sang auraient cru manquer de politesse si elles eussent ainsi, dans un cercle, établi leurs pieds sur un de ces tabourets. Cette mode fut introduite sous le Directoire, s’accrédita sous le Consulat et devint universelle sous l’Empire.

Après y avoir profondément réfléchi, je crois qu’on doit attribuer cette mode à celle des chaufferettes, qui élevaient aussi les pieds, et dont faisaient un usage journalier, et de tout temps, les femmes des classes inférieures de la société. Une très grande quantité de dames de ces classes, dont les maris firent fortune, parurent tout à coup dans le grand monde avec d’éclatantes parures de diamants et de magnifiques schalls de cachemire ; mais au milieu de cette pompe elles ne purent s’empêcher de regretter les chaufferettes, et pour se consoler de cette privation, elles imaginèrent ingénieusement de substituer aux chaufferettes les petits tabourets. J’ai trouvé de même l’origine de beaucoup d’autres usages nouveaux ! mais je n’en fais point ici mention, parce que j’en ai parlé dans mon Dictionnaire des étiquettes.

Il y a un caractère que je n’ai jamais peint, mais qui est devenu très commun depuis la révolution ; ce sont les gens qui s’érigent en prophètes, et qui prétendent avoir prédit avec détail tous les événements les plus singuliers depuis la révolution ; à chaque chose nouvelle ils vous interpellent tout à coup en s’écriant : « Je vous l’avais dit, vous devez vous en souvenir ? » On ne s’en souvient jamais ; n’importe ; ils l’affirment, le soutiennent, et par politesse il faut se taire ! J’avoue que je n’ai guère cette urbanité, et que, lorsque l’on me demande ainsi à faux mon témoignage, je le refuse nettement ; j’y gagne de ne plus être interrogée sur ce point : on trouve assez d’autres personnes qui ont une mémoire plus complaisante.

On convient bien généralement que la grâce et le bon goût ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étaient jadis ; mais on répète qu’au moins on trouve dans la société plus de naturel, comme s’il y avait de la grâce sans naturel. J’avoue que plusieurs années avant la révolution une grande dégénération se faisait remarquer dans le grand monde.

Tandis que la philosophie moderne corrompait les mœurs et dénouait tous les liens de la société, elle mettait à la mode le langage de la sensibilité, mais dans un langage emphatique, un galimatias ridicule, qu’il fallait avoir l’air de comprendre, et dont personne n’était la dupe ; toutes les démonstrations qui ne prouvent rien, tous les discours affichaient la sensibilité la plus exaltée, presque toutes les actions sérieuses décelaient et prouvaient un profond égoïsme. Cette espèce d’affectation en entraîna beaucoup d’autres et donna à la fin de ce siècle un caractère de fausseté qui devint à peu près général. Ceux qui vantaient le plus les charmes de la solitude et de la vie champêtre n’aimaient que le monde et la dissipation. Les courtisans affectèrent de s’ennuyer à Versailles ; les dames qui avaient le plus désiré et sollicité des places à la cour se récriaient sans cesse sur l’ennui mortel d’aller faire leurs semaines. On intriguait pour se faire inviter à un bal remarquable, à une grande fête ; en même temps on se plaignait amèrement de ne pouvoir se dispenser d’y aller. Si l’on s’amusait dans une nombreuse société, on n’en convenait jamais ; les prétentions à la simplicité des goûts, à la solidité du caractère ne permettaient pas un tel aveu. Si, à un petit souper, à une partie particulière, arrangée dans une société intime, on s’ennuyait, on y affectait la plus grande gaieté, et pendant huit jours on ne parlait que de l’agrément de cet insipide souper. Il en était ainsi de tout : on affectait continuellement une ardente admiration pour les choses que l’on ne comprenait point et pour des arts qu’on était hors d’état de juger. On voyait des gens du monde qui ne sentaient pas la mesure des vers s’extasier en parlant de poésies qu’ils n’avaient jamais lues, et des admirateurs enthousiastes de Voltaire et de Rousseau, qui ne savaient ni le français ni l’orthographe, et qui n’auraient pas été capables d’écrire passablement un billet. Des littérateurs d’une complète ignorance en musique écrivaient et publiaient les plus ridicules dissertations sur le mérite musical des productions de Gluck et de Piccini. On se passionnait sans rien sentir, et, sans étude et sans connaissances, on jugeait tout hardiment et en dernier ressort. Cette affectation eut les plus funestes conséquences ; elle rendit l’esprit aussi faux que les caractères ; on adopta aveuglément toutes les opinions que l’on crut dominantes, et qui pouvaient donner une espèce de réputation, de quelque genre qu’elle fût. Jadis, dans le monde, on se contentait d’obtenir de la considération ; il ne fallait, pour cela, qu’une conduite sage et noble ; mais quinze ans plus tard, l’insipide estime fut abandonnée à la médiocrité ; on voulait de la gloire, ce qui préparait à vouloir des royaumes. On prit un jargon philosophique, c’est-à-dire pédantesque, souvent inintelligible et toujours frondeur. Au milieu des thèses sentimentales soutenues dans la société, on esquissa les droits de l’homme ; on vit naître, avec le galimatias, non les nobles idées d’une sage liberté, mais ce qu’on appela depuis les idées libérales. En même temps on se moqua de tout ; le scepticisme, sous le nom de persiflage, s’introduisit dans le grand monde. Cette affectation ne fut générale et à son comble que très peu de temps avant la révolution.

Sous le règne de la terreur, l’affectation ne conservait que la déraison et l’emphase, mais d’ailleurs changeant de caractère elle devint atroce. On n’affecta plus que la férocité. Alors, tout fut bouleversé, le langage, les mœurs, la signification des mots, l’expression des sentiments, la louange, le blâme, les vices et les vertus ; la crainte, si timide jusqu’alors, quittant son maintien naturel, prit tout à coup un air menaçant ; des hommes qui n’étaient pas nés inhumains prêchèrent le meurtre pour échapper à la proscription ; la lâcheté cacha son épouvante sous un masque affreux souillé de sang !…

Après le règne de la terreur jusqu’à la Restauration, il n’y eut point dans le grand monde d’affectation marquée. En général une ambition démesurée s’empara de tous les esprits ; on ne fut occupé que du soin de trouver les moyens d’obtenir des grades, des emplois lucratifs, de l’argent, des majorats, des royaumes. Les intrigues d’affaires suspendirent celles de l’amour et de la galanterie ; le désir de plaire céda au désir d’élever sa fortune ; les grâces françaises tombèrent en désuétude : il n’en resta plus qu’une tradition incertaine et dédaignée ; l’amitié ne fut plus qu’une association d’intérêts pécuniaires ; elle ne demanda ni soins, ni procédés tendres et délicats, mais des services solides et réciproques : elle fut un calcul, un marché.

Nous avons vu une étrange affectation (dans quelques personnes), celle d’afficher avec aigreur, avec emportement, l’attachement le plus légitime, le plus vertueux et le mieux fondé ; sentiment devenu général, et qui devrait rétablir la paix et l’union dans la société. Ce zèle affecté, ou sincère, n’est pas selon la science. Je terminerai cet article par un trait d’histoire. Un courtisan d’Alexandre le Grand, dans l’intention d’être cité, se trouvant dans une nombreuse assemblée, y débitait d’un ton d’énergumène beaucoup d’extravagances qu’il croyait très flatteuses pour le monarque. Le sage Callisthène, qui l’écoutait, lui dit : « Si le roi t’entendait, il t’imposerait silence. »

J’étais bien fâchée, depuis longtemps, d’avoir perdu la relation de mon voyage en Auvergne. Mademoiselle d’Orléans venait d’y acquérir une terre ; elle y fit un voyage, et j’aurais eu un grand plaisir à lui donner cette relation, qui contient tout ce qu’il y a de plus curieux à voir dans cette province. Comme je lui exprimai ce regret à son retour, elle m’apprit qu’elle avait une copie écrite de sa main de ce petit ouvrage ; elle eut la bonté de me le prêter, et je le relus avec beaucoup de curiosité.

Je fis ce voyage au commencement de la révolution, et j’en revins par Lyon ; je connus à Clermont de quelle manière s’y prenaient les révolutionnaires pour se faire des partisans parmi le peuple. L’Auvergne était chrétienne et pieuse, et l’on n’attaquait point encore la religion. Cependant on avait établi un club à Clermont, et là, par un règlement particulier, tous les laboureurs y étaient reçus sans scrutin ; ce qui est absurde, car un laboureur peut fort bien être un ivrogne et un débauché, et, par conséquent, un mauvais homme. Les assignats qu’on établit dès le commencement de la révolution firent dans toutes les provinces un mauvais effet ; mais à Clermont, quand j’y étais, dès qu’un laboureur appartenait à la Société des amis de la constitution des assignats, il en recevait sur-le-champ l’argent sans aucune espèce de retenue. Je suppose que les amis de la constitution en agissaient ainsi dans toutes les autres provinces. Ces moyens secrets étaient plus efficaces que les discours pompeux et les harangues emphatiques.

Voici un bien joli mot de S. A. R. Madame la duchesse de Berry ; je le tiens d’une personne qui a l’honneur de l’approcher, et qui le lui a entendu dire :

Un garde forestier, pour se faire valoir et obtenir une récompense, un jour où M. le duc de Bordeaux devait se promener en voiture à Bagatelle, jour où l’on avait annoncé la route qu’il devait prendre, alla trouver madame de Gontaut, gouvernante du jeune prince, pour lui annoncer qu’en faisant sa ronde il avait découvert un assassin dans les broussailles, qu’il avait voulu l’arrêter, que l’assassin lui avait tiré un coup de fusil qui avait seulement blessé son cheval, qu’ensuite il s’était enfui, et que pour courir plus vite il avait jeté son fusil, etc. D’après cette histoire, on voulut détourner madame de Gontaut de mener le jeune prince sur cette route, et malgré toutes les représentations, elle eut le courage et la fermeté de faire toute la promenade annoncée. Quand on en rendit compte à madame la duchesse de Berry, cette princesse approuva la gouvernante en ajoutant : « M. le duc de Bordeaux ne doit jamais reculer, même à un an. »

Cette prétendue conspiration était entièrement de l’invention du garde forestier, qui avoua tout au ministre de la police.

M. le duc d’Orléans voulut bien m’amener M. le duc de Chartres pour me remercier de la dédicace des Jeux champêtres. M. le duc de Chartres joint une figure charmante à une raison très prématurée et au maintien le plus intéressant par la douceur et la modestie ; il avait alors onze ans, et je me rappellerai toujours qu’à peine âgé de six ans il écrivit, sous ma dictée, près d’une demi-page sans faire une faute d’orthographe et d’une très jolie écriture.

M. le duc d’Orléans me dit, dans cette visite, qu’il avait hérité de la princesse sa mère d’un superbe tableau représentant, de grandeur naturelle et de la tête aux pieds, madame de Maintenon ; il m’engageait à l’aller voir. Je répondis seulement que je le connaissais, et je parlai d’autre chose. En effet, je connais ce tableau, puisqu’il m’a appartenu pendant sept ou huit ans. Après avoir donné au public le roman historique de Madame de La Vallière, une dame de la société, que je connaissais très peu alors (madame Dubrosseron), se passionna tellement pour cet ouvrage, qu’elle m’envoya en présent un beau portrait de madame de La Vallière, que, suivant mon ancienne coutume de tous les temps, je ne manquai pas de donner aussi. L’année d’ensuite je fis paraître Madame de Maintenon, et M. Crawford, qui avait une superbe collection de portraits originaux de personnages célèbres, m’envoya le magnifique portrait de madame de Maintenon ; je le gardai plusieurs années, tout le monde l’a vu et admiré dans mon salon. A la restauration, je me suis trouvée tout à coup sans pension, sans possibilité de vendre un ouvrage, parce qu’il n’y avait plus d’argent ; toute la littérature était suspendue. Réduite, pour vivre, à emprunter à des usuriers, j’étais fort embarrassée ; je proposai à M. Giroux, du Coq-Honoré (qui est à la fois un artiste distingué et l’un des plus honnêtes marchands de Paris), de m’acheter le tableau de madame de Maintenon ; M. Giroux me répondit que ce tableau était d’un très grand prix, mais non du genre de ceux dont il faisait l’acquisition ; il ajouta que madame la duchesse d’Orléans, la douairière, cherchait partout des portraits de personnes célèbres ; qu’en le lui faisant proposer elle l’achèterait sûrement ; il me conseilla d’en demander six mille francs, en m’assurant qu’il valait beaucoup plus. J’écrivis un petit billet à M. Folmont, en lui proposant pour madame la duchesse d’Orléans ce tableau, s’il était vrai qu’elle en désirât de ce genre, en citant tout ce que M. Giroux m’avait dit à ce sujet, et ne demandant que quatre mille francs. Sans faire examiner le tableau, on m’envoya sur-le-champ les quatre mille francs, et je donnai aussitôt ce beau portrait : voilà comment il a passé entre les mains de M. le duc d’Orléans, qui ne sait rien de ce détail.

Je fus bouleversée, à cette époque, par la funeste nouvelle de la mort subite de madame la duchesse de Bourbon, qui mourut en une minute dans l’église de Sainte-Geneviève, étant sortie de chez elle en parfaite santé ; elle avait été la veille au Palais-Royal, où elle avait montré sa vivacité accoutumée. Elle portera devant Dieu d’immenses charités faites avec autant de soin que de constance. Je me rappelai avec attendrissement ses charmantes bontés pour moi, et j’éprouvai une espèce de remords de les avoir si peu cultivées depuis dix-huit mois. J’eus l’honneur de la rencontrer chez mademoiselle d’Orléans, quinze jours avant sa mort. Elle me fit les plus aimables reproches sans aucune aigreur et avec une grâce inexprimable. Le jour de ce fatal événement, on fit chez elle, rue de Varennes, à l’ancien hôtel de Monaco, la plus belle de toutes les oraisons funèbres. Ses domestiques regrettaient en elle la meilleure de toutes les maîtresses, et les pauvres qu’elle a établis dans son jardin se désolaient de la perte irréparable de leur bienfaitrice. Elle avait fait bâtir dans ce beau jardin deux hospices, l’un pour six vieilles femmes, l’autre pour seize convalescents sortant de l’Hôtel-Dieu ; charité aussi ingénieuse que touchante, parce que ces convalescents ne sont jamais assez bien rétablis pour pouvoir reprendre sans danger leurs travaux. Madame la duchesse de Bourbon leur prodiguait tous les soins nécessaires, en les fortifiant par une excellente nourriture, et en les accoutumant doucement, par gradation, à se remettre à un travail qu’ils faisaient à leur profit ; elle ne les renvoyait que lorsqu’ils étaient en parfaite santé. Ils emportaient une petite somme d’argent, et ils pouvaient compter sur la protection de la princesse.

Madame la duchesse de Bourbon avait fait creuser dans son jardin un puits pour la commodité de ces hospices, et elle dit un jour qu’on la contrariait à ce sujet, en opposant mille obstacles à la constitution de ce puits, que rien ne la rebuterait, et qu’elle viendrait à bout de le faire (ce qui a été en effet). Mademoiselle Julie Gros, qui avait seize ans, et qui était présente à cet entretien, prit la parole et dit : « Je le crois bien, madame, il y a tant de verres d’eau dans un puits !… » Je ne connais pas de mot plus fin et plus délicat que celui-là.

On ouvrit le testament de madame la duchesse de Bourbon ; elle y donne aux pauvres toutes les choses dont elle peut disposer ; elle charge mademoiselle d’Orléans de prendre soin de ses deux hospices. Elle ne pouvait confier cette bonne œuvre en de meilleures mains. Une chose bien frappante, c’est qu’elle a signé et fini ce testament le jour même de sa mort ; il est daté de ce jour, à dix heures du matin : elle sortit à dix heures et demie pour aller à l’église de Sainte-Geneviève, où elle mourut à une heure après midi.

L’entresol où j’étais logée chez M. de Valence était une véritable caverne, par le manque de jour et d’air ; mais il avait de plus l’inconvénient d’un bruit affreux : j’avais deux pompes, une à la tête de mon lit, et l’autre au pied ; elles me réveillaient en sursaut dès le point du jour. J’étais encore tourmentée par le bruit de la porte cochère et de la voûte sur laquelle posait ma chambre à coucher ; enfin il fallait supporter aussi le vacarme continuel de l’écurie, des chevaux, des voitures, et le frottage du salon et des appartements suspendus sur ma tête. Toutes ces choses troublaient, agitaient cruellement mon sommeil, et me donnaient, la nuit, de grandes crispations de nerfs ; cependant ma santé ne paraissait pas en souffrir, j’en étais quitte pour des convulsions nocturnes et des insomnies. Je restais par pitié pour l’état de M. de Valence, que j’aurais mis au désespoir en m’en allant ; il s’avançait chaque jour vers la tombe ; par une fantaisie de malade, M. de Valence, qui naturellement n’aimait point du tout la musique, me conjura de lui jouer de la harpe tous les jours, seulement deux ou trois heures. Enfin, se sentant très mal, il demanda son confesseur ; il se confessa pendant trois grands quarts d’heure, il demanda les sacrements, et il expira pendant l’extrême-onction. Je m’attendais à sa mort, que m’annonça, avec beaucoup de ménagement, le général Gérard. Cette nouvelle me glaça ! J’avais neuf ans de plus que lui, et il avait l’air si robuste ! L’affliction si vraie de mes petites-filles et de madame de Valence acheva de m’accabler.

Je voulais me mettre dans un couvent, mais, dans tous ceux de Paris, ne trouvant pas un seul logement qui pût me convenir, je pris la résolution d’aller pour quelques mois m’établir à Tivoli, maison de santé si justement célèbre par son jardin, sa riante situation, ses bains si commodes et si bien servis, et pour la politesse et la parfaite honnêteté de ceux qui la gouvernent.

Me disposant, au printemps, à partir pour Mantes, je fis mes adieux à tous mes amis, qui les reçurent avec tendresse, à leur manière : M. de Courchamp, avec sa grâce et son originalité ordinaires, me gronda ; M. Valery soupira sans se plaindre ; le chevalier d’Harmensen, ne se contraignant point tête-à-tête avec moi, s’attendrit et pleura ; madame de Choiseul me demanda mille fois avec vivacité de revenir bientôt ; Anatole de Montesquiou m’envoya de jolis vers ; quant à ma fille et mes petites-filles, elles allaient elles-mêmes partir pour la campagne et pour longtemps ; madame de Celles venait d’obtenir une place auprès de Son Altesse Royale madame la duchesse d’Orléans.

J’arrivai à Mantes dans les premiers jours du printemps de 1824. La route de Paris à Mantes est charmante ; j’étais dans une bonne berline avec des chevaux de louage ; le voyage seul me fit beaucoup de bien ; j’arrivai à Mantes fort leste et en très bonne santé.

Je fus enchantée de la ville de Mantes ; la cathédrale gothique est d’une grande beauté, les promenades sont ravissantes ; j’ai sous ma fenêtre un joli jardin qui appartient à la maison, et la plus belle vue du monde ; il y a dans cette maison une belle et grande salle de bains, et précisément vis-à-vis notre porte cochère un couvent de religieuses où l’on dit la messe tous les jours.

Enfin je dîne ici à l’heure qui me convient ; j’y suis exactement le régime qui m’est bon ; je vis dans une douce et profonde solitude, et j’y quadruple, par la retraite, les derniers jours de mon existence.

Ce fut sur la fin de mon premier séjour à Mantes, que notre roi Louis XVIII tomba peu à peu dans un état qui ne laissa plus d’espérance pour sa vie ; cependant l’habileté des médecins et des chirurgiens qui l’entouraient prolongea son existence d’une manière miraculeuse ; à force d’onguents, d’eaux spiritueuses, de quinquina, d’aromates, dont on imbibait son corps chaque jour, on parvenait à ranimer ses forces épuisées et défaillantes ; on peut dire que ce prince fut embaumé vivant. Au milieu de ses maux et de sa destruction visible, ce monarque, véritablement très chrétien, conserva une résignation, une présence d’esprit, un courage et une force d’âme véritablement admirables ; il vécut pour donner à l’Europe l’exemple de la patience et de la dignité dans le malheur, de la clémence, de la reconnaissance et de l’amitié sur le trône, unies au goût éclairé des arts et de la littérature.

Je lisais dernièrement dans un journal la description du tombeau de Bonaparte à Sainte-Hélène ; on a pris les précautions les plus extraordinaires pour que le corps ne pût jamais être enlevé furtivement : on a mis ce corps à une profondeur immense dans la terre ; cette dépouille mortelle redoutée encore est barricadée par des barres de fer et de grosses pièces de bois, fortement croisées les unes sur les autres, etc., etc. Cet hommage souterrain vaut bien une pyramide fameuse et une épitaphe chargée des louanges banales et pompeuses que portent si souvent les pierres sépulcrales.

Je fus obligée de faire un voyage à Paris pour mes mémoires, et ce fut avec beaucoup de regret que je m’arrachai de Mantes, dont l’excellent air, la solitude, la tranquillité parfaite et les personnes qui m’entouraient convenaient si bien à mon cœur et à ma santé.

M. Ladvocat se chargea de tous mes arrangements momentanés ; il me trouva un joli logement rue de Chaillot dans l’enceinte de Paris, mais tellement à une de ses extrémités, qu’on peut se croire à la campagne. Je m’établis là dans une maison de santé chez le docteur Canuet, excellent médecin, dont la famille, bien digne de lui, est également aimable et respectable. La maison est agréablement située et composée de deux pavillons séparés par une jolie cour ombragée par des tilleuls ; de là quelques marches conduisent à un jardin ravissant, tout en arbres verts formant des allées couvertes et des berceaux ; je découvre de mes fenêtres une belle vue, mais qui pourtant ne vaut pas celle de Mantes. J’ai vu avec beaucoup d’intérêt les préparatifs des fêtes pour le sacre ; madame de Choiseul est venue me prendre et m’a conduite dans tous les lieux préparés déjà pour cette grande solennité. J’ai été particulièrement charmée de la décoration de la rue de Rivoli et de celle des Champs-Élysées ; j’ai entendu le bruit du feu d’artifice et j’ai joint mes vœux à ceux de tous les bons Français ; le nombre en est grand, car la joie paraissait être universelle. Le temps pour ce seul jour (celui de l’entrée du roi) a été remarquablement beau ; enfin, pour compléter ma satisfaction, S. A. R., Monseigneur le duc d’Orléans, a bien voulu m’envoyer une énorme provision de pain d’épices de Reims. Malgré ma tempérance naturelle, je n’ai pu résister à ce doux souvenir de ma jeunesse ; j’avais dîné, et j’ai mangé deux ou trois pains d’épice qui m’ont donné pendant plusieurs jours d’assez vives coliques, mais je n’en suis pas moins reconnaissante d’un envoi charmant qui m’a fait tant de plaisir. Dès les premiers jours j’ai senti vivement le bonheur de revoir madame de Choiseul et d’entendre quelques vers nouveaux de son beau poème de Jeanne d’Arc. Quel plaisir de retrouver les entretiens tête à tête d’une amie pour laquelle on n’a rien de caché ! Un mot accompagné du regard qui l’exprime et de l’accent qui part du cœur, un seul mot ainsi prononcé dit tant de choses et les dit si bien ! Cette amie parfaite se charge de mes promenades en voiture et vient me prendre, me conduire au bois de Boulogne, à Passy et dans certains lieux déserts que je ne reconnais pas, parce que depuis que je les ai parcourus tout y est changé ; de grands arbres abattus, laissant à nu un terrain immense, permettent de découvrir de tous côtés le plus ravissant point de vue. Là, madame de Choiseul faisait arrêter la voiture, et nous causions avec délices pendant plus de deux heures. Cet exercice en voiture me fait un bien particulier, et surtout fait avec une amie si aimable. C’est dans la grande rue de Chaillot que se trouvait jadis le couvent dans lequel s’enferma la duchesse de La Vallière, lorsqu’elle s’échappa pour la première fois de la cour avec l’intention de n’y retourner jamais ; mais, comme je l’ai conté dans son histoire, Louis XIV eut encore le pouvoir de l’en arracher. Je passe souvent devant la porte de ce couvent, et ce n’est jamais sans une sorte d’intérêt : il me semble qu’il ne m’est point étranger.

J’ai déjà parlé de la fausse magnificence ; mais, comme elle devient chaque jour plus frappante, je veux faire ici une récapitulation de toutes les faussetés de ce genre et dans laquelle se trouveront comprises un grand nombre d’inventions et de charlataneries dont je n’ai jamais fait mention. Outre l’argent plaqué, les faux cachemires, les fausses eaux minérales, les faux clinquants (faits en papier d’or fin), les fausses perles, les fausses dentelles de point, la fausse soierie, on a encore nouvellement inventé les faux tableaux par un procédé qui les imite si parfaitement, qu’il doit nécessairement faire tomber tous les bons copistes dans ce genre ; les fausses gravures (les lithographies si perfectionnées), les faux cheveux faits en soie : on doit louer cette dernière invention sous plusieurs rapports, cela peut être bon contre l’électricité répandue dans l’air, et ces cheveux sont plus agréables à porter que ceux d’un scélérat mort sur la place de Grève ; le faux vin (fait avec des primevères) ; de faux fruits ; de faux pain (fait avec des pommes de terre et des châtaignes), de fausses odeurs : par exemple, brûlez sur une pelle de l’eau de lavande et du café vous aurez l’odeur de l’aubépine ; de faux cailloux d’Égypte, de fausses agates transparentes, de faux lapis, de faux jaspes sanguins et de Sibérie, de fausses herborisations, etc., etc. : et, sans parler du faux marbre (le stuc), de fausses couleurs, de la fausse blancheur, des fausses veines, des fausses dents, on a inventé plus nouvellement de fausses pierres de taille, de faux beaux bras ; j’en ai vu de tels qui m’ont trompée, ces bras étaient couverts d’une mitaine à jour, à travers laquelle on croyait voir un bras bien rond, bien potelé, de la plus belle carnation, et tout était faux : de fausses porcelaines revêtues de faux or ; de faux acajou, de fausses mosaïques, de fausses anatomies, de faux coquillages, de faux carreaux, de faux madrépores, de sorte que l’on pouvait très facilement former un faux cabinet d’histoire naturelle.

La comtesse Amélie de Boufflers vient de mourir, à soixante-seize ans. Ayant perdu toute sa fortune, elle était réduite, depuis plusieurs années, à une pension de quinze cents livres !… Elle voulut demeurer dans la rue même où se trouvait le magnifique hôtel qui lui avait appartenu et dans lequel s’étaient écoulés les plus beaux jours de sa vie ; elle se retira dans une petite chambre de blanchisseuse, au cinquième étage, et dont la fenêtre était en face de son ancien hôtel. Ne recourant à personne, elle se laissa oublier par tous ses anciens amis. Je n’étais pas de ce nombre ; je l’ai beaucoup rencontrée jadis dans sa jeunesse et dans la mienne, mais je n’ai jamais eu de liaison intime avec elle ; elle était encore dans l’opulence quand je revins en France, je n’allai point la voir. J’appris vaguement, peu d’années après, que le dérangement de sa fortune l’avait forcée de vendre Auteuil, et depuis cette époque je n’entendis plus parler d’elle ; cependant je n’ai appris qu’avec une sorte de saisissement les détails de sa ruine complète et sa fin déplorable. Deux femmes de chambre, bien dignes d’être citées (madame Morta et madame Martin), n’ont jamais voulu l’abandonner ; elles l’avaient servie durant ses derniers jours prospères, elles lui ont été fidèles dans sa détresse et l’ont soignée jusqu’à la mort ; jeunes encore, ayant tous les talents désirables dans leur état, elles auraient pu se placer avantageusement ; la comtesse Amélie les en pressa plusieurs fois en leur répétant ce mot touchant : « Je puis bien mourir toute seule ! » Elles restèrent, non seulement sans gages, mais en mettant au Mont-de-Piété leurs robes, une partie de leur linge et tous leurs petits bijoux, pour soulager la misère de leur infortunée maîtresse. Un tel attachement doit sans doute adoucir les peines d’un cœur déchiré par l’ingratitude et par une foule de douloureux souvenirs !…

Un jour, madame de *** apprit avec étonnement l’extrémité où se trouvait réduite la comtesse Amélie, qu’elle avait connue jadis et perdue de vue depuis longtemps ; elle se rendit aussitôt chez elle ; madame de *** monta avec un serrement de cœur inexprimable les cinq étages du petit escalier tortueux qui conduisait sous le toit de cette humble habitation, elle entra avec effroi dans la petite chambre devenue l’unique asile de celle qu’elle avait vue jadis si animée, si fraîche, si brillante, faisant les honneurs d’une maison remarquable par son élégance et sa somptuosité ! La malheureuse comtesse Amélie, languissamment étendue dans un fauteuil, semblait ne plus attendre que les derniers instants d’une pénible existence.

Madame de *** entreprit de lui offrir quelques consolations. L’air était pur et serein, elle lui proposa de l’aller respirer dans les champs : « Ma chère amie, reprit la comtesse Amélie, quand on a été forcée de se réfugier ici, quand on peut voir à toute heure du haut de ces étages la maison et les jardins où l’on a passé de si belles années, on ne peut, on ne doit sortir de ce triste réduit que pour aller dans la tombe ! »

Trois jours après cet entretien elle n’existait plus ! Elle ne mourut point sans quelque consolation ; elle expira dans les bras de ses deux héroïques amies. Nulle pompe ne l’accompagna au cimetière du Père-Lachaise ; mais les larmes de la plus tendre affection baignèrent son cercueil.

Je n’ai appris que ces jours derniers la mort de madame de Krudener, une personne extraordinaire et intéressante, deux choses qui, réunies, ne seront jamais communes, surtout dans une femme. Je la connaissais quand j’étais aux Carmélites, rue de Vaugirard ; elle m’écrivit pour me demander à me voir : j’y consentis avec plaisir ; j’avais lu d’elle un très joli roman intitulé Valérie, qui n’annonçait nullement l’exaltation de sentiments que j’entendais attribuer à l’auteur. Je fus curieuse de connaître une personne qui alliait des écarts d’imagination à beaucoup de naturel et de simplicité ; et ce fut en effet ce que je trouvai en elle. Elle disait les choses les plus singulières avec un calme qui les rendait persuasives ; elle était certainement de très bonne foi ; elle me parut être aimable, spirituelle et d’une originalité très piquante ; elle revint plusieurs fois me voir, me témoigna beaucoup de bonté et m’inspira un véritable intérêt ; elle avait de la sensibilité, de la douceur, d’excellentes intentions ; elle était jeune encore ; sa mort me fait beaucoup de peine.

Malgré mon goût pour Mantes, malgré la paix, la bonne santé dont j’ai joui dans cette jolie ville, et le bonheur que j’ai goûté au sein d’une famille si vertueuse et qui m’est si chère, je resterai à Paris, ce qui n’est nullement de ma part une inconséquence, car j’ai toujours eu le ferme dessein de m’établir dans un couvent et d’y finir mes jours.

Après des recherches aussi longues qu’infructueuses, et faites par mes amis et par moi, j’ai enfin trouvé dans un couvent (comme je l’ai dit) un logement qui me convient. J’ai passé quatre mois pleins dans la maison de santé si bien tenue par le docteur Canuet, et j’emporte, en m’en allant, un regret sincère de n’avoir plus pour voisin une famille si vertueuse et si aimable. Me voici établie aux dames de Saint-Michel ; j’ai été me promener hier dans leur grand jardin ; je voulais faire une visite à madame la prieure, et la dame religieuse qui avait la bonté de me conduire m’a dit qu’elle ne pouvait me recevoir, parce qu’elle était malade des suites d’un violent chagrin causé par la mort tragique et touchante d’une religieuse qu’elle aimait particulièrement. Voici le détail de cette mort inopinée. On raccommodait, à l’extrémité du jardin, un grand bâtiment qui tombait en ruines ; la religieuse dont il est question, et qui était encore dans la force de l’âge, voulut, par un sentiment céleste, passer dans ces décombres tout le temps de la journée qui n’est point employé à dire les offices ; car elle avait remarqué que les maçons se permettaient, dans leurs entretiens, des expressions et des chants plus que profanes, et que les pensionnaires en se promenant pouvaient entendre. Bien certaine que sa présence contiendrait cette licence, elle allait s’asseoir sur une pierre dans ces ruines, au milieu d’une épaisse poussière. Un matin, les maçons lui représentèrent que la place qu’elle avait choisie était fort dangereuse ; elle imagina qu’ils avaient envie de se débarrasser d’elle et elle resta ; tout à coup une grosse solive tomba sur sa tête et la blessa mortellement ; on envoya aussitôt chercher un prêtre et un chirurgien ; elle avait toute sa connaissance, elle n’eut que le temps de recevoir tous ses sacrements et elle expira une demi-heure après…

Le jardin est très grand ; on y trouve une immense allée bien couverte. Le reste du jardin est en potager, contenant quatre fabriques, qui sont quatre chapelles, l’une dédiée à la sainte Vierge, la seconde à saint Augustin, la troisième à saint François de Sales, et la quatrième à saint Michel. Je désirerais qu’aux chapelles de saint Augustin et de saint François de Sales on mît des inscriptions tirées de leurs sublimes ouvrages.

J’ai eu la curiosité, il y a deux ou trois jours, d’aller visiter le cul-de-sac Saint-Dominique, qui est à deux pas d’ici et dans lequel j’ai passé les plus brillantes années de ma première jeunesse, depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à celui de vingt-deux ; nous y avions un très bel appartement au premier, donnant sur un joli jardin au bout duquel se trouvait une petite porte en face de l’église paroissiale de Saint-Jacques-du-Haut-Pas ; c’est là que mes trois enfants, mes deux filles et mon fils furent baptisés. Mon beau-frère et sa femme occupaient le rez-de-chaussée de cette maison ; comme elle est la dernière du cul-de-sac Saint-Dominique, j’ai dans l’instant reconnu la porte ; mais en entrant dans la cour, j’ai vu que tout était changé dans la maison ; tout devait l’être en effet depuis plus d’un demi-siècle ; j’ai questionné la portière, qui m’a dit que seulement depuis dix ans les appartements n’étaient plus reconnaissables, et qu’afin de les doubler on les avait tous diminués ; que d’ailleurs le maître était absent et qu’il était impossible d’entrer chez lui. Je suis revenue tristement, regrettant, parce que j’aurais voulu les décrire, des impressions qui eussent sans doute été très vives, ce qui fournit toujours quelques idées neuves et morales, mais qui n’auraient pu produire en moi que des regrets et des souvenirs douloureux ? Qu’ai-je fait depuis cette époque de ces cinquante-huit ans que la Providence a daigné m’accorder ? Jusqu’ici si peu de bien ! du moins aux yeux de celui qui ne juge les actions que d’après leurs motifs ! et tant de fautes réelles, tant d’imprudences, de fausses démarches, d’étourderies, de puérilités, de vanités romanesques, de folies en tout genre ! et combien n’ai-je pas éprouvé de joies trompeuses, de malheurs véritables, d’espérances mensongères, de dangereuses illusions et de mécomptes de toute espèce !… Hélas ! dans ce lieu l’avenir encore était à moi ! Si je ne l’eusse pas gâté, comme je le reverrais avec délice, comme je serais heureuse aujourd’hui !… Nous devons demander pardon à Dieu de presque tous nos malheurs.

Madame de Choiseul a fait pour moi quelque chose de charmant ; elle voulait aller voir mon ancienne demeure, je l’en ai empêchée en lui apprenant qu’elle était absolument méconnaissable ; mais madame de Choiseul a été faire une prière pour moi dans l’église paroissiale où mes trois enfants ont été baptisés, et de ces trois enfants, il ne m’en reste qu’une !…

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