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Mémoires de Mr. d'Artagnan

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Mr. d'Artagnan

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Title: Mémoires de Mr. d'Artagnan

Author: Gatien Courtilz de Sandras

Release date: January 24, 2009 [eBook #27878]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MR. D'ARTAGNAN ***





MEMOIRES

DE

MR. D'ARTAGNAN,

Capitaine Lieutenant de la premiere
Compagnie des Mousquetaires du Roi,

Contenant quantité de choses

PARTICULIERES ET SECRETTES

Qui se sont passées sous le Regne de

LOUIS LE GRAND.

A COLOGNE,
Chez PIERRE MARTEAU,

M. DCC.






Avis au Lecteur.

L'on trouvera dans le premier Tome de cet Ouvrage quelques Amourettes qui ne seront peut-être pas du goût du Lecteur. Les gens sages ne demandent que des choses serieuses, mais il faut considerer que l'Amour est le partage d'un jeune homme, & que cela ne se pouvoit supprimer sans altérer la verité. Quand Mr. d'Artagnan a été un peu plus avancé en âge il s'est corrigé de ce deffaut: C'est ce que l'on trouvera dans les deux autres Tomes de ces Memoires, qui sont actuellement sous la presse. L'on y verra même tout ce que peuvent desirer les gens du monde qui ont le plus d'aversion pour la bagatelle.





AVERTISSEMENT.

Comme il n'y a pas encore long-tems que Mr. d'Artagnan est mort, & qu'il y a plusieurs personnes qui l'ont connu, & qui ont même été de ses Amis, ils ne seront pas fâchez, sur tout, ceux qui l'ont trouvé digne de leur estime, que je rassemble ici quantité de morceaux que j'ai trouvez parmi ses papiers après sa mort. Je m'en suis servi pour composer ces Memoires, en leur donnant quelque liaison. Ils n'en avoient point d'eux-mêmes, & c'est là tout l'honneur que je prétends donner de cet Ouvrage. Voilà aussi tout ce que j'ai mis du mien. Je ne m'amuse point à venter sa naissance, quoique j'aye trouvé à cet égard des choses bien avantageuses parmi ses écrits. J'ai eu peur qu'on ne m'accusât de l'avoir voulu flatter, d'autant plus que tout le monde ne convient pas qu'il fut veritablement de la famille dont il avoit pris le nom. Si cela est il n'est pas le seul qui ait voulu paroître plus qu'il n'étoit. Il eut un camarade de fortune qui fit du moins la même chose quand il se vit le vent en poupe: je veux parler de Mr. de Besmaux qui fut Soldat aux Gardes avec lui, puis Mousquetaire, & enfin Gouverneur de la Bastille. Toute la difference qu'il y eut entr'eux c'est, qu'après avoir eu tous deux des commencemens tout égaux, savoir, beaucoup de pauvreté & de misére, & s'être élevez au delà de leur esperance, l'un est mort presque aussi gueux qu'il étoit venu au monde, & l'autre extrémement riche. Le riche, c'est à dire Mr. de Besmaux, n'a pourtant jamais essuyé un coup de mousquet; mais la flaterie, l'avarice, la dureté & l'adresse lui ont plus servi que la sincerité, le desinteressement, le bon coeur, & le courage que l'autre eut en partage. Ils ont été tous deux, à ce qu'il faut croire, bons serviteurs du Roi; mais l'un jusques à la bourse: de sorte qu'il ressembloit à un certain Ambassadeur que le Roi avoit en Angleterre, dont sa Majesté disoit qu'il n'eut pas voulu depenser un sou, quand même il y eut allé du salut de son Etat; au lieu que l'autre faisoit litiere de son argent, pour peu qu'il crut qu'il y allât de son service.

Si je parle ici de Mr. de Besmaux, c'est que comme j'aurai beaucoup de choses à en dire dans la suite, il n'est pas hors de propos de le faire connoître pour ce qu'il étoit. Je ne dirai rien ici de cet Ouvrage. Ce n'est pas ce que j'en dirois qui le rendroit recommandable; il faut qu'il le soit de lui-même pour le paroître aux yeux des autres: peut-être me tromperois-je même dans le jugement que j'en ferois, parce que j'y ai mis la main en quelque façon, & qu'on est toûjours amateur de ce que l'on fait. En effet, si je n'en suis pas le pere, j'en ai eu du moins la direction. Ainsi je ne dois pas être moins suspect que le seroit un maître qui voudroit parler de son éleve, parce qu'il sauroit bien qu'on lui donneroit la gloire de tout ce qu'il auroit de recommendable. Je n'en dirai donc rien de peur de m'exposer moi-même à la censure dont je chercherois à preserver les autres. J'aime mieux en laisser toute la gloire à Mr. d'Artagnan, si l'on juge qu'il lui en doive revenir aucune d'avoir composé cet Ouvrage, que d'en partager la honte avec lui, si le public vient à juger qu'il n'ait rien fait qui vaille. Tout ce que je dirai pour ma justification, supposé toutefois que je dise rien qui puisse ennuyer, c'est qu'il y aura autant de la faute des materiaux qu'on m'a preparez, que de la mienne. L'on ne sauroit faire une grande & superbe maison, à moins que l'on n'ait en sa disposition tout ce qu'il convient pour en executer le dessein. L'on ne sauroit non plus faire paroître un beau diamant d'un petit, quelque adresse que l'on ait à le mettre en oeuvre; mais parlons ici de meilleure foi, & que sert de faire le modeste. C'est contre mon sentiment que je parle, quand je témoigne douter que les materiaux me manquent en cette rencontre, & que je témoigne de la crainte de ne les pouvoir placer en leur lieu. Disons donc plûtôt, pour marquer plus de sincerité, que la matière que j'ai trouvée ici est très-précieuse d'elle-même, & que l'on trouvera peut-être que je ne m'en serai pas trop mal servi.





MEMOIRES

DE

Mr. D'ARTAGNAN,

Capitaine Lieutenant de la premiere
Compagnie des Mousquetaires du Roi.

Je ne m'amuserai point ici à rien rapporter de ma naissance, ni de ma jeunesse, parce que je ne trouve pas que j'en puisse rien dire qui soit digne d'être rapporté. Quand je dirois que je suis né Gentilhomme, de bonne Maison, je n'en tirerois ce me semble que peu d'avantage, puisque la naissance est un pur effet du hasard, ou pour mieux dire de la providence divine. Elle nous fait naître comme il lui plaît, sans que nous ayons dequoi nous en vanter. D'ailleurs, quoi que le nom d'Artagnan fut déjà connu quand je vins au monde, & que je n'ai servi qu'à en relever l'éclat, parce que la fortune m'en a voulu en quelque façon, il y a toûjours bien à dire qu'il le fut à l'égal des Chatillon sur Marne, des Montmoranci & de quantité d'autres Maisons qui brillent parmi la Noblesse de France. S'il apartient à quelqu'un de se vanter, quoi que ce ne doive être qu'à Dieu, c'est tout au plus à des personnes qui sortent d'un sang aussi illustre que celui-là: Quoi qu'il en soit ayant été élevé assez pauvrement, parce que mon Pére & ma Mére n'étoient pas riches, je ne songeai qu'à m'en aller chercher fortune, du moment que j'eus atteint l'âge de quinze ans.

Tous les Cadets de Bearn, Province dont je suis sorti, étoient assez sur ce pied-là, tant parce que ces peuples sont naturellement très belliqueux, que parce que la sterilité de leur Païs n'exhorte pas à en faire toutes leurs delices. Une troisiéme raison m'y portoit encore, qui n'étoit pas moindre que ces deux là, aussi avoit-elle, avant moi, engagé plusieurs de mes voisins & de mes amis à en quitter plûtôt le coin de leur feu. Un pauvre Gentilhomme de nôtre voisinage, s'en étoit allé à Paris, il y avoit quelques années avec une petite male sur le dos, & il avoit fait une si grande fortune à la Cour, que s'il eut été aussi souple qu'il avoit de courage, il n'y eut eu rien à quoi il n'eut pû aspirer. Le Roi lui avoit donné la Compagnie des Mousquetaires qui étoit unique en ce tems-là. Sa Majesté disoit même, pour mieux témoigner l'estime qu'elle en faisoit, que si elle eut eu quelque combat particulier à faire, elle n'eut point voulu d'autre second que lui. Ce Gentilhomme s'appelloit Troisville, vulgairement appellé Treville, & a eu deux enfans qui étoient assez bien faits, mais qui ont été bien éloignés de marcher sur ses traces. Ils vivent encore tous deux aujourd'hui, l'ainé est d'Eglise, son Pére ayant jugé à propos, de lui faire embrasser cet état, parce qu'ayant été taillé dans sa jeunesse, il crut qu'il en seroit moins capable que son Frere de soutenir les fatigues de la Guerre. D'ailleurs comme la plûpart des Péres croyent selon ce que faisoit Cain, que ce qu'ils ont à offrir à Dieu doit être le rebut de toutes choses, il aimoit mieux que son Cadet, qui paroissoit avoir plus d'esprit que l'ainé, fut pour soutenir la fortune de sa Maison, qu'il avoit élevée aux dépens de ses travaux, que de la transmettre à celui qui en devoit être chargé naturellement. Ainsi il lui donna le droit d'ainesse, comme je le dirai tantôt, pendant qu'il se contenta de procurer une grosse Abbaye à son Frere; mais comme il arrive souvent que ceux qui ont le plus d'esprit font les plus grandes fautes, ce Cadet, qui étoit ainsi devenu l'ainé, se rendit si insupportable à tous les jeunes gens de son âge, & de sa volée, en leur voulant montrer qu'il étoit plus habile qu'eux qu'ils ne purent le lui pardonner. Ils l'accuserent à son tour, que s'ils n'étoient pas aussi capables que lui de beaucoup de choses, ils étoient du moins plus braves qu'il n'etoit. Je ne sçais pourquoi ils disoient cela, & je ne crois pas même qu'ils eussent raison; mais comme on croit bien plûtôt le mal que le bien, ce bruit étant parvenu jusques aux oreilles du Roi, qui l'avoit fait Cornette des Mousquetaires, Sa Majesté qui ne vouloit dans sa Maison que des gens dont le courage ne fut point soupçonné, lui fit insinuer sous main de quitter sa charge, pour un Regiment de Cavallerie, qui lui fut proposé. Il le fit, soit qu'il soupçonnât que le Roi le vouloit, ou qu'avec tout son esprit, il donnât dans le panneau. Cependant ce qui fit qu'on le soupçonna plus que jamais quelque tems après de foiblesse, c'est que la Campagne de l'Isle étant survenue, il quitta son Regiment pour se jetter parmi les Prêtres de l'Oratoire, encore passe s'il en eut pris l'habit, & qu'il s'y fut tout à fait consacré à Dieu, mais comme il n'y fit que prendre un appartement, & qu'il l'a même quitté depuis, cela donna lieu plus que jamais, à ceux qui lui vouloient du mal, de continuer leurs medisances. Mes Parens étoient si pauvres qu'ils ne me purent donner qu'un bidet de vint-deux francs, avec dix écus dans ma poche, pour faire mon voyage. Mais s'ils ne me donnerent guéres d'argent, ils me donnerent en recompense quantité de bons avis. Ils me remontrerent que je prisse bien garde à ne jamais faire de lâcheté, parce que si cela m'arivoit une fois, je n'en reviendrois de ma vie. Ils me représenterent que l'honneur d'un homme de Guerre, profession que j'allois embrasser, étoit aussi delicat que celui d'une femme; dont la vertu ne pouvoit jamais être soupçonnée que cela ne lui fit un tort infini dans le monde, quand elle trouveroit après cela le moyen de s'y justifier: que je sçavois bien le peu de cas que j'avois toûjours entendu faire de celles qui passoient pour être de mediocre vertu; qu'il en étoit de même des hommes qui témoignoient quelque lâcheté, que j'eusse toûjours cela devant les yeux, parce que je ne pouvois me le graver trop avant dans la cervelle.

Il est quelquefois dangereux de faire à un jeune homme un portrait fort vif de certaines choses, parce qu'il n'a pas l'esprit de les bien digerer. C'est dequoi je m'apperçus bien, d'abord que la raison me fut venuë; mais en attendant je fis quantité de fautes pour vouloir m'attacher au pied de la lettre à ce qu'on m'avoit dit. D'abord que je vis que l'on me regardoit entre deux yeux, je pris sujet de là de quereller les gens, sans qu'ils eussent dessein néanmoins de me faire aucune injure. Cela m'arriva la premiere fois entre Blois & Orleans, ce qui me couta un peu cher, & qui devoit bien me rendre sage. Comme le bidet que j'avois étoit fatigué du voyage, & qu'à peine avoit-il la force de pouvoir lever la queuë, un Gentilhomme de ce Païs-là me regarda moi & mon equipage d'un oeil de mépris. Je le reconnus bien à un souris qu'il ne se pût empêcher de faire à trois ou quatre personnes avec qui il étoit, car c'étoit dans une petite Ville nommée St. Alié, que cela arriva, il y étoit allé, à ce que j'appris depuis, pour y vendre des bois, & il étoit avec le Marchand à qui il s'étoit addressé pour cela, & avec le Notaire qui en avoit passé le marché. Ce souris me fut si desagréable que je ne pus m'empêcher de lui en témoigner mon ressentiment, par une parole très offençante. Il fut beaucoup plus sage que moi, il fit semblant de ne la pas entendre, soit qu'il me regardât, comme un enfant qui ne le pouvoit offenser, ou qu'il ne voulut pas se servir de l'avantage qu'il croyoit avoir sur moi. Car c'étoit un grand homme, & qui étoit à la fleur de son âge, de sorte qu'on eut dit à nous voir tous deux qu'il falloir que je fusse fou, pour oser m'attaquer à une personne comme lui. J'étois pourtant d'assez bonne taille pour le mien; mais comme on ne paroit jamais qu'un enfant, quand on n'est pas plus âgé que je l'étois, tous ceux qui étoient avec lui, le loüerent en eux mêmes de sa moderation, pendant qu'ils me blâmerent de mon emportement. Il n'y eut que moi qui le pris sur un autre pied qu'ils ne le prenoient. Je trouvai que le mépris qu'il faisoit de moi, étoit encore plus offensant que la premiere injure que je croyois en avoir receuë. Ainsi perdant tout à fait le jugement je m'en allai sur lui comme un furieux, sans considerer qu'il étoit sur son pallié, & que j'allois avoir sur les bras tous ceux qui lui faisoient compagnie.

Comme il m'avoit tourné le dos après ce qui venoit de se passer, je lui criai d'abord de mettre l'épée à la main, parce que je n'étois pas homme à le prendre par derriere. Il me méprisa encore assez pour me regarder comme un enfant, de sorte que me disant de passer mon chemin au lieu de faire ce que je lui disois, je me sentis tellement ému de colere, quoi que naturellement j'aye toûjours été assez moderé, que je lui donnai deux ou trois coups de plat d'épée sur la tête. J'eus plûtôt fait cela que je ne songai à ce que je faisois, dont je ne me trouvai pas trop bien: le Gentilhomme qui se nommoit Rosnai mit l'épée à la main en même tems, & me menaça qu'il ne seroit guéres à me faire repentir de ma folie. Je ne pris pas garde à ce qu'il me disoit, & peut-être eut-il été assez empêché à le faire, quand je me sentis accablé de coups de fourche, & de coups de baton. Deux de ceux qui étoient avec lui, & dont l'un avoit en main un baton qui sert ordinairement à mesurer les bois, furent les premiers qui me chargerent, pendant que les deux autres se furent fournir dans la maison prochaine des autres armes, dont ils pretendoient m'attaquer. Comme ils me prirent par derriere, je fus bientôt hors de combat. Je tombai même à terre le visage tout plein de sang, d'une blessure qu'ils m'avoient faite à la tête. Je criai à Rosnai, voyant l'insulte qu'on me faisoit, que cela étoit bien indigne d'un honnête homme, comme je l'avois cru d'abord, que s'il avoit un peu d'honneur, il étoit impossible qu'il ne se fit quelque reproche secret de souffrir qu'on me maltraitât de la sorte; que je l'avois pris pour un Gentilhomme, mais que je voyois bien à son procédé, qu'il en étoit bien éloigné, que tel cependant qu'il pût être il feroit bien de me faire achever pendant que j'étois sous sa puissance, parceque si j'en sortois jamais, il trouveroit un jour à qui parler. Il me repondit, qu'il n'étoit pas cause de cet accident que je m'étois attiré par ma faute; que bien loin d'avoir commandé à ces gens là de me maltraiter comme ils avoient fait, il en étoit au desespoir; que j'eusse cependant à profiter de cette correction, & à en être plus sage à l'avenir.

Ce compliment me parut tout aussi peu honnête que son procedé. Si j'en trouvai le commencement assez passable, la suite ne me le parut guéres. Cela fut cause que je lui fis encore d'autres menaces, tandis qu'au lieu des paroles que j'employois pour toutes armes, l'on me foura encore en prison. Si j'eusse toûjours eu mon épée on ne m'y eut pas mené comme on faisoit, mais ces hommes s'en étoient saisis en me prenant par derriere, & l'avoient même cassée en ma presence, pour me faire encore un plus grand affront. Je ne sçais ce qu'ils firent de mon bidet ni de mon linge que je n'ai jamais reveus depuis. On informa cependant contre moi sous le nom de ce Gentilhomme, & quoi que j'eusse été batu, & que ce fut à moi à demander de gros dommages & interêts, je fus encore condamné à lui faire reparation. On me supposa de lui avoir dit des injures, & ma sentence m'ayant été prononcée, je dis au Greffier que j'en appellois. Cette canaille se moqua de mon appel, & m'ayant encore condamné aux frais, mon cheval & mon linge furent vendus apparement sur & tant moins de ce qu'elle pretendoit que je lui devois. Elle me garda deux mois & demi en prison, pour voir si personne ne me reclameroit. J'eusse eu beaucoup à souffrir pendant tout ce tems-là, si au bout de quatre ou cinq jours le curé du lieu ne me fut venu voir. Il tâcha de me consoler, & me dit que j'étois bien malheureux qu'un Gentilhomme du voisinage de Rosnai, n'eut été sur les lieux lorsque mon accident étoit arrivé, qu'il eut fait faire les informations tout autrement qu'elles n'avoient été faites; mais qu'étant trop tard presentement pour y remedier, tout ce qu'il pouvoit faire pour moi étoit de m'offrir tout le secours dont il étoit capable; qu'il m'envoyoit toûjours quelques chemises & quelque argent, & que s'il ne venoit pas me voir lui même, c'est qu'ayant eu des differens avec mon ennemi, dans lesquels il l'avoit même un peu maltraité, il lui avoit été fait deffense de la part de Messieurs les Mâréchaux de France, sous peine de prison, d'épouser jamais aucuns interêts contraires aux siens.

Ce secours ne me pouvoit venir plus à propos. L'on m'avoit pris ce qui me restoit d'argent de mes dix écus, lorsqu'on m'avoit mis en prison. Je n'avois d'ailleurs qu'une seule chemise laquelle ne devoit guéres tarder à pourir sur mon dos, parce que je n'en avois point à changer; mais comme j'avois bonne provision de ce que l'on accuse ordinairement les Bearnois de ne pas manquer, c'est à dire beaucoup de gloire, je crus que c'étoit me faire affront que de m'offrir ainsi la charité. Je répondis donc au curé que j'étois bien obligé au Gentilhomme qui l'envoyoit, mais qu'il ne me connoissoit pas encore; que j'étois Gentilhomme aussi bien que lui, de sorte que je ne ferois jamais rien d'indigne de ma naissance; quelle m'apprenoit que je ne devois rien prendre que du Roi, que je pretendois me conformer à cette régle, & mourir plûtôt le plus miserable du monde que d'y manquer.

Le Gentilhomme, à qui l'on avoit conté tout ce que j'avois fait, s'étoit bien douté de ma réponse, trouvant trop de fierté dans mon procedé pour m'en dementir en cette occasion: ainsi il lui avoit fait la bouche en cas que ce qu'il croyoit arrivât. C'étoit de me dire qu'il ne contoit pas de me donner ni l'argent qu'il m'offroit, ni les chemises, mais bien de me les prêter jusques à ce que je pusse lui rendre l'un & l'autre; qu'un Gentilhomme tomboit quelque fois dans la nécessité aussi bien qu'un homme du commun, & qu'il ne lui étoit pas plus interdit qu'à lui d'avoir recours à ses amis pour s'en tirer. Je trouvai que mon honneur seroit à couvert par là. Je fis un billet au curé du montant de cet argent, & de ces chemises qui alloit à quarante-cinq francs. Cet argent qu'on me vit dépenser fit durer ma prison les deux mois & demi que je viens de dire, & même l'eut peut-être fait durer encore d'avantage par l'esperance qu'eut eu la justice, que celui qui me le donnoit m'eut encore donné de quoi me tirer de ses pattes, si ce n'est que le curé prit soin de publier que c'étoient des charités qui lui passoient par les mains, dont il m'avoit assisté: ainsi ces miserables croyans qu'ils ne gaigneroient rien de me garder plus long-tems, ils me mirent dehors au bout de ce tems là.

Je ne fus pas plutôt sorti que je fus chez le curé pour le remercier de ses bons offices, & de toutes les peines qu'il avoit bien voulu prendre pour moi. Car outre ce que je viens de dire, il avoit encore sollicité ma liberté, & n'y avoit pas nui assurément. Je lui demandai s'il m'étoit permis d'aller voir mon créancier, pour lui témoigner ma reconnoissance, que j'étois bien aise aussi de l'assurer que je ne serois pas plûtôt en état de m'acquitter de ce que je lui devois, que je le ferois fidélement. Il me répondit, qu'il avoit ordre de lui de me prier de n'en rien faire, de peur que ma visite ne se prit en mauvaise part par son ennemi, & le mien; que cependant comme il avoit envie de me voir il se rendroit le lendemain à Orleans incognito; que je m'en fusse loger à l'écu de France, que je l'y trouverois, ou du moins qu'il s'y rendroit tout aussi-tôt que moi; qu'il me preteroit son cheval pour y aller à mon aise, & que comme il sçavoit bien qu'il ne me pouvoit plus guéres rester d'argent de celui qu'il m'avoit donné, ce Gentilhomme m'en preteroit encore pour achever mon voyage. J'en avois assez de besoin, comme il disoit, ainsi n'étant pas fâché de trouver ce secours, je partis le lendemain pour Orleans, bien resolu de revenir tout le plûtôt que je pourois en ce païs là, pour m'acquitter de l'argent que j'y avois emprunté, & pour me venger de l'affront qui j'y avois receu. Je n'en serois pas même parti sans satisfaire à mon juste ressentiment, si ce n'est que le Curé m'apprit que le Gentilhomme à qui j'avois eu affaire, sçachant que l'on me devoit faire sortir de prison, étoit monté à cheval pour s'en aller dans une terre qu'il avoit à cinquante ou soixante lieües de là. Je trouvai ce procedé digne de lui, & ne disant pas au curé ce que j'en pensois, parce que je sçavois bien, que ceux qui menaçoient d'avantage n'étoient pas toujours les plus dangereux, je partis le lendemain avant le jour pour m'en aller à Orleans.

Je fus loger à l'écu de France comme le curé me l'avoit dit, & le Gentilhomme qui m'avoit obligé de si bonne grace, & qui s'appelloit Montigré, s'y étant rendu dès le même jour, il se fit connoître à moi, comme le curé m'avoit dit qu'il devoit faire, d'abord qu'il seroit arrivé. Je le remerciai en des termes les plus reconnoissans qu'il me fut possible, & m'ayant répondu que c'étoit si peu de chose, que cela ne valloit pas seulement la peine d'en parler, je le mis sur le chapitre de Rosnai. Il me dit, voyant que j'avois grande demangeaison de le joindre, que j'y serois bien empêché, que je m'y devois prendre finement, se j'y voulois réussir, parce qu'il étoit homme à me faire ce qu'il lui avoit fait, c'est à dire à en user si mal que je n'en serois jamais content: que s'il venoit par hasard à s'appercevoir que je lui en voulusse, il me feroit venir tout aussi-tôt devant les Marêchaux de France; que cela romproit toutes les mesures que je pouvois prendre, desorte qu'il étoit besoin que j'usasse d'une grande dissimulation, si je voulois l'attraper.

Ce Gentilhomme voulut à toute force que je prisse le carosse pour m'en aller. Il me prêta encore dix pistoles d'Espagne, quoi que je fisse difficulté de les prendre, tellement que je me trouvai engagé avec lui, de près de deux cent francs devant que d'arriver à Paris. C'étoit presque, pour en dire le vrai, tout ce que je pouvois esperer de ma legitime, parce que, comme j'ai déja dit, mes richesses n'étoient pas bien grandes; mais me reservant l'esperance en partage, j'achevai mon chemin, après être convenu avec Montigré, qu'il me donneroit de ses nouvelles, & que je lui donnerois des miennes.

Je ne fus pas plûtôt arrivé à Paris, que je fus trouver Mr. de Treville qui logeoit tout auprès du Luxembourg. J'avois apporté, en m'en venant de chez mon Pére, une lettre de recommandation pour lui. Mais par malheur on me l'avoit prise à St. Dié, & le vol qu'on m'en avoit fait avoit encore augmenté ma colere contre Rosnai. Pour lui il n'en étoit devenu que plus timide, parce que cette lettre lui apprenoit que j'étois Gentilhomme, & que je devois trouver de la protection auprès de Mr. de Treville. Enfin toute ma ressource étoit de lui dire l'accident qui m'étoit arrivé, quoi que j'eusse bien de la peine à le faire, parce qu'il me sembloit qu'il n'auroit pas trop bonne opinion de moi, quand il sçauroit que je serois revenu de là, sans tirer raison de l'affront que j'y avois receu.

Je fus loger dans son quartier, afin d'être plus près de lui. Je pris une petite chambre dans la ruë des Fossoïeurs, tout auprès de St. Sulpice, il y avoit pour enseigne le gaillard Bois, il y avoit des jeux de boule, comme je crois qu'il y en a encore, & elle avoit une porte qui perçoit dans la ruë Ferou, qui est au derriere de la ruë des Fossoïeurs. Je fus dès le lendemain matin au lever de Mr. de Treville, dont je trouvai l'Antichambre toute pleine de Mousquetaires. La plûpart étoient de mon Païs, ce que j'entendis bien à leur langage; ainsi me croyant plus fort de moitié que je n'étois auparavant, de me trouver ainsi en païs de connoïssance, je me mis à accoster le premier que je trouvai sous ma main. J'avois employé une partie de l'argent de Montigré à me faire propre, & je n'avois pas aussi oublié la coutume du païs, qui est, quand on n'auroit pas un sou dans sa poche, d'avoir toûjours le plumet sur l'oreille & le ruban de couleur à la cravate. Celui que j'accostai s'appelloit Porthos, & étoit voisin de mon Pére de deux ou trois lieuës. Il avoit encore deux Freres dans la Compagnie, dont l'un s'appelloit Athos, & l'autre Aramis. Mr. de Treville les avoit fait venir tous trois du païs, parce qu'ils y avoient fait quelques combats, qui leur donnoient beaucoup de reputation dans la Province. Au reste il étoit bien aise de choisir ainsi ses gens, parce qu'il y avoit une telle jalousie entre la Compagnie des Mousquetaires, & celle des Gardes du Cardinal de Richelieu, qu'ils en venoient aux mains tous les jours.

Cela n'étoit rien, puisqu'il arrive tous les jours que des particuliers ont querelle ensemble, principalement quand il y a comme assaut de reputation entr'eux. Mais ce qui est d'assez étonnant, c'est que les maîtres se piquoient tous les premiers d'avoir des gens, dont le courage l'emportoit par dessus tous les autres. Il n'y avoit point de jour que le Cardinal ne vantât la bravoure de ses Gardes, & que le Roi ne tâchât de la diminuer, parce qu'il voyoit bien que son Eminence ne songeoit par là, qu'à élever sa Compagnie par dessus la sienne, & il est si vrai que c'étoit là le dessein de ce Ministre, qu'il avoit tout exprès dans les Provinces des gens appostez pour lui amener ceux qui s'y rendoient redoutables par quelques combats particuliers. Ainsi dans le tems qu'il y avoit des Edits rigoureux contre les Duels, & même qu'on avoit puni de mort quelques personnes de la premiere qualité, qui s'étoient batus au préjudice de la Publication qui en avoit été faite, il leur donnoit non seulement azile auprès de lui, mais encore part le plus souvent, dans ses bonnes grâces.

Porthos me demanda depuis quand j'étois arrivé, quand il sçut qui j'étois, & à quel dessein je venois à Paris. Je le contentai sur sa curiosité, & me disant que mon nom ne lui étoit pas inconnu, & qu'il avoit ouï dire souvent à son Pére qu'il y avoit eu de braves gens de ma Maison, il me dit que je leur devois ressembler, ou m'en retourner incessamment en nôtre païs. Le compliment que mes Parens m'avoient fait devant que de partir, me rendoit si chatouilleux sur tout ce qui regardoit le point d'honneur, que je commençai non seulement à le regarder entre deux yeux; mais encore à lui demander assez brusquement, pourquoi il me tenoit ce langage, que s'il doutoit de ma bravoure, je ne serois pas long-tems sans la lui faire voir, qu'il n'avoit qu'à descendre avec moi dans la ruë, & que cela seroit bientôt terminé. Il se prit à rire, m'entendant parler de la sorte, & me dit que quoi qu'en allant vite, on fit d'ordinaire beaucoup de chemin, je ne sçavois peut-être pas encore qu'on se heurtoit aussi le pied bien souvent, à force de vouloir trop avancer: que s'il falloit être brave, il ne falloit pas être querelleur; que de se piquer mal à propos, étoit un excés qui étoit tout aussi blamable que la foiblesse qu'il vouloit me faire éviter; que puisque j'étois non seulement de son païs, mais encore son voisin, il vouloit me servir de Gouverneur, bien loin de se vouloir batre contre moi; que cependant si j'avois tant d'envie d'en decoudre il me la ferait passer avant qu'il fut peu.

Je crus, quand je l'entendis parler de la sorte, qu'après avoir fait le modeste, il me mettoit le marché à la main. Ainsi le prenant au mot, je croyois que nous allions tirer l'épée d'abord que nous serions descendus dans la ruë, quand il me dit lorsque nous fumes à la porte, que je le suivisse à neuf ou dix pas sans m'approcher de plus près de lui. Je ne sus ce que cela vouloit dire; mais songeant que devant qu'il fut peu j'en serois éclairci, je me donnai patience jusques à ce que j'en visse l'accomplissement. Il descendit le long de la ruë de Vaugirard du côté qui va vers les carmes deschaus. Il s'arrêta à l'hotel d'Aiguillon à un nommé Jussac qui étoit sur la porte, & fut bien un demi quart d'heure à lui parler. Ce Jussac est le même que nous avons veu depuis à Mrs. de Vendôme, & à Mr. le Duc de Maine. Je crus d'abord qu'il l'aborda qu'ils étoient les meilleurs amis du monde aux embrassades qu'ils se firent, & je n'en fus desabusé que lors qu'ayant passé outre, je retournai la tête pour voir si Porthos me suivoit. Je vis en effet qu'au lieu de continuer ainsi à se caresser Jussac lui parloit avec chaleur, & comme un homme qui n'étoit pas content. Je me mis sur la Porte du Calvaire, maison Religieuse qui est tout auprès de là; j'y attendis mon homme que je voyois répondre du même air que l'autre lui parloit, car ils s'étoient mis tous deux au milieu de la ruë, afin que le Suisse de l'hôtel d'Aiguillon n'entendit pas ce qu'ils disoient: je vis de là que Porthos qui m'avoit aperçu me montroit, ce qui me donna encore plus d'inquiétude que je n'en avois, ne sçachant ce que tout cela vouloit dire.

Enfin Porthos l'ayant quitté après ce long entretien, me vint trouver, & me dit qu'il venoit de bien disputer pour l'amour de moi, qu'ils se dévoient batre dans une heure, trois contre trois, aux près aux Clercs, qui est au bout du Fauxbourg St. Germain; & que s'étant resolu, sans m'en rien dire, à me mettre de la partie, il venoit de dire à cet homme, qu'il falloit qu'il cherchât un quatriéme pour que je me pusse éprouver contre lui; qu'il lui avoit répondu qu'il ne sçavoit où en trouver un à l'heure qu'il étoit, que chacun étoit alors hors de chez soi, & que ç'avoit été là le sujet de leur contestation; que je voyois bien par ce qu'il venoit de me dire qu'il n'avoit pas été en son pouvoir d'accepter mon deffi, que l'on ne pouvoit pas courir deux lievres à la fois, mais qu'il avoit crû me faire voir que ce n'étoit pas manque de coeur en me rendant témoin moi même des raisons qu'il avoit euës de me refuser. Je compris alors tout ce que je n'avois pû deviner auparavant, & lui ayant demandé le nom de cet homme, & si c'étoit lui qui étoit le chef de la querelle, il m'apprit tout ce que j'en voulois sçavoir, il me dit qu'il s'appelloit Jussac, qu'il commandoit dans le Havre de Grace, sous le Duc de Richelieu, qui en étoit Gouverneur en survivance du Cardinal son Oncle, qu'il étoit le chef de la querelle, qui se devoit terminer presentement, qu'il l'avoit euë avec son Frere ainé, & qu'elle ne venoit que parce que l'un avoit soutenu que les Mousquetaires batroient les Gardes du Cardinal, toutes les fois qu'ils auroient affaire à eux, & que l'autre avoit soutenu le contraire.

Je le remerciai du mieux que je pus, lui disant qu'après être parti de chez moi dans le dessein de prendre Mr. de Treville pour mon Patron, il me faisoit plaisir de me choisir avec ses autres amis, pour soutenir une querelle en l'honneur de sa compagnie: D'ailleurs que comme je sçavois qu'il avoit toujours fait gloire de prendre le parti du Roi, au préjudice de toutes les offres avantageuses que son Eminence lui avoit faites pour embrasser ses interêts, j'étois bien aise d'avoir à combattre pour une cause qui n'étoit pas moins selon mon inclination, que selon la sienne; que je ne pouvois mieux faire pour mon coup d'essay, & que je tâcherois de ne pas dementir la bonne opinion qu'il me témoignoit par là de mon courage. Nous marchâmes dans cet entretien jusques en deça des Carmes où nous tournâmes par la ruë Cassette; nous y descendîmes tout du long, & ayant gaigné le coin de la ruë du Colombier, nous entrâmes en suite dans la ruë St. Pere, puis dans celle de l'université, au bout de laquelle étoit l'endroit où se devoit faire nôtre combat.

Nous y trouvâmes Athos avec son Frere Aramis, qui ne surent ce que cela vouloit dire, quand ils me virent avec lui. Ils le tirerent à part pour lui en demander la raison, & leur ayant répondu qu'il n'avoit pû faire autrement pour se tirer de l'embarras, où le jettoit le marché que je lui avois mis à la main, ils lui repliquerent qu'il avoit grand tort d'en avoir usé de la sorte, que je n'étois encore qu'un enfant, & que Jussac en tireroit un avantage qui ne manqueroit pas de tourner à leur préjudice; qu'il m'opposeroit quelque homme qui m'auroit bientôt expedié, & que cet homme tombant sur eux, après cela il se trouveroit qu'ils ne seroient plus que trois contre quatre, dont il ne leur pouroit arriver que du malheur.

J'eusse été en grande colere si j'eusse sçû ce qu'ils disoient de moi. C'étoit en effet avoir bien méchante opinion de ma personne que de me croire capable d'être battu si facilement; cependant comme c'étoit une chose faite que ce que Porthos avoit fait, & qu'il n'y avoit plus de remede, ils se crurent obligez de faire bonne mine, comme on dit, à mauvais jeu. Ainsi faisant semblant d'être les plus contens du monde, de ce que je voulois bien exposer ma vie pour leur querelle, moi qui ne les connoissois point, ils me firent un compliment bien fleuri, mais qui ne passoit pas le noeud de la gorge.

Jussac avoit pris pour seconds Biscarat & Cahusac qui étoient Freres, & créatures de Mr. le Cardinal. Ils avoient encore un troisiéme Frere nommé Rotondis, & celui-ci qui étoit à la veille d'avoir des benefices, voyant que Jussac & ses Freres étoient en peine de sçavoir qui ils prendroient pour se battre contre moi, leur dit que sa soutanne ne tenoit qu'à un bouton, & qu'il l'alloit quitter pour les en delivrer. Ce n'est pas qu'ils manquassent d'amis ni les uns ni les autres, mais comme il étoit déja dix heures passées, & qu'il approchoit même plus de onze, que de dix, ils avoient d'autant plus de peur que nous ne nous impatientassions, qu'ils avoient déja été en cinq ou six endroits sans trouver personne au logis, ainsi ils étoient tout prêts de prendre Rotondis au mot, quand par bonheur pour eux & pour lui, il entra un Capitaine du Regiment de Navare, qui étoit des amis de Biscarat. Biscarat sans un plus long compliment le tira à quartier, & lui dit qu'ils avoient besoin de lui, pour un different qu'ils avoient à vuider tout présentement; qu'il ne pouvoit venir plus à propos pour les tirer d'embarras, & qu'il étoit si grand que s'il ne fut venu il alloit faire prendre une épée à Retondis, quoi que sa profession ne fût pas de s'en servir. Ce Capitaine qui se nommoit Bernajoux, & qui étoit un Gentilhomme de condition de la Comté de Foix, se tint honoré de ce que Biscarat jettoit les yeux sur lui, pour rendre ce service à son ami: il lui fit offre de son bras, & de son épée, & étant montez tous quatre dans le Carosse de Jussac, ils mirent pied à terre à l'entrée du pré aux Clercs, comme si ç'eut été pour se promener. Ils laisserent là leur Cocher & leurs Laquais, & nous ne les aperçûmes pas plûtôt de loin que nous nous en rejouîmes, parce que comme il se faisoit déja tard, nous ne les attendions presque plus. Nous nous avançâmes du côté de l'isle Maquerelle, au lieu d'aller au devant d'eux, afin de nous éloigner d'avantage du monde, qui se promenoit de leur côté, nous gaignâmes ainsi un petit fonds d'où ne voyant plus personne, nous les y attendîmes de pied ferme.

Ils ne tarderent guéres à nous joindre, & Bernajoux qui avoit une grosse Moustache, comme c'étoit la mode en ce tems là d'en porter, voyant que Jussac, Biscarat & Cahusac choisissoient les trois Freres pour avoir affaire à eux, tandis qu'ils ne lui laissoient que moi pour l'amuser, lui demanda, s'ils se moquoient de lui de vouloir qu'il n'eut affaire qu'à un enfant. Je me trouvai piqué de ces paroles, & lui ayant répondu que les enfans de mon âge & de mon courage en sçavoient bien autant que ceux qui les méprisoient, parce qu'ils avoient deux fois moins d'âge qu'eux, je mis l'épée à la main pour lui montrer que je sçavois joindre l'effet aux paroles. Il fut obligé de tirer la sienne pour se défendre, voyant que de la maniére que je m'y prenois, je n'avois pas envie de le marchander. Il m'allongea même quelque coups assez vigoureusement, pretendant qu'il ne feroit guéres à se défaire de moi. Mais les ayant parez avec beaucoup de bonheur, je lui en portai un par dessous le bras, dont je le perçai de part en part. Il fut tomber à quatre pas de là, je crus qu'il étoit mort, & étant allé à lui pour lui donner remede, s'il en étoit encore tems, je vis qu'il me présentoit la pointe de l'épée, croyant apparemment que je serois assez fou pour m'y aller enfiler moi même. Je jugeai bien par là, qu'on pouvoit encore le secourir: Ainsi comme j'avois été élevé Chrêtiennement, & que je sçavois que la perte de son ame étoit la chose la plus terrible qui lui pût jamais arriver, je lui criai de loin qu'il eut à penser à Dieu, & que je ne venois pas pour lui arracher les restes de sa vie, mais bien plûtôt pour la lui conserver: que j'étois même bien faché de l'état où je l'avois mis, mais qu'il considerât que j'y avois été obligé par la barbare fureur, qui faisoit consister l'honneur d'un Gentilhomme à oter la vie à un homme que l'on n'avoit souvent jamais veu, & même quelquefois au meilleur de ses amis. Il me répondit que puisque je parlois si juste, il ne faisoit point de difficulté de me rendre son épée, qu'il me prioit de lui vouloir bander sa playe, en coupant le devant de sa chemise; que j'empêcherois par là qu'il ne perdit le reste de son sang que je lui donnerois la main après cela, pour se lever, afin qu'il put regaigner le Carosse dans lequel il étoit venu, à moins que je n'eusse encore la charité de l'aller chercher moi-même, de peur qu'il ne tombât en deffaillance par le chemin.

Il jetta son épée en même tems à quatre pas de là, pour me montrer qu'il n'avoit pas envie de s'en servir contre moi, quand je m'approcherois de lui. Je fis ce qu'il me dit, je coupai sa chemise avec des ciseaux que je tirai de ma poche, & lui ayant mis une compresse par devant, je lui donnai la main pour se lever à son seant, afin d'en pouvoir faire autant par derrière. Comme j'avois une bande toute prête que j'avois faite de deux pièces le mieux qu'il m'avoit été possible, j'eus bientôt fait cet ouvrage. Cependant, ce tems que j'y avois employé plûtôt que perdu, puisque c'étoit une bonne oeuvre que ce que je venois de faire, pensa couter la vie à Athos, & peut-être en même tems à ses deux Freres. Jussac contre qui il se battoit lui donna un coup d'épée dans le bras, & s'étant jetté sur lui pour lui faire demander la vie, il ne cherchoit qu'à lui mettre la pointe de son épée dans le ventre, parce qu'il ne vouloit pas la lui demander, quand je m'aperçus du peril où il étoit, je courus en même tems à lui, & ayant crié à Jussac de tourner visage, parce que je ne pouvois me resoudre à le prendre par derrière, il trouva qu'il avoit un nouveau combat à rendre, au lieu qu'il croyoit avoir achevé le sien. Ce combat même ne pouvoit lui être que très-desavantageux, parce qu'Athos après être ainsi delivré de danger, n'étoit pas pour demeurer les bras croisés, pendant que nous ferraillerions ensemble; & en effet voyant qu'il étoit dangereux qu'il ne le prit par derrière, pendant que je le prendrois par devant, il voulut s'aprocher de Biscarat son Frere, afin d'être du moins deux contre trois, au lieu qu'il étoit présentement seul contre deux. Je reconnus son dessein & l'empêchai de l'executer. Il se vit alors obligé lui même de demander la vie, lui qui la vouloit faire demander aux autres, & ayant rendu son épée à Athos, à qui je laissai l'honneur de sa deffaite, quoi que je pusse me l'attribuer, du moins avec autant de raison que lui, nous nous en fumes lui & moi à Porthos & à Aramis pour leur faire remporter la victoire sur leurs ennemis. Cela ne nous fut pas bien difficile, comme ils avoient déja assez de courage & d'addresse pour les embarrasser sans avoir besoin de nôtre secours, ce fut encore autre chose, quand ils virent que nous étions à portée de le leur donner. Il fut impossible aux autres effectivement de leur ressister, eux qui n'étoient plus que deux contre quatre, ainsi ayant été obligés de leur rendre leurs épées, & le combat fini de cette maniere, nous nous en fûmes alors tous à Bernajoux, qui s'étoit recouché sur la terre, à cause d'une foiblesse qui lui avoit prise. Comme j'étois plus allerte que les autres, & que j'avois de meilleures jambes que pas un de ceux qui étoient là, je m'en fus chercher le Carosse de Jussac, où nous le mimes. On le conduisit ainsi chez lui, où il demeura six semaines sur la litière, devant que de pouvoir guerir. Mais enfin sa blessure, quoi que très-grande, ne se trouvant pas mortelle, il en fut quitte pour le mal, sans qu'il lui en arrivât d'autre accident. Nous fûmes depuis bons amis, lui & moi, & quand je fus Sous-lieutenant des Mousquetaires, comme je le dirai tantôt, il me donna un de ses Freres pour mettre dans la compagnie. Il ne tint pas même à moi qu'il ne fit quelque chose, ce qui avec mon secours lui fut arrivé sans doute, si ce n'est qu'il prefera ses plaisirs à un établissement qui lui étoit assuré, pour peu qu'il eut voulu y contribuer par lui même.

Le Roi sçut nôtre combat, & nous eûmes peur qu'il ne nous en arrivât quelque chose, à cause qu'il étoit fort jaloux de ses Edits; mais Mr. de Treville lui ayant fait entendre que nous étant trouvés fortuitement aux prés aux Clercs, sans penser à rien moins qu'à nous battre, Athos, Porthos & Aramis n'avoient pû entendre vanter à Jussac & à ses amis, la Compagnie des Gardes du Cardinal, au préjudice de celle de ses Mousquetaires, sans en être indignés, comme ils devoient être naturellement; que cela avoit causé des paroles entre les uns & les autres, & que des paroles en étant venus aux mains tout aussi-tôt, on ne pouvoit régarder cette action que comme une rencontre, & non pas comme un Duel; qu'au surplus le Cardinal en alloit être bien mortifié, lui qui estimoit Biscarat & Cahusac comme des prodiges de valeur, & qui les regardoit, pour ainsi dire, comme son bras droit. En effet il les avoit élevés au delà de ce qu'ils pouvoient esperer vraisemblablement par leur naissance, & peut-être par leur merite: la meilleure qualité qu'ils eussent étoit de lui être affectionnez, si néanmoins cela se doit prendre pour une bonne qualité, par rapport à ce qu'elle leur faisoit faire tous les jours contre le service du Roi. Ils prenoient son parti à tort & à travers, sans considerer si sa Majesté y étoit interessée ou non; ainsi pour soutenir sa querelle, ils se brouilloient non seulement de moment à autre avec les meilleurs serviteurs qu'elle pouvoit avoir, mais se battoient encore tous les jours contr'eux, parce qu'ils faisoient plus de cas du Ministre que du Maître.

Ce que venoit de dire Mr. de Treville, étoit un trait d'un fin courtisan. Il sçavoit que le Roi n'aimoit pas ces deux Freres, par rapport à l'attache qu'ils avoient pour le Cardinal. Il sçavoit d'ailleurs, qu'il ne pouvoit faire plus de plaisir à sa Majesté, que de lui apprendre que les Mousquetaires avoient remporté la victoire sur les créatures de ce Ministre; aussi le Roi sans s'informer d'avantage si nôtre combat étoit une rencontre ou non, il donna ordre à Mr. de Treville de lui amener dans son Cabinet, Athos, Porthos & Aramis, par le petit escalier derobé. Il lui donna une heure qu'il devoit être tout seul, & Mr. de Treville s'y étant rendu avec ces trois Freres, ils lui dirent, comme ils étoient tout trois de braves gens, les choses comme elles s'étoient passées. Ils lui cacherent néanmoins, ce qui pouvait servir à lui faire connoître que ç'avoit été un duel & non pas une rencontre, & lui ayant aussi parlé de moi, sa Majesté eut curiosité de me voir, elle commanda donc à Mr. de Treville de m'amener le lendemain à la même heure dans son Cabinet, & Mr. de Treville ayant ordonné à ces trois Frères de me le dire de la part de sa Majesté, & de la sienne, je les priai de me mener le même jour au lever de ce commandant. Je fus ravi de ce que la fortune me guidoit ainsi si heureusement, pour être connu d'abord du Roi mon Maître. Je me mis sur mon propre ce jour là du mieux qu'il me fut possible, & come sans vanité, j'étois d'assez belle taille, d'assez bonne mine & même assez beau de visage, j'esperai que ma figure ne feroit pas le même effet auprès de sa Majesté, qu'avoit fait celle de Mr. de Fabert il y avoit déja quelque tems. Il avoit acheté une Compagnie dans un vieux corps, dont le Roi lui avoit refusé l'agrément, parce que sa mine, bien loin de lui être agréable, lui avoit extrémement déplu.

Je n'eus plus besoin après le commandement de sa Majesté de regretter la perte de la lettre de recommandation, que j'avois pour Mr. de Treville. Ce que je venois de faire m'y alloit introduire plus avantageusement que toutes les lettres du monde, & même procurer l'honneur de faire la reverence à mon Maître. La joye que j'en eus, me fit trouver la nuit bien plus longue que pas une que j'eusse passée de ma vie. Enfin le matin étant venu, je sortis du lit, & m'habillai en attendant qu'Athos, Porthos & Aramis me vinssent prendre, pour me presenter à leur Commandant. Ils vinrent quelque tems après, & comme il n'y avoit pas loin de chez moi, chez Mr. de Treville, nous nous y rendîmes bientôt. Il avoit commandé à son Valet de Chambre, que d'abord que nous serions dans son Antichambre, il nous fit passer dans son Cabinet. La porte en étoit interdite à tout autre, & cela s'étant executé à nôtre arrivée, Mr. de Treville n'eut pas plûtôt jetté les yeux sur moi, qu'il dit à ces trois Freres qu'ils ne lui avoient pas dit la verité, quand ils lui avoient dit, que j'étois un jeune homme, qu'ils lui devoient dire, bien plûtôt, que je n'étois qu'un enfant, puisqu'en effet je n'étois pas autre chose. Dans un autre tems j'eusse été bien fâché de l'entendre parler de la sorte, parce que par ce mot d'enfant il sembloit que je dusse être exclus du service, jusques à ce que l'âge me fut venu: mais ce que je venois de faire parlant en ma faveur, bien plus que si j'eusse eu quelques années davantage, je crus que plus je paroissois jeune, plus il y avoit d'honneur pour moi. Cependant comme je sçavois que ce n'étoit pas le tout que de faire son devoir, si l'on n'avoit encore l'esprit d'assaisonner ses actions d'une honnête assurance, je lui répondis très-respectueusement, que j'étois jeune à la verité, mais que tout jeune que j'étois, je tuerois bien un Espagnol, puisque j'avois déja eu l'addresse de mettre un Capitaine d'un vieux corps hors de combat. Il me répondit fort obligeamment qu'en disant cela, je ne me donnois encore, que la moindre partie de la gloire qui m'étoit duë, que je pouvois dire aussi, que j'avois desarmé deux Commandans de Places, & un Commandant de gens d'Armes, qui valoient bien tout du moins un Capitaine de vieux corps; qu'Athos, Porthos & Aramis lui avoient conté la chose tout comme elle s'étoit passée, qu'ils convenoient de bonne foi, que sans moi ils n'eussent peut-être pas remporté sur leurs ennemis l'avantage qu'ils avoient fait, & principalement Athos, qui avouoit même que sans le secours que je lui avoit donné, il eût eu de la peine à se tirer des mains de Jussac; qu'il n'en avoit pas encore parlé à sa Majesté, parce qu'il ignoroit toutes ces circonstances, quand il avoit eu l'honneur de l'entretenir de nôtre combat, mais que maintenant qu'il les sçavoit il ne manqueroit pas de les lui apprendre; qu'il les lui diroit même en ma presence, afin que j'eusse le plaisir, d'entendre de sa propre bouche, les loüanges qui m'en étoient duës.

Je fis le modeste à un discours comme celui-là, quoi que dans le fonds il ne m'en put guéres tenir qui me fut plus agréable, Mr. de Treville fit mettre dans le même tems les chevaux au carosse, & s'en fut voir Bernajoux qu'il connoissoit particulièrement. Il vouloit sçavoir de lui apparemment de quelle manière s'étoit passé nôtre combat, non qu'il revoquât en doute ce que les trois Freres lui en avoient dit, mais pour pouvoir assurer le Roi qu'il tenoit les choses d'un endroit qui ne lui devoit point être suspect, puis que c'étoit de la bouche même de ceux à qui nous avions eu affaire. Il nous dit cependant de venir dîner avec lui, & en attendant qu'il fut revenu de sa visite, nous nous en fumes dans un Tripot qui étoit tout auprès des Ecuries du Luxembourg. Nous ne fîmes que balloter, métier où je n'étois pas trop habile, & où, pour mieux dire, j'étois fort ignorant, puis que je ne l'avois jamais fait que cette fois là, aussi craignant de recevoir quelque coup dans le visage, & que cela ne m'empechât de me trouver au rendez-vous que le Roi avoit donné, je quittai la raquette, & me mis dans la Gallerie, tout auprès de la corde. Il y avoit là quatre ou cinq hommes d'épées; que je ne connoissois point, et entre lesquels étoit un Garde de Mr. le Cardinal, qu'Athos, Porthos, & Aramis ne connoissoient pas non plus que moi. Pour lui il les connoissoit bien, & sçavoit qu'ils étoient Mousquetaires: & comme il y avoit une certaine antipathie entre ces deux Compagnies, & que la protection que son Eminence donnoit à ses Gardes, les rendoit insolens, à peine me fus-je mis sous la Galerie, que j'entendis que celui-ci dit à ceux avec qui il étoit, qu'il ne falloit pas s'étonner que j'eusse eu peur, parce que j'étois apparemment un apprentis Mousquetaire.

Comme il ne se soucioit guéres que j'entendisse ces paroles, puis qu il les disoit assez haut auprès de moi, pour me les faire entendre, je lui fis signe un moment après, sans que les gens avec qui il étoit en vissent rien, que j'avois un mot à lui dire. Je sortis en même tems de la Galerie, & Athos & Aramis, qui étoient du côté, par où il me falloit passer pour aller dans la ruë, me demandant, où j'allois, je leur répondis, que j'allois où ils ne pouvoient aller pour moi. Ils crurent donc que c'étoit quelque necessité qui m'obligeoit de sortir, & continuant toûjours de balotter, le garde, qui croyoit avoir bon marché de moi, parce qu'il me voyoit si jeune, me suivit un moment après sans faire semblant de rien. Ses camarades qui ne s'étoient point aperçus du signe que je lui avois fait, lui demanderent où il alloit, il leur répondit, de peur qu'ils ne se deffiassent de quelque chose, qu'il alloit à l'Hôtel de la Trimouille, qui étoit attenant de ce jeu de paume, & qu'il alloit revenir. Il y avoit déja passé avec eux devant que de venir là, & comme il y avoit un Cousin qui étoit Ecuyer de Mr. le Duc de la Trimouille, & que même il l'étoit allé demander auparavant, ils crurent aisément que ne l'ayant point trouvé, il alloit voir s'il ne seroit point revenu par hazard.

J'attendois mon homme sur la porte, & je voulois le faire repentir de la parole qu'il avoit lâchée si insolemment, en lui faisant mettre l'épée à la main; ainsi lui voulant faire connoître le sujet que j'avois de le quereller, il ne m'eut pas plûtôt joint, que je lui dis en tirant mon épée hors du foureau, qu'il étoit bien heureux de n'avoir affaire qu'à un apprentis Mousquetaire, parce que s'il avoit affaire à un Maître, je ne le croyois pas capable de lui pouvoir resister. Je ne sçais ce qu'il me répondit, & j'y pris moins garde qu'à me venger de son insolence, avant qu'il survint quelqu'un pour nous separer. Je n'y réussis pas trop mal, je lui donnai deux coups d'épée, l'un dans le bras, & l'autre dans le corps, devant que personne se presentât pour nous rendre ce bon office. Enfin pour peu qu'on nous eut encore laissé faire, il y avoit apparence que j'en allois rendre bon compte, quand il s'éleva un bruit jusques dans le Jeu de paume, de ce qui se passoit devant la porte, les amis de celui-ci accoururent tout aussi-tôt: Athos, Porthos & Aramis en firent tout autant après avoir pris leurs épées, se méfiant presque qu'il ne me fut arrivé quelque chose, parce qu'ils ne me voyoient point revenir. Les premiers qui parurent furent les amis du Garde, dont bien lui prit assurément: je le serois de prés, & comme je lui venois encore de donner un coup d'épée dans la cuisse, il ne songeoit plus qu'à gagner l'hôtel de la Trimouille pour se sauver, quand leur presence lui donna quelque relâche. Au reste ses amis le voyant en cet état, mirent l'épée à la main en même tems, pour empêcher que je n'achevasse de le tuer; peut-être même ne se fussent-ils pas arrêtez-la, & qu'ils eussent converti leurs armes défensives en armes offensives, sans la venuë d'Athos, de Porthos & d'Aramis. Tout l'hôtel de la Trimouille se souleva en même tems contre nous, sçachant que le blessé étoit parent de leur Ecuyer, & nous en eussions été sans doute accablez, si ce n'est qu'Aramis commença à crier, à nous Mousquetaires. On accouroit assez volontiers au secours des gens, quand on entendoit ce nom là, les demêlez qu'ils avoient avec les Gardes du Cardinal, qui étoit haï du peuple, comme le sont presque tous les Ministres, quoi que le plus souvent l'on ne sçache pas trop pourquoi on les hait, faisoit que presque tous les gens d'épée, & tous les Soldats aux Gardes prenoient volontiers parti pour eux, quand ils en trouvoient l'occasion. Au reste un particulier, qui avoit plus d'esprit que les autres, étant venu à passer justement dans ce tems là, crut qu'il nous rendroit bien plus de service, s'il couroit promptement avertir chez Mr. de Treville, de ce qui se passoit, que s'il s'amusoit à mettre l'épée à la main pour nous secourir. Par bonheur pour nous, il y avoit alors une vingtaine de Mousquetaires dans la Cour, qui attendoient qu'il revint de la Ville, sur ce que le Portier leur avoit dit, qu'il ne serait pas long-tems sans arriver. Ils accoururent tout aussi-tôt où nous étions, & ayant reconnu les gens de Mr. de la Trimouille dans son hôtel, les amis de celui à qui j'avois affaire, furent trop heureux de s'y retirer, sans regarder seulement derriere eux. Pour le blessé, il y étoit déja entré, il y avoit quelque tems, & n'étoit pas en trop bon état, le coup qu'il avoit reçu dans le corps, étoit très-dangereux, & voila ce que lui avoit attiré son imprudence.

L'insolence qu'avoient eu les Domestiques de l'hôtel de la Trimouille, de faire une sortie sur nous, comme ils en avoient fait une, fit que quelques uns de ces Mousquetaires qui étoient venus à nôtre secours, mirent en deliberation de mettre le feu à la porte de cet hôtel, pour leur apprendre une autrefois de ne se pas mêler de ce qu'ils n'avoient que faire: mais Athos, Porthos & Aramis avec quelques autres, qui étoient plus sages qu'eux, leur ayant remontré que tout ce qui venoit de se passer, n'étant qu'à la gloire de la Compagnie, il ne falloit pas par une action aussi indigne que celle-là, donner sujet au Roi de les blâmer, ils se rendirent à son conseil, qui étoit bien plus sage que le leur. Nous avions tout lieu effectivement d'en être contens; outre le Garde du Cardinal, que j'avois mis en l'état que je viens de dire, il y avoit encore deux de ses amis qui étoient blessés: Athos & Aramis leur avoient donné chacun un bon coup d'épée, & ils en avoient tous trois pour plus d'un mois à demeurer dans le lit, supposé toutefois que le Garde ne mourut pas de ses blessures. Nous nous en retournâmes après cela chez Mr. de Treville, qui n'étoit pas encore de retour. Nous l'attendîmes dans sa salle, chacun me venant faire compliment sur ce que j'avois fait. Ces commencemens étoient trop beaux, pour n'en être pas tout à fait charmé. Je me promettois même déja une grande fortune, quand je ne fus guéres à voir, qu'il me falloit beaucoup déconter. J'expliquerai cela dans un moment, mais il faut auparavant que j'achève cette journée, afin de faire toutes choses par ordre.

Mr. de Treville étant venu bientôt après cela, Athos, Porthos & Aramis le prièrent de leur vouloir donner un petit mot d'audience en particulier, parce qu'ils avoient des choses de consequence à lui dire. Quand même ils ne se seroient pas servi de ce mot, pour lui annoncer quelle étoit la nature de celle dont ils avoient à l'entretenir, il eut bien reconnu à leur visage, qu'ils étoient plus intrigués qu'à l'ordinaire. Il les fit passer en même tems dans son cabinet, pour les entendre, & lui ayant demandé permission de m'y faire entrer avec eux, parce que ce qu'ils avoient à lui dire me regardoit plus que personne, ils ne l'eurent pas plûtôt obtenue, que je les y suivis. Ils lui dirent là ce qui venoit de m'arriver, & comment j'avois soutenu l'honneur de la Compagnie qu'un garde du Cardinal, avoit osé attaquer insolemment, sans qu'on lui en eut donné aucun sujet. Mr. de Treville fut ravi que je l'en eusse si bien puni, & sçachant qu'il y avoit encore deux de ceux qui avoient voulu le défendre qui étoient blessés, il envoya prier Mr. le Duc de la Trimouille de ne point donner retraitte à des gens, qui s'en montraient si indignes par leur procedé. Il lui demanda même justice de la sortie que ses gens avoient faite sur nous. Mr. de la Trimouille qui étoit prévenu par son écuyer, le lui envoya à son tour, pour lui dire que c'étoit à lui à se plaindre, & non pas à ses Mousquetaires; qu'après avoir assassiné devant sa porte un Garde de Mr. le Cardinal, qui étoit parent d'un de ses principaux domestiques, ils y avoient encore voulu mettre le feu; qu'ils avoient même blessé deux autres personnes qui les avoient voulu separer; de sorte que s'il ne punissoit les autheurs de ce desordre, il n'y auroit plus personne qui fut en sureté chez soi. Mr. de Treville entendant parler cet écuyer de la sorte, lui dit que son Maître ne l'en devoit pas croire, puis qu'il étoit trop interessé; qu'il sçavoit bien comment la chose s'étoit passée, & que des gens tout aussi croyables que lui, & qui en avoient été témoins la lui avoient racontée. Il s'en fut en même temps chez le Duc & m'y mena. Il avoit peur que s'il se laissoit abuser davantage, il ne prévint l'esprit de sa Majesté, en lui contant la chose tout autrement qu'elle n'étoit. Il craignoit d'ailleurs, que le Roi étant ainsi prévenu, Mr. le Cardinal ne vint encore à la charge, auprès de lui; qu'ainsi il ne fermât l'entrée par là, à tout ce qu'on lui pouroit dire en suite. Car sa Majesté avoit ce défaut, que quand elle étoit prévenue une fois, il n'y avoit rien de plus difficile que de la desabuser. Ce qu'il eut pû faire encore de mieux, que d'aller ainsi trouver le Duc, étoit d'aller lui même trouver le Roi, & de le prévenir le premier. C'eut été un coup de partie, mais sa Majesté par malheur étoit allé à la chasse dès le matin, & il ne sçavoit presque de quel côté elle avoit tourné: en effet quoi qu'elle eut dit la veille, qu'elle vouloit aller chasser à Versailles, elle avoit changé de sentiment depuis, & étoit sortie par la porte St. Martin.

Mr. le Duc de la Trimouille réceut Mr. de Treville assez froidement, & lui dit en ma presence, qu'il lui conseilloit encore une fois en bon ami, de faire châtier ceux de ses Mousquetaires, qui se trouveraient coupables de l'assassinat, qui venoit d'être commis; que cette affaire n'en demeurerait pas là; que Mr. le Cardinal en avoit déjà connoissance, & que Cavois, Capitaine Lieutenant de ses Mousquetaires à pied, ne faisoit que de sortir de chez lui, pour le prier de la part de son Eminence, de se joindre avec elle, pour tirer raison d'une injure qui leur devoit être commune à tous deux; que Cavois lui avoit dit encore, que si le Garde de ce Ministre avoit été blessé, sa maison avoit pensé être brulée, que l'un étoit du moins aussi offensant que l'autre, parce que l'on prenoit querelle souvent contre un homme, sans songer au maître à qui il appartenoit, au lieu qu'on ne pouvoit avoir dessein de bruler une maison, sans faire reflexion que celui à qui elle étoit en seroit scandalisé, quand même il n'en recevroit point de dommage.

Mr. de Treville qui étoit homme de bon sens, le laissa dire, afin de voir tout ce qu'il avoit sur le coeur; mais voyant qu'il avoit cessé de parler, il lui demanda, comme s'il eut reflechi à ce qu'il lui disoit, si l'homme qui étoit blessé l'étoit bien dangereusement: Mr. de la Trimouille lui répondit, qu'il l'étoit si fort, qu'il y avoit beaucoup moins d'esperance à sa vie, qu'il n'y avoit de danger pour sa mort; que le coup qu'il avoit dans le corps, lui avoit percé les poumons; qu'aussi la premiere chose, qu'on lui avoit conseillé de faire, avoit été de songer à sa conscience, parce qu'il étoit entre la vie & la mort. Mr. de Treville lui demanda alors si c'étoit lui, qui lui eut dit de quelle maniere il avoit été blessé, & le Duc étant convenu de bonne foi, que ce n'étoit pas lui, mais un de ceux qui étoient accourus à son secours, il le pria de le vouloir mener dans sa chambre, afin que pendant qu'il étoit encore en état de dire la vérité, on la put entendre de sa propre bouche. Il lui dit que cela serviroit à faire rendre à ce garde garde, une justice prompte & entiere, s'il se trouvoit qu'il eut été insulté; mais aussi que s'il se trouvoit qu'il eut été l'aggresseur, comme il avoit oui dire aux Mousquetaires, cela serviroit à ne pas accabler des malheureux, qui n'avoient fait ce qu'ils avoient fait, que pour repousser une injure, qu'ils n'eussent pû souffrir sans la perte de leur honneur.

Le Duc qui étoit un assez bon homme, & qui ne se soucioit guéres de faire sa Cour au Cardinal, qu'il voyoit très-rarement aussi bien que le Roi, ne put trouver à redire à sa demande. Il s'en fut avec lui dans la chambre du blessé, & je ne voulus pas les y suivre, de peur de lui faire de la peine en me voyant, moi qui l'avois mis dans le pitoiable état où il étoit. Le Duc ne lui eut pas plûtôt demandé qui avoit tort, ou de lui, ou de celui qui avoit fait ses blessures, qu'il avoüa la chose tout comme elle s'étoit passée. Le Duc fut bien étonné, quand il l'entendit parler de la sorte, & ayant en même tems fait venir devant lui, celui qui la lui avoit contée tout autrement, il lui commanda de sortir de sa maison, & de ne se presenter jamais devant ses yeux, puis qu'il avoit été capable de lui imposer. Il n'y étoit demeuré que pour secourir le blessé qui étoit son parent, aussi bien que son écuyer. Cependant la parenté de ce domestique ne lui servant de rien, pour adoucir son ressentiment, il fut obligé de lui obéir à l'heure même, sans avoir pû obtenir seulement permission de les revoir ni l'un ni l'autre.

Mr. de Treville s'en étant retourné chez lui, bien content de sa visite, nous y dînâmes Athos, Porthos, Aramis, & moi, ainsi qu'il nous en avoit prié dès la veille. Comme il y avoit aussi fort bonne compagnie, & que nous étions dix-huit à table, on ne s'y entretint presque d'autre chose que de mes deux combats. Il n'y eut personne qui ne m'en donnât beaucoup de gloire, ce qui n'étoit que trop capable de tenter un jeune homme, qui avoit déja de lui même assez de vanité pour croire qu'il valoit quelque chose. Quand nous eûmes diné, on se mit à joüer au lansquenet: les mains me demangeoient assez pour faire comme les autres, si j'eusse eu le gousset aussi bien garni que j'eusse voulu; mais mes Parens m'ayant entr'autres remontrances fait celle-là, avant que de partir, que j'eusse à fuir le jeu comme un écueil, qui perdoit la plupart de la jeunesse, je me tins si bien en garde, non seulement cette fois là, contre ma propre inclination, mais encore dans toutes les autres rencontres, où la même démangeaison me prenoit, que quelque tentation que je receusse, je ne m'y laissai succomber que de bonne sorte.

L'après dînée s'étant passée de cette maniere, c'est à dire les uns en joüant, & les autres voyant joüer, nous nous en fûmes au Louvre sur le soir, Athos, Porthos, Aramis & moi. Le Roi n'étoit point encore revenu de la chasse, mais comme il ne pouvoit guéres tarder à venir, nous demeurâmes dans son Antichambre, où Mr. de Treville qui étoit monté en carosse l'après dînée nous avoit dit, qu'il nous viendroit prendre pour nous mener dans le Cabinet du Roi. Sa Majesté vint un moment après que nous fûmes là, & ses trois Freres qui avoient l'honneur d'en être connus particulierement, & même d'en être estimés, s'étant mis sur son passage, pour s'en attirer quelque regard, au lieu d'en obtenir ce qu'ils souhaitoient n'en furent regardez qu'avec un oeil de colere & d'indignation. Ils s'en revinrent tout tristes auprès d'une fenêtre où j'étois, n'ayant osé me montrer devant le Roi, avant que de lui être presenté, & lui avoir fait la reverence. Ils étoient si mortifiés tous trois, de ce qui leur venoit d'arriver, qu'il ne me fut pas difficile de reconnoître leur chagrin. Je leur demandai ce qui leur étoit survenu depuis un moment, pour les voir maintenant dans cet état. Ils me répondirent que nos affaires alloient mal, ou qu'ils se trompoient fort, que cependant il falloit attendre l'arrivée de Mr. de Treville, pour en juger sainement; qu'il demanderoit lui-même à sa Majesté ce qui en étoit, mais que du caractére dont étoit ce Monarque, il ne leur avoit pas fait la mine pour rien; qu'il étoit extremement naturel, & que si c'étoit une qualité absolument nécessaire, comme le prétendoit un certain Politique que de sçavoir dissimuler pour regner, jamais Prince n'y avoit été moins propre que lui.

Je me sentis tout mortifié à ces paroles. J'eus peur, sans que je pénétrasse néanmoins ce qui pouvoit être arrivé, que la mauvaise humeur de sa Majesté ne s'étendit jusques sur moi; ainsi n'ayant plus d'autre impatience que de voir arriver Mr. de Treville, afin d'être feur plutôt de mon sort, il vint enfin, & augmenta encore mon inquiétude, par ce qu'il nous dit en arrivant. Il nous apprit que Mr. le Cardinal, après avoir envoyé Cavois au Duc de la Trimouille, n'avoit pas crû plûtôt l'avoir fait entrer dans son ressentiment, qu'il avoit depêché vers le Roi, pour lui apprendre ce qui s'étoit passé au sortir de nôtre jeu de paume; que son Eminence lui avoit écrit même une longue lettre là dessus, lui mandant que s'il ne punissoit ses Mousquetaires, ils feroient tous les jours mille meurtres, & mille insolences, sans que persone osât plus entreprendre de les reprimer.

Mr. de Treville nous quitta après nous avoir dit, qu'il ne croyoit pas que l'occasion nous fut favorable ce jour là de voir sa Majesté, qu'il alloit entrer dans sa chambre, & que s'il ne revenoit pas nous trouver dans un moment, nous pouvions nous en retourner chacun chez nous; qu'il nous y iroit avertir de ce que nous aurions à faire, & qu'il n'y perdroit pas un moment de tems. Il nous quitta à l'heure même & étant entré chez le Roi, sa Majesté fut quelque tems sans lui rien dire, elle lui fit même la mine, comme elle l'avoit faite aux trois Frères. Mr. de Treville, qui ne s'en embarrassoit pas beaucoup, parce qu'il sçavoit qu'il la desabuseroit bientôt des impressions que le Cardinal lui avoit données, ne lui dit rien aussi de son côté, sçachant qu'il devoit remettre nôtre justification à un autre tems. Le Roi qui étoit fort naturel, comme je viens de dire, voyant qu'il ne lui parloit point de ce qui étoit arrivé, dont il croyoit qu'il lui devoit rendre compte, rompit le silence à la fin tout d'un coup, & lui demanda si c'étoit ainsi que l'on faisoit sa charge; qu'il étoit arrivé à ses Mousquetaires d'assassiner un homme & de faire beaucoup de desordre, & que cependant il ne lui en disoit pas un seul mot; qu'à plus forte raison n'avoit-il pas eu le soin de les faire mettre en prison pour les faire punir en tems & lieu; que cette conduite n'étoit guéres d'un bon Officier comme il l'avoit toûjours crû, & qu'il en étoit d'autant plus étonné qu'il connoissoit mieux que personne combien il étoit ennemi de toute violence & de toute injustice.

Mr. de Treville ayant été bien-aise de le laisser dire pour lui faire decharger sa bile, lui répondit alors qu'il étoit informé de tout ce que Sa Majesté lui disoit, mais que pour elle elle ne l'étoit que très-mal, apparement, puis qu'elle lui parloit de cette sorte; qu'il lui demandoit pardon s'il osoit lui parler ainsi, mais que comme il s'en étoit informé à fond, jusques à aller lui-même chez Mr. le Duc de la Trimouille, elle ne trouveroit pas mauvais qu'il la priât d'envoyer querir ce Duc, avant que de lui en dire d'avantage; qu'il y avoit même un homme chez lui qui en pouvoit encore parler plus assurément que les autres; que cet homme étoit celui là même qu'on avoit fait accroire à Sa Majesté avoir été assassiné; qu'il l'avoit interogé lui-même en presence du Duc, & qu'il étoit convenu avec lui, que bien loin que ce fussent les Mousquetaires de Sa Majesté qui eussent tort, c'étoit lui qui par son insolence avoit été cause de son malheur; qu'au surplus ce n'étoit pas seulement eux qui l'avoient blessé, mais bien le même jeune homme qui avoit rendu le combat dont il avoit eu l'honneur de l'entretenir la veille.

Le Roi fut surpris quand il l'entendit parler de la sorte. Neanmoins comme il étoit de sa prudence, après le ressentiment qu'il venoit de faire éclatter, de ne pas ajouter foi tellement à ses paroles, qu'il ne fut bien aise auparavant d'être éclairci si elles contenoient verité, il envoya dire au Duc de la Trimouille de ne pas manquer de se trouver le lendemain à son lever. Le Cardinal qui avoit des espions dans la Chambre du Roi pour lui rendre compte de tout ce qui s'y passoit, avoit déja appris la mauvaise mine que Sa Majesté y avoit faite à Treville. Cela lui avoit donné espérance qu'il le perdroit à la fin dans son esprit. Il s'y étudioit depuis long-tems, non qu'il ne l'estimât infiniment; mais parce que, quelque promesse qu'il lui eut faites, il n'avoit jamais pu le faire entrer dans ses intérêts; Mais quand il vint à apprendre ce qu'il lui avoit dit, non seulement pour se justifier, mais encore pour justifier ceux qu'il avoit accusez de cet assassinat, il eut bien peur de n'en avoir que le dementi. Il renvoya savoir dés la même heure chez Mr. le Duc de la Trimouille, pour savoir de lui si c'étoit qu'il eut changé d'avis, depuis la parole qu'il lui avoit rapportée de sa part. Ce Duc n'y étoit pas, il étoit allé souper en Ville; & comme ses gens ne pouvoient dire à quelle heure il reviendroit, Cavois prit le parti de s'en retourner dans sa maison & d'attendre au lendemain matin à executer les ordres de son Eminence. Il ne fit pas trop mal, le Duc ne revint qu'à deux heures après minuit, & son Suisse lui ayant rendu une Lettre que lui écrivoit Mr. Bontems, par laquelle il lui mandoit de la part du Roi qu'il eut à se trouver à son lever, il se leva de meilleur matin qu'il n'avoit de coutume, afin d'être ponctuel à ce qui lui étoit prescrit.

Cela fut cause que quand Cavois y retourna il ne le trouva plus, le Suisse lui dit qu'il étoit allé au Louvre, ce qu'il eut peine à croire, parce que, comme j'ai déja dit, il ne se soucioit pas autrement d'aller faire sa Cour à Sa Majesté. Il avoit même accoutumé de dire qu'une des choses du monde qui lui faisoit croire qu'il étoit plus heureux que les autres, c'est qu'il avoit toûjours mieux aimé sa Maison de Touars que le Louvre, de sorte qu'il avoit plus de trente-cinq ans devant qu'il eut jamais vu le Roi. La Religion Protestante dont il faisoit profession étoit cause qu'il haissoit le métier de Courtisan, il savoit que le Roi n'aimoit pas ceux qui en étoient; il savoit dis-je qu'il se contentoit de les craindre & cela est si vrai, que le Roi d'aujourd'hui parlant un jour à des gens de cette Religion, qui avoient la hardiesse de lui remontrer que la rigueur de ses édits ne repondoient pas à leurs espérances, c'est, leur repliqua-t-il, que vous m'avez toûjours regardé comme le Roi mon Pere, & comme le Roi mon grand Pere: Vous avez cru sans doute que je vous aimois comme faisoit l'un ou que je vous craignois comme faisoit l'autre, mais je veux que vous sachiez que je ne vous aime ni ne vous crains.

Le Duc de la Trimouille avoit déja parlé au Roi quand Cavois arriva, & lui avoit confirmé tout ce que Treville lui avoit dit. Sa Majesté ne fut plus en colere après cela contre ses Mousquetaires; mais le Cardinal y fut beaucoup contre Cavois, de ce qu'il avoit si mal executé ses ordres. Il lui dit qu'il devoit plûtôt attendre le Duc chez lui pendant toute la nuit, que de le manquer, comme il avoit fait; qu'ils eussent pris des mesures ensemble pour perdre un petit Gentillâtre qui s'en faisoit si fort accroire que d'oser toûjours lui resister; qu'il ne le lui pardonneroit de sa vie; qu'il eut à se retirer de devant ses yeux, & à ne s'y jamais presenter sans ses ordres. Cavois qui connoissoit l'humeur de son maître, ne voulut lui rien repliquer, de peur qu'étant innocent comme il l'étoit, il ne se rendit coupable en voulant lui faire connoître son injustice; il s'en retourna chez lui tout chagrin, & sa femme qui avoit bien autant d'esprit que lui, voulant savoir ce qu'il avoit fait, n'en eut pas plûtôt connoissance qu'elle lui dit en même tems qu'il se laissoit là abbattre de peu de chose, qu'il y avoit du remede à tout hors à la mort, & que devant qu'il fut trois jours elle le remettroit mieux avec son Eminence qu'il n'y avoit jamais été. Il lui repliqua qu'elle ne la connoissoit pas, qu'elle étoit têtue comme une mulle, & que quand elle prenoit une fois quelqu'un en aversion il n'y avoit pas moyen, quoi que l'on peut faire, de l'en faire jamais revenir. Madame de Cavois lui répondit qu'elle connoissoit tout aussi-bien que lui de quoi ce Ministre étoit capable, qu'ainsi il n'avoit que faire de se mettre en peine comment elle s'y prendroit pour le mettre à la raison, qu'elle en faisoit son affaire, & que comme elle n'entreprenoit jamais rien dont elle ne vînt à bout, il n'avoit plus qu'à dormir eu repos.

Cette Dame effectivement faisoit une partie de ce qu'elle vouloit à la Cour, & faisoit rire souvent ce Ministre, lors qu'il n'en avoit point d'envie. Ce n'étoit pas cependant ni par des traits de femmes ni par des railleries fades, telles qu'on en voit souvent dans la bouche des Courtisans, qu'elle faisoit toutes ces merveilles. Tout ce qu'elle disoit étoit assaisonné d'un certain sel qui contentoit les plus difficiles en même tems qu'il repandoit une certaine estime pour elle qui faisoit qu'on ne se pouvoit plus passer de sa Compagnie. Son mari qui étoit redevable à son adresse d'une partie de sa fortune, se jetta entre les bras pour se tirer du mauvais état où il étoit: elle lui dit alors que puis qu'elle l'avoit amené au point qu'elle desiroit, il n'avoit plus maintenent qu'à bien executer ce qu'elle lui alloit recommander; qu'il se mit dans son lit, qu'il y fit bien le malade, & qu'il dit à tous ceux qui le visiteroient ou qui viendroient de la part de quelqu'un pour lui demander des nouvelles de sa santé, qu'elle ne pouvoit pas être en plus mechant état qu'elle étoit, qu'il affectat cependant de ne parler à personne, que le moins qu'il pourroit, & que quand il y seroit obligé il ne le fit que d'une voix engagée, & comme un homme qui auroit une oppression de poitrine.

Pour elle, elle se tint tout le jour comme elle étoit au sortir de son lit, & tout de même que si la feinte maladie de son mari l'eut mise hors d'état de songer à son ajustement. Cet homme qui avoit beaucoup d'amis comme en ont tous ceux qui ont quelque faveur auprès du Ministre, car il avoit toûjours été fort bien avec lui, ne manqua pas de visites, quand le bruit de son mal se fut répandu par la Ville. Ils savoient bien pourtant les paroles que le Cardinal lui avoit dites; ce qui étoit plus que capable selon la coutume des courtisans de lui faire perdre leur amitié. Mais comme ils esperoient que sa disgrace ne dureroit pas, sur tout n'ayant rien fait qui pût le perdre dans l'esprit de son Eminence, ils continuerent d'en user avec lui comme ils avoient accoutumé. Le Cardinal qui venoit d'essuyer de grosses paroles du Roi qui lui avoit reproché qu'il n'avoit pas tenu à lui, par ses faux rapports, qu'il n'eut cassé Treville & sa Compagnie de Mousquetaires, étoit encore plus en colere que jamais contre Cavois. Ainsi apprenant que sa maison ne desemplissoit point de monde, il dit tout haut devant mille personnes, qu'il s'étonnoit grandement qu'on eut si peu de consideration pour lui, que d'aller visiter un homme qu'il jugeoit digne de son ressentiment. Ces paroles suffirent pour rendre la maison du feint malade tout aussi deserte qu'elle étoit frequentée auparavant. Madame de Cavois en fut ravie, parce qu'elle avoit peur que quelqu'un reconnut sa feinte, & qu'il n'en allât rendre compte au Cardinal. Cependant ses parens ne croyant pas que cette defense s'étendit sur eux, aussi particulierement que sur les autres, y envoyerent du moins des laquais, s'ils n'y osérent plus aller: ces laquais leur rapporterent ce que Madame de Cavois leur disoit, tantôt elle même quand ils montoient jusques dans son anti-chambre, & tantôt ce qu'on leur disoit à la porte quand ils ne prenoient pas la peine d'y monter. Toutes ces nouvelles ne pouvoient cependant être plus tristes qu'elles l'étoient; le malade se portoit, toûjours à ce qu'on disoit de moment à autre, de plus mal en plus mal, & afin qu'on le crut mieux dans le monde Madame de Cavois fit venir chez elle le premier Medecin du Roi, afin qu'il dit ce qu'il pensoit de son mal: elle ne risquoit pas beaucoup en faisant cela, jamais il n'y avoit eu de medecin plus ignorant que lui, ce qu'on reconnut si bien à la fin à la Cour qu'il en fut chassé honteusement. Au reste pour le mieux tromper, elle fit apporter dans la chambre de son mari le sang d'un de ses laquais qui étoit malade d'une pleuresie, & lui fit accroire que c'étoit le sien. Il ne falloit pas être trop habile pour décider que ce sang ne valloit rien il hocha la tête en le voyant, comme pour lui dire d'un ton misterieux qu'il y avoit là bien du danger. Madame de Cavois fit en même temps la pleureuse, métier qu'elle savoit naturellement, comme savent la plûpart des femmes & qu'elle avoit encore étudié avec beaucoup de soin, afin de s'en servir en tems & lieu.

Peu s'en fallut que Bouvard, c'étoit le nom de ce médecin, ne pleurât de même quand il lui vit verser des larmes, & accompagner de mille sanglots le recit qu'elle lui faisoit de sa maladie. Il voulut tâter cependant le poux du malade, & il crut qu'il étoit tout en sueur, parce qu'il avoit dans son lit un petit vase d'eau tiede, dont il avoit arrosé sa main, jusques au dessus du poignet, afin de faire accroire la même chose à tous ceux qui auroient la curiosité de le vouloir tâter. On en avoit même repandu quelques gouttes sur une aleze dont on lui fit accroire qu'on avoit enveloppé le malade, & comme on l'avoit laissée ressuyer dans le lit, elle n'étoit plus que moette, afin qu'il donnât plûtôt dans le panneau. Il sentit cette aleze, & trouva à ce qu'il disoit que ce qui causoit sa moetteur sentoit extremement mauvais. Il tira encore des inductions delà que cette maladie étoit très dangereuse, & étant sorti de cette Maison, il en repandit le bruit par toute la Cour. M. le Cardinal le sut comme les autres, sans en paroître autrement touché, quoi qu'il le fut dans le fonds. Il crut que pour soutenir le caractere d'un grand Ministre, comme il étoit, il ne devoit pas changer sitôt de sentiment, qu'aussi bien cela lui seroit tout à fait inutile, s'il venoit à mourir, & que s'il en réchapoit il feroit toûjours bien sa paix avec lui.

Pendant que cela se passoit le Roi, qui, du même moment qu'il avoit été desabusé, avoit rendu son amitié à Mr. de Treville & lui avoit redit de nous amener les trois freres & moi dans son Cabinet, comme il le lui avoit commandé auparavant. La nouvelle action que je venois de faire lui donnoit encore plus d'envie de me voir que jamais. Mr. de Treville nous y conduisit dés le même jour que le Duc de la Trimouille avoit confirmé à sa Majesté ce qu'il lui avoit dit. Le Roi me trouva extrémement jeune pour avoir fait ce que j'avois fait, & me parlant avec beaucoup de bonté, il dit à Mr. de Treville de me mettre Cadet dans la Compagnie de son beau Frere qui étoit Capitaine aux Gardes. Il s'appelloit des Essarts, & ce fut là où se fit mon apprentissage dans le metier des armes. Ce Régiment étoit alors tout autre qu'il n'est aujourd'hui: tous les Officiers étoient gens de qualité, & l'on n'y voyoit point de gens de Robe ni de fils de Partisan comme il s'y en voit maintenant, & même comme il en est tout rempli. Ce n'est pas que je veuille dire que les premiers soient à mépriser. Ils ont leur merite tout comme les personnes les plus qualifiées, & s'il leur étoit deffendu de porter les armes nous n'aurions pas eu deux Marêchaux de France que le Parlement de Paris nous a déja donnez. Le Maréchal de Marillac, quoi qu'il ait péri malheureusement, n'en est pas moins recommandable par mille honnêtes gens qui savent de quelle maniere arriva son malheur. Le Maréchal Foucaut étoit pareillement d'une famille de Robe, & quoi qu'il portât d'autres armes que n'en portent ceux qui viennent comme lui de la famille qui porte ce nom là, ce n'étoit qu'à cause qu'Henri IV. les avoit changées pour un service important que l'un de ses ancêtres lui avoit rendu.

Le Roi avant que de me renvoyer voulut que je lui contasse non seulement mes deux combats, mais encore tout ce que j'avois fait depuis que j'avois l'âge de connoissance. Je contentai sa curiosité, à la reserve de ce qui m'étoit arrivé à S. Die, que je n'eus garde de lui dire. Je trouvois qu'il y alloit un peu trop du mien, & rien ne me faisoit souffrir avec patience l'affront que j'y avois reçu que l'esperance d'en pouvoir tirer vengeance bientôt. Je me fondois particulièrement sur les promesses que m'avoit fait Montigré de m'avertir quand Rosnay ne se deffieroit plus de rien, & qu'il reviendroit dans sa Maison. Je trouvois même qu'il ne m'avoit pas donné de méchantes arres de sa parole, en me prêtant son argent aussi genereusement qu'il avoit fait. J'avois cependant quelque inquiétude de savoir comment je le lui pourrois rendre, quand le Roi m'en tira heureusement. Il dit à l'Huissier de son Cabinet, avant que j'en sortisse, qu'il eut à lui faire venir son premier Valet de Chambre, & ce premier Valet de Chambre étant venu, il lui commanda de prendre cinquante Loüis dans sa Cassette, & de les lui apporter. Je me doutai bien, quand je l'entendis lui faire ce commandement, que ces cinquante Loüis étoient pour moi, & de fait le Roi ne les eut pas plûtôt qu'il me les donna à l'heure même. Il me dit en me les donnant que j'eusse soin seulement d'être honnéte homme, & qu'il ne me laisseroit manquer de rien.

Je crus ma fortune faite d'abord que je l'entendis parler de la sorte, & comme je n'avois pas envie de m'éloigner du chemin qu'il me prescrivoit, je regardai comme une chose indubitable ce qui me venoit de la bouche d'un si grand Roi. Mais je reconnus bientôt que c'étoit à tort que j'avois adjouté foi à ce Discours, & que si j'eusse étudié cette parole de l'Ecriture, qui nous apprend que nous ne devons jamais mettre nôtre confiance dans les Princes, mais en Dieu seul qui ne trompe jamais, ni qui ne sauroit jamais être trompe, j'eusse beaucoup mieux fait que de conter là dessus. J'expliquerai cela dans un moment & il faut que je rapporte auparavant ce qui arriva de la tromperie que faisoit Madame de Cavois. Elle garda son mari pendant quatre jours de la maniere que je viens de dire, & Bouvart, pour mieux trancher de l'homme important, continuant d'assurer qu'il lui étoit impossible de rechaper, à moins que d'un miracle, en l'état qu'il l'avoit laissé, elle s'en fut le lendemain au Palais Cardinal dans l'habit de deuil, le plus grand que put jamais porter une femme. Les Officiers du Cardinal qui la connoissoient aussi-bien qu'ils faisoient leur Maître ne la virent pas plûtôt dans cet équipage, qu'ils ne douterent point qu'elle ne l'eut perdu. Ils l'accablerent là dessus de complimens qu'elle réceut d'un air tout aussi triste que si la chose eut été bien vraye. Ils voulurent l'annoncer en même tems à son Eminence, ce qu'elle ne voulut pas souffrir, elle leur repondit qu'elle l'attendroit quand elle iroit à la Messe, & qu'il lui suffiroit de se faire voir à elle pour lui apprendre le besoin, qu'elle avoit de son secours. On fut dire en même tems à ce Ministre que Cavois étoit mort, & que sa veuve l'attendoit sur le passage de sa Chapelle pour lui recommander ses enfans. Le Cardinal à cette nouvelle n'osa sortir de sa Chambre, craignant que ce ne fut bien plûtôt pour l'accuser d'avoir fait mourir son mari, que pour lui demander quelque chose. Ainsi aimant mieux qu'elle lui fit une Mercurialle dans son Cabinet que de la lui faire devant tous ses Courtisans, il commanda en même tems qu'on la lui amenât. Il s'en fut au devant d'elle: d'abord qu'il l'apperçut il l'embrassa & lui dit qu'il étoit bien faché de la perte qu'elle avoit faite, que le deffunt avoit eu tort de prendre les choses à coeur aussi fortement qu'il avoit fait, qu'il devoit connoitre son humeur depuis le tems qu'il étoit à lui, & savoir que quelque violente que fut sa colère contre ses veritables serviteurs, elle n'étoit pas de longue durée; que cependant si elle avoit beaucoup perdu en le perdant, la perte qu'il faisoit lui même en lui n'étoit guéres moindre que la sienne; qu'il reconnoissoit mieux que jamais combien il avoit été de ses amis, puis qu'il n'avoit pû souffrir de sa bouche une seule parole rude sans en mourir de douleur.

Madame de Cavois ne l'entendit pas plûtôt parler de la sorte qu'elle lui dit qu'elle n'avoit que faire de pleurer ni de porter davantage son habit, qu'elle ne l'avoit pris que pour porter le deuil de la perte que son mari & elle avoient faite de l'honneur de ses bonnes graces; mais que puis qu'elle les leur rendoit elle n'avoir plus que faire ni de deuil ni d'armes; que son mari étoit bien mal à la verité, mais que comme il n'étoit pas encore mort il guériroit bientôt, quand il apprendroit cette bonne nouvelle. Le Cardinal fut bien surpris quand il lui vit quitter sitôt son personnage. Il se douta bien qu'elle ne l'avoit fait que pour l'obliger à le faire parler ainsi: il fut fâché de s'être si fort pressé, voyant bien qu'il ne feroit pas sans en être raillé dans le monde. Néanmoins Comme c'étoit une chose faite, & qu'il n'y avoit plus de remede, il se prit à en rire tout le premier. Il lui dit donc en même tems qu'il ne connoissoit point de meilleure Comedienne qu'elle, & il ajouta à cela qu'il vouloit, pour lui faire plaisir, demander au Roi qu'il lui plût créer en sa faveur une charge de Surintendant de la Comedie, tout de même qu'il y en avoit une de Surintendant des Bâtimens, afin de l'en gratifier; que quoique ce ne fut pas la coutume de donner le moindre emploi à une femme il ne laisseroit pas de tâcher de lui faire tomber celui-là, qu'il remontreroit sa capacité au Roi, & que comme il ne demandoit qu'à être bien servi, il ne doutoit pas qu'il ne la lui donnât preferablement à tout autre, puis qu'elle étoit plus capable que personne de l'exercer.

Mr. le Cardinal s'étant ainsi amusé à badiner avec elle, fit entrer ses principaux Officiers dans son Cabinet, & leur dit qu'ils n'avoient pas tout tant qu'ils étoient à se moquer les uns des autres, puis qu'elle les avoit tous attrapez également, qu'ils avoient crû que Cavois étoit mort, & que cependant à peine croiroit-il presentement qu'il fut malade; qu'il étoit bien vrai que Bouvart, qui l'avoit été voir, l'assuroit, & même qu'il l'avoit été bien dangereusement, mais que comme ce n'étoit qu'un ignorant, il étoit persuadé qu'on pouvoit se dispenser de le croire, sans courre risque de passer pour heretique. Ses Officiers qui n'étoient pas trop prévenus en faveur de ce medecin, le voyant de si belle humeur lui répondirent qu'il faisoit bien d'en avoir cette opinion, parce que s'il n'y avoit que cela qui le persuadât il pouvoit bien encore se tromper; que Bouvart, comme il le disoit fort bien, étoit un grand asne en matiere de medecine, & que tout Paris en convenoit aussi bien qu'ils convenoient de bonne foi que Madame de Cavois les avoit tous trompés.

Cette Dame ayant ainsi fait la paix de son mari avec le Cardinal, quelqu'un dit au Roi le tour qu'elle avoit joué à son Eminence, & en fit bien rire Sa Majesté. Treville qui lui en vouloit, parce que son Eminence lui en vouloit à lui même, ne fut pas un des derniers à s'en divertir avec elle. Il lui dit que c'étoit ainsi que les grands hommes avoient leur ridicule aussi bien que les autres, & prenant sujet de là de lui conter tout ce qu'il en savoit, il se donna carrière à ses depends, pendant je ne sais combien de tems.

D'abord que j'eus les cinquante Loüis du Roi je ne songeai plus qu'à renvoyer à Montigré l'argent qu'il m'avoir prêté si honnêtement. Une personne d'Orleans qui logeoit dans mon même logis & qui y étoit fort connu, voyant que j'étois en peine à qui m'addresser pour faire les choses seurement, me dit que si je m'en voulais bien fier à lui il me rendroit ce petit service, qu'il connoissoit Mr. de Montigré, & qu'il lui feroit tenir cet argent par une personne sûre; qu'elle n'étoit jamais une semaine sans aller chez lui. Je fus ravi de cette occasion qui me tiroit d'embarras. Je lui donnai en même tems la somme que je devois à ce Gentilhomme, & y ayant voulu ajouter quelque chose pour la dépense de celui qui lui porteroit cet argent, l'homme à qui je le donnois me dit que je lui faisois injure d'oser seulement lui en parler, qu'il n'étoit pas homme à demander retribution de si peu de chose, & que le plaisir de me rendre service étoit tout ce qu'il désiroit. Je ne l'eusse pas fait avec un autre, mais comme c'étoit un homme qui tenoit Hotellerie à Orleans, & qui ne me paroissoit pas trop riche, je ne voulois pas avoir à me reprocher de lui avoir fait dépenser un sol pour l'amour de moi.

Mon argent fut rendu fidelement à Montigré, d'abord qu'il eut écrit une Lettre à son ami. Montigré ne s'attendoit pas à le ravoir sitôt, & peut-être même à le ravoir jamais. Il savoit combien il étoit rare de recevoir des lettres de change de mon pais, & sur tout à un pauvre gentilhomme tel que j'étois. Richard, c'est le nom de l'homme qui me rendit ce service, avoit prié son ami de lui renvoyer le billet que j'avois fait à Montigré. Il me le remit entre les mains pour marque qu'il avoit eu soin d'executer ce dont je l'avois prié. Je le remerciai de la peine qu'il en avoit bien voulu prendre, quoi que je ne fusse pas à le faire, & que je m'en fusse acquitté dès le moment que je lui avois fait cette priere. Je mis ce billet dans ma poche, au lieu de le dechirer comme je devois, & l'ayant perdu ou le même jour ou le lendemain, en tirant peut-être mon mouchoir ou bien en prenant autre chose, je ne m'apperçus de sa perte que deux ou trois jours après. Je le dis à Richard qui me blama du peu de soin que j'en avois eu, & comme il vit que cela m'inquietoit comme si j'eusse prevû ce qui m'en devoit arriver un jour, il tâcha de m'en consoler. Il me dit que quand même quelqu'un le trouveroit, il ne m'en pouvoit arriver d'accident, que premierement je n'étois pas en âge pour faire un billet, & que secondement étant sous le nom de Montigré, il n'y avoit point de friponnerie à faire là dessus, à moins qu'il n'en fut de moitié avec quelqu'un; que j'avois dû reconnoître au procedé qu'il avoit tenu avec moi qu'il étoit honnête homme, mais que s'il avoit encore besoin, avec cela d'une caution pour me le certifier, il lui en serviroit en tout tems, & en tout lieu, quoi qu'il ne s'en reconnût pas capable.

Cette dernière raison me toucha plus que la premiere, à laquelle j'avois mis obstacle moi même par un excès de delicatesse. Comme il savoit aussi bien que cet Aubergiste que je n'étois pas en âge de pouvoir m'obliger valablement, je n'étois engagé dans ce billet à en payer le contenu que parole d'honneur, ainsi il n'y avoit point là de minorité à alleguer pour s'exempter du payement, puis que les Maréchaux de France devant qui l'on faisoit venir pour l'éxecution de ces sortes de billets condamnoient & jeunes & vieux également, quand on étoit de si mauvaise foi que de ne le pas vouloir payer. J'avois appris cela d'une affaire que mon pere avoit euë devant eux, où il étoit porteur d'un semblable billet; ainsi je m'étois servi de ma propre connoissance contre moi même, parce que je croyois que quand on avoit bien envie de payer il devoit être indifferent ou de se bien lier ou de ne se point lier du tout.

Cette circonstance entretint donc mon inquietude pendant quelques jours, mais comme il n'y a rien que l'on n'oublie à la longue, je n'y songeai plus au bout de quelque tems. Je tachai cependant de remplir mon devoir de Soldat tout du mieux qu'il me fut possible. Je trouvai Besmaux dans la même compagnie où j'étois. C'étoit un homme tout d'un autre humeur que moi, & nous ne nous ressemblions en rien ni l'un ni l'autre, si ce n'est que nous étions tous deux Gascons. Il n'y avoit rien effectivement de plus opposé que nos manieres d'agir. Il avoit de la vanité au delà de l'imagination. Il eut voulu presque que nous l'eussions crû de la côte de St. Loüis, tant il s'en faisoit accroire: tout cela n'étoit fondé cependant que sur ce qu'il étoit plus vain que les autres, quoi qu'il ne vallut pas mieux. Le nom de Besmaux qu'il portoit étoit le nom d'une petite metairie qui étoit plus chargée de taille qu'elle n'apportoit de revenu; mais comme lors que l'on s'entête une fois de vouloir paroître plus que l'on est, l'âge n'a guerres de coûtume de reformer ce deffaut, il fit porter le nom de Marquisat à cette chaumiere d'abord qu'il devint en fortune.

Pour moi je fus toûjours mon chemin sans vouloir paroître plus que je n'étois. Je savois que je n'étois qu'un pauvre Gentilhomme: je vécus donc comme je devois faire, sans vouloir ni me relever au dessus de mon état ni me rabbaisser au dessous de ceux qui n'étoient pas plus que moi. J'avois peine ainsi à souffrir que Besmaux se donnât des airs de grandeur en vantant le nom de Montlesun qu'il portoit. C'étoit à la verité un nom qui étoit assez beau, mais comme tout le monde ne convenoit pas trop qu'il lui appartint, je me crus obligé de lui dire, & comme son camarade & comme son ami, que toute cette vanité lui faisoit plus de tort que de bien. Il receut mal mon compliment, & l'attribuant moins au desir que j'avois de lui rendre service, qu'à une certaine jalousie qu'il se figuroit que j'eusse conçuë aussi-bien que les autres Cadets de ce qu'il pretendoit s'élever au dessus de nous, il ne me regarda plus que comme un homme qui lui devoit être suspect, bien loin de prendre la moindre confiance en lui. Il avoit aussi cela de ridicule que sans considerer ses forces qui ne pouvoient pas être moindres qu'elles étoient, il vouloit imiter ceux qui avoient des ailes pour voler: s'il voyoit quelque nouvelle mode, il en prenoit aussi-tôt quelque chose, sans considerer qu'il y avoit plûtôt de l'extravagance à le faire qu'il ne pouvoit y avoir ni de raison ni de bon sens. Il pretendoit pourtant le contraire sans prendre garde qu'il s'en rendoit ridicule à tout le monde. Je me souviens là-dessus d'une chose qu'il fit, qui fit bien rire non seulement toute nôtre Compagnie, mais encore tout le Regiment. Nous étions alors à Fontainebleau où il étoit logé chez une hôtesse qui eut quelque bonne volonté pour lui. Il en profita tout autant qu'il pût, mais comme elle n'étoit pas riche, ce qu'il en tira ne se reduisit qu'à peu de chose. Il ne s'amusa point à en remplir son ventre, comme font quantité de nations qui aiment mieux l'avoir plein, que d'avoir toute la magnificence du monde sur leur dos. Il avoit cela de commun avec tous les Gascons qu'il croyoit devoir pratiquer le proverbe qui dit ventre de son & habit de velours. Ainsi il mit sur lui, tout ce qu'il avoit pû tirer de cette femme sans se mettre en peine de tout le reste. Il se donna un habit dont il avoit assez de besoin, parce que quoi qu'il eut celui de Soldat comme les autres, la coutume des Cadets étoit d'en avoir un distingué de ceux du commun. Pour moi c'est à quoi je n'avois pas manqué, & je m'en étois donné un assez beau de l'argent que le Roi m'avoit donné: J'y en avois employé une partie & j'étois bon ménager du reste, sachant qu'il falloit garder une poire pour la soif.

Au reste comme on commençoit à porter en ce tems là des baudriers en broderie d'or qui coutoient huit ou dix pistoles, & que les finances de Mr. de Besmaux ne pouvoient pas atteindre jusques là, il prit le parti de se faire faire le devant d'un baudrier de cette façon, & le derriere tout uni. Il affecta cependant, afin qu'on n'en vit pas le defaut, de porter un manteau, sous prétexte d'une feinte incommodité, ainsi n'en étalant aux yeux du monde que le devant, il n'y eut personne qui ne crut pendant deux ou trois jours, qu'il avoit donné dans l'étoffe tout aussi bien que les autres. Mais le tour de nôtre Compagnie étant venu de monter la Garde au bout de ce tems là, & Besmaux ayant endossé un autre baudrier que celui que nous venions de lui voir, parce qu'il ne pouvoit pas là porter de manteau, il y eut un de mes camarades nommé Mainvilliers qui ne pouvoit souffrir sa vanité non plus que moi, qui me dit qu'il parieroit sa tête que son baudrier en broderie n'avoit point de derriere. Je lui répondis que cela n'étoit pas croyable, & qu'il étoit trop sage pour s'exposer à la raillerie qu'il s'attireroit par là, si cela venoit jamais à être reconnu. Il me repliqua que j'en pouvois croire tout ce qu'il me plaisoit, mais que pour lui il demeureroit dans sa pensée jusques à ce qu'il eut lieu de s'en desabuser. Qu'il ne tarderoit pas long tems à le faire, & que ce seroit alors que l'on verroit qui auroit raison de lui ou de moi. Nôtre garde étant descenduë Besmaux continua toûjours de feindre d'être incommodé pour avoir pretexte de prendre son manteau. Il ne vouloit pas perdre sitôt l'étalage de son baudrier, & comme il ne le pouvoit porter sans cela, il étoit bien aisé pendant que c'en étoit la mode de faire voir à tout le monde qu'il n'étoit pas homme du commun. Il craignoit qu'elle ne vint à changer par l'inconstance à laquelle nôtre nation est sujette. Il savoit qu'elle est fort grande, & que nos ennemis n'ayant guéres d'autre défaut à nous reprocher, que celui là ne manquaient pas de nous en faire le plus souvent un sujet de mepris.

Mainvilliers qui étoit un éveillé & qui ne demandoit pas mieux qu'à rire & à faire rire les autres, voyant qu'il avoit repris son manteau, & cela le confirmant plus que jamais dans sa pensée, dit à cinq ou six de nos Camarades, qui se moquoient aussi bien que lui de Besmaux, tout ce qu'il pensoit là-dessus. Ils n'y avoient pas songé, jusques-là, & je n'y eusse pas songé non plus qu'eux, si ce n'est qu'il nous rebatoit toûjours la même chose. Mais ce qu'il nous faisoit remarquer me faisant entrer à la fin dans son sentiment, il y en eut un qui lui demanda comment il s'en pouvoit éclaircir. Il lui répondit que s'il en étoit en peine tant soit peu il se trouvât l'après dînée chez ce fanfaron, qu'il l'iroit prendre avec moi pour aller se promener dans la forest, qu'il eut soin seulement de marcher derriere lui & qu'il verroit lui-même de ses propres yeux s'il s'étoit trompé ou non. Il m'en dit autant à moi & à tous ces autres, & nous en étant allez chez Besmaux d'abord que nous eûmes diné, nous le trouvâmes son manteau sur les épaules qui étoit tout prêt de nous venir chercher pour passer l'après dînée avec nous. Nous lui proposâmes nôtre promenade, & s'y en étant venu avec nous, nous fîmes semblant cinq ou six que nous étions de nous arrêter à l'entrée de la forêt, pour considerer un nid qui étoit tout au haut d'un arbre. Mainvilliers s'amusoit à causer avec lui étant bien aise de lui ôter tout soupçon de ce que nous avions envie de faire. Nous les suivîmes donc comme nous avoit recommandé Mainvilliers, & celui-ci voyant, que nous n'étions plus qu'à quinze ou vingt pas d'eux, fit un pas au devant de lui sans lui faire rien paroître encore de son dessein. Mais lui disant en même tems qu'il faisoit bien le papelard avec son manteau, & que cela ne soit guéres bien à un jeune homme & encore à un Cadet aux Gardes, il s'envelopa dans un des coins de ce manteau & fit trois ou quatre demi tours à gauche, sans lui donner le tems de se reconnoître. Il le lui enleva ainsi de dessus les épaules, & ceux qui étoient alors derriere eux ayant reconnu les parties honteuses du baudrier, ils firent un éclat de rire qu'on pouvoit entendre d'un quart de lieuë de là. Besmaux tout Gascon qu'il étoit & même de la plus fine Gascogne, se trouva demonté en cette rencontre, chacun le railla sur sa feinte maladie, & comme c'étoit le railler en même tems sur son baudrier, il crut que rien ne le pouvoit sauver de l'affront que cela lui alloit faire dans tout le Regiment que de se battre contre Mainvilliers. Il l'envoya appeller dès le même jour par un bretteur de Paris, qui étoit de sa connoissance. Mainvilliers qui étoit un brave garçon le prit au mot, & m'étant venu dire ce qui lui étoit arrivé & qu'il avoit besoin d'un second, je lui fis offre de mes services, voyant bien qu'il ne me disoit cela que pour me prier de lui en servir.

Le rendez-vous étoit pour le lendemain matin à cent pas de l'Hermitage de St. Louïs qui est en deça de Fontainebleau tout au milieu de la foret, mais devant que nous y arrivassions nous trouvâmes une escouade de nôtre compagnie qui nous cherchoit pour empêcher nôtre combat: nôtre Capitaine en avoit été averti dès le soir même, par un Billet du Breteur, qui se croyant plus fort sur le pavé de Paris qu'à la Campagne, ne voulût pas se hazarder de ne plus voir les commeres qu'il avoit laissées en ce Païs-là. Besmaux témoigna être bien fâché de ce qu'on l'empêchoit ainsi de contenter son ressentiment, pendant que nous ne nous en souciâmes gueres Mainvilliers & moi. Nous savions qu'il n'y alloit point du nôtre, quand même nous ne nous battrions pas, & cela nous suffisoit pour être contens. Pour ce qui est du Bretteur, il l'étoit encore bien plus que nous. Il avoit fait le brave à peu de frais, & il pretendoit que Besmaux lui en dut avoir la même obligation que s'il eut tué son homme, & qu'il lui eut aidé par-là à remporter la victoire. Cette escouade nous remena à nôtre quartier, où Mr. des Essarts nous fit mettre tous quatre en prison, parce que nous avions osé contrevenir aux ordres du Roi. Il parloit même de faire faire le procès au Bretteur, parce que c'étoit lui qui avoit porté parole à Mainvilliers. Celui-ci en eut bientôt nouvelle, par une femme de sa connoissance, qui le vint voir, sachant qu'il avoit été mis en prison. Mr. des Essarts qui n'étoit pas ennemi de la joye alloit à Paris voir quelquefois cette femme qui étoit une femelle commode, & où il y avoit toûjours fort bonne Compagnie. Au reste la rencontrant comme elle sortoit du Château, & qu'il y alloit entrer, pour demander au Roi qu'il lui plut faire un exemple de ce Bretteur, il lui demanda par hazard si elle ne le connoissoit point. Elle lui répondit en Gascon qu'elle écorchoit un peu, langage qui plaisoit beaucoup à des Essarts, si jou le connois Cadedis c'est lou meilleur de mes amis: des Essarts qui savoit son nom le lui avoit dit, & c'étoit là-dessus qu'elle lui parloit de la sorte, mais ce Capitaine lui ayant répondu serieusement qu'il ne falloit point railler, & que plus elle étoit de ses amis, plus elle le devoit plaindre, puis qu'il alloit travailler à le faire pendre, elle le pria de n'en point parler au Roi, qu'elle ne l'eut vû, elle lui dit par une espece de presentiment qu'il auroit peut-être quelque chose à alleguer pour sa justification; qu'elle l'iroit voir de ce pas, qu'elle lui en rendroit reponse avant qu'il fut une heure tout au plus.

Des Essarts lui répondit qu'il étoit obligé d'informer le Roi de tout ce qui se passoit dans sa Compagnie, mais que comme il étoit encore de bon matin, il ne vouloit pas, en faveur de leur connoissance, lui refuser le tems qu'elle lui demandoit, qu'il alloit au lever de Mr. de Cinqmars grand Ecuyer de France, & qu'il s'en reviendroit ensuite chez lui, où il l'attendroit de pied ferme, pourvû qu'elle ne demeurât pas davantage qu'elle le lui promettoit, qu'elle savoit où il étoit logé, & qu'il donneroit ordre à ses gens de la faire parler à lui, quelque personne qu'il put y avoir dans sa Chambre, Mr. des Essarts fut faire sa visite après cela, & cette femme de son côté s'en étant allée faire la sienne, elle surprit extrémement le Breteur par les nouvelles qu'elle lui annonca. Il croyoit s'être tiré d'affaire habilement par le Billet qu'il avoit écrit, & d'avoir accordé également le soin qu'il devoit avoir de son honneur & de sa vie. Il savoit que son écriture n'étoit point connuë de Mr. des Essarts, & qu'il n'auroit garde de la montrer à personne qui la pût reconnoître, mais ce que lui venoit de dire cette femme le mettant dans l'obligation de la faire connoître lui-même, à moins que de s'exposer au hazard de tout ce qui lui en pouvoit arriver, il lui répondit, après y avoir un peu songé, qu'il faloit que Mr. des Essarts fut fol de lui vouloir faire une affaire de ce qui méritoit recompense, qu'il n'avoit jamais prétendu se battre pour une aussi méchante cause que celle de Besmaux, qu'il n'avoit jamais été homme à soutenir sa vanité aux depends de sa vie, que bien loin de là il eut été le premier à l'en railler, s'il l'eut suë aussi-tôt que les autres, qu'aussi avoit-ce été lui qui avoit averti des Essarts qu'il vouloit faire couper la gorge à quatre personnes pour son nihil au dos, que puis qu'il avoit gaigné le devant de son baudrier à la sueur de son corps, il devoit encore en gaigner le derriere avant que de le mettre, qu'il ne se fut fait aucune affaire par là ni à lui ni à personne, & qu'il avoit bien affaire qu'il fit le Gascon, pendant qu'il étoit gueux comme un peintre.

Il tâcha de faire rire cette femme en lui apprenant ce qui avoit été cause de leur querelle. Il crût que le plaisir qu'elle y prendroit ne lui donneroit pas le tems de faire reflexion sur le grand soin qu'il auroit eu de conserver sa vie; elle ne lui dit pas ce qu'elle en pensoit, parce que si elle le lui eut reproché, il étoit homme à lui reprocher autre chose; elle se contenta donc de lui dire qu'elle étoit ravie qu'il se put si bien justifier, que cependant comme des Essarts étoit un fin Gascon, & qu'il ne se contenteroit pas de paroles, il falloit qu'il l'instruisit lui-même de tout ce qu'il venoit de lui dire, par un nouveau Billet. La proposition lui déplut, parce qu'il ne trouvoit pas qu'il lui fut autrement glorieux de lui apprendre lui-même le soin qu'il avoit eu de sa vie. Mais la même raison qui l'y avoit obligé l'y obligeant encore en cette rencontre, il vainquit ses scrupules, & écrivit tout ce que cette femme voulut. Il la chargea même de sa lettre, & celle-ci l'ayant renduë à des Essarts, il ne l'eut pas plûtôt lûë & confrontée avec celle qu'il avoit déja de lui qu'il le fit sortir de prison. Il prit pour pretexte, que, comme il n'étoit pas soldat comme nous, il n'avoit point de jurisdiction sur lui. Il parla cependant au Roi de nôtre affaire, mais d'une maniere à ne nous pas nuire. Le Roi lui dit qu'il l'en laissoit le maître, mais qu'il ne feroit pas trop mal de nous laisser quelques jours en prison, afin, qu'une autre fois nous prissions garde à ne pas manquer à nôtre devoir. Nous y demeurâmes cinq jours, ce qui est bien du tems à de la jeunesse qui ne demande qu'à avoir toûjours un pied en l'air. Au sortir de là nôtre Capitaine nous fit embrasser Mainvilliers & moi, avec Besmaux, & nous deffendit les voyes de fait de la part de sa Majesté. Il nous deffendit même de parler jamais à personne du baudrier, mais quand ç'eut été sa Majesté elle-même, qui de sa propre bouche nous eut fait cette deffense, je ne sçais s'il eut été en nôtre pouvoir de lui obéïr. En effet, bien-loin que nous gardassions le silence là-dessus, Besmaux n'eut plus d'autre nom dans le Regiment que Besmaux le Baudrier, tout de même qu'on appelloit le Lieutenant Colonel d'un certain Regiment de Fontenay coup d'épée, & qu'on apelle encore aujourd'hui un Conseiller du Parlement, mendat coup de poignard.

Besmaux ne me voulut pas de bien de ce que j'avois ainsi voulu servir de second à son ennemi. Il trouva que j'avois mauvaise grace, moi qui étois son compatriote, ou peu s'en falloit, d'avoir pris le parti d'un Bausseron à son préjudice. Car Mainvilliers étoit de quelque part d'auprès d'Etampes, & si je m'en souviens bien d'entre cette Ville & celle de Pluviers. Le Roi qui aimoit son Regiment des Gardes, & qui en connoissoit tous les Cadets, jusques à leur parler bien souvent, & même avec assez de familiarité, me dit le même jour que je fus sorti de prison, que je ne durerois guéres, si je ne changeois de conduite; qu'il n'y avoit pas encore trois semaines que j'étois arrivé de mon païs, & que cependant j'avois déja fait deux combats, & que j'en eusse encore fait un troisiéme si on ne m'en eut empêché; qu'il falloit être plus sage, si l'on avoit envie de lui plaire, sinon que je ne m'en trouverois pas trop bien. Sa Majesté m'eut bien parlé encore d'une autre maniere si elle eut sçû ce qui m'étoit arrivé en m'en venant de chez moi. J'avois pourtant cette affaire autant à coeur que je l'avois jamais euë, & je ne comprenois point comment Montigré, après m'avoir témoigné tant d'honêteté, me laissoit si long-tems sans me donner de ses nouvelles de mon faiseur d'affront. Je lui avois écrit en lui renvoyant son argent, ma lettre étoit aussi honnête qu'elle le pouvoit être par raport à l'obligation que je lui avois, & à celle que je lui voulois encore avoir à cet égard. Cependant je n'en avois point eu de réponse, ce qui m'eut presque fait douter qu'on lui eut donné mon argent, si ce n'est qu'on m'avoit renvoyé le billet qu'il avoit de moi.

Aussi-tôt que nous fumes de retour de Fontainebleau nôtre Regiment fit revûë devant le Roi, qui nous commanda de nous tenir prêts pour aller à Amiens, où sa Majesté devoit s'acheminer incessamment. Elle y alloit pour appuyer le Siege d'Arras que les Maréchaux de Chaulnes, de Châtillon, & de la Meilleraie avoient formé par ses ordres. Il y avoit déja quelque tems qu'il duroit, & le Cardinal Infant qui rodoit autour de leur Camp avec une armée qui n'étoit guéres moins forte que la leur, pretendoit leur faire lever le Siege sans coup ferir. Il n'y réüssissoit pas trop mal jusques-là, nôtre armée commençoit déja à manquer de toutes choses, & comme il n'y pouvoit rien venir qu'à force de convois, tout son soin fut de les empêcher d'arriver à bon port. Cela lui étoit assez facile, à cause de la quantité de monde qu'il avoit avec lui. Aussi y avoit-il d'ordinaire la moitié de ces convois pris, & les autres qui passoient étoient bientôt consumez, parce que nôtre armée étoit si considerable, qu'il lui en eut bien fallu davantage pour les tirer de nécessité. Ce malheureux succès rendoit les assiegez insolens. Ils mirent sur leurs murailles des Rats de carton qu'ils affronterent contre des Chats faits de même matiere; les assiegeans ne furent ce que cela vouloit dire, & ayant fait deux ou trois prisonniers dans une sortie, ils leur en demanderent l'explication. Ces prisonniers qui étoient de veritables Espagnols, Nation qui a beaucoup d'esprit, principalement la Soldatesque, où l'on en trouve d'ordinaire plus que dans les Officiers, parce que la plûpart de ces Officiers, du moins en ce tems-là, avoient été ou Marchands ou quelque chose de semblable, & qu'ils n'embrassoient cette condition que parce qu'ils avoient fait banqueroute en leur païs, ou que leurs affaires étoient en méchant état, aussi achetoient-ils tous leur emploi, & comme ils conservoient toûjours une certaine crasse de leur premier métier, il y avoit bien à dire qu'ils eussent le même feu qu'avoient les autres; quoi qu'il en soit ces prisonniers qui n'étoient ni bêtes ni honteux, ayant été conduits au quartier du Maréchal de Châtillon, & ce Maréchal leur ayant fait la demande que je viens de dire, ils lui répondirent hardiment, que si c'étoit un autre qui la leur fit, ils le lui pardonneroient aisément, mais que pour lui ils ne s'y pouvoient resoudre, parce qu'il leur sembloit qu'il devoit être plus intelligent qu'il n'étoit; s'il ne voyoit pas bien que cela vouloit dire, que quand les Rats mangeroient les Chats, les François prendroient Arras.

Le Marêchal n'osa se moquer de ce rebus, ce qu'il eut peut-être fait si les affaires du siege eussent été en meilleur état qu'elles n'étoient. Il ne fit pas même semblant d'avoir entendu ce qu'ils lui disoient, comme si le mépris eut été le salaire que devoit avoir une sotte réponse, comme la leur. Le Roi partit cependant de Paris, & étant arrivé à Amiens, une partie de nôtre Regiment eut ordre de marcher à Doullens, où on preparoit un grand convoi pour les assiegeans. L'autre resta à Amiens, en partie pour la garde de Sa Majesté, & en partie pour escorter un autre convoi qu'on devoit joindre au premier. Ce n'est pas qu'il parut aucun danger depuis Amiens jusques à Dourlens qui n'en est qu'à sept lieües, mais comme un parti pouvoit passer la riviere qui est au de là de cette petite ville, & y venir mettre le feu, lors qu'on y penseroit le moins, on étoit bien aise de prendre toutes ses precautions, afin de n'avoir point de reproches à se faire.

Le Roi qui faisoit son principal plaisir de voir defiler ses Troupes devant lui, faisoit venir quelques autres Regimens de Champagne, afin d'en grossir l'Armée de ces Marêchaux. Il y en avoit un entr'autres dont le Colonel étoit bien jeune, parce qu'en ce tems-là, comme dans celui-ci, la condition des personnes servoit bien plus à leur faire obtenir un poste comme celui-là, que leurs services, & en effet ce n'est pas sans raison qu'on a toujours eu plus d'égard à l'un qu'à l'autre, puisqu'une des qualités des plus essentielles pour un Colonel qui veut avoir un bon Regiment, est de tenir bonne table. Cela sert merveilleusement bien à ses Officiers, & ils l'estiment bien autant par là que par tout le reste. Celui-ci qui ne manquoit pas d'esprit; mais qui croyoit peut-être en avoir encore plus qu'il n'en avoit, n'étoit pas trop aimé des siens, soit qu'il ne s'acquittât pas trop bien de ce devoir, ou qu'il eut le malheur qu'ont presque tous les gens qui ont plus d'esprit que les autres, savoir de se faire beaucoup plus d'ennemis que d'amis. En effet comme on les apprehende toûjours, parce qu'ils ne pardonnent guéres les fautes dans lesquelles on peut tomber, on les regarde aussi presque continuellement comme des Pedagogues incommodes, qualité qui attire plus de haine que d'amour.

Ce Colonel, qui par malheur pour lui étoit sur ce pied là, car pour moi, j'estime qu'il vaut mieux n'avoir point tant d'esprit & se faire d'avantage aimer, n'étant plus qu'à un quart de lieu d'Amiens avec son Regiment, le beffroi donna avis en même tems de son arrivée. Le Roi ne l'entendit pas plutôt sonner qu'il envoya savoir aussi-tôt ce qu'il avoit découvert. On lui raporta que c'étoit un Regiment qui marchoit en corps & qui faisoit un bataillon. Sa Majesté voulant le voir deffiler devant lui, devant qu'il se rendit au camp, qui lui avoit été marqué, lui envoya ordre de passer les long de remparts de la Ville sur lesquels elle se rendit. Le Major, que ce Colonel envoyoit au Roi pour prendre ses ordres, ayant trouvé à l'entrée de la Ville l'homme qui étoit porteur de celui dont je viens de parler, le renvoya sur ses pas, & le chargea de témoigner à son Colonel la volonté du Roi. Cependant comme il étoit bien aise de lui faire recevoir quelque mortification, afin de lui apprendre une fois pour toutes que, tout habile qu'il se croyoit, il y avoit encore beaucoup de choses sur lesquelles il feroit bien de prendre conseil des vieux Officiers, il renvoya un Capitaine qu'il avoit avec lui au Regiment pour avertir le Lieutenant Colonel de la reveuë que le Roi en vouloir faire, sans lui en dite un seul mot. Le Lieutenant Colonel fit passer cette nouvelle de bouche en bouche à tous les Capitaines, sans en faire part au Colonel, chacun prit ses mesures là dessus, en gardant toujours le même silence. Ceux qui étoient bottés se firent debotter, entendant, cela, & se mirent en souliers comme il faut que l'Infanterie soit quand elle passe en reveuë. Enfin quand le Regiment ne fut plus qu'à une portée de pistolet de la Ville, le Major en sortit pour aller dire au Colonel que le Roi étoit à cent pas de là pour le voir défiler devant lui. Ce Colonel qui ne s'étoit point apperçu de la manoeuvre de son Lieutenant Colonel & de ses Capitaines, mit alors pied à terre, & fit passer la parole, afin que chacun en fit autant que lui. Il ne songea qu'à prendre une pique, sans songer nullement à ses bottes. Ainsi passant devant Sa Majesté tout botté qu'il étoit, Mr. du Hallier Marêchal de Camp qui devoit être chargé de la conduite du convoi, & qui étoit parent de ce Colonel, dit au Roi à côté de qui il étoit, qu'il desireroit pour le bien de son service, que tous ceux qui portoient les armes pour lui eussent autant d'esprit qu'il en avoit. Sa Majesté détourna les yeux à cette parole de dessus le Regiment où il les tenoit attachés, pour regarder ce Marêchal. Il ne disoit rien cependant, ce qui étonnant celui-ci, il demanda à Sa Majesté ce que cela vouloit dire: c'est ce que je n'ose vous expliquer, lui répondit le Roi, de peur de vous desobliger, car s'il m'étoit permis de vous dire ce que je pense, je vous avouerois franchement que si vous croyez beaucoup d'esprit à un homme comme celui-là, il faut que vous n'en ayez gueres vous même.

Mr. du Hallier fut fort surpris, quand il entendit le Roi parler de la sorte. Il le supplia de le vouloir redresser, puis qu'il n'avoit pas encore l'esprit de reconnoître sa faute. Je vous l'eusse pardonnée lui répondit le Roi, s'il vous fut arrivé de la faire devant que d'être Officier General. J'eusse cru qu'ayant toûjours servi ou dans mes Gardes du corps, ou dans mes Gendarmes, vous eussiez été tellement accoûtumé à voir des bottes que vous ne vous en seriez pas même étonné, quand vous en eussiez veus à des singes; mais qu'un Marêchal de Camp, qui en voit à un Colonel d'Infanterie qui passe en reveuë la pique en main devant moi, n'apperçoive pas que c'est une grande beveuë, c'est ce que je ne puis souffrir.

Mr. du Hallier fut bien honteux quand il s'entendit faire ces reproches, il eut bien voulu retenir alors la parole qui les lui avoit attirez, mais n'en étant plus tems il envoya avertir, sous main, son parent de se préparer à recevoir une grande mercuriale de Sa Majesté, & en effet ce Colonel étant venu pour la saluer, après la reveuë de son Regiment, un tel, lui dit le Roi Mr. du Hallier me vient de dire que vous aviez bien de l'esprit, je lui ai répondu que je le croyois de bonne foi, mais qu'il falloit aussi qu'il crut avec moi, que vous aviez bien peu de service, ou que vous aviez bien mal profité du tems que vous y avez employé: où avez-vous jamais appris qu'un Colonel dût defiler devant moi, la botte levée. Sire lui répondit le Colonel, je n'ai sû que vôtre Majesté vouloit voir mon Regiment, que lors que je n'avois plus le tems de me débotter, j'étois déja aux portes de la Ville, ainsi je n'ai eu que celui de prendre ma pique; d'ailleurs qui eut cru que vôtre Majesté, parmi la chaleur & la poussiere qu'il fait aujourd'hui, eut voulu se donner la peine qu'elle se donne presentement. Croyez-moi, lui repliqua le Roi, quelque esprit que vous ayez, vous vous tirerez mal de cette affaire, il vaut bien mieux vous taire que de parler si mal à propos, c'est le meilleur conseil que j'aye à vous donner. Ce Colonel qui étoit fort en bouche, répondit au Roi qu'il n'avoit plus garde de s'excuser, puis que sa Majesté ne le trouvoit pas bon; mais que quelque grande que put être sa faute, elle avoit servi du moins à lui témoigner le premier l'admiration, ou tout le monde devoit être aussi bien que lui, de voir le plus grand Roi de la Chrêtienté à cheval, dans un tems où chacun ne demandoit qu'à se mettre à l'abri du grand chaud & des autres incommoditez de la saison.

Ses flatteries ne lui servirent de rien, non plus que son chagrin contre son Major, qu'il fût lui avoir fait cette piece. Il tâcha inutilement de le faire casser aussi-bien que quelques Officiers de son Regiment, qu'il soupçonnoit d'avoir eu part avec lui à l'affront qu'il venoit de recevoir. Ce n'est pas que les Colonels en ce tems-là, n'eussent une grande authorité sur leurs Capitaines, mais enfin quand les Capitaines étoient reconnus pour braves gens, & qu'ils avoient des amis, s'il arrivoit aux Colonels de vouloir entreprendre quelque chose contr'eux, ils se liguoient tous contre lui; le démenti lui en demeuroit ainsi le plus souvent, parce que la Cour ne jugeoit pas à propos, pour satisfaire à la passion d'un seul, d'ôter de leurs postes des gens qui y servoient bien.

Le Roi fit reveuë pareillement de toutes les autres Troupes qui arriverent dans le camp, que l'on avoit formé à un quart de lieuë d'Amiens. Il en fila bien ainsi, jusques à quinze ou seize mille hommes, entre lesquels étoit comprise la Maison du Roi. Quand elles furent toutes assemblées, nous nous mîmes en marche pour aller à Dourlens avec le convoi que nous y devions escorter. Nous n'y arrivâmes qu'en deux jours, à cause de la quantité de charettes que nous avions à conduire, & que quelque bon ordre que l'on puisse donner dans une marche comme celle là, elles ne laissent pas toûjours d'embarasser. Nous y prîmes l'autre convoi, que l'on y preparoit de longue main, & ayant marché le long des bois qui sont de la dependance de la Comté de St Paul, nous ne pûmes faire que deux lieües ce jour-là. Nous n'en fîmes guéres davantage le lendemain, quoi que nous partissions beaucoup plus matin que nous n'avions fait le jour precedent. La raison est, que les ennemis qui avoient resolu de nous donner une fausse alarme, pour couvrir le dessein qu'ils avoient de forcer les lignes des assiegeans, avoient jetté de l'Infanterie dans les bois qui regnent là à droit & à gauche. Elle parut en divers endroits, comme si elle eut eu dessein de faire de grandes choses: nous nous contentâmes de la repousser avec de petits pelottons à mesure qu'elle paroissoit, sans nous mettre autrement en peine de la deffaire. Mr. du Hallier considera que ce n'étoit pas là de quoi il étoit question pour lui, & que pourveu qu'il put conduire son convoi à bon port, c'étoit tout ce que la Cour lui demandoit.

Nous campâmes ce jour-là entre deux bois, & nous allumâmes de grands feux dans nôtre camp, qui avoit pour le moins une lieuë de long, car comme la plaine est extrémement serrée en cet endroit, à cause des bois qui y sont à droit & à gauche, il falloit bien de toute nécessité se conformer à l'incommodité du terrain. Les ennemis pour faire toûjours acroire de plus en plus qu'ils ne laisseroient pas passer le convoi sans coup ferir, avoient envoyé de ce côté-là quelques petites pieces de campagne. Ils nous en batirent toute la nuit, mais sur nôtre gauche seulement, parce qu'ils en avoient les derrieres plus libres que sur nôtre droite, où nous les eussions pû couper. Nous avions fait un parc de toutes nos charettes, de sorte que quand même les ennemis eussent été plus forts qu'ils n'étoient, il ne leur eut pas été bien facile de nous y forcer. Leurs petites pieces de campagne nous tuerent quelques chevaux, mais ayant été remplacez le lendemain par d'autres, que les munitionnaires tenoient tout prêts, nous arrivâmes à la fin à la veuë de nos lignes.

Les ennemis s'étoient postez entre deux, pour nous empêcher le passage, ce qui nous obligea de nous retrancher, de peur qu'ils ne nous tombassent tout d'un coup sur les bras. Ils vinrent même nous reconnoître pour nous faire toujours acroire de plus en plus que c'étoit à nous qu'ils en vouloient, mais après nous avoir ainsi amusés pendant deux jours, ils firent éclore à la fin leur dessein par l'attaque d'un Fort, que le Comte de Rantzau, qui fut depuis Marêchal de France, avoit élevé pour la seureté de nos lignes. Ce Comte étoit un bon homme de Guerre, & n'eut peut-être pas eu son pareil pour bien des choses, s'il eut été moins adonné au vin qu'il l'étoit. Mais autant qu'il étoit actif & vigilant, quand il étoit de sang froid, autant étoit-il assoupi & incapable de rien faire, quand il avoit une fois dix ou douze bouteilles de vin de Champagne sur l'étomach, car il ne lui en falloit pas moins pour l'abatre, & quand il n'en avoit que la moitié il n'y paroissoit, non plus que quand il tombe une goute d'eau dans la mer. Le Cardinal Infant qui avoit de bons espions, par lesquels il avoit appris le bon & le mauvais de tous nos Generaux, sachant qu'il avoit cette inclination, avoit toûjours depuis le commancement du siege, qui duroit dès près de deux mois, entreprit d'attaquer son quartier préférablement à tout autre, quoi qu'il fut peut-être le plus fort, mais le peu de resistance qu'il pretendoit y trouver s'il y prenoit bien son tems, lui en ayant applani toutes les difficultés, il avoit toûjours persisté jusques là dans la même resolution, sans que rien l'en eut pû retenir.

Rantzaw qui s'étoit apperçu de son dessein, s'étoit empêché de faire aucune debauche, tant qu'il avoit cru qu'il y avoit du danger pour lui. Il s'étoit tenu à cheval & jour & nuit, pour lui ôter toute esperance d'y réüssir. Il avoit même perfectionné ce Fort d'une maniere, qu'il sembloit que c'étoit entreprendre l'impossible, que de le vouloir emporter, à la veuë d'une Armée telle qu'étoit celle des trois Marêchaux. Mais enfin Rantzaw qui avoit toûjours été jusques là si bien sur ses gardes qu'il en avoit édifié toutes les Troupes, commençant à croire que toute la vigilance qu'il pouvoit avoir dorésenavant lui seroit inutile, puis que le Cardinal Infant ne songeoit plus qu'à attaquer nôtre convoi, il en revint tout aussi-tôt à son vomissement. Il fit une debauche, où il appella les principaux Officiers de deux Regimens qu'il avoit, l'un d'Infanterie & l'autre de Cavalerie. Ils étoient campez tous deux auprès de lui, & étoient composez de personnes de sa Nation. Car la Cour n'avoit pas alors la Politique que je lui ai remarquée depuis, savoir de ne pas laisser le commandement à des étrangers, lors qu'ils étoient Officiers Generaux des Troupes qui leur appartenoient, de peur qu'ils n'en abusassent, ou qu'ils ne se rendissent trop puissans. Il est bien vrai qu'on a toûjours laissé leurs Regimens à des Brigadiers, comme on fit à Konisgmark, la premiere année de la Guerre de Hollande; mais quand ils ont été ou Lieutenans Generaux, ou Marêchaux de Camp, ou on les a obligez de s'en défaire, ou l'on a envoyé ces Regimens servir ailleurs, que là où ils devoient servir eux-mêmes, afin de prendre toutes ses précautions.

Quoi qu'il en soit Rantzaw ne fut pas plûtôt à table que les espions du Cardinal Infant, qui savoient qu'il n'en sortiroit pas sitôt, en furent avertir ce Prince. Il n'y avoit pas loin d'un camp à l'autre, ainsi comme il ne lui falloit pas bien du tems pour arriver au fort, qu'il avoit resolu d'attaquer, il ne monta à cheval que plus de deux heures après. Il vouloit donner le loisir à ce Comte d'entamer, non seulement son pas, mais encore de le pousser si loin qu'il en fut hors d'état de se défendre. Les mesures qu'il prit ne purent pas être plus justes. Il n'arriva à ce fort que plus de quatre heures après que Rantzaw s'étoit mis à table; néanmoins, comme jusques à ce qu'il fut tout à fait enseveli dans le vin, il ne laissoit pas d'agir si vigoureusement qu'il sembloit n'en avoir que plus de courage, il courut à la défense de cette piece & en rendit la prise plus difficile, que le Cardinal Infant ne croyoit: le Marêchal de Chatillon courut aussi promptement de ce côté-là, sachant qu'il y étoit d'autant plus nécessaire qu'on lui venoit d'apprendre que Rantzaw avoit été surpris lors qu'il étoit encore à table. Il étoit pourtant alors plus de deux heures après minuit, & comme il savoit qu'il s'y étoit mis à dix heures du soir, il jugea qu'il s'étoit vuidé tant de bouteilles, pendant tout le tems qu'il y avoit été, qu'il ne devoit pas être trop en état de faire ce qu'il lui convenoit presentement. Il trouva Rantzaw à cheval, qui étoit cause qu'une partie des gens qui étoient à son repas avoient été tuez. C'étoit un miracle comment il ne l'avoit pas été lui même; car étant ainsi à cheval, au lieu que tous les autres qui s'étoient approchés des ennemis étoient à pied, on lui avoit tiré une infinité de coups, comme à un homme qui devoit être Officier General. Le Marêchal de Chatillon reconnut bien à la première parole qu'il lui dit, qu'il avoit bû un coup plus qu'il ne falloit; mais le tems ne lui paroissant pas propre pour lui en faire reproche, joint qu'il avoit alors d'autres affaires, il lui conseilla de mettre pied à terre, ou de se retirer un peu derriere les autres, parce que s'il avoit échapé jusques là, il ne lui falloit qu'un moment pour trouver ce qu'il avoit evité si heureusement. Il ne l'eut jamais fait, si nous eussions pû conserver le fort davantage; mais le Cardinal Infant s'en étant emparé après un assez long combat, & assez opiniatré, il commança alors à tourner contre lui quelques pieces de canon, qu'il avoit trouvées dans le Fort.

Le Marêchal de Chatillon, qui avoit amené des Troupes avec lui, lors qu'il étoit arrivé là, leur commanda alors de reprendre ce Fort, qui étoit tout ouvert de son côté. Il y fût même tout le premier avec elles, afin de les encourager par son exemple, de sorte que ces Troupes, qui eussent eu honte de ne pas faire leur devoir en presence de leur General, s'y porterent si vaillament qu'elles ne laisserent guéres ce Fort entre les mains des ennemis. Nous perdîmes bien quatre cent hommes à cette premiere attaque, & les ennemis deux cent cinquante. Il se trouva parmi les nôtres soixante & quatre Officiers, & entr'autres vint-neuf des deux Regimens de Rantzaw. Le Cardinal Infant qui ne s'attendoit pas à ce revers de fortune, se trouva plus excité que jamais, à faire recommencer le combat. Il commanda des gens frais à la place de ceux, qui après s'être veus vainqueurs étoient devenus vaincus à leur tour. Il leur dit en peu de mots que le salut d'Arras, ou sa perte ne dependoient que de leur courage, & que pour peu qu'ils fussent affectionnez à leur Roi & à leur Païs, ils ne trouveroient peut-être jamais d'occasion plus importante que celle-là pour le témoigner. Cette Ville en effet, étoit d'une extrême consequence à sa Majesté Catholique, & le Roi la prenant couvroit non seulement par là sa frontière, mais se donnoit encore une grande entrée dans la sienne. C'étoit d'ailleurs la capitale de l'Artois, conquête qui devoit donner de la reputation aux armes de France, & en ôter à celles d'Espagne.

La petite harangue du Cardinal Infant ne lui fut pas inutile: les Troupes qu'il venoit de commander, marcherent bravement contre celles qui venoient de se remparer du Fort. Celles-ci voulurent le défendre, & ne pas perdre sitôt la gloire qu'elles venoient d'acquerir; mais quoi qu'elles soutinssent vigoureusement leur effort, elles furent obligées à la fin d'y ceder, la plûpart d'entr'elles furent tuées sur la place ou mises hors de combat. Le Marêchal de Chatillon, qui avoit fait avancer de ce côté-là des gens frais, afin de les soutenir en cas de besoin, voyant qu'elles plioient non seulement, mais qu'elles se retiroient encore assez vite pour croire qu'elles s'en fuyoient plûtôt que de plier, mena encore lui-même à la charge ceux qu'il avoit amené pour leur secours. Il fit merveille & eux aussi, tellement que les ennemis n'ayant pas eu le tems de se loger dans ce Fort, ils en furent chassés pour la seconde fois. Mr. du Hallier qui étoit allé au camp pendant ce tems-là, avec huit ou neuf mille hommes, du nombre desquels étoit nôtre Regiment, fit peur au Cardinal Infant par cette marche. Il savoit qu'il amenoit avec lui la Maison du Roi, qui n'étoit pas les moindres Troupes qu'eut Sa Majesté. Ainsi ne songeant plus à reprendre ce Fort, nous eumes le tems de faire passer nôtre convoi. Il mit l'abondance dans le camp, & les assiegés qui s'étoient défendus jusques-là, fort vigoureusement en ayant perdu le courage, ils ne tarderent plus que deux jours à demander à capituler.

Le Roi qui étoit demeuré à Amiens sans autre Garde que le guet des Gardes du corps, la Brigade des Gendarmes, & des chevaux legers, & la Compagnie de ses Mousquetaires, qui faisoient auprès de lui les mêmes fonctions que nôtre Regiment avoit accoutumé de faire, n'en fut pas plûtôt averti qu'il se mit en chemin pour visiter sa nouvelle conquête. Mais devant que de partir d'Amiens, trois Mousquetaires & trois Gardes du Cardinal se battirent encore les uns contre les autres, sans qu'ils voulussent demeurer d'accord à qui étoit resté l'avantage. Leur querelle étoit venuë dans un billard, où suivant la coutume de ces deux Compagnies, ils ne s'étoient pas plûtôt reconnus qu'ils s'étoient regardé de travers. Des gens qui joüoient ayant fini leur partie, & ne voulant plus joüer, un de ces Mousquetaires avoit pris un billard, & un de ces Gardes un autre. Ils n'étoient pas pour joüer ensemble, & ils ne s'aimoient pas assez pour cela; mais comme lors qu'on s'en veut l'on cherche à se faire piece de toutes façons, le Mousquetaire nommé Danneveu, qui étoit un Gentilhomme de Picardie, tira la bille que le Garde avoit devant lui, & comme il joüoit parfaitement bien à ce jeu là, il la fit sauter: elle donna par malheur dans le visage du Garde, qui, soit qu'il crut qu'il l'eut fait pour l'insulter, ou qu'il fut bien aise de prendre ce pretexte, lui fit signe de l'oeil qu'il eut à sortir, afin de voir s'il seroit aussi adroit à tirer l'épée qu'à tirer une bille. Les deux camarades du Garde le suivirent, & les deux du Mousquetaire ayant fait la même chose de leur côté, Danneveu tua son homme pendant qu'il y eut aussi un Mousquetaire de tué. Les quatre autres furent separés par des Bourgeois, qui furent obligés de crier aux armes, pour les obliger de cesser leur combat. Ils furent même contraints de leur jetter des pierres avant que d'en pouvoir venir à bout. Une Escouade de Mousquetaires fut commandée en même tems pour venir voir ce que c'étoit, sur ce que l'on crioit aux armes. Les deux Gardes s'enfuirent d'abord qu'ils la virent. Ils crurent qu'elle ne venoit que pour leur faire piece, & ayant ainsi abandonné le champ de bataille, les deux Mousquetaires contre qui ils se battoient, pretendirent avoir remporté la victoire, puis qu'il leur étoit demeuré. Leur prétention étoit fondée d'ailleurs, sur ce que les deux fuyards étoient encore blessés, & que pour eux ils ne l'étoient pas. Les Gardes disoient à cela, que leurs blessures n'étoient rien, & qu'elles ne les eussent pas empêché de mettre leurs ennemis à la raison, si on les eut laissé faire; qu'à l'égard de leur retraite c'étoit la prudence, & non pas la crainte qui les y avoit obligez, qu'il n'étoit pas extraordinaire que deux hommes se retirassent de devant une douzaine, sur tout quand cette douzaine venoit avec de bons Mousquets, & qu'ils n'avoient que leur épée pour toute défense.

Et certainement quoi que j'aye toûjours eu l'ame Mousquetaire, ce qui m'est assez pardonnable, puis que c'est là, ou j'ai pris ma nouriture comme je le dirai en son lieu, je ne puis m'empêcher de dire que ces deux Gardes n'avoient pas trop de tort de soutenir leur bon droit. Cependant le Roi à qui il prenoit de tems en tems une certaine demangeaison de chagriner le Cardinal ne sçut pas plutôt cette histoire, que sans se mettre beaucoup en peine si elle devoit passer pour duel ou seulement pour rencontre, il se mit à l'en railler. Il lui dit qu'il voyoit tous les jours la difference qu'il y avoit entre ses Mousquetaires & la Compagnie de ses Gardes: mais que quand même il ne l'eut pas veuë jusques là, cette seule rencontre suffisoit pour la lui apprendre. Le Cardinal qui, quelque grand esprit qu'il eut, avoit souvent des momens, qui ne répondoient pas autrement à cette haute estime qu'il s'étoit acquise dans le monde, par une infinité de grandes actions, se trouva choqué de ces paroles, sans considerer que le respect qu'il devoit à Sa Majesté l'obligeoit à en entendre bien d'autres de sa bouche, quand même il lui eut plu de lui en dire, sans en paroître si délicat. Il lui répondit assez brutalement, si l'on ose ainsi parler d'un Ministre, qu'il falloit avoüer que ses Mousquetaires étoient de braves gens, mais que c'était quand ils se trouvoient douze contre un, le Roi fut piqué de ces paroles: il lui répondit que cela n'appartenoit qu'à ses Gardes, qui n'étoient qu'un ramassi de tout ce qu'il y avoit de bretteurs à Paris; que cependant Danneveu en avoit tué un; que ceux qui le servoient avoient aussi blessé les autres, & que quoi qu'il y eut eu un Mousquetaire de tué de son côté, cela ne l'avoit pas empêché de faire prendre le fuite à ses ennemis. Enfin qu'il n'y avoit point de Mousquetaire qui n'en fit autant qu'en avoit fait Danneveu & que tous ceux de ses Gardes qui auroient affaire à eux n'avoient que faire d'en esperer un meilleur traitement.

Ces paroles en attirerent d'autres de la part du Cardinal, qui oublioit toujours de plus en plus qu'il avoit affaire à son Maître, & qu'il lui devoit toute sorte de respect. Ainsi l'on pouvoit dire au procedé de son Eminence, que dans ce tems même, qu'il lui prenoit des vertiges, ce qui lui arrivoit assez souvent, il n'avoit jamais été si extravagant qu'il étoit alors, quand le Comte de Nogent vint à entrer. Il reconnut d'abord au visage de Sa Majesté & à celui de son Eminence, qu'il y avoit quelque chose d'extraordinaire sur le tapis, étant donc fâché d'avoir pris un tems comme celui-là pour entrer, il vouloit resortir à l'heure même, quand le Cardinal qui commençoit à reconnoître sa faute, lui dit de ne s'en pas aller, qu'il avoit besoin de lui pour lui dire s'il avoit tort ou non, parce qu'un tiers étoit plus capable d'en juger que soi-même.

Ce Comte étoit un Comte de nouvelle impression, & qui de fort peu de chose qu'il étoit naturellement étoit devenu extrémement riche. Il avoit passé quelque tems à la Cour pour un bouffon, mais enfin les plus sages avoient bientôt reconnu qu'il avoit plus d'esprit que les autres, puis qu'il avoit amassé plus de trois millions de bien, quoi qu'on crut qu'il ne dît que des sottises. Il aimoit le jeu au delà de tout ce que l'on en sauroit dire, & même il y avoit perdu de l'argent. Il n'étoit pas de bonne humeur quand cela lui arrivoit, parce qu'il étoit extrémement interessé. Il juroit & renioit pour ainsi dire créme & bâteme, ce qui étonna tellement un jour un des Freres du Duc de Luines qui joüoit très gros jeu contre lui, que pour ne le pas entendre blasphemer davantage, il lui remit plus de cinquante mille écus qu'il lui gaignoit. Il lui dit en brouillant les jettons qu'ils avoient devant eux, & qui valoient chacun cinquante pistoles, qu'il faisoit plus d'état de son amitié que de son argent, qu'il ne pouvoit se mettre en colere si fort sans altérer sa santé, & que de peur de le rendre malade, il aimoit mieux ne joüer jamais avec lui, que de l'exposer à ce peril. Cependant ce grand blasphemateur devint homme de bien sur la fin de ses jours, dont les Capucins ne se trouverent pas mal quelquefois. Comme il étoit voisin d'un de leurs Convens, quand il voyoit un bon plat sur sa table, il le faisoit ôter par mortification sans y vouloir toucher, il le leur envoyoit en même tems, & leur faisoit dire de le manger à son intention. Sa femme & ses enfans qui en eussent bien mangé eux-mêmes, & qui n'étoient pas si devots que lui, en enrageoient bien souvent, mais il leur falloit prendre patience, parce qu'il se faisoit obéir en depit qu'ils en eussent.

Cet homme dont je viens en peu de mots d'ébaucher le portrait, vit bien à l'air dont lui parloit le Cardinal, qu'il avoit besoin de son secours pour le tirer de quelque affaire. Il ne pouvoit comprendre néanmoins ce que ce pouvoit être, puis qu'il ne le croyoit pas si fou ni si peu politique, que de manquer de respect envers Sa Majesté. Mais quand il lui eut raconté la chose de son consentement, il vit bien que les plus grands hommes étoient tout aussi capables que les autres de faire de grandes fautes. Il ne manqua pas de lui donner le tort, parce qu'il ne pouvoit lui dire qu'il eut raison, sans lui faire voir qu'il ne l'avoit pas lui même. Cependant bien loin de lui ressembler il étoit si politique & si flatteur, qu'il l'eut encore blamé, quand il eut veu que c'eut été le Roi qui le devoit être. Il voyoit que ce Prince qui se trouvoit choqué avec raison, de ce que lui avoit dit son Eminence, avoit le ressentiment peint sur le visage, qu'ainsi il n'y avoit point de moyen de l'appaiser qu'en donnant le tort à ce Ministre.

Le Roi fut ravi que Nogent se declarât pour lui. Il se crut en droit d'en faire une plus grande correction à son Eminence, & lui avant dit qu'elle s'aveugloit tellement sur ses propres interêts, qu'elle en étoit incapable d'entendre raison, il lui reprocha que s'il ne fut survenu un tiers pour le condamner, il lui eut tenu tête jusques au jour du Jugement. Le Cardinal qui reconnut à ces paroles que sa Majesté étoit véritablement en colere, fut assez habile pour reparer ce qu'il avoit fait par une humble confession de sa faute. Il lui en demanda même pardon en presence de Nogent, & il dit à celui-ci en particulier, c'est à dire la premiere fois qu'il se trouva tête à tête avec lui, qu'il lui avoit rendu un si grand service en le tirant de ce mauvais pas qu'il lui en auroit obligation toute sa vie.

Le Roi donna le Gouvernement d'Arras à un Officier nommé St. Preuil, qui avoit été Capitaine aux Gardes. Il étoit alors Gouverneur de Dourlens: & comme c'étoit de là que l'on avoit tiré la plûpart des convois qui avoient servi à faire subsister l'Armée, & par consequent à prendre la place, Sa Majesté crut que les services qu'il avoit rendus en cela meritoient bien cette recompense. Il étoit très brave homme, & très entendu dans son métier, infatigable d'ailleurs, de sorte que depuis quatre heures du matin qu'il avoit accoûtumé de se lever jusques à onze heures du soir qu'il se couchoit d'ordinaire, il ne s'appliquoit uniquement qu'à faire échoüer tous les desseins que les ennemis pouvoient avoir. Cependant quand sa garnison le croyoit enseveli le plus dans le sommeil, c'étoit alors qu'il alloit faire sa ronde, & qu'elle le voyoit sur les remparts. Il y alloit même souvent deux ou trois fois pendant une même nuit, tellement que quoi que les Soldats vinssent de le voir, ils n'étoient pas assurés de ne le pas revoir dans un moment. Cela les tenoit plus allerte, qu'ils ne l'étoient dans d'autres places, parce qu'il y avoit quantité de Gouverneurs qui croyoient, que quand on leur donnoit un Gouvernement, comme ce n'étoit qu'en veuë de les recompenser de leurs peines, & de leurs travaux passez, ils en devoient être exempts à l'avenir.

St. Preuil n'étoit point marié, & même ne l'avoit jamais été. Ce n'est pas qu'il n'eut trouvé occasion de l'être avantageusement, & même plusieurs fois, mais il avoit toûjours cru, que le mariage ne s'accordoit gueres bien avec un homme de son métier. Néanmoins comme il n'étoit encore qu'à la fleur de son âge, & qu'il avoit les passions vives, il avoit toûjours eu quelque Maîtresse au deffaut d'une femme. Au reste étant allé, quelque jours après avoir eu son Gouvernement, visiter tout ce qui étoit alentour jusques à deux lieües à la ronde, il trouva dans un Moulin la femme du Meunier si jolie qu'il voulut l'avoir à toute force. Cette femme qui avoit d'aussi bons yeux que si elle eut été née autre chose, qu'elle n'étoit, ne fut qu'un moment pour faire la difference qu'il y avoit à faire entre le Gouverneur & son Mari. Le tems ni la conjoncture ne leur permirent pas ni à l'un ni à l'autre de se dire rien de ce qu'ils pensoient; mais comme l'usage avoit appris à St. Preuil, que dans une occasion comme cela là, on réussissoit mieux par un tiers que par soi-même, il lui mit aux trousses son valet de chambre, qui depuis deux ou trois ans étoit devenu son maître d'hôtel. Celui-ci fut trouver son mari avec le boulanger de St. Preuil, sous pretexte de lui faire faire de la farine pour le pain de son maître. Mais tandis que le boulanger entretenoit le mari, le maître d'hôtel entretint la femme, & lui dit, que son maître étoit devenu si fort amoureux d'elle, depuis qu'il l'avoit veuë, qu'il n'auroit point de repos jusques à ce qu'il la possedât, qu'il ne pretendoit pas cependant que ce ne fut qu'une passade; qu'il en voulait faire sa maîtresse, & ne pas souffrir que son mari partageât ses caresses avec lui.

La Meuniere à qui le maître d'hôtel voulut faire present en même tems, d'un diamant qui valoit bien cinquante pistoles, sentit reveiller sa tendresse a une marque si assurée de son amour. Elle en savoit assez, toute grossiere qu'elle étoit, pour ne pas douter que lors que l'on se mettoit sur le pied de donner, ce ne fut une marque qu'on en tenoit tout de bon; ainsi elle eut fait son marché dés l'heure même, si ce n'est qu'elle crut que si elle se montroit si facile, ce seroit le moyen d'éteindre sa passion plutôt que de l'allumer. Elle en avoit peut-être fait l'experience dans les embrassemens de quelque autre, ou du moins dans ceux de son mari; quoi qu'il en soit ayant renvoyé le maître d'hôtel, sans vouloir recevoir son present, ils se separerent sans qu'il eut pu convenir de rien avec elle. Comme elle ne le renvoyoit néanmoins que d'une certaine maniere à lui faire connoître, qu'il n'y avoit que la honte qui la retenoit il en fit son rapport à son maître, qui ne fut pas fâché que sa maîtresse ne se fut pas renduë à la première proposition qu'il lui avoit fait faire. Il la fit épier quand elle viendroit à la Ville, afin de lui faire reparler, & cette femme y étant venuë à la nôtre Dame de Septembre ensuivant, le maître d'hôtel la convia avec deux autres femmes avec qui elle étoit, à venir faire collation chez le Gouverneur. Il ne parla pourtant qu'en son nom, & il n'avoit garde de le faire au nom de son maître devant ces deux témoins, à qui il n'étoit pas d'humeur de dire son secret. La Meuniere voulut bien accepter cette collation, & ces deux femmes le voulant encore mieux qu'elle, parce qu'elles s'attendoient qu'on leur feroit boire là de bon vin, dont les Flamandes ne sont pas moins amoureuses que leurs maris, elles s'y en furent toutes trois de compagnie. Le maître d'hôtel les y regala magnifiquement, & y ayant fait saouller les deux femmes, pendant qu'il fit signe à l'autre de se menager, il les mit bientôt dans un tel état qu'elles en perdirent la connoissance. On leur fit un lit à chacune, où on les mit coucher, sans qu'elles eussent aucune connoissance de ce qu'on leur faisoit; tant les fumées du vin qu'elles avaient bû, leur étoient montées à la tête. Elles y dormirent toute la nuit sans se reveiller, tandis que le maître d'hôtel livra la Meuniere entre les bras de son maître. Elle fit quelque façons devant que de s'y jetter, de peur qu'il ne la renvoyât, quand il en auroit passé sa fantaisie; mais St. Preuil lui ayant juré, que c'étoit à quoi il pensoit si peu qu'il lui avoit déja acheté de l'étoffe pour l'habiller, parce qu'il ne vouloit pas qu'elle fut toûjours vetuë comme elle étoit, il envoya chercher cette étoffe à l'heure même afin de la lui faire voir.

Il ne l'avoit pourtant pas achetée pour elle, comme il disoit, ç'avoit été pour une maîtresse qu'il avoit euë avant elle; mais l'ayant soupçonnée de quelque infidélité, & celle-ci qui étoit fiere ne lui ayant pas fait grande satisfaction là dessus, soit qu'elle fut innocente, & qu'elle crut ne lui en point devoir, ou que se sentant coupable effectivement, elle ne voulut pas lui faire des excuses inutiles, celle-ci dis-je lui ayant encore donné par là un plus grand sujet de la haïr, bien loin qu'il lui eut fait ce present, elle s'étoit cruë encore trop heureuse d'emporter ce qu'il lui avoit donné auparavant. Au reste la veuë de cette étoffe ayant fait croire à la Meuniere qu'il n'y avoit point de fiction, à tout ce que le maître d'hôtel lui avoit dit de sa part, ni à ce qu'il lui disoit lui-même, elle ne se fit plus tant tirer l'oreille pour demeurer avec lui. Le Meunier fut extrémement en peine quand il ne vit point revenir la Meuniere, & comme il savoit qu'elle étoit allée dans la Ville en la compagnie des deux femmes, dont je viens de parler, il s'en fut chez elles, l'une après l'autre, pour savoir ce qu'elle étoient devenuës. Leurs maris en étoient aussi en peine qu'il pouvoit être de la sienne, & comme il commençoit à se faire trop tard pour les aller chercher dans une Ville de guerre, dont les Portes devoient être fermées à l'heure qu'il étoit, ils attendirent aux Portes ouvrantes à aller faire cette perquisition.

St. Preuil qui s'en doutoit bien avoit embouché son maître d'hôtel pour aller au devant deux. Comme celui-ci savoit par quelle Porte ils devoient venir, il s'étoit rendu sur les avenuës, sous pretexte d'avoir affaire là dans la boutique d'un epicier. Il avoit l'oeil au guet, afin que le Meunier ne lui échapât pas, & le voyant passer il l'appella par son nom, & lui demanda en presence de l'epicier & de sa famille, s'il ne connoissoit point deux femmes qui étoient venuës la veille avec la sienne. Que c'étoient de plaisantes commeres, qu'elles s'étoient gorgées de vin dans son office, où elles étoient venuës avec lui, qu'il avoit été obligé de les faire mettre au lit, & qu'il ne croyoit pas qu'elles se fussent encore réveillées. Le maître d'hôtel avoit déja fait ce conte à l'epicier & à sa femme, afin de les prevenir. Les deux hommes ne furent plus en peine de chercher leurs femmes, puis qu'ils les savoient encore au gite, mais le Meunier n'apprenant point par là des nouvelles de la sienne, il fut plus en peine que jamais. Il demanda au maître d'hôtel si elle n'étoit point encore couchée comme les autres. Il feignit d'être étonné de sa demande, & lui dit qu'elle devoit avoir couché chez lui, puis qu'elle s'en étoit retournée de bonne heure. Cette réponse augmenta son inquiétude. Il la fut chercher en le quittant, par tout où il crut pouvoir apprendre de ses nouvelles; mais personne n'ayant garde de lui en dire, puis que St. Preuil la tenoit sous la clef, tout le recours de ce pauvre homme fut d'aller demander à ses deux compagnes ce qu'elle étoit devenuë. Elles s'étoient reveillées à la fin; mais elles ne se souvenoient d'aucune chose, ainsi le pauvre Meunier n'en ayant pas eu grand contentement, il commença à craindre qu'il ne lui fut arrivé quelque malheur, sans rien soupçonner néanmoins de ce qui en étoit.

Il passa quelques jours à la chercher de tous côtés, car comme elle étoit fort jolie, il trouvoit que les peines qu'il y prendroit ne pouvoient être mieux employées. Le maître d'hôtel cependant le visitoit très souvent par l'ordre de son maître, & lui disoit de tems à autre, pour voir comment il prendroit son affliction, qu'il falloit que quelque Officier qui l'avoit trouvée à son gré, la lui eut enlevée. Le Meunier répondit à cela, que s'il le savoit il prendroit bien la peine de s'en aller tout exprès à Paris, pour se jetter aux pieds du Roi; que Sa Majesté ne portoit pas le nom de juste inutilement, qu'il lui demanderait justice d'une si grande violence, & qu'il ne doutoit pas qu'il ne la lui fit.

Ce discours étant rapporté à St. Preuil, il crut qu'il étoit de sa prudence de ne pas faire paraître sitôt aux yeux du public, le rapt qu il venoit de faire de cette femme. Il la tint cachée pour le moins un mois ou deux, tandis qu'il fit tous les plaisirs qu'il put faire à ce Meunier, pour desarmer sa colere. Il s'y prit néanmoins fort adroitement, afin qu'il ne se doutât encore de rien. Il envoya une belle nuit bruler une étable qui étoit auprès de son Moulin, & où il n'y avoit que des Vaches. Le Meunier qui avoit querelle contre un de ses voisins, crut que c'étoit lui qui avoit fait le coup, & lui fit un procès criminel. Or le Meunier ne pouvant manquer qu'il n'y succombât, puis qu'il accusoit cet homme injustement, il eut recours à la protection du Gouverneur, voyant qu'il alloit être condamné faute de preuve, St. Preuil la lui accorda à l'heure même, & pour les mettre l'accord, il paya non seulement tous les frais, mais fit encore rebatir l'étable à ses dépens. Il lui donna aussi le double des Vaches qui avoient été brulées. Enfin croyant l'avoir addouci par là, & par quantité d'autres traits d'une generosité apparente, il se flatta qu'il n'y avoit plus tant de danger pour lui de lui découvrir ce qui se passoit. Ainsi l'envoyant chercher un beau matin, il lui demanda s'il étoit vrai ce qu'il avoit oui dire de sa femme, qu'on lui avoit rapporté qu'elle étoit entretenuë par une personne de grande distinction, qu'elle étoit fort bien traitée, & qu'afin qu'il se ressentit de son bonheur, elle lui avoit envoyé une somme de deux mille livres.

Le Meunier qui savoit bien qu'une partie de ce discours n'étoit pas veritable, quand même l'autre l'auroit été, lui répondit que c'étoit là la premiere fois qu'il avoit entendu parler de pareille chose; qu'il ne pouvoit dire au juste si sa femme étoit tombée ou non entre les mains d'une personne qui en eut tant de soin, mais que toûjours savoit-il bien qu'elle n'en avoit guéres eu de lui, puis qu'il n'en avoit pas seulement oui parler depuis le tems qu'elle étoit perduë. Qu'ainsi qu'elle n'avoit eu garde de lui faire un present comme celui-là, & que si elle étoit si fort à son aise, elle se contentoit d'y être sans se mettre guéres en peine que les autres y fussent ou non.

Comme ce discours sembloit plus interessé qu'amoureux, St. Preuil ne fit plus de façon de parler plus clairement. Il dit à cet homme que ce qu'il lui avoit dit par maniere de nouvelles, il le lui disoit maintenant comme une chose bien assurée; que même la personne qui avoit pris sa femme, lui avoit remis à lui même les deux mille francs dont il lui parloit, qu'il s'étoit chargé de les lui offrir de sa part, & s'il ne vouloit pas bien les recevoir. Ces paroles r'ouvrirent les blessures de ce pauvre homme, que le tems n'avoit pas encore bien fermées. Il ne se put empêcher de faire un soupir. Cependant, comme il pouvoit s'assurer de ces deux mille francs en consentant de les prendre, au lieu que quand il eut voulu ravoir sa femme, il n'étoit pas assuré qu'on voulut la lui redonner, il les demanda toûjours par provision. Il savoit que l'argent étoit d'une grande utilité dans le siècle où nous sommes, & qu'il n'y avoit point de consolation plus assurée que celle-là. St. Preuil qui ne manquoit pas d'esprit, & qui savoit qu'il avoit des ennemis puissans, fit un tour d'habile homme en lui contant cet argent, mais qui néanmoins ne lui servit pas de grande chose. Il prit quittance de cette somme, & il la fit causer pour affaire secrette qui s'étoit passée entr'eux deux. Il pretendoit par là, que si cet homme s'avisoit en suite de se plaindre qu'il lui eut enlevé sa femme, il feroit voir qu'il la lui auroit venduë lui même. Il contoit qu'on ne pouvoit donner un autre sens à ces paroles, & que quoi que ce pauvre cocu pût faire, il n'en auroit que le démenti.

Quand il eut cette quittance, & que l'homme eut pris son argent, il crut qu'il n'y avoit pas grand peril à lui faire voir que c'étoit lui qui jouissoit de sa femme. Il le fit entrer dans une chambre où elle étoit: elle avoit des habits magnifiques, & à voir sa parure, on eut dit bien plutôt qu'elle eut été la femme du Gouverneur que du Meunier. Le pauvre mari, à qui St. Preuil n'avoit rien dit avant que de le faire entrer là, fut si saisi à cette veuë qu'il tomba évanoui aux pieds de l'un & de l'autre. Ils eurent bien de la peine à le faire revenir, mais en étant enfin venu à bout, St. Preuil lui donna encore mille francs pour moderer son affliction. Il lui promit même qu'il lui feroit encore du bien dans l'occasion, pourveu qu'il se montrât sage, & qu'il ne s'amusât pas à causer. Le Meunier prit encore ces mille francs, sans oser approcher de sa femme, & s'en étant retourné à son Moulin, il ne fut plus en peine comme il avoit été auparavant de ce qu'elle étoit devenuë. Comme ils s'étoient separez bons amis St. Preuil & lui, ou au moins que l'apparence étoit, que ce pauvre homme consentoit tacitement à toutes choses, ce Gouverneur ne crut plus devoir tenir sa maîtresse enfermée. Il lui laissa prendre l'effort, & comme il avoit le don, aussi bien de se faire aimer que de se faire craindre, l'on vit tout d'un coup que toute sa Garnison porta un aussi grand respect à la Meuniere, que si elle eut été sa femme.

La Cour ayant été à Abbeville avant que de s'en revenir d'Arras, nôtre Regiment arriva à Paris vers le milieu du mois de Septembre. J'y trouvai une lettre de Montigré, par laquelle il me mandoit que Rosnay étoit revenu dans sa maison, mais qu'il n'y avoit couché qu'une seule nuit, que j'en étois cause apparemment, qu'il m'apprehendoit comme la mort, sur tout depuis qu'il avoit appris les deux combats que j'avois faits, qu'il jugeoit de là que je lui ferois mal passer son tems, si je venois jamais à le joindre, que le meilleur conseil qu'il eut cependant à me donner, étoit de me tenir sur mes gardes, parce que comme il étoit riche, il étoit homme à ne pas épargner l'argent, pour se mettre à couvert de ce qu'il apprehendoit. C'étoit me dire en peu de mots, qu'il étoit homme à me faire assassiner, ce que j'eus peine à croire, parce que naturellement je juge assez bien de mon prochain: en effet je n'ai jamais pû me mettre en tête, qu'on se puisse porter à une si grande méchanceté, qui est indigne non seulement d'un honnête homme, mais encore d'un homme qui n'en auroit que l'apparence. Je savois d'ailleurs, que bien loin de lui avoir jamais fait quelque mal, c'étoit lui au contraire qui m'avoit offensé si cruellement, que s'il pouvoit jamais être permis d'en venir à cette extremité, c'étoit à moi à le faire & non pas à lui.

Quoi qu'il en soit dormant en repos sur la foi de ma conscience, je crus si bien que ce que me mandoit Montigré n'étoit que l'effet de la haine, qui regne entre deux personnes qui ont procès ensemble, que je n'en eus pas un moment d'inquietude. Je lui fis réponse, cependant, pour le remercier de son avis, comme si je l'eusse cru veritable, quoi que je n'y ajoutasse aucune foi. Je le priois par cette lettre de me mander s'il croyoit qu'il fut à Paris, afin que soit qu'il me voulut du mal ou non, je pusse toûjours en le prevenant, mais en galant homme & non pas en assassin, lui faire voir que quand une fois on avoit receu un affront pareil à celui qu'il m'avoit fait, on ne le pouvoit oublier, qu'on ne se fut mis en état auparavant d'en tirer vengeance. La réponse que m'y fit Montigré, fut qu'il en avoit pris le chemin, & que personne ne m'en pouvoit dire mieux des nouvelles, qu'un nommé Mr. Gillot, qui avoit été Conseiller Clerc au Parlement de Paris, qu'il logeoit quelque part vers la Charité, & que si les gens de ce quartier là ne me pouvoient dire sa demeure, je la saurois toûjours chez Mr. le Bouts, Conseiller, ou chez Mr. Encellin, Officier de la Chambre des Comptes, qui étoient ses neveux; que ce Mr. Gillot avoit été autre fois ami intime de mon ennemi, mais qu'ayant aujourd'hui procès ensemble pour quelque bagatelle, leur inimitié alloit encore plus loin que n'avoit jamais été leur amitié.

Je crus à ces nouvelles que je ne risquerois rien d'aller voir ce Mr. Gillot, puis que nous étions de moitié tous deux dans la haine que nous portions à Rosnay. Je le cherchai dans le quartier qui m'étoit indiqué par ma lettre, & l'ayant bientôt trouvé, parce qu'il y logeoit effectivement, peu s'en fallut que je ne hâtasse ma perte par là, au lieu de hâter ma vengeance, comme c'étoit mon dessein. Un des laquais de ce vieux Conseiller m'ayant introduit dans sa chambre il me fallut, parce qu'il étoit sourd, lui dire dans un Cornet qu'il approchoit de son oreille ce qui m'amenoit chez lui. Ce laquais qui étoit resté dans sa chambre, étoit un espion de Montigré, & m'ayant depeint à lui, il lui fut redire dès le même jour, le propos que j'avois tenu avec son maître. Mr. Gillot m'avoit appris où il demeuroit; j'étois seur de l'y trouver sans cette circonstance, & par conséquent de n'être pas encore long-tems sans m'en venger. Mais le portrait que lui avoit fait ce laquais, lui faisant connoître que ce ne pouvoit pas être un autre que moi, qui l'eut été demander, il delogea à l'heure même, & me fit perdre par là toutes mes mesures. Cependant il ne se contenta pas de cela, il chercha encore des Soldats aux Gardes pour me donner mon fait, sans considerer qu'étant leur camarade, comme je l'étois, ils ne voudroient peut-être pas tremper leur main dans mon sang, quand même ils seroient d'humeur à n'y pas prendre garde de si prés avec un autre. Il contoit que comme l'argent faisoit tout faire à mille sortes de gens, ceux là feroient aussi tout ce qu'il voudroit, sur tout si l'on avoit soin de les lui choisir comme il les vouloit avoir.

Il s'addressa pour cela au tambour major des Gardes, qui étoit de son païs, & qui avoit été autre fois tambour dans une autre Compagnie qu'avoit un de ses freres. Il ne lui dit pas néanmoins son dessein, parce que quoi qu'il contât beaucoup sur son ancienne connoissance, & sur la consideration qu'il devoit avoir pour lui, à cause qu'il n'étoit que de sa porte, il ne savoit pas si se voyant dans un poste assez considerable pour un homme comme lui, il n'auroit point de peur de perdre sa fortune, en cas qu'il vint à faire quelque chose qui ne fut pas bien. Le Tambour le refusa effectivement, & même d'une maniere assez brusque. Il lui dit, que quoi qu'il connut tous les braves gens, qui étoient dans le Regiment & qu'il se fourât même quelque fois avec eux, quand il étoit question de servir un ami, il ne se mêloit point d'en donner, quand on lui faisoit mystere du service qu'on en pretendoit. Rosnay s'addressa à un Sergent, au refus du Tambour Major, & celui-ci n'étant pas si délicat que lui, quoi qu'il le dût être davantage par rapport à son emploi, lui amena le lendemain matin quatre Soldats, qui faisoient à peu près à Paris le même métier que font en Italie, ceux à qui l'on donne le nom de braves. Ce nom ne leur convient guéres néanmoins, puis que toute leur bravoure ne consiste qu'à tuer un homme de sang froid, sur tout quand ils sont six contre un, & qu'ils le peuvent faire sans peril.

Je ne me doutois guéres de ce qui se brassoit contre moi, & je ne songeois, au contraire, qu'à aller guetter Rosnay à l'endroit où Mr. Gillot m'avoit dit qu'il logeoit, quand je sus qu'il avoit changé de demeure dès le jour même que j'avois été chez ce Conseiller. Je demandai à son hôtesse qui étoit une fort jolie femme, & qui valoit bien la peine qu'on lui en contât, où il étoit allé loger; elle me répondit qu'elle n'en savoit rien, mais que tout ce qu'elle me pouvoit dire, c'est qu'il falloit de toute necessité, qu'il lui fut arrivé quelque affaire qui l'inquietoit extrémement; que ce qui le lui faisoit croire, c'est qu'il n'avoit point eu de cesse qu'il n'eut fait emporter ses hardes, quoi qu'il fut déja tard; que tout ce qu'elle pouvoit m'apprendre encore, c'est qu'il n'en parloit pas un moment auparavant; mais qu'un laquais vêtu de vert lui étant venu parler il étoit descendu tout d'un coup dans sa chambre, lui avoit demandé à compter, & s'en étoit allé à l'heure même. Je reconnus à ces livrées qu'il falloit que le laquais, dont elle me parloit, fut celui de Mr. Gillot, qui m'avoit introduit dans sa chambre, car il étoit justement de cette couleur. Ainsi étant bien aise ou de me confirmer toûjours de plus en plus dans ma pensée, on de ne pas faire davantage de méchant jugement, je la priai de me dire comment il étoit fait; elle m'en fit le portrait en même tems, & comme il étoit tout pareil à l'original que j'avois veu, je ne doutai point que je n'eusse donné droit au but, quand j'avois cru que c'étoit là justement le personnage qui avoit fait décamper mon homme si vite.

Il ne me fallut pas bien du tems pour faire ces demandes à l'hôtesse, & pour en entendre la réponse, mais ce peu de tems me suffisant pour m'en rendre amoureux, & peut-être pour la rendre amoureuse elle-même de moi, je lui dis qu'elle venoit de perdre un hôte en perdant Rosnay; mais que je voulois lui en redonner un autre, pourveu qu'elle le voulut recevoir: que sa bourse à la verité ne seroit peut-être pas aussi bien garnie que la sienne; mais que toûjours pouvois-je lui assurer qu'il lui payeroit fidélement ce qu'il lui promettroit, & que de plus il seroit du moins aussi porté que pas un autre à tout ce qui seroit de ses interêts, & que j'étois prêt de l'en cautionner. Elle comprit bien, quand je lui parlai de la sorte, que c'étoit moi-même qui m'offrois à elle pour venir loger dans sa maison, & comme elle avoit déja quelque bonne volonté pour moi, comme elle m'avoüa elle-même depuis, elle me répondit à l'heure même, qu'il ne lui importoit pas que ses hôtes fussent riches ou non, pourveu qu'ils la payassent bien; qu'elle faisoit plus d'état de l'honnêteté que des richesses, & que puis que je voulois lui faire l'honneur de vouloir venir loger chez elle, je n'avois qu'à prendre la chambre que Rosnay venoit de quitter, qu'il y avoit une garderobe qui étoit assez commode, qu'elles étoient même toutes deux assez proprement meublées, & que quand je serois là, il y en auroit mille autres à Paris, qui n'y seroient pas si bien logés que moi.

Quoi que je fusse Gascon, & que du Païs d'où je suis l'on ne tombe guéres d'accord volontiers de sa pauvreté, je ne laissai pas de lui dire que ce qu'elle me disoit là, étoit justement une raison qui m'empêchoit d'accepter ses offres; qu'il falloit que chacun se mesurât selon sa bourse, que cette chambre étoit trop belle pour moi, & que je n'en voulois qu'une des plus communes, afin d'être en état de la payer; que je n'avois que faire ni de garderobe, ni d'anti-chambre, ni d'écurie, parce que n'étant qu'un pauvre Gentilhomme de Bearn, je n'avois ni chevaux, ni valet. Une autre que cette femme, & qui eut fait le métier qu'elle faisoit, eut peut-être été rebutée d'une declaration aussi ingenuë que la mienne, mais celle-ci qui étoit plus genereuse que beaucoup d'autres, me répondit que quelque pauvre que je pusse être, elle vouloit que j'occupasse cet appartement, ou que je ne vinsse point loger chez elle, que je ne lui en donnerois que ce que je voudrois presentement, & même rien du tour, pour peu que cela me fit plaisir, qu'elle se contenteroit que je me ressouvinsse d'elle, quand j'aurois fait fortune, & qu'elle étoit bien trompée, si cela ne m'arrivoit quelque jour. J'aimai sa générosité, & sa prediction. Je lui répondis en même tems que si d'abord que je l'avois veuë, je m'étois resolu de prendre un grenier chez elle, plûtôt que de ne la pas avoir pour mon hôtesse, elle pouvoit bien juger dans quels sentimens je pouvois être, maintenant qu'elle m'offroit de si bonne grace un de ses plus beaux appartemens; que je tâcherois de ne lui être à charge que le moins qu'il me seroit possible, & que si l'horoscope qu'elle venoit de me tirer pouvoit jamais se trouver véritable, je serois ravi de partager ma fortune avec elle, ou que je changerois bien de sentiment.

Il ne falloit pas s'étonner si cette femme avoit des sentimens si éloignez de ceux qu'ont d'ordinaire les personnes qui font le même métier qu'elle faisoit; elle étoit née quelque chose de plus qu'elle ne paroissoit être, elle étoit Demoiselle d'extraction, & même d'une famille assez ancienne de Normandie; mais la méchante conduite de sa Mere, avoit été cause de la ruine de sa maison, cette femme s'étant amourachée d'un Gentilhomme de son voisinage, & lui d'elle pareillement; son mari n'avoit pû souffrir leur commerce, & avoit tué le galant un jour qu'il étoit venu voir sa femme, & qu'il le croyoit bien loin de là. Ce meurtre avoit ruiné ces deux maisons, qui étoient fort à leur aise auparavant, l'une avoit consumé tout son bien, en poursuivant la mort de l'assassin, l'autre en se défendant. Enfin le meurtrier avoit obtenu grace, & fait enfermer sa femme sans lui vouloir jamais pardonner. Il s'étoit chargé de l'éducation de ses enfans, qui étoient en grand nombre; car il en avoit huit, savoir trois garçons, & cinq filles; les garçons ne l'avoient guéres embarassé, parce qu'il contoit, comme il avoit fait effectivement de les envoyer à la guerre. Il contoit aussi de jetter les filles dans des Convens, mais soit qu'elles tinssent un peu de la mere, c'est à dire qu'elles aimassent le libertinage un peu plus que de raison, ou qu'elles ne se pussent resoudre à s'enfermer pour toute leur vie, il n'y en eut pas une seule qui en voulut tâter. Il fut donc obligé de les marier au premier venu, parce que quand on n'a point de bien, comme il n'en avoit plus, bien loin que l'on soit en état de se choisir des gendres, on est encore trop heureux de les prendre comme ils se presentent. L'une avoit été mariée à un pauvre Gentilhomme, qui faisoit abstinence la moitié de l'année, & qui la faisoit faire pareillement à sa femme, non par devotion, ni par aucun commandement de l'Eglise, mais parce qu'il n'avoit pas le plus souvent de quoi manger. Une autre avoit épousé un Maître Chicanneur, qui dans une jurisdiction assez proche de l'endroit où elle étoit née, faisoit le métier d'Avocat & de Procureur. Celle-là n'étoit pas la plus malheureuse, parce que ces sortes de gens trouvent toûjours moyen de vivre aux dépens d'autrui; deux autres avoient épousé à peu près des gens de même étoffe, & vivottoient, du moins, si elles ne vivoient pas splendidement. Enfin celle chez qui je devois aller loger, avoit eu pour mari, un homme qui étoit absent, il y avoit cinq ou six mois, & qui après avoir été Lieutenant d'Infanterie, avoit changé son métier en celui de louer des Chambres Garnies. Il avoit cru que si cette profession n'étoit pas aussi honnête que l'autre, il y vivroit du moins plus à son aise.

Je ne sai si sa femme qui se sentoit toûjours du lieu, d'où elle venoit, ne se mit point en tête en me voyant, que quoi qu'elle fut pour le moins de cinq ou six ans plus veille que moi, je serois encore trop heureux de faire auprès d'elle ce que celui que son Pere avoit tué avoit fait auprès de sa Mere. Son mari étoit allé en Bourgogne, pour une succession qu'il y pretendoit. Cela lui donnoit un procès au Parlement de Dijon, & elle n'étoit point fâchée de son absence, parce qu'elle ne l'aimoit nullement.

D'abord que je fus établi chez elle, & qu'elle m'eut fait prendre malgré moi l'appartement de Rosnay, elle ne voulut pas souffrir, ni que je mangeasse dans ma chambre, ni que je fusse manger dehors, comme je m'y attendois; elle me fit manger avec elle, & voyant que j'avois peine encore à y consentir, à cause de la depense que je craignois que cela ne me fit, elle me dit que je démentois ma Nation d'être si façonnier, qu'il n'y avoit point de Gascon à ma place, qui ne se tint bien heureux de sa fortune, principalement si elle lui disoit, comme elle faisoit encore à moi, que tout cela se trouveroit un jour, lors que j'aurois fait fortune. J'étois encore si jeune, & si peu accoutumé avec les femmes, que je n'en fus guéres plus hardi. Cependant devinant à peu près ce que tout cela vouloit dire, j'étois comme resolu de m'en expliquer avec elle, quand je me vis sur les bras une affaire bien plus embarrassante que celle-là. Les quatre Soldats que le Sergent, dont je viens de parler, avoit donnez à Rosnay, lui ayant promis de m'assassiner moyennant quarante pistoles, ne mirent de distance entre l'execution & le dessein, que le tems qu'il leur falloit pour en trouver l'occasion. Depuis le premier combat que j'avois fait, je m'étois tellement acquis Athos, Porthos & Aramis, que non seulement ces trois freres étoient mes intimes amis, mais encore que la plûpart de leurs amis étoient les miens. Ainsi je sortois rarement tout seul, & je revenois presque toûjours chez moi pareillement en compagnie. La beauté de mon hôtesse y contribuoit peut-être, autant que l'amitié que tous ces gens là disoient avoir pour moi. Je logeois dans la ruë du vieux Coulombier au Faubourg St. Germain; & comme cette ruë n'est pas éloignée de l'hôtel des Mousquetaires, & que ce chemin de ces trois freres pour aller & pour revenir de la Ville étoit de passer chez moi, les quatres Soldats furent quelques jours sans pouvoir tenir leur parole.

Sur ces entrefaites un autre Soldat de la Compagnie dont j'étois, & qui étoit ami de l'un de ces quatre assassins, n'ayant pas d'argent pour faire accoucher une fille avec qui il avoit eu commerce, eut recours à lui pour lui en emprunter. Il lui demanda quatre ou cinq pistoles, & lui dit la nécessité où il en étoit, afin qu'il ne le refusât pas sitôt. Celui à qui il s'addressoit lui répondit, qu'il étoit au desespoir d'être obligé de l'éconduire; mais qu'enfin il étoit impossible de prêter de l'argent, quand on n'en avoit point soi-même, que si c'étoit pour une autre affaire que pour celle qu'il lui annonçoit presentement, il lui diroit de se donner patience trois ou quatre jours, parce qu'il étoit comme impossible qu'il n'en eut entre ci & là, mais que comme la chose pressoit, & qu'il pouvoit être pris à toute heure au depourveu, il lui conseilloit en bon ami d'avoir recours à quelque autre.

Cet emprunteur qui savoit le metier qu'il faisoit, & qui ne croyoit pas qu'en hasardant sa vie, comme il faisoit tous les jours, il pût manquer d'une si petite somme, l'accusa en même tems de l'éconduire plûtôt manque de bonne volonté que de pouvoir. Celui-ci pour lui faire voir le contraire, lui dit de s'en venir avec lui, qu'ils étoient quatre qui avoient entrepris de tuer un homme, & que s'ils y pouvoient réüssir, ils auroient quarante pistoles tout aussi-tôt; qu'il partageroit volontiers avec lui, les dix qu'il auroit pour sa part, que cet argent étoit consigné entre les mains d'un ami commun, & qu'il ne s'agissoit plus que de le gâgner. L'envie ou plûtôt le besoin que celui-ci avoit d'avoir ce qu'il demandoit, fit qu'il s'accorda de faire compagnie aux quatre assassins. L'autre lui donne rendez-vous à cent pas de chez moi, & l'ayant tenu avec lui plus de deux heures en embuscade, je vins à y passer au bout de ce tems-là. Porthos & Aramis, avec deux de leurs camarades, m'étoient venu prendre au logis pour me mener à la Comedie. Ainsi ayant moins de commodité que jamais de faire leur coup, celui à qui l'on demandoit de l'argent à emprunter, dit à l'emprunteur en lui faisant connoître que c'étoit à moi qu'ils en vouloient, qu'il falloit que je me defiasse de quelque chose, parce que je ne sortois plus qu'en compagnie.

De tous les quatre assassins il n'y en avoit pas un qui me reconnut encore pour être du Regiment. Comme ils étoient du premier bataillon, & que je n'étois que du second, nous ne nous étions point encore trouvé ensemble. A l'affaire d'Arras, un de ces Bataillons avoit été à Dourlens, pendant que l'autre étoit demeuré à Amiens, & depuis ce tems là, quand ils m'avoient veu ce n'avoit été qu'avec un autre habit que celui du Regiment. Je m'en étois fait faire un qui étoit assez modeste, mais qui ne laissoit pas d'être fort propre. Au reste l'emprunteur qui étoit comme je viens de dire, de même Compagnie que moi, & qui ne m'eut pas méconnu quand même je me fusse encore deguisé davantage n'eut pas plûtôt jetté les yeux sur moi qu'il resolut de m'avertir de leur dessein. Il crut qu'en me rendant ce service, je ne lui refuserois pas l'argent qu'il demandoit à l'autre que si je n'en avois point, je l'emprunterois plûtôt dans mille bourses que d'y manquer, sur tout lui ayant déja paru plein de coeur à une garde, où je l'avois regalé lui & trois de ses camarades.

Il n'eut garde de rien dire aux autres de ce qu'il pensoit, & comme il étoit assez habile pour un Soldat, & qu'il savoit bien que pour rendre son avis plus considerable auprès de moi, il devoit savoir tous les tenans, & tous les aboutissans de celui qui l'avoit mis en besogne, il s'informa de lui adroitement qui étoit celui qui l'employoit. Celui-ci ne fit point de difficulté de lui dire tout ce qu'il en savoit. Il lui avoüa que c'étoit Rosnay, & même qu'il ne le faisoit, que parce qu'il craignoit, que je ne tirasse vengeance d'un affront que j'en avois receu; qu'il n'étoit venu à Paris que pour cela, & qu'il devoit s'en retourner d'abord que le coup seroit fait.

Ce Soldat s'étant si bien instruit, me vint trouver le lendemain matin dans ma chambre, lors que j'étois encore au lit. Je n'étois pas déja trop mal avec mon hôtesse, ainsi l'ayant introduit elle-même à mon chevet, parce que sur la réponse qu'elle lui avoit faite, lors qu'il lui avoit demandé à me voir, qu'il étoit encore trop matin pour me réveiller, il lui avoit repliqué qu'il falloit pourtant qu'il me vit à cette heure même, pour une affaire de grande conséquence, & au reste l'interêt qu'elle commençoit à prendre en moi, la rendant sensible à cette parole, elle n'avoit pas voulu permettre qu'il entrât sans elle, & pretendoit entendre tout ce qu'il me diroit. Le Soldat ne le pretendoit point, & alleguoit pour ses raisons, que l'affaire dont il s'agissoit n'étoit pas de la competence d'une femme; mais celle-ci qui étoit obstinée comme une mulle, ne voulut jamais se retirer. J'eus beau lui faire signe que cela lui feroit tort, & qu'il ne faudroit que cela seul à ce Soldat pour lui faire croire bien des choses d'elle & de moi, elle ne m'obeït pas plus qu'à lui. Cet entêtement n'étoit causé que par la crainte qu'elle avoit qu'il ne vint pour m'appeller en duel, & que ce ne fut là l'affaire de grande consequence, pour laquelle il s'étoit fait ouvrir la porte malgré elle. Pour moi, ce n'étoit point là ma pensée, je savois que je n'avois donné sujet à personne de me haïr, & que par consequent je ne devois avoir aucun ennemi à apprehender. Je crus bien plûtôt qu'il venoit pour m'emprunter quelque écu, & que la confusion qu'il en avoit l'empêchoit d'oser parler devant elle.

Comme je me fortifiois de moment à autre dans ce sentiment, à cause de toutes les façons qu'il faisoit, je lui demandai franchement si ce n'étoit point cela qui m'attiroit sa visite, que je me faisois toujours plaisir, quand je le pouvois, d'obliger mes amis, & particulierement lui que je connoissois pour honnête garçon. Je croyois que cette avance ne me couteroit qu'une écu ou une demie pistole, tout au plus, & je contois cela pour rien en comparaison de la peine où je voyois mon hôtesse. Le Soldat voyant que je l'avois mis en si beau chemin de parler, me répondit qu'il m'avoit toûjours reconnu assez genereux pour assister mes amis quand ils étoient dans le besoin, qu'à la verité il avoit affaire de moi dans l'état où il étoit, & que c'étoit en partie ce qui l'amenoit. Mais qu'il pouvoit se vanter que si je lui allois rendre un signalé service en lui accordant sa demande, il me recompenseroit bien en même tems en m'apprenant une chose où il n'y alloit pas moins que de ma vie; que le hazard & son bonheur la lui avoient fait découvrir; qu'il venoit pour m'en rendre compte, afin que je prisse toutes les precautions qu'il y avoit à prendre là dessus.

Comme je ne croyois point avoir d'ennemi qui songeât à conspirer contre moi, j'avoüe que je pris d'abord son discours pour un pretexte qu'il cherchoit pour couvrir la demande qu'il avoit à me faire. Mon hôtesse qui étoit plus sensible que l'on ne sauroit croire à tout ce qui me regardoit, n'en fit pas le même jugement que moi, elle lui demanda avec beaucoup de précipitation, & avec tout aussi peu de jugement qu'une femme en put jamais avoir, puis qu'il ne falloit que cela seul pour faire découvrir qu'elle prenoit plus de part en moi qu'elle ne devoit, de ne pas tenir davantage mon esprit en suspens, que des paroles comme les siennes ne pouvoient qu'elles ne fissent un grand boulversement dans l'esprit; qu'il ne falloit que cela pour me faire malade, & qu'elle lui seroit obligée en son particulier de me découvrir le mystere d'iniquité dont il parloit.

J'eus peine à souffrir l'imprudence de cette femme, bien plûtôt par rapport à elle que non pas par rapport à moi. Ce qu'elle disoit là ne me faisoit nul tort, puis que tout au contraire il n'y avoit que de l'estime pour moi à acquerir, quand on eut sû que j'eusse eu ses bonnes graces: quoi qu'il en soit je persistois toûjours dans la pensée que j'avois de mon Soldat, quand il me la fit perdre à la premiere parole qu'il me dit. Il me demanda si je connoissois Rosnay, & lui ayant répondu, que je ne le connoissois que trop bien, puis que j'avois à me venger sur lui d'un affront qu'il m'avoit fait faire, il me repliqua que si je n'y prenois garde il m'en empêcheroit bien, qu'il avoit promis quarante pistoles à quatre Soldats pour m'assassiner, & que je ne m'étois tiré de ce peril, que parce que je n'étois sorti depuis quelques jours qu'en bonne compagnie, qu'il y avoit je ne sais combien de tems qu'ils me guettoient soir & matin, resolus de m'attaquer tôt ou tard, dans la pensée qu'ils avoient, que je ne prendrois pas toûjours si bien mes précautions; qu'il me feroit prendre ces quatre Soldats, si je voulois, & que des coquins comme ils étoient ne meritoient pas qu'il eut aucune consideration pour eux.

Il me conta en même tems comment étant venu demander à emprunter de l'argent à l'un d'entr'eux, il s'étoit excusé de lui en préter, sur ce qu'il n'en avoit point. Il me conta aussi tout ce qui s'en étoit ensuivi, jusques au moment qu'il m'étoit venu trouver. Il tâcha en me faisant ce récit de me couvrir la part qu'il avoit voulu avoir à leur crime, puis qu'il leur avoit tenu compagnie pour m'assassiner. J'en crus tout ce qu'il voulut m'en dire, ou du moins j'en fis le semblant, & enfin ayant fini son discours par l'emprunt qu'il me vouloit faire, sans me cacher ce que c'étoit, quoi que la presence de mon hôtesse, l'obligeât à se montrer plus discret, je lui pretai, ou plûtôt je lui donnai les quatre pistoles dont il me disoit avoir tant de besoin. Je lui fis jurer pourtant, avant que de les lui donner qu'il déposeroit tout ce qu'il venoit de me dire, quand il en seroit tems, & l'ayant congedié à l'heure même, sous pretexte qu'il devoit aller dire à sa maîtresse, sans perdre un moment de tems qu'il avoit de quoi l'assister, je m'amusai à raisonner avec mon hôtesse, sur ce que j'avois à faire dans une occasion si delicate.

Son avis fut que, sans me hazarder à sortir davantage, de peur que ces quatre Soldats voyant la peine qu'il y avoit à m'attraper n'en apostassent encore quatre autres pour me prendre à leur avantage, j'envoiasse querir un Commissaire pour lui rendre ma plainte, que sur la permission qu'il me donneroit d'informer j'aurois un decret, que je ferois exécuter ensuite, tant à l'encontre d'eux qu'à l'encontre de Rosnay. Je ne trouvai pas son avis bon dans toutes ses parties, sachant que pour obtenir un decret, il falloit avoir deux témoins, & que je n'en avois qu'un; mais je resolus de m'y conformer à l'égard de la plainte, jugeant qu'elle ne me seroit pas inutile pour justifier tout ce qui pouroit s'ensuivre de cette affaire. Mon hôtesse s'offrit à aller chercher elle-même le Commissaire qui étoit de ses voisins, & de ses amis. Je la pris au mot, & lui dis de l'amener en manteau court, de peur d'effaroucher le gibier s'il étoit par hazard aux environs pour me guetter, comme il y avoit beaucoup d'apparence. Je m'habillai en attendant qu'elle revint, & pendant que je m'habillois un Mousquetaire des amis d'Athos, de Porthos, d'Aramis & des miens entra. Il me trouva tout inquiet, à ce qu'il me témoigna à l'heure même, & m'en ayant demandé la raison, je lui contai ce qui venoit de m'arriver, & les mesures que je prennois là dessus.

Comme il étoit encore jeune, & qu'il n'avoit pas plus de jugement qu'il lui en falloit, il me répondit que je n'y pensois pas d'avoir recours à la Justice, qui étoit toûjours lente & quelquefois incertaine, que j'avois d'autres voyes plus assurées pour me venger, & que j'y aurois recours si je le croyois, qu'il alloit faire venir une brigade de Mousquetaires, pour faire main basse sur ces coquins, qu'on iroit en fuite jusques dans la maison de Rosnay, lui faire le même traitement, de sorte qu'il ne me faudroit qu'une demie heure, ou trois quart d'heure de tems tout au plus, pour être défait de mes ennemis. Il vouloit sortir à l'heure même pour executer ce qu'il disoit, mais l'ayant retenu par le bras, je lui répondis qu'il ne falloit pas aller si vite dans une affaire de si grande consequence; qu'une resolution aussi précipitée que celle-là étoit sujette d'ordinaire à répentir; qu'il falloit, pour bien faire, réflechir sur toutes choses, parce qu'après cela on n'avoit plus rien à se reprocher. Il voulut encore me prouver qu'il avoit raison, & battit bien du païs pour me le persuader. Je ne me laissai pas aller à son opinion, & n'en ayant voulu croire que la mienne, je le retins en dépit qu'il en eut. Le Commissaire vint un moment après, & ayant pris des mesures avec lui, pour attraper mes droles, voici ce qu'il fit de son côté, & ce que je fis du mien.

Il envoya chercher un exempt, & lui dit de faire mettre une trentaine d'archers dans l'endroit où le Soldat m'avoit dit qu'ils me guettoient. L'exemt les fit déguiser pour aller là, & il les fit tous aller l'un après l'autre. Je fus averti d'abord qu'ils y furent, & étant alors sorti tout seul, afin d'amorcer mes assassins, je me tins sur mes gardes de peur d'en être surpris. Ils debusquerent sur moi d'abord qu'ils virent qu'ils me pouvoient prendre à leur avantage, mais les Archers ayant fait à l'heure même une sortie, ils furent pris tous quatre, sans avoir eu le tems de me faire aucun mal. Le Commissaire qui n'attendoit que cette execution pour aller se saisir de la personne de Rosnay, dont mon donneur d'avis m'avoit indiqué la maison, s'y en fut en même tems. Par bonheur pour lui, il étoit déjà sorti quand le Commissaire y arriva, ainsi n'en ayant trouvé que le nid, il s'assembla un nombre infini de peuple devant sa porte, comme il arrive d'ordinaire en ces sortes de rencontres. Ce qui fit faire cette beveuë au Commissaire qui ne devoit pas entrer chez lui, qu'il ne sçut s'il y étoit ou non, c'est qu'une servante qui ne l'avoit point veu sortir, lui avoit assuré qu'il le trouveroit encore au giste, qu'il étoit tout au beau milieu de son lit, & qu'il n'y avoit qu'un moment qu'elle l'y avoit veu. Rosnay n'étoit pas allé bien loin, ainsi étant revenu sur ces entrefaites, il ne vit pas plûtôt tant de peuple assemblé devant sa porte, qu'il jugea à propos de n'y pas rentrer. Il se defia qu'il étoit arrivé quelque chose à ses braves, & que l'ayant accusé sans doute on vouloit le mettre en prison, pour savoir de lui la verité. Il tourna donc tout d'un coup dans une ruë qui traversoit dans sienne, & s'étant mis en seureté par là, il n'eut point de repos qu'il ne s'en fut allé en Normandie chez un de ses beau freres, qui étoit un Gentilhomme de cette Province. Son beau frere écrivit de là à Paris à un de ses amis, pour s'informer s'il avoit pris l'alarme à bon tiltre, ou s'il s'étoit épouvanté sans sujet. Cet ami lui répondit qu'il en avoit sagement usé, quand il s'en étoit allé, parce que cette affaire faisoit grand bruit, que les prisonniers après avoir pris le parti de nier la chose, croyant qu'il n'y eut point de témoins, l'avoient avoüée à la fin, sur ce qu'on leur en avoit confronté un, & qu'on les menaçoit de la question, qu'il y avoit eu tout aussi-tôt une prise de corps contre Rosnay, & que son procès lui alloit être fait & parfait par contumace.

Rosnay qui avoit besoin de braves quand il en vouloit à quelqu'un, eut eu besoin de plus de resolution qu'il n'en avoit naturellement pour soutenir une nouvelle comme celle-là. Il crut avoir déja tous les Archers de Paris à ses trousses, & ne se croyant plus en seureté chez son beau frère, quoi que personne ne sut qu'il en eut pris le chemin, il passa en Angleterre, où il savoit bien que la justice de France n'osoit aller faire executer ses décrets. Mon hôtesse qui savoit qu'il avoit du bien, croyant qu'il n'y eut rien à perdre à poursuivre contre lui, fut assez folle pour se fourer dans ce procès, jusques par dessus la tête. Je la laissai faire, étant encore trop jeune pour savoir ce que c'étoit que de plaider. Toutes ces procedures se firent sous mon nom, & il lui en couta pour le moins deux mille francs, devant que d'avoir arrêt definitif contre mes assassins. Rosnay fut condamné à perdre la tête, & les quatre Soldats à aller aux Galeres. Ce jugement fut executé réellement contre ceux-ci, sans que leur Capitaine nommé du Boudet, qui les reclamoit, put obtenir leur grace. Mr. de Treville qui me faisoit mille amitiés, tant en consideration que nous étions compatriotes, que de ce que j'étois ami d'Athos, de Porthos & d'Aramis, qu'il consideroit beaucoup, s'y opposa sous main. Ainsi le Roi qui faisoit gloire de se montrer digne du surnom de Juste, qu'on lui avoit donné, se tint roide là dessus, & voulut que ces quatre Soldats fussent mis à la chaine. Pour ce qui est de Rosnay l'arrêt ne fut executé contre lui qu'en effigie, mais mon hôtesse fit saisir tous ses biens, & lui fit encore je ne sais combien de frais devant qu'il y put donner ordre.

Comme elle n'avoit pas eu les reins assez forts pour soutenir toute cette procedure sans emprunter, son mari trouva qu'elle devoit beaucoup quand il revint de Dijon. Il y avoit gaigné son procès & en avoit ramené de bon vin, ce qui l'eut mis de belle humeur, si ce n'est que dès le lendemain de son arrivée, on lui vint faire commandement de payer huit cent livres, que sa femme devoit à un seul homme: elle les avoit empruntés d'un creancier incommode, en vertu d'une procuration qu'il lui avoit laissée, avant que de partir. Il lui demanda à quoi elle les avoit employés, & cette femme n'ayant garde de le lui dire, parce qu'avec la perte de son argent, il se seroit peut-être encore apperçu qu'il auroit perdu quelque autre chose, elle lui donna de si méchantes raisons, qu'ils se brouillerent ensemble dés ce jour-là. La poursuite qu'on leur faisoit pour l'amour de moi, me mit dans une grande inquiétude, & ne sachant comment faire pour empêcher la vente de leurs meubles, que l'on devoit faire au bout de la huitaine, que la saisie avoit été faite, je pris le parti d'aller voir le creancier pour implorer sa misericorde. Il se montra inexorable, de sorte que me trouvant encore plus chagrin qu'auparavant, je pris le parti de le menacer, s'il étoit si hardi que d'en venir à cette execution. Il me répondit que ce que je lui disois là, seroit qu'il ne donneroit pas un moment de quartier à ses debiteurs, qu'il me conseilloit cependant de sortir promptement de sa maison, parce que s'il envoyoit chercher un Commissaire, il me feroit voir que nous vivions sous un regne où il n'étoit pas permis de venir menacer un homme qui avoit prêté son argent de bonne foi.

Ce que je venois de faire là, étoit un veritable trait de jeune homme, sans faire reflexion que cela étoit bien plus capable de nuire à mon hôte & à mon hôtesse, que de leur servir. Enfin les huit jours pour la vente des meubles étant prêts d'expirer, j'offris à celle-ci quinze louis d'or, qui me restoient encore des cinquante que le Roi m'avoit donnés, elle eut la generosité de ne les pas vouloir recevoir d'abord, mais enfin l'en ayant pressée extraordinairement, & lui ayant dit, que si elle en pouvoit encore trouver huit ou dix, & qu'elle les portât à son creancier, il surseoiroit peut-être les poursuites, elle me prit au mot à la fin. Elle le fut trouver avec ce secours, & y ayant joint encore quinze autre louis, c'étoit presque la moitié de la somme qu'elle lui devoit, de sorte que nous crûmes qu'il ne seroit pas si turc que de lui refuser sa demande. Mais ce que je lui avois fait, avoit tellement aigri son esprit, qu'il lui dit de se retirer, sinon qu'il lui feroit sauter les degrés de sa maison, qu'elle lui avoit envoyé un bretteur qui étoit venu le menacer jusques chez lui, qu'il vouloit qu'elle s'en ressouvint toute sa vie, & que puis qu'il avoit cette prise sur elle, que de pouvoir faire vendre ses meubles, il n'y manqueroit pas d'abord que le délai que l'on donne aux parties saisies se trouveroit expiré.

La pauvre femme s'en revint au logis bien desolée, & voulut que je reprisse mon argent, puis qu'il ne lui pouvoit plus servir de rien. Je fis ce que je pus pour m'en défendre, mais me l'ayant commandé absolument, je remis ces quinze louis dans ma bourse, tout aussi affligé de mon côté qu'elle le pouvoit être du sien. Nous étions au jeudi l'après dinée, & c'étoit le samedi que se devoit faire la vente de ses meubles: or voulant, pour ainsi dire, faire l'impossible pour empêcher que cet affront ne lui arrivât, je m'en fus dans l'antichambre du Roi, ou j'avois veu plusieurs fois qu'on joüoit beaucoup d'argent à trois dès. Je ne possedois pas ce jeu, là à fonds, parce que bien loin d'être joueur, j'avois resolu au contraire de ne joüer de ma vie. Tout ce que j'en savois étoit de faire une masse, & de savoir quand on la gaignoit ou qu'on la perdoit. Ainsi n'ayant plus pour toute ressource que de hazarder mes quinze louis à ce jeu là, je m'approchai de la table où on joüoit assez gros jeu, afin d'y prendre place, d'abord que quelqu'un en sortiroit. Je fus plus d'une heure & demie avant que d'en pouvoir avoir une; car il y avoit là plus de presse, qu'il n'y en pouvoit avoir au Sermon du plus habile Predicateur de Paris. Je tremblois cependant de peur de perdre mon argent, & d'aggraver encore par là mon afliction. Enfin ayant trouvé à me placer avec bien de la peine, je reconnus le terrain avant que de prononcer la parole sur laquelle devoit rouler tout mon bonheur. Je vis que l'on joüoit un jeu effroyable, les moindres couches étoient de douze ou quinze pistoles, & l'on en faisoit le paroli, le quinze & le va tout de même, que s'il ne se fut agi que d'une épingle. Cela me faisoit trembler encore plus qu'auparavant, me disant de moment à autre qu'il ne me faudroit qu'un coup comme ceux-là, pour me tirer de peine moi & ma pauvre hôtesse, ou pour nous envoyer à l'hospital.

Après que j'eus ainsi regardé pendant un demi quart d'heure ou environ, je me hazardai à la fin de faire une masse de cinq louis. Mr. le Duc de St. Simon tenoit le dé, & regarda cette masse comme indigne de sa colere, ainsi ne me répondant rien tant qu'il tint le Cornet, le dé vint après lui au Chevalier de Montchevreuil, Gentilhomme du Vexin François, qui étoit attaché à Mr. de Longueville. Il ne me meprisa pas comme avoit fait le Duc de St. Simon, soit qu'il voulut m'enroller dans la Confrairie des joueurs, où il joüoit un grand rolle, soit que n'ayant guéres d'argent en ce tems là comme en effet c'étoit la vérité, il trouvât ma masse plus proportionnée à ses forces, que quantité d'autres, qu'on lui faisoit autour de la table. Il amena hazard bas, & comme j'avois gaigné, je fis le paroli aussi hardiment, que si j'eusse eu cent pistoles dans ma poche. Il prit dix pour sa chance, & ayant tiré ensuite quatre ou cinq coups en amenant toûjours quinze sur d'autres masses, qu'on lui faisoit, il grossit son argent de beaucoup, parce que la droite étoit douze. Un nommé Phisica, qui étoit alors Capitaine dans Turenne, & qui, quoi qu'il ne fut qu'un avanturier, faisoit quitter le dés aux plus gros joueurs, voyant que ce Chevalier avoit déjà fait quatre hazards avantageux pour lui, lui dit masse son reste, qui étoit pour le moins de soixante pistoles, le Chevalier à qui il ne manquoit que de l'argent, pour être aussi gros joueur que lui, lui répondit tope & tingue, tout de même que s'il eut été assuré de gagner. Il amena la droite, & gaigna ainsi la masse de Phisica pendant qu'il perdit mon paroli. Le jeu s'échauffa après ce coup là. Le Chevalier qui se voyant en fortune topa à tout le monde, & gaigna douze ou treize cent pistoles en un moment. Je fus assez sage tout jeune que j'étois pour ne le pas attaquer dans ce tems là. Cependant le Chevalier ne voulant pas se contenter de ce gain, qu'il trouvoit encore trop petit par rapport à son appetit qui étoit extraordinaire, il continua à joüer & dejoüa bientôt. Je pris ce tems là pour lui masser tout de nouveau, & je lui emportai encore un paroli, qui étoit plus fort que l'autre. Comme je lui avois massé huit pistoles, j'en gagnai vint quatre, c'étoit déja plus de la moitié de l'argent qu'il me falloit pour être content, tellement que l'assurance m'étant venuë à la place de la crainte, dont j'étois saisi à mon arrivée, j'esperai que je ne m'en retournerais point au logis sans y porter ce que je desirois. Mon attente ne fut point trompée, je gagnai quatre vint seize louis ou pistoles d'Espagne, qui ne valoient alors que dix francs, c'etoit encore quelques pistoles plus que je n'avois desiré, tellement que m'en étant retourné au logis, plus content que ne pouvoit être le Roi, je trouvai en arrivant qu'il venoit de s'y passer des choses qui eurent de quoi rabattre une partie de ma satisfaction.

L'hôte voyant qu'il n'avoit plus guéres que vingt quatre heures pour empêcher que ses meubles ne fussent vendus, avoit été trouver son creancier sans en rien dire à sa femme n'y sans savoir que j'y eusse été avant lui: le creancier qui étoit non seulement un brutal, mais encore un méchant homme, non content de le rabrouer extraordinairement, lui dit encore qu'il eut à mieux prendre garde une autre fois à sa femme, parce qu'elle avoit bien la mine d'avoir mangé avec moi l'argent qu'elle lui devoit presentement. Ce compliment mit ce mari de méchante humeur, & il s'en revint au logis, où il usa de main mise sur elle. Je la trouvai ainsi toute en pleurs, de sorte qu'au lieu de songer à la rejouir, par le récit de ma bonne fortune, tout mon soin ne fut que de savoir d'elle ce qu'elle avoit; elle me le dit sans façon, & ayant tâché de la consoler je lui appris ce qui m'étoit arrivé dans la garderobe, parce que je crus que cela étoit bien capable d'y contribuer. Elle reprit effectivement vigueur à ces paroles, & me dit que puis que cela étoit ainsi, il falloit que je me fisse adjuger ses meubles qu'elle ne vouloit pas que son mari les revit jamais, c'est pourquoi je ferois mal si j'en empêchois la vente. Je vis bien à ces paroles qu'elle avoit envie de le quitter, & que les coups qu'elle avoit receus lui tenoient bien fort au coeur. Je lui témoignai en même tems que je ne pouvois approuver son divorce: elle ne me fit point d'autre réponse, sinon qu'elle n'étoit pas accoutumée à être battuë, qu'il falloit bien d'ailleurs lever le masque du commencement, à moins que de vouloir que son mari n'en abusât encore d'avantage à l'avenir; qu'il voudroit apparemment nous empêcher de nous voir, ce qu'elle ne permettroit jamais, du moins de son bon gré.

Je l'aimois assez & j'en avois grande raison, puis qu'outre sa beauté elle en avoit toûjours usé avec moi, depuis le premier jusques au dernier jour que je l'avois veuë, d'une maniere si honnête qu'il eut fallu que j'eusse été bien ingrat pour ne lui en pas avoir obligation; aussi je lui dis toutes les douceurs que la reconnoissance & l'amitié me pouvoient mettre à la bouche. Je l'assurai que cette nouvelle marque de tendresse, m'étoit tout aussi sensible que pas une qu'elle m'eut donnée jusques-là; mais après l'avoir ainsi preparée à ajouter plus de foi à ce que j'avois envie de lui dire, je lui representai qu'elle ne pouvoit ainsi quitter son mari sans appreter à parler à tout le monde, que je l'aimois d'une manière que sa réputation ne m'étoit pas moins chere que la mienne propre, que... Elle m'interompit à ces paroles, & me dit que la langue étoit un bel instrument, & qu'on lui faisoit dire tout ce qu'on vouloit, que quand un homme aimoit bien une femme, on ne lui pouvoit persuader qu'il ne fut assez delicat pour n'être pas bien aise de partager ses faveurs avec un mari; que pour elle, elle n'aimeroit pas un homme qui auroit une femme, à moins qu'il ne se resolut en même tems de la quitter pour l'amour d'elle.

Je la laissai dire & tâchai de la rassurer par mes caresses, afin de l'amener au point que je desirois: enfin après m'avoir témoigné bien de la repugnance de demeurer avec lui, nous convinmes ensemble, que le lendemain à dîner, je dirois sans faire semblant d'être instruit de leur mesintelligence, que j'avois trouvé un homme qui leur preteroit de l'argent pour payer leur creancier, qu'il leur donneroit trois mois pour le leur rendre, & qu'il demandoit qu'ils lui en passasent une obligation. Elle pretendoit par là le tenir dans une étroite dépendance, & que la crainte qu'il auroit d'être poursuivi pour le payement de cette somme, l'obligeroit d'avoir de grands egards pour moi.

Je fis le lendemain ce que nous étions convenus ensemble, & comme son mari n'aimoit pas à voir vendre ses meubles, il me prit bientôt au mot. Je priai Athos de me vouloir prêter son nom, pour cette affaire, & m'en ayant passé une contre-lettre, nous vêcumes tout l'hiver dans un assez bon commerce le mari, la femme & moi. Je mangeai toûjours avec eux; au reste les trois mois que l'on avoit pris pour rendre cet argent, étant expirés le mari me pria de demander un nouveau delai à mon ami; parce qu'il n'étoit pas en état encore de payer, sa femme vouloit que je lui disse qu'Athos avoit besoin de son argent, afin de lui faire peur, & de le tenir par là dans une dependance plus étroite. Mais je crus qu'il ne falloit pas ainsi lui tenir le pied sur la gorge, & qu'il étoit déja assez maltraité sans le maltraiter encore davantage. La Campagne qui alloit commencer m'en donnoit un beau pretexte à ce que sa femme pretendoit. Cependant lui ayant fait entendre raison, nous fumes les meilleurs amis du monde le mari & moi, parce que je lui dis qu'à ma priere Athos attendroit volontiers jusques à ce que nous revinssions de l'armée.

Les Espagnols qui s'étoient veu enlever Arras à la barbe de leur General, avoient encore perdu dans la même Province quelques autres Villes de grande importance, qui leur faisoient craindre que celles qui leur y restoient ne tardassent guéres à avoir le même sort: ainsi comme ils jugeoient que la conquête que le Roi avoit faite d'Aire ne tendoit qu'à s'approcher de la Flandres maritime, ils tâcherent non seulement d'en donner de la jalousie aux Anglois & aux Hollandois, mais encore de se mettre en état de la reprendre. Il ne leur eut pas été difficile de réussir à l'égard des Anglois, parce que cette Nation a de tout tems été opposée à la nôtre, & qu'il semble que l'aversion qu'elle a toûjours euë pour elle, se soit encore augmentée depuis quelque tems; mais le Cardinal de Richelieu, qui n'attendoit pas que les choses arrivassent pour y pourvoir, avoit si bien pris ses mesures, que bien loin que cette Nation se pût ainsi mêler des affaires d'autrui, elle étoit assez embarrassée comment se demêler des siennes. Elle étoit devenuë jalouse de la protection secrête que son Roi accordoit aux Catholiques de son Royaume, & de l'étroite liaison qui paroissoit alors entre ce Prince Louis le Juste, & dont il avoit épousé la soeur. Cette Princesse étoit belle, & d'une humeur tout à fait charmante, ainsi comme elle attiroit beaucoup de monde à la Cour du Roi son mari, contre la coutume des Anglois, qui croyent d'ordinaire qu'il y a une espece d'esclavage & de bassesse dans les assiduités que l'on rend à son souverain, cela faisoit encore que tout devenoit suspect à ceux qui couservoient dans le coeur cette independance & cette liberté que leur Nation affecte par dessus toutes les autres Nations du monde.

L'obstacle que le Cardinal de Richelieu avoit mis de ce côté là aux desseins des Espagnols, consistoit en ce qu'il allumoit ce feu au lieu de l'éteindre. La Politique qui est la regle ordinaire de tous les mouvemens des Ministres, l'exigeoit de lui au préjudice de la charité, qui l'en devoit detourner. Cependant comme la charité est une vertu que l'on ne connoit guéres, non seulement dans toutes les Cours, mais que l'on traite encore souvent de chimere, parmi les Courtisans & les Politiques, bien loin qu'il en fut blâmé de personne, chacun au contraire prenoit sujet de là de l'élever jusques au troisiéme Ciel. Les Espagnols aussi n'ayant pas été long-tems à reconnoître qu'ils se tromperoient lourdement, s'ils esperoient quelque secours de ce côté-là, & ayant aussi reconnu la même chose, du côté de la Hollande, ou les interêts de Frederic Henri Prince d'Orange, Stadhouder & Admiral-General de leur Etat, s'opposoient à leur contentement, ils ne mirent plus leur confiance qu'en leur propres forces soutenuës de leur addresse. Le pouvoir, comme absolu, que le Cardinal de Richelieu s'étoit acquis à la Cour, y avoit fait de tout tems un grand nombre de jaloux; les Grands sur tout lui en vouloient, parce que pour s'élever par dessus eux, il avoit interessé adroitement le Roi, & l'Etat dans sa querelle. Ce Prince qui étoit aussi bon qu'il étoit peu pénétrant avoit veu avec plaisir, que sous pretexte d'établir la Souveraine puissance dans son Royaume, il avoit ruiné insensiblement tous ceux qui eussent pû s'y opposer, par leur credit & par leur prudence: je dis prudence, parce que quoi que ce soit une espece de paradoxe, que de dire qu'on peut être prudent, & s'opposer aux volontés de son Prince; il est constant, néanmoins que quand la volonté suprême, ne va qu'à renverser les loix d'un Etat, il arrive souvent qu'on rend plus de service à son Souverain, de s'y opposer en conservant le respect qui lui est dû, que d'y consentir par un esprit de lâcheté & d'esclavage. C'est ainsi souvent que le Parlement de Paris a fait des remontrances à Sa Majesté dans des conjonctures delicates, aussi ont-elles été écoutées quelque fois avec succès; pendant qu'il y a eu des tems où elles ont été rejettées, parce qu'il est arrivé comme il se voit presque toûjours que ceux qui les faisoient, ou du moins une bonne partie, au lieu de les faire avec le respect convenable, se laissoient emporter ou à leurs passions ou à leur interêt.

Quoi qu'il en soit les Espagnols ne se fians pas tant à leurs propres forces, qu'ils ne fussent bien aises encore de fomenter la jalousie qui regnoit dans nôtre Etat, envoyerent alors à la Cour un homme de confiance nommé... sous pretexte d'y faire quelques propositions d'accommodement. Le Cardinal de Richelieu qui y gouvernoit avec un pouvoir presque aussi absolu que s'il eut été le Roi lui même, lui eut refusé volontiers le passeport qu'il lui falloit pour y entrer, si ce n'est qu'il eut peur que le peuple ne lui en voulut du mal. Il savoit qu'il se lasse bientôt de la guerre, parce que c'est dans ce tems là, qu'il est le plus accablé d'impots; qu'ainsi il ne manqueroit pas de dire, que s'il la vouloit continuer, c'étoit plûtôt pour ses interêts particuliers, que pour ceux de la Nation en general. Cependant ils n'eussent pas dit vrai, quand ils eussent parlé de la sorte; puis que pour en dire la verité, il y avoit long-tems que les affaires de la France n'avoient été en si bon état qu'elles étoient alors. Ses armes du côté de l'Allemagne s'étoient renduës formidables jusques au delà du Rhin par là prise de Brisac, & de toute l'Alsace. En Italie par celle de Pignerol, & en Flandres par celle d'Arras. Ses brigues n'avoient pas fait un moindre effet en Portugal & en Catalogne, si néanmoins on ne doit pas dire plûtôt que ce qui y étoit arrivé, étoit encore d'une autre consequence, que tout ce qui étoit arrivé ailleurs. Ce Royaume & cette Province s'étoient revoltés contre les Espagnols, l'un s'étoit rangé sous la domination des Ducs de Bragance, qui pretendoient en être les légitimes héritiers; l'autre sous celle de France, qui y avoit fait entrer des Garnisons.

Au reste comme le Cardinal, en faisant soulever ces Etats contre leurs anciens Maîtres, leur avoit montré le chemin qu'ils devoient suivre, quand même ils ne l'eussent pas sû déja d'eux-mêmes, celui dont je viens de parler, ne fut pas plûtôt arrivé à la Cour qu'il y vit secrêtement le Duc de Bouillon. Ce Prince avoit toûjours des liaisons secrêtes avec l'Espagne, quoi qu'il fut né François, & qu'il eut encore obligation à la Couronne de lui avoir mis sur la tête celle qu'il portoit. Il l'avoit heritée de son Pere que Henri IV en avoit revétu le premier, en lui faisant épouser l'Heritiere de la Mark, à qui appartenoit la Duché de Bouillon, & la principauté de Sedan. Il avoit encore bien fait plus pour lui. Cette Princesse étant morte quelque tems après sans lui laisser d'enfans, Sa Majesté l'avoit maintenu par sa protection dans la possession de cette Principauté, au préjudice de Mrs. de la Boullaye, à qui elle devoit appartenir légitimement, car il y en avoit un qui avoit épousé une Soeur de la deffunte, & à qui par consequent devoit venir cet heritage. Mais comme l'on est obligé, quand on change ainsi une condition privée en celle de Souverain, de changer aussi de conduite, toutes ces grandes obligations s'étoient evanouies à la veuë de la jalousie, que lui causoit la situation de son Etat. Il ne doutoit point qu'étant à la bienseance de la France comme il l'étoit, puis que c'étoit une clef de ce Royaume, il ne vint un tems qu'on ne lui demandât la restitution de ce qui ne lui appartenoit pas, qu'ainsi à proprement parler, il ne se devoit regarder que comme un homme à qui l'on avoit confié un fidei-commis, & dont on l'obligeroit bientôt malgré lui à rendre compte.

Voila quelle étoit la cause des engagemens secrêts que Mr de Bouillon avoit avec les Espagnols. Il pretendoit que par leur moyen il se pourroit maintenir dans son nouvel état, & recevoir garnison dans un besoin dans son Château de Bouillon, & dans celui de Sedan. Le premier passoit pour imprenable dans ce tems-là, où l'on ne savoit pas encore ce que c'étoit que d'assieger une place, & où l'on faisoit la Guerre tout autrement qu'on ne fait dans ce tems ci. Le second étoit très fort, & du moins il en avait la reputation, quoi qu'à dire le vrai, il y eut bien à dire qu'il le fut tant que l'on disoit. Le Roi se défioit bien que Mr. de Bouillon ne lui étoit pas trop fidéle; mais comme il avoit des affaires de tous côtés, il étoit persuadé aussi qu'il devoit faire tout de même, que s'il n'y eut pas pris garde, d'autant plus qu'il ne doutoit pas qu'il ne fit tout cela par précaution; & en effet tous les traités qu'il avoit faits jusques-là, n'avoient été qu'en cas qu'il vint à être attaqué; & comme le Roi n'avoit nul dessein de le faire presentement, il croyoit qu'il devoit toujours aller son train, jusques ce que la conjoncture lui permit de faire éclater le ressentiment qu'il pouvoit avoir de sa conduite.

L'Espagnol qui étoit venu à Paris, & qui étoit bien instruit des interêts de ce Duc, ce qui n'étoit pas difficile, puis qu'ils sautoient aux yeux de tout le monde, ayant ordre du Roi son maître de le voir, en fut fort bien receu, comme il ne lui pouvoit arriver autrement. Il apprit à son arrivée à la Cour, que Louis de Bourbon Comte de Soissons, étoit mécontent du Cardinal, ce qui lui fit dire à l'autre que la qualité de Prince du Sang qu'il avoit, suffisant toute seule pour faire entrer quantité de personnes de condition dans son parti, l'on pouroit par son moyen, s'il vouloit se donner la peine de le gâgner, rendre à la France ce qu'elle venoit de prêter à l'Espagne, en lui faisant soulever ses Provinces; que le Cardinal de Richelieu avoit beaucoup d'ennemis, & que s'ils voyoient entrer une Armée d'étrangers dans le Royaume, ils prendroient ce tems-là pour se revolter contre lui; que ce Ministre en entreprenoit tant qu'il ne falloit rien pour le faire succomber, qu'il envoyoit des Troupes en Portugal & en Catalogne, & que les Frontieres de Royaume demeurant dégarnies par ce moyen, il ne seroit pas difficile maintenant d'y percer, pour peu qu'on prit bien ses mesures.

Le Duc de Bouillon mouroit d'envie depuis long-tems de se faire une barriere du côté de la Champagne, en obligeant la Cour de lui donner Damvilliers de gré ou de force. Il avoit même osé témoigner un jour son ambition au Cardinal de Richelieu, qui plus Politique que tout ce que l'on en sauroit dire, lui en avoit laissé entrevoir quelque esperance, afin de l'embarquer dans quelque mauvais pas, qui lui fit perdre le sien, au lieu d'acquerir celui d'autrui. L'Espagnol, qui savoit quelle étoit sa demangeaison là dessus, lui en parla comme d'une chose tout à fait facile, & que la France seroit trop heureuse de lui ceder, pour appaiser la guerre qu'il allumeroit de ce côté-là. Il se laissa aller à ces flatteries, & ayant veu le Comte de Soissons secrêtement, il n'eut pas de peine à le gâgner. Ce Prince avoit sur le coeur que le Cardinal après lui avoir fait perdre un procès qu'il avoit intenté à l'encontre de Henri de Bourbon Prince de Condé pour le faire declarer illegitime, eut encore marié sa Niece au Duc d'Anguien son fils ainé. Il voyoit par là que tant que ce Ministre vivroit, il ne devoit pas attendre grand succès d'une requête civile, qu'il avoit prise contre l'arrêt qui étoit intervenu. Il avoit encore d'autres mécontentemens personnels.

Le Cardinal diminuoit tout autant qu'il pouvoit les prerogatives de sa charge de Grand Maître de la Maison du Roi, & lui avoit fait refuser d'ailleurs quantité de graces qu'il avoit demandées à Sa Majesté. Ce qui étoit cause que ce Ministre lui étoit ainsi opposé en toutes choses, c'est qu'il avoit été plus fier que le Prince de Condé. Il avoit refusé son alliance qu'il lui avoit fait proposer par Sennetere. Celui-ci qui étoit son Intendant d'épée, ne s'en étoit pas trop bien trouvé. Le Comte fâché de voir qu'un de ses Domestiques se fut chargé d'une commission comme celle là, parce que la vertu de la Dame qu'on lui offroit lui étoit un peu suspecte, l'avoit non seulement maltraité de paroles, mais encore chassé de sa maison.

Ce Prince qui depuis ce tems là, avoit toûjours été prevenu de pis en pis contre le Cardinal, écouta volontiers tout ce que Mr. de Bouillon voulut lui proposer contre l'Etat. Il crut que plus les choses iroient mal en France, plus le Roi s'en dégouteroit. Il savoit qu'il ne l'aimoit déja pas trop, & qu'ainsi il ne faudroit presque rien pour le perdre. Tous leurs desseins, quelque pernicieux qu'ils pussent être contre la fortune de ce Ministre, ne leur pouvant servir, s'ils n'étoient soutenus des forces des Espagnols, Mr. de Bouillon envoya à Bruxelles un Gentilhomme qui étoit un ancien Domestique de sa maison, nommé Campagnac. Il crut que son voyage ne pouroit être suspect à la Cour, parce que ce Gentilhomme avoit un neveu qui avoit été pris auprès de Courtrai, par un parti Espagnol, qui l'avoit conduit dans la capitale de Brabant. Il avoit été blessé dans cette rencontre, & c'étoit là un pretexte qui paroissoit plausible de passer en ce Païs là, sans qu'on y put trouver à redire. Les Espagnols le receurent bien, & le Cardinal Infant lui eut volontiers rendu son neveu à l'heure même, s'il n'eut eu peur qu'on n'eut pris quelque soupçon. Ce Prince fut ravi que le Comte de Soissons, à la suscitation du Duc de Bouillon, fut d'humeur à vouloir troubler l'Etat. Il promit à ce Gentilhomme de faire donner à ce Prince cinquante mille écus de pension par le Roi d'Espagne, d'abord qu'il se seront retiré de la Cour, & cent mille francs au Duc de Bouillon, qu'il secourroit d'une Armée de douze mille hommes, qui agiroit sous ses ordres, sans pretendre rien des conquêtes qu'il pouroit faire avec elle. Campagnac ayant fait ce traité par écrit avec le Cardinal Infant, s'en revint à Paris sans amener son neveu, qui crut qu'il n'avoit fait ce voyage, que pour l'amour de lui. Il rendit compte de sa negotiation à ces deux Princes, & en ayant été très satisfaits, le Duc de Bouillon, s'en fut à Sedan au bout de quelques jours, sous pretexte que la Duchesse sa femme y étoit incommodée. Il y donna ordre sans faire semblant de rien, à ce que les Officiers de la Garnison, dont les Compagnies n'étoient pas complettes, eussent à les mettre en état avant la fin du mois de Mars, qui n'étoit pas bien éloigné. Il leur fit ce commandement sous peine de son indignation, & ils eurent soin de s'en acquitter. Il remplit aussi en même tems ses Magasins de toutes les Munitions de guerre & de bouche, dont il pouvoit avoir besoin, & afin que le Cardinal de Richelieu ne s'imaginât pas qu'il songeât à se declarer contre le Roi, il lui fit accroire non seulement que l'Empereur envoyoit une Armée dans le Luxembourg; pour faire quelque entreprise sur la Meuse de concert avec les Espagnols, mais encore qu'il avoit avis qu'ils en vouloient à Luxembourg.

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