Mémoires de Mme la Comtesse de Genlis
MÉMOIRES
DE
MME LA COMTESSE DE GENLIS
Presque tous mes contemporains ont laissé des mémoires contenant l’histoire de leur vie entière, ou du moins celle d’une longue suite d’années. J’ai lu tous ces mémoires ; ils parlent du temps où j’ai vécu, des choses qui se sont passées sous mes yeux, et dont j’avais moi-même recueilli les détails dans un journal particulier auquel j’ai travaillé, sans interruption, tous les soirs, pendant quinze ans.
J’ai dû croire, ayant passé une grande partie de ma vie à la cour et dans le plus grand monde, que je pourrais donner un tableau fidèle d’une société éteinte ou dispersée, et d’un siècle non seulement écoulé, mais effacé du souvenir de ceux qui existent aujourd’hui. Enfin, j’ai pensé que ma vie littéraire n’était pas dénuée de tout intérêt, et qu’il serait assez curieux d’y voir comment une personne qui a tant aimé la solitude, la paix et les beaux arts, et dont le caractère était naturellement doux, timide et réservé, a pu se résoudre à faire tant de bruit, à se mettre si souvent en scène et à s’engager dans des guerres interminables.
Je naquis le vingt-cinq janvier de l’année mil sept cent quarante-six, dans une petite terre en Bourgogne, près d’Autun, et qu’on appelle Champcéri, par corruption, dit-on, de Champ de Cérès, nom primitif de cette terre. Je vins au monde si petite et si faible, qu’il ne fut pas possible de m’emmailloter ; et peu d’instants après ma naissance, je fus au moment de perdre la vie. On m’avait mise dans un oreiller de plumes dont, pour me tenir chaud, on avait attaché avec une épingle les deux côtés repliés sur moi : on me posa, arrangée ainsi, dans le salon, sur un fauteuil. Le bailli du lieu, qui était presque aveugle, vint pour faire son compliment à mon père ; et comme, suivant l’usage de province, il écartait avec soin les grands pans de son habit pour s’asseoir, on s’aperçut qu’il allait s’établir sur le fauteuil où j’étais ; on se jeta sur lui pour le faire changer de place ; et l’on m’empêcha ainsi d’être écrasée. On me donna une nourrice qui me nourrit au château ; elle me nourrit avec du vin mêlé d’eau et d’un peu de mie de pain de seigle, passée dans un tamis, sans me donner jamais une seule goutte d’aucun lait. Cette singulière nourriture, qu’on appelle, en Bourgogne, de la miaulée, réussit parfaitement : avec l’apparence de la délicatesse, je pris une très bonne santé. J’éprouvai dans mon enfance une suite d’accidents fâcheux. A dix-huit mois je me jetai dans un étang, on eut beaucoup de peine à me repêcher ; à cinq ans je fis une chute, j’eus une grande blessure à la tête : comme elle rendit plus d’une palette de sang, on ne me fit pas saigner ; un dépôt se forma dans la tête, il perça par l’oreille au bout de quarante jours ; et, contre toute espérance, je fus sauvée. Peu de temps après, je tombai dans le brasier d’une cheminée ; mon visage ne porta point, mais j’ai conservé toute ma vie deux marques de brûlures sur le corps. Ainsi fut en danger tant de fois, dès ses premières années, cette vie qui devait être si orageuse !
Mon éducation a été si extraordinaire, que je ne puis m’empêcher d’en rendre compte ici. Mon père vendit la terre de Champcéri. Il possédait une maison à Cosne, il alla s’y établir, et y passa trois ans. Le souvenir de cette maison, de son superbe jardin et de sa belle terrasse sur la Loire est resté ineffaçablement gravé dans ma mémoire. Plus tard, mon père acheta le marquisat de Saint-Aubin, terre charmante par sa situation, son étendue et ses droits honorifiques et seigneuriaux. Je n’ai jamais pensé sans attendrissement à ce lieu, qui m’a été si cher. Combien, à l’instant où j’écris, il m’est plus doux de me retracer les promenades et les jeux de mon heureuse enfance, que la pompe et l’éclat des palais où j’ai vécu depuis !… Toutes ces cours si florissantes alors sont anéanties ! tous les projets qu’on y formait avec tant d’assurance n’étaient que des chimères. Versailles tombe en ruines, les délicieux jardins de Chantilly, de Villers-Cotterets, de Sceaux, de l’Ile-Adam, sont détruits ; j’y chercherais en vain les traces de cette fragile grandeur que j’y admirais jadis ; mais je retrouverais les rivages de la Loire aussi riants, les prairies de Saint-Aubin aussi remplies de violettes et de muguets, et ses bois plus élevés et plus beaux. Tandis que, dans les révolutions sanglantes, les palais, les colonnes de marbre, les statues de bronze, les villes même disparaissent en un instant, la simple fleur des champs, bravant tous ces orages, croît, brille et se multiplie toujours.
Le château de Saint-Aubin ressemblait à ceux qu’a dépeints depuis madame Radcliff. Il était antique et délabré, il avait de vieilles tours, des cours immenses.
En sortant du château, on se trouvait sur le bord de la Loire ; et sur l’autre rive, vis-à-vis le château, était située la fameuse abbaye de Sept-Fonts, dont mon père était aussi seigneur, ce qui établissait de grandes relations entre lui et les religieux de cet ordre. Nous allions quelquefois dîner dans cette abbaye. Je savais que dans l’intérieur de leur maison les religieux gardaient un silence éternel.
J’étais élevée avec mon frère, plus jeune que moi de quinze mois ; je l’aimais tendrement ; à l’exception d’une heure de lecture, nous pouvions jouer ensemble toute la journée. Nous passions une partie du jour dans les cours, le soir nous jouions dans le salon. Mon père, trouvant nos jeux trop bruyants, imagina de nous proposer de jouer aux pères de Sept-Fonts au lieu de jouer à madame. Cela nous parut charmant. Nous substituâmes à nos cris la plus paisible pantomime ; et le silence qu’on nous aurait vainement recommandé de toute autre manière, fut gardé avec autant de plaisir que d’exactitude.
J’avais six ans lorsqu’on envoya mon frère à Paris, pour le mettre dans la fameuse pension du Roule de M. Bertaud. C’est lui qui inventa la manière d’apprendre à lire en six semaines sans épeler, avec des boîtes de fiches. Deux ou trois mois après le départ de mon frère, ma mère fit un voyage à Paris et m’emmena avec elle. Je ne fus pas émerveillée de Paris, et dans les premiers jours surtout je regrettai amèrement Saint-Aubin. On me fit arracher deux dents ; on me donna un corps de baleine qui me serrait à l’excès ; on m’emprisonna les pieds dans des souliers étroits, avec lesquels je ne pouvais marcher ; on me mit trois ou quatre mille papillotes sur la tête ; on me fit porter, pour la première fois, un panier ; et, pour m’ôter mon air provincial, on me donna un collier de fer ; en outre, comme je louchais un peu de temps en temps, on m’attachait sur le visage tous les matins, dès mon réveil, des bésicles que je gardais quatre heures. Enfin, je fus bien surprise quand on me dit qu’on allait me donner un maître pour m’apprendre (ce que je croyais savoir parfaitement) à marcher. On ajouta à tout cela de me défendre de courir, de sauter et de questionner. Tous ces supplices me firent une telle impression, que je ne les ai jamais oubliés.
Nous allâmes passer une partie de l’été dans une charmante maison à Etioles, chez M. Le Normand, fermier général des postes, mari de madame de Pompadour.
J’avais quitté mon panier en arrivant à Etioles, pour prendre ce qu’on appelait un habit de marmotte ou de Savoyarde : c’était un petit juste de taffetas brun avec un jupon court de la même étoffe, garni de deux ou trois rangs de rubans couleur de rose cousus à plat, et pour coiffure un fichu de gaze noué sous le menton.
Sur la fin du voyage, on donna une grande fête au maître de la maison, et l’on m’y fit jouer le personnage allégorique de l’Amitié. J’avais un bel habit, je chantai avec beaucoup de succès un mauvais couplet, que je n’ai jamais oublié, tant cette journée me parut glorieuse. Après ce voyage, ma mère, ma tante, ma cousine et moi, nous partîmes ensemble dans une immense berline, et nous allâmes à Lyon, car on devait nous faire recevoir, ma cousine et moi, chanoinesses du chapitre noble d’Alix.
Ce chapitre formait, par ses immenses bâtiments, un coup d’œil singulier. Il était composé d’une grande quantité de jolies petites maisons toutes pareilles, et toutes ayant un petit jardin.
Le jour de ma réception fut un grand jour pour moi. La veille ne fut pas si agréable, on me frisa, on essaya mes habits, on m’endoctrina, etc. Enfin le moment heureux arrivé, on nous vêtit de blanc ma cousine et moi, et l’on nous conduisit en pompe à l’église du Chapitre. Toutes les dames habillées comme dans le monde, mais avec des robes de soie noire sur des paniers, et de grands manteaux doublés d’hermine, étaient dans le chœur. Un prêtre, qu’on appelait le grand prieur, nous interrogea, nous fit réciter le credo, ensuite nous fit mettre à genoux sur des carreaux de velours. Alors il devait nous couper une petite mèche de cheveux. Cela fait, il mit à mon doigt un anneau d’or béni, m’attacha sur la tête un petit morceau d’étoffe blanc et noir, long comme le doigt, que les chanoinesses appelaient un mari. Il me passa les marques de l’ordre, un cordon rouge et une belle croix émaillée, et une ceinture d’un large ruban noir moiré. Dès ce moment, on m’appela madame la comtesse de Lancy. Le plaisir de m’entendre appeler madame surpassa pour moi tous les autres. Dans ce chapitre on était libre de faire ou non des vœux à l’âge prescrit ou plus tard ; quand on n’en faisait point on ne gagnait à cette réception que le titre de dame et de comtesse, et l’honneur de se parer des décorations de l’ordre. Les dames qui faisaient des vœux avaient avec le temps d’assez bonnes prébendes ; lorsqu’on avait fait des vœux, outre qu’on ne pouvait plus se marier, on était forcée de rester au chapitre deux ans sur trois ; on allait passer l’année de liberté où l’on voulait.
Après un séjour de dix semaines à Alix, nous partîmes ; je pleurai amèrement en quittant ces aimables chanoinesses.
J’étais dans ma septième année, j’avais une belle voix, j’annonçais beaucoup de goût pour la musique ; ma mère avait pris des arrangements à Paris pour faire venir de la Basse-Bretagne une jeune personne, fille de l’organiste de Vannes, excellente musicienne et jouant parfaitement du clavecin. Nous trouvâmes à Saint-Aubin un bon clavecin, et nous attendîmes avec la plus vive impatience mademoiselle de Mars, c’était le nom de la jeune musicienne. Elle vint en effet. Elle avait de beaux yeux, des manières remplies de douceur, un air un peu grave, quoiqu’elle n’eût que seize ans. Je me passionnai pour elle dès les premiers jours.
Ma mère, distraite par ses occupations particulières et par les visites continuelles des voisins, ne s’était jamais occupée de moi. Je ne voyais ma mère et mon père qu’un moment à leur réveil, et aux heures des repas. Après le dîner, je restais une heure dans le salon ; je passais le reste de la journée dans ma chambre avec mademoiselle de Mars, ou à la promenade toujours seule avec elle.
Mon père avait pour moi la plus vive tendresse ; mais il ne se mêla de mon éducation que sur un seul point : il voulait absolument me rendre une femme forte ; j’avais horreur de tous les insectes, surtout des araignées et des crapauds ; je craignais aussi les souris, je fus obligée d’en élever une. J’aimais passionnément mon père. Il m’ordonnait sans cesse de prendre avec mes doigts des araignées, et de tenir des crapauds dans mes mains. A ces commandements terribles, je n’avais pas une goutte de sang dans les veines ; mais j’obéissais. A huit ans, je commençai à composer des romans et des comédies que je dictais à mademoiselle de Mars, car je ne savais pas former une lettre. Nous n’avions nulle idée de botanique et d’histoire naturelle ; mais nous admirions avec extase les cieux, les arbres, les fleurs, comme preuves de l’existence de Dieu et comme ses ouvrages. Ce n’était point une savante institutrice qui me donnait de graves leçons, c’était une jeune fille de dix-sept ans, remplie de candeur, d’innocence et de piété, qui me confiait ses pensées, et qui faisait passer dans mon âme tous les sentiments de la sienne.
Mademoiselle de Mars m’enseignait fort peu de chose ; mais sa conversation formait mon cœur et mon esprit, et elle me donnait en tout l’exemple de la modestie, de la douceur et d’une parfaite bonté. Dès ce temps j’avais le goût d’enseigner aux enfants et je m’étais faite maîtresse d’école d’une singulière manière. J’avais une petite chambre à côté de celle de mademoiselle de Mars ; ma fenêtre sur la belle façade du château n’avait pas tout à fait cinq pieds d’élévation : au bas de cette fenêtre était une grande terrasse sablée, avec un mur à hauteur d’appui de ce côté, très élevé extérieurement et s’étendant le long d’un étang qui n’était séparé du mur que par un petit sentier couvert de joncs et d’herbages.
Des petits garçons de village venaient là pour jouer et couper des joncs ; je m’amusais à les regarder, et bientôt j’imaginai de leur donner des leçons, c’est-à-dire de leur enseigner ce que je savais : le catéchisme, quelques vers des tragédies de mademoiselle Barbier, et ce qu’on m’avait appris par cœur des principes de musique. Appuyée sur le mur de la terrasse, je leur donnais ces belles leçons le plus gravement du monde. J’avais beaucoup de peine à leur faire dire des vers à cause du patois bourguignon ; mais j’étais patiente, et ils étaient dociles. Mes petits disciples, rangés au bas du mur au milieu des roseaux et des joncs, le nez en l’air pour me regarder, m’écoutaient avec la plus grande attention, car je leur promettais des récompenses, et je leur jetais en effet des fruits, des petites galettes et toutes sortes de bagatelles. Je me rendais presque tous les jours à mon école en passant par ma fenêtre ; j’y attachais une corde au moyen de laquelle je me laissais glisser sur la terrasse ; j’étais leste et légère et je ne suis jamais tombée. Après ma leçon je faisais le tour par une des cours, et je rentrais par le salon sans qu’on prît garde à moi. Je choisissais pour ces escapades les jours de poste où mademoiselle de Mars écrivait à ses parents. Enfin mademoiselle de Mars me surprit un jour au milieu de mon école, elle ne me fit aucune réprimande ; mais elle rit tant de la manière dont mes élèves déclamaient les vers de mademoiselle Barbier, qu’elle me dégoûta de ces doctes fonctions.
Le premier chagrin vif et profond que j’ai éprouvé fut causé par le départ de mon père, qui fit un voyage à Paris. Ma mère voulut préparer une fête pour son retour. Elle composa une espèce d’opéra-comique dans le genre champêtre, avec un prologue mythologique ; j’y jouais l’Amour. Je n’oublierai jamais que mon habit d’Amour était couleur de rose, recouvert de dentelle de point parsemée de petites fleurs artificielles de toutes couleurs ; il ne me venait que jusqu’aux genoux ; j’avais des petites bottines couleur de paille et argent, mes longs cheveux abattus et des ailes bleues. On voulut aussi jouer une tragédie et l’on choisit Iphigénie en Aulide. Mon habit d’Iphigénie, sur un grand panier, était de lampas, couleur de cerise et argent, garni de martre. Comme ma mère n’avait point de diamants, elle avait fait venir de Moulins une grande quantité de fausses pierreries qui complétaient notre magnifique parure.
On trouva que l’habit d’Amour m’allait si bien, qu’on me le fit porter d’habitude ; on m’en fit faire plusieurs. J’avais mon habit d’Amour pour les jours ouvriers, et mon habit d’Amour des dimanches. Ce jour-là, seulement pour aller à l’église, on ne me mettait pas d’ailes, et l’on jetait sur moi une espèce de mante de taffetas couleur de capucine, qui me couvrait de la tête aux pieds. Mais j’allais journellement me promener dans la campagne avec tout mon attirail d’Amour, un carquois sur l’épaule et mon arc à la main. Au château, ma mère et tous les voisins ses amis ne m’appelaient jamais que l’Amour, ce nom me resta. Tels furent régulièrement mon costume et mes occupations pendant plus de neuf mois.
Cependant nos fêtes continuaient toujours, et mon père absent depuis dix-huit mois ne revenait point. Ma mère, voulant joindre la danse à la musique et à la tragédie, fit venir d’Autun un danseur de cinquante ans, qui de plus était maître en fait d’armes ; il joignit à mon entrée une sarabande, et il me trouva si leste qu’il proposa de m’apprendre à faire des armes, ce qui m’amusa beaucoup. Alors je quittai mon costume d’Amour, parce qu’on me fit faire un charmant habit d’homme que j’ai constamment porté jusqu’à mon départ de la Bourgogne. Je menais une vie qui me charmait : les matins je jouais un peu du clavecin, et je chantais ; ensuite j’apprenais mes rôles, et puis je prenais ma leçon de danse, et je tirais des armes. Après cela je lisais jusqu’au dîner avec mademoiselle de Mars. En sortant de table, nous allions faire une lecture de piété, dirigée par le père Antoine ; c’était l’Évangile, l’Imitation de Jésus-Christ et des Pensées de la Journée chrétienne. Ensuite nous allions dans le salon quand il n’y avait pas de monde, et nous nous amusions à faire des guirlandes de fleurs artificielles pour nos fêtes, mais des fleurs très grossières faites avec du papier. Les femmes de chambre travaillaient avec nous ; et souvent le bon père Antoine nous aidait à les peindre. Après cela nous allions nous promener, mademoiselle de Mars et moi. Depuis nos fêtes, c’est-à-dire depuis que j’avais quitté les habits de femme, j’étais beaucoup moins raisonnable à la promenade : je ne causais plus, je ne me plaisais qu’à courir en avant, à sauter des petits fossés, et à faire mille folies, ce qui dura jusqu’à mon départ de la Bourgogne.
Sur la fin de l’hiver, j’éprouvai de grands chagrins. On me déclara la ruine entière de mon père, et la vente de Saint-Aubin ; toutes les dettes payées, il ne nous restait plus qu’une modique pension viagère de douze cents francs, sur les têtes de mon père et de ma mère ; et pas un asile sur la terre !… Ma mère m’annonça qu’il fallait me séparer de mademoiselle de Mars, que sa situation ne lui permettait plus de garder !… Je chérissais mademoiselle de Mars ; ma douleur fut extrême ; mademoiselle de Mars n’était pas moins affligée. Je n’oublierai jamais la veille de cette cruelle séparation ! Elle me permit de veiller avec elle jusqu’à une heure après minuit, elle me donna d’excellents conseils pour la suite de ma vie ; elle m’exhorta à conserver mes sentiments religieux. Nous échangeâmes nos Heures ; j’ai conservé plus de vingt ans les siennes, qui étaient une Journée chrétienne, sur laquelle son nom était écrit. Nous nous engageâmes à prier Dieu l’une pour l’autre, nous versâmes des torrents de larmes, je pleurai dans mon lit presque toute la nuit. Mon réveil fut affreux ; on m’apprit qu’elle était partie à sept heures du matin. Nous allâmes à Paris avec ma mère loger rue Traversière, dans un petit appartement au rez-de-chaussée donnant sur un jardin humide ; cet appartement me parut bien triste et bien mesquin en le comparant à l’élégante maison que nous venions de quitter.
Mais au bout de quinze jours, nous allâmes à Passy chez M. de la Popelinière, fermier général, où nous passâmes tout l’été. M. de la Popelinière était un vieillard de soixante-six ans, d’une santé robuste, d’une figure douce, agréable et spirituelle ; il n’avait pas l’air d’avoir plus de cinquante ans. Il recevait beaucoup de monde et très bonne compagnie ; il faisait les honneurs de sa maison avec autant de grâce que de noblesse. On joua la comédie, et des pièces faites par M. de la Popelinière ; on m’y donna des rôles. Je dansai, à ces représentations, une danse, seule, qui eut le plus grand succès. J’avais pour la danse les plus grandes dispositions ; mais je ne les ai point cultivées par la suite, n’y mettant aucun amour-propre.
M. de la Popelinière était enchanté de mes petits talents ; il disait souvent en me regardant et en poussant un profond soupir : « Quel dommage qu’elle n’ait que treize ans ! » (1759) Je compris fort bien à la fin ce mot, si souvent répété, et je fus fâchée moi-même de n’avoir pas trois ou quatre ans de plus, car je l’admirais tant que j’aurais été charmée de l’épouser.
Nous retournâmes à Paris dans les premiers jours d’octobre. Je quittai M. de la Popelinière avec peine, j’avais pris pour lui un véritable attachement. Nous allâmes loger dans la rue Neuve-Saint-Paul. Nous avions là un fort joli voisinage, la famille de M. Le Fèvre, un créole très riche, qui demeurait sur le quai des Célestins ; il avait quatre filles charmantes dont la plus jeune était de mon âge. Elles étaient aimables, bonnes, jolies et remplies de talents : nous faisions de la musique tous les jours, et j’y employais une partie du temps à jouer de la harpe, à chanter, à jouer de la guitare et du clavecin. On me donna un maître de chant italien, nommé Pellegrini, qui venait à six heures du matin ; je prenais cette leçon à la lumière. Philidor me donna des leçons d’accompagnement. Au milieu de l’hiver, j’eus la fantaisie d’apprendre à jouer de la musette ; au lieu de souffler avec la bouche, on donnait le vent au moyen d’un soufflet posé sous le bras. J’avais tant de dispositions pour les instruments, qu’en moins de deux mois j’en jouai presque aussi bien que mon maître. Cependant j’aimais la harpe de préférence à tout, j’en jouais au moins cinq heures par jour, je faisais d’inconcevables progrès ; on venait m’entendre comme une merveille, tout le monde voulut apprendre à jouer de la harpe. Ma passion et mon ardeur pour cet instrument croissaient avec mes succès, j’étais réellement d’une force tout à fait inconnue jusqu’alors sur cet instrument.
Mon père partit pour Saint-Domingue, où il espérait rétablir sa fortune. Ce grand voyage m’affligea sensiblement ; je ne trouvai de consolation que dans ma harpe ; j’avais quatorze ans et demi. Mais j’ai oublié de parler d’un personnage très singulier que j’ai vu presque tous les jours, pendant plus de six mois, avant le départ de mon père ; c’était le fameux charlatan, comte de Saint-Germain. Il avait l’air alors d’avoir tout au plus quarante-cinq ans, et par le témoignage de gens qui l’avaient vu trente ou trente-cinq ans auparavant, il paraît certain qu’il était infiniment plus âgé ; il était un peu au-dessous de la taille moyenne, bien fait et marchant fort lestement ; ses cheveux étaient noirs, son teint fort brun, sa physionomie très spirituelle, ses traits assez réguliers. Il parlait parfaitement le français sans aucun accent, et de même l’anglais, l’italien, l’espagnol et le portugais. Il était excellent musicien, bon physicien et très grand chimiste. Il peignait à l’huile agréablement ; il avait trouvé un secret de couleurs véritablement merveilleux ; il peignait dans le grand genre, des sujets historiques ; il ne manquait jamais d’orner ses figures de femmes d’ajustements de pierreries ; il se servait de ses couleurs pour faire ces ornements, et les émeraudes, les saphirs, les rubis, etc., avaient réellement l’éclat, les reflets et le brillant des pierres qu’ils imitaient. Latour, Vanloo, et d’autres peintres, ont été voir ces tableaux, et admiraient extrêmement l’artifice surprenant de ces couleurs éblouissantes. M. de Saint-Germain avait une conversation instructive et amusante : il avait beaucoup voyagé, et il savait l’histoire moderne avec un détail étonnant, ce qui a fait dire qu’il parlait des plus anciens personnages comme ayant vécu avec eux. Cependant, cet homme si extraordinaire par ses talents et par l’étendue de ses connaissances, une conduite exemplaire, la richesse et la bienfaisance était un charlatan. Il me donna une boîte à bonbons très singulière, dont il avait fait le dessus. La boîte, d’écaille noire, était fort grande ; le dessus en était orné d’une agate de composition beaucoup moins grande que le couvercle ; on posait cette boîte devant le feu, et au bout d’un instant, en la reprenant, on ne voyait plus l’agate, et l’on trouvait à sa place une jolie miniature représentant une bergère tenant une corbeille remplie de fleurs ; cette figure restait jusqu’à ce qu’on fît réchauffer la boîte ; alors l’agate reparaissait et cachait la figure. J’ai depuis inventé une composition avec laquelle j’imite à s’y tromper toutes sortes de cailloux, et même des agates transparentes ; cette invention m’a fait deviner l’artifice de la boîte de M. de Saint-Germain.
Pour finir tout ce qui a rapport à cet homme singulier, je dois dire que quinze ou seize ans après, en passant à Sienne, en Italie, j’appris qu’il habitait cette ville et qu’on ne croyait pas qu’il eût plus de cinquante ans. Seize ou dix-sept ans plus tard, étant dans le Holstein, j’appris de M. le prince de Hesse que M. de Saint-Germain était mort chez ce prince six mois avant mon arrivée dans ce pays. Le prince me dit qu’il n’avait l’air ni vieux ni cassé à l’époque de sa mort, mais qu’il paraissait consumé par une insurmontable tristesse. M. de Saint-Germain était arrivé dans le Holstein, non avec l’apparence de la misère, mais sans suite et sans éclat. Il avait encore plusieurs beaux diamants. Il montra en mourant d’horribles terreurs, et même sa raison en fut altérée ; tout en lui annonçait le trouble affreux d’une conscience agitée. Ce récit me fit de la peine, j’avais conservé beaucoup d’intérêt pour ce personnage extraordinaire.
Aussitôt que mon père fut parti pour Saint-Domingue, ma mère s’occupa sérieusement de reprendre et de suivre la plus triste des affaires, un procès contre sa mère !… mais la mère la plus dénaturée !… Ma grand’mère avait épousé en premières noces M. de Mézières. Elle avait eu deux enfants, un garçon et une fille, qui était ma mère ; l’un âgé de huit ou neuf ans et l’autre de six. Elle mit la fille au couvent et le garçon au collège ; et elle se remaria avant que l’année de son veuvage fût tout à fait révolue. Elle épousa en secondes noces le marquis de La Haie, qu’on appelait le beau La Haie. Madame de La Haie prit en horreur les enfants de son premier mariage ; elle déclara à l’abbesse de Malnoue qu’elle destinait sa fille au cloître. Aussitôt que M. de Mézières son fils eut treize ans, elle l’envoya comme mauvais sujet en Amérique. Cet enfant était cependant l’homme le plus distingué, et même le plus étonnant par son esprit, son courage et ses vertus. Arrivé dans l’Amérique septentrionale, il se sauva et il alla se réfugier en Canada parmi les sauvages ; il n’avait pas quatorze ans. Il leur fit entendre qu’il était abandonné de ses parents et qu’il voulait vivre avec eux ; ils y consentirent à condition qu’il subirait l’opération du tatouage, c’est-à-dire, qu’il se laisserait peindre tout le corps à leur manière, avec des sucs d’herbes, opération très douloureuse qu’il supporta avec un courage qui charma les sauvages. Il avait une mémoire prodigieuse, la santé la plus robuste : bientôt il apprit leur langue, et il excella dans tous leurs exercices. Pour ne point oublier ce qu’il savait (il avait fait pour son âge d’excellentes études et remporté tous les prix de ses classes), il traçait tous les jours sur des écorces d’arbres des passages de poésie latine et française et des figures de géométrie. Il se fit de ses écorces un recueil prodigieux qu’il conserva avec le plus grand soin ; il acquit parmi les sauvages la plus haute considération, et avant l’âge de vingt ans il devint leur chef par une proclamation unanime. Les sauvages déclarèrent la guerre aux Espagnols. Mon oncle remporta, en les commandant, des avantages qui surprirent les Espagnols, qui trouvèrent que le jeune chef des sauvages avait des talents extraordinaires. Ils parlèrent de paix, mon oncle fut envoyé pour la négocier ; et il mit le comble à l’étonnement des Espagnols, en ne leur parlant qu’en latin. Ils questionnèrent ce singulier sauvage ; et, touchés du récit qu’il leur fit, charmés de l’esprit et même du génie qu’il leur montra, ils lui offrirent de l’attacher au service des Espagnols ; il y consentit à condition qu’ils feraient la paix avec les sauvages. Quand cette paix fut faite il se sauva, et passa chez les Espagnols ; il s’y conduisit d’une manière si parfaite, qu’il y fit un riche mariage, et, au bout de dix ou douze ans, il fut nommé gouverneur de la Louisiane. Il acquit de belles habitations, se forma une superbe bibliothèque et vécut là parfaitement heureux. Par la suite, il fit un voyage en France ; sa cruelle mère n’existait plus. J’étais alors au Palais-Royal ; il venait dîner presque tous les jours chez moi : il était grave et mélancolique, il avait un esprit infini, sa conversation était du plus grand intérêt. Outre les choses extraordinaires qu’il avait vues, il avait prodigieusement lu et sa mémoire était admirable. On voyait à travers ses bas de soie, les serpents peints par les sauvages, qu’il avait ineffaçablement gravés sur ses jambes. Il me montra sa poitrine qui était couverte de grandes fleurs peintes aussi, les couleurs en étaient très vives. J’éprouvais pour cet homme singulier et respectable une admiration et une tendresse extrêmes.
Ma mère fut mise au couvent dès l’âge de six ans, et élevée dans l’idée que sa mère la destinait à l’état monastique. On payait sa modique pension, mais sans maîtres. L’abbesse lui fit apprendre la musique, à chanter des motets et à jouer de l’orgue. Le jour où elle eut quatorze ans accomplis on lui fit prendre le voile. Sa mère ne venait la voir que tous les six mois tout au plus ; mademoiselle de Mézières, qui n’en avait jamais reçu une seule caresse, n’osait ni parler, ni lever les yeux en sa présence, et se contentait d’écouter en silence les lieux communs que débitait madame de La Haie sur les dangers du monde et les douceurs du cloître. Ma mère avait à peine atteint sa seizième année lorsque madame de La Haie lui déclara qu’il fallait faire ses vœux et s’engager irrévocablement ; ma mère pleura, on n’en tint compte, et l’on désigna un jour du mois suivant pour la cérémonie. Ce jour arrivé, ma mère déclara nettement qu’on aurait bien la puissance de la conduire à l’église, mais que là, au lieu de prononcer le oui irrévocable, elle dirait non. L’abbesse assura madame de La Haie qu’elle le ferait certainement, qu’elle l’avait annoncé depuis l’enfance, qu’elle avait un caractère très décidé, et que toute violence à cet égard ne servirait qu’à donner au public un scandale odieux. Madame de La Haie fut outrée, mais il fallut céder. Ma mère reprit ce jour même ses habits mondains qu’elle avait quittés deux ans auparavant : comme elle avait grandi durant son inutile noviciat, ses habits étaient ridiculement courts, mais elle ne les en reprit pas avec moins de joie. On la laissa au couvent, sans jamais l’en faire sortir. Elle devint une personne très agréable et très distinguée par sa figure, ses talents et son esprit. Elle était chérie de tous ceux qui la connaissaient, à l’exception de sa mère, qui montrait sans déguisement pour elle l’aversion la plus injuste et la plus dénaturée. Ma mère resta dans ce couvent jusqu’à l’âge de vingt-six ans et demi ; à cette époque elle se lia intimement avec la marquise de Fontenille, une veuve retirée dans l’intérieur du couvent. La marquise était parente de mon père, qui venait assez souvent la voir au parloir ; il y vit mademoiselle de Mézières, en devint amoureux, et la demanda en mariage. Madame de La Haie, par une animosité inconcevable, refusa pendant trois mois son consentement. Ma mère ne pouvait cependant pas espérer un meilleur mariage : elle n’avait que quarante ou quarante-cinq mille livres de légitime, et elle trouvait un très bon gentilhomme, qui avait dix ou douze mille livres de rentes, trente-sept ans, et qui était aimable, rempli d’esprit et beau comme un ange. Madame de La Haie ne donna ni légitime, ni trousseau, ni présents : la bonne abbesse fit les frais de noce. Ma mère se maria dans l’église du couvent ; madame de La Haie vint cependant à la messe nuptiale avec ses deux enfants du second lit, son fils âgé de onze ans, et sa fille de huit ans et demi, et qui a été depuis madame de Montesson. Ma mère partit aussitôt pour la Bourgogne, pour sa terre de Champcéry, où je reçus le jour quinze mois après son mariage.
Ma mère, à diverses époques, avait vainement demandé sa légitime, enfin, après le départ de mon père pour Saint-Domingue, elle se décida à plaider. Elle écrivit elle-même un mémoire, et avant de commencer la procédure, elle chargea son avocat de le communiquer à madame de La Haie. Ce mémoire, très respectueux par les expressions, était foudroyant par les faits. Madame de La Haie le sentit, elle envoya chez ma mère son fils, le marquis de La Haie, qui se fit médiateur entre sa mère et sa sœur. Le marquis de La Haie n’était ni beau, ni distingué par l’esprit, mais il était sensible et bon. Il nous proposa de nous mener sur-le-champ chez madame de La Haie, en ajoutant qu’en nous voyant tout s’arrangerait. Il pressa ma mère si vivement, qu’elle y consentit. Il nous mena dans sa voiture et nous conduisit d’abord chez madame de Montesson ; elle n’était point habillée et ne nous attendait point ; elle dit qu’elle approuvait l’idée de mon oncle, qu’elle allait s’habiller et qu’elle viendrait avec nous. Sa toilette me parut longue. Mon oncle voulait absolument qu’elle s’occupât de moi ; à toute minute, il lui disait en me regardant : « Comme elle est intéressante ! comme elle est jolie !… » Madame de Montesson ne répondait rien, elle se contentait de pencher la tête en faisant un soupir, et en prenant un air attendri. Enfin, lorsqu’elle fut habillée, elle donna le bras à ma mère, et passa devant nous ; mon oncle me prit affectueusement par la main. Nous montâmes en voiture et nous nous rendîmes dans la rue Cassette, où demeurait ma grand’mère. Arrivés dans la maison, mon oncle et ma tante nous laissèrent dans un cabinet et allèrent la prévenir ; au bout d’un demi-quart d’heure, ils revinrent avec ma grand’tante, mademoiselle Dessaleux, sœur de ma grand’mère. Mes deux tantes donnèrent le bras à ma mère en l’assurant qu’elle serait bien reçue ; mon oncle me conduisit. Je n’avais pas une goutte de sang dans mes veines en entrant dans la chambre de ma grand’mère. Sa figure acheva de me glacer ; on m’avait dit qu’elle était belle encore, elle ne me parut qu’effrayante. Elle était fort grande, fort droite, toute sa personne avait quelque chose de hautain et d’impérieux que je n’avais vu qu’à elle ; il y avait encore de la beauté dans ses traits, mais elle avait beaucoup de rouge et de blanc, et une physionomie à la fois immobile, froide et dure… Elle me fit peur, ma mère courut se jeter à ses pieds. A ce spectacle je fondis en larmes. Ma grand’mère releva sèchement ma mère sans l’embrasser, ce qui m’indigna. Mon oncle, qui me tenait toujours par la main, me présenta à ma grand’mère en disant : « Maman, regardez cette charmante petite !… » et il ajouta plus bas : « Maman, embrassez-la… » Elle jeta sur moi un regard sombre et fixe, qui me fit baisser les yeux, mon oncle me dit de lui baiser les mains ; j’obéis en tremblant. Elle me baisa au front ; alors je m’éloignai promptement, et j’allai me jeter en sanglotant dans les bras de ma mère. Madame de La Haie sonna et demanda avec emphase un verre d’eau. Madame de Montesson s’empressa auprès de sa mère, avec cette tête penchée et ces yeux à moitié fermés, enfin, toutes les mines qu’elle prenait dans les occasions touchantes et qui lui donnaient l’air du monde le plus hypocrite. Lorsque madame de La Haie eut bu, et fait trois ou quatre soupirs, mon oncle avec une bonté infinie, parla en faveur de ma mère. Madame de La Haie répondit d’abord par des reproches, ensuite elle s’adoucit ; elle dit quelques phrases maternelles ; elle ajouta que ma mère devait se fier à elle, se désister de ses poursuites, et qu’elle ne perdrait rien à lui donner cette preuve de respect. Ma mère s’attendrit et promit tout ; alors elle fut embrassée, et presque caressée. On se quitta parfaitement réconciliées. Je voyais ma mère heureuse, charmée ; ma joie intérieure allait jusqu’au transport. Ma mère, avec une bonne foi et une générosité touchantes, envoya chercher sur-le-champ ses gens d’affaires et signa son désistement, qu’elle fit remettre le jour même à madame de La Haie. Mon oncle revint nous voir, et me témoigna plus de tendresse que jamais ; il était bon, honnête, et de la sincérité la plus parfaite ; mais il partit à cette époque pour l’armée, et il fut tué à la bataille de Minden.
Après son départ nous retournâmes plusieurs fois chez ma grand’mère sans être reçues. Enfin vint la nouvelle de la mort de mon oncle ; la juste douleur de madame de La Haie suspendit toute idée d’affaires ; mais, lorsque les premiers moments furent passés et que ma mère renouvela ses demandes, elle ne reçut que des réponses sèches et vagues ; elle pressa, on ne répondit plus ; elle insista, elle écrivit sans relâche ; on finit par lui faire dire qu’elle n’avait rien à prétendre, qu’elle l’avait reconnu elle-même en donnant son désistement. Ce coup fut rude à supporter. Ma mère à ce sujet me dit ces belles paroles : — Ce qui me console, c’est que je vous ai donné un bon exemple, celui d’une confiance généreuse, et du respect filial le plus parfait. Je ne répondis à ma mère que par mes larmes ; depuis ce moment-là nous ne revîmes plus ma grand’mère et ma tante.
Mon père, en revenant de Saint-Domingue, fut pris par les Anglais avec tout ce qu’il rapportait ; on le conduisit à Lanceston, ville maritime d’Angleterre ; il trouva là beaucoup de prisonniers français, et, entre autres, un jeune homme dont la jolie figure, l’esprit et les grâces lui inspirèrent le plus vif intérêt ; c’était le comte de Genlis, qui, en revenant de Pondichéry, où il avait commandé un régiment pendant cinq ans, avait été conduit en Chine, à Kanton où il passa cinq mois, et ensuite à Lanceston.
Le comte de Genlis servait dans la marine depuis l’âge de quatorze ans ; il s’était couvert de gloire au fameux combat de M. d’Aché ; il était alors lieutenant de vaisseau, il avait à peine vingt ans.
Durant son séjour à Lanceston, il se lia intimement avec mon père, qui portait habituellement une boîte sur laquelle était mon portrait, me représentant jouant de la harpe ; cette peinture frappa le comte de Genlis ; il fit beaucoup de questions sur moi, et il crut tout ce que lui dit un père qui ne me voyait nul défaut. Les Anglais avaient laissé à mon père mon portrait, mes lettres et celles de ma mère, qui ne parlait que de mes succès et de mes talents. Le comte lut ces lettres, qui lui firent une profonde impression. Il avait un oncle ministre alors des affaires étrangères (le marquis de Puisieux), il obtint promptement sa liberté, et il promit à mon père de s’occuper de lui faire rendre la sienne. En effet, aussitôt qu’il fut à Paris, il vint chez ma mère lui apporter des lettres de mon père ; et en même temps il sollicita avec ardeur son échange, et trois semaines après mon père arriva à Paris.
Peu après, mon sort fut fixé sans retour ; j’épousai M. de Genlis, mais secrètement. M. de Genlis, âgé de vingt-sept ans, n’ayant ni père ni mère, pouvait disposer de lui-même ; mais M. le marquis de Puisieux, chef de sa famille, dès les premiers jours de son arrivée en France, lui avait parlé d’un mariage avec une jeune personne, orpheline, possédant actuellement quarante mille livres de rentes ; M. de Genlis y consentit. M. de Puisieux s’occupa vivement de cette affaire ; M. de Genlis ne s’en souciait déjà plus, mais il n’osa l’avouer. Au bout de quelque temps M. de Puisieux lui dit que la chose était sûre, et qu’il avait donné sa parole ; M. de Genlis n’eut pas le courage de lui déclarer ses sentiments, et ce fut dans ce moment que je me mariai.
Huit jours avant mon mariage, nous allâmes demeurer chez madame la comtesse de Sercey, ma tante, qui logeait dans le cul-de-sac de Rohan. Je me mariai là à sa paroisse à minuit. Le lendemain, on déclara mon mariage, qui fit beaucoup de bruit, car la colère de M. de Puisieux, qui se plaignait avec amertume, fit, pendant plusieurs jours, le sujet de toutes les conversations. M. de Genlis, cadet de Picardie, n’avait que douze mille livres de rentes, et pour toute espérance, sa part dans la succession de madame la marquise de Droménil, sa grand’mère, qui avait environ quarante mille livres de rentes. Elle habitait Reims, et elle avait quatre-vingts ans. M. de Genlis avait servi dans la marine avec le plus grand éclat de valeur et d’intelligence, ainsi que je l’ai déjà dit, à ce fameux combat sur mer, commandé par M. d’Aché ; de vingt-deux officiers, il ne resta que M. de Genlis ; pour ce combat, M. de Genlis eut la croix de Saint-Louis à vingt et un ans moins trois mois, grâce extraordinaire dont je n’ai vu qu’un seul exemple après celui-ci. Lorsqu’il fut à Paris, M. de Puisieux, qui était alors ministre des affaires étrangères, l’engagea à quitter la marine, il était capitaine de vaisseau, et à passer au service de terre, avec le grade de colonel ; il fut fait colonel des grenadiers de France.
Je ne passai que dix jours à Paris après mon mariage. M. de Genlis alla se présenter chez M. de Puisieux et chez madame la duchesse maréchale d’Étrée, fille de M. de Puisieux, et il ne fut pas reçu ; il leur écrivit et ne reçut point de réponse. Il me fit écrire à sa grand’mère, qui garda aussi un profond silence. De tous ses parents, le comte et la comtesse de Balincour furent les seuls qui, dans cette occasion, lui donnèrent des marques d’amitié. Ils vinrent me voir, et me comblèrent de caresses. Cette visite me fit un plaisir inexprimable.
Une visite qui me toucha beaucoup moins fut celle de madame de Montesson, qui vint voir ma mère ; ce mariage plaisait à sa vanité. Elle fut très aimable pour M. de Genlis, qui me mena le lendemain chez elle et chez madame de Balincour ; nous partîmes pour Genlis quatre ou cinq jours après. Mon beau-frère, qui nous y attendait, nous reçut avec beaucoup de grâce et d’amitié.
Le marquis de Genlis était âgé alors de trente et un ans, je n’ai jamais vu de tournure plus noble, plus leste et plus élégante. Cependant, jamais homme n’a moins profité des avantages les plus brillants de la nature et de la fortune. Avec une figure remarquable, de l’esprit, de la grâce, il se trouva, à quinze ans, possesseur de la terre de Genlis, l’une des plus belles du royaume, et libre de toute hypothèque, avec la certitude d’avoir un jour celle de Sillery, qui lui était substituée. M. de Puisieux, son tuteur, et très aimé du roi, le fit faire colonel à l’âge de quinze ans. Mais, à dix-sept ans, il montra déjà la passion du jeu et une extrême licence de mœurs. Il fit des dettes, des extravagances ; on le gronda, on paya, on pardonna. Il ne se corrigea nullement. Enfin, à vingt ans, il perdit au jeu, dans une nuit, cinq cent mille francs contre le baron de Vioménil ; il devait d’ailleurs environ cent mille francs. La colère de M. de Puisieux fut extrême, et l’emporta trop loin : il obtint une lettre de cachet, et fit enfermer, au château de Saumur, son pupille ; il l’y laissa cinq ans ; et, comme le disait mon beau-frère, une année pour chaque cent mille francs. Sa carrière militaire fut perdue par cette rigueur ; ayant été obligé de quitter le service, il n’y rentra plus. Quand il sortit de Saumur, on avait déjà payé la moitié de ses dettes ; M. de Puisieux alors le fit interdire, et exiler à Genlis. Cette terre valait à peu près soixante-quinze mille francs de revenu. On fit à mon beau-frère une pension de quinze mille francs, le surplus des revenus fut employé à payer le reste des dettes. Son exil dura deux ans, ensuite il eut la liberté d’aller à Paris, où il passait seulement trois mois d’hiver ; mais M. de Puisieux déclara qu’il ne lèverait l’interdiction que lorsqu’il ferait un bon mariage. Malgré ses disgrâces et ses malheurs, il était d’une extrême gaieté.
Je ne restai que quelques jours à Genlis ; on m’y donna le divertissement de la pêche des étangs. Pour mon malheur, j’y allai avec des petits souliers blancs brodés ; arrivée au bord des étangs, je m’y embourbai ; mon beau-frère vint à mon secours, remarqua mes souliers, se mit à rire, et m’appela une jolie dame de Paris, ce qui me choqua beaucoup ; car, ayant été élevée dans un château, j’avais annoncé toutes les prétentions d’une personne qui n’était étrangère à aucune occupation champêtre. En entendant répéter que j’étais une belle dame de Paris, mon dépit devint extrême ; alors je me penche, je ramasse un petit poisson, long comme le doigt et je l’avale tout entier, en disant : « Voyez comme je suis une belle dame de Paris. » J’ai fait d’autres folies dans ma vie ; mais certainement je n’ai jamais rien fait d’aussi bizarre. Tout le monde fut confondu. M. de Genlis me gronda beaucoup, et me fit peur en me disant que ce poisson pouvait vivre et grossir dans mon estomac, frayeur que je conservai pendant plusieurs mois.
Dans les derniers jours de novembre, M. de Genlis me conduisit à l’abbaye d’Origny-Sainte-Benoîte, à huit lieues de Genlis et à deux de Saint-Quentin. Je devais y passer quatre mois, c’est-à-dire tout le temps que mon mari resterait à Nancy, où se trouvait le régiment des grenadiers de France, dont il était l’un des vingt-quatre colonels. Me trouvant trop jeune pour m’emmener à Nancy, M. de Genlis pensa avec raison qu’il était plus convenable de me laisser dans un couvent où il avait des parentes. D’ailleurs dans ce temps il n’était pas d’usage que les jeunes femmes suivissent leurs maris dans leurs garnisons. Je pleurai beaucoup en me séparant de M. de Genlis, et ensuite je m’amusai infiniment à Origny. Cette abbaye était fort riche, elle avait toujours eu pour abbesse une personne d’une grande naissance ; l’abbesse actuelle s’appelait madame de Sabran ; avant elle, c’était madame de Soubise. Quoique les religieuses ne fissent point de preuves de noblesse, elles étaient presque toutes des filles de condition et portaient leurs noms de famille. Les bâtiments de l’abbaye étaient fort beaux et immenses. Il y avait plus de cent religieuses, sans compter les sœurs converses et deux classes de pensionnaires, l’une d’enfants, l’autre pour les jeunes personnes de douze à dix-huit ans. L’éducation y était fort bonne pour former des femmes vertueuses, sédentaires et raisonnables, destinées à vivre en province.
J’avais un joli appartement dans l’intérieur du couvent, j’y étais avec une femme de chambre, j’avais un domestique qui logeait avec les gens de l’abbesse dans les logements extérieurs ; je mangeais à la table de l’abbesse, qui faisait fort bonne chère. Nous étions servies par deux sœurs converses. On m’apportait mon déjeuner dans ma chambre. L’abbesse recevait à dîner et en visite des hommes dans son appartement, mais ces hommes ne pouvaient aller plus avant, et d’ailleurs le couvent était cloîtré. L’abbesse avait des domestiques, une voiture et des chevaux ; elle avait le droit de sortir en voiture, accompagnée de sa chapeline et des religieuses qu’elle nommait pour l’accompagner. Elle allait assez souvent se promener dans les champs, visiter quelques parties de ses possessions, ou des malades auxquels elle portait elle-même des secours ; je l’ai suivie deux fois dans ces courses bienfaisantes, qui étaient plus fréquentes en été. Chaque religieuse avait une jolie cellule, et un joli petit jardin à elle en propre, dans l’intérieur du vaste enclos du jardin général.
Une parente de M. de Genlis s’y trouvait. C’était madame de Rochefort, fille du marquis de Saint-Pouen, et sœur de madame de Balincour. Son père l’avait forcée de se faire religieuse à dix-sept ans ; elle aimait son cousin, le comte de Rochefort, et elle fut très malheureuse pendant les deux premières années de sa profession, ensuite elle s’accoutuma parfaitement à son sort ; elle avait trente ans quand j’arrivai à Origny, et elle était une excellente religieuse. Elle avait un visage agréable, une physionomie intéressante, des mains charmantes, et une très belle taille. Elle me parla beaucoup de sa sœur, madame de Balincour, qu’elle aimait tendrement, et qui tous les ans lui envoyait ces petits présents qui charmaient les religieuses, du sucre, du café, de la laine et de la soie pour broder. Madame de Rochefort, de son côté, lui envoyait toutes sortes de petits ouvrages faits avec soin et cette perfection dont les religieuses semblaient seules avoir le secret. Madame de Rochefort me fit promettre que, lorsque j’irais à Paris, j’engagerais madame de Balincour à demander pour elle à l’archevêque la permission d’aller passer pour sa santé trois ou quatre mois dans sa famille ; c’est-à-dire, chez cette sœur chérie : permission qu’on ne refusait point à des personnes de l’âge et de la considération de madame de Balincour, et pour des religieuses qui avaient passé la première jeunesse. J’intéressai tellement par la suite monsieur et madame de Balincour en faveur de madame de Rochefort, qu’ils la firent venir. Elle passa quatre mois à Balincour, les trois premiers s’écoulèrent dans la paix et dans le bonheur ; mais M. de Balincour la mena chez une jeune paysanne nommée Nicole, qu’il avait mariée quatre ans auparavant. Le tableau champêtre d’une union et d’une félicité parfaite, Nicole au milieu de son heureuse famille, Nicole entourée de ses trois petits enfants, de son jeune mari, de son père et de sa mère, rappela à l’infortunée religieuse ses premières amours, et un bonheur perdu pour elle sans retour…; et tandis que tout le monde contemplait avec plaisir cette scène intéressante, elle se trouva mal… Elle tomba promptement dans une consomption mortelle ; elle ne retourna point dans son couvent ; son père, qui sans doute pour sa punition vivait encore, vint la prendre mourante et l’emmena en Auvergne, dans une terre où peu de temps après elle expira dans ses bras !
Mais revenons à Origny. Je m’y plaisais, on m’y aimait ; je jouais souvent de la harpe chez madame l’abbesse, je chantais des motets dans la tribune de l’église, et je faisais des espiégleries aux religieuses ; je courais les corridors la nuit, c’est-à-dire à minuit, avec des déguisements étranges, communément habillée en diable avec des cornes sur la tête, et le visage barbouillé ; j’allais ainsi réveiller les jeunes religieuses ; chez les vieilles que je savais être bien sourdes, j’entrais doucement, je leur mettais du rouge et des mouches sans les réveiller. Elles se relevaient toutes les nuits pour aller au chœur, et l’on peut juger de leur surprise lorsque, réunies à l’église, s’étant habillées à la hâte sans miroir, elles se voyaient ainsi enluminées et mouchetées. Pendant tout le carnaval, je donnai chez moi, avec la permission de l’abbesse, des bals deux fois la semaine. On me permit de faire entrer le ménétrier du village, qui était borgne, et qui avait soixante ans. Il se piquait de savoir toutes les figures et tous les pas, et je me souviens qu’il appelait les chassés, des flanqués. Mes danseuses étaient les religieuses et les pensionnaires ; les premières figuraient les hommes, et les autres les dames. Je donnais pour rafraîchissements du cidre, et d’excellentes pâtisseries faites dans le couvent. J’ai été depuis à de bien beaux bals, mais certainement je n’ai dansé à aucun d’aussi bon cœur, et avec autant de gaieté.
Ma mère me donna la preuve de tendresse et de bonté de venir me voir à Origny, et de passer avec moi six semaines dans ce couvent ; elle y logea, dans l’intérieur, dans un appartement qui était vacant tout à côté du mien. J’imaginai toutes sortes de choses pour l’amuser. Madame l’abbesse avait une femme de chambre qui la servait depuis dix ans, et qui s’appelait mademoiselle Beaufort ; c’était la meilleure fille du monde, et qui faisait des flans à la crème délicieux, ce qui produisit entre elle et moi une liaison très intime. Elle me parla d’une noce de village qui devait se faire chez des fermiers de sa connaissance à une lieue d’Origny ; elle avait obtenu de madame l’abbesse la permission d’y aller ; je voulus être de la partie, mais mystérieusement, et déguisée en paysanne, avec mademoiselle Victoire, et je déterminai ma mère à venir avec nous, habillée aussi en paysanne, et le tout à l’insu de madame l’abbesse. Mademoiselle Beaufort, charmée de cette invention, nous fournit les habillements, nous nous assurâmes d’une tourière, je fis dire à madame l’abbesse que nous avions la migraine, que nous dînerions dans nos chambres, et nous partîmes furtivement à une heure après midi. Nous allâmes à la ferme en charrette, nous fûmes présentées aux mariés comme des paysannes, parentes de mademoiselle Beaufort, qui ajouta que j’étais sa filleule ; je dansai beaucoup ; j’eus les plus grands succès dans cette assemblée, que nous ne quittâmes qu’au déclin du jour. Mais un orage violent nous attendait à Origny ; on nous avait trahies ; madame l’abbesse savait notre escapade, elle était fort scandalisée de nos déguisements, et surtout que je fusse sortie de la maison sans le lui dire ; je lui représentai doucement qu’étant avec ma mère, cette sortie, du moins, n’avait rien de scandaleux. Madame l’abbesse jeta tout son venin sur mademoiselle Beaufort. Le lendemain matin, la pauvre fille entra dans ma chambre en pleurant et en me disant que madame l’abbesse venait de lui donner son compte. « Eh bien, lui dis-je, consolez-vous, je vous prends à mon service. » Mademoiselle Beaufort fut transportée de joie, et s’installa tout de suite dans mon appartement. Madame l’abbesse eut beau jeter feu et flamme, je persistai avec beaucoup de sang-froid dans ma résolution, et je gardai mademoiselle Beaufort. Nous avions déjà joué dans nos chambres quelques petites scènes pour amuser ma mère les soirs, quand tout le couvent était couché. Mademoiselle Beaufort, à mon grand étonnement, me demanda de lui donner un petit rôle de bergère ; elle avait quarante-cinq ans, ses cheveux étaient gris, elle était fort couperosée, et les deux dents de devant lui manquaient. Nous jouâmes l’Oracle, et je lui fis jouer le rôle de l’amoureux, que Lucinde appelle Charmant, et qu’elle conduit en laisse, avec un ruban couleur de rose : n’ayant point de costume, nous l’habillâmes galamment avec une redingote de Lemire, mon domestique, et nous l’assurâmes qu’il était indispensable qu’elle eût sur la tête un bonnet de coton, brodé en laine de couleur, que lui prêta le laquais de ma mère ; ce fut dans cet agréable équipage qu’elle joua de la manière la plus comique le rôle de Charmant. Comme elle me demandait toujours un rôle de bergère, je fis une petite pastorale pour elle ; nous donnâmes tant de louanges à son jeu et à sa grâce, elle fut si persuadée qu’elle était ravissante dans ce costume, que je lui proposai de le garder toujours, et elle y consentit. De ce moment elle fut constamment habillée en bergère d’idylle, avec des petits habits blancs bordés de rubans de diverses couleurs, et portant sur l’oreille un petit chapeau de paille orné de fleurs, ou coiffée en cheveux qu’elle poudrait à blanc pour cacher ses cheveux gris ; quand elle sortait de chez moi pour aller dans le couvent, j’exigeais toujours qu’elle prît sa houlette, chose dont elle contracta souvent l’habitude. Toutes mes amies encourageaient ses illusions pastorales, et quand les autres se moquaient d’elle, mademoiselle Beaufort disait que c’était pour faire leur cour à madame l’abbesse. Je la gardai ainsi en bergère plus de deux mois, c’est-à-dire jusqu’au moment où M. de Genlis, arrivant de son régiment, vint me prendre : l’aspect de mademoiselle Beaufort (que j’appelais toujours ma bergère) l’étonna beaucoup ; mais, à force d’insistance, je le décidai à l’emmener avec nous à Genlis, et en lui conservant son costume, et bientôt cette complaisance devint pour lui un véritable amusement. Je conservai ma bergère à Genlis pendant deux ou trois mois, ensuite un héritage inattendu et très considérable pour elle, l’appela à Noyon. Comme elle avait fait nos délices, nos adieux furent très tendres. Pour achever son histoire, je dois dire qu’elle hérita de trente-deux mille francs et que peu de mois après elle eut la folie d’épouser un jeune homme de vingt-trois ans, qui n’avait rien, et qui lui persuada qu’il était éperdument amoureux d’elle.
En quittant Origny, nous allâmes sur-le-champ à Genlis ; mon beau-frère était à Paris, d’où il ne devait revenir qu’au mois de juillet. En attendant nous fîmes des visites dans les châteaux voisins ; presque tous nos voisins étaient vieux, mais tous d’une fort bonne société, entre autres M. le marquis de Flavigny et sa femme, M. de Bournonville qui avait douze enfants, le président de Vauxmenil dont le fils dessinait supérieurement le paysage, et M. de Saint-Cenis, le seul qui eût une jeune femme.
Dans ce temps j’appris à monter à cheval, et d’une singulière manière. Je me baignais, et on allait chercher, pour mes bains, de l’eau dans une rivière à une demi-lieue. Un seul cheval de charrue traînait le tonneau que l’on devait remplir d’eau. Un jour que j’étais seule au château, je vis par ma fenêtre le charretier Jean partir, conduisant à pied son équipage. Il me parut charmant de monter sur ce gros cheval, et d’aller ainsi chercher mon eau moi-même. Je descendis précipitamment dans la cour, Jean m’établit jambe de-ci, jambe de-là, sur le cou de son cheval, et nous partîmes. Je trouvai cette promenade si agréable, que pendant dix ou douze jours je n’en fis pas d’autres. Je pris ainsi un grand goût d’équitation, et l’on me permit de monter un vieux petit cheval gris qui avait encore de bonnes jambes ; on me fit faire un habit d’amazone, et l’on me trouva si bien à cheval, qu’on me donna un grand beau cheval navarrin, qui, quoique plus vieux que moi, avait une grande vitesse et des jambes très sûres. Quelques mois après, M. Bourgeois, officier de fortune en garnison à Chauny, et un très grand homme de cheval, me trouvant parfaitement posée, voulut me donner des leçons ; j’en pris tous les jours pendant huit mois, et je devins très habile. Cet exercice, que j’aimais passionnément, fortifia beaucoup ma santé. Nous faisions souvent de très longues chasses de sanglier. Un jour j’imaginai de me perdre exprès, dans l’espoir qu’il m’arriverait une aventure extraordinaire. Je m’enfonçai dans des routes détournées, ayant bien soin de tourner le dos à la chasse, et de fuir le bruit des chiens et des cors. Bientôt j’eus la satisfaction de ne plus rien entendre et de me trouver dans des lieux tout à fait inconnus. Je poussais toujours mon cheval au galop ; ce que je désirais était de rencontrer un château que je n’eusse jamais vu, d’y trouver des habitants pleins d’esprit et de politesse me donnant l’hospitalité. Au bout de trois heures, courant toujours au hasard, cherchant vainement, je commençai à m’inquiéter, j’imaginai que j’étais au moins à douze lieues de Genlis ; j’avais faim, je ne voyais point de gîte, et je m’avisai tout à coup de penser que l’on était, au château de Genlis, dans de vives alarmes ; enfin, après avoir erré encore longtemps, je rencontrai un bûcheron qui m’apprit, à mon grand étonnement, que je n’étais qu’à trois lieues de Genlis. Je lui demandai de m’y conduire : il fallut aller au pas et je n’y arrivai qu’à la nuit fermée. On avait envoyé de tous les côtés, dans les bois immenses de Genlis, des hommes à cheval sonnant du cor ; M. de Genlis était aussi à ma poursuite et ne revint qu’une heure après moi. Je fus horriblement grondée, et je le méritais ; j’eus la bonne foi d’avouer que je m’étais perdue à dessein, et je donnai ma parole qu’à l’avenir je ne chercherais plus des terres inconnues.
Nous retournâmes à Paris pour le mariage de mon beau-frère. Il épousa mademoiselle de Vilmeur, âgée de quinze ans ; M. le marquis de Puisieux consentit à lui servir de père, et mon beau-frère décida que je lui servirais de mère : ce qui fut assez singulier, non seulement parce que je n’avais que trois ans et demi de plus que la mariée, mais parce que j’allais voir pour la première fois à cette cérémonie ce chef de la famille qui m’avais jusque-là montré tant de rigueur, et qui serait obligé de me conduire dans l’église ; ce qu’il fit de fort bonne grâce. Il était très paré ; il avait son cordon bleu passé par-dessus son habit, il me parut éblouissant et terrible. Comme il me donnait la main, il s’aperçut que je tremblais : « Vous avez froid, madame, me dit-il ; je répondis naïvement : — Ce n’est pas cela. » Il m’a dit depuis que le ton dont je prononçai ces paroles le toucha jusqu’aux larmes. Le repas de noce se fit avec une grande magnificence à la campagne chez le chevalier Courten (à la Planchette) ; presque toute la famille y vint. Madame de Puisieux, sa fille la maréchale d’Étrée, madame la princesse de Benting, monsieur et madame de Noailles, le duc d’Harcourt, et beaucoup d’autres. Mes amis, monsieur et madame de Balincour et madame de Sailly, n’y étaient pas, ni M. de Souvré ; je les regrettai bien. Je fus traitée avec beaucoup de politesse, mais froidement par toutes les dames ; je gardai un profond silence. On s’occupa à l’excès de ma belle-sœur ; on vanta sa beauté ; madame de Puisieux et la maréchale la caressèrent excessivement. Je crus m’apercevoir qu’on y mettait un peu d’affectation ; cette idée m’ôta ma timidité. Toutes les fois qu’on a eu le dessein de me piquer, je ne sais quelle fierté m’a constamment mise au-dessus de l’offense qu’on voulait me faire, en me donnant une indifférence parfaite.
Toute la compagnie resta jusqu’à onze heures du soir. Mais les nouveaux mariés, M. de Genlis et moi nous passâmes six jours dans cette maison. Ce temps me suffit pour prendre une grande amitié pour ma belle-sœur. Elle était belle, et sa figure eût été charmante, sans un rire désagréable, qui ne montrait pas de belles dents, et qui laissait voir deux doigts de gencives toujours gonflées ; mais quand elle ne riait pas, son visage était beau et très agréable ; aussi M. de Villepaton disait d’elle : — Que sérieusement parlant elle était très jolie. Elle avait reçu une éducation fort négligée, cependant elle n’était jamais oisive, elle aimait l’ouvrage, brodait parfaitement, et était adroite comme une fée. Elle était très violente, et fort contrariante ; elle avait des obstinations d’enfant, mais au fond elle était bonne, obligeante, naturelle, et très gaie. Nous n’avons jamais eu ensemble la plus légère dispute, et je fus enchantée d’avoir une compagne si jeune et si aimable pour moi.
En quittant la Planchette nous allâmes tous à Genlis. Mon frère passa cette année à Genlis ; il venait d’être reçu dans le génie, et avait subi son examen du cours de Bezout avec la plus grande distinction. J’eus une grande joie de le revoir ; il était fort joli, très naïf et d’une gaieté d’enfant. Un soir qu’il y avait du monde au château, et que ma belle-sœur et MM. de Genlis jouaient après le souper au reversi, mon frère me proposa une promenade dans la cour, qui était immense, sablée et remplie de fleurs ; j’y consentis. Quand nous fûmes dans la cour, il eut envie d’aller faire un tour dans le village ; je ne demandai pas mieux : il était dix heures, tous les cabarets étaient éclairés, et l’on voyait à travers les vitres, les paysans buvant du cidre ; je remarquai avec surprise qu’ils avaient tous l’air très grave.
Il prit à mon frère une gaieté, il frappa contre les vitres en criant : — Bonnes gens, vendez-vous du sacré chien ? et après cet exploit il m’entraîna en courant dans une petite ruelle obscure, à côté de ces cabarets, où nous nous cachâmes en mourant de rire. Notre joie s’augmenta encore en entendant le cabaretier sur le pas de sa porte, menacer de coups de gourdin les polissons qui avaient frappé aux vitres. Mon frère m’expliqua que sacré chien voulait dire de l’eau-de-vie. Je trouvai cela si charmant, que je voulus aller à un autre cabaret voisin, faire cette jolie demande, qui eut le même succès ; nous répétâmes plusieurs fois cette agréable plaisanterie, nous disputant à qui dirait sacré chien, et finissant par le dire en duo, et toujours à chaque fois nous sauvant à toutes jambes dans la petite ruelle, où nous faisions des rires à tomber par terre.
Mon frère resta six semaines avec nous. M. de Genlis, avec beaucoup de grâce, lui donna tout ce qui lui pouvait être utile ou agréable dans une garnison où il devait rester longtemps.
Nous retournâmes à Paris, M. de Genlis et moi, au mois d’août, dans une jolie maison avec un jardin, dans le cul-de-sac Saint-Dominique, dont mon beau-frère avait loué le rez-de-chaussée, et nous louâmes le premier.
Le 4 septembre je mis au monde ma chère Caroline, cette créature angélique, qui a fait pendant vingt-deux ans mon bonheur et ma gloire, dont la perte irréparable a été la plus grande douleur et le plus grand malheur de ma vie ! Elle vint au monde belle comme un ange, et ce visage enchanteur a été depuis l’instant de sa naissance jusqu’au tombeau, ce qu’on a jamais vu de plus parfait ; je ne la nourris point, ce n’était pas la mode encore ; d’ailleurs, dans notre situation je ne l’aurais pas pu, étant obligée d’être toujours en courses et en voyages. Elle fut nourrie à deux petites lieues de Genlis, dans un village appelé Comanchon.
Madame la maréchale d’Étrée vint me voir ; elle m’apporta, en présent, de très belles étoffes des Indes, et m’annonça que son père et sa mère me recevraient avec plaisir, et que madame de Puisieux me présenterait à la cour. Au bout de cinq semaines j’allai chez madame de Puisieux, dont j’avais une peur extrême ; comme de ma vie je n’ai fait des avances quand on a eu de la sécheresse pour moi, je fus très froide et très silencieuse. Je ne lui plus guère. Huit jours après, elle me mena à Versailles, ce qui fut un vrai supplice pour moi, parce que ce fut tête à tête dans sa voiture. Elle ne me parla que de la manière dont je devais me coiffer, m’exhortant d’un ton critique à ne pas me coiffer si haut qu’à mon ordinaire, m’assurant que cela déplairait beaucoup à mesdames et à la vieille reine. Je répondis simplement : « Il suffit, Madame, que cela vous déplaise. » Cette réponse parut lui être agréable, mais aussitôt après je retombai dans mon profond silence, et je vis que je l’ennuyais beaucoup. A Versailles, nous logeâmes dans le bel appartement du maréchal d’Étrée ; le maréchal fut charmant pour moi ; je le regardais avec un vif intérêt ; je savais qu’il avait eu les plus éclatants succès à la guerre, et qu’il était d’ailleurs l’une des meilleures têtes du conseil. Mesdames de Puisieux et d’Étrée me persécutèrent véritablement le lendemain, jour de ma présentation ; elles me firent coiffer trois fois, et s’arrêtèrent à la manière qui me seyait le plus, et qui était le plus gothique. Elles me forcèrent de mettre beaucoup de poudre et beaucoup de rouge, deux choses que je détestais ; elles voulurent que j’eusse mon grand corps pour dîner, afin, disaient-elles, de m’y accoutumer ; ces grands corps laissaient les épaules découvertes, coupaient les bras et gênaient horriblement ; d’ailleurs, pour montrer ma taille, elles me firent serrer à outrance.
La mère et la fille eurent ensuite une dispute très aigre au sujet de ma collerette, sur la manière de l’attacher ; elles étaient assises, et j’étais debout et excédée pendant ce débat. On m’attacha et l’on m’ôta au moins quatre fois cette collerette ; enfin, la maréchale l’emporta de vive force, d’après la décision de ses trois femmes de chambre, ce qui donna beaucoup d’humeur à madame de Puisieux. J’étais si lasse que je pouvais à peine me soutenir, lorsqu’il fallut aller dîner. On me fit grâce du grand panier pour le dîner, quoiqu’il fût question un moment de me le faire prendre pour m’y accoutumer aussi. Lorsque le maréchal m’aperçut, il s’écria : « Elle a trop de poudre et trop de rouge ; elle était cent fois plus jolie hier. » Madame de Puisieux le fit juge de ma collerette, qu’il approuva, et tout le dîner se passa en discussion sur ma toilette. Je ne mangeai rien du tout, parce que j’étais si serrée, que je pouvais à peine respirer. En sortant de table le maréchal passa dans son cabinet ; je restai livrée à la maréchale et à madame de Puisieux, qui me firent achever ma toilette, c’est-à-dire mettre mon panier et mon bas de robe, ensuite répéter mes révérences, pour lesquelles j’avais pris un maître : c’était alors Gardel qui apprenait à les faire. Ces dames furent très contentes de cette répétition ; mais madame de Puisieux me défendit de repousser doucement en arrière avec le pied mon bas de robe, lorsque je me retirais à reculons, en disant que cela était théâtral. Je lui représentai que si je ne repoussais pas cette longue queue, je m’entortillerais les pieds dedans, et que je tomberais ; elle répéta d’un ton impérieux et sec que cela était théâtral ; je ne répliquai rien : ensuite ces dames s’habillèrent, pendant ce temps je m’ôtai adroitement un peu de rouge, mais malheureusement, au moment de partir, madame de Puisieux s’en aperçut et me dit : « Votre rouge est tombé, mais je vais vous en remettre. » Et elle tira de sa poche une boîte à mouches, et me remit du rouge beaucoup plus foncé que celui que j’avais auparavant. Ma présentation se passa fort bien, elle avait fort bon air parce qu’il y avait beaucoup de femmes. Le roi Louis XV parla beaucoup à madame de Puisieux, et lui dit plusieurs choses agréables sur moi. Quoiqu’il ne fût plus jeune, il me parut bien beau ; ses yeux étaient d’un bleu très foncé, des yeux bleu de roi, disait M. le prince de Conti, et son regard était le plus imposant qu’on puisse imaginer. Il avait, en parlant, un ton bref, et un laconisme particulier, mais qui n’avait rien de dur et de désobligeant : enfin, il avait dans toute sa personne quelque chose de majestueux et de royal, qui le distinguait extrêmement de tous les autres hommes.
M. le dauphin, fils de Louis XV, venait de mourir, on en portait encore le grand deuil ; je fus présentée à la vieille reine, fille de Stanislas, roi de Pologne ; cette princesse, déjà attaquée de la maladie de langueur dont elle mourut quinze ou dix-huit mois après, était couchée sur une chaise longue. Je fus très frappée de lui voir un bonnet de nuit de dentelle, avec de grandes girandoles de diamants. Elle m’intéressa beaucoup, parce qu’on disait que c’était la mort de son fils qui la conduisait au tombeau. C’était une charmante petite vieille, elle avait conservé une très jolie physionomie et un sourire ravissant. Elle était obligeante, gracieuse, et le doux son de sa voix, un peu languissante, allait au cœur. Sa conduite entière avait toujours été d’une pureté irréprochable : elle était pieuse, bonne, charitable ; elle aimait les lettres, et les protégea avec discernement. Elle avait beaucoup de finesse dans l’esprit, on citait d’elle une grande quantité de mots charmants. Je fus ensuite présentée à Mesdames et aux enfants de France ; le soir j’allai au jeu de Mesdames. Peu de jours après ma présentation, nous retournâmes à Genlis. J’y passai un été fort agréable. Dans le cours de cet été nous jouâmes Nanine, les Précieuses ridicules, le Méchant, et la Comtesse d’Escarbagnas ; les meilleurs acteurs étaient M. de Genlis et moi ; ma belle-sœur, malgré toutes mes leçons, ne jouait pas bien, mais elle n’y mettait nulle prétention. Nous avions pour spectateurs nos voisins et nos paysans.
Il y avait à Genlis la plus grande baignoire que j’aie jamais vue, on aurait pu y tenir à l’aise quatre personnes. Un jour je proposai à ma belle-sœur de nous y baigner dans du lait pur, et d’aller acheter, dans les environs, tout le lait des fermes. Nous nous déguisâmes en paysannes, et montées sur des ânes, et conduites par le charretier Jean, mon premier maître d’équitation, nous partîmes de Genlis à six heures du matin, et nous allâmes à deux lieues à la ronde de tous les côtés demander tout le lait des chaumières, en ordonnant de porter ce lait le lendemain de grand matin au château de Genlis. Nous prîmes un bain de lait, ce qui est la plus agréable chose du monde ; nous avions fait couvrir la surface du bain de feuilles de roses, et nous restâmes plus de deux heures dans ce charmant bain.
Je composai, dans ce temps, un roman que j’intitulai les Dangers de la célébrité ; quatre ou cinq ans après, je perdis ce manuscrit ; l’idée en était morale, mais, autant que je puis m’en souvenir, il était ennuyeux.
J’ai été très heureuse à Genlis, surtout depuis le mariage de mon beau-frère ; mais mon mari avait voulu absolument lui payer une petite pension, et je n’aurais pas été plus maîtresse dans mon propre château, grâce aux égards et à la délicatesse de mon beau-frère et de sa femme. Ma belle-sœur, dans un âge où naturellement on aime à faire la maîtresse de maison, n’avait nullement cette manie ; elle voulait, avec toute la grâce d’un excellent caractère, que j’ordonnasse aussi librement qu’elle ; jamais elle ne souffrit que les domestiques, en parlant d’elle, l’appelassent madame tout court ; ils la désignaient par son titre, comme moi par le mien. Ce sont là de petites choses, mais elles méritent d’être rapportées ; elles peignent des sentiments nobles et délicats.
J’exerçais la médecine, à Genlis, de concert avec M. Racine, le barbier du village, qui venait toujours très gravement me consulter quand il avait des malades. Nous allions les voir ensemble ; toutes mes ordonnances se bornaient à de simples tisanes et du bouillon, que j’envoyais communément du château. Je servais du moins à modérer la passion de M. Racine pour l’émétique, qu’il prescrivait pour presque tous les maux. Je m’étais perfectionnée dans l’art de saigner ; des paysans venaient souvent me prier de les saigner, ce que je faisais ; mais comme on sut que je leur donnais toujours vingt-quatre ou trente sous après une saignée, j’eus bientôt un grand nombre de pratiques, et je me doutai que mes trente sous me les attiraient ; alors je ne saignai plus que sur l’ordonnance de M. Millet, chirurgien de la Fère, qui venait à Genlis tous les huit ou dix jours.
Nous passâmes l’hiver suivant à Paris : j’avais vingt ans. J’allais, une fois la semaine, dîner chez ma tante, madame de Montesson, ou avec elle chez madame la marquise de La Haye, ma grand’mère. Ces derniers dîners-là ne m’étaient nullement agréables, ma grand’mère était d’une sécheresse extrême pour moi, et comme elle avait sur son visage une énorme quantité de rouge et de blanc, qu’elle se peignait les sourcils et les cheveux pour réparer des ans l’irréparable outrage, elle ne me paraissait guère respectable. En outre de ces dîners, j’allais, de temps en temps, le matin, chez ma grand’mère, pendant qu’elle était à sa toilette ; c’était l’heure qu’elle m’avait donnée, je la trouvais toujours seule devant son grand miroir, et entourée de ses femmes : elle me faisait les plus insipides sermons que j’aie jamais entendus. Le jour de la semaine où je dînais chez ma tante ou chez ma grand’mère, madame de Montesson me menait faire des visites dans la soirée, c’était chez mesdames les princesses de Chimay ; celle qui a été depuis dame d’honneur de la reine était fort belle encore, et un ange par la conduite ; nous allions aussi chez madame la duchesse de Mazarin, chez madame de Gourgue, madame la marquise de Livri, madame la duchesse de Chaulnes, et madame la comtesse de la Messais, une femme très aimable et très spirituelle ; notre journée se terminait toujours par aller souper chez l’une des trois dernières personnes que je viens de nommer ou chez madame de La Reynière, femme du fermier général. C’était une personne de trente-cinq ans, très vaporeuse, très fâchée de n’être pas mariée à la cour, mais belle, obligeante, polie, et faisant les honneurs d’une grande maison avec beaucoup de noblesse et de grâce. Ma tante ne l’aimait pas ; et je m’aperçus que presque toutes les dames de la cour étaient, au fond de l’âme, jalouses de la beauté de madame de La Reynière, de l’extrême magnificence de sa maison, et de la riche élégance de sa toilette. Madame de La Reynière voyait la meilleure compagnie. Madame de Tessé et madame d’Egmont la jeune sont les dernières femmes minaudières que j’aie vues dans le grand monde ; les mines et les mouches étaient déjà passées de mode pour les femmes de l’âge que j’avais alors.
Madame la comtesse d’Egmont la jeune, fille du maréchal de Richelieu, chez laquelle j’avais soupé plusieurs fois avec madame de Montesson, était d’une figure charmante, malgré sa mauvaise santé ; elle n’avait alors que vingt-huit ou vingt-neuf ans, et le plus joli visage que j’aie vu. Elle faisait beaucoup trop de mines, mais toutes ses mines étaient jolies. Son esprit ressemblait à sa figure ; il était maniéré et néanmoins rempli de grâce. Je crois que madame d’Egmont n’était que singulière et non affectée ; elle était née ainsi. Elle a fait beaucoup de grandes passions ; on pouvait lui reprocher un sentiment romanesque qu’elle a conservé longtemps, mais ses mœurs ont toujours été pures.
Je partis avec ma tante pour Villers-Cotterets, où j’allais pour la première fois. Nous avions encore appris des rôles pour y jouer la comédie, et même l’opéra. Nous jouâmes Vertumne et Pomone. Je jouais Vertumne, qui est déguisé en femme ; ma tante jouait Pomone ; elle avait imaginé de se faire faire un habit garni de pommes d’api, et autres fruits. Madame d’Egmont dit qu’elle ressemblait à une serre chaude. Cet habit était lourd, ma tante était petite, et n’avait pas une jolie taille, sa voix était trop faible pour un rôle d’opéra : elle échoua tout à fait dans celui-ci. Le marquis de Clermont, depuis l’ambassadeur de Naples, joua très bien le dieu Pan. J’eus un succès inouï dans mon rôle de Vertumne. Nous avions dans les ballets tous les danseurs de l’Opéra ; on devait donner trois représentations de ce spectacle ; on ne le joua qu’une fois, ainsi que l’Ile sonnante, opéra-comique, paroles de Collé et musique de Monsigny. J’y jouais une sultane, et j’ouvrais la scène par une grande ariette que je chantais en m’accompagnant de la harpe. Monsigny avait fait l’ariette et le rôle pour moi. J’avais un habit superbe, chargé d’or et de pierreries ; et quand on leva la toile je fus applaudie à trois reprises, et on me redemanda deux fois mon ariette. Il me fut impossible de ne pas remarquer que ma tante, après le spectacle, avait beaucoup d’humeur. Nous jouâmes Rose et Colas ; ma tante, qui avait trente ans, fit le rôle de Rose, et moi celui de la mère de Robi. Nous jouâmes encore le Déserteur. Madame de Montesson y joua le beau rôle, je jouai celui de la petite fille ; madame la comtesse de Blot, qui avait été dame de la feue duchesse d’Orléans, joua les beaux rôles dans le Misanthrope et le Legs, et avec le plus grand succès. Elle avait en effet beaucoup de grâce, et un jeu très spirituel. Le comte de Pont jouait le rôle du misanthrope avec une perfection rare ; il n’imitait aucun acteur de la Comédie-Française ! Il avait un véritable talent, et une noblesse dans le maintien et les manières que nul acteur de profession ne peut avoir. M. de Vaudreuil était aussi un des bons sauteurs de notre troupe ; sa figure était agréable, il contrefaisait parfaitement Molé dans les rôles d’amoureux. M. de Vaudreuil était fort à la mode ; son esprit n’était pas étendu, mais il avait un excellent ton. Madame d’Hénon disait que les deux hommes qui savaient le mieux parler aux femmes étaient Le Kain sur le théâtre, et M. de Vaudreuil dans le monde. Ce dernier avait une quantité de petits talents très médiocres, mais agréables dans la société. Il chantait un peu, il dansait assez bien, il paraissait aimer tous les arts ; quand ce ne serait qu’une prétention, elle est toujours utile et noble. Il avait de la douceur et de la politesse ; personne ne le craignait, il était généralement aimé.
Le fameux comédien Grandval nous faisait répéter nos rôles, il joua même avec nous. M. le duc d’Orléans jouait fort rondement les rôles de paysans. Je vis là, à nos répétitions, Collé et Sedaine, qui n’étaient aimables ni l’un ni l’autre. Carmontel, lecteur de M. le duc d’Orléans venait dans le salon à l’issue du dîner, pour peindre dans un grand livre toutes les personnes qui arrivaient à Villers-Cotterets ; tous ces portraits étaient en profil et en charge, mais ressemblants, et formaient une collection curieuse. On ne lui donnait qu’une séance. Il me peignit jouant de la harpe, mais fort en laid : j’avais un petit front, qu’il fit beaucoup trop grand, ce qui ôtait de la ressemblance. M. le duc d’Orléans voulut me voir jouer des proverbes avec Carmontel, qui jouait avec perfection les maris bourrus et de mauvaise humeur ; c’était sans nulle charge, et avec un naturel et un comique parfaits, mais il n’avait que ce seul genre. M. de Donazan et M. d’Albaret jouèrent avec nous ; ma tante ne voulut pas jouer, mais nous excitâmes un tel enthousiasme, que nous consentîmes à jouer tous les soirs. Ma tante, à la fin du voyage, eut un succès très singulier et très éclatant. Cette histoire est assez extraordinaire pour la conter avec détail.
Depuis mon mariage, ma tante me témoignait beaucoup d’amitié, et j’en avais pris une si vive pour elle, que ce sentiment avait triomphé de mes souvenirs et de mes rancunes. J’attribuais la dureté de ses procédés avec ma mère à sa légèreté et à une avarice que je ne pouvais me dissimuler, qui était son défaut dominant ; d’ailleurs je ne lui en voyais pas d’autres ; elle avait une grande égalité d’humeur, de la gaieté ; je la croyais franche et sensible, elle me caressait excessivement, j’étais persuadée qu’elle avait en moi la plus grande confiance, et je l’aimais à la folie : elle m’avait confié que M. le duc d’Orléans était amoureux d’elle. Ma tante parlait fort bien de la vertu, je lui voyais même des sentiments religieux. Quant à M. le duc d’Orléans, elle me disait qu’elle avait pour lui une tendre amitié, et qu’elle faisait tous ses efforts pour le guérir d’une passion malheureuse. J’avoue que je ne croyais pas cela, car le contraire sautait aux yeux ; mais je n’attribuais sa conduite avec lui qu’à sa coquetterie naturelle, et je ne lui supposais pas le moindre dessein d’ambition. Monsigny, l’un des plus honnêtes hommes que j’aie connus, et qui avait beaucoup d’esprit naturel, se passionna pour ma voix et pour ma harpe, et venait tous les jours faire de la musique avec moi dans ma chambre. Je pris de l’amitié pour lui ; nous causions tout en faisant de la musique ; il me contait beaucoup de petites choses curieuses, et il m’en dit une qui me parut surprenante. C’est que ma tante lui avait recommandé en secret, ainsi qu’à Sedaine, de ne lui donner que des louanges aux répétitions (où se trouvait toujours M. le duc d’Orléans), et de ne lui donner des avis qu’en particulier ; elle disait que cela l’encourageait. Monsigny et Sedaine pensaient bien qu’il s’agissait de la faire valoir auprès de M. le duc d’Orléans, et à cet égard ils la secondaient à merveille, car ils lui prodiguaient les éloges. Ce manège lui réussit parfaitement ; M. le duc d’Orléans était persuadé qu’elle avait des talents miraculeux. Ce prince, très faible, et qui n’était pas doué du caractère et de l’esprit de Henri le Grand, ne savait rien juger par lui-même ; il ne voyait que par les yeux des autres.
Ma tante, qui, comme je l’ai dit, voulait terminer ce voyage par quelque chose d’éclatant, eut l’idée la plus singulière. Elle voyait que M. le duc d’Orléans était dans l’admiration de ses talents, mais il ne pouvait avoir la même opinion de son esprit ; il s’agissait d’en acquérir une tout à coup qui effaçât celle de mesdames de Boufflers, de Beauvau et de Grammont. Mais comment faire ? ma tante était d’une ignorance extrême, elle n’avait pas la moindre instruction, elle n’avait lu dans toute sa vie que quelques romans. Elle savait fort mal l’orthographe, et elle écrivait très mal une lettre. Cependant elle eut la pensée de devenir auteur : ne pouvant rien inventer, elle imagina de faire une comédie du roman de Mariane de Marivaux ; les conversations si multipliées de cet ouvrage lui donnaient une quantité de scènes toutes faites ; d’ailleurs le sujet lui plaisait, c’était l’amour triomphant des préjugés de la naissance et rapprochant toutes les distances. Mais ma tante ne se dissimula pas qu’en donnant cet ouvrage sous son nom, elle aurait à combattre des prétentions que nul intérêt ne fait abandonner. Ma tante se tira de cette difficulté avec l’adresse la plus spirituelle qu’elle ait eue de sa vie. Elle fit la pièce en prose et en cinq actes ; c’était un ouvrage au-dessous du médiocre, mais un drame qui n’avait rien de ridicule, et dans lequel se trouvaient quelques jolies phrases, et quelques entretiens agréables littéralement copiés du roman de Marivaux. Elle ne fit part de cette entreprise qu’à M. le duc d’Orléans, elle me le cacha ainsi qu’à tout le monde. Quand la pièce fut achevée, elle la lut tête à tête à M. le duc d’Orléans, qui, quoiqu’il n’en fût pas bien sûr, dit qu’il la trouvait charmante. — Eh bien, reprit ma tante, je vous la donne ; je jouirai mieux de votre succès que du mien, d’ailleurs je ne veux point que l’on sache que je suis auteur. Lisez cette pièce comme si elle était de vous, et si on en est content, gardez-vous de me trahir, que l’on croie à jamais que vous en êtes l’auteur, et nous la jouerons pour dernier spectacle. M. le duc d’Orléans fut touché aux larmes de cette générosité. Il ne voulait pas en profiter ; elle insista fortement, il y consentit. J’ai su par la suite tout ce détail de lui-même. M. le duc d’Orléans déclara donc qu’il avait fait une comédie, ce qui ne causa pas un médiocre étonnement, que madame de Montesson eut l’air de partager, en persuadant à tout le monde qu’elle ne la connaissait pas, et montrant naïvement beaucoup de crainte sur l’ouvrage. On se demandait en secret comment M. le duc d’Orléans avait pu faire une comédie, et l’on pensa généralement que Collé en avait apparemment fait le plan, et corrigé le langage. Personne n’eut l’apparence du soupçon sur le véritable auteur ; M. le duc d’Orléans annonça qu’il en ferait lecture. On indiqua le jour, et l’on y invita tous les hommes et toutes les femmes de la société qui passaient pour avoir le plus d’esprit ; la curiosité fut extrême. Enfin ce grand jour arriva. Je fus admise à la lecture, mais non sans quelque peine, ma tante ne se souciait pas que j’y fusse. Nous voilà donc rassemblés, bien décidés d’avance à trouver l’ouvrage excellent, s’il n’est pas détestable et ridicule. Le succès fut complet ; jamais lecture de Molière n’en eut un pareil, on était en extase ; on prodiguait à chaque scène les éloges les plus outrés, on n’entendait que des exclamations. M. le duc d’Orléans en était si ému, qu’il eut continuellement les larmes aux yeux. Quand la lecture fut finie, tout le monde se leva pour entourer M. le duc d’Orléans ; plusieurs femmes hors d’elles-mêmes lui demandèrent la permission de l’embrasser, toutes parlaient à la fois, on ne s’entendait plus, on ne distinguait que ces mots répétés mille fois en refrain : ravissant, sublime, parfait ! Ma tante pâlissant, rougissant, pleurant, ne s’exprimait que par son trouble et des larmes. Tout à coup, M. le duc d’Orléans demande un moment de silence (et du ton le plus solennel) ; on se tait. Alors, d’une voix émue, mais très forte, il dit ces paroles : « Malgré ma promesse, je ne puis usurper plus longtemps une telle gloire !… Ce bel ouvrage n’est point de moi, l’auteur est madame de Montesson !… » A ces mots ma tante s’écria d’une voix languissante : « Ah ! monseigneur !… » Elle n’en put dire davantage, la modestie la suffoquait, elle tomba presque évanouie dans un fauteuil. Toute la compagnie resta pétrifiée ; il est impossible de donner une idée de l’effet de ce coup de théâtre, et du changement subit de presque toutes les physionomies. Ce triomphe acheva d’enthousiasmer M. le duc d’Orléans pour ma tante, à laquelle il crut de ce moment un esprit prodigieux.
Pour la première fois je suivis à cheval la chasse du cerf dans ce voyage. Je n’avais chassé à Genlis que le sanglier ; la chasse du cerf me parut charmante, et surtout, je crois, parce qu’on y admirait beaucoup la manière dont je montais à cheval. M. de Genlis et moi nous allâmes de Villers-Cotterets à Sillery, où j’allais pour la première fois. Madame de Puisieux, toujours froide pour moi, me reçut honnêtement, mais avec une sorte de sécheresse qui redoubla ma timidité naturelle. Elle me parla des succès que j’avais eus à Villers-Cotterets, et me demanda enfin à m’entendre jouer de la harpe. Ce fut six jours après mon arrivée. Je jouai, je chantai ; elle parut charmée, ainsi que M. de Puisieux : « Il faut convenir, dit-elle, que cela est séduisant. » Je ne sais pourquoi cette phrase me déplut, et de premier mouvement, je répondis avec vivacité : « Cependant, madame, je n’ai séduit, ni ne veux séduire qui que ce soit. » Elle fut très étonnée, parce que jusque-là je n’avais dit que oui ou non. Elle me regarda fixement, et ne répliqua rien. Le soir M. de Genlis me gronda de ma réponse, et le lendemain j’eus une peur affreuse de madame de Puisieux en me trouvant tête à tête avec elle dans le salon. Madame de Puisieux, couchée sur sa chaise longue, comme de coutume, travaillait au métier ; je brodais au tambour : nous gardâmes le silence pendant un demi-quart d’heure. Enfin, madame de Puisieux, ôtant ses lunettes, se tourna de mon côté. — Madame, me dit-elle, avez-vous donc fait le vœu d’être toujours ainsi avec moi ? — Comment, madame ? répondis-je d’une voix tremblante. — Oui, reprit-elle, on assure que vous êtes gaie, aimable, et depuis huit jours vous gardez le silence le plus obstiné ; peut-on vous en demander la raison ? A cette question pressante, je me décidai sur-le-champ à répondre franchement parce que le ton avait quelque chose de gai et d’obligeant. — Madame, lui dis-je, c’est que je crains de vous déplaire, que vous avez un air sévère qui m’intimide, et qui me fait de la peine… — Vous avez tort de me craindre, reprit-elle, je suis très disposée à vous aimer ; que faut-il faire pour vous mettre à votre aise avec moi ?… — Ce que vous daignez faire en ce moment, m’écriai-je, en me jetant à son cou ; des pleurs d’attendrissement me coupèrent la parole, elle fut elle-même vivement émue ; elle me reçut dans ses bras, m’y retint, et m’embrassa à plusieurs reprises avec la plus touchante sensibilité. De cet instant je lui vouai au fond de l’âme le plus tendre attachement ; elle le méritait par l’excellence de son cœur, de ses principes, et de son caractère, et par le charme de son esprit. Nous causâmes avec une entière liberté ; elle me dit les choses les plus aimables, et je lui promis que je serais dorénavant avec elle comme si j’avais eu le bonheur de la connaître depuis mon enfance. Une heure après M. de Puisieux rentra de la promenade avec M. de Genlis et six ou sept personnes. Je priai madame de Puisieux de ne rien dire de ce qui venait de se passer entre nous, parce que je méditais une jolie manière de l’annoncer. On s’assit, et au bout de quelques minutes, je dis d’un ton dégagé que, n’ayant point été à la promenade, je voulais me dégourdir les jambes, et je fis deux ou trois sauts dans la chambre, ensuite j’allai me jeter sur la chaise longue de madame de Puisieux, en disant mille folies ; elle riait aux éclats, et tout le monde était pétrifié d’étonnement. M. de Puisieux fut enchanté, il dit à madame de Puisieux qu’il lui avait prédit qu’elle m’aimerait à la folie. Toute cette soirée fut charmante pour moi. Les jours qui lui succédèrent furent les plus heureux de ma vie. Madame de Puisieux prit pour moi une véritable passion. Elle me fit changer d’appartement afin de me loger à côté d’elle. Je me promenais le matin à cheval avec M. de Puisieux, je montais tous ses beaux chevaux anglais. Le soir je n’allais point à la promenade, je restais tête à tête avec madame de Puisieux, qui se promenait avec moi une petite demi-heure dans la cour ou dans le potager ; nous passions le reste du temps à causer dans le salon : sa conversation était animée, spirituelle et charmante ; elle avait vu un moment de la régence ; son mari avait depuis été ministre des affaires étrangères ; et, petite-fille du grand Louvois, elle avait la tête remplie d’une infinité d’anecdotes intéressantes et curieuses qu’elle contait à merveille. Avant de souper, on apportait tous les soirs ma harpe dans le salon, et j’en jouais une heure ; après le souper je jouais de la guitare ou du clavecin à peu près une demi-heure ; ensuite je jouais au piquet avec madame de Puisieux contre M. de Puisieux, qui nous faisait la chouette, et puis j’allais me coucher. Je ne restais communément dans ma chambre qu’après la promenade du matin avec M. de Puisieux, depuis dix heures et demie jusqu’à deux heures. Pendant qu’on me coiffait je lisais, habitude que j’ai toujours conservée partout. Dans ce temps, il était d’usage de recevoir à Paris et à la campagne des hommes à sa toilette, ce que je n’ai jamais fait, afin de réserver ce temps pour la lecture ; de sorte que depuis mon mariage je n’ai jamais passé un seul jour sans faire une bonne lecture. Après ma toilette je jouais de la harpe une heure, et j’écrivais trois quarts d’heure. Je refaisais alors ma première comédie, les Fausses Délicatesses, et je l’achevai dans ce voyage. J’écrivais en outre les extraits de mes lectures. Madame de Puisieux, dans nos tête-à-tête du soir, me faisait souvent lire tout haut, pendant qu’elle travaillait à la tapisserie ; il y avait à Sillery une très bonne bibliothèque. Les jours de pluie, tout le monde restait dans le salon ; j’allais dans ma chambre, ce qui me donnait trois ou quatre heures d’étude de plus.
Un jour, une personne de Reims amena un jeune musicien qui jouait du tympanon d’une manière surprenante ; madame de Puisieux regretta que je n’en susse pas jouer. Je recueillis cette parole ; et le soir même je convins, en secret, avec le musicien, qu’il viendrait tous les jours à six heures et demie du matin, me donner une leçon ; je pris régulièrement ces leçons dans le garde-meuble, au haut de la maison, pendant quinze jours, et en outre en revenant de la promenade du matin, j’allais toute seule jouer du tympanon au moins trois heures, et, au bout de trois semaines, je jouais aussi bien que mon maître, deux airs, le menuet d’Eaudet, et la Furstemberg, avec plusieurs variations. M. de Genlis, dans ma confidence, m’avait fait faire un joli petit habit à l’Alsacienne, en écarlate et juste à la taille. Je le mis un matin, en faisant tresser mes longs cheveux sans poudre autour de ma tête comme les Strasbourgeoises, je mis par-dessus cette coiffure, pour la cacher, ce qu’on appelait alors une baigneuse, et par-dessus mon habit une robe négligée et un manteau de taffetas noir, et, sous le prétexte d’une migraine, j’allai dîner avec ce double habillement. Après le dîner, un valet de chambre vint dire qu’une jeune Alsacienne, jouant du tympanon, demandait à être entendue, madame de Puisieux donna l’ordre de la faire entrer ; je me levai en disant que j’allais la chercher. Je courus dans la chambre voisine ; je jetai vite sur une table ma baigneuse et ma robe ; je pris mon tympanon, et presque au même instant je rentrai dans le salon ; la surprise fut inexprimable, et elle augmenta encore lorsqu’on m’entendit jouer du tympanon. Monsieur et madame de Puisieux vinrent m’embrasser avec une tendresse et un attendrissement, qui me récompensèrent bien de la peine que j’avais prise. On me fit porter pendant plus de douze ou quinze jours mon habit alsacien, afin de donner à tout ce qui venait à Sillery une représentation de cette petite scène. Ce n’est pas sans dessein que j’entre dans ces petits détails, ils ne seront pas sans utilité pour les jeunes personnes qui liront cet ouvrage. Je voudrais leur persuader que la jeunesse n’est heureuse que lorsqu’elle est aimable, c’est-à-dire docile, modeste, attentive, et que le véritable rôle d’une jeune personne est de plaire dans sa famille, et d’y porter la gaieté, l’amusement et la joie. Lorsque dans l’âge le plus brillant de la vie, on y porte l’ennui, on a toujours tort. Examinez bien toutes les jeunes personnes insipides et ennuyeuses, vous les trouverez indolentes, oisives, et surtout égoïstes, ne pensant qu’à elles, et ne s’occupant jamais des autres.
Madame de Puisieux, en partant de Sillery après Noël, me ramena à Paris ; nous nous arrêtâmes quinze jours à Braine, chez la vieille comtesse d’Egmont, belle-mère de la jeune et jolie, et que nous y trouvâmes aussi. La comtesse d’Egmont avait jadis été l’amie intime de M. le Duc, premier ministre dans la première jeunesse de Louis XV ; je recueillis là, de ses conversations avec madame de Puisieux, beaucoup d’anecdotes de ce temps, et surtout sur la belle mademoiselle de Clermont, sœur de M. le Duc, et dont madame de Puisieux avait été l’amie. Je vis, dans cette maison, le vieux marquis de Croi, qui, à l’âge de cinquante ans, avait l’air d’en avoir quatre-vingts ; il avait eu les plus grands succès auprès des femmes, et ne se consolait pas de n’être plus un homme à bonnes fortunes. Il avait conservé tous les tics de la fatuité, et l’habitude d’une toilette ridiculement recherchée.
Sur la fin de ce voyage, je vis à Braine, un vrai vieillard, mais très aimable, le maréchal de Richelieu, père de madame d’Egmont la jeune. Je le regardais avec une extrême curiosité, en songeant qu’il avait vu Louis XIV, et qu’il avait vécu dans l’intimité de madame de Maintenon. Le maréchal était gracieux, rempli de douceur et de bonté ; — il avait eu à la guerre des succès qui honorent la vieillesse, et il n’était pas humilié de n’en plus avoir d’un genre frivole. Ce fut là que je lui entendis conter qu’il avait en vain dit à Voltaire, que le Testament du cardinal de Richelieu était parfaitement authentique, que l’original existait dans sa maison, que Voltaire n’avait voulu rétracter aucun des mensonges qu’il avait débités à ce sujet. J’avais déjà entendu dire la même chose à madame d’Egmont. Je trouvai dès lors que le maréchal aurait dû démentir par un écrit public cette fausseté historique. Mais il ne voulait pas se brouiller avec Voltaire, qui l’appelait « mon héros » ; et d’ailleurs, comme tous les gens du monde, il craignait les scènes publiques, les éclats, et surtout il redoutait la plume de Voltaire ; et c’est ainsi que de petites considérations, et la crainte qu’inspirait la coalition des encyclopédistes, ont mille fois, dans ce siècle, retenu captives d’utiles vérités.
Je passai cet hiver dans une assez grande dissipation. J’allais très peu aux spectacles, et je n’allai que deux fois au bal de l’Opéra ; mais les bals particuliers, les dîners chez madame de Puisieux, chez ma tante, les soupers privés, les visites, me prenaient beaucoup de temps.
Ce fut cette année-là que je fis mon premier roman historique, que je fondai sur un trait que j’avais lu dans la Vie de Tamerlan. Ce roman avait pour titre Parisatis, ou la Nouvelle Médée ; il était horriblement tragique, et en un volume de deux cents pages de mon écriture. M. de Morfontaine et M. de la Reynière me prêtaient des livres avec la plus grande obligeance, car je pouvais les garder tant que je voulais. Je lus dans cet hiver, avec un plaisir inexprimable, les Pensées de Pascal, les Oraisons funèbres de Bossuet, le Carême de Massillon. J’avais déjà lu ces immortels ouvrages ; mais apparemment que mon esprit s’était formé ; il me semblait, par l’étonnement et l’admiration qu’ils me causaient, que je les lisais pour la première fois. Je lisais ainsi ces trois sublimes écrivains : d’abord le profond Pascal pendant une demi-heure, il fortifiait ma foi par ses admirables raisonnements ; ensuite je lisais avec saisissement une trentaine de pages de Bossuet ; il m’élevait au-dessus de moi-même et de la terre ; après cela je me reposais dans le ciel avec Massillon. Le calme majestueux de son éloquence, la douceur et l’harmonie de son langage ont quelque chose de véritablement divin. Que je plains ceux qui n’aiment ni la lecture, ni l’étude, ni les beaux-arts !… J’ai passé ma jeunesse dans les fêtes et dans la plus brillante société, et je puis dire, avec une parfaite sincérité, que je n’y ai jamais goûté des plaisirs aussi vrais que ceux que j’ai constamment trouvés dans un cabinet avec des livres, une écritoire et une harpe. Les lendemains des plus belles fêtes sont toujours tristes ; — les lendemains des jours consacrés à l’étude sont délicieux ; on a gagné quelque chose, et l’on se rappelle la veille, non seulement sans dégoût ou sans regrets, mais avec la plus douce satisfaction.
Vers la moitié de l’hiver, je lus, et ce fut avec enthousiasme, l’Histoire naturelle de M. de Buffon ; ce style parfait m’enchanta, je l’étudiai sérieusement.
Je sentis dès lors que la perfection du style consiste dans le naturel, la clarté, la précision, l’harmonie, la correction, la propriété d’expressions. Après un examen très suivi et très réfléchi, je relus sur la fin de l’hiver mes compositions, et mon roman historique ; et, à l’exception de mes Réflexions d’une mère de vingt ans et de ma comédie des Fausses Délicatesses que je me promis de retoucher, je brûlai le tout, et j’eus grande raison, car cela était bien mauvais.
Il prit à ma tante cette année des fantaisies qui me causèrent beaucoup d’ennui ; elle voulut jouer de la harpe, et essayer de faire des vers. Je lui donnai des leçons de harpe tous les jours où j’allais dîner chez elle, et c’est une écolière qui ne m’a jamais fait honneur.
M. le duc d’Orléans était toujours aussi amoureux d’elle. M. de Montesson avait quatre-vingt-sept ans, et ma tante songeait sérieusement à la fortune qu’elle a faite depuis.
L’ambition donnait à ma tante des inventions merveilleuses, et je conterai bientôt ce détail, qui est très curieux. Je vais parler auparavant de sa société. Son amie intime était madame la présidente de Gourgues, sœur de M. de Lamoignon. C’était une personne toujours malade, et presque toujours couchée sur une chaise longue, avec une passion platonique et malheureuse pour le chevalier, depuis marquis de Jaucour, celui qu’on appelait « le clair de lune ». Madame de Gourgues était d’une pâleur remarquable, elle ne mettait point de rouge, cette pâleur allait à sa physionomie. Nous allions assez souvent souper chez elle, il n’y avait jamais à ces soupers que le chevalier de Jaucour ; et, outre ma tante et moi, tout au plus deux personnes. Ma tante y était aimable et gaie, elle faisait tout l’agrément de ces petits soupers ; quand l’ambition ou son intérêt ne s’y opposaient pas, elle avait un charmant caractère.
Le chevalier de Jaucour avait une figure très agréable, un visage rond, plein et pâle, des yeux noirs, de jolis traits, des cheveux bruns, négligés et dépoudrés, il ressemblait en effet à un clair de lune. Sa taille était noble, il avait bonne grâce. Son caractère était excellent, plein de droiture et de loyauté. Il avait fait plusieurs campagnes de guerre, étant entré au service à douze ans, il avait montré autant d’intelligence militaire que de bravoure. Son esprit était comme son caractère, sage et raisonnable. A l’un de ces soupers, ma tante dit que j’avais peur des revenants. Alors madame de Gourgues proposa au chevalier de Jaucour, de me conter « sa belle histoire de la tapisserie ». J’en avais entendu parler comme d’une chose parfaitement vraie, car le chevalier de Jaucour donnait sa parole d’honneur qu’il n’y ajoutait rien, et il était incapable de faire un mensonge, qui d’ailleurs n’aurait eu alors aucun sel.
Le chevalier, né en Bourgogne, fut élevé dans un collège à Autun. Il avait douze ans, lorsque son père qui voulait l’envoyer à l’armée sous la conduite d’un de ses oncles, le fit venir dans son château. Le soir même après le souper on le conduisit dans une grande chambre où il devait coucher, on établit sur une espèce de trépied au milieu de la chambre une lampe allumée, et on le laissa seul. Il se déshabilla et se mit au lit sur-le-champ, en laissant brûler la lampe. Il n’avait nulle envie de dormir ; et, comme il avait à peine regardé sa chambre en y entrant, il se mit à la considérer. Ses yeux se portèrent sur la vieille tenture de tapisserie à personnages qui se trouvait vis-à-vis de lui ; le sujet en était bizarre ; elle représentait un temple dont les portes étaient fermées. Sur le haut de l’escalier de cet édifice était debout une espèce de pontife ou de grand-prêtre, vêtu d’une longue robe blanche ; il tenait d’une main une poignée de verges, et de l’autre une clef. Tout à coup le chevalier, qui regardait fixement cette figure, se frotta les yeux, croyant avoir un éblouissement, ensuite il regarde de nouveau, et la surprise et le saisissement le glacent et le rendent immobile !… Il voyait cette figure se mouvoir, et descendre gravement les marches de l’escalier !… Enfin, la voilà hors de la tapisserie et dans la chambre, qu’elle traverse ; elle arrive tout près du lit ; et s’adressant à ce pauvre enfant, pétrifié par la terreur, elle lui dit bien distinctement ces paroles : — Ces verges fustigeront un grand nombre ; quand tu les verras s’agiter, n’hésite pas à prendre la clef des champs que voilà… A ces mots la figure tourne le dos, s’éloigne, se rapproche de la tapisserie, remonte l’escalier et se remet à sa place. Le chevalier, baigné d’une sueur froide, fut pendant plus d’un quart d’heure tellement privé de force, qu’il était hors d’état d’appeler ; enfin on vint ; n’osant confier cette aventure à un domestique, il dit seulement qu’il se trouvait mal, et l’on resta auprès de lui tout le reste de la nuit. Le lendemain le comte de Jaucour son père, l’interrogeant sur ce qu’il avait eu la nuit, il conta sa vision. Au lieu de se moquer de lui, comme le chevalier s’y attendait, le comte l’écouta fort sérieusement, ensuite il dit : — Rien n’est plus extraordinaire, car mon père dans sa première jeunesse eut aussi dans cette même chambre, avec le même personnage représenté dans cette antique tapisserie, une scène fort étrange… Le chevalier aurait bien désiré savoir le détail de cette vision de son grand-père, mais le comte n’en voulut pas dire davantage, il ordonna même à son fils de ne lui en plus parler ; et le jour même le comte fit détendre toute cette tapisserie, qu’il fit brûler en sa présence dans la cour du château. Voilà cette fameuse histoire dans toute sa naïveté. Madame Radcliff eût été bien heureuse de la savoir, et je crois que le chevalier de Jaucour à l’époque de la Révolution se la rappela ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il prit la clef des champs, lorsqu’il vit les verges s’agiter. Il n’hésita pas à quitter la France.
Revenons à la société de ma tante ; sa meilleure amie, après madame de Gourgues, était la duchesse de Chaulnes, fille du duc de Chevreuse. Elle était jolie, mais elle manquait absolument d’esprit et de naturel, et elle avait mille prétentions ridicules. C’est la seule femme que j’aie connue dont on ait pu dire justement, comme de certains hommes, qu’elle avait de la fatuité. Il y en avait dans son maintien, dans ses manières, dans son ton et dans tous ses discours. Au reste, elle avait une très bonne conduite ; on l’avait mariée fort jeune à une espèce de fou, qui, le lendemain de son mariage disparut subitement pour aller en Égypte. Il y resta plusieurs années, et à son retour il ne voulut jamais revoir sa femme. Une autre amie de ma tante était la princesse de Chimay douairière, personne fort insignifiante, qui n’avait ni le mérite, ni l’élégante figure de l’autre princesse de Chimay, si intéressante par sa conduite, sa piété, ses vertus, et que nous avons vue depuis dame d’honneur de la reine. Les autres amies de ma tante étaient madame de la Massais, dont j’ai déjà parlé, et la marquise de Livri. Cette dernière était jeune, bonne et originale ; elle était si vive et si naturelle, qu’elle oubliait continuellement tous les usages du monde ; elle avait trente-quatre ou trente-cinq ans. Les femmes de cet âge portaient alors non des souliers, mais ce qu’on appelait des mules, c’est-à-dire des chaussures sans quartiers, qui ne renfermaient que le petit bout du pied, le tout porté sur de hauts talons, comme nous en avions toutes dans ce temps. Je n’ai jamais compris comment on pouvait marcher avec ces petites pantoufles. Un soir, chez madame de Livri, où je soupais avec ma tante, pour la première fois, et avec beaucoup de monde, madame de Livri eut une dispute avec le marquis d’Hautefeuille, qui était à l’autre bout de la chambre ; elle s’anima par degrés, et enfin à tel point, que, tout à coup, elle tira de son pied une de ses petites mules, et la lui jeta à la tête. C’était véritablement une pantoufle de Cendrillon, car elle avait le plus joli petit pied du monde. Rien ne m’a jamais causé plus de surprise ; cependant cette folie me la fit prendre en amitié ; je lui en ai vu faire mille de ce genre, qui m’ont toujours paru charmantes, parce qu’elles étaient parfaitement naturelles, et que cette femme, si peu mesurée dans ses discours et dans un cercle, ne ressemblait à aucune autre, et était aussi raisonnable et aussi sage dans toutes les choses essentielles, qu’elle l’était peu dans la société.
Ma tante voyait habituellement en hommes le comte de Chabot, dont j’ai déjà parlé ; le chevalier de Coigny, qu’on appelait « Mimi », je n’ai jamais su pourquoi ; il était fort à la mode, d’une assez jolie figure : on lui trouvait de l’esprit ; je l’ai beaucoup vu, et je ne l’ai jamais entendu causer ; mais dans chaque visite il laissait un mot bon ou mauvais, que l’on citait toujours ; ce mot dit, il ne parlait plus ; il avait l’air distrait, insouciant, et en même temps étourdi, ce qui lui était particulier. Le duc de Coigny, son frère aîné, avait de la douceur, une politesse aimable, et un caractère qui le faisait généralement estimer et aimer. Le marquis de Lusignan, qu’on appelait « la grosse tête », autre ami de ma tante, était confident de toutes les femmes ; il ne fallait pour cela que de la douceur, de la discrétion, et avoir l’air de croire que toutes les intrigues étaient des passions platoniques. Le marquis d’Estréhan, déjà vieux, était dès lors le suprême confident des femmes de ce temps. Il s’était fait un droit de cette espèce de confiance : y manquer eût été à ses yeux un mauvais procédé. M. Donézan, (frère du marquis d’Husson), homme parfaitement aimable, et le seul conteur toujours amusant que j’aie connu ; M. de Pont, intendant de Moulins, très aimable aussi, qui, peu d’années après, épousa une charmante personne, mère de madame de Fontanges d’aujourd’hui ; le marquis de Clermont, depuis ambassadeur en Espagne et à Naples, célèbre par son esprit, son aimable caractère et des talents charmants ; le comte d’Albaret : tels étaient les hommes de la société intime. Elle en recevait beaucoup d’autres, mais qui n’étaient que de simples liaisons. J’ai vu plusieurs fois chez elle et chez madame de Boulanvilliers, M. le comte de La Marche, depuis prince de Conti, mort en Espagne ; il était sauvage et obligeant ; il avait de la singularité et de l’insipidité, ce que je n’ai vu qu’à lui. J’allais, de temps en temps, comme je l’ai déjà dit, dîner ou souper chez ma grand’mère, qui était toujours aussi sèche pour moi. Un jour que nous arrivâmes de bonne heure pour dîner, nous ne trouvâmes dans le salon que sa sœur mademoiselle Dessalleux, ma grand’tante, qui était une excellente personne. Ma grand’mère était sortie, et ne devait rentrer qu’à l’heure juste du dîner. Mademoiselle Dessalleux me proposa de me faire voir le cabinet particulier de ma grand’mère, qui était tout rempli de jolis tableaux et d’estampes : je regardai d’abord un énorme tableau, qui était un portrait de ma grand’mère dans sa jeunesse, et de son fils, enfant alors (le même qui fut tué à Minden) ; la beauté de madame de La Haie avait eu beaucoup de célébrité, mais je ne fus frappée que de la fadeur du tableau ; ma grand’mère était représentée en Vénus et son fils en Cupidon, comme disait mademoiselle Dessalleux. Je m’arrêtai plus longtemps devant un charmant petit tableau peint à ravir, qui représentait l’enlèvement d’Europe ; j’y remarquai une jolie idée : le taureau détournait de côté sa grosse tête pour baiser un joli petit pied nu d’Europe. Je dis que je trouvais Europe très belle, mais trop grasse : mademoiselle Dessalleux sourit, et répondit que c’était non une figure de fantaisie, mais un portrait, et celui de la duchesse de Berry, fille de monsieur le régent. Madame de Montesson, après la mort de ma grand’mère, hérita de ce tableau et le donna à M. le duc d’Orléans, qui le mit dans ses petits appartements, où on l’a vu jusqu’à la Révolution ; j’ignore ce qu’il est devenu depuis.
Je n’allai point cette année à Sillery, mais j’allai avec ma tante à l’Ile-Adam, où je jouai encore la comédie. Ma tante joua dans un opéra, dont la musique était de Monsigny, cet opéra n’a été ni joué ni gravé ; dans la suite Monsigny par dévotion le brûla. Il avait pour titre Baucis et Philémon, la musique en était charmante. Ma tante jouait Baucis, elle était en vieille pendant les deux premiers actes ; le rôle était fait pour sa voix, elle l’avait fort étudié ; le costume de vieille la rajeunissait, et lui donnait l’air d’avoir vingt ans ; elle eut beaucoup de succès dans ce rôle, elle le méritait.
A la première représentation de cet opéra, ma tante, après les deux premiers actes, alla s’habiller en jeune bergère ; je la suivis dans la chambre à côté du théâtre où elle fit sa toilette. Elle n’était pas contrefaite, mais elle avait une épaule infiniment plus grosse que l’autre, ce qui rendait son dos très défectueux quand rien ne cachait ou ne déguisait ce défaut, et son petit corset de bergère le laissait voir entièrement. Je l’en avertis, mais sa femme de chambre par flatterie soutint que l’habit allait en perfection. Comme ma tante paraissait le croire, je pris un miroir que je plaçai derrière elle, et je lui fis voir parfaitement dans sa glace son dos, qui était véritablement ridicule ; elle le regarda, et, à ma grande surprise, elle fut tout à fait de l’avis de mademoiselle Legrand, sa femme de chambre.
On joua trois fois cet opéra. Nous jouâmes des proverbes, je fis beaucoup de musique, je fis danser plusieurs fois avec ma harpe : ce voyage fut très brillant. Madame la princesse de Beauvau, et madame de Poix, y passèrent plusieurs jours. La première, sœur de MM. de Chabot et de Jarnac, avait, je crois, alors trente-cinq ou trente-six ans, et elle était, à mon avis, la femme la plus distinguée de la société, par l’esprit, le ton, les manières, et l’air franc et ouvert qui lui était particulier. Sa politesse était à la fois obligeante et noble ; on voyait promptement sa supériorité, on ne la sentait jamais d’une manière embarrassante. Elle avait dans toute sa personne une aisance communicative. J’ai éprouvé souvent qu’après avoir passé une demi-heure avec elle, je n’avais plus la moitié de ma timidité naturelle. Elle avait épousé par amour M. de Beauvau ; et jamais dans le monde un mari et une femme n’ont eu un maintien d’amour conjugal de meilleur goût et plus parfait.
Madame de Poix était charmante ; sa taille n’avait rien de défectueux, mais elle n’était pas belle, et elle boitait. Elle avait une brillante fraîcheur, et le plus joli visage. Elle était gaie, naturelle, spirituelle et piquante. Tous ces avantages, qui sont en général de dangereux écueils pour les femmes, n’ont servi qu’à l’agrément de la vie de madame de Poix, sa réputation est toujours restée intacte. Je vis aussi à l’Ile-Adam madame la princesse d’Hénin, que j’avais déjà rencontrée dans le monde ; elle était fort jeune et d’une figure charmante, mais elle n’a duré qu’un moment ; l’hiver d’ensuite, son teint était gâté, et elle n’était plus jolie. Elle avait dans ses manières quelque chose de trop formé pour une jeune personne de dix-huit ans ; on disait qu’elle avait de l’esprit. Je n’en ai jamais pu juger. Elle était de ces personnes qui, dans le monde, ne causent que tout bas, seulement avec leur amis, à table, où elles les font placer près d’elles, et hors de table dans l’embrasure des fenêtres, se persuadant qu’elles ne peuvent être véritablement appréciées que dans le petit cercle de leur intimité.
Nous trouvâmes encore à l’Ile-Adam la maréchale de Luxembourg et madame de Lauzun. Je ne pouvais me lasser de contempler cette dernière, qui avait la plus intéressante figure, et le plus noble et le plus doux maintien que j’aie jamais vu ; elle était d’une extrême timidité, sans être insipide ; d’une obligeance, d’une bonté toujours soutenues, sans aucune fadeur ; il y avait en elle un mélange original et piquant de finesse et de naïveté. La maréchale, comme je l’ai dit, était l’oracle du bon ton. Ses décisions sur la manière d’être dans le grand monde étaient sans appel. Elle avait fait à cet égard des réflexions très fines et très spirituelles, mais que souvent elle généralisait fort mal à propos. En voici un trait comique : un matin (c’était un dimanche), nous attendions pour la messe M. le prince de Conti ; nous étions dans le salon assises autour d’une table ronde sur laquelle nous avions posé tous nos livres d’heures, que la maréchale s’amusait à feuilleter. Tout à coup elle s’arrêta sur deux ou trois prières particulières qui lui parurent du plus mauvais goût, et dont en effet les expressions étaient bizarres. Comme elle critiquait avec amertume ces prières, je lui objectai doucement qu’il suffisait qu’elles fussent dites avec piété, parce que certainement Dieu ne faisait nulle attention à ce que nous appelons un bon ou un mauvais ton. — Eh bien, madame, s’écria la maréchale très sérieusement, ne croyez pas cela… Un éclat de rire général l’interrompit. Elle ne s’en fâcha point : mais au fond elle resta persuadée que le juge suprême de tout ce qui est essentiellement bon, ne dédaigne pas de l’être aussi de notre ton et de nos manières ; et que, même dans des œuvres également méritoires, il tient toujours quelque compte de la grâce et de l’élégance.
A ce voyage, ma tante eut de fréquentes attaques de coliques, mais toujours en se retirant chez elle pour se coucher, ce qui ne la privait d’aucun des plaisirs de la société. Comme, avant de quitter le salon, elle se plaignait tout bas à ses amis, et surtout à M. le duc d’Orléans, nous la suivions dans sa chambre. Là elle se couchait sur un canapé, et gémissait pendant trois quarts d’heure, ni plus ni moins. Durant ce temps, madame de Choisi, une de ses amies et moi, nous lui faisions chauffer des serviettes dans un cabinet voisin ; M. le duc d’Orléans, les larmes aux yeux, restait auprès d’elle.
Madame de Montesson ne me fit point de confidences positives, mais plusieurs fois elle me fit entendre vaguement qu’elle avait de grandes peines de cœur ; je ne la questionnai pas, et pendant tout ce voyage nous en restâmes là.
Ma première entrevue avec Rousseau ne fait pas honneur à mon esprit, mais elle a quelque chose de singulier et de comique.
J.-J. Rousseau était à Paris depuis six mois, j’avais alors dix-huit ans. Quoique je n’eusse jamais lu une seule ligne de ses ouvrages, j’éprouvais un grand désir de voir un homme si célèbre, qui m’intéressait particulièrement comme auteur du Devin de village. Un jour M. de Sauvigny, qui voyait quelquefois Rousseau, me dit en confidence que M. de Genlis voulait me jouer un tour ; qu’un soir il m’amènerait l’acteur Préville déguisé en J.-J. Rousseau, et qu’il me le présenterait pour tel. Je fus trois semaines sans voir M. de Sauvigny, et au bout de ce temps il vint me dire, en présence de M. de Genlis, que Rousseau désirait extrêmement m’entendre jouer de la harpe, et que, si je voulais, il me l’amènerait le lendemain. Me croyant bien certaine que je ne verrais que Préville, j’attendis avec impatience l’heure du rendez-vous, imaginant qu’un crispin travesti en philosophe serait une chose très comique. On annonça Rousseau. J’avoue que rien au monde ne m’a paru si plaisant que sa figure, que je ne regardais que comme une mascarade. Son habit, ses bas couleur de marron, sa petite perruque ronde, tout ce costume et son maintien n’offraient à mes yeux que la scène de comédie la mieux jouée et la plus comique. L’on causa, d’une manière assez gaie. Mais de temps en temps j’éclatai de rire, et c’était avec tant de naturel et de si bon cœur, que cette surprenante gaieté ne déplut pas à Rousseau. Il dit de jolies choses sur la jeunesse en général. Je jouai de la harpe, je chantai quelques airs du Devin de village. Rousseau me regardait toujours en souriant, avec cette sorte de plaisir qu’inspire un enfantillage bien naturel ; et en nous quittant il promit de revenir le lendemain dîner avec nous. Quand il fut sorti, je cessai tout à fait de me contraindre et je me mis à rire à gorge déployée ; M. de Genlis, stupéfait, me considérait d’un air mécontent. « Je vois bien, lui dis-je, que vous êtes piqué : mais, comment pouviez-vous croire que je serais assez simple pour prendre Préville pour J.-J. Rousseau ? — Préville ! La tête vous a-t-elle tourné ? — J’avoue que Préville a été d’un naturel parfait ; mais je parie, qu’à l’exception du costume, il n’a pas du tout imité Rousseau. Il a représenté un bon vieillard, très aimable, et non Rousseau, qui certainement m’aurait trouvée fort extravagante, et se serait formalisé d’un semblable accueil. » A ces mots, M. de Genlis et M. de Sauvigny se mirent à rire et ma confusion fut extrême en apprenant que très véritablement je venais de recevoir J.-J. Rousseau de cette jolie manière. Cette conduite, si niaise et si inconsidérée, me valut les bonnes grâces de Rousseau. Il dit à M. de Sauvigny que j’étais la jeune personne la plus gaie et la plus dénuée de prétentions qu’il eût jamais rencontrée. En tout, il est certain que le naturel et la simplicité avaient pour lui un charme particulier. Il avait un sourire très agréable, plein de douceur et de finesse, il était communicatif et je lui trouvai beaucoup de gaieté. Il raisonnait supérieurement sur la musique.
Rousseau venait presque tous les jours dîner chez nous, et je n’avais remarqué en lui, durant cinq mois, ni susceptibilité, ni caprice, lorsque nous pensâmes nous brouiller pour un sujet bizarre. Il aimait beaucoup une sorte de vin de Sillery, couleur de pelure d’oignon ; M. de Genlis lui demanda la permission de lui en envoyer, en ajoutant qu’il le recevait lui-même en présent de son oncle. Rousseau répondit qu’il lui ferait grand plaisir de lui en envoyer deux bouteilles. Le lendemain matin M. de Genlis fit porter chez lui un panier de vingt-cinq bouteilles de ce vin, ce qui choqua Rousseau à tel point qu’il renvoya sur-le-champ le panier tout entier, avec un billet de trois lignes qui me parut fou, car il exprimait avec énergie le dédain, la colère et un ressentiment implacable. M. de Genlis, confondu, demanda à M. de Sauvigny quelle raison Rousseau donnait de ce caprice ; M. de Sauvigny répondit qu’il disait qu’apparemment on croyait qu’il n’avait modestement demandé deux bouteilles que pour avoir un présent, que cette idée était injurieuse, etc. Je me flattai pourtant que ce singulier mouvement d’humeur se dissiperait promptement, et je sentis que tout ce que j’avais de mieux à faire était de n’avoir pas l’air de le remarquer. Je ne voulus pas faire la moindre démarche pour ramener un homme si injuste. Je ne l’ai jamais revu depuis. Deux ou trois ans après, sachant, par mademoiselle Thouin, du Jardin du Roi, dont il voyait souvent le frère, qu’il était fâché qu’il fallût des billets pour entrer dans les jardins de Monceaux, qu’il aimait particulièrement, j’obtins pour lui une clef du jardin, avec la permission d’aller s’y promener tous les jours et à toute heure, et je lui envoyai cette clef par mademoiselle Thouin. Il me fit remercier ; et j’en restai là.
Ma tante continuait à être malade, elle désolait M. le duc d’Orléans. En même temps, M. de Montesson se mourait. Tout annonçait le dénouement souhaité. Madame de Montesson me mena plusieurs fois souper chez madame la duchesse de Mazarin, la personne la plus malheureuse en beauté, en magnificence et en fêtes qu’on ait jamais vue dans le monde.
On disait que la fée Guignon Guignolant avait présidé à sa naissance ; elle était fraîche et très belle, et ne plaisait à personne. Elle avait des diamants superbes ; quand elle les portait, on disait qu’elle ressemblait à un lustre. Ses soupers étaient les meilleurs de Paris ; on s’en moquait, parce que les mets y étaient un peu déguisés. Elle était obligeante et polie, on prétendait qu’elle était méchante. Elle ne manquait pas d’esprit, et sans cesse elle faisait et disait les choses du monde les plus déplacées. Son faste était extrême, et elle avait la réputation d’être avare ; elle donnait les fêtes les plus magnifiques, et il s’y passait toujours quelque chose de ridicule. Un jour, dans le cours de l’hiver, elle conçut l’idée de donner, dans sa superbe maison de Paris, une fête champêtre. Elle rassemble un monde énorme dans son salon nouvellement décoré et rempli de glaces, dont la plupart, placées dans des espèces de niches, occupaient tout le lambris jusqu’au parquet. A l’extrémité de ce salon était un cabinet qu’on avait rempli de feuillages et de fleurs, et, en ouvrant une porte, on devait voir à travers un transparent un véritable troupeau de moutons bien blancs, bien savonnés, défiler dans ce bocage et conduits par une bergère, danseuse de l’Opéra. Tandis que l’on préparait cette scène, et que la compagnie dansait dans le salon, les moutons s’échappèrent, on ne sait comment, et, sans chien et sans bergère, se précipitèrent en tumulte dans le salon, dispersèrent les danseurs et furent donner de grands coups de tête dans les glaces ; les bonds, les bêlements du troupeau effarouché, le bruit qu’ils faisaient en fendant et brisant les glaces, les cris et la fuite des femmes, les éclats de rire des danseurs, formèrent une scène beaucoup plus amusante que n’aurait pu l’être la pastorale, dont cet accident priva l’assemblée. Pour moi je la trouvais une bonne femme, parce qu’elle était grasse et rieuse.
Il y avait à cette époque à la cour de fort jolies femmes, entre autres la comtesse Jules, depuis duchesse de Polignac. Cette dernière avait une vilaine taille, quoique parfaitement droite, mais petite, sans délicatesse et sans élégance ; son visage eût été sans défaut, si elle avait eu un front passable ; ce front était grand, d’une forme désagréable, et un peu brun, quoique le reste de son visage fût très blanc. Quand la mode s’établit de rabattre les cheveux presque jusqu’aux sourcils, le visage de la comtesse Jules devint véritablement enchanteur ; il y avait dans sa physionomie une candeur touchante, et en même temps de la finesse ; son regard et son sourire étaient célestes. Les portraits qui restent d’elle sont très enlaidis, et ne donnent même pas l’idée de ce délicieux visage. Elle était douce et bienveillante, ses manières étaient simples, et la faveur dont elle a joui n’a jamais rien changé à son extérieur. On disait qu’elle avait peu d’esprit ; pour moi, je ne la trouvais dans la société ni bornée ni même insipide. Madame la princesse de Monaco avait alors trente-deux ans ; elle était belle encore, surtout par la fraîcheur ; son visage était trop large, et ses traits aplatis.
Je crois que ce fut cette année que le roi de Danemark vint en France. J’allai presque à toutes les fêtes qu’on lui donna, et qui furent de la plus grande magnificence. Toutes les femmes y étaient couvertes de pierreries ; celles qui n’en avaient point en empruntèrent ou en louèrent à des joailliers. Je n’ai jamais vu réunis tant de diamants, surtout à la fête donnée par le duc de Villars, et à celle du Palais-Royal. A cette dernière il y avait plus de vingt femmes dont les robes en étaient garnies. Il arriva à ce sujet une singulière chose à madame de Berchini. Elle avait beaucoup de diamants, tous empruntés, et entre autres une énorme quantité de chatons. C’étaient des diamants, montés un à un, et détachés de manière qu’on les enfilait en dessous par la monture, et on en bordait des rubans, ou l’on en formait des colliers à plusieurs rangs, que l’on serrait contre le cou. En passant pour aller souper, placée au milieu d’une longue file de femmes, madame de Berchini étouffa de son mieux un malheureux éternuement qui fit casser son collier de chatons ; elle en rattrapa quelques-uns, mais la plus grande partie tomba à terre et fut balayée par les queues traînantes des robes et des dominos. Il n’y avait pas moyen de s’arrêter pour ramasser les chatons dispersés ; il fallait suivre la file à la tête de laquelle étaient le roi de Danemarck et M. le duc d’Orléans. La pauvre madame de Berchini, qui avait très peu de fortune, se désolait en pensant qu’elle serait obligée d’acheter des chatons pour remplacer ceux qu’elle avait perdus ; sa triste aventure fit le sujet de la conversation du souper. M. le duc d’Orléans lui promit de faire chercher de grand matin avec le plus grand soin. Le lendemain, à son réveil, un garçon d’appartement du Palais-Royal lui apporta tout ce qu’on avait trouvé de chatons dans la galerie, les trois antichambres et la salle à manger ; et madame de Berchini non seulement trouva son compte, mais de plus sept petits chatons que d’autres personnes avaient perdus, et qu’on n’a jamais réclamés.
Ma grand’mère mourut à la fin de l’hiver ; non seulement elle ne me laissa pas dans son testament la plus légère marque de souvenir, mais elle emporta au tombeau la légitime de ma mère !… M. de Montesson mourut très peu de temps après. C’était un homme de la plus monstrueuse grosseur qu’on ait jamais vu. Il m’a toujours paru un très bon homme ; ma tante en comptait plaisamment mille traits d’avarice, entre autres qu’à sa fête et au jour de l’an, sa seule galanterie était de lui avancer un quartier de sa pension. Au reste il avait une fort bonne maison ; il n’y était pas gênant, car il n’y paraissait que pour se mettre à table, ne parlait presque pas, disparaissait après le repas. Il donnait à ma tante quatre chevaux, dont elle disposait uniquement, et il lui laissait une entière et parfaite liberté. Il avait soixante-dix-huit ans, et quatre-vingt mille livres de rentes, quand ma tante, dans sa dix-neuvième année, le préféra à tout autre… Ma tante, pendant sa maladie, qui dura huit jours, lui rendit les plus grands soins, mais ils furent inutiles ; il avait quatre-vingt-dix ans ; il s’éteignit doucement, et avec beaucoup de religion.
Je vis la sœur de M. de Montesson. Elle avait alors soixante-douze ans ; elle avait dû avoir une jolie figure, elle était bien faite encore, ses traits étaient délicats, et elle avait une blancheur d’une pureté étonnante à cet âge. Elle n’avait jamais voulu se marier ; par une vocation sublime elle avait, dès l’âge de douze ans, consacré tout ce qu’elle possédait aux pauvres ; quand elle fut maîtresse de sa fortune, elle se trouva trente-six mille francs de rentes ; elle se réserva douze cents francs par an, et donna constamment le reste. Elle avait pour logement deux chambres, et au troisième étage ; et, pour tout domestique, une servante : elle ne sortait que pour aller à l’église, visiter des infortunés, des prisonniers et des malades. Elle allait communément à pied, et, quand il pleuvait, en chaise à porteurs de louage. Comme elle ne faisait jamais de visites de société, je ne la connaissais que de réputation ; ma tante m’en avait parlé mille fois avec la plus grande vénération. Pendant les huit jours de la maladie de son frère, elle passa toutes ses journées avec nous ; je ne me lassais point de la contempler. Elle était aimable, et je trouvais quelque chose de tendre dans son regard et dans ses manières ; elle vit que je l’aimais ; elle en parut touchée, elle me serrait la main, je baisais la sienne, j’aurais voulu baiser ses pieds. Je lui demandai un jour pourquoi elle ne s’était pas faite religieuse, elle me répondit : — C’est que j’aime les prisons. A propos de l’étonnement de ce qu’elle ne s’était pas enfermée pour sa vie, cette réponse me fit sourire, et m’attendrit. Je comprenais bien qu’elle avait voulu garder sa liberté pour aller consoler ceux qui en étaient privés, ou pour les délivrer.
Le soir de la nuit où M. de Montesson mourut, il parut si calme que ma tante et moi nous allâmes nous coucher à dix heures. Aussitôt que nous fûmes au lit ma tante très fatiguée s’endormit. Une espèce de terreur me tint éveillée ; chaque mouvement que j’entendais me faisait tressaillir. Enfin, à minuit trois quarts, la porte de la chambre s’ouvre, et nous voyons paraître M. de Genlis, qui sans aucune préparation déclare à ma tante qu’elle est veuve. En même temps il lui annonce que les héritiers de M. de Montesson avaient aposté tout près de la maison des gens de loi qui, avertis sur-le-champ par le Suisse, allaient venir pour mettre les scellés partout ; ma tante se lève à la hâte, passe une robe, et moi je reste dans le lit en entr’ouvrant le rideau afin de voir tout ce qui se passe. Le commissaire en grande robe noire arrive avec deux ou trois hommes, il met les scellés dans la chambre ; au moment où cela finissait, ma tante et M. de Genlis passent dans un salon voisin, ce qui commence à me causer un peu d’émotion, par l’appréhension de me trouver seule dans cette chambre ; tout à coup les adjoints du commissaire vont dans le cabinet et le commissaire lui-même se dispose gravement à les suivre, alors je perds la tête, je m’élance hors du lit, j’attrape le commissaire par sa robe en m’écriant : — Monsieur le commissaire, ne m’abandonnez pas. Au même instant, confuse de me trouver en chemise, je m’enveloppe parfaitement dans la longue queue du commissaire, qui me prit pour une folle. M. de Genlis, ma tante, tout le monde accourt, on ne peut s’empêcher de rire et même aux éclats ; jamais des scellés n’ont été posés aussi gaiement. On vint m’habiller dans le manteau du commissaire, dont je ne me séparai que lorsqu’on m’eut donné un jupon et une robe.
Nous partîmes pour Vincennes ; nous y passâmes dix jours chez ma grand’tante, mademoiselle Dessaleux, qui, depuis la mort de ma grand’mère, avait obtenu dans le château un grand et magnifique logement. M. le duc d’Orléans vint voir ma tante à Vincennes ; je crois que M. le duc d’Orléans, depuis la mort de M. de Montesson, craignait les desseins de ma tante. N’ayant personne à Vincennes à qui elle pût parler, elle me prit enfin pour sa confidente, mais à sa manière, en voulant me tromper sur mille choses. Je la connaissais, et je ne fus sa dupe en rien. Quand une fois on a la clef des caractères artificieux on les devine plus facilement que les autres. Ma tante m’assurait qu’elle était dépourvue de toute ambition, qu’elle ne faisait cas que du repos et de l’indépendance ; qu’étant jeune, ayant une existence agréable dans le monde, et quarante mille livres de rentes, si elle faisait, avec son caractère, la folie de se remarier, tous les sacrifices seraient de son côté, qu’elle ne ferait qu’au plus grand sentiment, ou pour arracher au désespoir un être estimable, dont elle aurait parfaitement éprouvé la constance. Il me resta de toutes ces phrases la certitude que ma tante avait la ferme résolution de tout tenter, de tout faire pour épouser M. le duc d’Orléans. — On me suppose des projets que je suis incapable de former, disait-elle, je prouverai que je n’ai nulle envie de le séduire, je le livrerai à lui-même, je vais aller à Barèges.
En prenant cette décision, ma tante imagina que M. le duc d’Orléans ne pourrait supporter son absence, et que cette épreuve lui ferait connaître qu’il lui était impossible de se passer d’elle.
C’était une chose plaisante que la manière dont ma tante causait avec moi de toute cette affaire. Elle ne me trouvait pas dépourvue d’esprit, elle ne remarquait que l’espèce d’enfantillage que j’avais naturellement, ma simplicité à quelques égards, ma figure plus jeune que mon âge, ma timidité dans le grand monde, ma gaieté folle quand j’étais à mon aise, ma peur des revenants, et elle ne voyait en moi qu’une jolie enfant, une Agnès un peu façonnée par le monde. Nous revînmes à Paris, d’où elle devait partir pour Barèges.
La simplicité que me trouvait ma tante l’engageait sans cesse à me rendre témoin des artifices les plus raffinés ou les plus puérils. Elle persuadait à M. le duc d’Orléans qu’elle ne dormait plus, ne mangeait plus. Il est vrai qu’elle ne se mettait plus à table ; mais, sans lui servir des repas en règle, on lui apportait à manger cinq ou six fois par jour. Un soir que j’étais chez elle, et que nous n’attendions point M. le duc d’Orléans, mademoiselle Legrand, sa femme de chambre, entra en tenant une grande écuelle de vermeil qui contenait une copieuse rôtie au vin. Ma tante, négligemment et d’un air dégoûté, prit l’écuelle sur ses genoux, et, par un effort de raison, elle se mit à manger la rôtie, dont il ne restait plus que le tiers lorsqu’on entendit un carrosse entrer dans la cour. Je me précipite à la fenêtre, et j’annonce M. le duc d’Orléans. Aussitôt ma tante sonne. Mademoiselle Legrand arrive en disant que M. le duc d’Orléans la suit. Ma tante ne songe qu’à se débarrasser promptement des débris de la rôtie au vin ; elle ordonne de l’emporter ; ensuite, pensant qu’on va rencontrer M. le duc d’Orléans, elle rappelle mademoiselle Legrand, et lui dit de mettre la fatale écuelle avec son couvercle, sous son lit. On obéit. Au même instant, les deux battants de la porte s’ouvrent, et M. le duc d’Orléans paraît. Il sentit l’odeur du vin, et ma tante convint qu’elle en avait pris une petite cuillerée. Son air exténué et languissant, durant cette visite, me donna plusieurs fois des envies de rire que j’eus de la peine à réprimer.
Ma tante voulut me garder dans sa maison jusqu’à son départ pour Barèges. Elle me donna l’appartement de M. de Montesson, en me disant que ma femme de chambre aurait un lit de sangle posé à côté du mien. Nous étions aux premiers jours d’avril ; M. de Genlis venait de partir pour son régiment. Nous revînmes de Vincennes à la nuit. Ma tante voulut sur-le-champ m’installer dans mon logement, qui était au rez-de-chaussée ; elle me demanda si j’avais peur d’y entrer. J’assurai que non ; et, pour prouver ma bravoure, je dis qu’on n’avait qu’à me suivre, et que j’entrerais la première et sans lumière. Je fis mettre derrière moi le valet de chambre, qui portait deux bougies, et je m’avançai hardiment dans l’antichambre ouverte ; mais, à peine y eus-je mis le pied, que je fis un saut en arrière en poussant un cri perçant ; je venais de sentir bien distinctement une grande main froide et décharnée s’appliquer tout entière sur mon visage, en me repoussant avec force… Je tombai presque évanouie dans les bras de ma tante, qui fut très effrayée de l’état convulsif où j’étais. Elle vit bien qu’il m’était arrivé quelque chose de très singulier. Elle me questionna. Je répondis, en mots entrecoupés, qu’une main de squelette m’avait repoussée. Le valet de chambre entra avec les lumières, et il donna sur-le-champ l’explication du prétendu prodige. C’était un oranger desséché, dont une branche sèche et roide, s’étendant devant la porte, s’était trouvée à la hauteur de mon visage, et m’avait causé cette étrange frayeur. Cette branche faisait véritablement l’illusion d’une main de squelette. Tout le monde en essaya l’effet, et l’on convint que dans l’appartement d’un mort, et avec la peur des revenants, cette branche équivalait à la plus terrible apparition.
Ma tante partit pour Barèges, en me disant que M. le duc d’Orléans irait beaucoup me voir jusqu’au moment où madame de Puisieux m’emmènerait à Sillery ; elle ajouta qu’à l’âge qu’avait M. le duc d’Orléans, et avec l’attachement qu’on lui connaissait pour elle, je pouvais le recevoir sans inconvénient. Ma tante me recommanda expressément de lui parler beaucoup d’elle, et de lui rendre compte de nos entretiens dans nos lettres. Elle me répéta qu’elle désirait qu’il se guérît promptement de sa passion. Je lui demandai quel parti elle prendrait si cette passion était indomptable. — Ah ! dit-elle, qui peut le prévoir ?… Je sais seulement que ma destinée sera bouleversée. J’entendis ce que cela voulait dire, et je me promis de conter ce détail à M. le duc d’Orléans, car elle m’avait permis de lui dépeindre naïvement l’état de son cœur. Je désirais que tout cela réussît, d’abord parce qu’il m’était prouvé que ma tante le souhaitait passionnément, ensuite parce que je n’étais pas indifférente au plaisir d’avoir une tante mariée à un prince du sang.
M. le duc d’Orléans vint me voir le lendemain du départ de ma tante. Ne me connaissant que sur le rapport de ma tante, il me regardait comme une jeune personne naïve, agréable et spirituelle, mais incapable d’observer et de faire une réflexion. L’idée de ces tête-à-tête m’embarrassait un peu. M. le duc d’Orléans entra d’une manière qui me fit rire, il m’apportait une grande quantité de boîtes de sucre d’orge de Fontainebleau. Cette attention me mit de bonne humeur, et M. le duc d’Orléans s’amusa beaucoup de la vivacité de ma reconnaissance. Cependant, au bout d’un quart d’heure, il se ressouvint qu’il était affligé du départ de ma tante. Il m’en parla, mais je ne vis dans son cœur ni passion, ni même un véritable attachement. Sa visite ne dura que trois quarts d’heure ; il me dit, en me quittant, qu’il reviendrait le surlendemain. La seconde visite fut très animée ; nous parlâmes d’abord de ma tante, je vantai son attachement pour lui ; M. le duc d’Orléans m’écouta avec l’air tout étonné de m’entendre raisonner sérieusement. Il me dit fort tristement qu’il n’avait jamais été aimé pour lui-même. M. le duc d’Orléans me conta la manière dont il devint amoureux de ma tante, elle est plus singulière que romanesque. Il la trouvait charmante, me dit-il, mais ils étaient fort cérémonieusement ensemble ; loin d’en être amoureux, il était dans ce moment occupé d’une autre femme ; c’était au premier voyage qu’elle fit à Villers-Cotterets. Un jour, à la chasse du cerf dans la forêt, madame de Montesson était à cheval, M. le duc d’Orléans se trouva auprès d’elle dans un moment où la chasse allait tout de travers, et où l’autre femme qui suivait aussi la chasse à cheval, était assez loin dans une autre allée. Un des chasseurs proposa à M. le duc d’Orléans d’attendre là quelques minutes, pendant qu’il irait en avant prendre quelques informations sur le cerf et les chiens ; M. le duc d’Orléans y consentit, et il descendit de cheval avec ma tante, pour aller s’asseoir à quelques pas, à l’ombre, dans un endroit qui leur parut joli. M. le duc d’Orléans était fort gras, la chaleur était étouffante ; le prince, en nage et très fatigué, demanda la permission d’ôter son col ; il se met à l’aise, déboutonne son habit, souffle, respire avec tant de bonhomie, d’une manière et avec une figure qui paraissaient si plaisantes à ma tante, qu’elle fait un éclat de rire immodéré en l’appelant gros père, et ce fut, dit M. le duc d’Orléans, avec une telle gentillesse, que de ce moment elle lui gagna le cœur, et il en devint amoureux. Ce trait-là n’est pas du siècle de Louis XIV, mais le goût n’avait déjà plus la même noblesse et la même élégance.
Les lettres de M. le duc d’Orléans à ma tante, pendant son voyage en France, ne furent pas satisfaisantes. Ma tante ne pouvait cacher son dépit ; elle disait, en parlant de M. le duc d’Orléans : « cet homme léger », je ne pus m’empêcher de rire de cette expression, si impropre au moral ainsi qu’au physique. J’écrivis à ma tante pour lui dire qu’elle était toujours adorée, et en même temps pour l’exhorter à ne pas prolonger son absence. Elle suivit ce conseil.
Je reçus pendant plus d’un mois, avec assiduité, les visites de M. le duc d’Orléans. Durant ce temps, il y eut à la cour une fête, un grand bal masqué. M. le duc d’Orléans me demanda d’engager madame de Puisieux à m’y mener, et il m’y donna rendez-vous. J’y allai en domino paré, avec seulement un petit masque qui ne cachait que les yeux et le nez ; on appelait cela un loup. Madame de Puisieux mena avec moi madame de Saint-Chamand sa nièce, et le marquis de Bouzoles pour nous donner le bras. Nous nous établîmes sur une banquette, dans la salle où il y avait le moins de monde. Au bout d’une demi-heure, M. le duc d’Orléans, très masqué en domino noir, nous arriva : il n’était pas difficile à reconnaître dans ce déguisement ; il avait la forme d’une grosse tour. Il proposa de me mener dans les autres pièces, en promettant de me ramener dans une heure. Je me mis sous sa garde, et comme nous cheminions ensemble, un masque, en jetant les yeux sur lui, s’écria : — Laissez passer la cathédrale de Reims ; ce qui excita un rire général, et même celui de M. le duc d’Orléans, qui dit que cette ressemblance respectable était excellente dans une telle foule. En effet, nous traversâmes heureusement deux grandes pièces ; mais au milieu de la troisième, qui précédait celle où se trouvait la famille royale, on m’arracha subitement du bras de M. le duc d’Orléans. Je me trouvai poussée, ballottée, pressée ; mes pieds ne touchaient plus la terre. Ma frayeur était au comble, lorsque un domino bleu, très grand et très svelte, force tous les obstacles, se précipite vers moi, me saisit comme un mannequin, avec une impétuosité qui ressemblait à la fureur, me transporte dans la salle royale, où l’on était assez à l’aise. Enfin je reprends ma respiration ; je veux exprimer ma reconnaissance à mon libérateur, il me répond, et je reconnais le vicomte de Custines, le beau-frère de mon amie, arrivé depuis huit jours de la Corse.
Lorsque je fus un peu remise de ma frayeur, je demandai à être reconduite auprès de madame de Puisieux, nous ne retournâmes point d’où nous venions ; l’on me fit passer d’un autre côté par des dégagements. Nous y trouvâmes une jolie femme que l’on rapportait blessée sans connaissance, comme d’un champ de bataille, de la foule horrible où nous avions passé. Cette pauvre jeune femme était tombée, on l’avait foulée aux pieds ; elle était dans un état pitoyable. On appela un chirurgien, et elle fut saignée dans les appartements mêmes. M. le duc d’Orléans partit pour Villers-Cotterets le 6 mai, et madame de Puisieux, quelques jours après, m’y mena pour y passer douze jours. Nous y trouvâmes beaucoup de monde, entre autres la marquise de Boufflers, mère du fameux chevalier de Boufflers : elle était spirituelle et piquante. Madame de Boisgelin, n’était ni l’un ni l’autre, ce qui, dans cette famille, avait l’air d’une distraction. Le comte de Maillebois était à ce voyage ; il passait pour avoir beaucoup d’esprit ; je ne m’en suis jamais aperçue. M. de Castries, depuis maréchal de France : j’aimais beaucoup ses manières et sa conversation. Le baron de Bezenval, que j’avais déjà rencontré mille fois dans le monde : il était de l’âge de M. le duc d’Orléans ; mais il avait encore une figure charmante et de grands succès auprès des femmes. D’une ignorance extrême, et hors d’état d’écrire passablement un billet, il n’avait précisément que l’esprit qu’il faut pour dire des riens avec grâce et légèreté.
Le marquis du Châtelet, et sa femme, étaient aussi de ce voyage. La marquise du Châtelet était l’une des plus estimables personnes de la cour, et l’on peut dire la même chose de son mari. Monsieur et madame de la Vaupalière passèrent aussi à Villers-Cotterets tout le temps que nous y séjournâmes. Sans la passion du jeu, M. de la Vaupalière aurait été fort aimable. Il aurait dégoûté nos romantiques de la rêverie ; il était excessivement rêveur, mais il ne rêvait qu’au jeu. Sa femme était charmante, quoiqu’elle eût plus de quarante ans ; elle avait des grâces qui ne vieillissent point, du naturel, de la naïveté dans l’esprit, de l’originalité, et le caractère le plus égal et le plus aimable.
Je connus là tout l’avantage d’avoir pour mentor une personne qui a un véritable désir de faire valoir celle qu’elle mène dans le monde. J’eus beaucoup de succès, non pas seulement pour la harpe, le chant et les proverbes, mais on loua mon esprit, ma conversation (qui pourtant étaient fort ordinaires). Quand je voulais le soir, suivant ma coutume, me retirer à onze heures, on me retenait de force ; on relevait avec éloge ce que je disais, on en citait des traits le lendemain, et le plus souvent ces prétendus bons mots n’en valaient pas la peine. Je devais tous ces succès à madame de Puisieux, et à M. le duc d’Orléans, qui ne tarissait pas sur les récits de mes gentillesses. On eut peine à nous laisser partir au bout de douze jours. J’avais beaucoup parlé de ma tante à M. le duc d’Orléans, en nous promenant à Villers-Cotterets. Une lettre qui lui apprit qu’elle reviendrait sous trois semaines, le réchauffa pour elle et il reprit sa passion, de peur d’être boudé. En quittant Villers-Cotterets nous allâmes à Sillery.
Nous retournâmes à Paris dans les derniers jours d’octobre. Ma tante était de retour de Barèges : les eaux l’avaient guérie. Ma tante me parla avec autant de confiance que son caractère lui permettait d’en avoir. M. le duc d’Orléans lui offrait de l’épouser secrètement ; ma tante lui montra une délicatesse dont je fus la dupe quelque temps, mais qui n’était au fond qu’une combinaison et un calcul d’ambition. Elle déclara avec emphase à M. le duc d’Orléans qu’elle ne l’épouserait qu’avec le consentement du prince son fils, le duc de Chartres. M. le duc d’Orléans aimait son fils autant qu’un homme d’une faiblesse excessive peut aimer. Il lui confia sur-le-champ son secret, en lui vantant extrêmement la grandeur d’âme de madame de Montesson. Il n’était encore question que d’un mariage très secret. M. le duc de Chartres n’aimait pas madame de Montesson. Elle avait avec lui, pour lui plaire, des accès de gaieté, des rires éclatants et des manières enfantines et caressantes qu’il appelait des mièvreries ridicules. Ce prince avait le défaut de prendre dans une véritable aversion, non ce qui méritait l’indignation et le mépris, mais ce qui manquait de grâce, de goût ; et ce qui lui paraissait ridicule. Il répondit avec respect, mais froidement, à M. le duc d’Orléans, qu’un fils n’avait point de consentement à donner à un père. Ma tante se décida à lui parler ; elle lui fit une scène de tendresse qui embarrassa beaucoup M. le duc de Chartres ; et comme elle persistait toujours à lui demander son consentement, M. le duc de Chartres lui répondit qu’il le donnerait de bon cœur, s’il était sûr que la résolution de son père fût véritablement inébranlable, ce que le temps seul pouvait lui prouver. Ma tante s’écria qu’elle désirait aussi une longue épreuve et proposa deux ans. M. le duc de Chartres approuva de très bonne grâce et se retira en lui disant qu’il la priait de lui faire connaître par écrit la décision de M. le duc d’Orléans.
Madame de Montesson affecta d’être parfaitement contente de M. le duc de Chartres ; elle confia à plusieurs personnes qu’il consentait à son mariage avec M. le duc d’Orléans, mais elle ne parla point de la condition imposée. Quand tout ceci fut bien arrangé, elle ne perdit pas de temps pour faire une nouvelle déclaration à M. le duc d’Orléans ; lui annonça qu’elle ne l’épouserait qu’avec le consentement par écrit du roi. En ceci ma tante eut raison, un mariage clandestin est véritablement honteux quand ce n’est pas l’amour qui le forme.
Monsieur le dauphin (depuis l’infortuné Louis XVI) venait de se marier, on parlait du mariage de Monsieur, et M. de Puisieux demanda au roi pour moi la promesse d’une place de dame auprès de la future Madame. Le roi le promit, le maréchal d’Étrée en remercia publiquement le roi, et j’en reçus des compliments. Madame de Montesson prit ce prétexte pour se faire présenter à la cour, où elle n’avait jamais été, quoique sa naissance lui en donnât le droit. J’allai à la présentation de ma tante, et je m’amusai beaucoup ce jour-là, parce que c’était justement celui de la présentation de madame du Barri. Nous la rencontrâmes partout, elle était mise magnifiquement et de bon goût. Au jour sa figure était passée et des taches de rousseur gâtaient son teint. Son maintien était d’une effronterie révoltante : ses traits n’étaient pas beaux, mais elle avait des cheveux blonds d’une couleur charmante, de jolies dents et une physionomie agréable. Elle avait beaucoup d’éclat à la lumière. Le soir au jeu nous arrivâmes quelques minutes avant elle. Quand elle entra toutes les femmes qui étaient contre la porte se jetèrent les unes contre les autres du côté opposé, pour ne pas se trouver assises près d’elle ; de sorte qu’il y eut entre elle et la dernière femme du cercle l’intervalle de quatre ou cinq pliants vides. Elle vit avec le plus grand sang-froid ce mouvement si marqué ; rien n’altéra son imperturbable effronterie.
Mais revenons à ma tante et à M. le duc d’Orléans ; ce dernier ne voyait rien de pressé dans la démarche qu’il devait faire auprès du roi ; mais ma tante lui dit qu’il fallait toujours avoir ce consentement dans son portefeuille. Au moment de faire la démarche, M. le duc d’Orléans assura que le roi recevrait mal cette demande, et qu’il ferait un refus positif. Madame de Montesson soutint le contraire. Le roi refusa d’abord et fort sèchement ; M. le duc d’Orléans insista avec tant de chaleur, qu’enfin, après un long tête-à-tête, il obtint le consentement par écrit, sous la condition que ma tante ne changerait point de nom, ne s’attribuerait aucune espèce de prérogative de princesse du sang, ne déclarerait point son mariage, et ne paraîtrait jamais à la cour.
M. le duc d’Orléans revint tout triomphant à Paris ; nous l’attendions avec une extrême impatience. Enfin, il arriva ; sa physionomie annonçait un éclatant succès ; ma tante avait elle-même proposé les conditions, cependant je vis qu’elle en était choquée.
Ma tante fut rêveuse et préoccupée toute cette journée.
M. le duc d’Orléans prit l’humeur de madame de Montesson pour de la sensibilité et rien ne troubla sa satisfaction.
Après de rapides réflexions, ma tante dit à M. le duc d’Orléans que l’écrit du roi n’était rien, si l’on différait à en profiter, que Louis XIV s’était rétracté pour Mademoiselle de Montpensier, que l’on avait plus à craindre encore pour un si long délai. M. le duc d’Orléans montra de justes craintes du mécontentement de son fils ; ma tante répondit que l’on prendrait toutes les précautions nécessaires pour lui cacher ce secret, et enfin il fut décidé que le mariage secret se ferait sur-le-champ. On montra à l’archevêque le consentement du roi, et ce fut lui, qui, à minuit, leur donna secrètement, dans sa chapelle, la bénédiction nuptiale. Les témoins furent le vicomte de La Tour du Pin et M. de Damas, chambellans de M. le duc d’Orléans. Le secret leur fut demandé ; ils le gardèrent trois semaines, et n’en convinrent ensuite que parce que la vanité de madame de Montesson le confia à plusieurs personnes, et en outre le trahit de mille manières.
A l’imitation de madame de Maintenon, qui regardant avec raison toute espèce de titre au-dessous d’elle, n’en voulut plus après avoir épousé Louis XIV, ma tante rejeta le titre de marquise qu’elle avait toujours porté ; elle ordonna dans sa maison, et elle pria ses amis de ne plus l’appeler que madame de Montesson tout court. M. le duc d’Orléans, persuadé par elle qu’il y avait de la dignité à ne point cacher ce qui était, la fit traiter en princesse par tous ses chambellans. M. le duc de Chartres apprit bientôt la vérité ; sa colère fut extrême, il eut une explication avec M. le duc d’Orléans, il montra beaucoup d’indignation et de ressentiment, M. le duc d’Orléans se fâcha : ils furent quinze jours sans se voir.
M. le duc de Chartres avait déclaré qu’il ne mettrait jamais les pieds chez madame de Montesson ; néanmoins il y retourna, il y soupa deux ou trois fois dans l’hiver, ce qui a continué tous les ans. Cette conduite était indulgente et convenable ; mais elle ne satisfit nullement ma tante. Elle aigrit de plus en plus son père contre lui. Les plus funestes préventions prises contre ce malheureux prince ont été données par elle.
Bientôt après, le mariage de M. le duc de Chartres avec la fille du duc de Penthièvre fut décidé.
Madame de Montesson, par un motif particulier qui ne se rapportait qu’à elle, désirait extrêmement que j’entrasse au Palais-Royal, et elle n’avait nul besoin d’employer son crédit pour cela ; M. le duc d’Orléans le désirait personnellement ; je lui plaisais, et il pensait que je ne serais pas tout à fait inutile à l’agrément des longs voyages de Villers-Cotterets. D’ailleurs, j’avais beaucoup de droit pour prétendre à une place auprès de madame la duchesse de Chartres ; la réputation de légèreté et de galanterie de M. le duc de Chartres avait donné à M. le duc de Penthièvre le plus grand éloignement pour cette alliance. M. de Puisieux, avec beaucoup de zèle et de persévérance, parvint à le décider. M. le duc d’Orléans reconnaissait hautement lui devoir cette obligation. Ma tante me dit qu’il ne tiendrait qu’à moi d’avoir une place de dame au Palais-Royal si je la demandais.
Je trouvais la duchesse de Chartres charmante de figure et de caractère, car on n’a jamais vu de jeune princesse plus naturellement obligeante et d’une bonté plus parfaite. Je confiai à madame de Puisieux, à qui je n’en avais jamais parlé, tout ce qu’on m’avait dit à ce sujet ; je lui détaillai tous les avantages de cette place quand on avait des enfants : des régiments dont les princes disposaient, et qui étaient toujours donnés aux enfants ou aux gendres des dames ; leurs propres places qu’elles pouvaient céder à leurs filles ou à leurs brus, la protection des princes, etc. Madame de Puisieux m’écouta attentivement ; elle fut combattue par deux idées : l’une, de notre séparation, et l’autre des succès brillants qu’elle se figurait que je devais avoir dans une cour célèbre par sa magnificence, son bon goût et son éclat. Quoiqu’elle eût été jadis la plus charmante personne de la cour, par son esprit et par sa rare beauté, je suis bien sûre qu’elle n’avait jamais eu pour elle la vanité qu’elle avait pour moi ; elle y sacrifia, dans cette occasion, son bonheur et le mien !
Je pourrais dire que je ne fus déterminée que par l’intérêt de mes enfants, que cette résolution me coûta et qu’elle fut un sacrifice maternel : il est certain que je comptais pour beaucoup les avantages brillants que j’en pouvais retirer pour l’établissement de mes enfants, mais quand je n’aurais point eu d’enfants, j’aurais désiré cette place.
J’avais pour madame de Puisieux une affection véritablement filiale. Malgré la peine extrême qu’elle éprouvait à se séparer de moi, elle engagea M. de Genlis à faire la démarche nécessaire pour cette place, qui était de la demander à M. le duc d’Orléans. M. de Genlis ne s’en souciait pas, et il déclara qu’il ne consentirait à me laisser entrer au Palais-Royal, que s’il y était attaché lui-même. Il demanda et obtint la place de capitaine des gardes de M. le duc de Chartres ; c’était une des premières places de la maison ; elle valait six mille francs ; j’eus en même temps celle de dame, qui en valait quatre. Au fond de l’âme, j’étais charmée d’entrer dans cette cour brillante, dont le bon air et l’élégance m’avaient séduite ; je portais au Palais-Royal une réputation irréprochable, et j’allais commencer une nouvelle carrière. J’y voyais confusément beaucoup d’écueils et de dangers ; mais j’y voyais de l’éclat…, et je me laissais entraîner par la vanité, par la curiosité et par la présomption. Enfin le jour où je devais entrer au Palais-Royal arriva.
Comme mon logement n’était point encore prêt, je logeai d’abord dans ce qu’on appelait les petits appartements de M. le Régent. Ils avaient encore les mêmes décorations ; tous les panneaux et l’alcôve de la chambre à coucher étaient en glaces, avec des baguettes dorées ; ils étaient au bout de la grande galerie, au premier, et ils avaient un petit escalier dérobé et une petite porte qui donnait sur la rue de Richelieu : ce fut par là que j’y entrai. En tournant dans cette rue, mon cocher, voulant couper un fiacre, passa sur une borne. La secousse fut très violente ; je crus que nous versions et que nous allions être fracassés, et je m’écriai : — Grand Dieu ! quel présage ! mais j’en fus quitte pour la peur. J’entrai dans cet appartement, que je n’avais jamais vu, avec une tristesse et un serrement de cœur inexprimables. Je m’assis dans la chambre, et toutes ces glaces, toute cette magnificence de boudoir me déplurent à l’excès.
La société du Palais-Royal était alors la plus brillante et la plus spirituelle de Paris.
Il y avait en femmes madame de Blot, dame d’honneur de la princesse. Elle n’était plus jeune, mais elle avait encore une grande élégance par sa jolie taille et sa manière de se mettre. Il y avait en elle deux personnes fort différentes : quand elle se trouvait dans l’intérieur d’une petite société, et sans prétentions, elle était gaie, rieuse, naturelle et fort aimable ; quand elle voulait paraître et briller, elle devenait affectée, elle dissertait au lieu de causer, elle soutenait des thèses fort ennuyeuses sur la sensibilité et l’élévation des sentiments. Si l’avarice pouvait laisser quelque grandeur dans le caractère, madame de Blot aurait pensé noblement ; mais j’ai connu peu de personnes plus intéressées et plus ambitieuses ; enfin, elle attachait la plus grande importance aux manières, au bon ton et à la politesse. Mes autres compagnes étaient madame la vicomtesse de Clermont-Gallerande, auparavant comtesse des Choisi, remariée nouvellement en secondes noces. Elle avait fort mal vécu avec son premier mari, tué à la bataille de Minden ; elle était, à sa mort, fort jeune et fort belle ; elle n’avait point de fortune ; M. de Clermont, chambellan de M. le duc d’Orléans, l’épousa par amour, malgré ses parents, et surtout parce que M. le duc d’Orléans le voulait. Madame des Choisi était belle encore, mais peu agréable et surtout trop grasse. Je n’ai jamais connu de femme plus humoriste et plus capricieuse. Quoiqu’elle eût peu d’esprit, elle avait quelquefois des saillies originales et plaisantes ; il y avait en elle du naturel, de la singularité, quelque chose de piquant ; elle contait quelquefois très agréablement. Elle fut mariée très jeune à M. des Choisi, qui était beaucoup plus âgé qu’elle, et dont l’extérieur, dit-on, avait quelque chose de repoussant et de rébarbatif ; madame des Choisi contait de lui, et d’une manière très plaisante, plusieurs anecdotes, entre autres celle-ci : mariée depuis dix-huit mois, elle entrait dans sa seizième année lorsque M. des Choisi, qui venait d’acheter une terre à cinquante lieues de Paris, voulut y aller passer huit mois et y emmener sa femme avec lui ; madame des Choisi qui n’avait jamais quitté le Palais-Royal, fut au désespoir d’aller se confiner dans un vieux château ; elle regarda ce voyage comme l’acte du plus barbare et du plus intolérable despotisme ; montée en voiture, elle essuya ses pleurs et n’osa plus se plaindre, car M. des Choisi, disait-elle, avec son mouchoir cramoisi noué autour de sa tête (c’était son costume de voyage), avait une figure si terrible et lui lançait des regards si foudroyants, que l’effroi qu’il lui inspirait lui fit presque oublier ses douleurs. Au milieu de la première journée on passa dans une ville dont M. des Choisi, qui était curieux, voulut aller voir les monuments ; il proposa à sa femme de le suivre. Elle répondit qu’elle était déjà si fatiguée, qu’elle n’avait besoin que d’un peu de repos : il la déposa à l’auberge de la poste. Lorsqu’elle fut seule dans une chambre, elle se livra, sans contrainte, à toute l’impétuosité de son chagrin ; un demi-quart d’heure après l’hôtesse survint pour lui offrir quelques rafraîchissements, et elle fut étrangement surprise, en voyant cette jeune dame gémissante et baignée de larmes ; elle l’interrogea ; et madame des Choisi imagina de lui faire croire qu’elle était enlevée par un vilain Turc, qui la conduisait dans son sérail à Constantinople. L’hôtesse fut également épouvantée et touchée de ce récit : — Cela ne m’étonne pas ! s’écria-t-elle ; ce Turc ne se gêne pas ; car il n’a même pas quitté son turban, qui nous à paru si singulier. Elle proposa de s’adresser aux magistrats, et de faire arrêter ce méchant Turc ; madame des Choisi s’y opposa, en disant qu’elle était résignée à son sort. L’hôtesse insista ; madame des Choisi, afin de se débarrasser d’elle, lui demanda un quart d’heure pour faire ses réflexions, assurant que le Turc ne reviendrait que dans trois heures. L’hôtesse alla répandre l’alarme dans toute la maison ; et les servantes et les valets jurèrent qu’ils ne souffriraient pas que le Turc emmenât la jeune dame pour en faire une « hérétique païenne ». M. des Choisi revint quelques instants après ; on lui déclara nettement qu’il n’enlèverait pas la jeune personne, que l’hôtesse et toute sa maison la prenaient sous leur protection, et qu’il pouvait retourner tout seul en Turquie. M. des Choisi appela ses deux domestiques ; et, comme le tumulte rendait toute explication impossible, on se disposait à combattre, lorsque madame des Choisi, qui avait entendu tout le bruit, parut inopinément, en conjurant l’hôtesse et les domestiques de mettre bas les armes. On obéit d’autant plus promptement, que le couteau de chasse tiré de M. des Choisi, son air intrépide, et celui de ses deux domestiques avaient déjà fort ébranlé le courage des assaillants.
M. des Choisi questionna sa femme ; elle avoua tout en présence de l’hôtesse, qui fut toujours persuadée de la véracité du premier récit, fait par une dame si jeune et si naïve.
La comtesse de Polignac, fille de la comtesse de Rumin, était, après moi, la plus jeune des dames de madame la duchesse de Chartres : elle était veuve depuis deux ans. La comtesse de Polignac n’était pas jolie, mais l’extrême petitesse de sa taille, un pied imperceptible, de petites mains charmantes, une physionomie agréable et quelque chose d’enfantin dans ses manières donnaient à toute sa personne de la grâce et de la gentillesse.
Il y avait encore au Palais-Royal quelques dames qui avaient été attachées à la feue duchesse d’Orléans ; elles avaient conservé leurs logements, et elles venaient souvent dîner et souper chez la jeune princesse. L’une de ces dames était madame la marquise de Barbantane, de l’âge de madame de Blot, et l’une de ses amies intimes. Elle avait été dame de la feue duchesse, et depuis gouvernante de madame la duchesse de Bourbon, sœur de M. le duc de Chartres. La jeune princesse ne fut remise qu’à quinze ans entre ses mains, elle y resta jusqu’à son entrée dans le monde, qui fut deux ou trois ans après mon arrivée au Palais-Royal. On disait que madame de Barbantane avait eu une jolie figure, il ne lui en restait rien à cette époque ; elle avait le nez d’un rouge éclatant, une tournure commune, et un maintien sec et affecté. Elle se déclara mon ennemie dès notre première entrevue, elle l’a toujours été depuis ; ainsi je ne dirai rien de son caractère, je dois à cet égard me récuser. La vieille marquise de Polignac, dont le visage ressemblait parfaitement à celui d’un singe, était vive, naturelle, spirituelle et piquante. Elle connaissait parfaitement le monde, elle savait qu’il tolère, sans les tourner jamais en ridicule, les torts et les travers des gens d’esprit qui ont de l’audace et qui conservent un maintien assuré dans les situations embarrassantes : un homme de beaucoup d’esprit, M. de Valence, me disait un jour : — Avec de l’audace, de l’esprit et certaines phrases d’un effet sûr, on mène le monde.
Madame la comtesse de Rochambault, autre vieille dame, gouvernante des enfants des princes de la maison dans leur première enfance, était déjà fort âgée, mais elle avait la plus belle vieillesse que j’aie vue. C’était la récompense d’une vie sage, pure, irréprochable ; elle avait une piété sincère, et une gaieté charmante et toujours égale ; sa mémoire était inépuisable en anecdotes courtes et plaisantes. Je ne l’ai jamais entendue en répéter une, à moins qu’elle ne lui fût redemandée. Incapable, par caractère et par principes, de faire une méchanceté, elle était aussi bonne qu’aimable.
La vieille comtesse de Montauban, mère de madame de Clermont, était aussi une bonne personne, mais qui n’avait de remarquable qu’une gourmandise et une distraction plaisantes. Elle ne manquait pas d’esprit, elle était même auteur ; elle avait fait imprimer un conte oriental de sa composition, insipide production, mais qui cependant n’était point ridicule. Elle était très joueuse. Un jour, en jouant au pharaon, elle fit ce qu’on appelle un paroli de campagne, c’est-à-dire mal à propos à son avantage. Le banquier le remarqua et lui en fit avec politesse l’observation ; elle répondit sans s’émouvoir : — Cela peut être, mais c’est un empressement bien pardonnable à un ponte. Une autre fois, un gros joueur, debout derrière elle, passa le bras par dessus son épaule pour prendre une énorme quantité de louis qu’il venait de gagner ; en retirant le bras il en laissa tomber la moitié dans le dos de madame de Montauban, qui se retourna en lui disant : — Eh quoi ! monsieur, me prenez-vous pour une Danaé ? Elle se releva pour se secouer, et faire retomber cette pluie d’or ; le joueur prétendit qu’elle faisait le gros dos, pour qu’il ne pût avoir qu’une partie de la somme. Madame de Montauban, fatiguée, se remit au pharaon, en disant fort judicieusement que l’on donnait vingt-quatre heures pour payer les dettes du jeu ; en se déshabillant, elle retrouva quelques louis qui furent ponctuellement renvoyés.
J’ai maintenant à peindre les hommes du Palais-Royal, et je dois commencer par le prince.
M. le duc de Chartres était alors dans tout l’éclat de sa première jeunesse, avec un visage déjà gâté, et par le sang qu’il avait reçu de sa mère, et par une vie licencieuse ; l’ensemble de sa figure était noble, leste, et d’une grande élégance. Son gouverneur, le comte de Pont Saint-Maurice, ne s’était attaché qu’à trois choses : à lui donner de la politesse, des manières agréables, et un bon ton ; il avait laissé le soin du reste aux autres instituteurs. Ces derniers eussent été fort capables de donner au jeune prince une solide instruction ; mais le gouverneur faisait si peu de cas de la culture de l’esprit, que le prince, qui s’en aperçut de bonne heure, trouva fort commode d’adopter cette indifférence. M. de Foncemagne, de l’Académie française, homme de lettres fort distingué, fut son sous-gouverneur ; l’abbé Alary, ecclésiastique vertueux, instruit et spirituel, fut son précepteur. Ces deux instituteurs exhortèrent en vain à l’application leur élève, et se plaignirent inutilement au gouverneur de son indolence. M. de Pont, satisfait de son ton et de ses manières, laissa trop voir qu’il mettait fort peu de prix à tout le reste. M. de Foncemagne et l’abbé Alary ne donnaient des leçons que pour la forme, voyant bien qu’elles n’étaient d’aucune utilité, et le prince n’apprit rien. Il ne manquait néanmoins ni d’esprit, ni de mémoire et d’intelligence, et il annonçait des inclinations bienfaisantes ; en voici un trait que m’a conté M. de Foncemagne. Le prince était dans sa quinzième année, et déjà il recevait en audience, le matin, les hommes qui sortaient de celle de M. le duc d’Orléans. Dans ce nombre se trouvaient des officiers de tous grades des régiments des deux princes. M. le duc de Chartres en remarqua un qui l’intéressa par sa belle physionomie et son air mélancolique. On lui dit qu’il était d’une extrême pauvreté, parce qu’il se refusait tout pour faire subsister sa mère et ses deux sœurs, qui n’avaient que lui pour appui. Après ce récit, M. le duc de Chartres amassa deux mois de ses menus-plaisirs sans en rien dépenser, ce qui lui fit quarante louis ; mais il était fort embarrassé de la manière dont il les donnerait, lorsqu’il reçut des dragées de baptême : alors il fit des cornets de dragées, dans l’un desquels il mit les quarante louis, et lorsque le pauvre officier vint à son audience, le jeune prince dit en plaisantant qu’ayant reçu des dragées il en voulait distribuer des cornets à tout le monde, ce qu’il fit. Le pauvre officier trouva le sien si lourd qu’il fit un mouvement de surprise ; le jeune prince, par un signe, lui imposa silence ; mais, sorti du Palais-Royal, sa reconnaissance fut plus indiscrète que sa surprise ; il conta cette histoire, qui fut généralement sue.
Lorsque l’éducation du jeune prince fut terminée, M. le duc d’Orléans, loin de donner à son fils des amis vertueux, l’encouragea à se lier intimement avec les jeunes gens les plus étourdis et les plus dissipés de la cour, le chevalier de Coigny, messieurs de Fitz-James, de Conflans, etc. Cependant le jeune prince distingua de lui-même un homme sage et raisonnable plus âgé que lui de quatorze ans ; c’était le chevalier de Durfort, attaché au Palais-Royal. M. le duc de Chartres s’attacha sincèrement à lui ; c’est le seul homme qu’il ait véritablement aimé, quoique le chevalier n’ait jamais voulu être de ses parties clandestines.
En entrant dans le monde à dix-sept ans, M. le duc de Chartres fut extrêmement frappé de l’affection et de la pruderie des dames du Palais-Royal qui formaient la société de son père, et pour déjouer cet étalage de sentiments exagérés, il s’amusa à soutenir les thèses opposées : il affecta l’insensibilité, l’insouciance et la légèreté dans les choses où il est le moins permis d’en avoir. Cette espèce de contrariété devint une pernicieuse habitude, qui peu à peu altéra la justesse de son esprit et la bonté naturelle de son cœur. Comme il mettait dans ses discussions beaucoup de politesse, de finesse et de gaieté, les rieurs étaient toujours de son côté ; la secte sentimentale, souvent déconcertée, prit beaucoup d’humeur et de dépit contre lui ; elle se vengea en décriant son cœur, et porta ainsi les premières atteintes à sa réputation. Il fut bientôt reçu dans le monde que M. le duc de Chartres avec de l’esprit, de la grâce, un ton parfait, et des manières agréables et nobles, avait l’âme la plus insensible et la plus dure, ce qui n’était nullement. On lui prêta beaucoup de torts imaginaires, on le calomnia ; il le sut, et au lieu de chercher à ramener l’opinion, il prit le funeste parti de la mépriser et de la braver.
Voici quels étaient les autres hommes du Palais-Royal.
J’ai déjà parlé du comte de Pont Saint-Maurice, qui avait été gouverneur de M. le duc de Chartres. Il avait, à cette époque, environ cinquante ans, la plus belle figure, l’air le plus majestueux ; rien n’était plus noble que son ton et ses manières, et malgré une profonde ignorance, sa conversation n’était point sans agrément. Madame de Pont, sa femme, veuve d’un riche financier (M. Mazade), l’avait épousé par amour ; elle était fort belle encore, mais sa figure était insipide et manquait de noblesse ; M. et madame de Pont offraient un parfait tableau de l’amour conjugal, et jusque dans les plus petits détails de la vie, ils étaient tellement inséparables qu’ils se plaçaient toujours à côté l’un de l’autre, et même dans les repas de la plus grande cérémonie. Le comte de Pont avait un talent véritablement unique pour jouer la comédie. Je crois déjà avoir parlé de son étonnante perfection dans le rôle du Misanthrope.
Le chevalier de Durfort avait peu d’esprit, mais de l’instruction, des manières fort nobles, et avec les femmes une galanterie de fort bon goût ; aussi avait-il beaucoup de succès auprès d’elles.
Le comte de Thiars, frère du comte de Bissy, passait pour être l’homme le plus aimable de la société. Malgré une laideur remarquable, il avait inspiré des passions célèbres ; il n’avait qu’une sorte d’esprit, celui de la conversation, et c’est assez pour le monde ; il faisait de mauvaises chansons de société, dont les vers manquaient souvent de mesure et de rimes ; c’est encore assez pour charmer quelques femmes. Il avait composé un détestable petit roman qu’il eut la prudence de ne jamais publier.
M. de Thiars ne m’a jamais pardonné de n’avoir pas admiré et prôné cet ouvrage. Au reste, M. de Thiars était en effet, dans la société, piquant, amusant, d’une gaieté douce, spirituelle, et en tout fort aimable.
Le comte de Shomberg avait beaucoup d’esprit et d’instruction, et un caractère très loyal ; quoiqu’il ne fût pas laid, il avait dans sa figure, dans son ton et dans sa conversation, quelque chose de fade, et je ne sais quelle gaucherie dans les manières qui le rendaient désagréable ; il savait des millions de vers, et il les déclamait ridiculement. Ma tante eut la fantaisie de jouer Zaïre, ce qui s’exécuta à Bagnolet, dans une maison que M. le duc d’Orléans y avait alors. M. de Shomberg se chargea du rôle d’Orosmane, et certainement on ne reverra jamais un tel Orosmane. Ma tante joua pitoyablement Zaïre, ce qui était bien excusable avec un semblable Orosmane. Nous l’avions trouvé très mauvais aux répétitions, mais il se surpassa à la représentation. Il était admirateur passionné de Voltaire. Il se vantait d’être athée, et, ainsi que Hobbes, il avait une peur invincible des revenants. Dès qu’il rencontrait un enterrement, ou que quelqu’un de sa connaissance mourait, il faisait coucher son valet de chambre pendant cinq ou six jours à côté de son lit. Ce fut lui qui eut avec M. Lefort, un officier de son régiment, ce fameux duel où tous les deux, à genoux sur un manteau, tirèrent en même temps un coup de pistolet. M. Lefort fut tué raide ; M. de Shomberg, qui ne fut pas effleuré, paya toute sa vie une pension à sa veuve, et l’éducation de ses enfants. Il n’aimait que la société des femmes ; n’ayant jamais eu de succès personnel auprès d’elles, il prit le parti de se contenter du rôle de confident. Il avait une manière si affectueuse de prendre part à tous leurs intérêts particuliers, de quelque genre qu’ils fussent, qu’il se rendait véritablement nécessaire ; d’ailleurs, soit par système, soit par bonhomie, il savait persuader qu’il croyait tout ce qu’on lui disait, et qu’il ne soupçonnait jamais l’exagération, les réticences et l’artifice. Au milieu de tout cela, il avait toujours pour une de ses amies une passion malheureuse qu’il ne déclarait jamais, que l’on voyait clairement, et dont on lui savait gré.
Le comte de Valencey, frère du marquis d’Estampes, et parent de M. de Genlis, était aussi attaché au Palais-Royal. Il avait un caractère plein de douceur et de bonté, qui donnait un agrément infini à sa société. Personne, à la Comédie-Française, ne jouait mieux que lui les rôles d’amoureux, dans les pièces de Marivaux. M. le comte de Blot, mari de la dame d’honneur, était, sans exception, l’homme le plus borné qu’on ait jamais vu dans le monde. Voulant plaire à M. le duc de Chartres, il mêlait à sa pédanterie une extrême prétention à la gaieté. Son ton sérieux, et la lourdeur de ses plaisanteries lui donnaient une sorte d’originalité très comique ; on s’amusait de ses ridicules, et il était persuadé qu’il avait le plus grand succès aux petits soupers du Palais-Royal.
Le comte d’Osmont, spirituel, naturel et distrait, était aimé de tout le monde.
M. le vicomte de Latour-du-Pin avait l’esprit orné, de la franchise, de la gaieté, un caractère obligeant, des talents agréables ; il jouait à merveille les proverbes et la comédie.
Le vicomte de Clermont avait alors une jolie figure que gâtaient un peu quelques tics désagréables. Il lisait beaucoup, mais il avait le malheur de tout confondre, et de joindre à la manie de faire des citations l’inconvénient de les faire presque toujours fausses.
Le baron de Poudens, premier maître-d’hôtel, était un excellent homme. Étranger à toutes les inimitiés, il a passé quarante ans au Palais-Royal sans se douter qu’il y ait eu dans tout cet espace de temps une seule tracasserie. Il était persuadé que nous y vivions tous dans la plus parfaite union, et que cette cour était composée, sans exception, des meilleures gens du monde.
M. le marquis de Barbantane ne manquait pas d’esprit, mais il était persifleur, avec une politesse poussée quelquefois à l’excès, et il était peu communicatif.
On voyait encore souvent, les petits jours, au Palais-Royal, monsieur et madame Duchâtelet, qui ont depuis péri sur un échafaud. M. Duchâtelet était sérieux et silencieux, mais il avait, dit-on, beaucoup de mérite, et il a laissé des mémoires qui montrent la plus belle âme. Madame Duchâtelet eut toujours une conduite irréprochable, et ne se mêla jamais d’une seule intrigue ; ce fut elle que madame la duchesse de Grammont défendit au tribunal révolutionnaire avec autant de courage que d’énergie. M. de Talleyrand, qui à cette époque s’échappa de la France, et vint en Angleterre où j’étais, nous conta ce détail et de la manière la plus touchante. Madame de Grammont, appelée au tribunal, loin de se défendre, ne songea qu’à son amie, qui, présente à cet interrogatoire, les mains jointes et les yeux baissés, gardait un profond silence. Madame de Grammont dit en propres termes : « Que vous me fassiez mourir, moi qui vous méprise et qui vous déteste, moi qui aurais voulu soulever contre vous l’Europe entière, que vous m’envoyiez à l’échafaud, rien n’est plus simple ; mais que vous a fait cet ange (en montrant madame Duchâtelet), qui a toujours tout souffert sans se plaindre, et dont la vie entière n’a été marquée que par des actions de douceur et d’humanité ? » On les envoya toutes les deux au supplice avec M. Duchâtelet !…
A cette époque, on trouvait encore à la ville et à la cour ce ton de si bon goût, cette politesse dont chaque Français avait le droit de s’enorgueillir, puisqu’elle était citée, dans toute l’Europe, comme le modèle le plus parfait de la grâce, de l’élégance et de la noblesse. On rencontrait alors dans la société plusieurs femmes et quelques grands seigneurs qui avaient vu Louis XIV ; on les respectait comme les débris d’un beau siècle ; la jeunesse, contenue par leur seule présence, devenait naturellement, auprès d’eux, réservée, modeste, attentive ; on les écoutait avec intérêt ; on croyait entendre parler l’histoire. On les consultait sur l’étiquette, sur les usages ; contemporains de tant de grands hommes en tout genre, ces vénérables personnages semblaient placés dans la société pour maintenir les idées d’urbanité, de gloire, de patriotisme. Sous les auspices de ces vénérables personnes, il s’établit dans la société une secte très nombreuse d’hommes et de femmes qui se déclarèrent partisans et dépositaires des anciennes traditions sur le goût, l’étiquette et la morale ; ils s’érigèrent en juges suprêmes de toutes les convenances sociales, et s’arrogèrent exclusivement le titre imposant de bonne compagnie. On n’exigeait que deux choses : un bon ton, des manières nobles, et un genre de considération acquis dans le monde, soit par le rang, la naissance ou le crédit à la cour, soit par le faste, les richesses, ou l’esprit et les agréments personnels.
Cette société, dénigrante pour toutes les autres, excita contre elle beaucoup d’inimitiés : l’on s’accorda unanimement à la désigner par le titre de grande société, qu’elle a gardé jusqu’à la Révolution ; ce qui signifiait la mieux choisie et la plus brillante par le rang, la considération personnelle, le ton et les manières ; là se trouvaient, en effet, réunies toute l’aménité et toutes les grâces françaises. La politesse, dans ces assemblées, avait toute l’aisance et toute la grâce que peuvent lui donner l’habitude prise dès l’enfance et la délicatesse de l’esprit ; la médisance était bannie de ces conversations générales. Jamais la discussion n’y dégénérait en dispute. Là se trouvait, dans toute sa perfection, l’art de louer sans fadeur, de répondre à un éloge sans le dédaigner et sans l’accepter ; de faire valoir les autres sans paraître les protéger, et d’écouter avec une obligeante attention. Si toutes ces apparences eussent été fondées sur la morale, on aurait vu l’âge d’or de la civilisation.
Pour achever de peindre la grande société du XVIIIe siècle, il faut dire encore que, dans ses comités les plus intimes, on voulait surtout de la grâce, de la gaieté ou de l’originalité : la méchanceté était de mauvaise compagnie.
Ce qu’on ne pardonnait jamais, ce que rien ne pouvait excuser, c’était la bassesse ou des manières ou du langage, et celle des actions.
Cette grande société, ou la bonne compagnie, ne se bornait pas à prononcer des arrêts frivoles sur le ton et les manières ; elle exerçait une police sévère très utile aux mœurs, elle réprimait, par sa censure les vices que ne punissaient pas les tribunaux, la justice se chargeait du châtiment des mauvaises actions, et la société de celui des mauvais procédés. Sa désapprobation générale ôtait à celui qui en était l’objet une partie de sa considération personnelle. On bouleversait une existence par ces paroles terribles : « Tout le monde lui a fait fermer sa porte. » Cette puissance était celle de l’honneur ; elle fut souveraine jusqu’à la Révolution, et les personnes qui l’exerçaient d’un consentement unanime, sans opposition, comme sans révolte, avaient d’autant mieux le droit de s’appeler exclusivement la bonne compagnie, qu’elles n’abusèrent jamais de cet empire.
Dès les premiers jours de mon entrée au Palais-Royal, je fis les plus tristes réflexions sur ma nouvelle existence, et tout sembla concourir à les aggraver, et à augmenter la mélancolie que j’y avais apportée. Je ne parlais qu’avec défiance et circonspection ; je perdais ainsi l’espèce d’agrément qu’on avait jusqu’alors tant loué en moi, le naturel et la gaieté.
Après avoir passé six mois au Palais-Royal, j’avais éprouvé déjà tant de noirceurs et de méchancetés, que je résolus de m’en éloigner. Madame la duchesse de Chartres avait pris pour moi la plus vive amitié ; elle me faisait appeler sans cesse quand elle était seule dans son appartement : faveur qu’elle n’accordait à aucune autre. Ma conversation et ma gaieté lui plaisaient, et je trouvais très attachantes sa bonté, sa candeur et sa sensibilité. On lui dit beaucoup de mal de moi : elle n’en crut rien : elle me redit tout, elle me trouva de la modération, et, j’ose dire, de la générosité.
Cette conduite fut appréciée par madame la duchesse de Chartres ; elle s’attacha à moi avec une espèce de passion qui a duré dans sa force plus de quinze ans, et je puis dire, avec une parfaite vérité, que mon cœur y a répondu avec toute l’énergie et tout le dévouement dont il est capable quand il aime. Ce fut là le premier motif de l’ardente jalousie dont j’ai été l’objet pendant neuf ans au Palais-Royal.
Déjà en butte à des calomnies, je pris le parti de faire un petit voyage, espérant que mon absence, dans ce commencement de faveur, prouverait que je n’avais nulle envie de dominer. J’avais depuis longtemps promis à madame de Mérode d’aller la voir à Bruxelles. J’engageai M. de Genlis à m’y mener ; je demandai un congé, et nous partîmes au milieu de l’hiver. Je respirai en me retrouvant avec une amie charmante qui ne songea qu’à me rendre agréable le séjour de Bruxelles. Le prince Charles, frère de l’empereur, était vice-roi des Pays-Bas. Ce prince était aimable ; il aimait les arts et les talents ; il eut beaucoup de grâce pour moi. Madame de Mérode avait une grande maison. Nous logions chez elle, et j’y vis la société la plus brillante de la ville, entre autres le prince et la princesse de Starenberg. Cette dernière, quoique petite, laide et bossue, plaisait même par sa figure remplie d’esprit et d’expression. Je n’ai vu à personne une manière de conter plus amusante, plus d’agrément dans la conversation, un esprit plus piquant ; elle a fait de grandes passions, qui ont été également constantes et malheureuses. Le prince de Chimay, d’une belle figure, et jeune encore, était alors éperdument amoureux d’elle, et retenu à Bruxelles depuis deux ans par cet attachement. L’homme le plus à la mode et le plus spirituel de la cour du prince Charles était le prince de Ligne, qui passait une grande partie de sa vie à Paris. La duchesse d’Ursel, fille de la belle et vertueuse duchesse d’Aremberg, était, à cette époque, dans la première fleur de la jeunesse : une fraîcheur éclatante, une agréable physionomie, lui tenaient lieu de beauté ; elle était charmante par la gaieté, la douceur, et une égalité d’humeur qui ne se démentait jamais. J’avais porté ma harpe ; nous faisions de la musique tous les soirs ; on causait, on dansait, on faisait beaucoup de déguisements, surtout pour m’attraper ; chose qui a toujours été très facile. Madame d’Ursel, en se noircissant ses cheveux blonds, en cachant ses jolies dents avec une écorce d’orange artistement taillée à cet effet, me fit croire pendant toute une soirée qu’elle était une dame hollandaise nouvellement arrivée de La Haye. Nous passâmes ainsi trois mois, qui s’écoulèrent pour nous d’une manière délicieuse. Enfin je retournai au Palais-Royal, pour y trouver les mêmes inimitiés. Peu de jours après mon arrivée, nous allâmes à l’Ile-Adam, chez M. le prince de Conti. J’aimais particulièrement cette maison de prince, parce qu’on y jouissait de la plus parfaite liberté. Le prince ne paraissait dans le salon que le soir, deux heures avant le souper. Quand il n’allait pas à la chasse, il passait ses journées dans l’appartement de madame la comtesse de Boufflers. Toutes les dames étaient maîtresses de dîner dans leurs chambres et d’y rester jusqu’au souper. M. le prince de Conti, âgé alors de cinquante ans, avait la plus belle et la plus majestueuse figure ; il avait montré beaucoup de valeur et de talent à la guerre. Protecteur ardent de tous ceux qui lui étaient attachés, il avait de véritables amis ; il était le seul prince du sang qui parlât bien au Parlement, et qui eût de l’aisance et de la grâce à ses audiences. Il aimait les arts, les lettres et les sciences ; on a dit de lui qu’il était le dernier des princes. Les chasses du cerf étaient d’un agrément particulier à l’Ile-Adam ; chaque halte était une fête, et durant tous les voyages, nous jouions la comédie une fois par semaine.
Madame la comtesse de Boufflers passait pour la personne la plus spirituelle de la société ; elle était même auteur de plusieurs drames et comédies, mais qui n’ont jamais été imprimés. Je l’ai beaucoup aimée ; elle, madame de Beauvau, madame de Puisieux et la maréchale de Luxembourg, m’ont paru des modèles parfaits de l’amabilité, de la politesse et de la grâce sociales.
Je me livrai à l’étude avec plus d’activité que jamais. J’ajoutai à mes occupations celle de peindre des fleurs en miniature. Madame de Puisieux m’avait demandé de lui donner une petite tabatière bien légère et bien commune, qu’elle pût laisser toujours sur son métier. Je peignis pour un dessus de boîte un chiffre en fleurs, entouré d’une guirlande, que je fis mettre sur une boîte de bois de figuier. Ce petit ouvrage fut trouvé si joli que tous mes amis m’en demandèrent ; j’en fis dans ce temps plus d’une douzaine de suite. Une des choses qui m’attachaient le plus à la lecture, c’était la constance avec laquelle j’ai toujours fait des extraits, et le plaisir extrême que je trouvais à en augmenter le nombre. Je savais très-peu la géographie, je priai M. de Bomare de me donner une maîtresse. Il me donna mademoiselle Thouin, sœur du premier jardinier du Jardin du roi. Je persuadai à madame la duchesse de Chartres d’apprendre la géographie, et je donnai à mademoiselle Thouin cette illustre écolière, qu’elle a gardée plus de trois ans. Madame la duchesse de Chartres avait été élevée au couvent par la vieille et vertueuse marquise de Sourcy, qui lui avait donné ce qui vaut mieux que des grâces et des talents, car elle avait imprimé dans sa belle âme les sentiments les plus religieux et les meilleurs principes. Mais d’ailleurs madame de Sourcy, n’ayant nulle instruction, n’avait pu en donner à son élève, qui ne savait même pas l’orthographe. J’entrepris de la lui apprendre ; je lui en donnai régulièrement des leçons pendant plus de dix-huit mois ; je lui en donnai aussi d’histoire et de mythologie. Un peintre, qui avait fait le portrait de mes filles, me parla d’un jeune Polonais appelé M. Méris. J’imaginai de faire faire, pour l’instruction de madame la duchesse de Chartres, une suite de petits tableaux historiques représentant les plus beaux traits de l’histoire grecque et romaine. On en fournissait quatre par mois, que madame la duchesse de Chartres ne payait que dix-huit francs pièce, et c’était assurément pour rien. Elle les faisait encadrer à mesure, et sur tous j’écrivais de ma main, derrière le petit tableau, l’explication du sujet avec détail, et d’une écriture très-fine. Elle en eut ainsi cent quinze qu’elle plaça dans un cabinet, et qui furent admirés de tous ceux qui les virent. Je servais aussi de secrétaire à madame la duchesse de Chartres ; j’écrivais tous ses billets et toutes ses lettres, qu’elle copiait ensuite de son écriture. Il ne lui survenait rien, hors de l’ordre commun de tous les jours, qu’elle ne m’en fît part, et qu’elle ne m’envoyât chercher pour me consulter ou pour me confier ce qui l’intéressait. Il lui est arrivé très souvent de m’envoyer mademoiselle Lefèvre, une de ses femmes de chambre, à deux ou trois heures du matin, quand je n’avais pas pu la voir dans la journée, pour me demander en grâce d’écrire un billet ou une lettre, qu’elle voulait qui fût portée le lendemain matin. Comme je me couchais tard, communément j’étais levée ; et plusieurs fois mademoiselle Lefèvre m’a fait réveiller. Dans ces occasions madame la duchesse de Chartres m’écrivait, et longuement, ce qu’elle désirait de moi : souvent ce n’était que pour me confier quelque chose qui lui faisait de la peine ; et, dans ce cas, s’il n’était pas excessivement tard, je descendais chez elle. Tous ses soins ne m’empêchaient pas d’entretenir mon adresse des doigts, de faire de jolis ouvrages de broderie de tous genres, de cultiver toujours la musique avec la même ardeur, et d’y joindre la nouvelle étude de l’histoire naturelle, et l’occupation de former un cabinet de coquillages, de madrépores, de minéraux et de cailloux, qui devint très beau par la suite, et qui a été confisqué et très bien vendu au profit de la nation, avec tout ce que j’avais à Belle-Chasse.
Lorsque l’été vint, nous allâmes à Chantilly, où M. le prince de Condé eut des grâces toutes particulières pour moi. Il se mettait toujours à table à côté de moi, et me demandait ce que je souhaitais que l’on fît le lendemain ; si je désirais que l’on soupât à l’Ile-Sylvie ou à l’Ile-d’Amour ; où je voulais que fût le rendez-vous de la chasse du cerf, etc. M. le prince de Condé avait alors trente-cinq ou trente-six ans ; il était borgne, mais l’œil dont il ne voyait pas n’avait rien alors de défectueux. Sa figure était mieux que mal ; il avait quelque chose de faux dans la physionomie, et cette physionomie peignait son caractère, qui était extrêmement dissimulé. Il avait montré à la guerre une valeur digne du petit-fils du grand Condé, ce qui lui donnait une juste considération dans l’armée. Tous les militaires le révéraient ; il a toujours joué le noble rôle de se déclarer leur protecteur. Ce prince ne manquait pas d’esprit ; il écrivait bien, et sa conversation, lorsqu’il était à son aise, était agréable ; cependant il avait, dans le grand monde, de la timidité, il parlait mal en public ; il était ambitieux. Il était excessivement vindicatif ; il se trouvait une sorte de plaisir dans sa haine : c’est le seul homme que j’aie vu constamment sourire lorsqu’on lui parlait d’une personne qu’il haïssait, ou lorsqu’il la voyait, et ce sourire était affreux, rien ne peut en donner l’idée.
M. le duc de Bourbon avait une belle tournure, et l’éclat de son teint lui tenait lieu de beauté ; il a toujours été rempli de bonté pour moi.
Madame la duchesse de Bourbon était à ce voyage ; elle avait beaucoup de grâce, de l’esprit, des talents, et une belle âme, mais dans les idées une singularité que son institutrice n’avait nullement rectifiée, et qui ôtait beaucoup de justesse à sa manière de voir et de juger. Très prévenue contre moi par madame de Barbantane, elle me traitait avec une extrême sécheresse ; ses préventions durèrent jusqu’à la Révolution ; ses bontés m’ont bien dédommagée depuis de cette injustice.
J’eus l’hiver d’ensuite une grande distraction dans mes études particulières : Gluck vint à Paris pour y faire jouer ses opéras. Les loges du Palais-Royal donnaient dans les appartements du palais ; en sortant de dîner je n’avais qu’une porte de la salle à manger à ouvrir pour être dans une de nos loges. Cette commodité, mon goût passionné pour la musique, et le plaisir extrême de voir Gluck à toutes les répétitions se mettre en colère contre les acteurs et les musiciens, et leur donner à tous d’excellentes leçons, me faisait passer toutes mes après-dîners dans une loge ; Gluck venait deux fois la semaine avec Monsigny, M. de Monville et Jarnovitz, le célèbre violon, faire de la musique chez moi ; il me faisait chanter tous ses beaux airs, et jouer sur la harpe ses ouvertures, entre autres celle d’Iphigénie, que j’aimais avec enthousiasme. On imagine bien que je me déclarai Gluckiste, et que je me moquai de toutes les disputes sur Gluck et Piccini. Je sentis enfin, au mois de mars de cet hiver, que la musique, Gluck et l’Opéra prenaient beaucoup trop d’ascendant sur moi. Je fis vœu de ne plus aller à l’Opéra et aux spectacles que lorsque je serais forcée, par ma place, d’y suivre madame la duchesse de Chartres. Ce fut pour moi un très grand sacrifice, car j’ai été parfaitement fidèle à ce vœu. Je voyais très souvent M. de Fleurieu, qui a été depuis dans le ministère ; il me remit à l’étude de l’italien, qu’il savait parfaitement. Je n’ai jamais connu personne d’un caractère aussi obligeant ; il était d’une adresse extrême ; il savait faire des montres comme un horloger ; il se chargeait de nettoyer et de raccommoder celles de ses amis ; en outre il tournait, et il faisait d’ailleurs mille jolies choses. Un jour qu’il arriva chez moi, il me trouva occupée à faire garnir de fleurs, en ma présence, par ma femme de chambre et une fille de boutique de ma marchande de modes, une robe que je voulais absolument avoir pour le lendemain. M. de Fleurieu donna son avis ; ensuite il se mit à l’ouvrage, taillant, cousant aussi bien que la meilleure ouvrière, et tout cela avec un sérieux et une simplicité qui me faisaient rire aux larmes ; il me grondait de cette gaieté, en disant que cela nous faisait perdre du temps. J’avais fait fermer ma porte, et nous travaillâmes avec acharnement depuis sept heures du soir jusqu’à une heure après minuit, avec le seul relâche d’un petit souper, qui ne dura pas un quart d’heure. La robe fut achevée ; elle eut le lendemain le plus grand succès, tout le monde la trouva charmante.
J’avais pris aussi un maître de langue anglaise ; et comme j’avais une très grande mémoire, je lisais couramment les poètes au bout de cinq mois. Je ne perdais pas un moment ; quand j’allais à Versailles, je m’arrangeais pour y aller communément toute seule, afin de pouvoir lire en voiture. J’écrivais tous mes extraits dans des petits livres blancs ; j’en portais toujours un sur moi, afin de lire quelque chose dans les petits moments perdus. J’avais entendu conter que M. d’Aguesseau avait fait en plusieurs années quatre volumes in-4o, en employant douze ou quinze minutes tous les jours que madame d’Aguesseau mettait constamment à se rendre dans la salle à manger, depuis l’annonce du dîner. Je profitai de cet exemple. L’heure du dîner du Palais-Royal était fixée à deux heures, mais madame la duchesse de Chartres n’était jamais prête qu’un quart d’heure après, et quand je descendais à l’heure convenue, il fallait toujours attendre quinze ou vingt minutes. Je chargeai un valet de chambre de venir m’avertir quand elle passait dans le salon. J’étais toute prête à deux heures précises, et jusqu’au moment où l’on venait me chercher, j’employais ce temps à écrire à main posée, d’une écriture très fine, un choix de vers de différents auteurs, ce qui avait formé, quand je suis sortie du Palais-Royal, un recueil de mille vers, qui est très curieux. Il commence par les vers les plus gothiques et les plus anciens que nous ayons. J’allais à peu près tous les quinze jours au Jardin du roi, voir mon amie mademoiselle Thouin. Un jour que j’étais avec elle et M. Thouin, son frère, dans les serres, j’y vis arriver un jeune homme de quatorze ou quinze ans, d’une figure charmante, qui, venant à moi, me dit que son père avait un désir passionné que j’allasse chez lui, pour me faire voir deux ou trois petits animaux singuliers qui n’étaient pas dans la ménagerie, et ce père était M. de Buffon. Je fus ravie de cette prévenance d’un homme dont j’admirais tant les ouvrages. Le jeune Buffon me donna la main, et me conduisit chez son père, qui me reçut avec une cordialité et une grâce de bonhomie qui achevèrent de me gagner tout à fait le cœur. Une chose très extraordinaire, c’est que M. de Buffon, dont le style est si harmonieux, n’aimait pas la poésie. Fénelon, écrivain moins parfait, mais dont le style a tant d’harmonie, offrait la même singularité. M. de Buffon m’a dit qu’il n’a commencé à écrire comme auteur, à être remarqué, qu’à l’âge de quarante-quatre ou quarante-cinq ans.
En 1774, Louis XV mourut : l’infortuné Louis XVI monta sur le trône, ce qui donna d’abord l’idée que le Palais-Royal allait jouir d’un grand crédit, parce que madame la princesse de Lamballe, intimement liée avec M. le duc et madame la duchesse de Chartres, était favorite de la nouvelle reine. Madame de Lamballe était extrêmement jolie, elle était charmante sans aucune régularité ; son caractère était doux, obligeant, égal et gai. La vue d’un bouquet de violettes la faisait évanouir, ainsi que l’aspect d’une écrevisse ou d’un homard, même en peinture ; alors elle fermait les yeux, sans changer de couleur, et restait ainsi immobile pendant plus d’une demi-heure, malgré tous les secours qu’on s’empressait de lui prodiguer. C’est ainsi que je l’ai vue, en Hollande, s’évanouir dans le cabinet de M. Hope, après avoir jeté les yeux sur un petit tableau flamand, qui représentait une femme vendant des homards. J’étais à côté d’elle assise sur un canapé ; mademoiselle Bagarotti contait des histoires de revenants, lorsqu’on entendit dans l’antichambre un valet de chambre bâiller à haute voix, apparemment en se réveillant. Madame de Lamballe affecta un tel mouvement de frayeur, qu’elle tomba évanouie. Je lui ai vu faire mille fois des scènes de ce genre. Et, par suite, lorsque les attaques de nerfs périodiques, suivies d’évanouissement, devinrent à la mode, madame de Lamballe ne manqua pas d’en avoir de régulières deux fois la semaine, aux mêmes jours et aux mêmes heures, pendant toute une année. Ces jours-là, suivant l’usage des autres malades de cette espèce, M. Saiffert, son médecin, arrivait chez elle aux heures convenues ; il frottait les tempes et les mains de la princesse d’une liqueur spiritueuse ; ensuite il la faisait mettre dans son lit, où elle restait deux heures évanouie. Pendant ce temps ses amis intimes, rassemblés ce jour-là, formaient un cercle autour de son lit, et causaient tranquillement jusqu’à ce que la princesse sortît de sa léthargie. Telle était la personne que la reine choisit d’abord pour sa première amie ! Mais la reine sentit bientôt que madame de Lamballe était hors d’état de donner un conseil utile, et même de prendre part à un entretien sérieux : ce ne fut donc point par légèreté, comme on l’a dit, que la reine lui ôta sa confiance ; elle la jugea avec beaucoup de discernement. En même temps elle lui conserva tous les droits apparents de l’intimité, et la place de surintendante de sa maison, place recréée pour elle ; il n’y avait point eu de surintendante à la cour depuis mademoiselle de Clermont.
Le roi, dans la première année de son règne, alla à Marly pour s’y faire inoculer. Toutes les princesses furent de ce voyage, et j’y allai avec madame la duchesse de Chartres. Le voyage fut très brillant, et je m’y amusai beaucoup. J’y courus un très grand danger, ainsi que madame la duchesse de Chartres. Un jour nous étions au rez-de-chaussée, assises à côté l’une de l’autre sur un canapé, au-dessus duquel était, derrière nous, une grande glace. Nous nous trouvions en face d’une porte qui donnait sur la terrasse. M. le duc de Chartres et M. de Fitz-James s’amusaient à tirer au blanc, au pistolet chargé à balle ; ils étaient placés vis-à-vis de nous, mais nous tournant le dos. Une balle allant frapper une statue de marbre fut renvoyée par ricochet dans notre salon, et cassa, à deux doigts de nos têtes, la glace qui était derrière nous.
On m’avait d’abord logée à Marly dans une chambre assez vilaine, et qui n’était séparée que par une mince cloison du logement de madame de Valbelle, dame du palais, de sorte que nous nous entendions mutuellement d’une manière fort incommode, surtout n’ayant ensemble aucune liaison. En rentrant chez moi les soirs, après souper, je faisais communément de la musique deux bonnes heures avant de me coucher. Un soir, entre onze heures et minuit, que, suivant ma coutume, je jouais de la harpe, et que je déchiffrais une sonate, M. d’Avaray, à ma grande surprise, entra tout à coup dans ma chambre, et vint me dire tout bas que la reine était chez madame de Valbelle, pour m’entendre jouer de la harpe. Aussitôt je me mis à jouer tout ce que je savais le mieux en pièces et en morceaux de chant, ce qui dura une heure et demie sans interruption, car j’attendais que le mouvement dans la chambre voisine m’apprît que la reine s’en allait ; mais le silence y était absolu. Enfin, réellement fatiguée, je m’arrêtai. Alors on m’applaudit très vivement et à plusieurs reprises, et M. d’Avary vint me remercier de la part de la reine, et me dit en son nom mille choses obligeantes. Elle me les répéta le lendemain quand j’allai faire ma cour. Elle fut si satisfaite de ma harpe et de mon chant, que j’eus dans ce moment toute facilité de me faire admettre dans son intérieur, en consentant à jouer dans ses petits concerts particuliers, où elle-même chantait. J’aurais été secondée par madame de Lamballe, qui me le conseillait ; mais j’avais assez de chaînes pour n’en pas désirer d’autres : celle-là m’aurait pris un temps énorme, et elle aurait par conséquent bouleversé toutes mes études, qui ont toujours fait tout le véritable charme ou toute la consolation de ma vie. Au bout de quinze jours, on m’annonça que je serais logée dans l’un des charmants pavillons du jardin. Ce pavillon, pareil aux autres, contenait deux logements, l’un, très beau, au rez-de-chaussée, et l’autre, fort inférieur, au-dessus, mais très joli. Ce fut celui-là qu’on me donna ; M. le prince de Condé occupait l’autre. Aussitôt qu’il sut que j’allais venir dans ce pavillon, il se hâta de déménager et de prendre le petit appartement pour me laisser le plus beau, que, malgré ma respectueuse résistance, il me força d’accepter.
L’année qui suivit, j’eus la rougeole ; mes enfants eurent en même temps la rougeole, ce que l’on me cacha avec le plus grand soin. Mon fils, enfant charmant âgé de cinq ans, en mourut. Sa mort me causa une telle affliction que je tombai dans un état de langueur qui fit craindre pour ma vie ! M. Tronchin m’ordonna les eaux de Spa. Je partis au mois d’avril. Au bout de six semaines ma santé était parfaitement rétablie.
Je fis le voyage de Dusseldorf, pour voir la superbe galerie de tableaux ; nous nous arrêtâmes trois jours à Aix-la-Chapelle, où je vis pour la première fois madame la comtesse de Potocka, qui se prit d’une telle passion pour moi, qu’elle quitta sur-le-champ Aix-la-Chapelle pour venir avec moi à Spa, où je retournais et où nous passâmes deux mois ensemble ; elle me promit de venir à Paris l’hiver prochain ; elle me tint parole. J’écrivis à Paris pour demander une prolongation de congé, et à M. de Genlis la permission de faire le voyage de Suisse. J’obtins tout ce que je désirais, et nous partîmes.
En arrivant à Colmar, j’y trouvai mon beau-père, le baron d’Andlau, qui me reçut à ravir, me donna un bal, me fit de très beaux présents, et me conduisit à Bâle, en payant toute ma dépense. Il me fit séjourner à Lausanne, où je voulais consulter M. Tissot. On venait de toute l’Europe, dans cette saison, consulter ce grand médecin. Je passai douze jours à Lausanne. On me donna des fêtes, des bals, des concerts ; je chantai, je jouai de la harpe tant qu’on voulut. On me mena faire des promenades délicieuses sur le lac ; je ne manquai pas d’aller voir les rochers de Meillerie. De Lausanne j’allai à Genève, et de là chez M. de Voltaire.
Je n’avais point pour lui de lettres de recommandation ; mais les jeunes femmes de Paris en sont toujours bien reçues. Je lui écrivis pour lui demander la permission d’aller chez lui. Le philosophe de Ferney me fit une réponse très gracieuse ; il m’annonça qu’en ma faveur il quitterait ses pantoufles et sa robe de chambre, et il m’invita à dîner et à souper. Il était d’usage, surtout pour les jeunes femmes, de s’émouvoir, de pâlir, de s’attendrir et même de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire ; on se précipitait dans ses bras, on balbutiait, on pleurait, on était dans un trouble qui ressemblait à l’amour le plus passionné. C’était l’étiquette de la présentation à Ferney. M. de Voltaire y était tellement accoutumé que le calme et la politesse la plus obligeante ne lui paraissaient que de l’impertinence. Je me promis, non pas de faire une scène pathétique, mais de me conduire de manière à ne pas causer un grand étonnement, c’est-à-dire que je pris la résolution de n’être pas ridicule.
Je partis de Genève d’assez bonne heure, pour arriver à Ferney avant l’heure du dîner de M. de Voltaire ; mais, m’étant réglée sur sa montre, qui avançait beaucoup, je ne reconnus mon erreur qu’à Ferney. Il n’y à guère de gaucherie plus désagréable que celle d’arriver trop tôt pour dîner chez les gens.
Cherchant, de bonne foi, quelque moyen de plaire à l’homme célèbre qui voulait bien me recevoir, j’avais mis beaucoup de soin à me parer ; je n’ai jamais eu tant de plumes et tant de fleurs. Durant la route, je tâchai de me ranimer en faveur du fameux vieillard que j’allais voir ; je répétais des Vers de la Henriade et de ses tragédies.
Je menai avec moi un peintre allemand, M. Ott. Il savait à peine le français, et il n’avait jamais lu une ligne de Voltaire ; mais, sur sa réputation, il n’en avait pas moins pour lui tout l’enthousiasme désirable. On nous fit passer devant une église sur le portail de laquelle ces mots étaient écrits : « Voltaire a élevé ce temple à Dieu. » Cette inscription me fit frémir comme l’inconséquence la plus étrange.
Enfin nous arrivons dans la cour du château, et nous descendons de voiture. M. Ott était ivre de joie. Nous entrons. Nous voilà dans une antichambre assez obscure. M. Ott aperçoit sur-le-champ un tableau, et s’écrie : « C’est un Corrège ! » Nous approchons ; on le voyait mal, mais c’était en effet un tableau original du Corrège. Je vis dans le château cette espèce de rumeur désagréable que produit une visite inopinée qui survient mal à propos. Les domestiques avaient un air effaré ; on entendait le bruit redoublé des sonnettes qui les appelaient, on allait et venait précipitamment, on ouvrait et fermait brusquement les portes. Je regardai à la pendule du salon, et je reconnus avec douleur que j’étais arrivée trois quarts d’heure trop tôt. M. Ott vit, à l’autre extrémité du salon, un grand tableau à l’huile, dont les figures sont en demi-nature. Un cadre superbe, et l’honneur d’être placé dans le salon, annonçaient quelque chose de beau. A notre grande surprise, nous découvrons une véritable enseigne à bière, une peinture ridicule présentant M. de Voltaire dans une gloire, tout entouré de rayons comme un saint, ayant à ses genoux les Calas, et foulant aux pieds ses ennemis, Fréron, Pompignan, etc., qui expriment leur humiliation en ouvrant des bouches énormes et en faisant des grimaces effroyables. Enfin la porte du salon s’ouvrit, et nous vîmes paraître madame Denis, la nièce de M. de Voltaire, et madame de Saint-Julien. Ces dames m’annoncèrent que M. de Voltaire viendrait bientôt. Madame de Saint-Julien, qui était fort aimable, et que je ne connaissais pas du tout, était établie pour tout l’été à Ferney ; elle appelait M. de Voltaire mon philosophe, et il l’appelait mon papillon. Elle portait une médaille d’or à son côté. J’ai cru que c’était un ordre ; mais c’était un prix d’arquebuse donné par M. de Voltaire, et qu’elle avait gagné depuis peu de jours. Une telle adresse est un exploit pour une femme. Elle me proposa de faire un tour de promenade, ce que j’acceptai avec empressement ; je craignais tellement l’apparition du maître de la maison, que j’étais charmée de m’échapper un moment, afin de retarder un peu cette terrible entrevue. Madame de Saint-Julien me conduisit sur une terrasse de laquelle on eût pu découvrir la magnifique vue du lac et des montagnes si l’on n’avait pas eu le mauvais goût d’établir sur cette belle terrasse un long berceau de treillage tout couvert d’une verdure épaisse qui cachait tout. On n’entrevoyait cette admirable perspective que par des petites lucarnes où je ne pouvais passer la tête ; d’ailleurs, le berceau était si bas, que mes plumes s’y accrochaient partout. Je me courbais extrêmement, et, comme pour me rapetisser encore, je ployais beaucoup les genoux, je marchais à toute minute sur ma robe, je chancelais, je trébuchais, je cassais mes plumes, je déchirais mes jupons, et, dans l’attitude la plus gênante, je n’étais guère en état de jouir de la conversation de madame de Saint-Julien, qui, petite, en habit négligé du matin, se promenait très à son aise, et causait agréablement. Enfin on vint nous dire que M. de Voltaire entrait dans le salon. J’étais si harassée et en si mauvaise disposition que j’aurais donné tout au monde pour pouvoir me trouver transportée dans mon auberge à Genève.
Madame de Saint-Julien m’entraîne avec vivacité. Nous regagnons la maison, et j’eus le chagrin, en passant dans une des pièces du château, de me voir dans une glace. J’étais décoiffée et toute ébouriffée, et j’avais une mine véritablement piteuse et tout à fait décomposée. Je m’arrêtai un instant pour me rajuster ; ensuite je suivis courageusement madame de Saint-Julien. Nous entrons dans le salon, et me voilà en présence de M. de Voltaire. Madame de Saint-Julien m’invita à l’embrasser, en me disant avec grâce : « Il le trouvera très bon. » Je m’avançai gravement, avec l’expression du respect que l’on doit aux grands talents et à la vieillesse. M. de Voltaire me prit la main et me la baisa. Je ne sais pourquoi cette action si commune me toucha, comme si cette espèce d’hommage n’était pas aussi vulgaire que banal ; mais enfin je fus flattée que M. de Voltaire m’eût baisé la main, et je l’embrassai de très bon cœur intérieurement, car je conservai toute la tranquillité de mon maintien. Je lui présentai M. Ott, qui fut si transporté de s’entendre nommer à M. de Voltaire, que je crus qu’il allait faire une scène. Il s’empressa de tirer de sa poche des miniatures qu’il avait faites à Berne. Malheureusement un de ces tableaux représentait une Vierge avec l’enfant Jésus : ce qui fit dire à M. de Voltaire plusieurs impiétés aussi plates que révoltantes. Je trouvai qu’il était contre les devoirs de l’hospitalité et contre toute bienséance de s’exprimer ainsi devant une personne de mon âge qui ne s’affichait pas pour un esprit fort, et qu’il recevait pour la première fois. Extrêmement choquée, je me tournai du côté de madame Denis, afin d’avoir l’air de ne pas écouter son oncle. Il changea d’entretien, parla de l’Italie et des arts comme il en a écrit, c’est-à-dire sans connaissance et sans goût. Je ne dis que quelques mots, qui exprimaient que je n’étais pas de son avis.
On se mit à table, et pendant tout le dîner M. de Voltaire ne fut rien moins qu’aimable. Il eut toujours l’air d’être en colère contre ses gens, criant à tue-tête avec une telle force qu’involontairement j’en ai plusieurs fois tressailli. La salle à manger était très sonore, et sa voix de tonnerre y retentissait de la manière la plus effrayante. On m’avait prévenue de cette manie, qui est si hors d’usage devant des étrangers, et l’on voit parfaitement, en effet, que c’est une habitude, car ses gens n’en paraissent être ni surpris ni le moins du monde troublés. Après le dîner, M. de Voltaire, sachant que j’étais musicienne, a fait jouer madame Denis du clavecin. Elle a un jeu qui transporte, en idée, au temps de Louis XIV ; mais ce souvenir-là n’est pas le plus agréable qu’on puisse retracer de ce beau siècle. Elle finissait une pièce de Rameau, lorsqu’une jolie petite fille de sept ou huit ans entra dans la chambre, et vint se jeter au cou de M. de Voltaire en l’appelant papa. Il reçut ses caresses avec grâce ; et, comme il vit que je contemplais ce tableau si doux avec un extrême plaisir, il me dit que cette enfant appartenait à la petite-fille du grand Corneille, qu’il a mariée. Combien j’eusse été touchée dans ce moment si je ne m’étais pas rappelé ses Commentaires, où l’injustice et l’envie se trahissent si maladroitement ! Dans ce lieu on était à chaque instant blessé par des contrastes bizarres, et sans cesse l’admiration y était suspendue et même détruite par des souvenirs odieux et même par des disparates révoltantes.
M. de Voltaire reçut plusieurs visites de Genève, ensuite il me proposa une promenade en voiture. Il fit mettre ses chevaux, et nous montâmes dans une berline, lui, sa nièce, madame de Saint-Julien et moi. Il nous mena dans le village pour y voir les maisons qu’il a bâties et les établissements bienfaisants qu’il a formés. Il est plus grand là que dans ses livres ; car on y voit partout une ingénieuse bonté, et l’on ne peut se persuader que la même main qui écrivit tant d’impiétés, de faussetés et de méchancetés ait fait des choses si nobles, si sages et si utiles. Il montrait ce village à tous les étrangers, mais de bonne grâce ; il en parlait simplement, avec bonhomie ; il instruisait de tout ce qu’il avait fait, et cependant il n’avait nullement l’air de s’en vanter, et je ne connais personne qui pût en faire autant. En rentrant au château, la conversation fut fort animée ; on parlait avec intérêt de ce qu’on avait vu. Je ne partis qu’à la nuit. M. de Voltaire me proposa de rester jusqu’au lendemain après dîner ; mais je voulus retourner à Genève.
Tous les portraits et tous les bustes de M. de Voltaire sont très ressemblants ; mais aucun artiste n’a bien rendu ses yeux. Je m’attendais à les trouver brillants et pleins de feu : ils étaient en effet les plus spirituels que j’aie vus ; mais ils avaient en même temps quelque chose de velouté et une douceur inexprimable : l’âme de Zaïre était tout entière dans ces yeux-là. Son sourire et son rire extrêmement malicieux changeaient tout à fait cette charmante expression. Il était fort cassé, et sa manière gothique de se mettre le vieillissait encore ; il avait une voix sépulcrale qui lui donnait un ton singulier, d’autant plus qu’il avait l’habitude de parler excessivement haut, quoiqu’il ne fût pas sourd. Quand il n’était question ni de la religion ni de ses ennemis, sa conversation était simple, naturelle, sans nulle prétention et, par conséquent, avec un esprit tel que le sien, parfaitement aimable. Il me parut qu’il ne supportait pas que l’on eût, sur aucun point, une opinion différente que la sienne ; depuis qu’il était dans cette terre, on n’allait le voir que pour l’enivrer de louanges ; tout ce qui l’entourait était à ses pieds. Les rois mêmes n’ont jamais été les objets d’une adulation si outrée : l’étiquette défend de leur prodiguer toutes ces flatteries ; grâce au respect, la flatterie, à la cour, est obligée de ne se montrer que sous des formes délicates. A Ferney elle était véritablement grotesque : l’amour-propre de M. de Voltaire était singulièrement irritable, et les critiques lui causaient ce chagrin puéril qu’il ne pouvait dissimuler. Il venait d’en éprouver un très sensible. L’empereur avait passé tout près de Ferney : M. de Voltaire, qui s’attendait à recevoir la visite de l’illustre voyageur, avait préparé des fêtes et même fait des vers et des couplets, et malheureusement tout le monde le savait. L’empereur passa sans s’arrêter et sans faire dire un seul mot. Comme il approchait de Ferney, quelqu’un lui demanda s’il verrait M. de Voltaire. L’empereur répondit sèchement : « Non ; je le connais assez. » Mot piquant et même profond, qui prouve que ce prince lisait en homme d’esprit et en monarque éclairé.
Après avoir fait un voyage instructif et charmant, je revins en France par le fort de l’Écluse et par Lyon, et j’arrivai au Palais-Royal dans les premiers jours de l’automne, après une absence de cinq mois et demi.
J’avais fait pendant mon séjour à Spa plusieurs petites comédies pour mes filles ; les trois premières furent : Agar dans le désert, les Flacons, et la Colombe. Je les leur fis jouer. J’invitai à ce petit spectacle environ soixante personnes. Le succès de ces pièces fut prodigieux. Pulchérie, ma seconde fille, avait dans ce genre un talent merveilleux. A peine âgée de huit ans, elle fit fondre en larmes tous les spectateurs dans le rôle d’Agar, et elle montra autant de talent dans le comique. Elle n’avait pas la beauté, l’éclat, la régularité de sa sœur, mais son visage était charmant, rempli d’expression, et le son de sa voix allait au cœur. La fille de madame de Jumilhac joua le rôle d’Ismaël, et ma fille aînée celui de l’Ange ; elle en avait tellement la figure, que lorsqu’elle parut il y eut une exclamation générale dans la salle, et elle fut applaudie pendant plus de cinq ou six minutes. Les spectateurs demandèrent à grands cris l’auteur, qui ne parut point, et une seconde représentation que j’accordai, en l’indiquant à la quinzaine. Dans cet intervalle, il me fut demandé une quantité de billets. Le succès de cette seconde représentation alla jusqu’à l’enthousiasme. Je fis en quinze jours Zémire et Azor, ou la Belle et la Bête, qui fut jouée dans le cours de l’hiver, avec l’Enfant gâté. Toutes ces pièces eurent le même succès, excitèrent le même enthousiasme. M. de la Harpe me fit des vers charmants qui se trouvent dans sa correspondance avec le grand-duc de Russie. Outre toutes ces pièces, je fis encore le Bailli, pièce tout à fait comique, dans laquelle Pulchérie, qui joua le bailli, fut ravissante. Cette pièce, qui fit rire aux éclats, ne se trouve point dans le Théâtre d’éducation.
J’avais passé un hiver très brillant ; mes succès m’avaient mise fort à la mode, je reçus des quantités d’invitations de souper, que je refusai toutes, ainsi que les nouvelles connaissances ; mais j’en fis faire plusieurs agréables à madame Potocka, qui eut de grands succès dans le monde, par sa beauté, sa grâce et son esprit. Elle venait presque à tous les grands soupers du Palais-Royal ; elle vit là successivement toutes les personnes de la cour ; elle les jugeait comme une Française spirituelle. Parmi les jeunes personnes qui lui parurent les plus remarquables furent madame la princesse d’Hénin, la vicomtesse de Laval, d’une figure à la fois douce et piquante, et sa conversation ressemblait à son joli visage ; madame la princesse de Poix dont j’ai déjà parlé ; la duchesse de Polignac, favorite de la reine. Sa faveur ne lui avait rien ôté de sa douceur et de sa simplicité naturelles. On dit qu’elle avait peu d’esprit ; mais il faut en avoir un très bon pour conserver un tel maintien dans une telle situation et pour avoir su se maintenir dans la plus haute faveur sans enivrement et sans se faire d’ennemis. J’ai souvent causé avec elle, je l’ai toujours trouvée fort aimable. Madame de Sabran, aujourd’hui madame de Boufflers, était une des plus charmantes personnes que j’aie connues, par la figure, l’élégance, l’esprit et les talents ; elle dansait d’une manière remarquable, elle peignait comme un ange, elle faisait de jolis vers, elle était d’une douceur et d’une bonté parfaites. Madame de Potocka fut souvent invitée, à cause de moi, aux petits soupers du Palais-Royal ; car les princes avaient cette bonté pour leurs dames d’admettre dans leur intérieur leurs plus proches parents et leurs amis intimes. Les personnes non attachées au Palais-Royal qui venaient le plus souvent à ces petits soupers étaient mesdames de Beauvau, de Boufflers, de Luxembourg, de Ségur, mère et belle-fille ; la baronne de Talleyrand, la marquise de Fleury ; amies intimes de madame la duchesse de Chartres. Le baron de Talleyrand était d’une très belle figure ; il ne manquait pas d’esprit, mais il était lourd dans sa conversation, et peu aimable. Sa femme avait de la gentillesse dans la taille et quelque chose de vieillot dans le visage ; ses manières et son ton manquaient de noblesse : il y avait à la fois dans sa conversation du commérage et de l’insipidité ; mais elle a eu une conduite irréprochable : elle a été également bonne épouse et bonne mère. La marquise de Fleury avait un beau visage et des yeux admirables, quoiqu’elle eût la vue très basse, et qu’elle l’ait perdue depuis. Elle était bonne, spirituelle et naturelle. J’ai été fort liée avec elle, et jusqu’à sa mort. Elle était un soir à souper à Versailles chez la princesse de Guéménée, où, comme à l’ordinaire, il y avait beaucoup de monde ; madame de Fleury venait de faire sa cour, elle était en grand habit. Au lieu d’ôter son bas de robe dans l’antichambre, elle ne s’en débarrassa que dans le salon : madame de Guéménée lui conseilla en riant de se défaire aussi de son immense panier. « Très volontiers », répondit madame de Fleury. A ces mots très inattendus, plusieurs femmes s’élancent vers elle pour l’exhorter à faire cette folie : on lui ôte son panier, sa jupe, de superbe étoffe, on la déshabille en un clin d’œil, et elle se trouve avec son grand corps et sa palatine, et en petit jupon court de basin, sur lequel ballottaient ses deux poches. Tout cela se passa en présence de cinquante personnes. J’étais du nombre. Madame de Fleury resta dans cet étrange costume toute la soirée sans le moindre embarras, et comme si elle n’eût fait que la chose du monde la plus simple.