Mémoires de Mme la Comtesse de Genlis
Pendant que j’étais au Palais-Royal, M. de Voltaire vint et mourut à Paris ; comme il m’avait reçue à Ferney, et qu’il vint se faire écrire chez moi, j’allai le voir trois ou quatre fois ; il me reçut avec beaucoup de grâce, mais je le trouvai si abattu et si cassé que je vis bien que sa fin était prochaine.
Le temps que j’ai passé au Palais-Royal fut le plus brillant et le plus malheureux de ma vie ; j’étais dans tout l’éclat de mes talents et à cet âge où l’on joint à la fraîcheur et aux grâces de la jeunesse, tout l’agrément que peut donner l’usage du monde ; je trouvais le moyen de passer beaucoup de temps chez moi ; j’avais de la musique tous les samedis ; Gluck y venait régulièrement ; sa conversation était aussi charmante que son talent était admirable. J’étais généralement aimée dans le grand monde ; voilà le beau côté de ma situation. Mais la haine et la fausseté de quelques personnes du Palais-Royal, les tracasseries sans cesse renaissantes me causaient des chagrins amers, qu’il fallait dissimuler ; car ma place me forçait à faire les honneurs du Palais-Royal, quand j’étais accablée d’inquiétudes, ou dominée par l’indignation. Les jours où la porte du Palais-Royal était ouverte, il fallait toujours qu’une des dames de madame la duchesse de Chartres restât, après le souper, dans le salon tant qu’il s’y trouvait une ou plusieurs dames étrangères ; la princesse s’en allait régulièrement à minuit ; les dames qui ne devaient pas veiller la suivaient ; la veilleuse restait jusqu’à ce que le jeu fût fini, et ce jeu durait quelquefois jusqu’à trois et quatre heures du matin. Je me trouvais simple spectatrice pendant des heures entières. Cet ennui ne m’était pas supportable.
M. le duc de Chartres désirait avec passion la survivance de la place de grand-amiral, que possédait son beau-père, M. le duc de Penthièvre ; dans cette idée, il voulut faire une campagne de mer, chose que n’avait jamais faite son beau-père ; il devait aller s’embarquer à Toulon, et j’engageai madame la duchesse de Chartres à faire le voyage jusque-là ; je lui inspirai même le désir de faire le voyage d’Italie.
Notre voyage fut annoncé, mais la surveille de mon départ, madame Potocka soupa chez moi, et comme elle récapitulait tout ce que je lui avais fait voir, M. de Genlis lui dit que j’avais oublié la guinguette, et il nous proposa de nous mener le lendemain, après souper, au Grand Vainqueur, la plus belle guinguette des Porcherons ; l’on convint que nous irions tous déguisés, madame de Potocka et moi en cuisinières, M. de Maisonneuve, un chambellan du roi de Pologne et M. de Genlis, en domestique à livrée. Le lendemain madame de Potocka et moi nous soupâmes au Palais-Royal ; madame de Potocka était ce soir-là excessivement parée, avec une robe d’or, et une énorme quantité de diamants ; à onze heures, M. de Genlis s’approche d’elle pour lui rappeler très gravement qu’il était temps de se disposer à aller aux Porcherons ; cette invitation me fit éclater de rire, parce qu’elle s’adressait à la figure la plus majestueuse que j’aie jamais vue. Nous montâmes dans mon appartement pour nous habiller, ce qui se fit chez ma mère, qui était dans son lit, et qui voulait voir nos déguisements. La noble et belle figure de madame de Potocka était un peu forte et avait besoin de parure ; quand elle eut mis son juste, son fichu rouge, son tablier à carreaux, et son bonnet rond, elle eut véritablement la tournure d’une franche cuisinière, tandis que moi au contraire, avec un habillement pareil, je ne perdis rien de ce que mon visage pouvait avoir d’élégant et de distingué, et j’étais même plus remarquable qu’avec un bel habit.
M. de Maisonneuve s’était fait excuser le matin : comme il nous fallait deux hommes, nous le remplaçâmes par M. Gillier ; et, tous les quatre, nous partîmes en fiacre à onze heures et demie. J’eus les plus grands succès au Grand Vainqueur, j’y fis tout de suite la conquête du coureur de M. le marquis de Brancas, qui, en servant son maître, avait dû me voir vingt fois à table. Personne n’eut le moindre soupçon de nos déguisements. Je commençai par danser, avec toute la niaiserie villageoise, un menuet avec le coureur, et ensuite une contredanse. Pendant ce temps, M. Gillier nous commandait une salade et des pigeons à la crapaudine, pour nous rafraîchir. Nous nous établîmes à une petite table, où la gaieté folle de M. de Genlis et sa galanterie, partagée entre madame de Potocka et moi, nous faisaient rire aux éclats ; il était fort commun d’entrer en chantant à la guinguette ; tout à coup nous entendîmes chanter à tue-tête cette chanson :
Nous regardâmes du côté de la porte, et nous vîmes deux personnes qui entraient en chantant ces paroles, et en dansant, l’une vêtue en servante et l’autre avec l’habit de livrée d’un de mes gens. Je les reconnus à l’instant : c’était ma mère, à laquelle M. de Maisonneuve donnait le bras. Elle avait concerté avec lui cette partie : c’était pourquoi il n’était point venu avec nous. Cette soirée est l’une des plus gaies que j’aie passées dans ma vie.
Madame la duchesse de Chartres, en partant pour l’Italie, n’emmena que la jeune comtesse de Rully, M. de Genlis, un écuyer et moi, deux femmes de chambre, un valet de chambre et trois valets de pied. Nous traversâmes toutes les provinces méridionales, ne nous arrêtant que pour recevoir les fêtes charmantes que l’on donnait au prince et à la princesse. Les plus belles furent à Bordeaux, dont M. de Clugny, mon parent, était intendant. Sa belle-sœur, la baronne de Clugny, était une des plus belles personnes que j’aie vues ; elle avait, entre autres, des cheveux miraculeux par l’épaisseur, la couleur, la finesse et la longueur. Je l’ai vue avec une robe à longue queue, comme on les portait alors, étant debout, détacher ses cheveux, qui alors l’enveloppaient entièrement, et qui passaient la queue de sa robe de près d’un demi-pied. Elle n’était ni grande ni petite. Madame de Potocka nous suivit jusqu’à Bordeaux. M. le duc de Chartres posa la première pierre de la salle de comédie, qui a été faite par M. Louis, et l’une des plus belles de France. Cette cérémonie se fit la nuit ; nous y assistâmes. Tous les francs-maçons, dont M. le duc de Chartres était le grand maître, s’y trouvèrent ; il y eut de la musique et une illumination. Nous vîmes aussi à Bordeaux le beau port illuminé, et sur la mer un vaisseau illuminé aussi d’une manière charmante ; tous les cordages et tous les agrès paraissaient dessinés en traits de lumière. On n’aurait pas pu rendre au roi et à la reine de plus grands honneurs que ceux que reçurent, dans ce voyage, M. le duc et madame la duchesse de Chartres : par exemple, à notre arrivée à Bordeaux, où nous arrivâmes par mer, tous les vaisseaux du port étaient pavoisés, et le maire de Bordeaux, dans son habit de cérémonie et suivi de tout le corps municipal, vint recevoir et haranguer M. le duc de Chartres. Un peuple immense était sur le rivage, et leurs acclamations redoublées exprimaient l’amour qu’ils avaient encore pour le sang royal.
La ville de Bordeaux était, je le crois, la seule qui eût un maire, et ce maire était toujours un homme de la cour. Le vicomte de Noé, qui avait été attaché au Palais-Royal, l’était à cette époque. Je m’amusai beaucoup aussi à Aix, à Montpellier et à Marseille, où nous eûmes beaucoup de fêtes. Je vis à Marseille, pour la première fois, des galères, bâtiments qui offrent une triste idée (celle des forçats), mais qui ont beaucoup d’élégance ; enfin nous arrivâmes à Toulon, où les fêtes recommencèrent, et durèrent dix jours ; la plus belle de toutes fut celle que donna la marine ; nous y vîmes, entre autres, un très beau spectacle : des joutes sur la mer. Enfin ce voyage fut un enchantement continuel. Que dut penser, dix-sept ou dix-huit ans après, l’infortuné prince, objet de tant d’hommages, lorsqu’il traversa cette même route, déchu de son rang, dépouillé, prisonnier et proscrit !… M. le duc de Chartres s’embarqua pour faire sa campagne de mer, et nous fîmes le coup de tête, concerté avec lui, d’aller, sans permission de la cour, en Italie. Madame la duchesse de Chartres, lorsque nous fûmes à Antibes, écrivit au roi une lettre d’excuses, assurant que ce voyage n’avait point été prémédité, et donnant pour excuse le désir de voir son grand-père, le duc de Modène. Nous fîmes à Antibes les rencontres les plus agréables ; nous y retrouvâmes M. de Rouffignac ; nous avions déjà eu avec lui une rencontre singulière à Angers, où il avait une maison. Je lui avais envoyé un courrier pour lui dire que nous passerions dans cette ville, entre onze heures et minuit ; que nous nous arrêterions un moment à sa porte, et que nous espérions qu’il aurait la galanterie chevaleresque et romanesque de nous donner à chacune une tasse de son bouillon. Il avait chez lui un ours apprivoisé ; il avait entendu dire que rien au monde n’était meilleur que du bouillon d’ours, il fit tuer son ours, dont on fit du bouillon, qu’il nous donna en passant. Ce bouillon était fort rouge ; mais je n’ai jamais rien pris d’aussi bon. Nous nous embarquâmes pour aller à Nice, avec une felouque d’escorte qui portait un régiment tout entier pour nous garantir des corsaires. Nice est un séjour délicieux ; apprenant là que l’on pouvait aller à Gênes par terre, en chaise à porteurs, nous prîmes tout à coup la résolution de faire ce périlleux voyage.
J’envoyai chercher l’homme qui nous louait des mulets. Je voulais le questionner sur les dangers de la route. Cet homme me répondit : « Je ne suis pas inquiet pour vous, mesdames ; mais, à dire la vérité, je crains un peu pour mes mulets, parce que l’an passé j’en perdis deux qui furent écrasés par de gros morceaux de roches, car il s’en détache souvent de la montagne. » Cette manière de nous tranquilliser nous fit rire et nous partîmes.
Cette route est parfaitement bien appelée la Corniche ; c’est en effet une vraie corniche, en beaucoup d’endroits si étroite qu’une personne y peut à peine passer : d’un côté, d’énormes rochers forment une espèce de muraille qui paraît s’élever jusqu’aux cieux, et de l’autre on se trouve exactement sur le bord de précipices de cinq cents pieds, au fond desquels la mer, se brisant contre des écueils, produit un bruit aussi triste qu’effrayant. Depuis Monaco jusqu’à Menton, l’on respire. Après Menton, le chemin redevient effroyable ; mais nous commencions à nous y accoutumer, et la vue d’une prodigieuse quantité de jolies cascades naturelles nous charmait tellement qu’elle nous faisait oublier les précipices. Arrivés à La Bourdeguierre, petite ville où l’on trouve de superbes palmiers, dispersés parmi des ruines d’un très bel effet, il fallut s’arrêter encore pour jouir du plus ravissant point de vue que nous eussions rencontré. Enfin à sept heures, la nuit tombante nous força de nous arrêter à l’Hospitaletta, le plus affreux gîte où l’on ait jamais donné l’hospitalité, et qui n’est qu’à dix lieues de Nice. Nous couchâmes toutes les trois dans la même chambre ; nous arrangeâmes pour madame la duchesse de Chartres une espèce de lit fait avec les couvertures des mulets et de la feuillée ; dans la même chambre se trouvaient deux grands tas de blé, et le maître de la maison nous assura, ma compagne et moi, que nous dormirions fort bien en nous établissant sur ces monceaux de grains : nos sigisbés nous donnèrent leurs manteaux pour couvrir ces monceaux de grains. Il fallait se coucher dans une attitude singulière, c’est-à-dire, presque debout. Nous passâmes la nuit dans une agitation continuelle, causée par les glissades des grains de blé. Nous vîmes avec un grand plaisir paraître le jour, et comme nous étions tout habillées, nos toilettes ne furent pas longues. Nos porteurs étaient les plus vilaines gens du monde, n’entendant ni le français ni l’italien, parlant un jargon inintelligible, et s’enivrant, jurant et se querellant sans cesse. Il est difficile de ne pas s’intéresser à leurs disputes, quand, porté par eux, on les voit sur les bords d’un précipice, tout à coup trembler de colère, s’agiter, chanceler, et ne porter la litière que d’une main, afin d’avoir la liberté de faire des gestes menaçants de l’autre. Ces litières ne ressemblent nullement à des chaises à porteurs ordinaires. Ce sont des espèces de chaises longues, étroites et peu allongées ; l’endroit sur lequel on est assis est couvert d’un petit berceau en toile cirée fait pour y garantir de la pluie. On a les jambes étendues, sans avoir la liberté de les plier, et mes pieds passaient la chaise. Nous fûmes assez bien logées à Saint-Maurice, petit port de mer.
Le chemin de Saint-Maurice à Albenga est rempli de passages effrayants ; mais cette route offre des points de vue admirables, entre autres celui qu’on trouve au haut de la montagne qui domine la ville de Languella. La descente de cette montagne est très escarpée et fort dangereuse. Nous la descendîmes à pied, et je puis dire même à pieds nus, car les rochers, que nous gravissions depuis trois jours, avaient tellement usé et percé nos souliers que les semelles en étaient presque entièrement emportées : et, ne prévoyant pas que nous dussions autant marcher, nous n’avions pas eu la précaution d’en prendre plusieurs paires.
Ce voyage, le plus dangereux, et en même temps le plus curieux que l’on puisse faire, se passa très gaîment et sans accident ; il dura six jours, pour faire quarante lieues. L’horreur des précipices me fit faire plus des trois quarts du chemin à pied, sur des cailloux et des roches coupantes. J’arrivai à Gênes avec des pieds enflés et pleins de cloches, mais en très bonne santé. Le duc de Modène reçut madame la duchesse de Chartres avec beaucoup de joie et de tendresse. Ce prince, rempli de bonté, était alors âgé de quatre-vingts ans ; il était aveugle, et il avait la plus étrange figure. Il se faisait mettre du rouge et du blanc, et peindre les sourcils ; son nez était d’une longueur démesurée. Le prince héréditaire, fils du duc, était fort affable, mais sa galanterie n’était rien moins que délicate. L’archiduchesse Marie, sa fille, était une princesse très distinguée par son éducation et son caractère. L’archiduc Ferdinand, son mari, avait un visage charmant ; il ressemblait beaucoup à la duchesse de Polignac ; il avait des cheveux d’une beauté remarquable. L’homme qui avait la plus belle place à cette cour s’appelait le comte de Lascaris ; il avait à peu près quarante ans ; il était petit et gros ; son visage n’avait pas plus de noblesse que sa taille. J’eus la gloire de faire sa conquête, et dès le premier moment. Il était surintendant du palais, et distribuait les logements dans le palais de Modène, où nous allâmes avec la cour. Il me donna un appartement superbe : ma chambre était tout en glaces, et même le plafond. Un soir que, suivant ma coutume, rentrée chez moi après le souper, j’écrivais mon journal, assise devant une table portative, j’entendis un petit bruit. Je lève les yeux, et je vois avec beaucoup d’étonnement un panneau de glace, que je ne croyais pas être une porte, s’entr’ouvrir doucement, et M. de Lascaris apparaître, avec un petit air triomphant et venir se jeter à mes pieds. Je me lève, ma table tombe sur lui, la lumière s’éteint, nous nous trouvons dans une totale obscurité. J’appelle à grands cris ma femme de chambre, qui accourt en chemise, avec une chandelle à la main. M. de Lascaris, furieux, se relève, retourne à son panneau de glace, et disparaît. Dans ce tumulte, M. de Lascaris avait reçu une grande écorchure à la joue. Cette aventure fut sue de tout le monde par l’indiscrétion de ma femme de chambre et un peu par la mienne. Chacun demandait à M. de Lascaris ce qu’il avait à la joue, ce qui lui causait un embarras et une colère risibles. Nous devions, de Modène, aller à Mantoue, qui appartenait à l’archiduc Ferdinand. Il me consulta en particulier sur la manière dont il devait recevoir madame la duchesse de Chartres ; je lui fis entendre que ce qu’il y avait de mieux pour une voyageuse fatiguée, qui ne doit séjourner que deux jours, était de n’être pas obligée de faire des toilettes. Nous arrivâmes à Mantoue à la nuit. Nous logeâmes dans le beau palais de l’archiduc. Tous les appartements étaient tellement éclairés qu’on y voyait les beaux tableaux comme en plein jour. Le plaisir de jouir de toutes ces choses, sans l’ennui de la représentation, des toilettes, de la cérémonie, et des compliments, nous charma tous. M. de Genlis, toujours si aimable par sa gaieté et ses saillies, le fut particulièrement à Mantoue ; en moquerie des souvenirs des voyageurs emphatiques et pédants, il affecta de ne penser qu’à Virgile. Il fit mille citations de l’Énéide, à tout moment il s’écriait : O Virgile !… ô cygne de Mantoue !… et avec un ton et des mines qui nous faisaient rire aux éclats.
Il y avait dans le palais une très belle salle de spectacle. Le lendemain on joua un opéra pour la princesse. Nous admirâmes à ce spectacle une décoration véritablement magique ; elle était formée par de magnifiques colonnes creuses de cristal, dans lesquelles étaient posés des flambeaux allumés.
De là, nous allâmes à Venise ; tout y est silencieux ; on croit être dans une ville enchantée. Nous vîmes la fameuse fête du Bucentaure. C’est le nom du superbe vaisseau tout doré dans lequel le doge, accompagné du sénat, avec leurs longues robes de cérémonie, épousait la mer Adriatique. Le doge et le sénat se rendaient d’abord à l’église Saint-Georges pour y entendre l’office divin ; ensuite il s’embarquait dans le Bucentaure, où il s’asseyait avec tout le sénat, que l’on voyait parfaitement à travers les glaces de ce bâtiment. Venise entier, dans les gondoles, le suivait. Les seules gondoles des ambassadeurs étaient de couleur et très magnifiques. Après une petite navigation le doge ouvrait une petite glace, tirait de son doigt un anneau d’or qu’il élevait en l’air, et qu’ensuite il jetait dans la mer en s’écriant à haute voix qu’il l’épousait.
Les gondoliers étaient fort remarquables pour leur probité et leur goût pour la musique. Ils avaient leurs entrées à l’opéra, ce qui leur avait donné, de père en fils, un tel goût de chant et de poésie, que d’oreille ils mettaient en chant les stances de la Jérusalem délivrée ; et, parmi ces compositions, il s’en trouvait de si jolies, que tous les ans on en faisait graver quelques-unes sous le titre de Barcaroles. On allait souvent les entendre chanter les soirs. Ils chantaient, ou en partie, ou tour à tour, en se répondant, et toujours avec un agrément infini.
Comme on se l’imagine bien, la ville que je vis avec le plus d’enthousiasme fut Rome. Le cardinal de Bernis, auquel j’avais annoncé l’arrivée de madame la duchesse de Chartres, nous reçut avec une grâce dont rien ne peut donner l’idée. Il avait alors soixante-dix ans, une très bonne santé, et un visage d’une grande fraîcheur. Je n’ai jamais vu de magnificence surpasser la sienne ; nous logions chez lui, il nourrissait nos femmes et nos valets de chambre ; leur table était servie comme la sienne, et avec un surtout superbe. Tous les matins, après mon déjeuner, on apportait dans ma chambre un immense plateau chargé de glaces et de blanc-manger, que l’on renouvelait deux ou trois fois par jour. Il se mettait toujours à table entre madame la duchesse de Chartres et moi. Les dîners de la meilleure chère rassemblaient la meilleure compagnie. Je me baignai beaucoup à Rome, et toujours les soirs ; et, aussitôt que j’étais dans le bain, on avertissait le cardinal, qui venait, avec son neveu, causer trois quarts d’heure avec moi.
Je n’ai vu dans ma vie que deux choses qui surpassassent tout ce que mon imagination avait pu me représenter : la mer et Saint-Pierre de Rome. Le jour de la Saint-Pierre, il y avait dans l’église dix-huit orgues jouant ensemble, qui ne produisaient que l’effet d’un bon orgue dans une église ordinaire. On n’a jamais vu honorer Dieu, quand on n’a pas assisté au service divin dans ce temple admirable. Je crois que l’athée même y serait ému.
Le cardinal de Bernis donna à madame la duchesse de Chartres de magnifiques conversations, c’est-à-dire des assemblées de deux ou trois mille personnes. On l’appelait le roi de Rome, et il l’était, en effet, par sa magnificence. Le cardinal Albani avait les plus belles collections de l’Italie. Il était si passionné pour toutes les choses antiques que, lorsqu’on ne voulait pas les lui vendre, il les volait ; il a fait dans ce genre une action inouïe. Le prince de Palestrina avait, dans le jardin de sa maison de campagne, un superbe obélisque antique, qu’il refusa de vendre au cardinal Albani, qui voulait à tout prix en faire l’acquisition. Peu de temps après le prince fit un voyage ; le cardinal envoya la nuit quatre mille hommes, qui entrèrent de force dans le jardin, enlevèrent l’obélisque et le lui apportèrent. Il le mit dans son jardin à la villa Albani. Comme le cardinal était excessivement puissant, le prince n’osa pas lui intenter un procès ; il prit la chose en plaisantant. Ce prince de Palestrina était père de la duchesse de Cerifalco, qui passa neuf ans dans un souterrain, et dont j’ai conté l’étonnante histoire dans Adèle et Théodore. Le prince donna une fête à madame la duchesse de Chartres : la duchesse y vint par respect pour une princesse de la maison de Bourbon, car elle vivait dans la plus grande retraite, étant sujette depuis ses malheurs à tomber du haut mal ; elle ne resta qu’un quart d’heure à cette fête. Cette malheureuse personne était d’une piété d’ange. Elle a toujours ignoré, et l’on n’a jamais su pourquoi son barbare époux l’avait enfermée dans ce souterrain. Le duc son mari, lorsqu’il fut lui-même à l’article de la mort, confia à un valet de chambre que, pour des raisons de famille, il avait enfermé dans un souterrain une femme coupable et folle. Le valet de chambre reçut une clef du souterrain, pour secourir l’infortunée, qui depuis deux jours manquait de nourriture. Il frappa inutilement aux tours ; elle ne vint point recevoir son pain et son eau, elle était évanouie : le valet entra, la secourut, la reconnut, lui donna de la nourriture pour plusieurs jours, lui laissa la clef du souterrain, et envoya à Rome un courrier au prince de Palestrina, avec un billet de la duchesse, qui, dans quatre lignes et demie, lui apprenait son existence, et l’appelait à son secours. Le prince, suivi de tous les hommes de sa famille, alla se jeter aux pieds du roi de Naples, et lui conter cette histoire. Le roi lui donna un régiment pour l’escorter au château au cas où la force serait nécessaire. Quand le prince de Palestrina y arriva, le duc vivait encore : on lui apprit, de la part du prince, que son crime était connu, et qu’on allait délivrer sa victime ; le duc expira peu d’heures après. De Rome nous allâmes à Naples.
Nous logeâmes chez l’ambassadeur, qui donna aussi des fêtes charmantes à madame la duchesse de Chartres. Nous arrivâmes à midi, et, en passant dans la rue de Tolède, qui est aussi peuplée que la rue Saint-Honoré, on nous vola deux porte-manteaux qui contenaient des habits de livrée de nos gens, et tous nos paniers de robes parées. Nous avions besoin de nos paniers pour être présentées le lendemain matin. L’ambassadeur en emprunta à des dames de sa connaissance ; mais ces paniers étaient beaucoup plus grands que les nôtres, de sorte que nos robes se trouvèrent très raccourcies, et nous parûmes à la cour fort ridiculement habillées. L’ambassadeur conta notre aventure ; on en rit beaucoup, et le roi dit à l’ambassadeur qu’il fallait s’adresser, de sa part, à un homme de justice qu’il lui nomma, qu’il fît venir le chef de cette bande de filous, qu’il connaissait, et qu’il lui ordonnât, au nom du roi, de rendre ces paniers, et gratuitement ; ces voleurs étaient tolérés par le gouvernement, auquel ils donnaient une rétribution. Ce que je trouvai fort étrange à Naples, c’est que le roi donnait sa main à baiser à toutes les dames : ce qui ne s’est jamais vu en France ; mais, en allant dîner, il les faisait toutes passer devant lui, galanterie que nos rois n’avaient pas. Nous dînâmes deux fois chez la reine. Cette princesse ressemblait beaucoup à la reine de France ; elle avait moins d’éclat et de noblesse ; mais sa physionomie était extrêmement douce, ses manières étaient remplies de grâce : elle avait des talents, de l’esprit et de l’instruction ; elle aimait beaucoup la musique, elle chantait agréablement l’italien. Nous la vîmes, deux ou trois fois dans son intérieur, donner des leçons aux princesses ses filles. Elle leur expliquait des livres d’histoire en estampes, et parfaitement bien. Nous vîmes chez elle le petit prince royal, qui tétait encore. Sa nourrice était une paysanne de Calabre. La reine avait voulu qu’elle conservât son costume de paysanne, ce que je trouvai de fort bon goût. L’enfant était si accoutumé à être dans les bras de sa mère que, lorsqu’elle faisait semblant de s’en aller de la chambre, il pleurait : ce qui prouve combien elle passait de temps dans son intérieur avec ses enfants.
Le roi chanta, par galanterie pour madame la duchesse de Chartres, une vieille chanson française. Sa voix royale ne me fit pas autant plaisir que celle de la reine. Ce prince, qui était très bon et très affable, avait reçu une éducation si négligée, qu’il ne savait pas alors parfaitement l’italien : il ne parlait que le napolitain. Au reste, le roi de Naples était alors extrêmement jeune : il a regagné depuis, par l’expérience, par l’étude et par sa conduite, tout ce qui peut donner de la dignité personnelle à un souverain.
Je vis à Naples une chose qui m’intéressa vivement, ce fut le déroulement des manuscrits brûlés : l’inventeur de cette opération ingénieuse et lente la fit devant nous ; mais il n’avait pas d’élèves, et ce travail si curieux n’avançait point. Il déroulait, dans ce moment, un ouvrage sur la musique.
La beauté du climat de Naples est incomparable, ainsi que celle de son port, de ses sites et de ses environs, si curieux d’ailleurs par tant de merveilles de la nature, et que nous vîmes toutes avec détail. Nous allâmes souvent dans la maison de campagne de la princesse de Francaville ; nous vîmes dans son jardin des ananas en pleine terre ; nous en mangeâmes, nous les trouvâmes délicieux, et M. de Genlis nous dit qu’ils étaient aussi bons que ceux des Indes. Il fallait avoir une assiette creuse lorsqu’on les coupait, et cette assiette se remplissait de jus. Cependant, la princesse de Francaville était la seule qui en eût : personne d’ailleurs ne les cultivait ; le roi même n’en avait pas. J’ai mangé à Naples les plus belles et les meilleures figues que j’aie jamais vues ; elles étaient grosses comme de belles poires.
Nous ne montâmes point le Vésuve, parce que, dans ce moment, il jetait beaucoup d’étincelles et lançait des pierres. Nous vîmes avec admiration la belle ville antique découverte de Pompéi, et la grotte de Pausilippe. Une des choses qui me charma le plus furent les guirlandes de vigne qui, partout dans la campagne, unissent les arbres les uns aux autres. Nous avions déjà vu cette manière de cultiver la vigne dans la Lombardie ; mais, dans ce dernier pays, les arbres sont petits, et dans les environs de Naples ils sont tous majestueux et de la plus grande élévation.
Dans nos promenades avec l’ambassadeur, il nous fit une malice qui nous causa une frayeur extrême. Il nous fit passer (ce que les femmes évitent toujours à Naples) sur le quai où se tenaient les lazzaroni, où ils avaient la permission d’être tout nus, sans chemise, sans nul vêtement et nulle draperie. Tout leur corps, ainsi que leur visage, est d’un rouge foncé ; ils ressemblent à d’effrayants sauvages.
La veille de notre départ, nous allâmes à la fameuse chartreuse de Saint-Martin, où les femmes n’entrent jamais. Madame la duchesse de Chartres avait un bref du pape pour y entrer avec toute sa suite. On voit dans ce monastère le fameux crucifix de Michel-Ange, dont l’admirable vérité de l’expression a fait dire sérieusement que Michel-Ange avait eu la barbarie de le peindre d’après un homme qu’il avait fait secrètement crucifier dans son atelier : calomnie absurde autant qu’atroce, qui n’aura d’abord été qu’une exagération d’éloge, et qui est devenue ensuite un conte populaire, mais démenti par la vie entière de l’artiste.
Nous quittâmes Naples, enchantées de la ville, des environs, de la cour, et de notre ambassadeur, qui avait donné à la princesse des fêtes charmantes. Nous avons encore séjourné dans une autre cour, à Parme. L’infant était d’une très grande piété ; nous fûmes frappées de sa ressemblance avec madame la duchesse de Chartres, dont il avait d’ailleurs la bonté et l’aimable caractère. L’infante, sœur de la reine de France, était une princesse fort extraordinaire ; elle n’aimait que la chasse ; elle passait la plus grande partie de sa vie à cheval, dans les bois. Elle eut aussi une grande envie de m’entendre jouer de la harpe ; je m’y refusai, sous prétexte que ma harpe était dérangée ; mais j’eus cette complaisance pour notre ambassadrice, la comtesse de Flavigny, qui me promit qu’il n’y aurait chez elle que six personnes de ses amis, qui ne le diraient pas. Nous logions dans le palais. Je fis porter ma harpe chez madame de Flavigny, et je me mis à jouer tout de suite après le souper. Je jouais depuis dix ou douze minutes, lorsque tout à coup les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent, et nous vîmes paraître l’infante : ce fut un coup de foudre. L’infante, avec beaucoup de grâce, nous dit que nous avions été trahies, et qu’elle espérait que je ne l’empêcherais pas de profiter de ma complaisance pour madame de Flavigny. Je fis une courte apologie ; et, pensant que la meilleure serait de jouer de la harpe tant qu’elle le voudrait, je m’exécutai de bonne grâce, ayant l’air de n’être occupée que du soin de lui plaire. Son obligeance pour moi fut extrême. Le lendemain elle ne parla que de ma harpe, et elle dit qu’elle en avait la tête si remplie, qu’ayant eu à écrire à l’impératrice sa mère, ma harpe tenait une grande page de sa lettre.
Pour finir l’histoire des cours des sœurs de la reine de France, j’ai interrompu le fil de mon voyage, car de Naples nous retournâmes à Rome, où nous séjournâmes encore une quinzaine de jours. Le cardinal, à notre départ, eut une attention pour la princesse qui pensa nous être bien funeste : il fit mettre des roues neuves à notre voiture. Ces roues ne se trouvaient pas proportionnées à la voiture, il était impossible d’aller bon train dans le plus beau chemin du monde sans verser ; c’est ce qui nous arriva à un demi-quart de lieue de Rome : la voiture versa du côté de madame la duchesse de Chartres. Ne voulant pas tomber sur elle, je me jetai, du premier mouvement, de l’autre côté, je cassai la glace et je me blessai à la tête ; tandis qu’on relevait la voiture, nous allâmes à pied nous réfugier dans un mauvais cabaret appelé la Storta, qui était sur la route : nous envoyâmes un courrier à Rome pour demander nos vieilles roues, que le chevalier de Bernis, escorté d’une charrette qui les portait, nous ramena. Nous avons fait tout le reste du voyage avec ces mêmes roues et sans accident. Nous revînmes en France par Turin. Nous restâmes à cette cour huit ou dix jours ; nous y revîmes avec un grand intérêt madame Clothilde, épouse du prince de Piémont : cette princesse, douée de toutes les vertus, était unie à un prince digne d’elle, par sa piété, sa bienfaisance et sa vie exemplaire.
Toutes nos lettres de Paris nous annonçaient que la princesse serait exilée en arrivant, pour avoir fait ce voyage sans permission. Nous allâmes sur-le-champ à la cour. Madame la duchesse de Chartres fut reçue sèchement ; toute la disgrâce se borna à cela, et très peu de temps après, on n’eut plus l’air de penser à notre escapade.
Madame la duchesse de Chartres avait déjà deux garçons : l’aîné s’appelait duc de Valois. Il était depuis longtemps convenu entre nous que si elle avait une fille, j’en serais la gouvernante. J’étais décidée à ne point élever la princesse au Palais-Royal, mais à me mettre dans un couvent avec elle. Ce sacrifice était grand à mon âge. J’avais tant d’attachement pour M. le duc et madame la duchesse de Chartres que cette résolution ne me coûtait rien. Tous ces projets furent secrets entre madame la duchesse de Chartres et moi. Elle désirait avec passion une fille, elle me confia qu’elle l’avait demandée à Dieu dans toutes les églises d’Italie. Ainsi, sa joie fut extrême en mettant au monde deux petites princesses. Dans les premiers jours de leur existence, elles étaient d’une faiblesse extrême. On les confia aux soins de madame de Rochambeau, et elles restèrent au Palais-Royal jusqu’au moment où je devais les prendre. Pendant ce temps, on bâtissait notre pavillon de Belle-Chasse.
J’allais tous les jours passer une heure dans l’appartement des petites princesses, que j’aimais déjà passionnément. Enfin, le moment arriva où j’allais me séparer du monde, et entrer dans un couvent ; j’avais trente et un ans (1777), une santé parfaite, et à la figure que j’avais conservée j’aurais pu m’ôter plusieurs années. Depuis un an je ne mettais plus de rouge. Voici comment je quittai le rouge. Étant à Villers-Cotterets, dans ma jeunesse, à l’âge de vingt et un à vingt-deux ans, on parla des vieilles femmes qui mettaient toujours du rouge, et on les critiqua, je dis que, pour moi, j’étais décidée à le quitter à trente ans ; on se récria, et surtout M. le duc de Chartres : je lui offris de parier une discrétion que je quitterais le rouge le 25 janvier 1776, et je tins parole. On n’oublia pas cette singulière gageure ; le 25 janvier je trouvai dans mon cabinet une poupée de grandeur naturelle, assise devant mon bureau une plume à la main et coiffée avec des millions de plumes. Sur mon bureau était d’un côté une rame de superbe papier, et de l’autre trente-deux livres in-8o blancs, reliés en maroquin rouge ; aux pieds de la poupée était un carton rempli de petits papiers à billet, d’enveloppes, de cire à cacheter, de poudre d’or et d’argent, avec un canif, des ciseaux, une règle, un compas, etc. Ce présent m’enchanta ; je n’ai jamais mis de rouge depuis.
J’entrai à Belle-Chasse dans le pavillon charmant bâti au milieu du jardin, et sur mes plans : ce pavillon communiquait au couvent par un long berceau de treillage recouvert de toile cirée et chargé de vigne. Toute la communauté, conduite par la prieure, vint recevoir mes petites princesses à la grande porte du couvent : ensuite, nous allâmes nous établir dans notre jolie maison. Je ne sentis que de la joie en entrant dans ce paisible asile où j’allais exercer un si doux empire : je pensais que je pourrais me livrer à mes véritables goûts, et que je ne serais plus en butte à la méchanceté qui m’avait causé tant de chagrins ! Je ne fus pas fort tranquille les premiers jours, parce que la curiosité attira à Belle-Chasse toutes les personnes du Palais-Royal et tout ce que je connaissais d’ailleurs. Tout le monde fut enchanté de mon établissement, qui était en effet charmant. J’avais dans ma chambre à coucher une grande alcôve, dont mon lit n’occupait que la moitié ; il s’y trouvait un passage qui donnait dans la chambre des princesses à côté de la mienne, et dont je n’étais séparée que par une porte de glace sans tain et sans rideau, de sorte que je pouvais voir de mon lit tout ce qui se passait chez elles. Une des pièces de l’appartement contenait dans des armoires de glaces tout mon cabinet d’histoire naturelle : je n’avais emporté du Palais-Royal que cela et mon bureau. J’ai été la première femme qui ait eu un bureau ; ce que l’on critiqua beaucoup d’abord, et ensuite presque toutes les femmes en eurent.
Un jour, au Palais-Royal, M. le duc de Chartres me chargea de lui trouver pour Mousseaux, un bon jardinier qui voulût épouser une jeune laitière. Je me rappelai aussitôt une jeune Rose, fille de la laitière du château de Genlis ; je calculai qu’elle devait avoir dix-huit ans, et j’écrivis à madame Foret, sa mère, qui m’apprit qu’elle n’était point mariée : alors je la fis venir, je la mis à Paris, chez madame Adam, la plus célèbre laitière ; elle apprit là à faire d’excellents fromages à la crème, et à se perfectionner dans tout ce qui avait rapport à cet état. Elle y resta trois mois ; pendant ce temps, je cherchai un jardinier ; j’en trouvai un qui a été fort célèbre dans son art : il était Allemand, et s’appelait Etickausen. Rose était jolie et d’une honnêteté parfaite ; mon jardinier en devint tout de suite amoureux ; je lui donnai un joli trousseau, je la mariai, et je la menai moi-même à l’église ; ensuite j’eus le plaisir de la conduire à Mousseaux, dans une charmante petite maison que M. le duc de Chartres avait fait bâtir exprès pour eux, en forme d’une grande laiterie ornée, toute meublée, avec des armoires remplies de linge de ménage, de faïence, de casseroles, et contenant en outre douze couverts d’argent. M. le duc de Chartres, en ma faveur, leur donna mille écus de gages, et Etickausen, pour compléter le bonheur de sa femme, imagina une chose charmante : à son insu il fit venir à Genlis sa mère, qu’elle trouva dans sa maison, sans s’y attendre. J’étais seule dans la confidence ; Etickausen, pour lui causer cette surprise, n’avait pas voulu qu’elle assistât au mariage ; il garda toujours avec lui cette bonne femme, dont il eut tous les soins possibles, et qu’il ne quitta que lorsque je la lui demandai par la suite, pour en faire notre laitière à Saint-Leu.
J’ai conduit la maison de Belle-Chasse et l’éducation des princesses et des princes, leurs frères, avec une économie remarquable, et qui a été citée : mon premier principe était de compter tous les jours, et de savoir le prix des choses, et surtout les doses de comestibles données chaque jour à la cuisine pour les repas. Les doses ne changent jamais ; c’est là-dessus principalement qu’il y a du gaspillage quand on n’y fait pas une extrême attention. Je savais donc ce qu’il fallait donner de vermicelle ou de riz pour un potage de quatre, huit, douze personnes, pour le sucre, les compotes, les crèmes, etc., l’huile, le beurre, le laitage, etc. Enfin, j’envoyais toutes les semaines à la halle un homme dont je connais la probité : il s’informait du prix de toutes les denrées, et il me rapportait ce détail par écrit. On lit avec plaisir dans les Lettres et les Mémoires de madame de Maintenon les conseils de ménage qu’elle donne sans cesse à son frère et à sa jeune belle-sœur, leur prescrivant ce qu’ils doivent se faire servir à leur dîner, les instruisant du prix des comestibles, etc. Cette bonhomie et ces petits soins plaisent dans une personne qui vivait dans un si grande monde.
Je menais à Belle-Chasse une vie délicieuse ; par ma place j’étais dispensée de l’ennui mortel d’aller faire des visites ; je n’en faisais uniquement qu’à Madame de Puisieux ; ces visites étaient rares, parce qu’elle venait très souvent chez moi, les soirs, depuis huit heures jusqu’à dix, où notre grille se fermait ; cette grille ne pouvait être ouverte que par une religieuse ; nous en avions deux que l’on changeait toutes les semaines, et qui se tenaient au bas de notre escalier intérieur. Les hommes entraient dans notre pavillon, c’était un droit de princesse du sang ; mais ils étaient obligés de sortir à dix heures au plus tard. Quand on voulait entrer, on sonnait à la grille, et les religieuses, rabattant leur voile, allaient ouvrir. Les valets de chambre, les valets de pied et nos domestiques se tenaient le jour dans nos antichambres, mais ils sortaient tous les soirs à dix heures ; aucun homme ne couchait dans notre pavillon, et les religieuses, en s’en allant, emportaient les clefs de notre grille.
Les plus heureuses années de ma vie ont été celles que j’ai passées aux châteaux de Saint-Aubin, de Genlis et de Sillery, et à Belle-Chasse.
J’avais obtenu la permission d’avoir à Belle-Chasse ma mère et mes enfants avec moi.
Pour éviter des dépenses inutiles, j’avais décidé qu’aucun de mes amis ne dînerait à Belle-Chasse, à l’exception de mon mari, de mon frère et de mes deux belles-sœurs, mais ils y dînaient rarement.
La beauté extraordinaire de ma fille aînée, ses talents surprenants pour son âge et son charmant caractère ; ma place de dame restée vacante, et qu’elle devait avoir, et enfin un régiment promis à celui qu’elle épouserait, me la faisaient dès lors demander par beaucoup de personnes. Je n’avais nulle envie de la marier si jeune, et j’attachais un grand intérêt à finir son éducation ; elle était déjà bonne musicienne, elle jouait d’une manière surprenante du clavecin, et, pour le moins, aussi bien de la harpe, que je lui avais seule enseignée avec la méthode que j’ai inventée d’exercer séparément les deux mains, par des passages contenant successivement toutes les difficultés. Je l’avais commencée à neuf ans, et à treize elle jouait sur la harpe, avec une très belle exécution, les pièces de clavecin les plus difficiles ; elle dessinait la figure d’une manière charmante, et d’après nature ; peu de temps après elle a peint avec perfection dans tous les genres, en miniature et à l’huile ; elle a eu les mêmes succès pour le clavecin, pour la harpe. Je n’ai vu personne danser aussi bien qu’elle. Outre ces talents agréables et brillants, elle a eu beaucoup d’instruction et de solidité dans l’esprit ; par la suite elle étudia la chimie, et, en faisant des expériences, elle découvrit un sel qui a porté son nom. Sa sœur, remplie de bonnes qualités, de gentillesse, de finesse et d’esprit, avait moins d’aptitude pour les arts, à l’exception du dessin, dans lequel, ainsi que dans la peinture, elle excelle aujourd’hui dans plusieurs genres ; mais la nature lui avait refusé de grandes dispositions pour la musique. Ma famille était cependant très musicale : mon père, ma mère, ma tante, mon frère, mon mari, ma fille aînée et moi, nous étions bien organisés pour la musique.
Je dirai ici en passant que, pour la musique, on ne forcera jamais la nature, à moins d’une constante application ; j’ai donné à ma fille Pulchérie les meilleurs maîtres, Charpentier, pour le clavecin, Piccini, pour le chant, moi, pour la harpe, et en outre un répétiteur ; elle a eu, dans les deux dernières années de son éducation, jusqu’à dix-huit louis par mois de maîtres, et je n’ai jamais pu lui donner un talent musical ; sa sœur ne m’a coûté que le quart, et elle en avait de supérieurs : il est bien regrettable d’avoir employé inutilement un temps si considérable, qu’on aurait pu donner à l’acquisition de connaissances solides. Cependant je ne négligeai point de lui apprendre l’histoire et les différentes choses qui peuvent orner l’esprit : elle apprit aussi, avec succès, l’anglais et l’italien ; mais, en sacrifiant la musique, j’aurais pu lui donner une instruction véritablement extraordinaire.
Mais elle tenait de la nature, ce qui vaut mille fois mieux que les talents les plus brillants, une âme noble, désintéressée et la sensibilité la plus touchante ; je n’en citerai qu’un trait, qui pourra seul en donner l’idée. Elle avait quinze ans, nous étions à Belle-Chasse, je savais qu’elle prenait soin d’une pauvre vieille femme qui logeait dans notre rue, et je croyais que ce soin se bornait à lui donner la plus grande partie de ses menus plaisirs et de l’argent que lui donnaient, à sa fête et au jour de l’an, son père et mon beau-frère. Nous étions en hiver et le froid était excessivement rigoureux. Comme j’avais réglé à Belle-Chasse toute espèce de dépense, j’avais décidé qu’on ne porterait dans sa chambre, pour toute la matinée, que trois bûches, et je m’aperçus que tous les matins en descendant chez moi elle avait un air frileux que je ne lui avais jamais vu, elle grelottait, se mettait dans le feu, se brûlait, etc. J’avais beau la gronder, elle ne répondait rien et recommençait le lendemain, ce qui dura plus de six semaines ; enfin mon fidèle Horain, qui avait toujours l’œil aux intérêts de la maison, vint m’avertir qu’il avait découvert qu’un marmiton nommé Albinori emportait de Belle-Chasse, tous les matins, de très bonne heure, une certaine quantité de bois, et que, pris sur le fait, il avait refusé insolemment d’entrer en explication ; je fis venir Albinori, je le questionnai avec une grande sévérité, ce qui ne l’effraya pas du tout ; il me déclara qu’il n’avait agi que par l’ordre de mademoiselle de Genlis (on appelait ainsi madame de Valence depuis le mariage de sa sœur), qui se passait de feu depuis deux mois pour donner tout son bois à sa vieille femme, et Albinori, qui me fit cette confidence avec tout l’orgueil d’un ambassadeur chargé d’une mission honorable, me recommanda de n’en rien dire à mademoiselle de Genlis, parce qu’elle lui avait fait promettre le plus grand secret. On peut juger du plaisir inexprimable que me causa cette découverte ! J’envoyai une voie de bois à la vieille femme, à condition que Pulchérie garderait ses trois bûches.
Quoique ma fille aînée n’eût que quatorze ans, je me décidai enfin à la marier. Le choix de M. de Genlis se fixa sur un Belge, M. le marquis de Becelaer de Lawœstine : il avait vingt ans, une figure charmante aussi agréable que régulière, une grande naissance, il était fils unique ; son père possédait une terre de soixante mille livres de rente auprès de Bruxelles ; enfin M. de Lawœstine devait hériter de la grandesse après la mort de madame la princesse de Ghistelle, sa tante, qui avait cinquante ans et qui n’avait point d’enfants. Le père de M. de Lawœstine était fort avare et ne voulut donner que six mille francs ; mais M. de Genlis donna à son gendre sa place de capitaine des gardes, et mon logement tout meublé du Palais-Royal ; ce qui, joint à la place de dame de ma fille et à l’assurance d’être riche un jour, leur formait un sort très convenable. Je donnai pour le trousseau de ma fille une quantité de belles robes en pièces, que j’amassais depuis dix ans, avec ce dessein ; en outre, j’avais une très grande quantité de porcelaine et de vermeil ; j’en fis un partage à peu près égal entre elle et sa sœur, sans me réserver une seule tasse. Je mis sur-le-champ Pulchérie en possession de son lot, que je fis porter dans sa chambre. Je fis acheter pour moi un cabaret de terre de pipe ; on ne m’a jamais vue depuis à Belle-Chasse sortir de cette simplicité, que j’ai attribuée à madame d’Alnane, dans Adèle et Théodore. Enfin je donnai à ma fille aînée ce que j’avais de plus beau en diamants et en bijoux, de très beaux bracelets, entre autres, et un papillon de diamants ; je donnai tout le reste à sa sœur : j’avais trente-trois ans ; j’aurais fait, sans aucun effort, les mêmes sacrifices à vingt. Huit jours avant le mariage, on m’apporta, de la part de M. le duc et de madame la duchesse de Chartres, de magnifiques bracelets et une superbe aigrette de diamants, présent de noce pour ma fille.
Ma tranquillité fut troublée par un événement qui me causa une vive affliction. L’aînée des deux petites princesses, mademoiselle d’Orléans, prit la rougeole ; comme il fallait séparer d’elle sa sœur, j’offris à madame la duchesse de Chartres, ou de l’emmener à Saint-Cloud, ou de rester à Belle-Chasse avec la malade. Madame la duchesse de Chartres, quoiqu’elle n’eût point eu la rougeole, voulut soigner la malade. Alors j’allai à Saint-Cloud avec l’autre princesse, qui n’eut point cette maladie ; mais le neuvième jour, le médecin, M. Barthès (M. Tronchin était mort), jugea fort mal à propos que l’on pouvait transporter la princesse au Palais-Royal : il faisait froid, ce transport causa une rechute à l’enfant, qui mourut au bout de six jours. La princesse qui me restait prit le nom d’Orléans, elle avait eu jusqu’alors celui de Chartres : elle était âgée de cinq ans. Rien ne peut exprimer la douleur qu’éprouva cette enfant de la mort de sa sœur ; elle se contraignait devant moi pour ne pas m’affliger. Souvent, dans la chambre, me tournant le dos et paraissant jouer, elle pleurait en silence. Il fallut faire disparaître tous les joujoux qui avaient servi à sa sœur, et lui en donner qui n’eussent aucune ressemblance avec ceux-là.
Cependant M. le duc de Chartres s’occupait du soin de donner un gouverneur à ses fils. L’aîné, M. le duc de Valois, avait près de huit ans.
Un soir que M. le duc de Chartres vint, comme à l’ordinaire, entre huit et neuf heures, à Belle-Chasse, il me trouva seule, et il me dit sur-le-champ qu’il n’avait plus de temps à perdre pour nommer un gouverneur, parce que, sans cela, ses enfants auraient le ton de garçons de boutique ; et il me conta que, le matin, M. le duc de Valois lui avait dit qu’il avait bien tambouriné à sa porte, et que, dans le même entretien, il avait ajouté, en parlant de ses promenades à Saint-Cloud, qu’on y était bien tourmenté par la parenté, ce qui signifiait, par les insectes appelés cousins. Voilà les choses importantes qui décidèrent M. le duc de Chartres à ne plus différer la nomination d’un gouverneur. Il me consulta sur le choix : je lui proposai M. de Schomberg, il le refusa, en disant qu’il rendrait ses enfants pédants ; je proposai le chevalier de Durfort, il dit qu’il leur donnerait de l’exagération et de l’emphase ; je parlai de M. de Thiars, M. le duc de Chartres répondit qu’il était trop léger, et qu’il ne s’en occuperait pas du tout. Alors je me mis à rire, et je lui dis : « Eh bien, moi ! » Pourquoi pas ? reprit-il sérieusement. L’air et le ton de M. le duc de Chartres me frappèrent vivement : je vis la possibilité d’une chose extraordinaire et glorieuse, et je désirai qu’elle pût avoir lieu. Je lui dis franchement ma pensée. M. le duc de Chartres parut charmé et me dit : « Voilà qui est fait, vous serez leur gouverneur. » Ce furent ses propres paroles. Nous décidâmes tous les arrangements ; il fut convenu que l’on conserverait M. de Bonnard et l’abbé Guyot, précepteur, qui avait aussi été placé à ma recommandation ; que ces messieurs amèneraient les princes tous les matins à Belle-Chasse, à midi, et les ramèneraient à dix heures du soir ; que l’on achèterait une maison de campagne pour y passer tous les ans huit mois et que je serais maîtresse absolue de leur éducation. Sachant que je donnerais moi-même les leçons d’histoire, de mythologie, de littérature, etc., ce qui, joint aux leçons que je donnais à mademoiselle d’Orléans, ne me laisserait pas un instant de liberté, M. le duc de Chartres m’offrit vingt mille francs : je lui répondis qu’un tel engagement et de tels soins ne pouvaient être payés que par l’amitié ; il insista, je refusai positivement. J’ai donc fait gratuitement cette éducation de trois princes. Je l’ai consigné dans les Leçons d’une gouvernante, que je fis imprimer au commencement de l’année 1790, sous les yeux de M. le duc et de madame la duchesse d’Orléans, qui n’ont jamais nié cette vérité. Madame la duchesse de Chartres vit avec une joie extrême que je me chargeais de tous ses enfants. M. le duc de Chartres, avant de le déclarer publiquement, alla à Versailles en faire part au roi ; nous imaginions qu’il blâmerait cette singularité ; tout au contraire il l’approuva en disant : « Vous faites très bien, et je le trouve bon. » Alors la chose fut déclarée. Cet événement ne produisit pas autant de surprise que je l’avais craint ; en général la chose fut approuvée.
On convint que les matins au Palais-Royal, les princes, levés à sept heures, prendraient avec M. l’abbé leur leçon de latin et leur instruction religieuse, et celle de calcul avec M. Lebrun, qui ensuite les amènerait à Belle-Chasse à onze heures. L’abbé et M. Lebrun y restaient, ou, à leur choix, s’en allaient et revenaient pour le dîner à deux heures. Après le dîner ils étaient maîtres d’aller où ils voulaient ; je me chargeais toute seule du reste de la journée, jusqu’à neuf heures ; ces messieurs revenaient pour le souper et emmenaient les princes à dix heures. Je priai M. Lebrun de faire un journal détaillé de la matinée des princes, jusqu’à onze heures, en laissant une marge pour mes observations. J’écrivis les premières pages de ce journal. Ces pages contenaient des instructions particulières pour M. Lebrun, sur l’éducation des princes. M. Lebrun m’apportait tous les matins ce journal, je le lisais sur-le-champ ; je grondais ou je louais, je punissais ou je récompensais les princes, en conséquence de cette lecture. J’avais pensé que ces journaux auraient un grand intérêt pour M. le duc et madame la duchesse de Chartres ; mais ils n’ont jamais voulu les lire, disant qu’ils s’en rapportaient entièrement à moi.
M. le duc de Valois, qui, comme je l’ai dit, avait huit ans, était d’une inapplication inouïe. Je commençai par leur faire des lectures d’histoire ; M. le duc de Valois n’écoutait pas, s’étendait, bâillait, et je fus étrangement surprise, à la première lecture, de le voir couché sur le canapé sur lequel nous étions assis et mettre ses pieds sur la table qui était devant nous. Pour faire connaissance, je le mis sur-le-champ en pénitence ; je lui fis si bien entendre raison qu’il ne m’en sut aucun mauvais gré : il avait un bon sens naturel qui, dès les premiers jours, me frappa ; il aimait la raison comme tous les autres enfants aiment les contes frivoles ; dès qu’on la lui présentait à propos et avec clarté, il l’écoutait avec intérêt : il s’attacha passionnément à moi, parce qu’il me trouva toujours conséquente et raisonnable. Il fallut le défaire d’une quantité de mauvaises locutions et d’une infinité de manières ridicules : il craignait les chiens ; je n’eus besoin que d’une seule conversation pour faire sentir à M. le duc de Valois la sottise de cette pusillanimité ; il m’écouta attentivement, m’embrassa et me demanda un chien. Je lui en donnai un ; il vainquit sur-le-champ sa répugnance, qui était devenue très réelle. Il avait aussi horreur de l’odeur du vinaigre, manie que je lui fis perdre aussi facilement que son antipathie pour les chiens.
Je reconnus promptement qu’il avait une mémoire véritablement étonnante ; je me flatte d’avoir su développer et cultiver en lui ce beau don de la nature.
Je pris pour second valet de chambre à Belle-Chasse un musicien allemand, qui jouait du piano, et qui en outre savait parfaitement sa langue par principes ; ce fut lui qui enseigna l’allemand à M. le duc de Valois, qui en a toujours pris toutes les leçons sous mes yeux et dans ma chambre. Je lui donnai un valet de chambre italien, avec ordre de ne lui jamais parler que dans cette langue, ainsi qu’au prince son frère ; enfin je lui donnai un maître de langue anglaise, dont il prit aussi les leçons dans ma chambre, ainsi que toutes celles qu’il a prises à Belle-Chasse, à l’exception du dessin : on dessinait le soir dans le salon, à la lampe.
M. le duc de Chartres acheta Saint-Leu, maison charmante où nous avons passé tous les ans la belle saison, c’est-à-dire huit mois de l’année. Je fis faire, dans le beau parc de cette maison, un petit jardin pour chacun de mes élèves : ils y travaillèrent et plantèrent eux-mêmes.
J’attachai en outre à leur éducation un pharmacien, nommé M. Alyon, botaniste et excellent chimiste. Il suivait les princes à toutes leurs promenades, pour leur faire cueillir des plantes et leur apprendre la botanique ; en outre il nous faisait tous les étés un cours de chimie, où j’assistais régulièrement ; enfin j’attachai encore à leur éducation un Polonais, nommé M. Merys, qui avait le plus grand talent pour le dessin et pour peindre les sujets à la gouache ; j’imaginai de lui faire faire une lanterne magique historique ; il la peignit sur verre, et il fit, sur mes descriptions par écrit, l’histoire sainte, l’histoire ancienne, l’histoire romaine, celle de la Chine et du Japon ; on n’a rien vu de plus charmant que cette lanterne magique : tous mes élèves la montraient tour à tour, une fois par semaine.
J’inventai pour mes élèves un jeu qui a fait leurs délices. Je leur fis mettre en action et jouer dans le château et dans le jardin, suivant les scènes, les voyages les plus célèbres. Tout le monde dans la maison avait un rôle dans ces espèces de représentations : j’y ai joué moi-même ; nous avions des chevaux frus pour les cavalcades ; la belle rivière du parc nous figurait la mer, une suite de jolis petits bateaux formait nos flottes ; nous avions un magasin de costumes. Les plus beaux voyages que nous ayons joués furent ceux de Vasco de Gama et de Snelgrave. Je fis faire en outre un petit théâtre portatif sur lequel on exécutait des tableaux historiques ; je donnais les sujets, et, la toile baissée, M. Merys groupait les acteurs, qui étaient communément les enfants ; ceux qui ne jouaient pas étaient obligés de deviner le sujet, soit historique, soit mythologique ; on faisait ainsi dans la soirée une douzaine de tableaux. Le célèbre David, qui venait souvent à Saint-Leu, trouvait ce jeu charmant, et il avait un grand plaisir à grouper lui-même ces tableaux fugitifs. Je fis bâtir une véritable salle de comédie ; le théâtre était d’une très jolie proportion ; le fond s’ouvrait et laissait voir, quand on le voulait, une longue allée du jardin tout illuminée et ornée de guirlandes de fleurs. Durant le cours de l’éducation, nous avons joué successivement dans cette salle toutes les pièces de mon Théâtre : les enfants y jouèrent aussi des pantomimes. Il y en eut une si remarquable, que je ne puis la passer sous silence : ce fut celle de Psyché persécutée par Vénus. Madame de Lawœstine, âgée de quinze ans, représentait Vénus, sa sœur Psyché, et Paméla l’Amour. On ne verra jamais trois figures réunies offrir tant de beauté, de charmes et de grâce : David était enthousiasmé de cette pantomime, qui offrait, disait-il, la perfection du beau idéal.
L’hiver, à Paris, j’avais rendu tous les moments utiles ; j’avais mis un tour dans une antichambre, et aux récréations, tous les enfants, ainsi que moi, nous apprenions à tourner. J’appris avec eux ainsi successivement tous les métiers auxquels on peut travailler sans force : celui de gainier ; j’ai fait avec eux une énorme quantité de portefeuilles de maroquin, aussi bien faits que ceux d’Angleterre ; le métier de vannier, où j’ai excellé ; nous avons fait des lacets, des rubans, de la gaze, du cartonnage, des plans en relief, des fleurs artificielles, des grillages de bibliothèque en laiton, du papier marbré, la dorure sur bois, tous les ouvrages imaginables en cheveux, jusqu’aux perruques ; enfin, pour les garçons, la menuiserie. M. le duc de Valois y surpassa tous les autres : avec la seule aide de M. le duc de Montpensier, son frère, il fit pour l’ameublement d’une pauvre paysanne de Saint-Leu, dont il prenait soin, une grande armoire et une table à tiroir, aussi bien travaillées que si elles eussent été faites par le meilleur menuisier. Toutes ces choses ne prenaient point sur leurs études ; c’était leur unique amusement, et jamais enfants ne se sont trouvés si heureux durant leur éducation.
Tous les samedis, nous recevions du monde à Belle-Chasse ; ce que j’avais établi pour former les princes à la politesse et à savoir écouter la conversation.
Quand mademoiselle d’Orléans eut atteint l’âge de sept ans, nous eûmes de la musique et des spectateurs tous les samedis. A cet âge, mademoiselle d’Orléans, que j’avais commencée sur la harpe à cinq ans, jouait d’une manière véritablement surprenante. Aussitôt qu’on me réveillait, elle entrait dans ma chambre avec sa harpe et elle en jouait sans interruption pendant mon déjeuner et ma toilette, et pendant qu’on me coiffait ; ce qui était toujours long parce que j’ai conservé mes grands cheveux jusqu’à l’émigration.
Je puis dire avec vérité que je n’ai jamais connu un seul défaut à mademoiselle d’Orléans. Elle avait naturellement une vive piété et toutes les vertus. Elle faisait des fautes, mais, je le répète, elle n’avait pas un seul défaut, c’est-à-dire un mauvais penchant.
J’ai déjà parlé du caractère de M. le duc de Valois ; ses deux frères en avaient de fort différents : M. le duc de Montpensier était peu communicatif, mais son âme était sensible et généreuse ; il y avait une élégance naturelle dans toute sa personne et quelque chose de romanesque dans sa figure, son caractère et ses manières.
Le dernier des trois princes, M. le comte de Beaujolais, qu’on me donna à trois ans, était charmant de figure, d’esprit et de caractère : ses défauts même étaient aimables, chose que je n’aime pas qu’on dise, mais qu’il était impossible de ne pas trouver en lui. Nous trouvions aussi qu’il avait beaucoup de ressemblance avec Henri IV, que chaque Français croit avoir connu.
On lui demandait pourquoi il donnait toujours à sa sœur de lait, lorsqu’elle venait le voir, ses plus beaux joujoux : « Eh mais, répondit-il, ce sont ceux que j’aime le mieux, et je pense que ceux-là lui feront plus de plaisir. » Comme il caressait beaucoup cette petite fille, on parut s’en étonner, en ajoutant qu’elle était bien laide. « Ah ! s’écria-t-il, si elle était décrassée, on verrait !… »
Au milieu de tous ces soins, je poursuivais avec plus d’ardeur que jamais mes études particulières ; j’avais donné Adèle et Théodore, qui me causa mes premiers chagrins littéraires.
La critique du monde dans Adèle et Théodore me fit beaucoup d’ennemis, parce qu’elle était piquante et sans exagération. Toutes les parfileuses se déchaînèrent contre moi ; j’avais le droit de les critiquer, car, malgré l’universalité de la mode, je n’avais jamais voulu parfiler ; cette manière de demander des galons à tous les hommes, pour en tirer l’or et le vendre, ces présents de parfilage qu’on recevait au jour de l’an, me paraissaient les choses du monde les plus ignobles… Ce fut un trait de parfilage qui acheva de me gagner le cœur de M. le prince de Condé à Chantilly, lorsque je pariai contre le comte de Coigny vingt-quatre bobines d’or, de douze francs chacune, que je monterais sans tomber une des cascades en escalier : je gagnai, et le soir dans le salon je distribuai les bobines à toutes les dames, qui les reçurent de fort bonne grâce, quoiqu’elles eussent affecté d’être excessivement scandalisées, lorsque je m’engageai à monter la cascade. Ma critique fit tomber sans retour cette mode ; on n’a pas vu depuis, dans la société, une seule femme pour oser demander de l’or à un homme pour le parfiler. Tous ces énormes sacs de parfilage disparurent, et l’on substitua à ce travail la tapisserie et la broderie, qui occupaient si agréablement nos mères et nos grands-mères.
Dans ce temps, M. le duc d’Orléans mourut à Sainte-Assise. M. le duc de Chartres prit le nom d’Orléans, et l’aîné de mes élèves celui de Chartres. Ma tante, madame de Montesson, revint à Paris. M. le duc d’Orléans y alla six jours de suite et se conduisit pour elle de la manière la plus parfaite. Elle me reçut personnellement avec amitié, ce qui a duré depuis cette époque jusqu’à mon départ de France. Le roi fit défendre à ma tante de draper, et de mettre ses gens en deuil. Alors elle prit le parti de s’établir au couvent de l’Assomption, pendant toute l’année de son veuvage ; elle ne reçut qu’à un parloir, dont elle fit dorer les grilles, chose dont on se moqua, non sans raison.
Mon ouvrage sur la religion, que je fis pour la première communion de l’aîné de mes élèves, me rendit l’objet de la haine la plus implacable, la plus envenimée des philosophes : c’est l’ouvrage qui est intitulé la Religion considérée comme l’unique base du bonheur et de la véritable philosophie. Pendant que j’y travaillais, j’éprouvai le plus grand malheur de ma vie ; je perdis ma fille aînée à vingt et un ans. Après avoir passé cinq ans dans le plus grand monde, sans guide, sans mentor, avec une éclatante beauté, des talents ravissants, l’esprit le plus distingué, elle n’avait jamais donné lieu à la plus légère médisance, elle était universellement aimée. Elle mourut, comme elle avait vécu, avec le calme et la piété d’un ange. Elle fut regrettée dans la société, comme je n’ai vu aucune jeune personne l’être. Je n’oublierai point que le roi même en fut douloureusement frappé ; il mit ses deux mains sur ses yeux, en s’écriant : « C’est affreux ! » C’est d’elle que la reine avait dit qu’elle avait le visage de Vénus, et la taille de Diane. Ce mot était joli parce qu’il la peignait réellement. Après sa mort on découvrit que plusieurs hommes qui n’avaient jamais osé montrer leurs sentiments, avaient été passionnément amoureux d’elle ; quelques-uns d’entre eux en tombèrent malades de chagrin, entre autres le vicomte de Gand, et M. de Florian qui avait fait son portrait fort détaillé, charmant et très ressemblant, dans l’héroïne de son poème de Numa.
Le chagrin altéra tellement ma santé que les médecins m’ordonnèrent d’aller à Spa ; mais je ne le voulus pas, pour ne point quitter mes élèves ; alors M. le duc et madame la duchesse d’Orléans décidèrent qu’ils iraient avec moi et tous les enfants. Je fus touchée comme je devais l’être de cette preuve d’amitié et de bonté.
Je fis donner à Spa, par mes élèves, une fort belle fête à madame la duchesse d’Orléans. Les eaux de la Sauvinière lui ayant fait du bien, ses enfants firent autour de cette fontaine une promenade réellement ravissante, dans un bois qui était inculte et plein de pierres et de rochers. On traça des routes, les bois furent éclaircis et ornés de bancs, des ponts furent posés sur des torrents, et les bois parsemés de bruyères en fleur. A l’extrémité de cette promenade, on trouvait un bosquet qui avait une percée qui donnait sur un précipice d’une grande beauté par sa profondeur, et parce qu’il était parsemé de rochers majestueux, de sources, de verdure et d’arbres. Au delà de ce précipice, on découvrait une vue très belle et très étendue. Dans ce bosquet nous plaçâmes sur un tertre de gazon un autel à la Reconnaissance, en marbre blanc.
Le jour de la fête j’avais invité les plus jolies personnes de Spa en les priant de se rendre à la fontaine à une heure après midi, vêtues de blanc, avec des plumes blanches, des bouquets, des écharpes de fleurs de bruyères et des rubans violets. Je fis placer, dans l’intérieur de la promenade, toutes les femmes différemment groupées, les unes se promenant, les autres assises, etc. Madame la duchesse d’Orléans vint après nous ; elle trouva tous les hommes à l’entrée. La musique du Vaux-hall joua dès qu’elle parut, et m’avertit de son arrivée. Aussitôt, suivie de ses quatre enfants, j’allai la recevoir à l’entrée de la promenade. Ses enfants tenaient des râteaux, pour marquer qu’ils venaient d’achever cette promenade, dont ils lui faisaient l’hommage, ce qu’exprima M. le duc de Chartres de très bonne grâce. Après cette explication, ses enfants la quittèrent, et par le chemin le plus court, furent se rendre au bosquet de l’autel. Toutes les allées étaient décorées de guirlandes de bruyères, dont la couleur violet tendre formait un effet charmant avec la verdure. Les tapis des mêmes fleurs couvraient en entier le bois, une profusion de guirlandes s’entrelaçaient aux arbres, les ruisseaux qui coupaient le gazon formaient des cascades ; une trentaine de jolies femmes, dispersées dans cette promenade, la beauté du ciel, tout cela formait un ensemble dont il est difficile de se faire une idée. Nous fîmes promener madame la duchesse d’Orléans environ un quart d’heure. Au bout de ce temps la musique cessa, et nous arrivâmes au bosquet. Là elle retrouva, autour de l’autel, ses quatre enfants, formant le plus charmant groupe. L’autel et tout le bosquet étaient ornés de guirlandes de fleurs. Les enfants en tenaient qu’ils posaient sur l’autel. M. le duc de Chartres, assis au pied, tenait un style, et paraissait écrire sur l’autel le mot Reconnaissance. Après avoir laissé le temps de contempler ce tableau, les enfants de madame la duchesse d’Orléans se jetèrent dans ses bras. Tout ce qui était là fondait en larmes : ce qui prouve que les émotions les plus vives sont souvent produites par les choses les plus plus simples.
De Givet, M. le duc et madame la duchesse d’Orléans voulurent bien revenir à Paris par Sillery, où ils restèrent au château une quinzaine de jours, avec beaucoup d’autres personnes que M. de Sillery invita. Il donna de superbes fêtes à madame la duchesse d’Orléans : il avait déjà fort embelli Sillery, où il avait fait une chose unique sur les étangs, qui sont plus beaux qu’ailleurs, parce qu’une rivière les traverse. M. de Genlis y avait fait faire autant de petites îles que j’avais d’élèves ; mais elles aboutissaient toutes par des ponts charmants à une grande île qui portait mon nom.
L’année suivante, M. le duc d’Orléans acheta la terre de Lamothe, sur le bord de la mer ; nous allâmes y passer six mois. L’on nous apportait successivement, chaque matin, tous les coquillages et poissons de mer que nous voulions voir vivants. Mes élèves y acquirent toutes les connaissances locales qu’on pouvait y prendre.
Nous fîmes de nombreuses excursions dans les environs. Nous assistâmes au baptême d’un vaisseau neuf, qui n’était pas encore nommé. On désira que M. le duc de Chartres lui donnât son nom, et qu’il en fût sur-le-champ le parrain ; j’y consentis avec d’autant plus de plaisir que je n’avais jamais vu cette cérémonie. Il y avait sur le gaillard d’arrière un table couverte d’une nappe garnie de dentelle, et sur cette table un bénitier et des assiettes contenant du sel et du blé. Des prêtres en habits sacerdotaux, entouraient la table. M. le duc de Chartres et Mademoiselle furent les parrain et marraine. Le curé leur fit un discours touchant, après quoi les prêtres ont chanté des prières. Ensuite le curé bénit le vaisseau. Il en fit le tour en y répandant du sel et du blé, symbole de l’abondance. Il me semble que cette bénédiction d’un vaisseau neuf, prêt à partir pour une longue et périlleuse navigation, est en effet un très beau sujet de discours adressé à un jeune prince. On expliqua à mes élèves, avec le plus grand détail, la manœuvre d’un vaisseau. Nous visitâmes aussi le chantier, où nous vîmes deux bâtiments en construction.
Nous visitâmes un village très singulier, à trois petites lieues de Lamothe, nommé Cayeu. Il est sur le bord de la mer, et composé d’environ huit cents maisons. Le bord de la mer est là très élevé, et n’est formé que par du sable excessivement fin que le vent y porte du rivage. Il en résulte que le vent, repoussant ce même sable de ce bord escarpé très au loin, il couvre en totalité, non seulement tout l’espace occupé par le village, mais encore une grande étendue par-delà ; de manière qu’en marchant dans ce triste lieu on enfonce dans le sable jusqu’au-dessus de la cheville du pied, et que, dans cette vaste étendue il ne peut croître ni un arbre, ni un buisson, ni un seul brin d’herbe, ni de mousse. On se croit là transporté dans les déserts arides et brûlants de l’Afrique ; et lorsque le vent est violent, ce qui est fréquent sur les côtes de la mer, le sable s’élève dans les airs en épais tourbillons et couvre entièrement ce malheureux village. Mais la pêche, et par conséquent une subsistance assurée, retiennent là ces infortunés habitants, malgré tant de calamités et malgré la privation de la verdure, des fruits, des légumes, de l’eau douce, et de tout ce que la nature offre partout aux paysans les plus pauvres. Leur situation nous parut d’autant plus affreuse, qu’à cinq cents pas du terrain qu’ils occupent on trouve des prairies et des champs cultivés, et qu’ils ont ainsi sous les yeux un objet de comparaison bien affligeant pour eux. Je n’ai rien vu qui m’ait autant attristée que l’aspect de ce village. D’un côté, à son extrémité sur le bord de la mer, cette immense étendue d’eau sans limites ; de l’autre, une vaste plaine de sable blanc, parsemée de méchantes cabanes de pêcheurs ; pas une pointe de verdure ; un soleil ardent qui se réfléchit sur un sable éclatant, un air obscurci et souillé par une poussière éternelle, le lugubre mugissement des flots, tout concourt à rendre ce village le plus affreux séjour de l’univers. Cependant on y vit, on y reste, et même la population y est très considérable ; on y trouve une multitude d’enfants. Quel est donc le pouvoir de l’habitude et de l’attachement à la vie ! La subsistance de ces pêcheurs est assurée, et ils consentent à tout souffrir à condition d’être sans inquiétudes sur les moyens de prolonger cette pénible existence. Que dis-je ? peut-être même que la plus grande partie de ces habitants, objet de notre pitié, préfère cette terre dépouillée qui les a vus naître, aux champs fertiles de leurs voisins ; car comme l’a dit un poète connu :
[1] « L’amour du nid paternel est un instinct de la nature. »
De Lamothe nous allâmes au Havre-de-Grâce, où nous visitâmes les arsenaux et ensuite la jetée. Nous y vîmes un horrible monument de la cupidité et de l’iniquité des hommes ; c’était un gros vaisseau très lourd, qu’on appelle un négrier, bâtiment destiné à faire la traite des nègres ; il était très massif, parce qu’il était plein de cachots pour renfermer les malheureux nègres.
Du Havre nous nous rendîmes à Pontorson, où nous changeâmes de chevaux pour aller au mont Saint-Michel. Il n’y a que trois lieues ; mais, pendant plus d’une lieue, les chemins étaient excessivement mauvais. Nous fûmes obligés d’en faire la plus grande partie à pied. Pour arriver au mont Saint-Michel, dans de certains temps, et le plus communément, il faut saisir l’heure de la marée, où la mer abandonne cette plage ; mais, dans le moment où nous étions en marche, la mer s’était retirée depuis quelques heures. Nous arrivâmes à la nuit tout à fait fermée : c’était un spectacle surprenant que les approches de ce fort, au milieu de la nuit, sur cette plage sablonneuse et nue, avec des guides portant des flambeaux et poussant des cris horribles, pour nous faire éviter des trous profonds et des endroits dangereux, de manière qu’il fallait faire mille et mille détours avant d’arriver. On voyait de très près ce fort, qui était tout illuminé, dans l’attente des princes ; on croyait qu’on y touchait, et l’on tournait toujours sans l’atteindre. Nous entendions un bruit lugubre de cloches qu’on sonnait en l’honneur des princes ; et cette triste mélodie ajoutait beaucoup à l’impression mélancolique que nous causaient tous ces objets nouveaux. C’est bien de ce château qu’on peut dire qu’il est posé
car en effet son élévation est prodigieuse, on ne peut s’en faire une idée. Son aspect est très imposant par ses tours, ses fortifications et son architecture gothique qui le rend plus vénérable. Nous entrâmes d’abord dans une citadelle où des gens du lieu, habillés en soldats, et avec des fusils, attendaient mes élèves. On n’envoyait dans cette forteresse des troupes qu’en temps de guerre ; mais en temps de paix, c’était le prieur qui était commandant du fort. Après avoir passé la citadelle, nous entrâmes dans la ville, qui était très petite et fort pauvre : c’est une longue rue extrêmement étroite, qui va toujours en montant et en tournant, et dans laquelle on ne peut aller qu’à pied. Tout le monde avait éclairé sa maison, et était sur le pas de sa porte. Après avoir ainsi grimpé pendant une demi-heure, escortés de tous les religieux et de gens qui portaient des lanternes, nous quittâmes la ville, et nous trouvâmes des escaliers très raides et très hauts, tout couverts de mousse et de ronces ; il fallut monter environ quatre cents marches. De temps en temps on trouvait des repos, c’est-à-dire de petites esplanades remplies d’herbages et de ronces, et allant toujours en montant. Cette grimpade est la chose la plus fatigante qu’on puisse imaginer ; nous étions tous en nage, quoiqu’il ne fît pas chaud. Enfin, nous entrâmes dans une vaste église dont le chœur était très beau et d’une grande noblesse : nous étions alors dans le couvent. Après avoir traversé l’église, il fallut encore monter un escalier qui nous conduisit aux appartements, qui sont grands et propres. Au-dessus de ces logements il y avait encore quatre cents marches qui menaient à un belvédère placé au sommet de ce fort. L’air y était très vif, mais sain ; on y buvait de l’eau de citerne, qui n’était pas mauvaise. L’hiver y est extrêmement rigoureux, et commence avec l’automne ; il n’y fait jamais bien chaud. Quelques maisons de la ville ont de très petits jardins, et quelques habitants, des vaches ; mais les religieux étaient obligés de prendre ailleurs leurs provisions, même du pain, parce qu’à cause de la cherté du bois, on n’en faisait point au mont Saint-Michel ; on le faisait venir de Pontorson. On n’a du poisson sur cette plage que très rarement et par hasard : ainsi, au milieu de la mer, on est encore obligé de l’acheter. Les religieux avaient, à une lieue et demie du fort, une maison de campagne avec un superbe jardin qui les fournissait de légumes. Ils étaient douze religieux, et ne recevaient point de novices. Il me parut qu’en général ils cherchaient, autant qu’ils le pouvaient, à adoucir le sort des prisonniers. Ils nous assurèrent qu’ils ne les renfermaient point à moins d’ordres très positifs du roi, et détaillés sur ce point ; et que, même très communément, ils les mènent promener aux environs.
Je les questionnai sur la fameuse cage de fer ; ils m’apprirent qu’elle n’était point de fer, mais de bois, formée avec d’énormes bûches laissant entre elles des intervalles à jour de la largeur de trois à quatre doigts. Il y avait environ quinze ans qu’on n’y avait mis de prisonniers à demeure, car on y en mettait assez souvent (quand ils étaient méchants, me dit-on) pour vingt-quatre heures ou deux jours, quoique ce lieu fût horriblement humide et malsain, et qu’il y eût une autre prison aussi forte, mais plus saine. Là-dessus je témoignai ma surprise. Le prieur me répondit que son intention était de détruire un jour ce monument de cruauté. Alors Mademoiselle et ses frères se sont écriés qu’ils auraient une joie extrême de le voir détruire en leur présence. A ces mots, le prieur nous dit qu’il était le maître de l’anéantir, parce que monseigneur le comte d’Artois, ayant passé, quelques mois avant nous, au mont Saint-Michel, en avait positivement ordonné la démolition ; le prieur ajouta que diverses raisons l’avaient forcé de différer, mais qu’il allait accorder aux princes cette satisfaction le lendemain matin, et que ce serait certainement la plus belle fête qu’on leur eût jamais donnée.
Quelques heures avant notre départ du mont Saint-Michel, le prieur, suivi des religieux, de deux charpentiers, d’un des suisses du château, et de la plus grande partie des prisonniers (nous avions désiré qu’ils vinssent avec nous), nous conduisit au lieu qui renfermait cette terrible cage. Pour y arriver, on était obligé de traverser des souterrains si obscurs, qu’il y fallait des flambeaux ; et, après avoir descendu beaucoup d’escaliers, on parvenait à une affreuse cave où était l’abominable cage, d’une petitesse extrême et posée sur un terrain humide où l’on voyait ruisseler l’eau. J’y entrai avec un sentiment d’horreur et d’indignation, tempéré par la douce pensée que du moins, grâce à mes élèves, aucun infortuné désormais n’y réfléchirait douloureusement sur ses maux et sur la méchanceté des hommes. M. le duc de Chartres, avec l’expression la plus touchante, et une force au-dessus de son âge, donna le premier coup de hache à la cage, ensuite les charpentiers en abattirent la porte et plusieurs pièces de bois. Je n’ai rien vu de plus attendrissant que les transports, les acclamations et les applaudissements des prisonniers pendant cette exécution. C’était sûrement la première fois que ces voûtes retentissaient de cris de joie. Au milieu de tout ce tumulte je fus frappée de la figure triste et consternée du suisse du château, qui considérait ce spectacle avec le plus grand chagrin. Je fis part de ma remarque au prieur, qui me dit que cet homme regrettait cette cage, parce qu’il la faisait voir aux étrangers. M. le duc de Chartres donna dix louis à ce suisse, en lui disant qu’au lieu de montrer à l’avenir la cage aux voyageurs, il leur montrerait la place qu’elle occupait, et que cette vue leur serait sûrement plus agréable… Après la messe, nous parcourûmes toute la maison ; nous vîmes une énorme roue, au moyen de laquelle, avec des câbles, on montait par une fenêtre les grosses provisions pour le château ; on attachait ces provisions sur la grève avec des câbles qui tiennent à cette grande roue posée dans l’intérieur du fort à une ouverture de fenêtre, et la roue, en tournant, hisse et enlève tout ce qui est attaché au câble. De là, nous allâmes nous promener sur les terrasses ou parapets qui sont excessivement élevés. De ce lieu, la vue est admirable de tous côtés ; on voit le mont Tombelaine, qui est plus grand que le mont Saint-Michel, et qui n’est point habité. Il est couvert de bons lapins, et à trois quarts de lieue du mont Saint-Michel, ce qui semble incroyable ; car, comme il est isolé dans la mer ainsi que ce premier mont, et qu’on n’a point aux environs d’objet de comparaison qui puisse faire juger de sa grandeur, il nous paraissait d’une petitesse extrême et à cent pas de nous. Ensuite nous vîmes ce qu’on appelle la salle des Chevaliers, qui est vaste et belle, et soutenue par des colonnes ; elle tire son nom de l’usage qu’avaient les chevaliers de Saint-Michel d’aller à ce mont. La bibliothèque était fort médiocre ; ce qui me fit de la peine, en songeant combien une bonne collection de livres serait utile et même nécessaire à des prisonniers.
La tradition superstitieuse rapportait que saint Michel avait fait des miracles sur ce mont alors habité par des ermites ; qu’ensuite le saint ordonna d’y bâtir, et que ce mont s’appela d’abord mont de Tombe, à cause de sa forme. Les anciens ducs de Normandie, et d’autres princes, firent des pèlerinages à ce mont, et des présents que nous vîmes dans le trésor de l’église. On y faisait encore des pèlerinages, et on nous chargea de médailles et de petites coquilles d’argent, comme on en donne aux pèlerins. Nous obtînmes pour plusieurs prisonniers une permission qu’ils désiraient ardemment, celle de nous suivre jusqu’au bas du château. Il y en avait un qui, enfermé depuis quinze mois, n’avait pas eu jusqu’à ce jour la liberté de sortir du haut du fort : lorsqu’il se trouva hors du couvent sur la petite esplanade, et surtout lorsqu’il eut aperçu l’herbe qui couvre les marches de l’escalier, il éprouva un mouvement de joie et d’attendrissement impossible à dépeindre : il me donnait le bras, et à chaque pas que nous faisions il s’écriait avec transport : — O quel bonheur de marcher sur l’herbe !
Je fus charmée d’avoir vu ce lieu si triste mais singulier, ce château amphibie, rejeté tour à tour par la mer et par la terre ; car ce mont est pendant une partie du jour une île isolée au milieu des flots, et pendant l’autre partie il se trouve posé sur une vaste étendue de sable aride.
En quittant le mont Saint-Michel, nous passâmes à Saint-Malo, où nous vîmes un exemple très singulier de ce que peut l’activité réunie à l’industrie. Il y avait dans cette ville, quinze ans auparavant, un négociant nommé Dubois qui se ruina ; n’ayant plus rien au monde, il se disposait à passer aux Indes, lorsqu’un vaisseau qu’on croyait perdu entra dans le port. Dubois avait des intérêts sur ce bâtiment qui avait gagné des richesses immenses, et qui rapportait à Dubois six cent mille livres ; avec cette somme il fit d’autres entreprises qui prospérèrent. Alors il obtint la permission de construire un port à ses frais à une petite lieue de Saint-Malo, dans un endroit nommé Montmarin. Ce port était achevé, et était en petit exactement semblable à celui de Brest. Dubois fit bâtir là un joli château qu’il habitait, et il se mit à construire des vaisseaux, qu’il vendait ; de manière que cette portion de terre, conquise par l’industrie, était devenue la propriété de Dubois, et une espèce de république fondée et gouvernée par lui.
Depuis longtemps la révolution se préparait, elle était inévitable ; le respect pour la monarchie était tout à fait détruit, et il était de bon air de braver en tout la cour. On n’allait faire sa cour à Versailles qu’en se plaignant et en gémissant ; on répétait que rien n’était ennuyeux comme Versailles et sa cour, tout ce que la cour approuvait était désapprouvé par le public ; les pièces de théâtre applaudies à Fontainebleau étaient communément sifflées à Paris. Un ministre disgracié était sûr de la faveur du public, et, s’il était exilé, tout le monde s’empressait de l’aller voir, non par véritable grandeur d’âme, mais pour suivre cette mode de blâmer tout ce que faisait la cour. Les finances étaient en fort mauvais état ; on imagina, pour y remédier, d’assembler les états généraux.
Le désir de faire tout voir à mes élèves (ce qui, dans cette occasion, m’entraîna dans une démarche imprudente) m’engagea à revenir de Saint-Leu passer quelques jours à Paris, pour voir, du jardin de Beaumarchais, tout le peuple de Paris se relayer pour abattre et démolir la Bastille. Il est impossible de se faire une idée de ce spectacle ; il faut l’avoir vu pour se le représenter tel qu’il était : ce redoutable fort était couvert d’hommes, de femmes et d’enfants travaillant avec une ardeur inouïe, et jusque sur les parties les plus élevées du bâtiment, et de ses tours. Ce nombre étonnant d’ouvriers volontaires, leur activité, leur enthousiasme, le plaisir de voir tomber ce monument affreux du despotisme ; ces mains vengeresses, qui semblaient être celles de la Providence, et qui anéantissaient avec tant de rapidité l’ouvrage de plusieurs siècles, tout ce spectacle parlait également à l’imagination et au cœur. Personne n’a été plus épouvanté que moi des excès commis à la prise de la Bastille ; mais, comme aussi j’ai été témoin pendant plus de vingt ans des emprisonnements arbitraires, comme je n’avais jamais jeté les yeux sans frémir sur cette citadelle, j’avoue que sa démolition m’a causé l’émotion et la joie les plus vives. J’eus aussi la curiosité de voir le club des Cordeliers.
Dans ces premiers temps de la révolution, l’aîné de mes élèves eut un mouvement de générosité et de grandeur d’âme que je ne puis passer sous silence : il apprit, en ma présence, qu’un décret venait d’annuler les droits d’aînesse ; aussitôt il embrassa M. le duc de Montpensier, en s’écriant : — Ah ! que cela me fait plaisir ! Il fut reçu au club des Jacobins, par la volonté de M. le duc d’Orléans, et non assurément par la mienne ; et cependant ce fut là le prétexte qu’on employa pour détacher de moi madame la duchesse d’Orléans.
Dès que M. le duc de Chartres eut atteint sa dix-septième année, M. le duc d’Orléans me déclara que son éducation était finie, et l’on forma sa maison ; mais M. le duc de Chartres eut assez de raison et d’attachement pour moi pour me dire qu’il viendrait tous les jours, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, prendre ses leçons à Belle-Chasse, et il n’y a jamais manqué.
Parmi un grand nombre de conseils que j’écrivis pour mes élèves au cours de leur éducation, sous forme de réprimande, en voici une que j’adressai à M. le duc de Chartres : « M. le duc de Chartres est un peu plus à la société et moins occupé de me poursuivre et de se mettre dans ma poche ; il sait combien de prix j’attache à son amitié, mais il ne doit attribuer qu’à la mienne la manière fâcheuse dont je le reçois souvent lorsqu’il oublie tout ce qu’il doit aux autres pour me suivre, se mettre à côté de moi, et enfin ne s’occuper que de moi, ce qui lui donne l’air niais d’un petit garçon qui n’ose pas s’éloigner une minute de son mentor ; rien de plus puéril, de moins fait pour un homme, que cette manière d’aimer que vous avez continuellement avec moi, et qui fait que vous n’écoutez et ne regardez que moi ; que vous avez une tristesse invincible quand vous ne pouvez vous placer en voiture à côté de moi, etc., etc. Vous n’imaginez pas à quel point ces manières vous rendent maussade pour les autres ; si vous avez envie de me plaire, soyez aimable pour tout le monde. »
A Belle-Chasse j’eus des liaisons avec madame Necker ; et, avant la révolution, elle me prévint, m’écrivit les lettres les plus obligeantes, et vint me voir : elle m’amena sa fille, qui n’était point encore mariée, et qui avait seize ans. Cette jeune personne n’était pas jolie, mais elle était très animée et parlait beaucoup trop, mais avec esprit. Je me souviens que je fis une lecture à madame Necker d’une de mes pièces du Théâtre des jeunes personnes, celle qui a pour titre Zélie ou l’Ingénue ; sa fille était en tiers avec nous. Je ne puis exprimer l’enthousiasme de cette jeune personne pendant cette lecture ; elle pleurait, faisait des exclamations à chaque page, me baisait les mains à toutes minutes ; elle m’embrassa beaucoup. J’étais loin d’imaginer que cette même personne serait un jour mon ennemie. Madame Necker l’avait fort mal élevée, en lui laissant passer dans le salon les trois quarts de ses journées, avec la foule des beaux esprits de ce temps ; et tandis que sa mère s’occupait des autres personnes, et surtout des femmes qui venaient la voir, les beaux esprits dissertaient avec mademoiselle Necker sur les passions et sur l’amour. La solitude de sa chambre et de bons livres auraient mieux valu pour elle.
J’ai beaucoup critiqué madame de Staël, dans mes ouvrages, sur des principes qu’elle a jugés elle-même répréhensibles plus tard, mais, loin d’avoir jamais attaqué sa personne et ses talents, j’ai toujours trouvé un grand plaisir à lui rendre une entière justice, et même à conter plusieurs traits de sa vie qui n’étaient pas connus, et qui honorent également son âme et son caractère.
Ce fut à Belle-Chasse que m’arrivèrent les événements les plus brillants de ma vie, les mariages de mes deux filles. Ce fut madame de Pont, intendante de Moulins, une de mes amies, qui me donna l’idée du mariage de la seconde. M. de Genlis n’avait point encore hérité de madame la maréchale d’Étrée ; ses dettes l’avaient forcé de vendre la terre de Sissy. Les grâces que j’avais obtenues au Palais-Royal pour le mariage de ma fille aînée m’ôtaient la possibilité d’en demander de nouvelles pour celui de la seconde. Ainsi, je ne pouvais espérer de lui faire faire un bon mariage, et c’était pour moi le sujet d’une inquiétude continuelle. Madame de Pont me conseilla de profiter de l’amitié que madame de Montesson avait pour M. le vicomte de Valence, qui l’engagerait facilement à lui donner ma fille en mariage et à la doter. Madame de Pont se chargea de lui en parler ; et, comme elle l’avait prévu, ma tante, qui n’aurait pas fait la moindre chose pour tout autre mariage, fit pour celui-là au delà de tout ce que nous avions chez elle. Pulchérie fut mariée par l’évêque de Comminges, dans la chapelle de la maison de ma tante, et, quelques jours après, elle l’emmena à sa terre de Sainte-Assise. M. de Valence avait vingt-neuf ans, ma fille en avait dix-sept ; sa figure était charmante, son cœur excellent, ses principes aussi purs que son âme. Elle avait de l’instruction, des talents ; elle peignait les fleurs, elle lisait tout haut, avec une perfection rare, la prose et les vers ; il y avait dans son esprit un mélange de finesse et de délicatesse qui lui a donné par la suite un charme particulier dans la société ; enfin, corrigée de l’excès de vivacité qu’elle avait montré dans son enfance, elle était devenue aussi douce, aussi facile à vivre, qu’elle était naturellement bonne, obligeante et sensible. Voilà ce qu’elle était quand je me séparai d’elle, et ce qu’elle est toujours à mes yeux.
La révolution éclata le 9 juillet ; c’était la veille de ma fête, que l’on célébrait à Saint-Leu par de charmants spectacles.
M. le duc de Chartres, quelque temps après la révolution, alla à son régiment, qui était à Vendôme. Il s’était baigné à midi dans la rivière ; comme il se rhabillait, un homme, saisi d’une crampe, cria au secours ; M. le duc de Chartres s’élança dans l’eau, et eut le bonheur de le sauver. Cette action, qui eut beaucoup de témoins, lui valut une couronne civique. M. le duc de Chartres m’envoya une feuille de chêne de sa couronne que j’ai encore. Dans la lettre qui contenait cet envoi, il me remerciait de lui avoir fait apprendre à nager ; je leur avais beaucoup répété que c’était une chose qu’il fallait savoir pour soi et pour les autres, et c’est ainsi que je leur fis apprendre à saigner et à panser des plaies.
Peu de temps après, j’éprouvai la plus déchirante douleur que l’on puisse ressentir : je perdis ma mère. Mes élèves l’aimaient, et ils partagèrent ma douleur de la manière la plus touchante.
J’eus dans ce temps toutes les espèces de mécontentements. M. le duc d’Orléans me fit la proposition la plus étrange : il me dit que M. le vicomte de Ségur lui avait demandé une place de secrétaire des commandements auprès de M. le duc de Chartres pour M. de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses ; je restai confondue. Après un moment de silence, je lui répondis que s’il donnait cette place à un tel homme, je quitterais le lendemain l’éducation de ses enfants. La place ne fut point donnée, mais il avait vu plusieurs fois M. de Laclos, qui lui avait plu : il forma avec lui une liaison intime ; il le consulta sur beaucoup de choses importantes, pendant la révolution ; on a vu les suites de cette confiance.
Le triste changement de madame la duchesse d’Orléans pour moi, après vingt ans de l’amitié la plus tendre et de la confiance la plus intime, devint tel que je pris enfin le parti de me retirer. La révolution seulement l’augmenta, et surtout y servit de prétexte.
Madame de Chastellux était sans cesse avec madame la duchesse d’Orléans, soit chez elle, soit en voiture, et Mademoiselle n’eut plus le bonheur de se trouver seule avec sa mère. J’avais laissé passer trois semaines sans aller dîner au Palais-Royal ; mais, au bout de ce temps, je priai Mademoiselle de prévenir madame la duchesse d’Orléans que j’aurais l’honneur de l’y conduire et d’y dîner le lendemain. Madame la duchesse d’Orléans répondit simplement que, dans ce cas, elle n’irait pas chercher Mademoiselle, puisque je la mènerais. Mais le lendemain, jour du dîner, elle me fit dire à deux heures après-midi qu’elle ne dînerait pas chez elle, parce qu’il lui était survenu une affaire ; je ne soupçonnai point encore la vérité. M. le duc d’Orléans était à la campagne ; il revint et m’apprit avec beaucoup d’émotion et de mécontentement qu’il avait retrouvé madame la duchesse d’Orléans plus aigrie que jamais, sans qu’elle en eût pu dire la cause ; mais qu’elle avait déclaré qu’elle ne pouvait se résoudre à me recevoir davantage chez elle. Qu’alléguait madame la duchesse d’Orléans ? rien, sinon une répugnance invincible à me voir et à me recevoir. M. le duc d’Orléans n’employa encore, dans cette occasion, que les prières et les représentations, qui furent également vaines.
Le dimanche suivant, je laissai aller mes élèves sans moi au Palais-Royal, et depuis cette époque je n’y ai pas remis le pied. Les traitements de ce genre se multiplièrent à l’infini ; M. le duc d’Orléans donna à dîner à ses enfants, à Mousseaux ; leur mère n’y voulut pas venir, parce que j’y étais. Elle venait toujours chercher Mademoiselle avec deux ou trois personnes dans sa voiture, la menait promener chez des marchands, suivie de madame de Chastellux et d’autres personnes. Mademoiselle donna dans l’hiver, non des bals, le peu d’étendue de son logement ne le permettait pas, mais quatre goûters dansants ; M. le duc d’Orléans vint à tous ; madame la duchesse d’Orléans, malgré la prière de ses enfants, n’y voulut jamais paraître ; les témoignages de sa haine devinrent si éclatants et si bizarres, qu’après avoir souffert et toléré avec une douceur et une patience inaltérables pendant si longtemps des injustices si étranges, M. le duc d’Orléans résolut d’y mettre un terme. Il alla trouver un matin madame la duchesse d’Orléans, pour lui déclarer qu’il exigeait d’elle ce qu’elle avait constamment refusé à ses prières, c’est-à-dire une explication positive et détaillée avec moi ; madame la duchesse d’Orléans, après beaucoup de difficultés, y consentit. Elle vint chez moi le lendemain matin à neuf heures. Madame la duchesse d’Orléans parut, et à peine eus-je jeté les yeux sur elle qu’une partie de mes espérances s’évanouit. Elle s’avança brusquement, s’assit, m’imposa silence, tira de sa poche un papier, en me disant du ton le plus impérieux qu’elle allait me déclarer ses intentions, et aussitôt elle me fit à haute voix, et avec une extrême volubilité, la lecture de l’écrit du monde le plus surprenant. Madame la duchesse d’Orléans me signifiait dans cet écrit que, vu la différence de nos opinions, je n’avais d’autre parti à prendre, si j’étais honnête, que de me retirer sans délai ; je prendrais les précautions nécessaires pour que Mademoiselle n’en fût pas trop affligée, ce qui me serait bien facile, en disant que j’allais en Angleterre prendre les eaux pour ma santé, mais que si je résistais, comme elle était au désespoir que ses enfants fussent entre mes mains, il n’y avait point d’éclat auquel je ne dusse m’attendre. Quand l’excès de ma surprise put me permettre de parler, je répondis qu’après une déclaration aussi positive, je n’avais en effet d’autre parti à prendre que celui de me retirer. J’ajoutai que mon respect pour madame la duchesse d’Orléans, et la connaissance que j’avais de son caractère et de sa délicatesse ne me permettaient pas de lui attribuer l’étrange écrit qu’elle venait de me lire, dont les sentiments étaient si peu dignes d’elle. Je terminai, en assurant madame la duchesse d’Orléans que je quitterais Belle-Chasse aussitôt que Mademoiselle aurait fait ses Pâques. Je promis de partir secrètement et de prendre toutes les précautions possibles pour lui adoucir l’amertume de cette cruelle séparation. Cependant M. le duc d’Orléans attendait au Palais-Royal madame la duchesse d’Orléans : il croyait, d’après la parole qu’il avait reçue d’elle, qu’elle s’expliquerait avec moi, et son étonnement fut égal au mien lorsqu’elle lui déclara la vérité, et lui montra l’écrit qu’elle m’avait lu et qu’elle n’avait pas voulu laisser entre mes mains.
M. le duc d’Orléans, pour dernière ressource, employa auprès de madame la duchesse d’Orléans, M. le duc de Chartres, qu’il instruisit de tous les détails ; le cœur de madame la duchesse d’Orléans, naturellement si bon et si sensible, fut vivement ému par les prières et les larmes de son fils ; on craignit sans doute cet attendrissement, et on l’entraîna tout à coup loin de lui ; elle partit subitement pour la ville d’Eu, suivie seulement de madame de Chastellux. Alors M. le duc d’Orléans, envoyant un courrier, écrivit au véritable auteur de tant de troubles, à madame de Chastellux, pour lui déclarer que, n’attribuant qu’à ses conseils les procédés de madame la duchesse d’Orléans, il la priait de choisir une autre demeure que sa maison, et de lui faire remettre sous quinze jours les clefs de son appartement, au Palais-Royal. Je pris alors le parti de m’éloigner.
Mon projet était de voyager six semaines en Auvergne et en Franche-Comté, de revenir ensuite à Paris, à l’insu de Mademoiselle, d’y rester seulement un mois, pour y faire imprimer sous mes yeux les Leçons d’une gouvernante, de partir après pour Sillery, jusqu’aux approches de l’hiver, que je comptais passer en Angleterre.
Je reçus des lettres qui commençaient à m’inquiéter vivement sur l’état de mademoiselle d’Orléans ; mais, arrivée à Lyon, j’y trouvai des lettres si alarmantes, que je renonçai à mon voyage de Franche-Comté, et je pris la résolution de retourner, sans délai, à Paris. A six lieues d’Auxerre, je rencontrai un courrier de M. le duc d’Orléans, qui avait ordre d’aller à Besançon, où on me croyait arrivée ; il me donna un paquet qui contenait des lettres de M. le duc d’Orléans, de M. de Sillery, de ma fille, de mes élèves, de M. Pieyre et de quelques autres personnes, qui toutes me mandaient que les évanouissements et les convulsions de Mademoiselle, loin de diminuer, s’aggravaient tous les jours, qu’elle dépérissait à vue d’œil, qu’enfin l’on craignait pour ses jours, pour peu que cet état affreux se prolongeât.
Comment aurais-je pu balancer à reprendre ma place auprès de Mademoiselle, quand je la savais dans cet état affreux, et que M. le duc d’Orléans me mandait qu’elle mourrait si ses espérances étaient trompées : je revins, et je trouvai effectivement ma chère élève dans un état qui me perça le cœur. Mes soins et ma tendresse lui rendirent bientôt la santé ; mais rien ne me rendit la tranquillité que j’avais perdue. Le motif d’éloignement subit de madame la duchesse d’Orléans pour moi était évidemment la différence d’opinions politiques ; je reconnais aujourd’hui que toutes ses craintes n’étaient que trop fondées. Telles devaient être les suites inévitables des principes répandus depuis un demi-siècle en France, par la fausse philosophie. Madame la duchesse d’Orléans jugea mieux que moi ; elle sut lire dans l’avenir.
Arrivée à cette grande époque de la révolution, je n’ai nullement le projet de réfuter d’absurdes inculpations. Ma conscience et l’examen de l’emploi de ma vie me donnent la certitude que l’on peut me calomnier, qu’il est impossible de me noircir.
De ma vie je ne me suis mêlée d’affaires de politique ou d’ambition ; dès la convocation des états généraux, prévoyant que le mécontentement général produirait beaucoup de troubles, je déclarai publiquement que j’irais à Nice avec mes élèves. Leurs parents y consentirent. Malheureusement, on censura tellement ce projet dans les papiers publics, il parut porter une telle atteinte à la fragile et funeste popularité de la maison d’Orléans, qu’il fallut y renoncer, du moins pour le moment.
Cependant j’obtins la promesse qu’on nous laisserait faire un voyage en Angleterre aussitôt que la Constitution serait finie ; on croyait alors que ce travail serait terminé sous peu de mois ; il fut beaucoup plus long. Malgré le désir ardent que je conservais de quitter la France, l’époque de mon départ se reculait toujours.
Après la fuite du roi à Varennes et son retour forcé à Paris, M. le duc d’Orléans me le permit enfin. Les médecins ordonnèrent à Mademoiselle d’aller en Angleterre prendre les eaux de Bath. Nous partîmes en toute règle avec des passeports qui exprimaient la permission de rester en Angleterre aussi longtemps que la santé de Mademoiselle l’exigerait. Nous partîmes le 11 octobre 1791.
Mon séjour en Angleterre fut troublé par les craintes les plus sinistres ; l’esprit de parti me donnait tout à craindre des ennemis de la maison d’Orléans ; je recevais les lettres anonymes les plus effrayantes. J’en reçus entre autres une en anglais, dans laquelle on m’appelait salvage furie (féroce furie), et l’on me menaçait de mettre le feu à notre maison pendant la nuit.
Dans les derniers jours du mois de septembre 1792, étant dans la province de Suffolk, je vis par les journaux français qu’un parti puissant formait les plus sinistres projets et voulait faire juger le roi et la reine.
Après le massacre des prisons, au mois de septembre 1792, je reçus une étrange lettre de M. le duc d’Orléans qui me mandait de revenir en France pour lui ramener sa fille. J’hésitais à le faire et je me trouvais dans la situation la plus embarrassante.
Dans les premiers jours de novembre, M. le duc d’Orléans m’envoya M. Maret, depuis duc de Bassano, et que je ne connaissais pas du tout. Il était chargé d’une procuration de M. le duc d’Orléans, qui l’autorisait à me demander de lui remettre Mademoiselle, si je ne voulais pas consentir à la reconduire moi-même sur-le-champ en France. J’étais au désespoir, ou d’être obligée d’envoyer Mademoiselle en France, ou de l’y mener. Il n’était pas digne de moi de ne pas remettre moi-même ce dépôt si cher entre les mains de celui qui me l’avait confié. Il fut décidé que je reconduirais Mademoiselle, que je la remettrais à son père, en lui donnant ma démission de gouvernante. Nous partîmes en effet le lendemain pour retourner en France, le 20 octobre 1792.
Notre trajet sur mer fut très orageux ; nous avions le vent en poupe, mais il était de la violence la plus effrayante ; nous fîmes ce voyage en cinq quarts d’heure et douze minutes, chose qui a peu d’exemples. Quand nous débarquâmes un peuple immense était attroupé sur le rivage : il accueillit Mademoiselle avec de grandes acclamations et des transports qui allaient jusqu’à l’enthousiasme ; c’est le dernier hommage que son nom malheureux ait reçu en France.
Je trouvai à Belle-Chasse M. le duc d’Orléans, M. de Sillery et cinq ou six autres personnes. Je remis Mademoiselle entre les mains de son père ; je lui dis, en présence de tout le monde, que je lui rendais avec douleur ce dépôt si cher, que je donnais ma démission de gouvernante, et que je repartais le lendemain matin pour l’Angleterre. M. le duc d’Orléans eut l’air consterné ; il m’emmena dans une chambre voisine, et là il m’apprit que sa fille, par un décret tout nouveau et d’un effet rétroactif, se trouvait par son âge (elle avait quinze ans) dans la classe des émigrés, pour n’être pas revenue à l’époque prescrite ; il ajouta que c’était ma faute, parce que je n’avais pas voulu la ramener sur-le-champ la première fois qu’il l’avait demandé, mais il assura qu’on ferait des exceptions à cette loi, et qu’il était certain que sa fille serait à la tête ; qu’en attendant il fallait qu’elle se soumît à la loi, et qu’elle allât en pays neutre attendre ce décret sur les exceptions ; qu’en conséquence il me conjurait de la conduire à Tournay (la Belgique n’était point encore réunie à la France) ; que le décret d’exception serait sûrement publié sous huit jours, qu’il irait lui-même chercher sa fille, et qu’alors je serais libre ; il se flattait que je n’aurais pas la cruauté de lui refuser cette dernière preuve d’attachement à une enfant à laquelle j’en avais donné tant. Je répondis sèchement que je conduirais Mademoiselle à Tournay, mais sous la condition que si le décret d’exception n’était pas publié sous quinze jours, il enverrait une personne à Tournay, pour me remplacer auprès de Mademoiselle ; il m’en donna sa parole d’honneur.
J’eus un long entretien avec M. de Sillery ; je le conjurai, en versant des larmes, de quitter la France ; il lui était facile de s’évader et d’emporter au moins deux cent mille francs : il m’écouta sans m’interrompre, il parut ému. Il me répondit qu’il abhorrait tous les excès de la révolution, mais que je voyais trop en noir l’avenir ; que Robespierre et ses adhérents étaient trop médiocres pour ne pas perdre promptement tout leur ascendant. J’insistai, mais toutes mes prières, toutes mes instances furent inutiles. Il me parla de M. le duc d’Orléans, et il me dit qu’il se perdait, parce qu’il mettait toute son espérance dans les jacobins qui se plaisaient à l’avilir afin de pouvoir ensuite le sacrifier plus facilement, qu’au fond il se repentait de s’être engagé dans une telle route, mais que, croyant impossible d’en sortir, il s’y jetait à corps perdu, se flattant de trouver ainsi l’enthousiasme qu’il n’avait nullement.
Nous partîmes le lendemain matin ; M. le duc d’Orléans, plus sombre que jamais, me donna le bras pour me conduire à la voiture : j’étais fort troublée, Mademoiselle fondait en larmes, son père était pâle et tremblant. Lorsque je fus dans la voiture, il resta immobile à la portière, et les yeux fixés sur moi ; son regard lugubre et douloureux semblait implorer la pitié !… « Adieu, Madame ! » me dit-il. Le son altéré de sa voix porta au comble mon saisissement ; ne pouvant proférer une seule parole, je lui tendis la main, il la prit, la serra fortement, ensuite, se tournant et s’avançant brusquement vers les postillons, il leur fit un signe et nous partîmes.
M. de Sillery, M. le duc de Chartres et mon neveu César du Crest nous accompagnèrent jusqu’aux frontières ; j’en fus bien aise, car le peuple, par son ton et ses manières, était devenu effrayant. J’avais laissé à Belle-Chasse la valeur de plus de cinquante mille francs en meubles, en argenterie, en bijoux, en tableaux, en livres, instruments, histoire naturelle, etc. J’étais si troublée en partant, que je laissai une quantité de choses ; lors de la confiscation, tout fut vendu.
Cependant, trois semaines s’étaient écoulées à Tournay, et M. le duc d’Orléans n’envoyait personne pour me remplacer auprès de Mademoiselle. Au mois de décembre, Mademoiselle eut une maladie très sérieuse, une fièvre bilieuse. Je la soignai avec toute l’affection que pouvait inspirer la tendresse maternelle la plus vive. Cette maladie, dont la convalescence fut languissante et longue, m’ôta toute idée de m’éloigner d’elle dans un tel moment. Enfin, le mois de janvier arriva, ainsi que la funeste catastrophe de la mort du roi. M. le duc de Chartres, qui était venu nous rejoindre à Tournay, reçut une lettre de son père, qu’il me montra et qui commençait ainsi : « J’ai le cœur navré, mais pour l’intérêt de la France et de la liberté, j’ai cru devoir…! etc… »
Cette lettre fit sur M. le duc de Chartres la même impression que sur moi : nous fûmes saisis d’horreur et consternés. Mon malheureux mari m’écrivit à la même époque ; il m’envoyait un grand nombre d’exemplaires de son opinion sur le procès du roi.
M. de Sillery terminait ainsi sa lettre : « Je sais parfaitement qu’en prononçant cette opinion, j’ai prononcé mon arrêt de mort… » Aussi, en sortant de l’assemblée, saisi d’horreur et pénétré d’indignation, il alla sur-le-champ se mettre volontairement dans la prison de l’Abbaye !… Hélas ! il aurait pu encore se sauver !… Cette lettre me déchira le cœur ; cependant, comme je ne voyais nul prétexte pour lui ôter la vie, je me persuadai qu’il en serait quitte pour une captivité de quelques mois. Je ne songeais pas à la cupidité des jacobins, et que l’infortuné avait plus de cent mille livres de rente !
La Belgique fut réunie à la France, et quoiqu’on ait beaucoup écrit qu’elle ne le fut que par son vœu, je puis assurer qu’elle n’en avait nulle envie, et qu’elle y fut forcée.
Le général Dumouriez arriva à Tournay le mardi 26 mars 1793. Ainsi que tous les Français qui passaient à Tournay, il vint chez mademoiselle d’Orléans. Je fus charmée de voir cet homme si célèbre ; quoiqu’il fût vaincu, et que je le crusse poursuivi par les Autrichiens, sa seule présence me rassurait.
Je vis que la Belgique allait retomber au pouvoir des Autrichiens, et que la fuite serait impossible pour nous, soit en France ou soit dans les pays étrangers. Je sollicitai donc vivement mon retour ; on m’écrivit, au mois de mars 1793, que M. le duc d’Orléans allait obtenir le rappel de mademoiselle d’Orléans, mais que le mien était encore ajourné. Croyant que mademoiselle d’Orléans allait rentrer, je devais m’occuper des moyens de me mettre en sûreté, et il faut convenir que rien n’était plus difficile, et que ma position était affreuse. J’avais fait quelques avances d’argent pour mademoiselle d’Orléans, qui me devait cent trente-deux louis ; elle avait écrit à M. le duc et à madame la duchesse d’Orléans sur cet objet et pour leur demander de lui envoyer de l’argent pour elle ; c’est ce qu’ils ne purent faire, ni à cette époque, ni à aucune autre. Ce fut alors que M. le duc de Chartres, qui n’a jamais eu de vues ambitieuses, et qui n’en avait d’autre que celle d’être utile à son pays, prit la résolution d’écrire à la Convention, pour demander la permission de quitter à jamais la France ; depuis la mort du roi, il était tombé dans le plus grand découragement.
Après avoir écrit cette lettre à la Convention, il me dit qu’il ne croyait pas pouvoir l’envoyer sans l’aveu de son père, qui était alors député à la Convention. M. le duc de Chartres envoya cette requête à son père, en le conjurant de trouver bon qu’il la fît. Nous espérions que M. le duc d’Orléans ne s’opposerait pas à ce que désirait son fils ; mais il répondit sèchement que cette idée n’avait pas de sens, et qu’il n’y fallait plus penser. M. le duc de Chartres a respecté cet ordre ; il n’en fut plus question.
M. le duc de Montpensier, son frère, désirant passionnément voir l’Italie, avait demandé à servir à Nice, ce qui lui fut accordé ; il partit de Tournay, où il était aussi avec nous.
Cependant l’armée dut évacuer Tournay et se replier sur la frontière. Nous la suivîmes ; nous quittâmes Tournay le 31 mars, de grand matin ; nous étions dans une berline dont les stores étaient baissés, et en outre de grands chapeaux avec des voiles cachaient entièrement nos visages. Nous suivîmes l’armée. Les troupes marchaient sans ordre ; les soldats étaient excessivement bruyants ; leur ton, leurs discours m’effrayaient ; je n’avais jamais fait jusqu’alors un voyage aussi désagréable. Pour éviter de tomber dans les mains des ennemis, j’allai à Saint-Amand. Je logeai, avec mademoiselle d’Orléans et ma nièce, dans la ville même de Saint-Amand, et le général Dumouriez logea à un quart de lieue, dans un endroit appelé les Boues-de-Saint-Amand, où se trouvent les bains et les étuves pour les malades.
S’il m’eût laissée dans une ville reprise par les ennemis, il est évident que mademoiselle d’Orléans et moi nous aurions été pour bien longtemps privées de notre liberté. Le 2 avril, le général Dumouriez intercepta un paquet rempli de mandats d’arrêt lancés contre presque tous les principaux officiers de l’armée, entre autres le mari de ma seconde fille, M. de Valence, M. le duc de Chartres, et contre le général lui-même que l’on accusait d’être de connivence avec l’ennemi. Ces ordres arbitraires envoyés par un simple comité (et non par la Convention), étaient signés Duhem. Je ne pouvais plus m’abuser sur le système de proscription qui s’établissait en France, si l’on avait proscrit le général Dumouriez sur de simples soupçons.
D’un autre côté, je frémissais en pensant que selon toutes les apparences, le camp allait se partager en deux partis ; que les premiers rayons du soleil éclaireraient vraisemblablement des scènes sanglantes ; si j’avais le bonheur de sortir du territoire français, que deviendrais-je dans les pays étrangers, sans recommandation, sans protection, sans amis ? Que pourrais-je opposer en outre à la haine, aux persécutions des émigrés qui ne laissait pas échapper une occasion de se manifester contre nous depuis la mort du roi. La situation de mademoiselle d’Orléans achevait de me percer le cœur. J’étais décidée, n’étant plus sa gouvernante, à ne l’associer ni à ma misère, ni à mes périls, et à la laisser entre les mains de son frère ; mais quelle affreuse séparation ! Tandis que je faisais en silence ces douloureuses réflexions, elle était couchée à côté de moi, et je l’entendais gémir sourdement : elle avait vu les préparatifs de mon départ ; elle ne comprenait que trop que mon projet n’était pas de l’emmener : elle se taisait et elle pleurait.
A sept heures, je fis mes adieux à M. le duc de Chartres ; il me renouvela les instances qu’il m’avait faites la veille de me charger de sa sœur ; il me répéta qu’il ignorait encore le parti qu’il prendrait ; que tout annonçait dans le camp une prochaine révolte, et que, dans de telles circonstances, sa sœur le gênerait mortellement et serait exposée à mille dangers affreux. Je répondis qu’à moins d’une espèce de prodige, il me paraissait impossible de passer tous les postes français, sans être reconnue et arrêtée : que, dans ce dernier cas, on nous conduirait à Valenciennes dont nous étions si près, et qu’alors perdues sans retour, nous serions envoyées à l’échafaud ; il valait mieux peut-être que mademoiselle d’Orléans se rendît à Valenciennes seule et comme de son propre mouvement, après ma fuite ; qu’alors je croyais que la plus grande rigueur à son égard se bornerait à la déporter et à la conduire hors des frontières, ce qui la ferait sortir de France sans danger. Je fus inébranlable dans mes refus jusqu’à l’instant de mon départ ; mais, au moment où je montais en voiture, M. le duc de Chartres revint tenant dans ses bras sa sœur baignée de larmes ; je la reçus dans la voiture à côté de moi, et nous partîmes sur-le-champ et avec tant de précipitation que ni mademoiselle d’Orléans ni moi ne songeâmes à prendre avec nous quelques-uns de ses effets, du moins ses bijoux ; nous oubliâmes tout. Mademoiselle d’Orléans sortait de son lit, n’avait sur elle qu’une simple robe de mousseline ; ce fut ce qu’elle emporta, et sa montre, qui était fort belle et qu’elle n’oublia point, parce qu’elle était au chevet de son lit ; elle laissa à Saint-Amand ses malles, ses robes, son linge, son écrin ; tout fut perdu, à l’exception seulement de sa harpe qu’un domestique fit charger sur un chariot qui passa, et qui nous rejoignit quelques jours après ; mais, du reste, on ne lui rapporta pas un habit, pas une chemise ; comme j’avais sauvé la plus grande partie de ce qui m’appartenait, je me trouvai heureuse de pouvoir suppléer à ce dénûment.
Nous étions quatre dans la voiture, mademoiselle d’Orléans, ma nièce, M. de Montjoye et moi. Je ne connaissais M. de Montjoye que depuis peu de jours, il voulait fuir aussi, et aller en Suisse, où il avait des parents.
Au bout de deux heures de marche, nous nous trouvâmes dans des chemins de traverse si mauvais que la voiture y cassa. Comme nous tournions autour de Valenciennes, nous n’en étions, dans ce moment, qu’à une petite demi-lieue, et nous nous trouvions dans un village rempli de volontaires, notre inquiétude fut extrême ; il fallut entrer dans un cabaret, et attendre là, plus d’une heure et demie, que la voiture fût raccommodée. Les chemins devenant toujours plus mauvais, et la nuit survenant, nous fûmes obligés, malgré le froid qui était excessif, de descendre de voiture. Nous avions fait près d’une lieue à pied, lorsque tout à coup nous fûmes arrêtés par un capitaine de volontaires et des soldats qui de loin avaient aperçu la lanterne de notre guide. Ce capitaine, peu satisfait de nos réponses, nous dit qu’il nous soupçonnait émigrées, et qu’il était décidé à nous conduire à Valenciennes. On peut juger de ce que j’éprouvai dans ce moment, mais j’eus l’air d’y consentir. Je pris le commandant sous le bras, et, dans un baragouin très peu intelligible, je lui fis mille plaisanteries sur son peu de complaisance ; tout en parlant et en riant, je marchais toujours comme si je n’avais pas le dessein de le faire changer d’avis. Au bout d’un demi-quart d’heure, il s’arrêta, me dit qu’il voyait bien que j’étais véritablement une Anglaise ; qu’il ne voulait pas nous déranger, et que nous pouvions continuer notre route vers Quiévrain. Il nous conseilla d’éteindre la lumière de notre lanterne, qui pourrait encore nous faire arrêter ; et nous conduisit dans un petit sentier détourné, par lequel nous pouvions, nous dit-il, arriver aux postes autrichiens sans rencontrer de nouvelles troupes.
Aussitôt que nous fûmes entrées dans Quiévrain, on nous demanda nos passeports. Je dis que j’étais une dame irlandaise nommée madame de Verzenay, voyageant avec mes nièces ; mais qu’étant partie dans toute la déroute du camp, je n’avais point de passeports, et, comme il en fallait pour être reçue, je demandai à parler à M. le commandant le baron de Vounianski. On me dit d’attendre dans la voiture, et qu’on allait prendre ses ordres. Un moment après, le baron vint lui-même, nous fit descendre de voiture, me donna la main, et nous conduisit chez lui, où il nous reçut à merveille. Le lendemain il nous donna une escorte et nous fit accompagner jusqu’à Mons. Un nouveau malheur m’empêcha de quitter Mons. Je couchais dans la chambre de mademoiselle d’Orléans ; je ne dormais point, et je l’entendis se plaindre et tousser toute la nuit ; je me levai au point du jour pour l’aller regarder, et je vis qu’elle avait la rougeole ; je passai dans le cabinet où couchait ma nièce, pour l’instruire de ce triste événement, et je la trouvai dans le même état. Elles étaient toutes deux si malades et avaient une fièvre si violente, que bien peu de choses m’ont causé de plus vives inquiétudes. Nous n’avions point de femme de chambre, je ne pus avoir un médecin que le soir, et il me fut impossible d’obtenir une garde, avant le quatrième jour : cependant elles furent bien soignées. Je connaissais le traitement de cette maladie. Je passai les trois premières nuits sans me coucher ; et quand j’eus une garde, je restai toujours dans la chambre de mademoiselle d’Orléans ; et pendant les neuf jours je la veillai jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Deux jours après notre départ, M. le duc de Chartres et M. Dumouriez ne se sauvèrent de Saint-Amand qu’après avoir couru les plus grands dangers, essuyé des coups de fusil, etc. ; que serait devenue cette malheureuse enfant, au milieu d’un tel désordre avec le germe d’un grande maladie (car elle partit de Saint-Amand avec la fièvre) ; la rougeole se serait déclarée de même le lendemain, et qu’aurait-on pu faire dans cet état ! Mes jeunes compagnes se trouvant en état de soutenir la voiture, quoiqu’elles fussent encore extrêmement faibles, nous partîmes de Mons le samedi 13 avril, avec M. de Montjoye. Après sept jours de marche, nous arrivâmes à Schaffhouse, en Suisse, le 26 mai. Ma joie fut extrême de me trouver dans un pays neutre.
Le besoin extrême de repos qu’avait mademoiselle d’Orléans nous fit séjourner à Schaffhouse ; M. le duc de Chartres était venu nous y rejoindre ; nous avions été reconnus par plusieurs émigrés qui nous firent beaucoup de méchancetés. Entre autres, un soir que nous nous promenions sur la place de Zurich, un émigré, avec un air très impertinent, passant auprès de Mademoiselle, accrocha exprès avec son éperon un grand pan de sa robe de gaze. Il fallut partir. Nous allâmes à Zug le 14 de mai, et nous nous établîmes dans une petite maison isolée, sur les bords du lac, à peu de distance de la ville. Nous avions pris toutes les précautions nécessaires pour n’être pas connus. Nous passâmes un mois à Zug dans la plus parfaite tranquillité, lorsque des émigrés passèrent. Ils avaient vu M. le duc de Chartres à Versailles : ils le reconnurent et, le même jour toute la petite ville de Zug sut qui nous étions. Quelques jours après, on vit paraître dans les gazettes allemandes quelques articles sur mes élèves. Cette publicité commença à déplaire aux magistrats de Zug : bientôt on leur écrivit de Berne pour leur reprocher d’accorder un asile à mademoiselle d’Orléans et à son frère. Le premier magistrat de Zug s’inquiéta, et finit par prier mes malheureux élèves de chercher une autre retraite. Où aller, sans recommandations, sans amis, n’ayant pu rester dans les deux cantons les plus tolérants de la Suisse ? M. de Montesquiou ayant rendu des services à Genève, jouissait en Suisse de beaucoup de considération, et y avait un très grand crédit. J’imaginai de lui écrire ; je lui peignis la situation de mes malheureux élèves, et je lui demandais si mademoiselle d’Orléans pouvait être reçue à Bremgarten, dans un couvent à peu de distance de cette petite ville. M. de Montesquiou se chargea de faire recevoir mademoiselle d’Orléans, ma nièce et moi, dans le couvent de Sainte-Claire, à Bremgarten. M. le duc de Chartres se décida à faire à pied le voyage entier de la Suisse ; ce qu’il a exécuté, passant partout pour un Allemand.
Au moment de partir de Zug, quand mes élèves furent obligés de payer tous les petits mémoires, ils ne se trouvèrent plus assez d’argent ; heureusement que j’en avais assez pour satisfaire à ce qu’il fallait, et pour me charger de payer au couvent, pendant un an, la pension de mademoiselle d’Orléans, outre la mienne et celle de ma nièce. La veille de mon départ de Zug, une méchanceté véritablement atroce me causa une des plus grandes frayeurs que j’aie éprouvées de ma vie. Mademoiselle d’Orléans restait tous les soirs dans le salon, au rez-de-chaussée, jusqu’à dix heures trois quarts ; elle était établie dans l’embrasure de la fenêtre, et pendant la conversation elle travaillait à de petits ouvrages ; comme depuis sa rougeole, elle avait un peu mal aux yeux, elle gardait toujours sur sa tête un grand chapeau qui lui cachait la lumière. Le 26 juin, veille de mon départ, j’étais à dix heures un quart du soir dans ma chambre, qui se trouvait précisément au-dessus du salon ; M. le duc de Chartres, suivant sa coutume, était couché, ainsi que le seul domestique qu’il y eût dans la maison. Mademoiselle d’Orléans eut quelque choses à me dire : elle se leva, laissa sa lumière sur la table, ôta son chapeau, le mit sur une des pommettes du dossier de sa chaise, et monta chez moi avec ma nièce. Je la pris sur mes genoux ; à peine étions-nous assises que nous entendîmes un bruit causé par une énorme pierre lancée contre la fenêtre du salon : une demi-minute après, plusieurs autres pierres furent de même lancées contre la fenêtre que je venais de quitter, et cassèrent les vitres avec un tel fracas que M. le duc de Chartres éveillé sauta à bas de son lit, prit un bâton (qui est une fort bonne arme dans ses mains), et courut à la porte, en appelant le domestique, qui se leva aussi : l’un et l’autre sortirent de la maison en criant après les assassins, qui se sauvèrent à toutes jambes. Nous descendîmes dans le salon, et nous vîmes que le premier coup de pierre avait été lancé vers la place qu’occupait ordinairement mademoiselle d’Orléans. On avait visé avec beaucoup de justesse ; car le carreau était brisé, le chapeau renversé, et la pierre, grosse comme le poing, suivant sa direction en ligne droite, avait été fracasser un carreau de faïence d’un poêle placé à l’extrémité du salon. J’ai conservé soigneusement ce caillou ; je le fis polir et tailler en plaque de médaillon, sur laquelle ces deux mots sont gravés : innocence, providence. La même nuit on coupa par petits morceaux deux harnais de chevaux appartenant à M. le duc de Chartres.
M. de Montesquiou nous fit recevoir au couvent de Sainte-Claire ; mais il nous recommanda de cacher avec soin qui nous étions.
Au milieu de ces peines de tout genre, j’eus la consolation de rétablir parfaitement la santé délabrée de mademoiselle d’Orléans. Je lui avais caché la mort de son infortuné père ; je connaissais son extrême sensibilité, et sa tendresse pour un père dont elle était adorée ; cependant je l’habillai de deuil, en lui disant que c’était celui de la malheureuse reine de France. Nos jours s’écoulaient tristement, mais sans ennui. Lorsque nous apprîmes par hasard que madame la princesse de Conti, tante de mademoiselle d’Orléans, habitait la Suisse et était à Fribourg, j’écrivis à Fribourg pour m’en informer. Rien n’était plus vrai. Sans l’extrême tendresse que j’avais pour mademoiselle d’Orléans, je ne serais jamais restée un an dans un lieu où j’étais horriblement persécutée, et qui d’ailleurs ne m’offrait nulle ressource ; il m’était absolument nécessaire, pour subsister, de me rapprocher d’une imprimerie ; je sentis que mademoiselle d’Orléans devait faire, auprès de madame la princesse de Conti, une démarche. Docile à la voix de la raison, elle se décida à écrire à sa tante, en lui demandant d’aller la rejoindre, en me rendant ma liberté. Huit ou dix jours après madame la princesse de Conti répondit à mademoiselle d’Orléans une lettre tendre et touchante pour lui annoncer qu’elle la recevait ; mais que cela ne pourrait être que dans un mois. Ce temps se passa bien tristement. Au moment de notre séparation la douleur de mademoiselle d’Orléans fut inexprimable. Rien ne me retenant plus à Bremgarten je le quittai à mon tour.
Mon gendre, M. de Valence, était établi dans les environs d’Utrecht. Nous avions toujours entretenu une correspondance suivie : je lui avais écrit dans les derniers temps de mon séjour à Bremgarten ; quand je sus que j’allais me séparer de mademoiselle d’Orléans, je le conjurai de me chercher, sous un nom supposé, une place de concierge dans un château. J’aurais laissé ma nièce au couvent de Sainte-Claire, entre les mains de madame l’abbesse, à laquelle j’aurais payé une demi-année de pension ; j’aurais été dans mon château, où je n’aurais rien dépensé, et dans lequel j’aurais pu travailler en secret ; j’aurais envoyé mes ouvrages en Angleterre, à Sheridan, qui les aurait parfaitement vendus ; de cette manière, j’échappais aux persécutions, et j’aurais pu amasser beaucoup d’argent. Une chose dans ce plan m’embarrassait, c’était ma harpe ; je ne pouvais me résoudre à m’en séparer ; j’étais décidée à l’emporter, en déguisant dans l’emballage la forme de l’étui, et j’espérais trouver dans le château le moyen d’en jouer incognito dans quelque coin isolé. M. de Valence rejeta cette proposition qu’il appelait une folie romanesque ; j’insistai vivement, et je donnai de si bonnes raisons qu’il me répondit promptement qu’il avait trouvé ce que je pouvais désirer ; des maîtres instruits, spirituels, très riches, ayant une fille non mariée, à laquelle j’aurais pu donner des soins d’institutrice, un château antique et vaste ; et, pour que rien ne manquât au bonheur de cette trouvaille, il m’assurait que le château contenait une superbe bibliothèque. Cette lettre m’enchanta ; mais, quelques jours après, il m’en écrivit une autre, pour se dédire formellement, en me disant qu’il ne pouvait se résoudre à se donner le ridicule de faire de moi une concierge ; il me conjurait de venir le trouver près d’Utrecht, et que là nous formerions des projets plus raisonnables. Je lui représentai qu’il existait un nombre infini d’émigrées, qui me valaient, et dont les unes, sans aucun ridicule, étaient marchandes de modes, les autres institutrices : il fut inexorable.
Nous arrivâmes donc à Utrecht : M. de Valence vint nous chercher, et nous mena à Oud-Naarden, une charmante maison de campagne qu’il avait louée sur le bord de Zuyderzée. Je me reposai là environ cinq semaines, je me décidai à m’aller établir sous la domination danoise. J’avais encore un peu d’argent, je n’en demandai point à M. de Valence : je convins seulement que je laisserais ma nièce chez lui, avec une dame étrangère qui s’y trouvait, et que je préparais l’établissement de M. de Valence à Altona, car il avait aussi le projet de s’y fixer. Je partis d’Oud-Naarden sans femme de chambre et sans domestique. Je ne savais où débarquer à Altona ; une marchande fort communicative me nomma l’auberge de Plock. J’eus lieu de m’applaudir de ce choix ; le maître de la maison était la probité même, et sa fille remplie de douceur, d’esprit, de sensibilité, ayant reçu la meilleure éducation, devint bientôt mon amie.
Sur la fin de juillet, j’allai m’établir avec ma nièce chez M. de Valence, à Sielk, à cinq lieues d’Hambourg, dans une jolie maison de campagne qu’il avait louée. J’y consentis à la condition que je lui payerais une pension. J’avais vendu au libraire Fauche trois cents frédérics d’or les Chevaliers du Cygne ; il y avait longtemps que je n’avais touché autant d’argent à la fois ; ce fut le prix que m’en offrit Fauche, qui a toujours été pour moi de la plus parfaite honnêteté. J’étais dans un tel dénûment que s’il ne m’en eût offert que cinquante frédérics, je n’aurais pas hésité à le lui donner.
M. de Valence cultivait lui-même son jardin : nous menions une vie douce et solitaire ; nous n’avions près de nous qu’un seul voisin (le seigneur du lieu), et ce voisin était pour nous l’ami le plus aimable.
Après avoir tant souffert, je me trouvais aussi heureuse que je pouvais l’être, avec d’affreux souvenirs si récents encore. J’étais fort liée avec madame Matthiessen et toute sa famille. Son fils, l’un des négociants d’Hambourg les plus distingués par son mérite, sa fortune, et la considération dont il jouissait, devint amoureux de ma nièce Henriette de Sercey : sa mère me la demanda en mariage pour lui. Ma nièce avait vingt et un ans, M. Matthiessen en avait quarante-quatre. Au bout de six mois ce mariage se fit. Je déclarai, dès le même jour, malgré les regrets de ma nièce et les offres obligeantes de M. Matthiessen, que je ne resterais point avec eux, ni à Hambourg, ni même à Sielk.
Huit jours après son mariage, je partis pour Berlin, où je me mis en pension chez mademoiselle Bocquet, qui tenait une maison d’éducation la plus fameuse de la ville. Elle me reçut à bras ouverts ; elle s’était passionnée pour moi, par mes ouvrages. Son accueil me charma, ainsi que sa conversation ; elle avait une société très aimable, composée des personnes les plus spirituelles de Berlin.
Le premier mois de mon séjour à Berlin fut un véritable enchantement. Chacun s’occupa de mon amusement. Nous allâmes jusqu’à Sans-Souci, où j’allai recueillir une quantité de souvenirs du grand Frédéric.
M. de Volney, dans un de ses ouvrages, dit que, pour juger un homme qui n’existe plus, avec lequel il n’aurait jamais eu le moindre rapport, il lui suffirait d’examiner avec une attention philosophique ses meubles, ses habits, ses bijoux, ses livres. Si l’on eût transporté M. de Volney, ce profond penseur, dans les appartements du grand Frédéric, comme il n’y aurait vu que des meubles et des draperies couleur de rose et argent, que des gravures et des tableaux mythologiques et une collection de tous les bijoux les plus fragiles, et de tous les colifichets des boutiques françaises, comme il aurait trouvé dans la bibliothèque un nombre infini d’ouvrages licencieux et de poésies frivoles, il aurait certainement pensé que le défunt était un jeune sybarite dépourvu de mérite et d’esprit : ce prétendu sybarite était un vieux guerrier, le plus grand capitaine de son temps, le roi le plus vigilant, le plus laborieux, et qui, au milieu de ses draperies couleur de rose, couchait toujours avec ses bottes.
On nous conta de ce monarque et de sa cour plusieurs traits. En voici trois qui me paraissent assez plaisants. Lorsque le roi faisait de petits voyages, il avait coutume d’emmener avec lui Voltaire. Dans une de ses courses, Voltaire, seul dans une chaise de poste, suivit le roi. Un jeune page, que Voltaire avait fait gronder avec sévérité, s’était promis de s’en venger ; en conséquence, comme il allait en avant pour faire préparer les chevaux, il prévint tous les maîtres de poste et les postillons que le roi avait un vieux singe qu’il aimait passionnément, qu’il se plaisait à faire habiller à peu près comme un seigneur de la cour, et qu’il s’en faisait suivre dans ses voyages ; que cet animal ne respectait que le roi, et qu’il était fort méchant ; que s’il voulait sortir de la voiture, on se gardât bien de le souffrir. D’après cet avertissement, lorsqu’aux postes Voltaire voulut descendre de sa voiture, tous les valets d’hôtellerie s’y opposèrent formellement ; et, lorsqu’il étendait la main pour ouvrir la portière, on ne manquait jamais de donner sur cette main deux ou trois coups de canne, et toujours en faisant de longs éclats de rire. Voltaire, ne sachant pas un mot d’allemand, ne pouvait demander l’explication de ces étranges procédés, sa fureur devint extrême et ne servit qu’à redoubler la gaieté des maîtres de poste, et, d’après les rapports du petit page, tout le monde accourait pour voir le singe du roi et pour le huer. Le voyage se passa de la sorte ; et ce qui mit le comble à la colère de Voltaire, c’est que le roi trouva le tour si plaisant qu’il ne voulut point en punir l’inventeur.
On sait combien ce prince aimait la musique. Un soir, il crut entendre une symphonie lointaine et charmante. Aussitôt il ouvre une fenêtre et reconnaît que cette musique pianissimo, à deux parties, s’exécute près de la guérite de la sentinelle en faction sous son appartement. Il appelle cette sentinelle, l’interroge, et son étonnement redouble en apprenant que c’est ce soldat qui produit l’illusion de cette prétendue symphonie en jouant à la fois, et avec perfection, de deux guimbardes. Le roi, ne concevant pas ce prodige, ordonne au soldat de monter chez lui. Le soldat répond : « C’est impossible ; je dois garder ma consigne. — Mais je suis le roi. — Je le sais ; mais je ne puis être relevé que par mon colonel. » A ces mots le roi, du premier mouvement, se fâcha ; mais la sentinelle lui dit que s’il obéissait, il le ferait punir le lendemain pour avoir manqué à la discipline. Alors le roi loua sa fermeté, referma sa fenêtre, se coucha, et, le jour suivant, fit venir ce soldat, l’entendit avec admiration, lui donna cinquante frédérics et son congé. Ce musicien d’un genre si nouveau a fait fortune en parcourant l’Allemagne. Quelques années après, je l’ai entendu à Hambourg. Il allait jouer dans les maisons, il exigeait qu’on éteignît toutes les lumières, et, lorsqu’il jouait, on croyait véritablement entendre une belle symphonie dans le lointain.
Un autre trait est l’anecdote sur notre fameux Duport, le premier violoncelle de l’Europe. Appelé en Prusse par le roi, il comptait ne passer à Berlin que cinq ou six mois. Le roi, sachant qu’il se disposait à partir, chargea quelques-uns de ses musiciens de lui donner une espèce de fête et de l’enivrer. Lorsqu’il fut dans cet état, on lui fit signer un engagement par lequel, entrant dans un régiment du roi, il s’y trouvait au nombre des tambours, de sorte qu’il n’aurait pu quitter la Prusse sans s’exposer à la peine de mort comme déserteur. Ce fut ainsi que ce grand artiste se fixa dans le Brandebourg. Il fut d’abord désespéré ; mais une forte pension, un excellent mariage le consolèrent. Il habitait Sans-Souci avec sa famille lorsque j’allai visiter cette maison royale.
Pendant mon séjour à Berlin, ma correspondance avec mademoiselle d’Orléans fut rompue. Lui ayant envoyé dans une lettre une petite miniature représentant sur un fond bleu une rose blanche et une rose rouge dans une caisse verte, madame la princesse de Conti dit que c’étaient les trois couleurs, par conséquent un signe révolutionnaire. Mademoiselle d’Orléans eut beau protester que c’étaient les cinq couleurs, puisqu’il y avait du vert et des tiges brunes ; madame la princesse de Conti persista dans son idée et lui défendit de m’écrire. Mademoiselle d’Orléans trouva le moyen d’obéir et de me donner de ses nouvelles ; elle confia son chagrin à son confesseur et le pria de m’écrire de sa part ; ce qui dura plus de dix-huit mois. Je lui envoyais mes lettres qu’il remettait.
A l’époque dont je parle, je reçus une lettre d’une personne qui m’était inconnue, et qui me mandait de ne plus écrire à ce prêtre, parce qu’il venait de mourir. Je le pleurai sincèrement, puisque je n’eus plus de nouvelles de mademoiselle d’Orléans.
On me remit dans ce temps une lettre qui, par un enchaînement particulier de circonstances, traîna prodigieusement en chemin, ce qui arrivait souvent alors. Elle montre si bien toute la bonté de l’âme de mademoiselle d’Orléans, que je la place ici. Elle est sur la mort de son malheureux père, que je lui avais cachée et qu’elle n’apprit que peu de jours après notre séparation.
Voici comment elle s’exprime :
« Fribourg, 10 octobre 1794.
« Oh !… amie chérie, à quel comble de malheurs le ciel m’a réduite ! Hélas ! je les connais tous ! Ah !… quelles douleurs… et quelles souffrances… mon trop malheureux cœur n’éprouve-t-il pas ? que cette vie est cruelle !… Mais la religion et mon cœur, amie bien-aimée, m’ordonnent de la supporter pour ceux que j’aime ; elle est à eux, et non à moi, et je la soigne comme un dépôt qu’ils m’ont confié. Hélas ! il n’y a plus que ces chers objets que j’aime si tendrement, qui puissent m’y attacher. Oh ! mon amie, pensez-vous que ceux qui sont tout à fait malheureux, et qui ne se tuent pas, soient sans religion ? Non, je ne le puis croire : sans ce motif tout-puissant, qui pourrait ne pas se débarrasser d’une existence devenue douloureuse dans tous les moments ?… Mais, grâce aux principes que vous m’avez donnés, ne soyez pas inquiète, amie bien chère, Dieu soutient votre infortunée Adèle et lui donne un courage et une force véritablement surnaturels. Ma tante me témoigne une tendresse et une sensibilité dont je suis bien touchée, et m’adoucit, par son excessive bonté, autant qu’il est possible, mon affreuse et cruelle situation. Adieu, amie tendre et chérie, je vous embrasse avec toute la tendresse de mon malheureux cœur. Je ne puis vous écrire une plus longue lettre aujourd’hui, ce sera pour la première fois. Donnez-moi souvent de vos chères nouvelles ; hélas ! j’en ai tous les jours plus besoin.
« Adèle d’Orléans. »
Je dois dire que j’ai omis, sans le vouloir, un fait intéressant : c’est qu’étant à Sielk, j’appris que mes deux derniers élèves étaient encore détenus à Marseille.
Je reçus enfin mon rappel en France ; ma joie fut fort troublée par le chagrin de quitter mes amis, qui étaient réellement au désespoir, et ce pays hospitalier dont le roi était si vertueux, et le gouvernement si doux et si équitable. Dans le second volume des Souvenirs de Félicie, je fais de la Prusse et de son roi le même éloge. Je fis paraître ce volume à l’époque où l’empereur Napoléon triomphant était à Berlin qu’il venait de conquérir.
Je trouvai à Bruxelles ma fille, madame de Valence. Après neuf ans d’absence, ma joie de la revoir fut inexprimable ; car les dangers qu’elle avait courus, les cruelles inquiétudes qu’elle m’avait causées, avaient quadruplé pour moi la longueur des douloureuses années de l’absence.
Je retournai à Paris avec ma fille ; je n’essayerai point de peindre les émotions que j’éprouvai en passant la frontière, en entrant en France, en entendant le peuple parler français, en approchant de Paris, en apercevant les tours de Notre-Dame et en passant les barrières.
Tout me paraissait nouveau ; j’étais comme une étrangère que la curiosité force à chaque pas de s’arrêter. J’avais peine à me reconnaître dans les rues, dont presque tous les noms étaient changés ; je trouvais des philosophes substitués aux saints ; j’avais été préparée à cette métamorphose en lisant l’Almanach national, où j’avais vu les saints remplacés par les sans-culottides et par des oignons, des choux, du fumier, des ânes, des cochons, des lièvres, etc., etc.
Je retrouvai à peine effacées les inscriptions qu’on avait écrites sur les façades des anciens édifices : maison ci-devant Bourbon, maison ci-devant Conti, propriété nationale, etc. Je lisais encore sur quelques murs cette phrase républicaine : La liberté, la fraternité ou la mort. Je voyais passer des fiacres que je reconnaissais pour les voitures confisquées de mes amis ; je m’arrêtais sur les quais, devant de petites boutiques, dont les livres reliés portaient les armes d’une quantité de personnes de ma connaissance, et dans d’autres boutiques, j’apercevais leurs portraits étalés en vente publique. J’entrai un jour chez un petit brocanteur qui en avait au moins une vingtaine ; je les reconnus tous, et mes yeux se remplirent de larmes en pensant que les trois quarts de ces infortunés que ces peintures représentaient avaient été guillotinés et que les autres, dépouillés de tout et proscrits, erraient peut-être encore dans les pays étrangers !…
En sortant de cette boutique, j’allai me promener sur le boulevard : un marchand, portant de charmants petits paniers d’osier, passa près de moi ; je l’arrêtai pour en choisir une demi-douzaine ; mais je n’avais pas d’argent. J’entrai dans le comptoir d’un marchand de vin auquel je demandai de l’encre et un peu de papier ; j’écrivis rapidement mon adresse que je lus tout haut au marchand de paniers. Alors le cabaretier s’écria : « Eh ben ! vous êtes cheux vous ! — Comment ? — Pardi oui ; vous êtes dans ci-devant hôtel de Genlis !… » En effet, c’était la maison qu’avait occupée, pendant quinze ans, mon beau-frère, le marquis de Genlis. Il me fut impossible de le reconnaître ; tout le rez-de-chaussée était divisé en plusieurs boutiques, et la façade des autres logements tout à fait méconnaissable. Je me hâtai de m’éloigner de ce lieu si triste pour moi.
Je vis beaucoup de parvenus qui, nés dans la classe de simples ouvriers, avaient fait les plus brillantes fortunes.
Je revis avec plaisir le fils d’un de mes anciens gardes-chasse, devenu capitaine, qui avait servi dans nos armées avec la plus grande distinction ; sa belle tournure et son bon air me rappelèrent ce mot de La Rochefoucauld : « L’air bourgeois se perd rarement à la cour, il se perd toujours à l’armée. »
Je vis des femmes qui haïssaient naturellement toute conversation intéressante et spirituelle, parce qu’elles n’y pouvaient prendre part ; du commérage ou de la médisance formaient tout leur entretien ; elles avaient refroidi tous les amis de leurs maris par leur insipidité, leur sécheresse et leur susceptibilité, défauts de toutes les femmes qui manquent d’esprit et d’éducation. La plupart de ces personnes, ridiculement vaines, comptaient les visites et marchandaient une révérence, toujours inquiètes de la manière dont on les traitait, sans savoir positivement comment on doit être traitée. Je ne retrouvai plus de bureaux d’esprit. On appelait ainsi jadis, en dérision, les maisons dont la société était principalement composée de gens de lettres, de savants et d’artistes célèbres, et dont les conversations n’avaient pour objet que les sciences, la littérature et les beaux-arts : voilà ce que les ignorants et les sots tâchèrent toujours de tourner en ridicule.
J’eus bien d’autres sujets de mécontentement : je trouvais tout changé, tout jusqu’au langage.
On parle mal en disant, la capitale, pour dire Paris ; du champagne, du bordeaux, au lieu de vin de Champagne ; ou les Français, au lieu de la Comédie-Française. Lorsqu’on dit : un louis d’or, on parle mal : de même pour son équipage, au lieu de sa voiture ; il roule carrosse ; une bonne trotte, pour une bonne course ; son dû, pour son salaire.
Je ne fus pas moins surprise en entendant dire votre demoiselle, pour mademoiselle votre fille ; Madame, tout court, en parlant à un mari de sa femme ; en usez-vous ? (du tabac), pour en prenez-vous ? j’y vais de suite, pour j’y vais tout de suite ; il a des écus, pour il est riche. Il lui fait la cour, c’est-à-dire il en est amoureux, ce qu’on exprimait jadis plus délicatement en disant : il est occupé d’elle.
Les étrangers disent souvent qu’ils ont bu du café, du thé, c’est mal parler : boire ne se dit que des liqueurs faites pour désaltérer : l’eau, le vin, la bière, le cidre, etc., et on dit : prendre du café, du thé, du chocolat.
Ce qui me choqua surtout, c’était d’entendre des femmes appeler leur cabinet un boudoir, car ce mot bizarre n’était pas employé jadis par les grandes dames. Je trouvais encore que, lorsqu’on faisait les honneurs d’une maison, il ne fallait pas offrir d’une manière vague, comme le faisaient beaucoup de personnes qui avaient l’air de ne pas savoir les noms de ce qu’elles proposaient, disant seulement : voulez-vous du poisson, ou de la volaille ? On appelait les marchandes de modes des modistes, et un livre de souvenir un album ; en parlant de l’habillement de quelqu’un, sa mise, une mise décente, etc. Voici encore des phrases du langage révolutionnaire, qui ne me déplurent pas moins : aborder la question ; en dernière analyse ; traverser la vie.
Dans l’ancienne société, éteinte ou dispersée, on entendait partout des exclamations qui exprimaient l’étonnement, la désolation, l’horreur ou l’enchantement et l’enthousiasme : tout était inconcevable, inouï, monstrueux, horrible, ou charmant et céleste. Lorsqu’on rencontrait quelqu’un auquel on avait fait fermer sa porte, on ne manquait jamais de lui protester qu’on était désespéré de ne s’être pas trouvé chez soi. Aujourd’hui, ces exagérations sont fort affaiblies ; les femmes surtout sont beaucoup plus froides, moins affectueuses, moins accueillantes.
On ne soupait plus, parce que les usages n’étaient pas moins changés que la langue ; les spectacles ne finissaient qu’à onze heures du soir.
Le souper jadis terminait la journée ; on ne craignait plus le mouvement et l’interruption des visites ; au lieu de compter les heures, on les oubliait, et l’on causait avec une parfaite liberté d’esprit, et par conséquent avec agrément.
Autrefois, les soupers de Paris étaient renommés pour leur gaieté.
Le grand seigneur qui invitait à un souper la femme d’un fermier général et celle d’un duc et pair les traitait avec les mêmes égards, le même respect. Lorsqu’on allait se mettre à table, le maître de la maison ne s’élançait point vers la personne la plus considérable pour l’entraîner au fond de la chambre, la faire passer en triomphe devant toutes les autres femmes, et la placer avec pompe à table à côté de lui. Les femmes d’abord sortaient toutes du salon ; celles qui étaient le plus près de la porte passaient les premières ; elles se faisaient entre elles quelques petits compliments, mais très courts, et qui ne retardaient nullement la marche. Tout le monde arrivé dans la salle à manger, on se plaçait à table à son gré, et le maître et la maîtresse de la maison trouvaient facilement le moyen d’engager les quatre femmes les plus distinguées de l’assemblée à se mettre à côté d’eux. Voilà des mœurs sociales et des manières véritablement polies, parce qu’elles obligent celles que l’on veut particulièrement honorer, et qu’elles ne blessent personne ; nous avons changé tout cela.
Autrefois les femmes, après le dîner ou le souper, se levaient et sortaient de table pour se rincer la bouche ; même les princes du sang ne se permettaient pas, pour faire la même chose, de rester dans la salle à manger ; ils passaient dans une antichambre. Aujourd’hui, cette espèce de toilette se fait à table dans beaucoup de maisons. On voit des Français, assis à côté des femmes, se laver les mains et cracher dans un vase… C’est un spectacle bien étonnant pour leurs grands-pères et leurs grand’mères.
Dans la bonne compagnie, jadis, les femmes étaient traitées par les hommes avec presque tous les usages respectueux prescrits pour les princesses du sang : ils ne leur parlaient en général qu’à la tierce personne ; ils ne se tutoyaient jamais entre eux devant elles ; et même, quelque liés qu’ils fussent avec leurs maris, leurs frères, etc., ils n’auraient jamais, en leur présence, désigné ces personnes par leurs noms tout court. Lorsqu’on leur adressait la parole, c’était toujours avec un son de voix moins élevé que celui qu’on avait avec des hommes. Cette nuance de respect avait une grâce qui ne peut se décrire. Toutes ces choses n’étaient plus d’usage à mon retour ; chaque homme pouvait dire :