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Mémoires de Mr. d'Artagnan

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Cette promesse me fut plus agréable mille fois que s'il m'eut donné cent mille écus; quoi que je me fusse bien accomodé d'un tel présent. Je l'embrassai à l'heure même, croyant que je lui témoignerois mieux ma réconnoissance par là que par tout ce que je lui pourois dire. Je lui demandai aussi en même tems à l'oreille s'il vouloit que nous jettassions les bretteurs par les fenêtres. Il me repondit qu'ils l'avoient assez insulté pour lui en faire naître le desir, mais que comme il avoit de secrettes raisons de cacher cette avanture, il renonçoit non seulement de tout son coeur à la démangeaison qu'il en pouvoit avoir; mais qu'il me prioit encore de n'en rien dire à personne. Les raisons secrettes dont il vouloit parler c'est qu'il étoit amoureux d'une femme de qualité de son Païs, & que si elle eut appris par hasard qu'il eut été ainsi d'humeur de hanter ces sortes de lieu, il n'eut plus eu que faire jamais d'esperer qu'elle le laissât approcher d'elle.

La paix fut faite avec ces bréteurs d'abord que le Milord m'eut parlé de la sorte, & n'aiant plus donc que faire avec eux nous emmenâmes le Milord mes amis & moi, sans nous informer de ce qui leur arriva avec un Commissaire qui entra dans cette maison que nous n'en étions encore qu'à quatre pas. Ce Commissaire envoya après nous pour nous prier d'aller déposer contr'eux, sachant que nous emmenions celui à qui ils avoient voulu faire insulte: nous n'en voulumes rien faire, & nous trouvâmes à propos de lui mander de faire ses affaires comme il pourroit, & que pour nous nous ne servirions jamais de témoins pour faire faire le procés à personne.

J'étois alors si rempli des esperances que le Milord m'avoit données, que mon plus grand desir n'étoit que de me trouver plus vieux que je n'étois de quelques heures, afin de voir si Miledi... ne seroit point un peu plus traitable. Mais j'avois tort d'en avoir tant d'empressement, puis que le tems ne me devoit rien apprendre de bon. Ce ne fut pas neanmoins la faute du Milord. Je sus de bonne part qu'il avoit fait tout son possible auprès de sa soeur pour que j'en receusse un autre traitement. Il lui demandai même, voyant qu'elle ne pouvoit se resoudre à me rendre justice, de feindre du moins qu'elle n'avoit pas tant d'aversion pour moi; mais quoi qu'il lui put dire, & qu'il lui avouât même l'obligation qu'il m'avoit, afin de l'y engager plûtôt, il lui fut impossible de gaigner ni l'un ni l'autre auprès elle. J'allois toûjours chez cette belle & aimable personne, &je n'y allois que trop pour mon repos, parce qu'elle avoit toûjours la cruauté de permettre que je la visse, afin de me faire payer plus cherement le plaisir qu'elle m'accordoit de la voir. Son frere n'avoit osé me dire les sentimens où il l'avoit trouvée, & m'avoit laissé à les déméler dans les visites que je lui rendrois. Je m'en fus donc chez elle le lendemain partagé entre l'esperance & la crainte; mais je n'y demeurai pas long-tems, elle ne me vit pas plûtôt qu'elle me demanda comment je prétendois qu'elle me traittât presentement, que j'avois joint à l'aversion qu'elle avoit déja pour moi, un outrage qu'elle ne me pardonneroit de sa vie, quand elle vivroit encore mille ans.

Je ne sus d'abord ce qu'elle vouloit me dire par là, d'autant plus qu'elle me parloit d'un air enjoué, & comme une personne qui eut eu plûtôt sujet de rire que de se fâcher comme elle prétendoit. Au reste cela m'eut rassuré contre ses parolles, quelque menaçantes qu'elles pussent être, si ce n'est qu'elle ne m'avoit jamais fait de mal autrement: Tout celui qu'elle m'avoit fait avoit toujours été comme si elle eut eu plûtôt dessein de railler que d'autre chose, & ce caractere étoit un caractere si nouveau pour moi, & même si nouveau à ce je crois pour tout le monde, qu'il n'y avoit pas moien de s'y accoutumer. Quoi qu'il en soit étant bien aise de savoir quel étoit ce nouvel outrage dont elle pretendoit m'accuser, elle me repondit avec le même enjouëment qu'elle m'avoit fait ce reproche, qu'il falloit que j'eusse l'esprit bien bouché, se je ne le reconnoissois pas de moi même; que je croiois peut-être lui avoir fait un grand plaisir en sauvant la vie à son frere, & que cependant je devois savoir que je l'avois plus mortiffiée par là que par tout ce que j'eusse pû faire d'ailleurs; si je contois pour rien de lui ôter cent mille livres de rente qui lui fussent revenuës sans moi, que c'étoit une action qu'elle n'oublieroit de sa vie, & qui étoit capable toute seule de produire en elle l'avertion du monde la plus effroyable, quand même il n'y eut pas eu déja des semences capables de germer en tems & lieu.

J'attribuai tout ce discours à la continuation de son caractere, dont elle ne se dementoit non plus en cette occasion qu'elle avoit fait dans toutes les autres, où j'avois eu quelque chose à démêler avec elle. Cependant j'en devois faire un autre jugement, si j'eusse eu connoissance, comme je l'eus depuis, de ce qui se passoit de secret dans son coeur. La verité est qu'elle étoit au desespoir de ce que je l'avois empêché de devenir heritiere; ainsi au lieu de prendre ses parolles en raillant, j'eusse bien mieux fait de les prendre au pied de la lettre, afin de me servir de tout pour me pouvoir guerir. Je ne sus presque que répondre à un discours comme le sien, parceque bien que je crusse le devoir faire sur le même ton qu'elle le prenoit, c'est à dire lui repondre en raillant tout de même comme elle me parloit, il eut fallu que j'eusse eu l'esprit plus libre que je ne l'avois pour prendre un parti comme celui là. Cependant si j'eus le malheur de ne pouvoir jamais addoucir son esprit, je fus regardé plus favorablement de sa femme de chambre, soit qu'elle eut pitié de m'en voir si maltraité, ou, comme il est plus vraisemblable, qu'elle eut plus de goût pour moi que n'en avoit sa maitresse. Comme cette femme de chambre étoit assez jolie, & qu'elle croyoit qu'à l'âge que j'étois je devois avoir assez bon appetit, elle me dit qu'elle mouroit d'envie que je voulusse me consoler avec elle des rigueurs de sa maitresse. Elle prit son tems un jour que celle-ci ni étoit pas & que j'étois allé pour la voir, pour me tenir ce discours. Elle debuta d'abord par medire, qu'elle étoit plus sensible que je ne croyois peut-être à mon malheur, qu'une marque de cela c'est qu'elle vouloit faire tout ce qu'elle pourroit pour me guerir, jusques là même qu'elle ne feindroit point d'être infidelle pour l'amour de moi à celle qui me rendoit ainsi si malheureux.

J'entendis bien ce que cela vouloit dire, & commençant à lui conter des douceurs, parceque je me doutois bien qu'il n'y avoit rien de plus capable de la faire parler, après lui avoir dit tout ce que je pus d'obligeant par rapport à elle, je lui parlai sur un autre ton de sa maitresse. Je lui dis que si elle me voioit encore la revenir voir après tout ce qu'elle m'avoit fait, il ne falloit pas 287 qu'elle crut que ce fut l'amour qui m'y obligeât, & que le dessein de trouver quelque occasion de m'en venger avoit plus de part à mes visites que tout le reste, que c'étoit elle que je voulois aimer doresenavant, & qu'il ne tiendroit pas à moi que je ne lui en donnasse toutes les marques qu'elle pouroit desirer. La jeunesse où j'étois qui me rendoit sensible à toutes les femmes, pour peu qu'elles en vallussent la peine, quoi que tout mon coeur fut reservé pour sa maîtresse, fit que je commençai dès ce moment à lui montrer que je disois vrai à son égard. Elle ne voulut pas m'en croire si-tôt, de peur d'avoir lieu de s'en repentir, elle fit la sage, quoi qu'elle ne le fut guéres. Cependant pour ne se pas montrer ingrate aux témoignages que je venois de lui donner de mon amour, elle me fit une confidence qui me surprit extrémement. J'étois bien éloigné aussi d'en avoir jamais rien deviné, quoi qu'elle ne me dit rien qui ne fut vrai, & que je n'experimentasse bientôt après d'une maniére à n'en pouvoir douter aucunement. Elle me dit que si sa maîtresse ne me rendoit pas justice, ce n'étoit pas pourtant tant par l'aversion qu'elle avoit pour les François, comme elle prenoit à tâche de me le persuader, que parce qu'elle avoit donné son coeur à un autre; qu'aussi bien loin de haïr nôtre Nation au point qu'elle en faisoit semblant, elle y avoit placé toutes ses affections, qu'elle étoit amoureuse éperduement du Marquis de Wardes, jeune Seigneur des mieux faits de la Cour, quelle étoit mêmes assez folle pour se mettre en tête, comme elle étoit d'aussi bonne Maison que lui, qu'il seroit encore trop heureux que de l'épouser; que cela auroit bien pû être à la verité, sans le secours que j'avois donné à son frere, parce que s'il eut été tué dans cette occasion, elle seroit devenuë une si grosse heritiere que c'eut été une grande fortune pour lui que d'en pouvoir faire sa femme.

Bien que ce discours eut dequoi m'affliger cruellement par la découverte que je faisois d'un rival, & encore d'un rival qui étoit extrêmement à craindre par son mérite; je ne laissai pas de lui faire une demande qui sentoit plus l'homme curieux que l'homme affligé. Je m'enquis d'elle si elle ne savoit point de quelle maniére elle avoit reçû la nouvelle du secours que j'avois donné à son frere, parce que quoi qu'elle m'en eut parlé, comme ce n'avoit été que par forme de raillerie, je ne pouvois croire que c'eut été de l'abondance du coeur qu'elle m'eut parlé. Elle me répondit que j'en croirois tout ce que bon me sembleroit, mais qu'à moins que de me vouloir tromper moi-même, je devois prendre au pied de la lettre tout ce que j'en avois entendu; qu'elle en avoit été touchée amerement, & que si elle eut pû me manger dans ce tems-là ou me dechirer avec les ongles, elle l'eut fait de tout son coeur; qu'elle le feroit bien encore presentement, si elle le pouvoit; qu'ainsi je devois être persuadée que quand bien même elle m'eut voulu autant de bien qu'elle me vouloit de mal lorsque cela étoit arrivé, cela étoit plus que suffisant pour ne me le pardonner de sa vie, que lorsqu'elle m'en avoit parlé comme elle avoit fait, je devois savoir qu'elle ne le faisoit que par adresse, & aun que je ne réconnusse pas ni moi ni personne ses veritables sentimens, qu'il n'y avoit qu'à elle seule à qui elle en eut parlé confidemment, & que si je savois en quels termes elle l'avoit fait, cela ne me donneroit pas grande estime pour elle.

Quand la femme de chambre m'eut instruit de toutes ces choses, je voulus savoir d'elle en quels termes en étoit le Marquis de Wardes avec elle, & s'il en avoit obtenu des faveurs: elle me répondit qu'il n'avoit eu garde encore d'en obtenir, parce qu'il ne lui avoit jamais parlé; qu'il venoit bien à la verité voir quelque fois la Reine d'Angleterre, mais que comme Sa Majesté veilloit sur la conduite de ses filles d'honneur, parmi lesquelles étoit toûjours Miledi... quoi qu'elle n'en fut pas du nombre, il auroit été impossible à ce Marquis de lui parler, quand même il en eut eu le dessein; que cependant elle ne pouvoit dire au juste s'il n'avoit point connoissance de l'amour qu'elle avoit pour lui, parce qu'il éclattoit si fort dans ses yeux, toutes les fois qu'elle le voioit, qu'il ne falloit pas être trop clair voiant pour s'en appercevoir; qu'elle pouvoit dire même que si elle ne le lui avoit pas encore apris de sa propre bouche d'une maniere plus intelligible que ne faisoient ses yeux, ce n'étoit qu'à elle qu'elle en avoit l'obligation; qu'elle lui avoit voulu écrire plusieurs fois, mais qu'elle l'en avoit toûjours detournée, en lui répresentant qu'il ne pouroit jamais avoir grande estime pour elle du moment qu'elle en viendroit là avec lui.

Je fus touché sensiblement de ces nouvelles qui ne pouvoient être de plus grande conséquence qu'elles l'étoient à mon amour. Je tâchai néanmoins de cacher les remuements qu'elles excitoient en moi, de peur de détruire par-là ce que j'avois tâché d'insinuer à la femme de chambre. Je croiois qu'il m'étoit important de ne lui pas faire voir quelle étoit ma foiblesse là-dessus, & de lui faire accroire au contraire que si je voulois être instruit de tout ce qui arriveroit de la suite de cette passion, & s'il y en avoit quelqu'une en moi, ce n'étoit qu'elle qui en étoit cause. Je réussis assez bien dans mon dessein; & nous étant séparez fort bons amis cette fille & moi, quoi qu'il ne se fut rien encore passé entre nous qui me dut faire compter tout à fait sur elle, elle me convia à la revenir voir à des heures que sa maîtresse ne seroit pas au logis. Je le lui promis comme un homme qui n'avoit garde d'y manquer par l'amour que je lui portois déja. Elle le crut facilement, parce que je lui avois paru amoureux, & que les femmes croient aisément ce qu'elles desirent; quoi qu'il en soit m'attachant dés ce jours là à observer le Marquis de Wardes depuis les pieds jusques à la tête, je commençai à m'appercevoir que ce sont d'étranges yeux que ceux d'un rival. Quoi que je ne lui pusse refuser la justice que chacun devoit à son mérite, je ne laissai pas de trouver à redire à tout ce qu'il faisoit; tant je trouvois qu'il regnoit un certain air de vanité dans toutes ses manières, tantôt qu'à ce de vouloir paroître avoir de l'esprit il en avoit moins qu'il ne croioit. Je voulois aussi tantôt que pour avoir trop bonne opinion de sa personne les autres n'en devoient pas avoir beaucoup, & ainsi toûjours disposé à en juger desavantageusement, je m'en faisois un portrait terrible, dans le tems qu'il ne songeoit pas seulement si j'étois au monde.

Pendant que cela se passoit il se fit un mariage à la Cour qui eut eu des suites qui m'eussent fait beaucoup d'honneur, si ce n'est qu'on empêcha celui que M. de Treville me vouloit faire, comme je le dirai dans un moment. La Marquise de Coaslin qui étoit une jeune veuve belle & riche étoient devenuë amoureuse du Chevalier du Boisdauphin qui étoit un Cadet de bonne Maison, & parfaitement bien fait; elle l'épousa malgré le Chancelier & la Chancelliere, comme aussi malgré tous les parens de son premier mari. Il n'étoit pas fort extraordinaire que ceux-ci ni voulussent pas consentir, puisque ce second mariage étoit capable de ruiner les enfans du premier lit; mais pour le Chancelier & la Chancelliere comme ils n'eussent pu se choisir un gendre qui leur eut fait plus d'honneur, quand même ils en eussent cherché un par toute la France, l'on vit bien que ce qui faisoit leur chagrin, c'est qu'ils étoient moins amateurs du merite dont ce Chevalier avoit bonne provision que du bien de la fortune dont il étoit assez mal partagé. Comme il changea de nom aussi-tôt après son mariage, & qu'au lieu de celui de Chevalier de Boisdauphin il prit celui de Comte de Laval, je ne l'appellerai plus autrement quand j'aurai à en parler. Au reste comme ce Comte avoit fait l'amour à sa femme sans le sçu du pere & de la mere, la Chancelliere ne le connoissoit point encore, quoi qu'il y eut déja quelque tems qu'il couchât avec sa fille, ainsi l'ayant vû venir un jour aux Minimes de la place Royale où elle étoit allée à quelque devotion, elle dit à une Dame avec qui elle étoit & que ce nouveau Comte avoit saluée, qu'il falloir avouër que cet homme là étoit bien fait, & qu'il lui plaisoit extrémement: la Dame qui étoit bien aise de se donner carriére voiant qu'elle ne le connoissoit point, ne se mit pas en devoir de lui apprendre si-tôt qui il étoit, quoi qu'elle le lui eut demandé, en lui témoignant combien elle étoit charmée de son air & de sa bonne mine; ainsi au lieu de lui répondre aux autres choses qu'elle lui avoit dites, elle lui répliqua qu'elle ne s'étonnoit pas que le Cavalier fut si sort de son gout, puis qu'il l'étoit aussi de celui de beaucoup de dames, qu'il y en avoit bon nombre qui en faisoient leurs delices, & une entr'autres de par le monde qui en faisoit plus de cas que de tout le reste des hommes.

Ces parolles firent croire à la Chancellerie qu'il y avoit de la galanterie au fait de la dame dont celle-ci lui vouloit parler, cela ne lui donna que plus de curiosité, qu'elle n'en avoit encore auparavant, de connoître le Cavalier. Ainsi disant à son amie de ne la pas tenir plus long tems en suspens, & de lui apprendre son nom sans différer, & en même tems celui de la dame qui en faisoit tant d'état, elle lui répondit malicieusement, afin d'augmenter encore son impatience, qu'elle se faisoit un scrupule de la contenter, que ce qu'elle venoit de lui dire avoit quelque air de medisance, qu'ainsi elle ne croioit pas à propos de lui dire le nom ni de l'un ni de l'autre, parceque ce qu'elle lui en diroit lui pouroit peut être faire faire quelque méchant jugement. La Chancelliere prit cela pour argent comptant. Cependant comme elle étoit femme, c'est à dire extrémement curieuse, elle dit tout bas à un de ses laquais en sortant de l'Eglise, d'aller devant une telle chapelle; & de demander à des valets vetus de telles livrées, qui étoit le nom de leur maitre. Comme il y a des livrées qui se ressemblent les unes aux autres, ce laquais confondit celles d'un certain Genois qui étoit à la Cour depuis un mois ou deux avec celles du Comte de Laval, ainsi s'étant addressé à ses gens au lieu des siens, ils lui répondirent que leur maitre s'appelloit le Marquis Spinola.

La Chancelliere qui venoit de prier la dame d'aller dîner chez elle, ne voulut pas monter en carosse que son laquais ne lui eut rendu réponse de ce qu'elle l'avoit envoyé savoir. Il lui vint dire à l'oreille le nom que les laquais du Genois lui avoient dit, & cette dame ne croiant pas qu'il put s'être trompé après les enseignes qu'elle lui avoit données, dit alors à l'autre qu'elle n'eut pas couru grand risque quand elle lui eut nommé l'homme qu'elle avoit eu envie de connoître, puis qu'elle lui pouvoit jurer que c'étoit là la premiere fois qu'elle en avoit oui parler; qu'ainsi si sa maitresse ne lui étoit pas plus connuë que lui, elle pouvoit la lui nommer encore toute à l'heure, puis qu'on ne pouvoit faire de mechant jugement d'une personne que l'on ne connoissoit point.

Le dame vit bien qu'il y avoit de la méprise & même du galimatias en tout cela, & ne voulant pas la redresser, elle souffrit que la Chancelliere l'entretint de la bonne mine du prétendu Marquis sans s'y opposer en aucune façon. Mais ce qui ne fut pas le pire de tout, c'est que celle-ci ne se pouvant lasser d'en parler lui dit, qu'encore passe si sa fille de Coaslin eut epousé un homme comme celui-là, qu'au moins on pouroit dire qu'elle n'auroit pas trop mal choisi, & que qui diroit autrement, elle seroit la premiere elle même à prendre son parti. L'autre avoit là un beau champ de ne lui plus faire de mistere d'avantage, & de lui avouër que celle-ci qu'elle prenoit pour le Marquis de Spinola étoit son gendre, mais se doutant bien qu'après avoir cet homme si fort sur le coeur, elle ne s'en tiendroit pas là, & qu'elle en voudroit parler en dinant au Chancellier, elle fut assez malicieuse pour ne la pas detromper si-tôt; elle voulut se donner la comedie tout entiere & se contenta d'applaudir à ce qu'elle disoit. Cela arriva justement comme elle l'avoit pensé. Le Chancelier ayant demandé à sa femme si elle étoit sortie le matin, & où elle avoit été, elle lui répondit qu'elle étoit allé aux Minimes, où elle avoit veu quantité des personnes de 295 grande distinction; que cependant elle lui diroit franchement & sans craindre de le rendre jaloux que si elle étoit encore à marier & qu'elle fut maitresse d'elle même, elle y avoit veu un homme qui tout étranger qu'il étoit auroit bien la mine d'avoir grande part à son coeur; que Chabot n'en approchoit pas ni avec sa belle danse, ni quelque bon air qu'il put avoir; qu'ainsi il étoit bien heureux que cet homme là ne fut pas venu à Paris devant que d'épouser la Duchesse de Rohan, parceque si cette Duchesse l'eut veu, elle lui eut bien-tôt donné la préference à son prejudice.

La Chancelliere ajouta encore quantité de choses pour exalter son heros, tellement que le Chancellier étant en peine de sa voir qui pouvoir être une homme si bien fait, d'un si grand air & de si bonne mine, il lui demanda s'il n'y avoit pas moien de savoir son nom; elle lui répondit qu'elle n'y entendoit point de finesse, comme faisoit une certaine Dame de par le monde qui ne le lui avoit jamais voulu dire, quoi qu'elle le lui eut demandé par plusieurs fois. Elle faisoit par là le procès à celle qu'elle avoit amenée diner chez elle, & la regardant avec un souris, elle croioit la punir par là comme elle meritoit, de lui avoir fait mistere d'une chose qu'elle pouvoit savoir si facilement d'ailleurs. Au reste ayant autant d'impatience pour le moins d'apprendre à son mari quel étoit le nom de son Adonis qu'il en avoit eu à le lui demander, elle ne lui eut pas plu-tôt nommé le Marquis Spinola qu'il lui répondit ou que l'on s'étoit moqué d'elle, ou qu'elle se vouloit moquer de lui; qu'il avoit veu ce Marquis plus d'une fois en allant chez le Roi, & que bien loin qu'il fut homme d'aussi bonne mine qu'elle prétendoit, il étoit bien plus capable de donner du degoût que de l'admiration.

Cette réponse surprit la Chancelliere qui voulut appeller son laquais pour témoigner qu'elle lui disoit vrai. Le Chancellier lui répondit qu'elle n'y pensoit pas de vouloir qu'un laquais fut plus croiable que lui, comme s'il avoit de meilleurs yeux qu'il n'en avoit. La Dame que la Chancelliere avoit convié à diner rioit en elle même de tout son coeur de cette dispute, & en eut encore bien autrement ri, si elle n'eut point eu peur que la Chancelliere l'appellât aussi en temoignage à son tour, mais la chose se passa tout d'une autre maniere, & voici comme s'en fit le denouëment. Le Chancellier fâché de voir que sa femme lui soutint toûjours que son Marquis de Spinola étoit non seulement fait à paindre, mais encore qu'avec beaucoup de beauté, il avoit aussi l'air avec lequel on nous depeint le Dieu Mars, lui répondit qu'il ne se contentoit pas ainsi d'une description en général & qu'il vouloit qu'elle lui fit celle de cet homme en détail. Elle lui répliqua qu'elle le vouloit bien, & y aiant satisfait en même tems, il vit bien après un moment de conversation que celui aussi dont elle lui vouloit parler étoit son gendre, ainsi lui disant à l'heure même qu'elle ne devoit plus blâmer sa fille d'en être devenuë amoureuse, puisque sans être obligé de lui donner la question elle avouoit elle même qu'il lui en fut bien arrivé autant qu'à elle si elle eut été encore à marier, il la surprit extremement par ce reproche. Elle voulut un peu de mal à la Dame de ce qu'elle étoit cause par le mistere qu'elle lui avoit fait, de ce qu'elle s'étoit attiré cette piece. Mais le droit d'hospitalité demandant qu'elle ne lui en témoignât rien, ou du moins que ce ne fut qu'honnêtement, on en demeura là à l'égard du Comte sans remettre davantage cette affaire sur le tapis.

Cependant la Chancelliere prit tant de goût par-là pour son gendre, que s'il n'eut tenu qu'à elle, elle eut pardonné non-seulement à sa fille à l'heure même, mais fut encore demeuré d'accord avec elle, que puisqu'elle avoit voulu se remarier elle n'avoit pû faire un meilleur choix que celui-là. Il eut été à souhaiter pour ces nouveaux mariez, que le Chancellier eut été de même humeur. Cela les eut fait bientôt entrer en grace auprès de lui; mais comme il étoit têtu comme une mulle, quoi que bon homme dans le fonds, il continua non-seulement de leur faire la guerre, mais il fut encore si injuste que de se plaindre de ce qu'ils avoient si peu de soin de desarmer son couroux, qu'ils ne feignoient point de se montrer tous les jours aux endroits où il alloit par les devoirs de sa charge. Il vouloit parler du Louvre où le Comte & la Comtesse se trouvoient souvent pour faire leur Cour, & comme leurs amis communs eussent été bien aises de les raccommoder, ils conseillerent à ceux-ci de s'éloigner pour quelque tems de Paris pour lui marquer plus de respect. Le Comte & la Comtesse prierent alors Mr. de Bellievre que nous avons vû depuis premier President du Parlement de Paris, de leur prêter sa Maison de Berni qui n'est qu'aux portes de cette grande Ville. Il fut ravi de leur faire ce plaisir, & s'y en étant allez, toute la Cour les y fut voir sans se soucier autrement de ce que le Chancellier en pouvoit dire, aussi étois-ce deux personnes très estimables que ces nouveaux mariez, outre qu'on savoit bien dans le fonds que quand le Chancellier auroit passé sa fantaisie, bien loin de trouver à redire, qu'on fut ainsi allé les visiter, il auroit même obligation à ceux qui leur auroient donné ces marques de leur estime.

Au reste, comme il n'y avoit personne qui ne fut dans la même prévention, il se presenta divers Negociateurs pour moyenner un accommodement entre des personnes si proches. Le Comte & la Comtesse ne demandoient pas mieux, & disoient à tous ceux qui leur en parloient, que s'il ne faloit qu'aller demander pardon à genoux au Chancellier ils étoient tout prêts de le faire, pourvû qu'il voulut s'en contenter; qu'au surplus s'ils eussent sçû que leur mariage lui devoit être desagreable, ils se fussent bien abstenus de le faire pour ne lui pas donner sujet de se chagriner contr'eux. Il n'y avoit rien de plus soumis que ces paroles, & leurs amis tâchoient de les faire valoir au Chancelier, mais comme il n'étoit pas duppe, il leur répondit qu'il n'y avoit rien de plus aisé que de parler de la sorte après coup, parce que l'on savoit bien qu'il n'en seroit toûjours ni plus ni moins. Ainsi il paroissoit dur comme un vieux Caporal, quand il s'addoucit tout d'un coup, & lors qu'il y pensoit le moins. Voici comment cela arriva.

Mr. de Treville qui avoit osé resister au Cardinal de Richelieu qui étoit la terreur de tous les Grands, se faisant encore valoir bien d'avantage presentement qu'il n'avoit plus affaire qu'à un Ministre mol, & de qui l'on commençoit à dire déja qu'il n'y avoit qu'à lui montrer les dents pour en avoir tout ce qu'on vouloit, Mr. de Treville, dis-je, en ayant arraché une grace qu'il ne lui eut jamais accordé s'il ne l'eut pas plus craint qu'il ne l'aimoit, en fut presenter lui-même les Lettres au Chancellier, de peur que s'il les lui faisoit presenter par un autre, il ne refusât de les sceller. Le Chancellier qui n'étoit pas tout-à-fait si mol que le Cardinal, quoi qu'il aimât bien à faire sa Cour aux Puissances, ayant pris ces lettres & vû par la lecture qu'il en fit que s'il les scelloit cela donneroit sujet de murmurer à ceux qui y pouvoient avoir intérêt, les lui rendit sans vouloir les sceller. Il lui dit qu'il faloit qu'il en parlât auparavant à la Reine Mere, & que quand il lui auroit fait entendre de quelle conséquence il lui étoit de ne les pas faire passer au sceau, il esperoit que ni elle ni lui ni penseroient plus. Treville qui n'étoit pas accoutumé à se voir resister en face, lui répondit d'un air de gascon que la Reine avoit bien sû apparement ce qu'elle faisoit quand elle lui avoit accordé la grace qu'il lui presentoit presentement, qu'il y avoit un peu trop de vanité à lui à vouloir controller ses actions, & que s'il ne scelloit ces lettres de bonne grace, il n'étoit pas en peine de le lui faire faire de force; que la Reine le lui commanderoit bientôt absolument, qu'enfin tout le conseil qu'il avoit à lui donner & même s'il vouloit qu'il en usât en bon ami, étoit de ne se pas attirer cette affaire sur les bras.

C'étoit s'en faire un peu trop accroire, que de parler de la sorte au premier Officier de la Couronne; mais comme quelque esprit que l'on ait, il y a des rencontres où bien loin de se rendre maître de ses passions, l'on s'y laisse tellement emporter qu'il semble que l'on ait perdu la raison, Mr. de Treville au lieu de rentrer dans lui-même & d'en devenir plus sage, ne se contenta pas seulement de ce qu'il venoit de dire, mais fit encore une action qui scandalisa toute la compagnie. C'étoit un jour de sceau, & la chose n'en etoit que plus remarquable par la grande assemblée qui étoit-là, quoi qu'il en soit ne se mettant gueres en peine d'avoir tant de témoins de son emportement, il lui demanda tout de nouveau s'il ne vouloit pas sceller ces lettres, & comme il vit qu'il n'en vouloit rien faire, après lui avoir dit qu'il ne lui feroit jamais l'honneur ni de les lui presenter une seconde fois ni de lui en presenter jamais d'autres, il commença à les lui dechirer au nez. Il lui dit de plus en même tems comme par une espece de menace que ce n'étoit plus son affaire, que c'étoit celle de la Reine & qu'il lui laisseroit le soin de se faire obeïr.

Un Procedé si violent & si public vola tout aussi-tôt par tout Paris, & ne tarda gueres à se répandre jusques à Berni. Mr. le Comte de Laval en partit aussi-tôt sans en rien dire à sa femme, & étant allé descendre chez un de ses amis, il le pria d'aller appeller Treville de sa part. Treville étoit allé au sortir du sceau chez la Reine, & chez le Cardinal pour prendre les devans sur ce qui venoit d'arriver, & s'étant arrêté à dîner chez Mr. de Beringuen premier Ecuyer de la petite écurie du Roi, il s'en revint ensuite faire un tour chez lui. J'y étois allé pour lui porter une lettre du païs qu'un Gentilhomme m'avoit adressée, pour la lui remettre en main propre. Il me demanda de qui elle étoit avant que l'ouvrir, & lui ayant dit le nom de celui qui me l'avoit envoyée, il me répondit en goguenardant que ce Gentilhomme eut bien mieux fait de demeurer dans la compagnie des Mousquetaires où il avoit été trois ou quatre ans que de la quitter, comme il avoit fait pour aller s'encornailler dans la Province, qu'il parieroit bien qu'il me diroit mot à mot tout le contenu de cette lettre, sans la lire, que c'étoit assurément pour implorer son secours afin de venir étaller ses cornes au Parlement de Paris, comme s'il ne devoit pas être assez content que celui de Pau en eut pris connoissance.

S'étant mis ainsi à railler avec moi, il ouvrit cette lettre où il trouva effectivement tout ce qu'il venoit de me dire. Ce Gentilhomme lui mandoit que le galant de la femme, étant parent de deux ou trois Presidens de ce dernier Parlement, & n'y ayant point de justice à esperer pour lui, dans ce Tribunal, il couroit grand risque d'entasser affront sur affront, s'il ne lui servoit de Pere & de Protecteur. Mr. de Treville qui m'avoit lû tout haut ces derniers mots me demanda ce que j'en pensois, & s'il ne devoit pas plûtôt prendre parti contre lui que de se declarer en sa faveur. Je crûs lors qu'il me parla de la sorte qu'il faloit qu'il fut aimé du galant ou du moins qu'il lui fut recommandé de bonne part. Et comme la partie souffrante étoit des amies de la Maison, & que l'avis que Mr. de Treville me demandoit me mettoit en droit de lui recommander la justice au préjudice de la faveur que l'autre pouvoit avoir trouvée auprès de lui, je me mettois déja sur mon bien dire pour le persuader, quand il m'interompit pour me faire des reproches de ce que je lui conseillois de se declarer le pere d'un cocu. Il me dit en même tems que mon ami n'y pensoit pas de lui faire cette priere ni que je n'y pensois pas moi-même, puis que je l'exposerois par-là, s'il étoit si simple que de me croire, à le faire montrer au doigt.

Comme je vis qu'il étoit ainsi de si bonne humeur & qu'il ne demandoit qu'à rire j'entrai dans la raillerie où je ne réüssissois pas trop mal, quand je m'en voulois mêler. Cependant dans le tems que nous commencions à nous y enfoncer tous deux, un laquais l'en vint retirer, en lui annonçant qu'un Gentilhomme qui n'avoit pas voulu dire son nom demandoit à lui parler. C'étoit justement l'ami du Comte de Laval qui venoit pour s'acquiter de la commission qu'il lui avoit donnée, mais Mr. de Treville ne s'en doutant nullement commanda à ce laquais de le faire entrer. Ce Gentilhomme entra un moment après, & Mr. de Treville qui le connoissoit pour le voir tous les jours à la Cour, lui ayant demandé ce qui l'amenoit, & s'il pouvoit quelque chose pour son service, celui-ci lui répondit pour me depaiser qu'il venoit lui demander une casaque de Mousquetaire pour un Gentilhomme de ses parens. Mais que comme il lui étoit arrivé des affaires dans son païs, il étoit bien aise de l'en entretenir en particulier, afin qu'il jugeât s'il seroit en seureté dans sa compagnie. Je voulus m'en aller pour les laisser en repos, mais Mr. de Treville m'ayant dit de ne me pas éloigner, parce qu'il avoit à me dire quelque chose sur la lettre que je lui avois apportée, je m'en fus dans son Anti-Chambre où je me mis à causer avec un Mousquetaire qui lui servoit d'Ecuyer.

Je ne fus pas plûtôt sorti que le Gentilhomme après avoir changé de langage avec lui, lui dit que Mr. le Comte de Laval vouloit le voir l'épée à la main, qu'il avoit appris ce qu'il avoit fait à son beau-pere, & que comme sa robe l'empêchoit d'en tirer raison c'étoit à lui qui devoit être un autre lui-même à se charger de sa querelle, qu'il l'attendoit hors de la porte St. Jâques en bonne devotion qu'il le meneroit s'il vouloit; qu'il n'avoit qu'à prendre un de ses amis avec lui, afin qu'il ne fut pas un témoin inutile de leur combat. Mr. de Treville, qui bien loin de manquer du côté du coeur en avoit plus qu'homme du monde, lui répondit qu'il lui faisoit plaisir de s'être chargé d'une commission comme celle-là, que le Comte de Laval lui en faisoit aussi beaucoup de s'être chargé de la querelle de son beau-pere, parce que du metier dont il étoit il eut été obligé de boire impunément l'affront qu'il pretendoit avoir reçû de ce Magistrat, s'il ne s'étoit presenté quelqu'un heureusement pour lui en faire reparation.

Ce Gentilhomme lui repliqua qu'il n'étoit point question de savoir qui avoit tort ou qui ne l'avoit pas, puis que cela s'alloit terminer l'épée à la main, que des plaintes ne pouvoient être bonnes que dans une justice reglée ou devant des arbitres, mais que la fortune allant decider comme il lui plairoit qui avoit raison de l'un ou de l'autre, il étoit sûr que de quelque maniere que les choses se passassent son ami seroit toûjours content, pourvû qu'il eut le plaisir de faire deux coups d'épée contre lui; qu'il croyoit qu'il n'en seroit pas autrement de son côté, parce que quand de braves gens comme ils étoient s'etoient mis en devoir de se tirer du sang l'un à l'autre, celui qui étoit répandu, de quelque côté que ce pût être, avoit dequoi effacer tout ce que des differens encore bien plus grands que le leur faisoient naître de ressentiment dans un esprit.

Comme les discours les plus court ont plus de grace dans une rencontre comme celle-là, que tout ce que l'on sauroit se dire de part & d'autre, ils en demeurerent là tous deux. Cependant Mr. de Treville ayant appellé son laquais qui étoit demeuré de garde à la porte, il lui dit de me faire rentrer. Le laquais n'eut pas loin à m'aller chercher, puis que je n'étois qu'à trois pas delà, & m'étant presenté devant lui, il me dit en presence de ce Gentilhomme que lui étant venu faire un appel de la part du Comte de Laval, il ne jettoit point les yeux sur d'autre que sur moi pour lui servir de second, qu'il ne me demandoit point si je m'aquitterois bien de cet emploi, parce qu'il avoit tant de preuves de ce que je savois faire qu'il seroit plûtôt tort par-là à son jugement, qu'il ne m'en feroit à moi même. Le Gentilhomme fut surpris qu'il lui donnât ainsi un jeune homme de mon âge pour se battre contre lui, & n'ayant pût empêcher de lui en témoigner sa pensée, Mr. de Treville lui répondit que s'il avoit lieu de ne pas approuver son choix, c'est qu'il le mettoit en plus grand danger qu'il ne croyoit de perdre sa réputation, que quand on venoit à être battu par un homme de mon âge, c'étoit un bien plus grand chagrin que de l'être par un homme fait, que voilà tout ce qui le pouvoit chagriner, parce que pour le reste, il trouveroit en moi un ennemi qui se battroit de pied ferme & qui lui feroit la moitié de la peur.

Je me tins non-seulement honoré d'un discours qui m'étoit si avantageux, mais encore d'un choix qui ne me l'étoit pas moins. Etre second de Mr. de Treville me parût un honneur qui n'alloit pas faire moins parler de moi que faisoit l'ami de ma Maison avec ses cornes qu'il pretendoit promener de Parlement en Parlement; ainsi ayant déja beaucoup d'impatience de me trouver sur le prez depeur de me voir arracher cette gloire par quelque accident imprevû, je n'attendis que la sortie de l'un & de l'autre, pour les suivre de bon coeur; mais ce que je prevoyois arriva justement dans le tems que nous y pensions le moins tous trois. Comme nous allions monter en carosse il vint un Officier de la Connêtablie signifier à Mr. de Treville que Mrs. les Marêchaux de France l'avoient envoyé pour demeurer auprès de lui, jusques à nouvel ordre, sur ce qu'ils avoient appris que le Comte de Laval s'étoit mis en Campagne pour tirer vengeance de l'insulte qu'il pretendoit qu'il eut fait à don beau-pere.

Il n'est impossible de bien representer la mortification que je receus à un compliment si peu attendu. Elle fut égale à l'honneur que je me faisois auparavant d'avoir été choisi par un homme comme M. de Treville pour une action comme celle qu'il avoit bien voulu me confier. Le Comte de Laval eut un garde de son côté, & cette affaire ayant été accommodée quelques jours après, le Chancellier que tout le monde blâmoit de ce qu'il ne vouloit pas pardonner à sa fille; & qui n'en étoit plus retenu que par la honte qu'il avoit de se retracter si-tôt, après avoir fait paroître tant de ressentiment, prit sujet de ce que le Comte venoit de faire pour lui pour les recevoir tous deux en grace. La Comtesse de Laval qui aimoit son mari éperduëment en pensa mourir de joye, trouvant qu'il ne manquoit plus rien après cela à son bonheur. La Chancelliere de son côté se mira pour ainsi dire dans son gendre, & ne fut pas fâchée que la proximité qui étoit entr'eux l'empécha d'en devenir amoureuse, comme elle l'eut peut-être été d'un autre qui ne lui eut pas été si proche, & qu'elle eut pu régarder sans faire tort à sa vertu.

Je fus ravi que la fille du premier Officier de la Couronne eut ainsi épousé un cadet, & quoique je ne me ventasse pas d'être de si bonne Maison que lui, je ne laissai pas de me flatter que son exemple seroit capable de produire un bon effet sur ma maîtresse, pour peu qu'elle fut disposée à écoûter la raison & à me rendre justice. Mais elle étoit toûjours si fort entêtée de son Marquis de Wardes, qu'il étoit aisé de voir qu'il y avoit de la vision à son fait. Ce Seigneur n'étoit pas pour épouser une étrangere, étant un des hommes de la Cour des plus à son aise, & c'est tout ce qu'elle eut pû esperer si elle eut été heritiere comme elle l'avoit pensé être sans moi. Cependant comme l'esperance ne meurt guéres, & que c'est ce qui fait vivre les plus miserables, il arriva que pendant que je me flattois encore de pouvoir surmonter la haine qu'elle avoit pour moi, elle se flatta aussi que son frere pourroit mourir, & que son bien & sa beauté lui feroient obtenir un coeur, sans lequel elle ne pouvoit vivre. Mais son frere s'en étant retourné quelques mois après en Angleterre, & s'y étant marié fort richement, ses esperances s'en allerent bientôt en fumée, par les nouvelles qui lui vinrent presque en même tems, que sa belle-soeur étoit déja grosse, elle en pensa mourir de douleur, ne voyant plus de jour de parvenir à ses desseins.

Sa femme de chambre que j'étois allé voir de fois à autre pour apprendre des nouvelles de sa maîtresse, & de qui j'avois jugé à propos de recevoir toutes les faveurs qu'une femme sauroit donner à un homme, afin de la mettre davantage dans mes interêts, m'ayant appris sa folie, je fis tout ce que je pus pour l'oublier; mais n'en ayant jamais pû venir à bout, quelque effort que je pusse faire, je deguisai si bien mes sentimens à cette femme de chambre, qu'elle ne crut plus du tout que j'en fusse amoureux. Un autre s'y seroit pû tromper tout aussi bien qu'elle, parce qu'elle recevoit elle-même de si grandes marques de mon amitié qu'il lui étoit pardonnable de s'y méprendre.

Cette femme de chambre étant ainsi fort contente de moi, & moi l'étant pareillement assez d'elle, parce qu'avec ses faveurs sa maîtresse ne faisoit pas un pas qu'elle ne m'en avertit, elle me dit deux ou trois mois après que nous fûmes bien ensemble, que j'avois fort bien fait de me guérir de la passion que j'avois euë pour elle; parce qu'elle n'avoit plus ni raison ni honneur. J'en étois si peu guéri comme elle croyoit, que je me sentis pénétrer de desespoir à ces paroles. Cependant ne voulant pas lui faire connoître ce que j'en pensois, & étant bien aise au contraire de lui faire accroire que tout ce qu'elle disoit de moi étoit vrai, je me pris à rire, comme si j'eusse été ravi de ne plus aimer une folle. Je lui demandai en même tems, mais d'une maniere peu empressée, & comme si cela m'eut été indifferent, ce qu'elle faisoit donc tant pour lui donner du scandale, & m'ayant répondu à l'heure même qu'elle n'en faisoit que trop, & qu'elle n'en vouloit point d'autre juge que moi elle ajouta tout aussi-tôt que sa folie ne pouvoit guéres aller plus loin, puis qu'elle vouloit à toute force lui faire porter un billet au Marquis de Wardes pour lui donner un rendez-vous, qu'elle ne l'avoit pas voulu faire, qu'elle ne m'en eut parlé auparavant; afin de lui donner là-dessus le conseil qu'elle attendoit d'une personne qui lui étoit aussi affectionnée que je le paroissois.

Je m'étonnai comment elle ne s'apperçut pas de l'effet que ces paroles produisirent en moi. J'y demeurai interdit; mais enfin m'étant remis en quelque façon de mon trouble, je lui demandai de quelle espece étoit ce rendez-vous, que quoi qu'ils fussent tous criminels à une fille, il y en avoit néanmoins qui l'étoient bien plus les uns que les autres; d'ailleurs, que du petit l'on en venoit bientôt au grand, principalement avec une homme comme de Wardes, qui étoit trop habile pour demeurer en si beau chemin. Elle me répondit que le rendez-vous dont elle me parloit étoit d'une nature à ne lui plus laisser aucun pas à faire; que Miledi... vouloit passer une nuit avec lui, & que si je voulois voir le billet qu'elle lui écrivoit là-dessus elle me le montreroit à l'heure même, parce qu'elle l'avoit dans sa poche.

J'avois trop d'interêt à la chose pour ne la pas prendre au mot, je lui demandai à le voir, & me l'ayant donné en même tems j'y lûs des choses que je n'eusse jamais cruës, si je ne les eusse vûës de mes propres yeux. Je ne pus m'empêcher de pâlir à cette vûë, & l'état où je devins au même instant lui ayant fait connoître ce qui se passoit en moi, elle pâlit à son tour, voyant combien elle s'étoit trompée quand elle avoit cru que j'avois quitté sa maîtresse pour elle. Elle me fit mille reproches de mon déguisement, & ne lui pouvant rien dire qui me put justifier, après ce qu'elle voyoit presentement, je pris le parti de lui demander du secours contre moi-même. Ainsi lui avoüant ma foiblesse, dont aussi bien je ne pouvois plus disconvenir, je me jettai à ses piez, & lui dis que mon repos étoit desormais entre ses mains; que je ne pouvois plus avoir d'estime pour sa maîtresse, après ce qu'elle me montroit d'elle, mais qu'étant encore assez foible pour desirer de l'éteindre dans la possession des desirs qu'elle avoit allumez par sa beauté, il ne tenoit qu'à elle de me procurer cette satisfaction, que je n'en aurois pas eu plûtôt ce que je desirois que je ne penserois plus à elle que pour la mépriser; qu'il n'y avoit que l'amitié reciproque qui fut capable de faire revivre des feux qu'on avoit éteints dans la jouïssance; & que comme je lui deroberois ses faveurs plûtôt qu'elle ne me les accorderoit, puisque je ne jouïrois d'elle que sous la figure de son amant, je ne demanderois pas à en jouïr une seconde fois, puis que je n'y trouverois plus de plaisir; qu'ainsi je retournerois à elle avec un coeur degagé de toute autre passion; de sorte qu'il n'y avoit plus qu'elle qui en fut maîtresse à l'avenir.

Quelque éloquent que je pusse être je ne l'eusse jamais persuadée, si j'eusse voulu la laiser decider de mon sort. Mais lui ayant témoigné que si elle vouloit que j'eusse un plus long commerce avec elle, elle devoit me donner cette satisfaction, je lui fis faire la chose moitié de force & moitié de bon gré. Elle me demanda alors comment je voulois qu'elle s'y prit pour tromper sa maîtresse, exigeant de moi un serment, qu'en cas qu'elle vint à s'en appercevoir, je la prendrois sous ma protection pour lui faire éviter sa colere. Je lui dis que puisque ce rendez-vous étoit pour la nuit, elle me pourroit substituer aisément à la place du Marquis de Wardes, que cela lui seroit d'autant plus facile que sa maîtresse desiroit elle-même qu'il n'y eut point de lumiere dans sa chambre, ni quand j'y arriverois, ni tant que j'y demeurerois, d'ailleurs que comme j'en devois encore sortir une heure avant le jour, elle voyoit bien qu'elle ne risquoit rien à lui faire cette tromperie.

Elle fut bien aise que je lui applanisse toutes les difficultez qu'elle se faisoit, & ne lui en restant plus dans l'esprit que celle que lui pouvoit faire la connoissance qu'elle avoit de ma voix, je lui promis de la déguiser si bien qu'elle crut qu'elle s'en pouvoit fier à moi. La femme de chambre m'ayant ainsi promis ses services, elle fit accroire à sa maîtresse qu'elle avoit porté son billet au Marquis, & qu'il ne manqueroit pas de se rendre incognito dans sa chambre à l'entrée de la nuit, qu'elle l'y garderoit jusques à ce qu'il fut heure de passer dans la sienne, & qu'il avoit tout autant d'empressement qu'elle en pouvoit avoir que l'heure du rendez-vous arrivât. Miledi.... fut ravie d'être si près du bonheur qu'elle attendoit. La journée lui dura mille fois plus que les autres qu'elle eut jamais passées, & elle m'eut duré tout de même, & peut-être encore davantage, si ce n'est que de tems en tems, il me prenoit une frayeur qu'elle ne vint à me reconnoître. Enfin la Reine d'Angleterre s'étant retirée & toutes les Dames qui étoient de sa Cour ayant fait la même chose de leur côté, Miledi... ne fut pas plûtôt dans son lit que sa femme de chambre m'y conduisit par une petite allée qui menoit dans son appartement. Comme j'étois obligé de lui faire compliment sur la grande fortune à laquelle il lui plaisoit de m'appeller, je n'y manquai pas, mais en contrefaisant si bien ma voix, que quand même elle se fut doutée de la fourberie qui lui étoit faite, elle ne s'en seroit jamais apperçûë. Je ne crus pas à propos & pour cette raison, & pour lui marquer plus d'amour, de lui faire un long compliment, mais ayant fait succeder des caresses à mes paroles, je la rendis si contente de moi, & le fus aussi tellement d'elle, que nous ne croyons pas encore être à la moitié de la nuit quand la femme de chambre me vint avertir qu'il étoit tems de décamper. Peut-être que par malice, ou pour mieux dire par jalousie, elle y vint un peu de meilleure heure qu'il ne faloit; mais comme Miledi.... ne vouloit pas que le jour la surprit entre mes bras, elle me dit tout bas à l'oreille de m'en aller, & qu'elle me feroit avertir par sa femme de chambre quand elle voudroit que je la revinsse voir.

La femme de chambre me prit par la main pour me mener hors de la Chambre, parce qu'elle y étoit revenuë me querir sans lumiere, tout comme elle m'y avoit amenée, elle me fit passer dans sa chambre, & me dit que l'on ne sortoit pas de chez la Reine d'Angleterre comme l'on faisoit sans qu'on prit garde qui y entroit ou qui en sortoit, qu'il faloit que je demeurasse là tout le jour, afin de prendre mon tems de ne m'en aller qu'à la brune, que par ce moyen j'en sortirois sans qu'on s'apperçût que j'y fusse entré, que c'étoit là l'ordre que lui avoit donné sa maîtresse, afin de ne la pas commettre mal à propos, ordre dans lequel je devois entrer moi même, parce qu'un galant homme doit avoir toûjours soin de la réputation des Dames.

Je ne sçaurois dire au juste si sa maîtresse avoit eu cette precaution ou non, mais enfin ce qu'elle me disoit étant toûjours de la nature des choses dont l'on dit communément que si elles ne sont pas vrayes elles sont du moins bien inventées, je n'eus pas le petit mot à y repliquer. Je pris à toute force un bouillon qu'elle me donna, lui disant néanmoins pour m'en excuser, que bien que j'eusse souhaitté de passer la nuit avec sa maîtresse, la pensée dont j'étois rempli que c'étoit à un autre qu'à moi qu'elle avoit donné ce rendez-vous m'avoit tellement degoûté que je n'y avois pas trop épuisé mes forces. Je m'imaginois qu'en lui disant cela, elle m'en croiroit sur ma parole, sans m'en demander d'autre preuve; mais comme elle avoit plus d'esprit que je ne pensois, elle me répondit que si cela étoit comme je le lui voulois persuader, elle s'en appercevroit bien dans un moment; que comme elle avoit été obligée de faire le pied de gruë toute la nuit, & qu'elle n'avoit pas dormi un seul moment non plus que moi, il faloit que nous nous missions ensemble au lit, qu'aussi-bien elle n'avoit affaire qu'à midi dans la chambre de sa maîtresse, ce qui nous donneroit à l'un & à l'autre tout le tems qu'il nous faudroit pour nous reposer.

Si j'eusse pû m'excuser honnêtement de ce qu'elle me demandoit, je n'y eusse pas manqué: sortir du lit de la personne du monde que j'aimois le plus, pour entrer dans celui d'une fille dont je ne m'aprochois que par débauche, n'étoit pas une chose trop accommodante pour moi. Mais comme j'eusse eu mauvaise grace à lui resister, & que d'ailleurs j'avois besoin de repos, je me mis à la carresser pour lui faire accroire que les faveurs de sa maîtresse ne m'avoient pas fait oublier le cas que je devois faire des siennes. En suite dequoi je lui dis que j'avois envie de dormir, & lui fis mes excuses tout du mieux qu'il me fut possible; & m'étant assoupi un moment après, je dormois encore sans m'être reveillé un seul moment qu'il étoit déja près de midi, ainsi elle fut obligée de se lever pour aller rendre le service qu'elle devoit à sa maîtresse. Elle n'eut garde de lui dire où j'étois, elle lui dit que le pretendu Marquis de Wardes étoit si charmé de la nuit qu'il avoit passée avec elle qu'il contoit pour rien la prison qu'il lui faloit essuyer ce jour-là. Miledi fut ravie de ces assurances, & comme elle croyoit en devoir donner des marques de reconnoissance à ce trop heureux Marquis, elle se fit donner du papier & de l'ancre & lui envoya ce billet que la femme de chambre ne m'eut jamais rendu si ce n'est qu'elle y demandoit réponse. Voici ce qu'il contenoit.

Je n'ai jamais sû jusques où vont les forces d'un homme pour en pouvoir parler assurément, mais comme à l'age que j'ai je ne suis pas sans en avoir oui discourir plusieurs fois, je crois que vous avez maintenant plus de besoin de repos que de travail. Le soin que j'ai de votre santé fait donc que je vous sais si près de moi sans vouloir profiter d'avantage de vôtre vûë pour vôtre intérêt & pour le mien. Mandez moi quand vous croyez être en état de soutenir une nouvelle épreuve. C'est être bien hardie que de vous parler de la sorte. Je ne le ferois pas face à face, & vous n'en sauriez douter, puis que vous avez vû que je ne vous ai laissé approcher de moi de si près qu'en cachant la confusion que j'en avois sous l'ombre de la nuit, oui c'est l'obscurité qui a été cause que j'ai fait cet effort sur moi; les murailles qui sont entre nous deux font encore que j'ose vous écrire ce que je fais ici. Pardonnez le moi & croyez que je serois plus retenue si j'étois moins charmée de votre merite.

La femme de chambre me trouva encore endormi quand elle m'apporta ce billet, & m'ayant reveillé pour y répondre, tenez menteur me dit-elle, & quand je ne saurois pas par ma propre expérience que vous êtes paralitique ce billet ne me l'apprendroit que trop. Je ne sus que répondre à ce juste reproche ni encore moins que répondre à ce billet. Ce n'est pas que je ne fusse encore assez amoureux de Miledi.. pour lui promettre des merveilles, mais comme cette réponse devoit passer par les mains de la femme de chambre, & que je savois bien qu'elle trouveroit mauvais que j'y fisse le Soyecourt, je me trouvai tout à fait embarrassé. Cependant l'esprit & l'addresse d'un homme ne lui etant donnez que pour s'en servir dans l'occasion, je dis à celle-ci que le peu d'expérience que sa maîtresse avoit dans ce qui s'étoit passé entre nous deux, lui faisant considerer comme quelque chose de grand & de merveilleux ce qui y étoit arrivé, il ne me couteroit pas beaucoup de l'entretenir dans la bonne opinion qu'elle avoit de moi, qu'ainsi si elle le trouvoit bon je lui offrirois un second rendez-vous pour le soir même, ou du moins pour le lendemain; que plus il seroit proche de celui qu'elle m'avoit donné, moins elle en auroit de jalousie, parce que m'accusant déja elle même d'être paralitique elle voyoit bien que je ne pourois être encore rescuscité en si peu de tems, que par ce moyen je ne lui donnerois pas de grandes allarmes, & que si elle en prenoit elle auroit grand tort.

La femme de chambre qui étoit plus fine que je ne pensois, ne donna point dans le panneau, elle me répondit que quelque jalouse qu'elle pût-être elle avoit encore plus de soin de ma santé que de son contentement, qu'ainsi elle ne souffriroit jamais que je prisse un rendez-vous si près l'un de l'autre, que nous étions ce jour-là au Samedi, & que quand je manderois à sa maîtresse que je me tiendrois prêt le Mecredi suivant pour la faire jouïr encore de ma conversation, c'étoit tout ce qu'elle me pouvoit accorder. Je fis ce qu'elle voulut, parce que comme j'avais affaire d'elle je ne pouvois faire autrement. Je fis donc réponse à Miledi... conformement à ses desirs, & comme elle ne connoissoit ni mon écriture ni celle du Marquis de Wardes, elle prit aisément l'une pour l'autre. La femme de chambre cependant en rendant mon billet à sa maîtresse lui dit que je m'étois ravisé après l'avoir écrit, que je m'étois souvenu que le Roi devoit aller coucher ce soir-là à Vincennes & qu'étant obligé d'y aller avec lui, je la priois de remettre la partie au lendemain, qui étoit le Jeudi. Miledi... crut la chose de bonne foi, quoi que tout cela ne fut inventé que par les raisons que j'expliquerai dans un moment. Au reste le Mecredi étant venu & m'étant rendu chez la femme de chambre qui me devoit toûjours conduire à mon rendez-vous, elle me dit que sa maîtesse ne me pouvoit voir cette nuit la, parce qu'il venoit une de ses amies coucher avec elle. Je fus très mortifié de ce compliment, quoi qu'elle me dit en même tems que je n'aurois que vingt quatre heures à attendre, & que ce seroit pour le lendemain. Enfin ayant été obligé de me consoler malgré moi, je voulois m'en retourner à mon logis quand la femme de chambre me dit que si je ne pouvois pas me réjouïr avec sa maîtresse, je pourois bien le faire avec elle, qu'elle avoit fait mettre des draps blancs à son lit, & qu'au moins auroit-elle le plaisir de me mettre au même état en sortant d'avec-elle, que je l'avois été il n'y avoit que trois jours en sortant d'avec Miledi... qu'elle y feroit toûjours tout son possible, & qu'il n'étoit pas juste qu'elle eut toûjours les restes d'une autre.

Ces paroles qui étoient plus que suffisantes pour me faire voir combien elle étoit fine & intéressée, me chagrinerent extrémement; mais enfin me trouvant pris sans verd, & n'ayant pas le moindre mot à y répondre toute ma ressource fut de me ménager si-bien que cela ne me fit point de tort quand je serois auprès de sa maîtresse. Mais comme j'avois affaire à une femme rusée, ce qui n'est pas bien difficile de juger, par ce que je viens de dire, elle me mena beaucoup plus loin que je ne voulois. La matinée étant venuë, & l'heure de se lever étant arrivée, elle ne voulut pas me souffrir au lit, sous prétexte qu'il devoit venir des Marchands dans sa chambre pour apporter quelque chose à sa maîtresse. Elle leur avoit donné effectivement rendez-vous ce jour-là, afin de ne me pas laisser le tems de reparer mes forces, elle me fit passer ainsi dans un cabinet à côté de sa chambre, dont ayant fermé la porte sur moi, elle m'y laissa sans feu, quoi que la saison ne permit pas encore de s'en passer. Elle fit bien plus, elle m'y laissa même tout le jour, sans m'apporter seulement un morceau de pain à manger, parce qu'elle vouloit achever de me mettre sur les dents, devant que de me faire passer dans la chambre de sa maîtresse. Je reconnus bien la malice, mais enfin ni pouvant mettre remede, quoi que j'en eusse bonne envie, il me falut prendre patience jusques à ce qu'il lui plut de me tirer de captivité, & de l'état pitoyable où elle me reduisoit. Le moindre de mes maux étoit d'avoir les dents longues, quoi que je d'eusse avoir bien faim, car tout après avoir passé la nuit comme j'avois fait & n'avoir point mangé depuis près de trente heures, j'étois gelé jusques au fonds de l'ame & jamais homme ne fut moins disposé que je l'étois à me trouver à un rendez-vous. Enfin entre minuit & une heure la malicieuse femme de chambre m'étant venu ouvrir la porte du cabinet, & m'ayant voulu faire des excuses de m'avoir laissé là si long-tems sans secours, comme s'il lui eut été impossible de faire autrement, je ne crus pas devoir les recevoir sans lui dire ce que j'en pensois. Elle avoit eu encore une autre malice qui étoit d'avoir éteint le feu qui avoit accoutumé d'être dans sa chambre, depuis qu'elle se levoit jusques à son coucher. Ainsi ne pouvant me rechauffer comme je le pretendois devant que d'aller voir sa maîtresse, je la priai de me donner du moins un fagot, afin d'y mettre le feu dans un moment, mais elle me répondit avec un certain air de méchanceté & de jalousie qu'elle feroit mal ma Cour à sa maîtresse, si elle lui disoit que je lui demandois du feu quand il étoit question de l'aller voir, qu'elle ne lui en parleroit pas de peur de me perdre de réputation auprès d'elle, qu'un amoureux qui avoit toutes ses chaleurs comme je les devois avoir à mon âge seroit bien-tôt rechauffé, de sorte que tout mon soin ne devoit être que de l'aller trouver sans perdre un moment de tems.

Elle ne s'amusa pas à attendre ma réponse pour me faire passer dans sa chambre, & me prenant par la main, je la pensai glacer, tant la mienne étoit froide: la joye qu'elle eut de me voir en cet état fit qu'elle ne prit pas garde à la peine que cela me faisoit. Je me laissai conduire, voyant qu'il me seroit inutile de lui rien demander d'avantage, & qu'elle ne seroit jamais d'humeur à me l'accorder, elle me laissa quand je fus auprès du lit de Miledi... & n'osant l'approcher de peur de la glacer elle-même, elle me demanda à quoi il tenoit que je ne me misse auprès d'elle. Je lui répondis que sa femme de chambre m'ayant tenu quelques heures dans son cabinet sans me donner du feu, & que n'en ayant point encore trouvé au sortir de là j'étois gelé à un point que cela étoit inconcevable, mes dents qui alloient les unes contre les autres lui certifioient encore mieux la chose que tout ce que je lui en pouvois dire, ayant donc pitié de moi, elle me dit de me coucher promptement, afin de me pouvoir rechauffer. Je le fis comme elle le vouloit, mais sans me sentir amoureux en aucune façon. Elle s'approcha de moi en même tems, & me serrant entre ses bras, l'amour qu'elle avoit non pas pour moi, mais pour celui qu'elle me croyoit être, fit qu'elle ne sentit pas d'abord le glaçon qu'elle embrassoit: elle eut toutes les peines du monde à me rechauffer, & n'en étant venuë à bout qu'à la longue elle me dit les choses du monde les plus tendres pendant ce tems-là, pour me faire comprendre combien elle m'étoit obligée de m'exposer à cette incommodité pour l'amour d'elle. Ne pouvant comprendre cependant pourquoi sa femme de chambre m'avoit fait attendre si long-tems dans le lieu où elle m'avoit renfermé, & encore moins pourquoi elle m'y avoit laissé sans feu, elle me demanda si je n'en savois point la raison. Je n'eus garde de la lui apprendre, ni le tems que j'avois été dans ce cabinet: quoi qu'il en soit, soit que le tems que j'avois souffert eut tellement abattu mes forces, qu'elle ne pussent se rétablir si-tôt, ou que la femme de chambre les eut épuisées elle même par l'excès qu'elle m'avoit fait faire avec elle, Miledi... eut si peu de contentement du rendez-vous qu'elle n'eut pas été portée à m'en demander un autre, si elle eut crû que les choses eussent dû s'y passer comme elles faisoient dans celui-là. Je me levai d'auprès d'elle tout comme je m'y étois couché, & la femme de chambre eut encore la malice de me venir chercher quatre heures avant le jour. Je trouvai alors non-seulement un bon feu dans sa chambre, mais encore de quoi remplir mon ventre, comme il faut. Je mangeai comme un homme qui en avoit bon besoin, & ayant essuyé quantité de railleries de cette manteuse, rien ne me consola que la pensée que j'eus que sa maîtresse lui feroit une bonne mercuriale de la maniere qu'elle m'avoit traité. Elle n'y manqua pas effectivement, & je sus de la femme de chambre même qu'elle avoit eu bien de la peine à lui faire entendre que ce qu'elle en avoit fait, n'avoit été que parce que ce jour-là sa chambre n'avoit point desempli de monde.

Miledi... qui avoit trouvé goût au premier rendez-vous qu'elle m'avoit donné n'étant pas assez dégoutée du second pour ne m'en pas demander un troisiéme, la femme de chambre à qui cela commençoit à déplaire resolut d'y mettre fin par un conseil qu'elle fit semblant de donner à sa maitresse, comme si ce n'eut été que par le penchant qu'elle avoit de lui procurer une plus grande satisfaction. Elle lui fit entendre qu'elle se deroboit la moitié du plaisir qu'elle pouroit avoir si elle jouïssoit de mes embrassemens ou en plein jour, ou du moins à la faveur d'une autre lumiere que celle que nous donne le Soleil. Qu'après ce qu'elle m'avoit permis, elle ne devoit plus se faire de scrupule de voir son galant en face, outre que les rendez-vous qu'elle lui donnéroit seroient bien plus longs, & par conséquent bien plus agréables pour elle. Elle eut bien de la peine à l'y faire consentir, mais enfin en étant venuë à bout à force de raisons, Miledi convint avec elle qu'elle m'ameneroit encore dans sa chambre le lundi ensuivant tout comme elle avoit accoutumé, c'est à dire sans apporter de lumiere avec elle, mais qu'au lieu de me venir querir deux ou trois heures devant le jour, elle nous laisseroit ensemble jusques à ce qu'il fut tems de se lever.

Ce conseil n'étoit qu'afin que je m'abstinsse de moi même de revenir la voir, de peur d'encourir le juste ressentiment qu'elle auroit, si elle venoit à reconnoître la fourberie dont je m'étois servi pour lui derober ses faveurs. Il est vrai que comme elle en étoit de moitié avec moi elle avoit autant de lieu que j'en pouvois avoir d'apprehender cette découverte; mais comme elle se la pouvoit prevenir soit en m'avertissant du dessein de Miledi... ou en quittant son service plutôt que de s'y exposer, elle croioit devoir prendre ces mesures pour n'être plus exposée à la jalousie que lui causoient nos frequens rendez-vous. Je fus bien surpris quand la femme de chambre m'apprit le dessein de sa maitresse, & n'ayant garde de deviner que c'étoit elle même qui lui avoit donné ce conseil, je lui dis que je ne savois pas trop bien comment nous nous tirerions de cette affaire ni elle ni moi; qu'il étoit presque aussi dangereux de se trouver presentement à un rendez-vous avec sa maitresse, que d'y manquer après l'avoir accepté, comme j'avois fait; qu'en y manquant cela lui donneroit lieu d'avoir recours à un autre qu'à elle, pour savoir du Marquis de Wardes d'où en seroit venu la faute, principalement quand elle veroit qu'elle ne lui en donneroit point de bonnes raisons; que si je m'y trouvois d'un autre côté, il étoit aisé de voir qu'il en arriveroit encore pis que tout cela.

La femme de chambre après m'avoir écouté attentivement, me repondit que tout ce que je lui disois étoit veritable, que voilà à quoi elle s'étoit engagée pour l'amour de moi, mais que puisque j'étois cause du mal je devois y apporter le remede, qu'elle avoit eu tort d'avoir eu tant de complaisance, sans en prevoir toutes les suittes, que neanmoins comme il n'y avoit rien où l'on ne put pourvoir, si ce n'étoit à la mort, elle étoit prête de me donner un conseil qui me seroit salutaire, si je m'en voulois servir. Je lui répondis à l'heure même que dans l'embarras où j'étois il n'y avoit rien que je ne fisse pour m'en tirer, & lui ayant juré en même tems que j'executerois tout ce qu'elle me conseilleroit, elle me fit écrire une lettre que je devois donner à Miledi... quand je serois couché avec elle. Je la trouvai extrémement de mon goût parce qu'elle me la fit écrire sous le nom du Marquis de Wardes, & qu'elle ne devoit pas être trop agreable à cette fille. Cependant ayant accepté le nouveau rendez-vous qu'elle me donnoit, la femme de chambre ne voulut jamais me dire comment elle me tireroit d'intrigue cette nuit là, qu'elle ne me vit prét de passer dans la chambre de sa maitresse; mais enfin comme il étoit tems ou jamais de m'en avertir, elle me dit que lorsqu'il arriveroit quelque chose d'extraordinaire, je prisse ce tems là pour me derober d'entre ses bras. Elle ne m'en voulut pas dire d'avantage, tant elle étoit misterieuse, ou plûtôt tant elle avoit d'envie de me laisser de trouble dans l'esprit: elle vouloit que ce troisiéme rendez-vous se passât comme avoit fait le second; mais j'étois toûjours si amoureux de cette belle personne qu'au lieu que cela se passât comme elle se l'imaginoit, je recouvrai auprès d'elle, la reputation que j'y pouvois avoir acquise à nôtre premier rendez-vous. Je lui donnai cependant la lettre que sa femme de chambre m'avoit fait écrire, & l'ayant priée d'y ajouter une entiere foi, j'attendis avec plus de tranquilité que je n'en devois avoir aparemment, qu'il plut à cette fille de donner le signal qu'elle m'avoit promis quand il seroit tems de faire ma retraite.

Elle ne le fit paroître qu'entre quatre & cinq heures du matin qu'elle fut mettre le feu elle même à une mechante paillasse qui étoit dans une gallerie assez éloignée de sa chambre: c'étoit à quoi je songeois le moins, aussi bien que Miledi... qui ne pensoit qu'à ce qu'elle auroit à me dire, pour s'exemter de la confusion qu'elle ne pouvoit s'empêcher de se faire d'avance, quand elle faisoit reflexion que je l'allois voir face à face, mais le bruit que l'on fit en même tems par tout cet hôtel, d'abord que l'on s'y fut apperçu du feu l'ayant bientôt retirée de ces pensées pour songer que dans ce tems de desordres, & de confusion l'on me pouvoit surprendre avec elle, elle fut la premiere à me prier de m'en aller. Je ne me le fis pas dire deux fois, & étant allé trouver la femme de chambre, elle me dit que comme la porte de l'hôtel étoit ouverte maintenant à tous allans & à tous venans pour en recevoir du secours, je pouvois me servir de cette occasion pour me retirer chez moi. Je fis ce qu'elle me conseilloit, & le feu ayant été éteint avant le jour, Miledi... fut bien fâchée de cet accident qui m'avoit tiré d'entre ses bras plûtôt qu'elle n'avoit resolu. Au reste sa femme de chambre qui lui avoit apporté de la lumiere, afin qu'elle se precautionnât, en cas que le feu eut fait quelque ravage, s'étant retirée dans sa chambre après avoir veu qu'il n'y avoit rien à en craindre, ne se vit pas plûtôt en seureté, & Miledi.. toute seule, qu'elle eut la curiosité de lire le billet, que je lui avois laissé, mais elle n'eut pas beaucoup de lieu d'en être contente, puis qu'elle ni trouva que ce que l'on va lira ici.

Je suis tellement accablé de rendez-vous que si ce n'est que vous êtes étrangere & que j'ai voulu étendre ma reputation au delà de la mer, qui separe vôtre pais d'avec le mien, je n'eusse jamais accepté ceux que vous m'avez donnez. Ne vous attendez donc pas que je mes rende aussi ponctuel à l'avenir que je l'ai été ces jours-ci. Il faut que chacun ait son tour, & tout ce que je puis faire pour vous est de vous embrasser tout au plus trois ou quatre fois en un an.

Miledi... n'eut jamais cru ce qu'elle voioit, si ce billet lui eut été donné par un autre que par moi. Je lui avois paru trop amoureux, il n'y avoit qu'un moment, pour lui laisser comprendre ce que vouloit dire deux choses aussi opposées que l'étoient tant d'amour & un si grand mépris. Elle se remit au lit où elle ne fit que pleurer toute la matinée. Je m'en doutai bien sans le voir, & étant allé chez elle l'après dinée pour me réjouir un peu de sa confusion, elle ne fut visible ce jour là ni pour moi ni pour personne. Ce fut encore la même chose le lendemain, mais ayant dit le soir à la femme de chambre qu'elle eut bien voulu me parler si je revenois la voir le jour suivant, elle lui ordonna de me faire entrer dans sa chambre, pendant qu'elle en refuseroit la porte à tout autre.

La femme de chambre qui savoit bien le sujet qu'elle avoit d'être si triste, ne fut pas dans une petite peine de deviner ce qu'elle me vouloit. Elle ne le put jamais pénétrer, quelque gehenne qu'elle donnât à son esprit. Ainsi étant obligée de prendre patience jusques à ce que je l'eusse vûë, afin d'en être instruite par moi même, je fus bien surpris quand y étant encore retourné ce jour là elle me dit le compliment qu'elle avoit à me faire de la part de sa maitresse. Il me fut impossible tout aussi bien qu'à elle de deviner ce qu'elle me vouloit, mais enfin sachant que je n'attendrois pas long tems à le savoir, puisque je n'avois qu'à entrer dans son appartement pour en apprendre quelque chose, je me fis annoncer, afin de voir si elle n'auroit point changé de sentiment. Sa femme de chambre dont je m'étois servi pour lui faire dire que j'étois là, étant revenuë incontinent, & m'ayant dit que je pouvois entrer, je le fis tout aussi-tôt. Je trouvai sa maitresse sur son lit qui étoit dans un grand negligé, mais qui ne m'en parut pas moins belle. Cela me fit penser en même tems que rien ne manquoit plus à mon bonheur que de jouïr de gré à gré d'une si belle personne, sans être obligé d'user de supercherie comme j'avois fait, pour la posséder.

Je la trouvai si méconnoissable d'humeur qu'il ne pouvoit y avoir un plus grand changement que celui que j'y trouvois: aussi, au lieu de le prendre avec moi sur un ton railleur comme elle avoit accoutumé de faire auparavant, elle me demanda d'un grand serieux, si je lui disois vrai quand je lui avoit dit que je l'aimois avec la derniere passion. Je me mis à genoux à côté de son lit l'entendant parler de la sorte, & lui ayant confirmé là avec tous les sermens que je crus les plus capables de la persuader, que s'il y avoit quelque deffaut dans les assurances que je lui en avois données, il ne venoit que de ce qu'il m'étoit impossible de lui dire veritablement jusques à quel point je l'aimois, elle me repondit que puisque cela étoit ainsi, il étoit juste qu'elle me traitât mieux qu'elle n'avoit fait par le passé; qu'elle changeroit doresenavant de conduite avec moi; mais à condition que je ne me dementirois jamais des promesses que je lui avoit toûjours faites de l'aimer plus que moi même, qu'elle m'en demanderoit bientôt des marques, & qu'elle s'attendoit que je les lui donnerois de tout mon coeur.

Je lui pris la main que je baisai avec des transports tout extraordinaires pour lui témoigner par là aussi-bien que par mes parolles, qu'elle n'avoit qu'à commander pour être obeie inviolablement; elle me laissa faire sans y apporter la moindre resistance, ce qui me charma bien autant que toutes les faveurs que je lui avois derobées, quoi qu'elles fussent d'une autre nature que celles là. Car enfin tout ce qui se derobe n'a pas le même agrement que ce qui se donne volontiers, à moins que ce ne soit de ces sortes de larcins où il est bien aisé de voir que celle à qui on les fait est bien aisé de les laisser faire.

Miledi... en demeurera là ce jour là sans vouloir me rien dire d'avantage. Je la vis les jours suivans, & j'en fus toûjours bien traité, elle me fit même meilleur mine de moment à autre, desorte que si je n'eusse point su la foiblesse qu'elle avoit pour le Marquis de Wardes, je me fusse estimé le plus heureux de tous les hommes. La femme de chambre ne demeura pas indifferente sur toutes ces visites; elle en vouloit savoir le secret, & j'eus bien de la peine à lui faire prendre le change. J'en vins à bout néanmoins assez adroitement. Je lui fis accroire qu'elle m'avoit rendu une lettre de son frere qui avoit eu querelle avec le Marquis de Winchester, qu'il me mandoit qu'il passeroit en France incessamment pour se battre contre lui, n'osant le faire en Angleterre, qu'il me prieroit d'être son second & que c'étoit pour cela que sa maîtresse me caressoit. Elle goba cette nouvelle comme une verité, & à cause du bonheur que j'avois eu jusques là dans les combats que j'avois faits, elle crut aisément que quand on en avoit quelqu'un à faire il y avoit plus de seureté à s'y servir de moi que d'un autre, & que c'étoit pour cela que j'éprouvois le changement dont je viens de parler.

Le nouveau procedé de Miledi... ne pouvant qu'il ne m'étonnât, moi qui savois toutes ses affaires, & qui d'ailleurs en avois toujours été maltraité, je me mis à faire reflexion d'où il pouvoit venir. Enfin après y avoir bien songé tout ce que je trouvai de plus vraisemblable, fut qu'elle ressembloit à beaucoup de Dames, lesquels après avoir passé leur fantaisie avec un homme en cherchoient un autre, avec qui elles pussent trouver ce qu'elles ne trouvoient plus en lui.

La pensée que j'avois ne se trouva pas veritable cependant, & je ne tardai guerres à en être éclairci l'étant retournée voir le lendemain que je l'avois accusée si injustement d'aimer le change. Elle me dit que le tems étoit venu de me mettre à l'épreuve, & qu'elle vouloit savoir aujourd'hui si je ne lui refuserois rien de ce qu'elle me demanderoit. Je lui répondis sans hésiter qu'elle n'avoit qu'a parler, & que quand même elle me demanderoit ma vie, elle verrait bien-tôt par le sacrifice que je lui en ferois, le plaisir que ce me feroit de lui obéïr. Elle me répliqua que ce n'étoit pas ma vie qu'elle demandoit, mais bien celle d'un autre, & que si je la lui voulois promettre il n'y avoit rien que je ne puisse esperer. Cette parolle m'ouvrit les yeux à l'heure même, & comprenant tout aussi-tôt l'effet qu'avoit produit le billet que je lui avois laissé, dans nôtre derniere entrevuë, je ne feignis point de lui dire qu'elle n'avoit qu'à me nommer son ennemi, & qu'elle en seroit bien-tôt deffaite.

Cette promesse ne me couta rien, parce que je contois de profiter auprès d'elle de celle qu'elle m'avoit fait elle même dans le violent desir qu'elle avoit de se venger. Je contois aussi que quand j'en aurois eu ce que je pretendois pour recompense de mes promesses, je lui avouerois ingenuement qu'elle ne devoit plus être tant en colere qu'elle l'étoit contre le Marquis de Wardes, puisque c'étoit moi qui l'avoit trompée sous son nom. Elle fut ravie de la chaleur avec laquelle je lui promettois mon secours, ainsi après m'avoir encore confirmé qu'il n'y avoit rien que je ne dusse espérer auprès d'elle si je lui rendois ce service, elle me dit que cet ennemi dont elle demandoit le sang étoit le Marquis de Wardes. Je feignis d'être extrémement surpris l'entendant nommer, Miledi... ne put meconnoître ma surprise & me demanda ce qu'étoit devenu mon courage moi qui semblois il n'y avoit qu'un momen vouloir affronter le ciel pour lui plaire. Je lui repondis que quoi que je lui eusse paru tout étonné, je n'en avois pas moins de courage qu'auparavant, mais que considerant que de quelque maniere que tournât le combat qu'elle me demandoit contre ce Marquis, j'allois être reduit à ne la voir de ma vie, je lui avouois ingenuëment que toute ma confiance m'abandonnoit à cette pensée. Elle me demanda pourquoi je ne la verrois plus, si j'en sortois vainqueur, comme elle l'esperoit; parceque lui répondis-je qu'il n'y aura point de grace pour moi à esperer de Sa Majesté. En effet je n'aurai pas seulement contrevenu par là à ses ordres, mais j'aurai tué encore un Seigneur qui est parfaitement bien auprès de la Reine sa mere, ainsi le mieux qui m'en sauroit jamais arriver est de m'enfuir & par consequent de ne nous voir jamais.

Miledi me répondit que puisque cela étoit ainsi, je n'aurois qu'à passer en Angleterre, & qu'elle m'y viendroit trouver. Elle n'en avoit nulle envie comme il me fut bien tôt facile de le reconnoître. Je m'en doutai bien aussi, mais feignant de donner dans le panneau comme une duppe, je lui repliquai en même tems qu'à ces conditions, je ne me batrois pas seulement contre le Marquis de Wardes mais encore contre tous ceux qu'il lui plairoit de me nommer, que cependant comme rien ne me donneroit plus de courage que la seureté qu'elle me garderoit sa parole je la prirois de ne pas trouver mauvais que je lui en demandasse des arrhes avant que de m'engager dans ce combat; que les meilleures & les plus assurées qu'elle me put donner étoit de m'accorder d'avance les faveurs qu'elle me promettoit: que si elle vouloit faire un vainqueur, elle devoit faire un heureux; puisque sans cela je ne ferois que combattre en transe, & serois plûtôt vaincu par la peur qu'elle me feroit elle même, que par celle que me feroit mon ennemi. Elle me répliqua qu'il n'y avoir que moi qui fût capable de faire une demande comme celle là, qu'on n'avoit jamais veu qu'on demandât à être payé d'avance, sur tout quand on avoit un peu d'estime pour une personne.

Elle avoit raison dans le fonds, & j'eusse peut être rougi moi même de mon procedé si ce n'est que la connoissance que j'avois de ses affaires, me rassuroit bien quand je venois à y penser. Je savois qu'elle avoit franchi le pas qui coute tant d'ordinaire à une fille, & je me disois que puis qu'elle l'avoit bien franchi pour un autre, elle pouroit bien le franchir encore pour moi. Au reste ne me laissant point ébranler par tout ce qu'elle me put dire pour me détourner de ma resolution, je persistai dans ma demande, sous pretexte que je ne pouvois être en seureté sans cela, & que si elle vouloit remporter la victoire, il y alloit de son intérêt tout aussi-bien que du mien de ne me pas refuser ce que je lui demandois. Enfin lui faisant presque entendre que mes services n'étoient qu'à ce prix là, quoi que ce fut modestement, & comme un homme qui en étoit passionnément amoureux, je la mis dans la fatale nécessité ou de m'accorder ce que je lui demandois ou du moins de me le laisser prendre. Elle aima mieux l'un que l'autre, & nous devinmes bons amis dans le même instant ou du moins il n'y eut eu personne qui ne l'eut jugé ainsi, si l'on eut sçu ce qu'elle venoit de me permettre. Elle voulut me persuader alors fort adroitement, & comme si ce n'eut été que pour l'amour de moi, de se venger sans être obligé de mettre ma vie au hazard, elle me dit pour me le faire agréer que quelque brave qu'un homme put être il n'étoit pas assuré de triompher d'un autre, principalement quand il étoit de la trempe dont étoit l'ennemi que j'avois sur les bras. Que j'eusse donc à considerer le chagrin que ce lui seroit de me perdre, si je venois par malheur à succomber dans cette querelle; qu'elle en mourroit de douleur, & que c'étoit dequoi je ne devois faire nul doute, après ce qu'elle venoit de m'accorder: elle se donna bien de garde de me parler de sa vengeance, qu'elle pretendoit assurer par là; mais comme je me doutois bien que c'étoit là l'unique but qui la faisoit agir, je me le tins pour dit sans lui en rien témoigner néanmoins. Je me contentai de lui répondre que quand même je saurois être tué dans ce combat, j'aimerois beaucoup mieux l'être que de souiller mon honneur par aucune lâcheté. Elle se mit à pleurer comme si elle eut eu peur de me perdre. J'en crus presque quelque chose, tant on croit aisément ce qui nous flatte; ainsi tâchant de la rassurer par mes caresses, je lui promis que j'allois être invincible, maintenant que j'étois si heureux que de posseder son amitié.

Je ne risquois pas beaucoup en lui promettant d'être invincible de ce côté-là. Je n'avois nulle envie de me battre, & charmé plus que jamais de cette Syrenne, je ne songeois qu'à lui avoüer la tromperie que je lui avois faite, afin que la délivrant par-là de tout ressentiment, & que me delivrant aussi en même-tems du combat que j'avois à faire, je pusse jouïr en repos de ma bonne fortune. Il m'étoit necessaire de le faire bien-tôt, par les persecutions qu'elle me faisoit déja de lui tenir ma parole, sans differer d'un moment, mais dans le tems que je me trouvois le plus embarassé comment m'y prendre, j'eus quelque relâche sans y songer. Je sûs que le Marquis de Wardes étoit tombé malade de la fievre, & comme elle lui faisoit garder le lit ce me fût une excuse à laquelle elle ne put trouver à redire. Cette fievre lui dura sept ou huit jours, pendant lesquels ayant demandé à cette fille la grace de pouvoir passer une nuit avec elle, elle chercha à s'en excuser, sous pretexte qu'elle ne vouloit pas que sa femme de chambre le sut. Je me voulus charger de la gagner, croyant qu'après ce qui s'étoit passé entr'elle & moi elle seroit bien obligée de mettre bas sa jalousie, quand je lui dirois resolument que c'étoit un faire le faut; mais elle n'y voulut jamais consentir, me disant qu'elle ne voudroit pas pour tout l'or du monde lui donner cette prise sur elle.

J'eusse bien pû, si j'eusse voulu, lui dire tout ce que je savois de ses affaires, & lui apprendre par-là que quelque mesures qu'elle fit semblant de prendre, j'étois bien persuadé qu'elle ne passeroit jamais pour une Vestalle dans son esprit. Mais ne croyant pas qu'il fut encore tems de lui en dire ma pensée, je feignis de me rendre à ses raisons. Ainsi je lui proposai un autre parti qui fut de me laisser cacher dans sa chambre, pendant qu'elle envoyeroit sa femme de chambre quelque part, afin que quand elle reviendroit elle crut que je fusse sorti. Elle y voulut encore trouver quelque difficulté, mais lui ayant representé que le Marquis de Wardes étant sur le point de sa convalescence elle ne me devoit pas refuser ce contentement, parce que devant qu'il fut trois jours je ne serois plus en état de lui demander la même chose, elle y consentit à la fin. Je ne fus donc point en peine de gagner la femme de chambre, ce qui m'eut été peut-être plus difficile que je ne pensois, parce qu'elle devenoit jalouse tous les jours de plus en plus.

J'avois resolu de ne pas laisser passer cette nuit, sans avoüer à la belle qu'elle n'avoit plus que faire d'en vouloir tant au Marquis de Wardes, puis que le sujet qu'elle en croyoit avoir n'étoit qu'une fiction. Je me figurois que cette nouvelle ne lui pouroit être qu'agréable, parce qu'au lieu d'un amant qu'elle croyoit la mepriser, elle en trouveroit un qui lui avoit toûjours été si affectionné qu'il avoit eu recours à une si grande tromperie pour l'empêcher de se jetter entre les bras d'un autre. Chacun à ma place eut eu sans doute la même pensée, & celui devoit être aussi une grande consolation de savoir que si elle avoit fait faux bons à son honneur se n'étoit qu'en faveur d'un homme qui l'aimoit passionnément. Je crus être obligé de bien prendre mon tems pour lui en parler, afin d'en être bien reçû. Je n'en pouvois pas souhaiter un apparement plus favorable que celui-là, & ayant encore étudié le moment où elle seroit plus disposée à entendre raison je fus tout surpris de voir qu'au lieu de l'ardeur où elle me paroissoit auparavant, elle devint de glace tout à coup. Je tâchai de la ranimer non seulement par un discours qui me paroissoit très persuasif, mais encore par mes caresses. Je croiois qu'il n'y avoit rien de plus capable de la toucher, & que par amitié ou par raison elle me remerciéroit de l'avoir delivrée d'un courtisan à qui elle se vouloit donner sans savoir s'il auroit la moindre amitié pour elle. Je contois même de lui remontrer dans un moment que quand même il en eut eu il eut été à craindre qu'il n'eut abusé de sa confidence suivant la coutume ordinaire de ses semblables, qui font de grands scelerats en amour; mais elle ne me permit pas de faire tout ce que je voulois, elle me donna un coup de pied de si grande furie que s'il eut été poussé avec autant de force que de colére, elle m'eut jetté hors du lit. Cette action me surprit au point qu'il est aisé de se l'imaginer. Je ne crus plus à propos de lui parler raison, ni d'avoir recours à la tendresse, & lui demandant pardon avec autant d'instance que si j'eusse eu à me delivrer de la corde, elle fut tout aussi peu sensible à mes soumissions qu'elle l'avoit été à tout le reste. Elle eut même si peu de discretion qu'elle reveilla sa femme de chambre par le bruit qu'elle faisoit. Il est vrai qu'elle ne s'en soucioit gueres, & que comme elle avoit appris, parce que je venois de lui dire, qu'elle avoit été de moitié avec moi de la tromperie qui lui avoit été faite, elle prétendoit bien la reveiller d'une autre façon.

La femme de chambre qui ne savoit point ce que cela vouloit dire, & qui bien loin de croire sa maîtresse avec moi, me croioit sorti comme elle le lui avoit dit elle même, étant venuë pour voir ce que c'étoit avec une bougie à la main elle fut fort surprise de me trouver là moi, qu'elle en croioit si loin. Elle eut peut-être bien été la premiere à se plaindre si elle eut osé, mais sa maîtresse ne lui en donnant pas le tems, lui dit toutes les injures qui peuvent jamais sortir de la bouche d'une femme. Elle lui reprocha de m'avoir aidé à la tromper, & la femme de chambre ayant été assez hardie pour lui répondre, que si elle l'avoit trompée comme elle avoit fait veritablement par trois fois, ce n'étoit pas elle qui m'avoit introduit cette nuit là dans son lit, je crois qu'elle l'eut tué de bon coeur ou du moins qu'elle l'eut bien batuë, si elle eut pu le faire sans reveiller toute la maison. Enfin un peu de raison étant revenuë chez elle à la place d'un si grand emportement elle lui dit de faire son pacquet dés qu'il feroit jour, puis qu'elle ne vouloit jamais la voir. Pour moi elle me fit un compliment qui ne devoit pas me plaire d'avantage, elle me commanda de ne me jamais montrer devant elle, à moins que de vouloir qu'elle ne me plongeât un poignard dans le sein. Je pris mes habits à l'heure même sans me le faire dire deux fois, & de peur qu'elle ne se saisit de mon épée pour faire avec, ce qu'elle ne pouvoit faire avec un poignard faute d'en avoir un, ce fut la premiere chose dont je me nantis. Je passai le reste de la nuit dans la chambre de sa femme de chambre qui n'avoit pas envie du rire, non plus que moi. Sa maîtresse lui devoit tous ses gages, depuis qu'elle étoit entrée à son service, & comme son frere, quelque riche qu'il fut, ne lui envoioit point d'argent, elle ne savoit où aller, en cas, comme il y avoit bien de l'aparence, qu'elle tint sa colére. Je vis bien que c'étoit là où le mal lui tenoit; parce qu'au lieu de me faire des reproches comme elle m'eut fait sans doute, dans une autre rencontre, elle ne faisoit que se plaindre comme une personne qui ne savoit que devenir, ainsi, ne voulant pas qu'elle se desesperât je lui dis de mettre son esprit en repos, & que si sa maîtresse en usoit mal avec elle, elle me trouveroit toûjours prêt quand elle auroit besoin de quelque chose.

Cette parolle lui rendit la tranquilité qu'elle avoit perduë & m'eut ôté la mienne, si j'en eusse encore eu après ce qui venoit de m'ariver, car au lieu de me remercier de la bonne volonté que j'avois pour elle, elle commença à me traiter de traitre & de perfide, tout de même que si je lui eusse promis mariage, & que je lui eusse manqué de foi. Je l'eusse bientôt rappaisée si j'eusse été d'humeur à lui proposer de passer le reste de la nuit avec elle, mais n'ayant nulle envie de rire & même en étant bien éloigné, j'allumai du feu en attendant que le jour parût, & tachai de mâcher mon frein. Le jour vint enfin après s'être fait bien attendre, & m'en voulant aller chez moi, la femme de chambre me retint par le bras, me disant de ne pas sortir si matin; parceque ceux qui me verroient ne pouroient croire autre chose sinon que j'aurois passé la nuit où avec elle ou avec sa maîtresse. Je ne devois gueres ménager l'une de la maniere qu'elle en usoit avec moi, & pour ce qui est de l'autre si je devois avoir un peu plus d'égard ce n'étoit tout au plus que par raport à son sexe, que tous les honêtes gens doivent considerer. Car par rapport à sa vertu comme je la croiois mince, je ne me sentois pas obligé d'avoir pour elle une grande consideration.

Je ne dis pas tous ce que je pensois à cette fille, elle n'y eut pas trouvé son compte, ni moi non plus. En effet c'eut été alors qu'il lui eut été pardonnable de me dire toutes les injures qu'elle m'avoit dites; quoi qu'il en soit ma complaisance, ou pour mieux dire mon honnêteté, ayant été jusques à la croire, bien qu'on ne put s'ennuyer plus que je faisois là, sa maîtresse fit raisonner une petite sonnette sur les neuf à dix heures du matin afin qu'elle entrât dans sa chambre. C'étoit le signal qu'elle avoit coutume de lui donner quand elle avoit quelque chose à lui dire. Il y avoit déja sept ou huit heures tout du moins que nôtre affaire étoit arrivée, tems qui étoit suffisant pour l'avoir fait rentrer en elle même, mais elle y étoit si peu disposée qu'elle ne faisoit cet appel à cette fille que pour lui continuer le commandement qu'elle lui avoit déja donné de vuider de chez elle incontinent. Une autre moins emportée s'en seroit bien gardée: neanmoins elle eut consideré que le desespoir où elle l'alloit mettre de la renvoyer sans argent, alloit être cause qu'elle ne feindroit point de la dechirer d'une étrange maniere; mais bien loin d'y faire reflexion elle lui dit encore que si elle apprenoit jamais qu'elle eut fait d'elle aucun discours, elle pouvoit s'assurer qu'il lui en couteroit la vie. La femme de chambre eut beau lui repliquer qu'on ne mettoit pas ainsi une fille sur le pavé & qu'on la paioit du moins quand on la renvoioit. Il eut autant vallu pour elle de ne rien dire du tout, que de lui tenir ce langage. Ainsi ayant été obligée de lui donner les clefs de ce qu'elle avoit en maniment, elle me vint dire devant que ne s'en aller que je ferois bien de sortir avec elle, maintenant que l'heure n'étoit plus induë. Je vis bien à ce discours qu'elle n'avoit plus tant de soin ni de sa reputation ni de celle de sa maîtresse, puis qu'au lieu de me deffendre comme elle avoit fait autrefois de sortir que l'on ne fut sur la brune, elle étoit la premiere à me le conseiller. Elle me conseilloit même encore de sortir avec elle, ce qui étoit lâcher tout à fait la gourmette à la retenuë dont elle m'avoit fait parade quelques heures auparavant. Je ne crus pas devoir suivre son conseil, plus pour l'amour de moi même que par aucune consideration que j'eusse pour elle. Je trouvai que je n'aurois gueres d'honneur dans le monde si on alloit dire que j'eusse découché de ma maison pour aller passer la nuit avec une soubrette, ainsi lui ayant dit de s'en aller & que puisque j'avois tant tardé à sortir j'attendrois encore à le faire jusques à la nuit, afin de ménager la maîtresse comme elle me l'avoit conseillé elle même: elle me repondit que j'en ferois tout ce que bon me sembleroit; mais que si je l'en voulois croire je m'en donnerois bien de garde, que quand elle m'avoit donné ce conseil c'est qu'elle avoit cru que le jour venant elle mettroit de l'eau à son vin; mais que puis qu'elle ne l'avoit pas encore fait à l'heure qu'il étoit, il n'y avoit pas d'apparence qu'elle songeât à se raviser; qu'ainsi après y avoir bien pensé, il étoit à craindre qu'un tas d'anglois la venant voir comme ils avoient de coutume, elle n'en priât quelqu'un de me poignarder, lors que j'y penserois le moins. Qu'elle la connoissoit assez pour douter que son emportement ne put aller jusques-là; que je proffitasse de son avis, sinon que je voudrois peut-être le faire lorsqu'il n'en seroit plus tems.

Ce discours me fit penser en moi même qu'elle pouroit bien avoir raison, sur tout après avoir reflechi que m'ayant tout sacrifié moyennant la promesse que je lui avois faite de tuer le Marquis de Wardes, elle pouroit bien faire la même chose à l'égard d'un autre, pourvû qu'il lui promit pareillement de venger dans mon sang l'affront qu'elle croioit que je lui eusse fait. Ainsi n'ayant plus ni tant de consideration pour elle ni tant de consideration pour moi même, je dis à la femme de chambre que je la voulois croire au peril de tout ce qui en pouroit arriver; qu'elle me laissât passer devant elle, & qu'elle ne me suivit qu'un demi quart d'heure après; afin qu'on ne prit pas tant de garde à nous, que si nous sortions tous deux ensemble. Elle consentit à tout ce que je voulois, & étant sorti le premier, elle sortit quelque tems après comme nous en étions convenus. Cette précaution n'empêcha pas qu'on ne me remarquât, & comme on savoit que je ne pouvois sortir que de chez Miledi... où l'on savoit que j'allois ordinairement on m'eut peut-être soupçonné de venir de chez la maîtresse, si ce n'est que l'on vit la servante sortir peu de tems après moi; Elle emportoit son paquet, & un homme ayant eu la curiosité de la suivre; il vit que je l'attendois à cent pas de là, où je lui avois donné rendez-vous. Je voulois savoir si sa maîtresse ne lui auroit rien dit quand elle lui seroit allée dire à Dieu, & je lui avois conseillé d'y aller, quoi qu'elle lui eut donné son congé, si absolument que cela me paroissoit superflu en quelque façon.

Ce que cet homme fit justifia Miledi.... comme je le vais dire dans un moment, quoique néanmoins, ce ne fut pas une preuve bien convainquante pour elle. En effet, on pouvoit croire, & cela étoit même fort vraisemblable, que si j'avois quelque commerce avec elle, ce ne pouvoit être que par le moyen de sa femme de chambre, & qu'ainsi je pouvois bien lui parler sans que ce fut à elle que j'en voulusse. Mais ce paquet fit merveille pour sa maîtresse, & voici comment cela se passa.

Celui qui m'avoit vû sortir peu de tems avant elle, & qui nous avoit suivis, en ayant fait rapport à la Reine d'Angleterre, soit qu'il en voulut à Miledi... & qu'il crut que cela ne pourroit faire qu'un méchant effet pour elle, ou qu'il ne songeât seulement qu'à divertir sa Majesté, la Reine en parla à Miledi... dans des termes qui lui firent voir que si elle ne se justifioit auprès d'elle, elle auroit peine à ne pas croire qu'elle n'eut été l'objet de mes visites. Miledi... qui ne manquoit pas de ruse ni d'esprit ne s'émut point à un compliment où une autre se seroit peut-être trouvée bien embarassée à sa place; elle répondit à Sa Majesté qu'avec tout le respect qu'elle lui devoit, elle lui permettroit de lui dire que comme il n'y avoit que les veritez qui offensassent, elle ne se trouvoit nullement scandalisée de ses soupçons, que ce qui étoit cause à la verité de la tranquilité de son esprit, n'étoit pas tant encore son innocence que la preuve qu'il lui étoit bien aisée d'en donner, qu'elle ne disconvenoit pas que je n'eusse passé la nuit dans son appartement, mais que ç'avoit été dans le lit de sa femme de chambre, & non pas dans le sien; qu'elle avoit été la premiere à s'en appercevoir, & qu'elle ne s'en étoit pas plûtôt apperçûë qu'elle l'avoit chassée honteusement sans vouloir écouter les menteries qu'elle pretendoit lui dire pour sa justification; qu'elle m'avoit menacé aussi de me faire jetter par les fenêtres, & qu'elle l'eut même peut-être fait, si elle eut eu du monde tout prêt pour executer ses volontez, mais que ma fuite ayant prevenu son ressentiment, elle avoit cru en pouvoir 345 demeurer là, sans faire un éclat qui lui pouroit peut-être plus préjudicier à elle-même qu'à personne: qu'elle avoit consideré que comme on n'étoit pas toûjours disposé à rendre justice à tout le monde, on pourroit lui imputer comme on faisoit presentement, un commerce qui n'avoit nul rapport à elle; qu'une marque de cela c'est que si ce qu'on disoit contre elle étoit vrai, elle n'eut pas fait faire en même-tems son pacquet à cette fille, avec ordre de ne se presenter jamais devant ses yeux.

Comme il y avoit beaucoup de vraisemblance à cela, la Reine d'Angleterre crut aisément tout ce qu'elle lui disoit. Ainsi toute sa colere se tournant contre moi, quoi que je n'eusse pas l'honneur d'en être connu particulierement, elle envoya dire à Mr. des Essarts qu'elle le prioit de la venir voir l'après dînée. Il n'eut garde d'y manquer & Sa Majesté lui ayant fait de grandes plaintes, de ce que j'avois eu si peu de consideration pour elle, que je n'avois point fait de difficulté de deshonnorer sa maison, il lui promit qu'il m'en feroit toute la correction qu'elle pouvoit attendre du profond respect qu'il avoit pour elle. La correction qu'il m'en fit fut grande effectivement. Il m'envoya en prison à l'Abbaye S. Germain d'abord qu'il s'en fut revenu chez lui. J'y demeurai deux mois tout entiers, & je crois que j'y serois même encore, si ce n'est que la Reine d'Angleterre eut la bonté d'elle-même de me pardonner. Elle dit à Mr. des Essarts un jour qu'elle le trouva au Louvre, que ma punition avoit été assez longue, & que comme il y avoit apparence que j'en serois devenu sage, il n'y avoit point de danger à me donner la liberté. Je crus être obligé de l'en aller remercier, & y étant allé elle me dit qu'elle pardonnoit tout ce que j'avois fait à ma jeunesse, mais à condition de n'y plus retourner. Je jugeai à propos de ne lui rien répondre, trouvant qu'un respectueux silence convenoit mieux dans une occasion comme celle-là que toutes les excuses que j'eusse pû chercher en ma faveur. Elle dit, d'abord que je fus sorti, à quelques Dames qui étoient avec elles, entre lesquelles étoit Miledi... que j'étois très bien fait, & que celle que j'avois été voir n'étoit pas trop degoutée, que je n'étois pas un morceau pour une soubrette, & qu'il y avoit bien des maitresses qui s'en contenteroient.

Voila comment finit mon Histoire avec mon Angloise, si néanmoins je n'en dois pas regarder comme une suite quantité de perils dont je me tirai heureusement sans savoir comment j'y étois tombé. Quelques tems après je pensai être assassiné au sortir de la Foire S. Germain. Trois hommes me pousserent l'un après l'autre comme s'ils n'eussent fait semblant de rien. Ils croyoient apparement que comme je n'étois pas fort endurant de mon naturel, je leur dirois quelque chose en même-tems, qui leur donneroit pretexte d'executer le méchant coup qu'ils avoient prémédité; mais comme à mesure qu'on avance en âge on met ordinairement du plomb dans sa tête, j'étois devenu bien plus temperé que je n'étois lorsque j'étois arrivé du pais. D'ailleurs comme je savois que j'avois une ennemie bien dangereuse en la personne de Miledi... je marchois avec plus de précaution que je n'eusse peut-être fait s'il ne me fut rien arrivé avec elle ainsi je continuai mon chemin comme si je n'eusse pas pris garde à cette insulte. Ils me suivirent, cependant, & je n'étois pas encore dans la ruë des mauvais garçons; car j'étois sorti par la porte qui est dans la ruë de Tournon, qu'un de ces trois coquins me vint barrer le chemin, & me dit de mettre l'épée à la main. Je regardai aussi-tôt derriere moi & à côté, & voyant non-seulement les deux autres qui s'apprétoient de lui donner secours, mais encore quatre autres hommes que je ne connoîtrois point, & qui avoient l'air de veritables assasins, je me rangai à l'entrée d'un cul de sac qui est là tout proche. Je crus qu'il me seroit plus facile de m'y deffendre qu'en plaine ruë; mais enfin tous ces sept malheureux m'étant venu attaquer tout à la fois, j'allois bientôt succomber sous le nombre si je ne me fusse avisé de crier à moi Mousquetaires. Par bonheur pour moi Athos, Porthos & Aramis étoient là auprès avec deux ou trois de leurs amis. C'étoit chez un traiteur qui demeuroit à côté de la Porte de la Foire, & comme il ne faut rien à Paris pour faire assembler tout le peuple, ils n'eurent pas plûtôt mis la tête à la fenêtre que la populace dont il y avoit bon nombre de tous côtez, leur dit que c'étoit un Mousquetaire qu'on assassinoit. Il étoit tems qu'ils vinssent à mon secours, j'avois déja reçu deux coups d'épée par devers moi, & je ne pouvois manquer d'être bientôt expedié de la maniere que mes assassins s'y prenoient. C'étoient de braves gens & on le va bien voir par ce qui me reste à dire, si néanmoins on peut donner ce nom-là à des malheureux qui avoient resolu de faire une aussi méchante action que la leur. Enfin ils contoient déja d'avoir achevé bientôt leur ouvrage quand ils se virent obligez de tourner tête contre des ennemis ausquels ils ne s'attendoient pas. Nôtre combat commençant alors à n'être plus si dangereux pour moi, je fus si heureux que de tuer un de ces assassins qui m'avoit toûjours serré de plus près que les autres. Mes amis en firent autant à deux de ses compagnons, mais nous perdîmes aussi de nôtre côté deux Gentilshommes de Bretagne qui furent tuez sur la place. Athos même reçût un grand coup d'épée dans le corps, & ce combat avoit bien la mine encore d'être plus funeste qu'il n'étoit, quoiqu'il le fut déja assez quand ces assassins prirent la fuite tout d'un coup. La raison est qu'il sortit de la Foire cinq ou six Mousquetaires qui accouroient à nôtre secours, sur le bruit qui s'étoit répandu jusques-là qu'il y avoit de leur camarades qui en étoient aux mains avec des gens qui en avoient voulu assassiner un d'entr'eux.

Si l'on eut bien fait, une partie de tout tant que nous étions eut couru après eux, pendant que l'autre nous eut donné secours, à Athos & à moi. Nous en avions bon besoin, nous perdions beaucoup de sang, mais l'état où nos amis nous voyoient leur faisant croire qu'ils devoient courir au plus pressé, ils laisserent sauver ces assassins pour nous secourir. Cependant au sortir de ce combat, il nous en falut presque rendre un autre contre un Commissaire qui vint avec une Troupe d'Archers pour s'emparer des corps morts. Nous ne voulumes jamais souffrir qu'ils emportassent ceux des deux Bretons, & quatre Mousquetaires les gardant pendant que nous nous faisions penser Athos & moi, nous envoyâmes chercher un carosse où l'on mit ces deux cadavres. Nous les emportâmes dans un endroit où nous savions bien qu'on ne nous les viendroit pas enlever. Ce fut à l'Hôtel des Mousquetaires où étant inutile de les garder, nous les fîmes enterer dés le soir même à St. Sulpice.

Le Commissaire n'ayant eu ainsi que les corps des trois assassins, il dressa son procès verbal de tout ce qui venoit d'arriver, & proceda à leur reconnoissance de la maniere que son metier le lui apprenoit. Il ne trouva rien sur eux qui lui put indiquer certainement qui ils étoient, & personne ne les ayant reclamez, il fit exposer leurs corps au Chatelet, comme il se pratique d'ordinaire quand on trouve quelqu'un de mort qui n'est ni connu ni que personne ne veut reconnoître. Les soupçon que j'avois que cette affaire ne m'étoit venuë que de Miledi... fit que quoi que je fusse assez mal de ma blessure, je ne laissai pas de la suivre. J'en fis parler au Commissaire par un ami que je trouvai auprès de lui, afin de savoir si c'étoit tout de bon qu'il disoit ne pas savoir qui étoient ces assassins, ou s'il ne tenoit ce langage que parce qu'il avoit été gaigné. Mon ami me rapporta que ce qu'il en disoit étoit de bonne foi, que tout ce qu'il en savoit, c'est que les morts étoient Anglois, & que ce qui le lui faisoit juger, c'est qu'il avoit trouvé sur eux des mémoires écrits en cette langue avec des tablettes qui en étoient remplies pareillement; qu'il les avoit fait dechiffrer, mais qu'il n'y avoit trouvé que des choses indifferentes comme des remarques de ce qu'ils avoient vû de beau depuis qu'ils étoient à Paris & d'autres choses pareilles à celles-là. Cette circonstance me confirma plus que jamais dans le soupçon où j'étois, & étant résolu de prendre bien garde à moi, si j'étois si heureux que de rechaper de ma blessure, je fis ce que je pus pour me defaire de l'amour qui me restoit encore pour une personne si dangereuse. Il sembloit pourtant après tout ce qui étoit arrivé, que je n'en dusse plus avoir du tout, principalement après la méchante action dont je la croyois capable. Mais comme on ne fait pas toûjours ce que l'on doit, je ne l'aimois encore que trop, & il n'y eut que le tems qui m'en put guerir.

La foiblesse qui accompagne toûjours toutes les minoritez des Rois fit que la justice ne prit pas d'avantage de connoissance de cette affaire, quoi qu'on eut donné des memoires à Sa Majesté comme si c'eut été un duel. Je ne fais qui pouvoit avoir fait ce coup-là, puis qu'il n'y avoit rien de plus faux, & que même cela fut dénué de toute apparence. En effet les deux coups que j'avois reçûs devant que mes amis fussent venus à mon secours étoient une assez grande marque que j'avois été assassiné, & non pas que je me fusse battu; mais comme le Roi avoit renouvelle à son avenement à la Couronne les Edits que le Roi son pere avoit publiez de son vivant contre les duels, où ils avoient été bien aises de faire leur Cour par-là, ou de me donner cette mortification par la méchante volonté qu'ils avoient pour moi. Je ne savois pas néanmoins avoir jamais desobligé personne, si ce n'étoit Miledi.... C'est à savoir encore si ce que je lui avois fait devoit passer pour une injure, puisque bien loin de l'avoir desobligée dans le fonds je n'avois fait que me sustituer à la place d'un homme qui n'en eut peut-être pas usé avec elle aussi-bien que j'avois fait. Enfin cette affaire qu'on prétendoit remuer contre moi s'en étant allé en fumée je ne songai plus qu'à me guerir, afin de songer à mon établissement d'un autre façon que je n'avois fait jusques-là. Athos en fit autant de son côté, & sa blessure alloit assez bien de même que les miennes, quand tout à coup son Chirurgien commença à en desesperer. Comme on nous avoit mis l'un auprès de l'autre, & que j'entendis qu'il disoit que sa playe étoit devenuë toute noire, & qu'elle ne suppuroit plus, je dis à ce pauvre blessé qui avoit entendu aussi-bien que moi la mauvaise opinion que le Chirurgien en avoit, que je ne m'en étonnois pas, qu'il étoit cause de son malheur, & que s'il venoit à mourir il ne faudroit s'en prendre qu'à lui-même, qu'ainsi il ne seroit plaint de personne ni que je ne le plaindrois pas non plus tout le premier, quoi que je fusse de ses amis plus qu'aucun autre. Il me demanda pourquoi je disois cela; je lui répondis qu'il le pouvoit bien deviner, sans que je fusse obligé de le lui dire, que quand on faisoit ce qu'il faisoit on n'étoit pas moins homicide de soi même que si l'on prenoit un Pistolet, & qu'on se le tirât dans la tête; que dans l'état où il étoit, il n'avoit point de jugement ou qu'il vouloit mourir, comme pouroit faire un desesperé; qu'on n'avoit jamais ouï dire qu'un homme blessé comme il étoit fit venir sa maîtresse auprès de son lit, s'il ne savoit pas combien cela étoit contraire à une blessure, & que la cangréne y viendroit bien-tôt s'il continuoit de faire la même vie. Il me répondit que je me moquois, de lui parler de la sorte que j'avois été témoin moi-même de sa sagesse, tellement qu'à moins que de lui vouloir faire un procès sur la pointe d'une aiguille, je ne devois pas mettre une chose comme celle-là en avant; qu'aussi-bien il aimeroit tout autant mourir que de ne pas voir une personne qu'il aimoit si tendrement; que je me gardasse bien cependant d'en rien dire à ses freres, parce qu'ils seroient peut-être assez scrupuleux pour ne la pas laisser entrer après cela.

Comme je le vis de cette humeur, & qu'il faisoit si peu de cas de ce que je lui disois, qu'il pretendoit persister dans sa faute, je lui repliquai que je ne leur en parlerois pas, jusques à ce qu'ils vinssent dans la chambre, que s'il assez étoit enragé que de se vouloir faire mourir quand il le pouvoit empêcher, je n'étois pas si imprudent que de le permettre, lorsque j'y voyois un remede. Nous contestâmes fort là-dessus lui & moi, tant il étoit amoureux & fou, & ses freres étant venus à entrer que nous en étions encore sur cette contestation, je leur dis, sans attendre qu'il m'en eut donné la liberté, que s'ils vouloient le tirer d'affaire & éviter les predictions de son chirurgien, il faloit qu'ils suivissent mon conseil. Je leur expliquai ce que c'étoit, & il ne falut pas leur en dire davantage pour le leur faire executer au pied de la lettre. Ils furent prier eux-mêmes la maîtresse de leur frere de ne le point venir voir jusques à ce qu'il fut gueri entierement. Comme elle y avoit plus d'intérêt que personne, elle n'eut pas de peine à s'y resoudre, elle n'y vint plus, & la playe de son amant étant rédevenuë au même état qu'elle étoit avant sa visite, il fut bientôt sur pied aussi-bien que moi.

Gaffion avoit été fait Marêchal de France peu de tems après la Bataille de Rocroy à la recommandation du Duc d'Anguien qui avoit paru un Heros à cette memorable journée. Ce nouveau Marêchal avoit été nouri Page du Prince de Condé, & l'on pouvoit dire que c'étoit comme une école pour y devenir quelque chose de grand, puis que l'on en avoit vû quatre parvenir au sortir de là au Baton de Marêchal de France. C'étoit un honneur que l'on eut en peine à trouver dans la Maison de quelque autre Prince que ce fut, quand même c'eut été chez le Roi. Il avoit pourtant bien une plus grande quantité de pages que les autres & par conséquent la chose eut été bien moins extraordinaire chez lui que chez personne; mais ce qui la rendoit plus remarquable c'est qu'il sembloit que ce Prince eut laissé toute la valeur & tout ce qui regardoit l'art Militaire à son fils, & qu'il se fut contenté de se reserver la politique. Ce n'est pas que je veuille dire par-là qu'il manque de courage, à Dieu ne plaise que je le fasse, je parlerois contre ma pensée, & je sais bien que les Princes de la Maison de Bourbon n'en ont jamais manqué; mais ce que je veux dire ici c'est que comme il avoit toûjours été malheureux dans les expeditions où il avoit été employé, l'on apprenoit bien plûtôt avec lui à lever des sieges & à faire une retraite qu'à forcer des places & à gaigner des batailles. Le Vicomte de Turenne avoit aussi reçû le même honneur qui avoit été fait à Gaffion. Il n'y avoit pas été indifferent, comme on n'y a vû depuis: le titre & le Baton de Marêchal ne lui avoit pas paru indignes d'être mis au devant de son nom, & au devant & au derriere de son Carosse: mais enfin la foiblesse du Ministére ayant bien-tôt donné de la hardiesse aux grands, il s'en trouva avant qu'il fut peu un assez bon nombre qui demanderent à être faits Princes. Toute la haute Noblesse s'y opposa d'abord, parce que cela ne pouvoit arriver qu'à leur abaissement: au préjudice de leur autorité. La plûpart neanmoins rengainerent leurs pretentions pour les remettre sur pied dans une occasion plus favorable, mais enfin la Maison de Bouillon ayant été plus perseverante que les autres, sous pretexte qu'elle ne demandoit rien, qui ne lui fut dû, puis que du tems qu'elle étoit en possession de Sedan plusieurs Puissances la reconnoissoient en cette qualité, elle obtint à la fin ce qu'elle vouloit. Cela fit dire au Marêchal de Grammont une parole qu'il eut depuis souvent à la bouche, quand il vouloit témoigner que l'on venoit à bout de tout quand on perseveroit dans sa résolution; tout de même, dit-il, que le Roure est devenu Paris par la perseverance, ainsi la Maison de Bouillon est parvenuë à sa Principauté.

Le Roure est un Fauxbourg de Paris qui en étoit autrefois bien éloigné, mais comme on a toûjours aggrandi cette Ville, il s'est trouvé à la fin qu'on y tant bâti qu'il en fait maintenant une partie. Voilà ce que dit ce Maréchal, pendant que de son côté il aspiroit lui même au même honneur. Il fit même tout ce qu'il put au mariage du Roi pour qu'il lui fut accordé; mais comme on ne pouvoit faire cela pour lui qu'on ne le fit en même tems pour quelque autre, la consequence en parut si grande à la Cour, quoi qu'il y fut fort bien, qu'elle ne jugea pas à propos de lui accorder sa demande. Il est vrai, comme s'en ventoient Mrs. de Bouillon, que quelques Puissances étrangeres les reconnoissoient pour Princes, du tems qu'ils étoient Maîtres de Sedan: l'Empereur & l'Espagne le faisoient pour les brouiller avec la France qui se moquoit de leur donner cette dignité, elle qui les avoit veus ses sujets pendant tous les siécles passez, & qui les comptoit toûjours de ce nombre. Les Hollandois là lui donnoient pareillement pour plaire au Prince d'Orange qui étoit proche parent de ces nouveaux Princes; car le feu Maréchal de Bouillon pere de Mr. de Bouillon & de Mr. de Turenne avoit épousé Elisabeth de Nassau soeur du Comte Maurice. Ce Prince de son vivant avoit fait tout ce qu'il avoit peu pour porter Henri IV avec qui il étoit fort bien, à lui accorder cette prerogative pour lui; mais ce Grand Roi n'avoit jamais voulu avoir cette complaisance là. Louis XIII. en avoit été de même pour ses succeseurs qui l'en avoient prié les uns après les autres. Ce n'est pas qu'il ne le reconnut pour Prince de Sedan, mais de traiter sa Maison comme une Maison Souveraine comme il pretendoit, c'est dequoi il n'avoit jamais voulu entendre parler. Mais enfin ce que le pere & le fils n'avoient pas voulu faire le Roi d'aujourd'hui la fait. Cela fait connoître que nos Souverains font des Princes, quand ils veulent, tout aussi bien que l'Empereur; car enfin si cela n'étoit pas où en seroient aujourd'hui les Princes de cette Maison qui ne se peuvent qualifier tels que par la grace du Roi, & non pas par la grace de Dieu.

D'abord que le Cardinal Mazarin fut installé dans le Ministere, & qu'il s'y vit comme affermi par le succès de la Bataille de Rocroi, & par la prison du Duc de Beaufort & de ses autres ennemis, il étudia l'inclination des grands de la Cour, afin d'amuser les uns & les autres par tout ce qu'il verroit y avoir du rapport. Il reconnut que le jeu étoit une passion qui ne leur déplaisoit pas, & comme il ne s'y deplaisoit pas lui même, il étoit chez lui un jeu de hoca & quelques autres jeux qu'il avoit apporté d'Italie. Ceux qui avoient assez d'esprit pour l'examiner reconnurent bien-tôt son avarice, par l'envie qu'il avoit de gagner. Cependant comme il y avoit bien à dire qu'on ne l'estimat autant qu'on avoit fait le Cardinal de Richelieu, il n'y eut presque que des miserables qui voulussent d'abord être domestiques chez lui: le fils d'une lingere de Paris eut la principale charge de sa maison: un autre qui étoit encore moins que celui-ci, puis qu'il n'étoit que le fils d'un Meunier de Bretagne ne fut pas encore un de ses moindres Officiers, & il eut l'Intendance de ses finances. Elles étoient petites au commencement, & il n'eut pas besoin d'un gros journal pour les y employer, mais par succession de tems elles devinrent si grosses que si ce n'est qu'on s'en pouvoit bien rapporter à lui, il eut presque eu besoin d'une chambre des comptes pour y prendre garde. Il eut l'addresse parmi tout son ménage d'en faire un dont un autre que lui ne se fut jamais avisé. Il fit faire du bien à ceux à qui il gagnoit leur argent; & ceux qui lui gagnoient le sien, ne pouvoient être payez de leurs apointemens, quelque instance qu'ils lui en pussent faire. Il en étoit de même de ceux qui gagnoient aussi l'argent des autres, & il leur repondoit à tous quand ils lui en parloient, qu'ils avoient le moyen d'attendre, & qu'ils devoient laisser passer les plus pressez. Il n'avoit garde de leur dire qu'ils n'auroient point d'argent tant qu'ils gaigneroient celui d'autrui. Il ne vouloit pas leur couper la bourse si malhonnêtement, & il s'y prenoit avec bien plus d'addesse.

Ce procéde donna peu d'estime pour lui à ceux qui se donnoient la peine de comparer ses actions avec celles du Cardinal de Richelieu. Ils savoient que tant que celui-ci avoit vêcu il n'avoit rien fait que de grand, & de recommandable, si l'on en excepte la cruauté. Pour ce qui est de l'autre il n'en vouloit point à la vie de personne; il n'en vouloit qu'à leur bourse, & il n'y eut point de finesse qu'il ne mit en oeuvre pour remplir la sienne. Il n'en avoit que faire pourtant, ce sembloit, la Reine qui étoit une bonne Princesse & peu capable d'affaires le laissant le maître de tout, sans lui faire rendre compte. Mais soit qu'il apprehendât qu'il n'y eut des yeux plus perçans que les siens, ou qu'étant Italien comme il l'étoit, il crut que tout ce qui étoit de meilleur ne valloit rien, s'il n'étoit assaisonné de quelque fourberie, il apprit bien-tôt à ceux qui étoient capables de se gâter à devenir fourbes à son exemple. Et en effet l'on ne voioit point avant ce tems là que l'on accusât les François comme on fait aujourd'hui d'être sujets à manquer à leur parolle, la duplicité ne regnoit point chez eux, & s'ils avoient quelque defaut comme il n'y a gueres de Nation qui n'en ait, qui ne lui soient propres, ce n'étoit que ceux dont on les a toûjours accusez avec justice. Nous aimons par exemple plus qu'il ne faut la femme de nôtre prochain, nous aimons aussi à paroître plus que nôtre moyen ne le porte souvent, nous aimons de même à dominer par dessus les autres, & ainsi mille choses semblables qui seroient trop longues à deduire. Cependant quoi qu'on ne puisse nier que ce ne soit mal fait que tout cela, l'on peut dire neanmoins que ce n'est rien en comparaison de ce qu'on nous vit pratiquer bien-tôt les uns à l'égard des autres, d'abord que nous eumes étudié ses leçons.

La premiere année de la regence s'étant passée de cette maniere, celle de 1644 ne fut pas plûtôt venuë que son Eminence pour demeurer la maîtresse toute seule des affaires du cabinet, envoya le Duc d'Orleans commander en Flandres, & le Duc d'Anguien en Allemagne. Il n'y avoit plus que le Prince de Condé qui lui put faire ombrage, mais l'ayant envoyé adroitement en Bourgogne, sous pretexte des affaires de la Province dont il étoit Gouverneur, ce Ministre commença alors à tailler en plein drap à la Cour, tout de même que s'il eut été lui-même le Souverain. Les François qui ne sont pas duppes quoi que bien souvent, ils ne disent rien, soit par complaisance ou par politique, ne furent pas long-tems à reconnoître son dessein. Ils en murmurent entr'eux & commencerent à trouver étrange que les Princes du sang lui laissassent faire tout ce qu'il vouloit.

Le Regiment des Gardes dans lequel j'étois toûjours sans avoir pû entrer jusques-là dans les Mousquetaires, quoi que j'y eusse fait tout mon possible, fut commandé pour aller servir dans l'Armée du Duc d'Orleans. Ce qui avoit été cause que je n'y étois pas encore entré, c'est que ce Ministre devoroit déja des yeux cette compagnie. Il avoit des neveux qu'il n'avoit pas encore fait venir d'Italie, mais à qui il pretendoit faire bien-tôt part de sa bonne fortune. Toutes les plus belles charges ne lui sembloient pas encore trop belles pour eux, & comme celle-là n'étoit pas une des moindres il tâchoit de donner d'avance à Mr. de Treville tous les dégouts qu'il pouvoit, afin que quand il la voudroit avoir, il n'eut pas tant de regret à s'en défaire, ainsi il lui avoit fait ordonner par la Reine de ne point recevoir de Mousquetaire qu'il ne l'eut fait voir au Roi auparavant.

C'étoit une vraye Mommerie que celle-là. Sa Majesté n'avoit encore que cinq ans & demie, & on lui devoit bien plûtôt presenter une raquette & un volant pour le divertir que de lui demander son avis sur une chose qui passoit encore si fort sa connoissance; car quelque disposition qu'il pût avoir naturellement pour tout ce qui étoit de grand & de relevé, comme cela, s'est bien vû depuis il étoit aisé de reconnoître, que c'étoit une raillerie que de le rendre juge si un homme étoit capable d'entrer dans cette compagnie ou non. Aussi quand je lui avois été presenté comme c'étoit assez que j'étois du pais de Mr. de Treville pour n'être pas agreable au Ministre, ce Prince qui ne parloit encore que par la bouche me dit que j'étois encore trop jeune pour y entrer, & que devant que j'y pusse pretendre, il falloit que je portasse encore le mousquet dans les gardes pour le moins deux ou trois ans. C'étoit me faire acheter bien cher une place comme celle-là, d'autant plus que la coutume étoit alors que quand on l'y avoit porté dix-huit mois, ou deux ans, tout au plus, le Roi donnoit quelque enseigne dans un vieux corps, & même permettoit quelquefois si l'on étoit en état de le faire, d'y acheter une compagnie, ou dans quelque autre Regiment s'il y en avoit quelqu'une à acheter. Car il ne s'opposoit pas souvent que ceux qui en avoient les vendissent, sur tout quand ils avoient vieilli dans le métier, & que ce leur étoit comme une espece de recompense de leurs services. Avant que Mr. de Fabert fut devenu ce qu'il étoit presentement il en avoit ainsi traité d'une, & il se tenoit d'autant plus assuré de l'agrément qu'il avoit servi beaucoup au delà du tems requis dans les gardes. Louïs XIII. avoit même dit à celui l'avoit à vendre, que pourvû que celui qui se presenteroit pour l'acheter y eut été seulement dix huit mois, il pouvoit compter qu'il l'agréeroit sur le Champ. Mais Mr. de Fabert étoit tellement denué de ce qui s'appelle bonne mine, que le Roi ne l'avoit pas plûtôt vû qu'il avoit dit à celui qui se vouloit deffaire de sa compagnie, qu'il eut à la garder, s'il n'avoit point d'autre marchand en main pour l'acheter. Voilà quel avoit été le debut d'un homme, que nous avons vû depuis Marêchal de France, & comme je le voyois déja Gouverneur d'une des meilleures places du Royaume, je me consolai facilement du refus que Sa Majesté me faisoit d'une casaque de Mousquetaire. Je me disois que pour avoir de si tristes commencemens, la suite n'en seroit peut-être pas plus mauvaise. Il est vrai que ce qui aida encore à ma consolation, c'est que je fus, au travers des deguisemens de Mr. de Treville qui n'étoit pas bien aise qu'on s'apperçût qu'il étoit mal auprès du Ministre, que ce refus étoit plûtôt par rapport à lui que non pas par rapport à moi.

Quoi qu'il en soit étant parti avec le Regiment des Gardes qui prenoit le chemin de Flandres, nous arrivâmes à Amiens au commencement de Mai. Nous y séjournâmes deux jours fort resserrez dans cette Ville qui étoit toute remplie de troupes, dont les unes prenoient le chemin d'Abbeville, & les autres d'Arras, afin que les ennemis ne sussent où l'on en vouloit veritablement. On faisoit courir le bruit cependant que c'étoit à Douai, tandis que c'étoit à quoi l'on songeoit le moins; le dessein qu'on avoit étoit sur Gravelines, & l'on avoit fait un traité pour cela avec les Hollandois qui en ce tems-là étoient de nos amis. Ils s'étoient obligez de nous fournir des Vaisseaux pour empêcher le secours que les ennemis y pouvoient faire venir par mer. Les Espagnols commençoient pourtant déja à n'être pas trop à craindre de ce côté-là, parce qu'ils avoient jetté la plûpart de leurs forces en Portugal & en Catalogne, dont le recouvrement leur paroissoit de si grande conséquence, qu'ils ne se croyoient point en seureté, jusques à ce qu'ils en fussent venus à bout. Le Marêchal de Gaffion vint joindre le Duc d'Orleans, du côté de Bapaume, par où il avoit pris son chemin, & nôtre Regiment ayant trouvé l'armée de ce côté-là, nous tournâmes tout d'un coup sur la gauche, ce qui fit connoître aux ennemis où étoit veritablement nôtre dessein. Nous trouvâmes la Riviere d'Ax où nous fumes obligez de faire des ponts pour la pouvoir passer, & comme les ennemis avoient bâti un Fort entre Gravelines & St. Omer pour se conserver la communication de ces deux Villes, nous ne fumes pas plûtôt au-delà que nous l'attaquâmes.

Ce Fort s'appelloit le Fort de Baiette, & étoit fortifié assez regulierement, mais il ne fit pas grande resistance contre le Marêchal de Gaffion, que le Duc d'Orleans avoit envoyé pour s'en saisir. Le Marêchal ne s'en fut pas plûtôt rendu maître, ce qui fut fait dès le même jour, que nous nous saisîmes encore des Forts de la Cappelle & de St. Folquin que les ennemis avoient élevez pour rendre les avenuës de Gravelines plus difficiles. Le Marêchal de la Meilleraie, à qui les troupes donnoient le nom de preneur de places, parce qu'effectivement il y étoit plus entendu que beaucoup d'autres, arriva devant celle-ci quelques heures après qu'elle eut été investie. Le Comte de Ransau qui avoit pris sa marche par Abbeville fut celui qui avoit été chargé de cette Commission. Le Duc d'Orleans mit le quartier du Roi tout auprès d'un Couvent de Religieuses du côté de Bourbourg, & ayant distribué les autres quartiers aux Comtes de Ramzau & de Grancé, qui furent tous deux bientôt après Marêchaux de France, il en donna aussi un au Marquis de Villequier qui lui avoit amené la noblesse du Boulonnois dont il étoit Gouverneur. Ce Marquis fut aussi Marêchal de France ensuite, & se fit appeller le Marêchal d'Aumont. Cependant comme le Duc d'Orleans eut avis que les ennemis faisoient dessein d'aller ravager la petite Province dont Villequier étoit Gouverneur, pendant qu'il en seroit éloigné, il l'y renvoya tout aussi-tôt, & fit prendre son poste au Marêchal de Gaffion qu'il avoit resolu de tenir auparavant sur les aîles.

Tout ce que je viens de dire s'étant fait en trois jours de tems, l'on commença à travailler aux lignes de circonvallation & de contrevallation, avec toute la diligence possible. L'on avoit également besoin de l'un & de l'autre, parce que la Garnison étoit forte, & qu'il n'y avoit point du tout d'apparence que les Espagnols laissassent prendre cette place sans coup ferir. Ils avoient encore conservé un Fort que l'on appelloit le fort de St. Philipes, & qui étoit bien plus considerable que ceux que l'on avoit pris, aussi fit-il une bien plus belle resistance. Cependant ceux qui le gardoient ne jugeant pas qu'ils le pussent conserver encore long-tems, contre une armée de la force de la nôtre, ils l'abandonnerent la nuit, & se retirerent à la sourdine. Ils rentrerent dans la place & nous ne le sûmes pas si-tôt. Nôtre Regiment qui avoit ouvert la tranchée devant ce Fort, & qui l'y avoit remontée ce jour-là pour la deuxiéme fois, n'entendant plus tirer, Mr. des Essarts dit à un Sergent qui étoit à un poste avancé où j'étois, de prendre quelques Soldats avec lui & de monter sur la pointe d'une demie Lune que nôtre canon avoit fait ébouler pour voir d'où provenoit ce silence. Le sergent qui étoit un brave homme lui répondit qu'il lui alloit obeïr, mais qu'il ne croyoit pas avoir besoin de grande compagnie pour faire ce qu'il lui commandoit; que plus il y meneroit de monde, plus il en feroit tuer, qu'ainsi il étoit d'avis, sous son bon plaisir de n'y mener qu'un seul homme, parce que cela feroit moins de bruit que s'il y en menoit beaucoup. Il jetta les yeux sur moi pour cette expedition, & me demanda en presence de mon Capitaine si je ne voulois pas bien le suivre pour faire cette découverte avec lui. Il lui répondis moins de la langue que du geste que j'étois prêt à le faire, & m'étant rangé auprès de lui, je n'attendis qu'à le voir marcher pour marcher en même-tems. Cela plût extrémement à Mr. des Essarts, qui ne me haïssoit pas. Cependant comme nous allions partir le Sergent & moi, Mr. de Grancé qui étoit de garde ce jour-là à la tranchée, étant arrivé, sur ces entrefaites, où nous étions, & Mr. des Essarts lui ayant dit le dessein qu'il avoit, il ne voulut pas que le sergent se hazardât ainsi à y aller tout seul. Il lui fit prendre encore neuf Soldats, tellement que nous fumes onze en tout. Je n'étois pas le moins vif ni le moins allerte; ainsi ayant devancé bientôt tous les autres qui marchoient en grand silence, & avec toutes les precautions que l'on a accoutumé de prendre dans ces sortes de rencontres, j'étois déja bien avant dans la demie Lune qu'ils n'étoient pas encore sur la pointe. Je n'y trouvai qu'un seul homme, qui lâcha d'abord le pied devant moi. Je lui criai tue, afin de faire avancer mes camarades, & l'ayant perdu de vûë un moment après, à cause de l'obscurité, le sergent envoya demander à Mr. des Essarts ce qu'il vouloit que nous fissions, parce qu'il avoit trouvé la demie Lune abandonnée. Mr. des Essarts nous envoya un renfort de trente hommes avec des pionniers, pour nous y retrancher. Il vint de plus nous y visiter lui-même, nous recommandant de faire le moins de bruit que nous pourions, de peur que les ennemis ne nous attaquassent devant que nôtre logement fut achevé. Il s'en fut rendre compte au Comte de Grancé de ce qu'il venoit de faire, & comme je vis que les ennemis ne nous tiroient pas un seul coup du Fort d'où ils nous devoient entendre travailler, quelque precaution que nous pussions prendre, je dis au sergent que s'il vouloit que je lui en disse mon sentiment, je croyois que le travail que nous faisions-là nous étoit bien inutile, que je parierois toutes choses que les ennemis avoient abandonné le Fort tout comme ils avoient déja fait la demi-Lune. Il me répondit qu'il le croiroit bien, si ce n'est que j'avois vû un homme lors que j'y étois arrivé. Il me demanda en même-tems si je l'avois vû effectivement, & si je ne m'étois point trompé. Je lui répondis que non, surquoi reprenant la parole, il me dit que cette circonstance l'empêchoit d'être de mon avis, parce que cet homme n'eut pas été là s'il n'y eut plus eu personne dans le Fort.

Je ne voulus pas lui contredire, parce que comme il y avoit très long-tems qu'il servoit, il devoit savoir son metier beaucoup mieux que moi qui n'avois encore rien vû en comparaison de lui, & que ce m'eut été une grande temerité que de lui vouloir faire sa leçon: Cependant comme tout habile que je le croyois j'avois peine à me deffaire de mon sentiment pour m'accommoder au sien, je lui dis que s'il vouloit me donner permission d'aller reconnoître le Fort, je lui rapporterois bientôt si c'étoit lui ou moi qui se trompoit. Il me dit que ce n'étoit pas à lui à qui je le devois demander; puis qu'il avoit là un superieur, que je pouvois lui aller dire ma pensée, & qu'il ne doutoit point qu'il ne me l'accordât, du moins que si c'étoit lui il ne me le refuseroit pas, parce que si ce que je pensois se trouvoit vrai on pouroit profiter plus utilement du reste de la nuit qu'on l'on ne feroit, si l'on ne s'occupoit que d'un travail inutile. Je trouvai qu'il avoit raison de ne pas vouloir faire le maître, où il n'avoit pas droit de l'être; ainsi ayant suivi son avis je fus demander à Mr. de la Selle qui étoit Lieutenant dans nôtre Regiment & qui commandoit là ce que je venois de demander au sergent. Il me répondit qu'il le vouloit bien, & m'ayant donné un autre cadet avec moi nommé Mainville pour m'y accompagner, à peine fus-je descendu de la demie-Lune que je le vis disparoître comme un éclair. Il remonta même en même-tems dans la demie-Lune où il fut dire que j'étois tombé entre les mains d'un petit corps de Garde qui m'avoit tué aussi-tôt à coups d'épée. Mr. de la Selle en fut bien fâché, & eut bien voulu ne m'avoir pas accordé la permission que je lui avois demandée. Il la regardoit comme la cause de ma mort, & ne savoit comment s'en disculper envers Mr. des Essarts dont il apprehendoit le ressentinent, parce qu'il n'ignoroit pas qu'il n'eut quelque sorte de consideration pour moi. Je n'étois pas neanmoins tant à regretter qu'il pensoit. Mainville ne lui avoit fait accroire ma mort que pour mieux couvrir la lacheté qu'il avoit eue de ne pas oser me suivre. Comme il n'étoit pas homme de grand jugement non plus que de grand coeur, il n'avoit pas jugé que ce Fort dut être abandonné, sur tout après que je disois moi-même avoir poursuivi un homme, lorsque j'étois entré dans la demi-Lune: il croyoit donc fermement que je ne rechapperois jamais du peril où je m'engageois, selon lui, avec une temerité sans pareille. Enfin lors que mes amis me regrettoient déja comme un homme mort, & que la nouvelle en avoit été portée à la tranchée où Mr. des Essarts n'étoit pas le dernier à me plaindre, je revins sain & sauf dans la demi-Lune.

D'abord que l'on me vit on m'eut pris sans doute pour un esprit, tant on avoit ajouté de foi à Mainville, si ce n'est que les gens de guerre sont rarement susceptibles de ces sortes d'impressions. Mr. de la Selle m'avoua qu'il me croyoit mort sur son recit, & qu'il avoit déja dit un de profundis à mon intention: J'eusse bien voulu, si j'eusse pû, ménager la réputation de mon camarade. Je voyois bien que j'allois lui donner une étrange atteinte, en faisant connoître à Mr. de la Selle que ce n'étoit qu'une terreur panique, qui lui avoit fait voir des ennemis, lors qu'il n'y en avoit pas un seul, mais ne pouvant l'excuser, quelque bonne volonté que j'en eusse, tout ce que je pus faire fut de lui dire, que si Mainville avoit vû le corps de garde dont il parloit, il faloit qu'il eut les yeux plus perçans que moi, puis que je n'avois rien apperçû, pas même un seul homme dans tout le Fort, quoi que je l'eusse visité d'un bout à l'autre. La Selle fut ravi de cette nouvelle, autant que Mainville en fut affligé. Celui-ci avoit grande raison d'avoir des mouvemens si differens de l'autre, puis qu'il voyoit bien qu'il n'y avoit plus de retour pour lui dans l'estime de ses camarades, après une bevuë comme la sienne. Aussi quitta-t-il l'armée dès la même nuit, de peur d'essuyer des railleries dont il ne pouvoit éviter grand nombre après ce qui venoit d'arriver.

Le Fort de S. Philipes ayant été abandonné de la sorte, nous attaquâmes Gravelines qui fit une belle resistance. Cela eut donné le tems aux ennemis d'y faire entrer du monde & des vivres, si les Hollandois ne l'eussent serré de si près par la mer qu'il n'y eut point d'apparence pour eux de rien tenter de ce côté-là. De celui où nous étions nous ne la serrions pas moins, ce qui les mit dans une grande perplexité. Cependant comme ils avoient de belles troupes, & qu'il leur étoit honteux de voir tomber sous nôtre Puissance une aussi bonne place que celle-là sans faire du moins quelque tentative pour la sauver, Picolomini qui les commandoit s'avança jusques à la vûë de nôtre armée. Cela nous fit croire à tous qu'il y auroit bien-tôt une bataille, & les Generaux le croyant aussi-bien que les autres, le Duc d'Orleans commanda de distribuer de la poudre à tous les Regimens. On fut à l'Artillerie pour en avoir; Mais il ne s'y en trouva point, ou du moins celui à qui s'étoit à la donner dit aux Majors que l'on en avoit tant employé depuis que l'on étoit devant cette place, qu'il faloit attendre qu'il en fut revenu pour en avoir. Il est vrai que cette place s'étoit fait extrémement battre; mais cette excuse étoit si mince, que bien loin d'être recevable, celui qui la faisoit meritoit qu'on en fit punition. Aussi en porta-t-on ses plaintes à l'heure même au Marêchal de la Meilleraie, à qui il appartenoit d'en faire justice en qualité de grand maître de l'Artillerie. Ce n'est pas qu'on n'eut pû s'en plaindre directement au Duc d'Orleans qui étoit encore au dessus de lui de toutes façons; mais comme ce Marêchal étoit honnête homme, & que l'on savoit bien que s'il se faisoit des friponneries dans l'Artillerie, il n'y avoit aucune part, tout ce qu'il y avoit d'Officiers jugerent qu'il falloit s'addresser à lui à l'exclusion de tout autre.

Le Marêchal ne fut pas plûtôt informé de la chose qu'il envoya chercher celui dont on se plaignoit, résolu de lui faire un méchant parti. Il n'avoit garde pourtant de le faire, sans en parler au Duc d'Orleans, & il contoit bien de n'y pas manquer d'abord qu'il auroit sçu de l'autre la raison pour laquelle il avoit fait la réponce que je viens de dire. L'Officier de l'Artillerie qui savoit bien qu'il avoit affaire à un homme violent, & qui n'entendoit point de raillerie, sur tout à l'égard de ceux qui prévariquoient à leur devoir, ne voulut pas aller trouver le Marêchal sans user auparavant de précaution. Il fouilla dans une cassette, & s'étant muni d'un papier il partit alors pour savoir ce qu'il desiroit de lui. D'abord que le Marêchal le vit, il lui dit sans autre compliment, qu'il alloit le faire pendre, & qu'il ne lui donnoit qu'un quart d'heure pour se preparer à la mort: Il avoit envoyé effectivement vers le Duc d'Orleans pour lui representer la necessité qu'il y avoit de faire faire cette punition, pour empêcher les autres de lui ressembler. Le Duc n'avoit garde de l'en dédire, puis que le cas le requeroit, & que d'ailleurs le Marêchal en devoit encore mieux connoître l'importance qu'un autre, lui qui étoit superieur particulier du coupable. Mais cet homme lui laissant jetter son feu sans paroître autrement ému de tout ce qu'il lui pouvoit dire, lui répondit à la fin qu'il le feroit pendre s'il vouloit, principalement si le Duc d'Orleans y donnoit les mains, mais que quand il leur auroit dit à l'un & à l'autre ce qu'il avoit à dire pour sa justification, il ne croyoit pas qu'ils allassent si vite. Le Marêchal n'entendit pas plûtôt sa réponse qu'il se mit encore plus en colere, qu'auparavant. Il lui demanda s'il ne lui avoit pas ordonné de faire provision de tant de miliers de poudre pour le siege, & s'il ne lui en devoit pas encore rester plus de la moitié. L'autre lui répondit qu'il ne disconvenoit pas de ce qu'il lui disoit, qu'il lui avouoit même que tout cela étoit vrai, mais qu'il avoit un ordre superieur, auquel il avoit cru devoir obeïr. Le Marêchal entendant parler d'ordre superieur, craignit qu'après avoir fait tant de bruit il n'en eut encore le dementi. Il ne se put imaginer autre chose à ce qu'il venoit d'entendre, si-non que c'étoit du Duc d'Orleans qu'il vouloit parler. Ainsi le prenant à l'heure même sur un autre ton, il eut bien voulu retenir les paroles qu'il croyoit avoir lâchées imprudemment, après ce que l'autre venoit de lui dire. Il n'eut pas le tems de lui demander d'éclaircissement de ses soupçons, l'homme qu'il avoit envoyé vers le Duc d'Orleans étant rentré en même tems dans sa tante, il le regarda plûtôt pour découvrir sur son visage ce qu'il avoit à craindre ou à esperer, qu'il ne prit soin de le demander à celui à qui il venoit de témoigner tant de mal. Il n'y vit rien de fâcheux, & en étant encore plus assuré par sa réponse, qui fut que le Duc d'Orleans lui mandoit de faire tout ce que bon lui sembleroit, il reprit en même tems son premier air & dit à celui qu'il venoit de condamner devant tant de monde, qu'il ne croyoit donc pas être assez coupable après ce qu'il avoit fait, puis qu'il joignoit encore le mensonge à l'impudence. L'homme le laissa dire sans en paroître plus étonné, ce qui rendant encore le Marêchal moins traitable, il fit un nouveau serment que devant qu'il fut on quart d'heure il ne le laisseroit pas en vie ou qu'il en mourroit à la peine. L'homme comme s'il eut été insensible, lui repartit de rechef qu'il ne l'empêcheroit pas le faire tout ce qu'il voudroit, puis que cela étoit au dessus de son pouvoir; mais que tout grand Seigneur qu'il étoit il ne croyoit pas qu'il le put faire impunément, qu'il n'avoit rien fait que par l'ordre du premier Ministre, qu'il croyoit encore plus puissant que lui, & que s'il en doutoit, il alloit le lui montrer. Il tira en même-tems de sa poche une Lettre du Cardinal qui étoit conçûë en ces termes.

Ressouvenez-vous du serment que vous avez fait lorsque vous avez été reçû dans vôtre charge. Vous avez promis au Roi de lui être fidelle. La fidélité qu'il vous demande est que vous empêchiez, autant qu'il sera en vôtre pouvoir, qu'on ne le vole. Il se fait une grande dissipation de poudre tous les ans, sans qu'on sache ce qu'elle devient. A la moindre allarme vos superieurs prennent pretexte de délivrer des ordres d'en distribuer une grande quantité, cependant ou ils ne s'executent pas, ou la distribution rentre dans leurs bourses par des detours que Sa Majesté connoit bien & qu'il n'est pas necessaire d'expliquer. En cette rencontre & en toute autre semblable faites vous reiterer toûjours vos ordres pour le moins trois ou quatre fois, cherchez quelque pretexte pour ne pas obéir promptement, autrement vous vous rendrez non seulement indigne de la recompense qui vous a été promise, mais l'on croira que vous participerez à leurs larcins.

Le Marêchal fut bien étonné à cette lecture où il se voioit designé lui même comme larron, & même comme le principal de tous les autres, puis qu'il étoit le chef de toute l'Artillerie. Cependant comme il ne vouloit pas se mettre à dos le premier Ministre, il ne voulut rien faire de son chef, après ce qu'il venoit de voir. Il en parla au Duc de d'Orleans, qui lui dit que pour un homme d'esprit comme il étoit, il lui paroissoit choqué de peu de chose; car ce Marêchal en vouloit bien autant presentement au Cardinal qu'il faisoit auparavant à son confident; s'il ne savoit pas que dés qu'on étoit d'une humeur on se laissoit aller aisément à croire des autres tout ce que l'on ressentoit en soi, que ce Ministre aimoit l'argent éperdüement, & que ce qui le lui avoit fait connoître, c'est qu'il lui avoit dit quelques jours avant que de partir que le Regiment des Gardes coutoit une infinité d'argent au Roi, & que neanmoins il ne voioit pas que les Officiers y fussent plus braves que les autres, que depuis qu'il étoit premier Ministre il n'y en avoit pas eu encore un seul de tué, d'où il jugeoit que c'étoit autant de perdu que tout ce qu'on leur donnoit.

Il est vrai que son Eminence avoit tenu ce discours à ce Prince, ou du moins qu'il lui avoit dit quelque chose d'approchant. Car comme ils parloient ensemble des depenses de l'Etat, il lui avoit dit en lui parlant de ce Regiment qu'à la dépense qu'il faisoit au Roi il ne s'y pouvoit sauver qu'en revendant les charges lors qu'il viendroit à en vaquer quelqu'une; mais comme on lui connoissoit déja du penchant au ménage, pour ne pas dire quelque chose de pis, & qu'on prend plaisir à gloser sur les parolles de ceux en qui l'on trouve quelque chose à redire, le commentaire avoit servi le texte de si prés qu'il n'y avoit que ceux qui y avoient été presens, qui fussent veritablement comment les choses s'étoient passées.

Le Marêchal ne se paya point de cette reponse. Il repartit au Duc que de quelque humeur que fut ce Ministre il ne falloit point souffrir, à ce qu'il croioit, qu'un petit Officier, sous pretexte de lui plaire, s'ingerât de desobéïr à ses superieurs; que cette desobéïssance avoit même de soi quelque chose que les autres n'avoient pas, qu'il y alloit du salut de l'armée, & que si Picolomini eut sçu cela, & qu'il en eut proffité, il ne vouloit que lui pour juge de ce qui en seroit survenu; qu'il y avoit encore plus d'intérêt que lui, lui qui étoit Général, que son honneur en dépendoit, c'est pourquoi il n'avoit rien à lui dire. Le Duc vit bien qu'il tâchoit de lui mettre le feu sous le ventre, afin de lui faire faire sa propre cause de la sienne. Cependant comme il s'en falloit bien qu'il ne fut toûjours aussi complaisant qu'on l'eut bien desiré, il lui dit pour toute réponse qu'il ne vouloit rien empiéter sur sa charge, & que s'agissant en cette rencontre d'un délit, commis par l'un de ses Officiers, il le laissoit le maître de lui ordonner telle punition qu'il jugement à propos. Le Marêchal ne fit pas semblant de voir, qu'il y avoit plus de malice à sa reponse, que de bonne volonté, comme il sembloit vouloir qu'on le crut, & ayant fait mettre cet homme entre les mains du Prevôt il se trouva étranglé la nuit sans qu'on ait jamais pû sçavoir au vrai, si ce fut cet Officier qui s'en deffit, ou si quelque autre personne lui prêta la main pour lui rendre ce service. On publia pourtant tout autant que l'on put que c'étoit le desespoir qui lui avoit fait attenter lui même à sa vie. Mais si cela est on avoit bien voulu lui prêter une corde & un clou pour se pendre au plancher d'une méchante maison, où ce malheureux avoit fini sa vie.

Cette affaire n'eut gueres fait de bruit sans les circonstances qui l'avoient précedées, mais comme elles avoient fait beaucoup d'éclat, cette mort n'en fit pas moins. Comme on prend même beaucoup de plaisir à médire, on prit sujet de là de repandre dans le monde que le Marêchal avoit été bien aise de se delivrer d'un témoin incommode. C'étoit marquer un grand penchant à la medisance, que de tenir un tel discours, puisque bien loin qu'on lui pût faire aucun reproche dans sa charge, jamais homme ne l'avoit exercée avec plus d'integrité ni moins d'intérêt. Aussi tout ce qu'en pouvoit croire le Cardinal partoit plû-tôt de son humeur defiante que d'aucune preuve qu'il en eut contre lui. D'ailleurs il eut été bien aise, pour en dire la verité, de pouvoir faire une querelle d'Allemand au Marêchal, pour avoir pretexte de le dépouiller de sa charge. Il convoitoit déja des yeux & du coeur tout ce qu'il y avoit de grand & de beau dans le Royaume, & comme ce morceau n'étoit pas vaquant, tous les jours, il en avoit bien autant d'envie que de tout le reste. Ce n'est pas qu'il lui fut propre à lui même, quoi qu'on eut veu auparavant un homme revêtu de la Pourpre aussi-bien que lui être Amiral de France, & Général d'Armée en Piemont. Mais il avoit des neveux & des nieces à qui il pretendoit faire part de sa fortune, & qu'il vouloit faire venir en France tout au plûtôt, afin de les y établir le plus avantageusement qu'il pouroit.

La poudre ne manqua pas à l'Armée après la punition qui venoit d'arriver. Celui qui eut la place du deffunt ne se fit pas presser pour en donner. Mais elle ne servit de tout cette Campagne qu'à tirer aux moineaux. Picolomini après s'être avancé jusques à la portée du canon de nos lignes, comme s'il eut dessein de les forcer, se retira sans oser rien entreprendre. Gravelines ne tint plus gueres après cela, & s'étant renduë le 28 de Juillet nous demeurâmes encore quelques jours devant cette place, pour en faire reparer les fortifications. Quand elles furent achevées, nous fîmes semblant alors d'en vouloir aux autres places maritimes de Flandres, afin d'attirer toutes les forces ennemies de ce côté là. Nos bons amis les Hollandois, avec qui nous agissions de concert, tinrent la mer, cependant, comme s'ils n'eussent eu aucun dessein de leur chef. Les Espagnols se laisserent surprendre à ces fausses apparences, tellement que lors qu'ils y pensoient le moins ils les virent tomber sur le Sas de Gand. Ils y voulurent courir pour le sauver, mais y étant arrivés trop tard, ils eurent le regret de le voir rendre le 7. de Septembre.

Pour nous nous finîmes nôtre Campagne par la prise de l'Abbaye de Houatte & de quelques autres Forts que les ennemis avoient pris soin de fortifier, pour nous empêcher l'entrée de leur païs. Ce fut la dernière Campagne que je fis dans les Gardes, & étant entré dans les Mousquetaires un mois ou environ après être arrivé à Paris, je crus que ma fortune étoit faite, puisque j'étois enfin parvenu à ce que je desirois le plus. Je ne saurois bien representer la joye que j'en eus, me croyant déja quelque chose, quoi que je ne fusse encore rien. Je me fis valoir ensuite autant que je pus auprès des Dames dont le secours ne m'avoit pas été indifferent depuis que j'étois venu de Bearn. Je comptois même de faire fortune aussi-tôt par leur moyen que par les armes, & comme j'étois encore jeune, & que je n'avois pas toute l'expérience que je puis avoir presentement, mon esperence étoit fondée bien plûtôt sur la bonne opinion que j'avois de moi même que sur tout le reste. Cependant si j'étois à recommencer je n'eusse pas fait mon compte tout à fait là-dessus. Quelque bonne mine que je pusse avoir il y en avoit une infinité à la Cour & dans Paris qui me valoient bien. Aussi, si j'avois eu quelque bonne fortune jusques là j'en étois redevable bien plûtôt à la foiblesse que je trouvois parmi le beau sexe, & dont, ne lui en deplaise, il est tout rempli, qu'à aucune de mes prétenduës belles qualitez. Cependant il faut que j'avouë à ma confusion une étrange pensée que j'avois de toutes les femmes en général; je n'en croiois pas une à l'épreuve de mes fleurettes, & parceque j'en avois trouvé quelques-unes qui avoient pris plaisir à les écouter, je contois qu'il en étoit de même de toutes les autres. Il ne falloit neanmoins que me ressouvenir de mon Angloise pour en avoir une autre opinion. Mais comme on est ingénieux à se tromper soi même, principalement quand il y va de sa satisfaction, ou je la rajois du nombre des femmes raisonnables quand je venois à y penser, ou j'en attribuois la faute au peu d'experience que j'avois alors, & dont je croiois bien être revenu depuis ce tems là.

Le Cardinal Mazarin persevera cependant, à vouloir avoir la Compagnie de Mousquetaires pour l'ainé des Manchini que l'on commença à voir à la Cour. Il étoit bien fait & de bonne mine, & sentoit son homme de qualité, comme il l'étoit effectivement. Car la Maison Manchini n'est pas une des moindre parmi la Noblesse Romaine, quoi que dans la medisance qui s'éleva bien-tôt après contre son Eminence, elle ne fut pas épargnée non plus que la Puissance & la personne de ce Ministere. Mr. de Treville qui pour avoir perdu le feu Roi qui avait été son soutien, contre les assauts que lui avoit livré le Cardinal de Richelieu, n'avoit rien rabattu de sa fierté, crut qu'après avoir resisté à la puissance d'un homme comme celui là, il pourroit bien resister encore à celle de celui-ci. Ainsi n'étant pas plus complaisant envers l'un qu'il l'avoit été envers l'autre, il tint ferme contre lui, sans vouloir écouter toutes ses promesses. Il répondit à ceux qui lui en parlerent de sa part, que cette charge lui ayant été donnée comme le prix de ses bonnes actions, il vouloit la conserver tout autant qu'il auroit un moment de vie. Il étoit bien aise que Sa Majesté, dont il n'avoit point l'honneur d'être connu particulierement, comme en effet il étoit impossible que ce jeune Prince connut encore personne à l'âge qu'il avoit, il étoit bien aise, dis-je, que Sa Majesté l'en trouvant révêtu à sa Majorité, il se put informer de ceux qui approcheroient alors le plus près de sa personne, des raisons qui avoient pû obliger le feu Roi son pere à l'en révêtir plûtôt qu'un autre.

Cette réponse ne plut point au Cardinal, qui ne voioit point de poste plus propre que celui là pour son neveu, & qui vouloit l'y placer à quelque prix que ce fut. Il voioit que le Roi, tout enfant qu'il étoit, se portoit déja aux grandes choses, & que cette Compagnie avoit bien la mine de faire un jour ses delices, comme elle les fit effectivement. Mais si son Eminence agissoit par ces vûës, elles étoient communes à Treville. Il avoit un fils qui étoit à peu près de l'âge de Sa Majesté, & il esperoit bien l'établir à sa place avant que Dieu vint à le retirer du monde. Neantmoins le Cardinal lui ayant declaré la guerre secretement, il fit tout ce qu'il put auprès de la Reine pour l'obliger à lui faire commandement de se deffaire de sa charge. Le pretexte qu'il en prit fut qu'il avoit quantité d'amis dans les gardes, & qu'étant comme maître par là & par la Compagnie qu'il commandoit de la personne de Sa Majesté, il seroit en pouvoir d'en abuser quand bon lui sembleroit. La Reine qui avoit toûjours fait beaucoup de cas de Treville ne crut pas à propos de donner dans ces soupçons. Elle se ressouvenoit que bien loin que cet Officier eut jamais épousé aucunes brigues, il avoit toûjours signalé sa fidelité par un attachement inviolable à la personne du Roi; elle se ressouvenoit même que c'étoit ce qui lui avoit attiré sa persecution; d'où elle concluoit que ce seroit une injustice à elle, de le traiter comme le Cardinal le prétendoit.

Ce Ministere n'étoit pas encore assez bien établi auprès de cette Princesse pour l'obliger à se faire une necessité de son Conseil; ainsi feignant que ce qu'il lui en disoit n'étoit que l'effet de son zéle, il remit la poursuite de cette affaire jusques à un tems plus favorable. Il prit grand soin cependant de faire remarquer à Sa Majesté tout ce qui pouvoit seconder son intention, & comme Treville étoit un homme franc, & qui se croioit à couvert de tout soupçon par sa fidelité, il ne tint pas aloi qu'il ne fit interprêter en mal quantité de ses actions qui étoient non seulement fort innocentes, mais qui partoient encore d'une bonne intention. Toute nôtre Compagnie fut cela par quelques parolles que Mr. de Treville ne put retenir, & comme il n'y avoit pas un Mousquetaire qui ne l'adorât pour ainsi dire, s'il y en avoit quelqu'un de nous qui se trouvât par hazard sur le chemin où passoit le Cardinal, il s'en detournoit en même tems, pour n'être pas obligé de lui rendre le respect qui lui étoit du. On le fit remarquer à son Eminence, qui comme il étoit tout politique, ne fit pas semblant d'y prendre garde. Il savoit que s'il venoit à faire connoître qu'il en eut connoissance, il seroit contraint d'en faire paroître quelque ressentiment. Or il consideroit que cela alieneroit l'esprit de cette Compagnie de son neveu, & que ce seroit le moyen, s'il réussissoit jamais dans ses desseins, de lui en faire avoir la haine au lieu de l'amitié.

Pendant que cela se passoit, je devins amoureux d'une jeune Dame de condition qui étoit assez jolie, mais qui croyoit l'être encore beaucoup plus qu'elle ne l'étoit effectivement. Elle avoit sur tout un si grand foible de se voir donner de l'encens, que ses Domestiques qui connoissoient son deffaut en profitoient si bien qu'il n'y en avoit pas un qu'elle n'eut enrichi. Tout leur merite cependant ne consistoit qu'en ce qu'ils lui savoient débiter adroitement leurs fleurettes. Celui qui l'admiroit le plus & qui avoit le plus de complaisance pour elle, en étoit le mieux venu. Je reconnus bien-tôt son foible, aussi bien que les autres, & comme j'en étois amoureux, il ne me fut pas difficile de m'établir assez bien dans son esprit. Je n'eus pas de peine à lui dire qu'elle étoit belle, parce qu'elle sembloit telle à mes yeux. Enfin quoi que je n'admirasse pas également quantité de choses qu'elle faisoit, je ne laissai pas de faire comme si je les eusse admirées, parce que je voyois bien que c'étoit-là le chemin que je devois prendre, si je voulois continuer de lui plaire. Elle étoit veuve & n'avoit été que dix-huit mois en ménage avec son mari. Il avoit été tué à la Bataille de Rocroi, & quoi qu'il y eut déjà assez long-tems qu'elle fut veuve pour songer à se remarier, la pensée ne lui en étoit pas encore venuë, parce qu'elle n'avoit pas été trop heureuse avec lui. Comme il avoit une maîtresse, quand il l'avoit épousé, il n'en avoit pas fait tout le cas qu'il devoit. Il avoit continué à voir l'autre, & cela lui avoit été d'autant plus sensible qu'elle ne manquoit pas de bonne opinion d'elle-même. Elle avoit cru, comme c'étoit la verité, meriter toute sa tendresse, aussi le peu de justice qu'il lui avoit renduë lui eut fait prendre sans doute la résolution de ne s'exposer jamais à pareille chose que celle qui lui étoit arrivée, si elle eut pû s'abstenir de recevoir de l'encens.

Il étoit dangereux de s'embarquer avec une telle femme, & c'étoit un écueil tout assuré pour une personne qui eut été né jaloux. Mais comme je ne me sentois aucune disposition à une passion si fatale au repos des hommes, je ne laissai pas de poursuivre ma pointe, dans la vûë de mêler ses richesses avec ma gueuserie. La Dame étoit extrêmement riche, qualité qui m'acommodoit bien autant que sa beauté, quoi que je n'y fusse pas indifferent. Je contois d'ailleurs que si elle étoit jamais ma femme, je la ferois revenir bien-tôt de ses foiblesses, sur tout parce que je pretendois en user si bien avec elle, qu'elle prendroit aisément confiance en moi. Je fus le premier, si je l'ose dire, qui lui fis naître le dessein de changer son état de veuve en celui de femme mariée. Je lui plus par le debut que j'eus avec elle. Je lui avouai franchement que si elle vouloit m'écouter elle feroit ma fortune de toutes façons, qu'ainsi la reconnoissance & l'amour agissant en moi egalement elle pouroit conter que je l'aimerois bien moins en mari, qu'en amant. Elle trouva de la bonne foi dans ce compliment, moi qui different de ceux de mon païs, qui ne sont jamais pauvres si on les en veut croire, convenois sans en être pressé, qu'il n'y a un pas grand fonds à faire sur les lettres de change qui me venoient de Bearn. Ainsi mes affaires allant tous les jours de mieux en mieux auprès d'elle, je commençois déja en moi-même à regler l'equipage que j'aurois quand nous serions une lois mariez ensemble, lors que je vis s'elever une cruelle guerre contre moi; elle ne me vint pas de la part de mes rivaux, quoi que j'en eusse un bon nombre, & même de personnes de grande condition, & d'un merite assez destingué pour me faire apprehender avec raison. Le plus redoutable de tous ces rivaux étoit le Comte de... qui aussi-bien que moi en vouloit au mariage, & qui outre qu'il étoit parfaitement bien fait, tenoit un rang à la Cour qui me devoit faire peur, aussi bien que le reste de ses belles qualitez: mais soit que la fortune s'en mêlât, ou comme je l'ai toûjours cru qu'elle eut oüi parler d'une certaine chose qui couroit à son desavantage, savoir qu'il n'avoit que l'apparence de valoir beaucoup avec les Dames, & que l'effet n'y répondoit pas, il se trouva qu'un petit Gascon l'emporta sur un des plus fameux Courtisans qu'il y eut en ce tems là.

La Dame me fit bien valoir ce triomphe dont elle eut bien diminué le prix, si elle eut voulu peut-être convenir de la vérité; mais étant trop habile pour le faire, je ne lui fit point d'enquête fâcheuse là dessus, depeur de lui faire révoquer la grace qu'elle me faisoit. Je la lui exagerai même tout autant qu'il me fût possible, afin qu'elle jugeât de la reconnoissance que j'aurois de celles qu'elle me feroit à l'avenir par les sentimens que j'avois de celles qu'elle m'avoit déja faites. Mais lors que j'y pensois le moins, l'orage dont je viens de parler s'éleva sur ma tête, & ne tarda gueres à m'écraser. Les Domestiques de la Dame voyant qu'elle ne seroit pas plûtôt remariée que ses bien-faits tariroient pour eux en même tems, commencerent à me rendre tous les mauvais offices, dont ils se purent aviser, & n'y réüsirent que trop bien. L'un lui dit que j'avois été coquet toute ma vie, & que je le serois encore tant que je vivrois, qu'elle savoit bien la peine que cela lui avoit fait du tems de son premier Mari, & que cela ne lui en feroit pas moins présentement si elle étoit si folle jamais que de m'épouser. Un autre lui dit que j'avois épousé ma première Maîtresse, & un autre que l'Angloise n'avoit eu du mépris pour moi, que parce que j'avois plus d'apparence que d'effet; que nous avions été bien ensemble, mais qu'elle ne m'avoit pas plûtôt connu qu'elle avoit jugé à propos de me casser aux gages.

De toutes ces accusations qui n'étoient pas plus vrayes l'une que l'autre, il n'y eut que la premiere qui fit quelque impression sur elle. Elle eut peur comme elle avoit oüi parler de la foiblesse qu'ont ceux qui sont d'un temperament à peu près comme on me dépeignoit, que je n'entrevinsse à ma premiere maniere de vivre, d'abord que je l'aurais épousée. Cela la fit marcher bride en main avec moi, de sorte que n'ayant pas été long tems à le reconnoître, je lui en demandai la raison sans qu'elle daignât m'en éclaircir. Comme je ne reconnoissois point d'où me venoit le coup, & même que j'étois bien éloigné de le deviner, bien loin d'y pouvoir apporter le remede qui y étoit néccessaire, je fis une faute qui rendit le mal irreparable. J'avois jugé à propos dès les commencemens de chercher à gaigner sa Demoiselle, qui selon le bruit commun avoit beaucoup de pouvoir sur son esprit. C'étoit une fille d'assez bonne Maison, mais son Pere ayant mal fait ses affaires, elle avoit été trop heureuse dans le tems du mariage de sa Maitresse, d'entrer auprès d'elle en qualité de sa suivante. C'étoit une brune assez piquante, & comme elle tenoit quelque chose du lieu d'où-t-elle sortoit, il y en avoit beaucoup, qui personne pour personne & mettant tout le reste à part, l'eussent bien autant aimée que sa Maîtresse.

Cette fille depuis qu'elle étoit avec elle n'y avoit pas trop mal fait ses affaires, quoi qu'il n'y eut encore que trois ans, qu'elle y fut. Comme elle avoit reconnu d'abord son esprit, elle n'avoit pas manqué de la prendre par son foible, elle lui avoit dit plus de douceurs que l'amant le plus passionné, & ses complaisances avoient été si loin qu'il falloit que l'interest eut un extréme pouvoir sur elle, pour lui faire faire tout ce qu'elle faisoit tous les jours. Elle ne souffroit plus que personne lui rendit aucun service, à moins qu'elle ne fut incapable de le lui rendre elle même, elle ne la quittoit non plus que l'ombre fait le corps, & comme l'interest lui faisoit faire toutes ces choses, sans que l'amitié y eut la moindre part, elle prit d'abord de l'argent que je lui offris pour me rendre service auprès d'elle. Elle prenoit déja le sien pour récompense de ses fleurettes, mais avec l'un & l'autre elle eut pris encore celui de tout le genre humain, parce que tout ce qui pouvoit la tirer de la misére où elle s'étoit veuë avoit pour elle des charmes inconcevables.

Si ma bourse eut été assez bien garnie pour ne pas tarir si-tôt j'eusse été long tems de ses amies, tant elle avoit bon appetit, mais son avidité & mon impuissance m'en ayant fait voir le fonds bien-tôt, au lieu de me rendre les services qu'elle me promettoit auprès de sa Maîtresse, j'éprouvai avant qu'il fut peu que je n'y avois point d'ennemie plus dangereuse. Un jour qu'elle étoit couchée avec elle; car elle l'avoit mise sur le pied de la traiter plutôt comme sa soeur que comme sa suivante, elle se mit à pleurer & à sanglotter comme si elle eut perdu tous ses parens. Sa Maîtresse lui demanda aussi-tôt ce qu'elle avoit, & cette fille, qui étoit plus fourbe & plus interessée que je ne saurois dire, faisant semblant d'avoir toutes les peines du monde à lui répondre, il fallut que l'autre lui reïterât deux ou trois fois la même demande, avant que de l'en vouloir éclaircir. Enfin croyant avoir assez bien joué son Personnage, elle lui répondit que le jour approchant qu'elle alloit se donner à un nouveau Mari, elle n'y pouvoit songer sans en mourrir de douleur: elle recommença à sanglotter ou du moins à en faire le semblant, & ces feints sanglots faisant croire à sa Maîtresse que son affliction ne partoit que de l'amitié qu'elle avoit pour elle, elle lui en fut si bon gré qu'elle l'embrassa tendrement. Elle lui dit même pour la consoler que je ne me rendrois pas tellement maître de son coeur, qu'il n'y restât encore quelque place pour elle.

Cette fille qui avoit autant d'esprit qu'elle étoit méchante, & qui étoit encore plus méchante qu'elle n'étoit agréable, lui répartit que si elle s'affligeoit comme elle faisoit, c'étoit bien moins par rapport à ses propres interêts, qu'aux siens; que si elle épousoit un autre que moi, elle ne serait pas dans la peine où elle étoit présentement, parce que du moins elle se flatteroit qu'elle en seroit considerée comme elle méritoit. Elle ne lui en dit pas d'avantage, parce qu'elle savoit bien, que les plus longues parolles ne contiennent pas toûjours le venin le plus subtil, mais lui laissant faire là dessus les reflexions qui lui étoient inévitables, sa Maîtresse lui demanda bien-tôt ce qu'elle vouloit dire par là. Cette fille qui pour mieux jouër son rolle avoit feint jusques là de prendre mon parti auprès d'elle, lui dit alors que si l'état où elle étoit lui permettoit de se jetter à ses pieds, elle le ferait sans perdre de tems pour lui demander pardon de sa méprise, qu'elle lui avoit soutenu quand on lui avoit dit que je ne l'aurois pas plûtôt épousée que je lui serois infidele, que ceux qui portoient cette accusation contre moi ne le faisoient que pour ne me pas connoître, ou pour me vouloir du mal, mais qu'elle changeoit maintenant de sentiment en depit qu'elle en eut, que j'étois encore plus scelerat qu'on ne pouvoit dire, desorte que sans attendre qu'il fut plus tard, elle aimoit mieux se laver les mains devant elle, que d'être cause d'un malheur irreparable, faute de convenir de la vérité.

C'étoit parler sans fard que de parler de la sorte. Cependant comme il manquoit encore une dose à son poison, pour lui donner toute la force qu'elle desiroit, & que cette dose consistoit à lui apprendre les raisons qu'elle avoit de changer si-tôt de sentiment, elle lui dit que je gardois si peu de mesures dans mes fourberies, que c'étoit à elle même que je m'addressois pour faire éclater le commencement de mon infidelité, qu'il ne tenoit pas à moi que je ne lui fisse accroire que c'étoit elle qui avoit mon coeur, pendant qu'elle n'avoit que mes complimens, qu'elle avoit feint de m'écouter afin de l'en avertir, & que quand elle voudrait, elle lui feroit entendre cette verité de ses propres oreilles. Ce fut un coup de massuë pour cette Dame que ce qu'elle lui dit, elle m'aimoit, aussi en ressentit-elle beaucoup d'affection; elle n'en témoigna rien neanmoins, parce qu'elle ne trouvoit pas qu'il lui fût glorieux de faire paroître tant de bonne volonté pour un homme qu'on lui en faisoit si indigne, cependant malgré tous les deguisemens cette fille n'eut pas eu grande peine à decouvrir ce qui se passoit dans son coeur, si les ténébres ne lui eussent derobé la veue de son visage. A ce deffaut elle ne laissa pas d'en croire ce qu'il falloit à la surprise ou elle s'apperçut un moment après que la jettoient ces parolles. La Dame demeura toute interdite, & ayant gardé un assez long silence, elle ne le rompit que pour lui demander des circonstances, qui ne lui permirent pas de douter de ce qu'elle venoit d'écouter.

Cette fille qui m'accusoit de fourberie pour mieux couvrir la sienne, & pour mieux abuser sa Maîtresse, avoit feint quelques jours auparavant ne pouvoir deffendre son coeur contre quelque mérite qu'elle disoit avoir reconnu en moi. J'avois été bien surpris de l'entendre parler de la sorte, elle que j'avois toujours reconnuë fort sage, & qui l'étoit veritablement, aussi n'étoit-ce pas par un principe tel qu'on pourroit peut-être s'imaginer qu'elle m'avoit parlé de la sorte; mais pour garder toûjours le même pouvoir sur l'esprit de sa Maîtresse qu'elle avoit eu jusques là. Elle pretendoit en me faisant donner dans le panneau qu'elle me tendoit si subtilement lui faire rompre l'engagement qu'elle avoit avec moi sans qu'il fut en ma puissance de renouer jamais avec elle. Elle ne réussit que trop bien dans ses malheureuses prétentions: Je me laissai aller, soit par complaisance, ou par crainte que j'avois de la rendre mon ennemie, à lui protester que si elle m'aimoit je ne l'aimois pas moins. Il ne tint pas même à moi que je ne lui en donnasse des marques sensibles, l'usage du monde me faisant croire que je lui pouvois donner cette satisfaction sans qu'il y allât du mien, ni que je manquasse en aucune façon à ce que je devois à sa Maîtresse. Elle étoit trop sage pour le permettre, & trop méchante en même temps pour me faire croire que le refus qu'elle en faisoit dût m'ôter l'esperance de ne pas mieux réussir une autrefois. Nous en demeurâmes là pour ce coup, & la force de mon temperament & un peu d'honneur me faisant entreprendre la premiere fois que je la revis de lui parler toûjours sur le même ton, je ne fus gueres sans m'en repentir. Je ne pouvois effectivement prendre mon temps plus mal que je faisois alors, elle avoit fait cacher sa Maîtresse sous une tapisserie, d'où elle pouvoit entendre & voir, tout ce que je pouvois lui dire ou faire sans que je pusse découvrir aucunement où elle étoit. Cette Dame sortit alors de sa niche, & qui fut bien surpris ce fut moi, quand je la vis devant mes yeux. L'étonnement où j'étois me rendit si interdit que je n'eus pas l'esprit de deviner la piece qui m'étoit faite, & quand j'eusse été surpris en faisant l'action du monde la plus noire je n'eusse pas été plus confus. Je n'eus pas la force de dire une parolle, de sorte que la Dame me fit mille reproches, sans que je trouvasse un seul mot pour m'excuser. Enfin je crois que je fusse encore demeuré muet tant que j'eusse été là, si ce n'est qu'elle finit son discours par une deffense qu'elle me fit de remettre jamais le pied dans sa Maison. Si je n'eusse été qu'amoureux peut-être lui aurois-je obeï sans oser lui répondre, mais comme il y alloit de ma fortune, aussi bien que du repos de mon coeur, à lui faire révoquer cette deffense, je pris la parolle & lui dis tout ce que je crus capable d'adoucir son ressentiment. Si je lui eusse dit la pure verité peut-être en fus-je venu à bout; mais comme je croyois indigne d'un honete homme d'aller se vanter des avances de la Demoiselle, je lui tus cette circonstance qui étoit seule capable de me justifier dans son esprit; car elle lui eut fait connoitre sa malice qu'elle n'avoit garde de croire au point qu'elle étoit. La Dame sortit de la Chambre en même tems sans me vouloir écouter d'avantage, & tout mon reconfort n'étant plus que dans sa Demoiselle, que j'accusois bien en moi même d'être cause de mon malheur, mais non pas dans le sens qu'elle l'étoit, je la conjurai de se servir du credit qu'elle avoit sur son esprit pour me rétablir dans ses bonnes graces. Elle me répondit pour m'oter même toute sorte d'esperance, qu'elle ne me promettoit pas de pouvoir rien obtenir sur elle, après ce qui venoit d'arriver, qu'elle auroit même peut être besoin elle même d'un intercesseur pour y faire sa paix, parce qu'elle la voyoit si fort en colere qu'elle ne se souvenoit pas qu'elle y eut jamais tant été. Enfin tout ce que j'en pus tirer fut qu'elle agiroit pour moi selon la disposition où elle la trouveroit.

Je ne pus lui rien dire, parce que je trouvois quelle avoit raison, & que je croiois même que la Dame devoit être tout aussi en colere contr'elle que contre moi. Il est aisé de juger après tout ce que je viens de dire, que je fus bien-tôt sacrifié par cette fourbe. Elle me dit quelques jours après qu'il n'y avoit plus de retour pour moi à la misericorde de sa Maîtresse, & que bien loin de me vouloir pardonner elle ne vouloit pas seulement entendre parler de mon nom. Je n'eus pas de peine à le croire, parce que l'ayant trouvée par hazard dans deux ou trois maisons où j'allois, à peine fit-elle semblant de m'avoir jamais connu. Elle n'y mit plus même le pied, depeur de m'y retrouver une autrefois; de sorte que me voyant donner mon congé si cruellement, j'en conceus tant de melancholie que je ne tardai gueres à m'en ressentir. Il me prit une fievre lente qui me défigura étrangement. Je crus que je devois me faire voir à elle, en cet état, & qu'il seroit capable de lui donner de la compassion. Mais il en arriva tout autrement que je ne pensois, la Dame ne voyant plus rien en moi qui lui fut agréable, ne me regarda pas, ou du moins si elle le fit, ce ne fut que pour m'en mépriser encore d'avantage. J'en eus un dépit qu'on ne sauroit exprimer, & bien que j'eusse peine à me consoler d'avoir ainsi manqué ma fortune, je resolus de ne pas essuyer d'avantage ses mépris, puisqu'aussi bien cela ne me serviroit de rien. C'est beaucoup quand on peut une fois gagner cela sur soi. On vient bien-tôt à bout de tout le reste, & c'est ce qui m'arriva heureusement. Je trouvai que je devois mépriser qui me méprisoit, & qu'il y avoit assez d'autres femmes pour me consoler de celle là.

Je gueris ainsi peu à peu, & le jeu où je m'adonnai & où je continuai de trouver du secours, dans la rareté des lettres de change qui me venoient de mon païs, ne contribua pas peu à me procurer la guerison. Je gagnai au trictrac d'une seule sceance au Marquis de Gordes fils aine de Mr. de Gordes Capitaine des Gardes du Corps, neuf cent Pistoles. Il m'en paya trois cent comptant qu'il avoit sur lui, & comme on étoit fort exact en ce tems là comme on l'est encore aujourd'hui parmi les honnêtes gens, de paver ce que l'on perdoit sur sa parolle, les six cent autres me furent envoyées le lendemain matin à mon lever. Je fis un bon usage de cet argent, & en même tems beaucoup d'amis. J'en pretai à quantité de mes camarades qui n'en avoient point, & Besmaux qui étoit toûjours dans les Gardes & qui n'étoit pas trop à son aise, ayant oüi parler de ma fortune, me pria de le traiter comme les autres. Je le fis volontiers, quoi qu'il n'y eut pas grande ressource avec lui, & même que sa maniére de vivre & la mienne fussent toutes differentes l'une de l'autre. Il s'étoit mis sur le pied de ce qui s'appelle breteur, & cela lui avoit aidé à subsister dans son indigence. Ce secours ne l'avoit pas pourtant tiré si bien de la necessité qu'on ne l'eut veu souvent sans savoir où prendre le premier sol pour aller dîner. Quand j'y pense & que je le vois maintenant si opulent je ne puis assez admirer les divers effets de la fortune, ou plûtôt de la divine Providence, qui prend plaisir à humilier les uns & à élever les autres, quand bon lui semble. Car enfin pendant que celui-ci a amassé des biens immenses, le Comte de la Suse dont il a eu la plûpart des Terres est tombé dans une si grande pauvreté que peu s'en faut qu'il ne soit réduit à aller mourir à l'Hospital. L'un avoit néanmoins plus à depenser en un jour que l'autre en toute l'année, & même quand je dirois trois fois on ne pouroit pas m'accuser de mentir.

Ayant ainsi répandu une partie de mon argent, je me servis de l'autre pour tâcher de m'avancer. Je n'oubliai pas aussi de faire ma Cour aux Dames, & comme je n'avois pas oublié si bien celle dont je viens de parler que je ne m'en ressouvinsse encore quelque fois, je revis sa Demoiselle pour lui demander si elle ne lui avoit point reparlé de moi. La reponse que j'en eus ne me fus pas plus avantageuse que la précedente. Je m'en consolai facilement, & voulant en reconter à la Demoiselle & en tirer toûjours pied ou aile, pour me dedommager d'autant de la perte qu'elle me causoit, je fus tout surpris de la voir toute autre que je ne l'avois vûë jusques-là. Elle me fit réponse que je m'y prenois trop tard, pour la gaigner, & qu'après l'avoir négligée comme j'avois fait, il n'y avoit plus rien pour moi à espérer auprès d'elle. Je crus qu'elle ne parloit ainsi que pour m'obliger à lui témoigner plus d'empressement, & comme à l'âge où j'étois l'on est toûjours amoureux auprès d'une jolie fille, je n'eusse pas eu de peine à lui témoigner que je l'étois éperdüement, si elle m'eut voulu écouter. Mais comme elle ne l'avoit jamais été de moi, quelque semblant qu'elle en eut fait, elle fut si indifferrens à toutes les marques que je lui en pus donner, qu'il ne me fut pas difficile de reconnoître que j'avois été sa duppe.

La fin de l'année 1644. & le commencement de l'année 1645. s'étant passez de la sorte, je me preparai à faire la Campagne sous le Duc d'Orleans que la Cour renvoioit en Flandres. Le Cardinal Mazarin qui étoit bien aise de demeurer seul à la tête des affaires, l'y renvoioit encore cette année là, sous pretexte de lui faire honneur. Il étoit bien aise de l'amuser par ce vain commandement, & l'Abbé de la Riviere qui avoit beaucoup de credit auprès de ce Prince y donnoit les mains moiennant des benefices qu'il obtenoit de tems en tems du Cardinal; aussi bien que de bonnes pensions. Son Eminence eut bien voulu pouvoir amuser de même Mr. le Prince; mais comme c'étoit un autre esprit que le Duc d'Orleans il n'étoit pas homme à donner si grossierement dans le panneau. Il vouloit avoir part à tout ce qu'il faisoit, & il se maintint dans cette possession jusques à la fin de ses jours. Et en effet quoi que le Cardinal en qualité de premier Ministre parut seul donner tout le poids aux affaires, il n'osoit rien entreprendre de consequence qu'il ne l'eut concerté auparavant avec lui. Le Duc d'Anguien cependant étoit toûjours à la tête d'une armée, & comme le succès qu'il avoit eu à la Bataille de Rocroy avoit été suivi de quantité d'autres qui avoient encore augmenté sa reputation, il se trouvoit que le pére tout considerable qu'il étoit par lui même l'étoit moins, cependant par là presentement qu'il ne l'étoit par son fils. Ce jeune Prince après avoir cueuilli des lauriers en Flandres en avoit moissonné en Allemagne ou il avoit remporté une grande Victoire auprès de Fribourg. Elle lui étoit même d'autant plus glorieuse qu'elle avoit été long-tems disputée, & qu'il y avoit fait le devoir de Soldat, aussi bien que celui de capitaine.

Cette grande gloire ne plaisoit point du tout au Cardinal, parce que le pére en étoit plus hardi à demander, & lui plus timide à refuser. Il voioit que chacun couroit après ce jeune Duc & qu'il sembloit que tous les autres ne fussent plus rien au prix de lui. Son Eminence qui avoit une infinité de ruses en partage, mais de ces ruses qui sont plus d'un petit particulier que d'un grand Ministre, voyant que le Prince de Condé étoit trop sage pour faire jamais un faux pas qui lui donnât prise sur lui, gagna une personne de grande qualité pour faire faire au fils ce qu'il ne pouvoit esperer du pere. Cette personne avoit beaucoup de part à sa confiance, par un certain rapport d'humeur qui se trouvoit entr'eux. Ils avoient tous deux beaucoup d'esprit, & ils avoient encore d'autres qualitez assez approchantes les unes des autres, ce qui les rendoit plus unis. Il étoit assez difficile de se deffier d'un homme comme celui là, sur tout ayant l'esprit de faire venir les choses de loin & comme s'il n'y eut pas pensé. Au reste le Cardinal, qui consideroit que s'il y avoit quelque chose qui fut capable de porter coup à la fortune du pere & du fils, ce devoit être s'il leur arrivoit de se brouiller avec le Duc d'Orleans, il y travailla de concert avec l'Abbé de la Riviere. Le Prince de Condé qui étoit un grand Politique s'aperçut bien-tôt de leur dessein. Il en avertit son fils & lui recommanda d'y prendre garde. Il tâcha cependant de gagner l'Abbé de la Riviere, & lui faisant connoître qu'il ne trouveroit pas moins d'avantage avec eux qu'il feroit avec le Cardinal, il le retira peu à peu des engagemens qu'il avoit avec lui. Cela déconcerta son Eminence, & comme il n'esperoit presque plus rien de ce côté là, il arriva une chose qui eut été capable de rallumer son esperence si le Prince de Condé n'y eut remedié par sa sagesse. Le M. de... étoit bien avec le Cardinal, & c'étoit de lui qu'il se servoit pour faire faire quelque faux pas au Duc d'Anguien. Au reste celui-ci après avoir imprimé à ce jeune Prince peu de respect pour la personne du Duc d'Orléans le laissa sur sa bonne foi, dans l'esperance que ses conseils auroient leur effet en tems & lieu. Le Duc ne s'apperçut point du piége, & le même M. de... lui ayant dit qu'il y auroit une debauche ce jour là au Palais d'Orleans il le convia de s'y trouver, afin d'en avoir sa part. Il lui promit d'y aller lui même, & y il fut effectivement après l'y avoir donné rendez-vous. Cependant comme il étoit plus des amis du Cardinal que des siens, il ne fut pas plûtôt à ce Pallais qu'il y fit donner ordre de n'y laisser entrer personne, sous pretexte qu'ils étoient assez bonne Compagnie pour ne pas avoir besoin de surcroit.

Le Duc d'Orleans ne songea point au Duc d'Anguien, ou s'il y songea, il crut que sa qualité le mettant au dessus de cette deffense, ses gardes n'y auroient aucun égard. Cependant soit qu'un exempt eut été gaigné ou qu'il se montrât circonspect à faire tout ce qui lui étoit ordonné, le Duc ne se presenta pas plûtôt dans la salle qu'il s'en fut au devant de lui pour lui annoncer le commandement qu'il avoit reçû. Le Duc lui repondit en se moquant de lui que ce commandement regardoit les autres, & qu'il n'y avoit aucune part. L'exemt lui repartit qu'il étoit indifferement pour tout le monde, & lui ayant voulu barer le passage de l'appartement où étoit son maître, le Duc s'en trouva si scandalisé, qu'il lui arracha son bâton des mains, le cassa devant lui, & lui en jetta les morceaux au visage. Toute la Salle prit part à l'affront que recevoit cet Officier, qui n'avoit fait que son devoir, après le commandement qu'il avoit reçû de ne laisser entrer personne. L'on entendit aussi-tôt un murmure universel qui eut été peut-être suivi de quelque soulévement, si le Comte de St. Agnan, qui étoit alors Capitaine des gardes du Duc d'Orleans, ne fut sorti de la chambre de son maître pour voir ce que c'étoit. Comme il étoit grand courtisan, & que s'il aimoit à se battre ce n'étoit pas contre le Duc d'Anguien, il donna en même tems le tort à son exemt. L'exemt se retira voyant que celui à qui il appartenoit de le soutenir, étoit le premier à le condamner. Le Duc d'Orleans ne fut pas neanmoins du sentiment de son Capitaine des gardes, & l'on eut eu bien de la peine à le faire revenir de la pensée où il étoit que cet affront s'addressoit à lui plûtôt qu'à un autre, si ce n'est qu'il étoit homme à se laisser prevenir. Mr. le Prince gaigna ceux qui approchoient le plus près de la personne, pour lui faire oublier ce que lui avoit fait son fils. Je ne le pardonna pas neanmoins au Comte de St. Agnan, & comme celui-ci s'en fut apperçu, il vendit sa charge & acheta chez le Roi celle de premier gentilhomme de la chambre. Il ne fit pas trop mal comme la suitte l'a fait voir, puisque s'il fut toûjours demeuré chez le Duc il ne fut jamais devenu Duc & Pair comme il a été depuis.

Le Cardinal fit tout ce qu'il put sous main pour apporter de l'obstacle à cette reconciliation; mais le Duc d'Orleans qui avoit cela de propre qu'il haïssoit les Ministres ne vit pas plûtôt qu'il s'en mêloit qu'il leva les difficultez qu'il y apportoit auparavant. Ceux qui n'aimoient que le trouble furent fâchés de sa condescendance. Il y en eut plusieurs qui accuserent le Comte St. de Agnan de foiblesse, pendant que ceux qui avoient plus de jugement & moins de passion trouverent qu'il s'étoit tiré bien heureusement d'un pas aussi delicat que celui où le hasard l'avoit engagé.

Nous entrâmes en Campagne sur ces entrefaites; & je demandai d'être du détachement des Mousquetaires que le Roi envoyoit en Flandres. Pour ce qui est du Duc d'Anguien, il retourna en Allemagne où le Vicomte de Turenne s'étoit laissé surprendre à Mariandal. Le Général Merci lui avoit donné là un tour de son metier, & après avoir tenu la Campagne pendant le coeur de l'hiver, il avoit feint d'aller prendre des quartiers d'hiver bien loin, afin de le surprendre plus facilement. Le Vicomte de Turenne l'avoit cru de bonne foi, & ayant trouvé à propos d'y envoyer les siennes, Merci étoit revenu sur ses pas & l'avoit deffait sans peine parcequ'il étoit separé. Cette deffaite faisoit que nous n'osions plus montrer le nés en ce pays là, & il y falloit un Général de la réputation du Duc d'Anguien pour y rassurer les trouppes qui en étoient toutes effrayées.

Mercy sachant qu'il alloit avoir affaire à lui, & que son courage, ne trouveroit rien d'impossible, ne pouvant pas lui deffendre le passage du Rhin, dont il étoit le maître, par la conquête qu'il avoit faite l'année precedente de la Forteresse de Philisbourg, tâcha de l'arrêter sur le Necre. Il y jetta Garnison; & comme il pretendoit que c'étoit faire beaucoup à l'égard de nôtre Nation que d'arrêter sa premiere fougue, il ordonna à ceux qu'il jetta dans ces places de se deffendre jusques à l'extremité. Le Gouverneur de Wimphem qui fut attaqué le premier, se ressouvint mal de ce commandement. L'on n'eut pas grand peine à le prendre, & l'Armée étant allée de là devant Rottembourg celui qui y commandoit se montra plus soigneux de lui obéïr. Il soutint l'assaut qui lui fut livré, dans l'esperance que de quelque maniere que les choses tournassent, il auroit toûjours le tems de se retirer sain & sauf lui & sa Garnison. Il croioit dis-je qu'il ne lui seroit pas difficile de mettre le feu au pont qu'il avoit sur cette riviere. Mais ayant été attaqué la nuit, & les gens du Duc ayant mis eux-mêmes le feu à la Ville avant qu'il eut encore songé à la retraitte, il se trouva si surpris que devant qu'il put executer son dessin, il se trouva enseveli sous les flammes.

Le Duc s'étant ainsi rendu maître de ces deux passages, ne voulut pas s'arrêter à Hailbron où les ennemis avoient jette leurs principales forces. Comme ils regardoient cette place comme un poste que le Duc ne voudroit jamais laisser derriere soi, ils l'avoient fortifié tout de nouveau, quoi qu'il le fut déja de longue main. Ils contoient qu'il lui seroit dangereux de laisser une puissante Garnison derriere lui, & qu'ainsi pendant qu'il seroit occupé à l'attaquer, ils prendroient toutes les précautions que la prudence leur suggereroit pour se tirer de danger. Mais le Duc, qui savoit qu'ils ne cherchoient qu'à l'amuser, ayant passé la riviere, au lieu de s'arréter à cette place, il les suivit de si près qu'ils ne purent gaigner Nortlinguen où ils avoient dessein de se retirer. Chacun fut étonné de leur voir lâcher le pied, après la victoire qu'ils avoient remportée à Mariendal, laquelle avoit tellement étonné nos Alliez qu'ils étoient tout prêts de nous quitter. Ils se rassurerent, nous voyant superieurs aux autres, lors qu'ils y pensoient le moins, & la Landgrave de Hesse qui commandoit elle-même les troupes du Landgrave son fils, étant venu trouver le Duc avec elles, il fut résolu d'attaquer Mercy qui avoit planté son camp sur deux Montagnes, dont il croyoit les avenues inaccessibles. Il s'y deffendit fort bien, & tint long-tems la victoire en balance. Les deux premieres charges lui furent même si avantageuses que le Duc eut cru tout perdu, s'il eut été capable de s'effrayer. En effet il vit deffaire devant lui & même prendre prisonnier le Marêchal de Grammont qui commandoit son aisle gauche; mais lui ayant donné secours en même-tems, il repara si-bien toutes choses par là, que les ennemis, qui croyoient déja avoir tout gaigné, se virent bien éloignez de leur compte. En effet ils se virent repoussez lors qu'ils ne songeoient plus qu'à poursuivre leur pointe; & trouvant le Duc par tout où ils portoient leurs pas, ils ne se purent empêcher de dire, pour rendre témoignage à sa valeur, qu'il falloit qu'il y eut autant de Ducs d'Anguien qu'il y avoit de Soldats. Leur desfaite suivit de près leur premier desavantage. Ils ne se purent plus rallier, & Mercy qui après s'être flatté de la victoire ne pouvoit se resoudre de survivre à sa disgrace, ayant voulu passer d'un aile à l'autre pour empêcher le desordre qui commençoit à y régner, il y fut tué comme il y faisoit tout ce qu'on pouvoir desirer d'un grand General. Sa mort fut suivie de tout ce qui suit d'ordinaire un malheur comme celui-là, d'autant plus que le General Gléen qui eut pû commander à sa place, avoit déja été pris prisonnier. Il fut échangé quelques jours après avec le Marêchal de Grammont que l'on n'avoit pû reprendre, quoi que l'aile qu'il commandoit y eut fait tout son possible.

Nous apprîmes ce succès dans nôtre armée, ce qui acheva de mettre le Duc d'Anguien dans une si grande réputation, que si l'on eut été du tems du Paganisme on lui eut élevé des autels, comme on faisoit autrefois à ceux qui se distinguoient du commun des hommes. Je ne sais si le Duc d'Orleans en fut tout aussi content que les autres, mais enfin je m'apperçûs qu'un Officier ayant exageré devant lui, tout ce qui s'étoit passé de ce côté là, ce Prince lui demanda d'un air chagrin, s'il y avoit été present, pour en parler aussi affirmativement qu'il faisoit. L'Officier lui répondit avec beaucoup de respect que les lettres qu'il eu avoir reçûës étoient conformes au recit qu'il en venoit de faire, mais qu'il faloit que celui qui les lui avoit écrites se fut trompé, puis que son Altesse Royale y trouvoit à redire. Cela nous fit connoitre que la jalousie étoit commune aux grands, aussi bien qu'aux autres, & personne n'osant plus parler devant lui, l'on se reserva à admirer les actions de ce jeune Prince quand on se trouveroit hors de sa presence.

Le Duc d'Orleans avoit pourtant eu sur les ennemis quelques avantages qui lui devoient faire esperer que si l'on parloit de ce jeune Prince avec éloge, on parleroit aussi de lui assez glorieusement, s'il n'avoit pas remporté à la verité une grande victoire, comme lui, il avoit du moins eu le plaisir de voir encore une fois Picolomini plier en sa presence. Ce general ayant pretendu l'arrêter au passage de la riviere de Colme, il s'y donna une escarmouche assez chaude, où il eut du pire. Cela l'obligea de se retirer plus vite que le pas, & ce petit desavantage ayant été suivi de la perte de Mardik nous fumes attaquer Bourbourg. Je me trouvai dans les premiers jours de ce siege, si animé à la poursuite des ennemis qui avoient fait une sortie sur la tranchée, que peu s'en falut que je n'entrasse pêle mêle avec eux dans la place. Cinq autres de mes camarades qui étoient à la tranchée avec moi m'ayant accompagné dans cette entreprise, nous nous trouvâmes tout aussi embarrassez l'un que l'autre, quand il nous fallut revenir. Les ennemis nous passerent pour ainsi dire par les armes, & quatre de nous étant tombez roide morts de leur premiere decharge, celui qui restoit avec moi, me dit que les plus courtes folies étoient les meilleures, & que comme il n'y avoit rien de pire que la mort, il aimoit mieux se rendre que de s'exposer au peril qu'il y avoit encore à courir à nous vouloir retirer. A ces mots il retourna vers la Ville en demandant quartier à ceux qu'il voyoit dans les dehors, mais soit qu'ils l'eussent déja couché en jouë, & qu'ils ne l'entendissent pas, ou qu'ils ne se missent guéres en peine de lui accorder ce qu'il demandoit, ils firent une nouvelle decharge sur lui & l'envoyerent tenir compagnie aux autres. Pour moi j'eus trois coups dans mes habits, & un dans mon chapeau, sans que j'eusse seulement la moindre égratignure sur mon corps. Cela me fit connoître que quand Dieu garde quelqu'un il est bien gardé, & qu'il n'y a qu'à se recommander à lui dès le matin & ne rien craindre de tout le reste de la journée. On me tira encore quelques autres coups, mais comme c'étoit de loin, ce ne fut que de la poudre & du plomb perdu. Je rentrai dans la tranchée par la tête, & y ayant trouvé M. des Essarts qui m'en avoit veu sortir, il me demanda ce qu'étoient devenus mes camarades. Je lui appris leur destinée, & comment le dernier s'étoit perdu en voulant se sauver. Il me répondit que s'il avoit su cela, il m'eut prié de le fouiller avant que de m'en revenir, parce qu'il se trompoit fort s'il n'avoit sur soi des marques de l'estime qu'une Dame de grande condition avoit pour lui. Il offrit en même tems dix Pistoles d'or à un Soldat de sa Compagnie s'il vouloit lui aller prendre dans ses poches ce qui le trouveroit. Il lui dit qu'il en étoit encore tems, & que comme on voyoit les ennemis de la tête de la tranchée, il n'y en avoit pas un qui eut osé sortir de leurs dehors. Le Soldat le voulut bien, & s'y en étant allé à l'heure même on lui tira plus de cinq cent coups de mousquet, sans que pas un l'attrapât. Il fit ce que des Essarts desiroit, & ayant pris le haut de chausse du mort sans s'amuser à le fouiller, depeur d'y perdre trop de tems, il le rapporta à la tranchée, après en avoir ôté tout ce qu'il croyoit en valloir la peine. Des Essarts ne voulut point que d'autre que lui en fit la reveuë, & en ayant examiné les lettres, avec grand soin, nous nous apperçumes à son visage qu'il y en avoit une où il prenoit plus intérêt que dans les autres. Car nous le vîmes changer de couleur en même tems, sans qu'il nous en voulut dire la raison. Ce ne fut pas manque toutesfois de la lui demander, quoi qu'il ne fut peut-être pas trop bien à nous de nous montrer si curieux.

Je crus pour moi comme je me deffiois de toutes les Dames qu'il avoit trouvé quelque lettre de sa Maîtresse, par où il apprenoit qu'elle lui avoit fait faux bond. Je le dis à l'oreille à un Officier qui étoit auprès de moi, & qui s'étoit apperçû tout aussi bien que j'avois pû faire qu'il n'avoit pas été indifférent à la lecture qu'il en avoit faite. Celui-ci me fit signe de la tête qu'il approuvoit ce que je lui disois. Cependant nous nous trompions tous deux, la chose le regardoit d'encore plus près que nous ne pensions. Si ce n'eût été qu'une Maîtresse il en eut été quitte pour en chercher quelque autre plus fidele, mais il s'agissoit d'une de ses plus proches parentes, à la conduite de laquelle il ne prenoît guerres moins de part que si elle eut été sa femme. Je le découvris sans y penser deux jours après que je fus de retour à Paris. Cette Dame que je ne connoissois que mediocrement m'envoya prier de l'aller voir, ce que je ne crus pas lui devoir refuser, parce qu'elle en valloit bien la peine. Elle me dit qu'elle avoit appris que j'étois avec le deffunt lors qu'il avoit été tué, & qu'elle me prioit de lui apprendre toutes les circontances que je savois de sa mort. Je lui répondis que cela seroit bien-tôt fait & qu'en ayant été témoin moi-même elle ne pouvoit mieux s'addresser qu'à moi, pour savoir tout ce qui en étoit. Je lui racontai en même tems tout ce que je viens de dire, je vis qu'elle rougissoit, lors que ce vint à l'Histoire du Soldat, elle me demanda même si je ne pourois point le lui amener, & lui ayant répondu que je m'en faisois fort, & que ce seroit quand elle voudroit, elle se mit à rêver un moment comme une personne qui peze une affaire dans sa tête. Enfin après un moment de silence, elle réprit la parolle, & me dit qu'elle me remercioit de ma bonne volonté, & du zele avec lequel je m'offrois de lui rendre service; que cependant après y de lui rendre service; que cependant après y avoir bien pensé, elle aimoit mieux me faire une confidence que d'avoir recours à ce qu'elle m'avoit proposé, qu'elle m'avoueroit franchement que cela lui avoit pas haï le deffunt, & que cela lui avoit fait une grande affaire avec des Essarts; qu'il falloit que ce Soldat lui eut donné une de ses lettres; mais que ne sachant ce qu'il avoit fait de son portrait, que le mort avoit sur lui, lorsqu'il avoit été tué, elle me prioit de le vouloir savoir de lui; qu'elle m'auroit même obligation de le retirer de ses mains, s'il y étoit encore, & de n'y rien épargner pour en venir à bout; que c'étoit pour cela qu'elle m'avoit dit d'abord de lui faire venir le Soldat; mais qu'après y avoir bien pensé, elle ne le jugeoit plus à propos. Je lui promis de faire ce qu'elle me disoit, & trouvant la Dame tout à fait à mon gré je m'y employai non seulement de bonne sorte, mais je resolus encore, si je pouvois, d'ocuper dans ses bonnes graces la place qu'y tenoit le deffunt.

Je fus trouver le Soldat en même tems, & comme nous avions été camarades, & que la familiarité que j'avois avec lui ne me faisoit pas avoir besoin d'user d'un fort grand circuit pour en venir où je voulois, je lui demandai sans compliment, s'il s'étoit deffait du portrait qu'il avoit trouvé au Mousquetaire qu'il étoit allé fouiller devant Bourbourg. Je vis qu'il rougissoit, & jugeant que cela ne provenoit que de la crainte qu'il avoit que je ne le fusse denoncer à son Capitaine, comme un homme qui lui avoit caché une partie de ce qu'il avoit trouvé sur le deffunt, je lui dis de mettre son esprit en repos, & que mon intention n'étoit pas de lui faire piece; que le peril où il s'étoit exposé étoit assez grand pour mériter une plus grande recompense, que celle qu'il avoit reçûë, qu'ainsi bien loin de lui vouloir ôter ce qu'il avoit pris je serois le premier à le cacher.

Je le rassurai par ces parolles, & m'ayant avoué sans user d'aucun detour qu'il savoit bien dequoi je voulois parler, il me dit franchement que si je ne voulois que cette peinture il étoit prêt de me la rendre à l'heure même, mais que si je lui demandois la boette où elle étoit renfermée, il n'étoit pas en son pouvoir de me satisfaire, qu'il l'avoit venduë avec les diamans qui étoient dessus & qui plus est qu'il en avoit encore mangé l'argent, ce qui le mettoit dans l'impuissance qu'il venoit de me dire. Je le cru de bonne foi sans l'obliger à m'en faire aucun serment. Je savois qu'il avoit assez bon appetit pour cela, & que quand même c'eut été quelque chose de bien plus grande conséquence il en fut encore venu à bout tout aussi facilement que de celle là. Cependant comme je croiois que c'étoit à la peinture que la Dame en vouloit plûtôt qu'à tout le reste, je le priai de me la donner. Il le fit, & n'ayant pas eu la curiosité de la regarder, tant j'étois pressé de la porter à cette Dame, je la laissai enveloppée dans du papier tout comme il me la donnoit. La Dame ne me vit pas plûtôt qu'elle me demanda si mon message avoit été heureux. Je lui répondis qu'il ne l'avoit pas été tout à fait, mais que du moins elle auroit une partie de ce qu'elle demandoit, que le Soldat ne m'avoit pû rendre la boette, parce qu'il en avoit disposé; mais que je lui rapportois la peinture. Elle me répartit que cela suffisoit, & l'ayant developée en même tems elle fut toute surprise de trouver, au lieu de son portrait, celui d'une rivale dont elle avoit été extrémement jalouse. Le deffunt ne lui avoit jamais voulu avoüer la vérité; mais n'en pouvant plus douter après ce qu'elle voioit présentement, elle me dit d'un air naturel, & qui faisoit voir qu'elle pensoit ce qu'elle me disoit, ha! que les hommes sont fourbes & que les femmes sont foles de se fier à eux. Je lui demandai ce qu'elle vouloit dire par là, & si pour en connoitre un infidele elle devoit soupçonner tous les autres de lui ressembler. Elle me répondit que puisque celui dont elle parloit l'étoit bien tous les autres le pouvoient bien être, qu'elle vouloit que moi pour témoin de ce qu'elle valloit, & que sans se venter elle croioit que si on la quittoit pour une autre il pouvoit bien arriver la même chose à celles qui étoient cause qu'on lui faisoit infidelité. Elle m'expliqua en même tems cet enigme, où je n'eusse rien compris sans elle, & m'ayant montré cette peinture elle me demanda si je savois de qui elle étoit.

Je ne trouvai pas ce portrait la moitié si beau que j'eusse fait le sien, & ne sachant de qui ce pouvoit être je lui témoignai l'un & l'autre à l'heure même. Elle me dit que j'étois bien complaisant de lui donner l'avantage par dessus la femme que ce portrait répresentoit, qu'elle vouloit bien me dire son nom, & que quand je le saurois je lui donnerois peut être la préference, que c'étoit Madame.... femme d'un des plus riches partisans qu'il y eut dans tout Paris. Je lui repartis que cette qualité me pouroit peut-être faire pencher de son côté, si je me laissois gouverner par l'intérêt; mais que comme j'avois toûjours fait plus de cas du merite que des richesses, je continuois à lui dire que je l'aimois mieux au bout de son doigt que je ne faisois l'autre en tout son corps. Elle me répondit qu'elle ne donnoit plus là dedans, après la tromperie dont elle venoit d'avoir des preuves si authentiques; mais que toute galanterie à part elle me seroit obligée de revoir le Soldat, afin de savoir de lui si en trouvant ce portrait au deffunt, il ne lui en avoit point encore trouvé un autre. Je fis ce qu'elle vouloit, & le Soldat m'ayant dit qu'il en avoit encore un, mais qu'il n'avoit pas cru la premiere fois que ce fut celui là que je lui voulusse demander, parce qu'il étoit dans une boette si commune qu'il étoit aisé de voir que celui à qui il l'avoit pris n'en faisoit pas tout le cas qu'il devoit, il me le donna dans la même boette où il l'avoit trouvé; elle étoit effectivement fort commune, puis qu'elle n'avoit jamais couté plus de vingt sols. Cependant, ne voulant pas faire la même faute, que j'avois déjà faite, c'est à dire le porter à la Dame sans le regarder auparavant, j'ouvris cette boette, & je vis que c'étoit le portrait qu'elle demandoit. Je le lui portai, & je vis en le lui donnant qu'elle étoit bien contente de l'avoir trouvé. Je pris cette occasion pour lui dire ce que je commençois à me sentir pour elle, & traitant cela de la galanterie, quoi qu'il fut facile de voir que je parlois serieusement, elle me répondit que venant d'être trompée, elle me croioit rempli de tant de droiture, que si elle me demandoit conseil elle ne doutoit nullement que je ne lui conseillasse moi-même, de ne se jamais fier à des parolles.

Tout ce que je lui pus dire pour lui persuader que je lui disois vrai, ne me servit de rien. Ainsi il me fut inutile de la prier de me laisser ce portrait, quoi que je lui protestasse que j'en ferois tant de cas qu'elle verroit bientôt qu'elle pourroit s'assurer sur ma fidelité. J'en devins effectivement si amoureux qu'il me fut comme impossible de le cacher. J'y fis pourtant tout mon possible, & principalement à l'égard de Des Essarts dont je reconnoissois trop la jalousie pour m'y pouvoir fier. Ma conduite plut extrémement à cette Dame qui jugea par là plus de choses en ma faveur que par tout ce que je lui eusse pu dire de ma passion; elle permit que je la visse assez souvent, & comme j'en devenois amoureux tous les jours de plus en plus, elle crut qu'elle me devoit rendre justice de peur qu'en finassant davantage avec moi, je ne devinsse indiscret à force de me croire malheureux. Elle me recommanda le secret à l'égal de la fidélité, me disant que l'un se jugeoit par l'autre, & que qui n'étoit pas discret ne pouvoit jamais être fidèle. Cette bonne fortune me fit oublier entièrement la perte que j'avois faite des bonnes grâces ce la Dame dont j'ai parlé ci-devant. Il m'en étoit toujours resté un triste souvenir juques-là, & il ne commença à se bien effacer que du jour que je fus assura que celle-ci étoit disposée à me rendre justice. Ce n'est pas que cette conquête put égaler l'autre par rapport à mon établissement, la Dame à qui j'en voulois presentement étoit mariée, & quand même elle ne l'eut pas été je n'étois pas homme à épouser une femme qui m'avoit avoué elle même une autre attache. Mais enfin comme la pensée de ma fortune ne remplissoit pas tous mes desirs, je me trouvai assez content de celle qui m'étoit arrivée, pour mettre sous le pied tout ce qui pouvoit me chagriner d'ailleurs.

Quoi qu'il en soit nôtre intrigue ayant demeuré secrette, pendant quelque tems, on n'en eut jamais rien su selon toutes les apparences, si nous eussions pû nous passer des autres pour l'entretenir; mais les amans ayant cela de fâcheux pour eux qu'ils se trouvent dans la nécessité de se fier à quelqu'un, nous remîmes nos affaires entre les mains d'une Demoiselle qui nous trompa. Je m'en deffiai d'abord que la Dame me la proposa pour nôtre confidente. Je la trouvois & coquette & intéressée, qualitez toutes opposées à celles que l'on doit desirer dans une personne telle que nous la cherchions; mais la Dame m'ayant dit qu'elle la connoissoit mieux que moi, & qu'elle avoit eu le tems de reconnoître sa discrétion, depuis dix ans qu'elle étoit à elle, je fus contraint de la croire au préjudice de ce que le coeur m'en disoit. Cependant ce ne fut pas à cause de la coqueterie qu'elle lui manqua de fidelité, mais parce que la femme du partisan qui faisoit gloire & même qui avoit juré de lui enlever tous ses amans, trouva moyen de la gagner.

Ces deux Dames étoient devenuës jalouses l'une de l'autre dans un couvent où elle s'étoient trouvées toutes deux avant que d'être mariées, & comme elles ne manquoient pas de bonne opinion d'elles mêmes elles avoient eu souvent querelle ensemble, tantôt fut un sujet & tantôt sur un autre. Le Marquis de Villars Orondate, étant devenu amoureux au sortir de la femme du partisan qui venoit d'être mariée, l'autre n'avoit point été fâchée de le lui enlever, soit que cette conquête lui parut digne d'elle, ou qu'elle ne le fit que pour la faire enrager. Elle en avoit effectivement pensé mourir de regret, mais enfin comme on se console de tout avec le tems, elle avoit à la fin oublié cet affront. Elle s'en étoit même consolée d'autant plutôt, que Villars qui voloit de belle en belle, comme les abeilles font d'une fleur à l'autre, avoit quitté sa rivale, pour se donner à une personne de grande condition. Le Mousquetaire avoit pris ensuite la place de Villars, ce que la femme du partisan ayant sû elle l'avoit débauché avec son argent. Or croiant que ce qu'elle avoit fait avec lui elle le feroit de même avec moi, elle m'écrivit une Lettre dont je trouvai le stile si plaisant que je ne crois pas l'oublier de ma vie. Au reste comme je suis persuadé qu'il paroîtra toûjours tel à tous les gens de bon goût je veux bien rapporter ici cette lettre tout au long, afin que l'on me dise si j'ay raison ou si je ne l'ai pas. Voici ce qu'elle contenoit.

Je suis assez bien faite pour croire que quand on vient à me voir, on peut devenir amoureux de moi sans que j'aye besoin de faire un pacte pour y réussir. Mais quand je presumerois trop à mon avantage, que d'avoir cette pensée, je vous apprends que mon mari à un coffre fort, bien garni où je mets la main quand il me plaît. J'en ai la clef pour y fouiller à toute heure, & c'est le premier present que je fais à ceux que je trouve dignes de mon estime. Comme vous en êtes du nombre, ou plûtôt, que vous êtes le seul qui avez trouvé le secret de me paroître aimable, voyez à quelle fortune vous êtes appellé si vous ne vous en montrez indigne, en vous piquant mal à propos d'une sotte constance. Je sais que vous aimez Mademoiselle de... mais enfin quelque aimable qu'elle puisse être, elle ne le sauroit être en comparaison de mon coffre, d'ailleurs si vous prenez la peine de venir demain à neuf heures à la Merci, regardez bien une Dame qui tiendra un petit chien noir & blanc entre les mains, & vous conviendrez peut-être que quand je vous proposerois de vous aimer but à but vous auriez encore tout sujet de vous louer de vôtre bonne fortune.

Je fus bien étonné quand je reçûs cette lettre, & comme je ne connoissois point l'écriture de la Dame, je crus pour en dire la vérité qu'elle m'étoit supposée par l'autre, qui, parce qu'elle étoit extrémement jalouse de son naturel, me paroissoit la personne du monde la plus capable de me faire une telle piece. Cette pensée me fit résoudre de lui en faire un sacrifice, quoi que je me representasse quelquefois que cela n'étoit pas bien, & que si on venoit à le savoir parmi les honnêtes gens, il étoit impossible que je n'en fusse blamé, supposé toutefois que cette lettre ne vint pas d'elle. Cependant quelque reflexion que j'y fisse, je ne laissai pas de succomber à la tentation; la crainte que j'eus que ma pensée ne fut veritable l'emporta sur tout le reste. La Dame fut ravie que je lui donnasse cette marque de mon attachement, & se trouvant au rendez-vous au lieu de moi, elle y insulta l'autre d'une si étrange maniere qu'elle ne put douter qu'elle ne fut sacrifiée. Ce n'est pas qu'elle lui dit rien à elle même, elles ne se parloient pas, & si elles l'eussent fait dans les sentimens qu'elles avoient l'une pour l'autre, je suis persuadé que c'eut été une conversation bien picquante. Mais n'ayant cessé de la regarder avec des yeux pleins de mépris, ses yeux lui en dirent tout autant qu'eut pû faire sa langue. D'ailleurs comme je ne parus point à ce rendez-vous, & que la femme du partisan savoit d'original que la lettre m'avoit été rendue en main propre, la chose étoit si claire d'elle même qu'elle eut été la premiere à vouloir s'abuser que de la rovoquer en doute. Son dépit fut extréme à cette vûë, & son ressentiment ne l'étant pas moins, il est aisé de juger que la messe qu'elle entendit fut une messe bien mal entenduë, & qu'elle eut bien mieux fait de n'y point aller. Pour surcroit de peine elle se trouva au benitier avec ma nouvelle Maitresse, & celle-ci lui dit d'un ton railleur, afin qu'elle ne put douter qu'elle n'eut connoissance de ce qui se passoit, que si elle avoit amené sa chienne avec elle pour lui faire trouver un petit mari, elle n'avoit perdu que ses peines; que le mari qu'elle lui destinoit ne la trouvoit pas assez belle, pour daigner seulement la considerer, & que c'est ce qu'elle avoit reconnu de la maniere qu'il l'avoit regardée. La pauvre femme fut interdite à ces paroles, quoi qu'elle eut d'ordinaire la langue assez bien penduë, & que sa coutume ne fut pas de manquer par là. D'ailleurs comme elles étoient dans un lieu qui demandoit du respect, & où d'un autre côté, elles ne pouvoient s'écarter d'avantage sans faire préjudice à elles mêmes également, la chose en demeura là & ne passa pas plus avant. Chacune remonta dans son carosse, mais avec des mouvemens si differens, qu'il est impossible de le dire. L'offensée ne roula dans sa tête que des sentimens de vengeance, pendant que l'autre s'applaudit de lui avoir donné une si grande mortification.

Je fus voir celle-ci le jour même, & m'ayant dit ce qu'elle avoit fait, je l'en blamai fortement. Je lui dis qu'elle n'avoit gueres fait de reflexion à ce qui en pouvoit arriver, qu'elle devoit se contenter de ce que j'avois manqué au rendez-vous, & que de rendre la victoire plus éclatante c'était ne pas prendre garde qu'elle s'exposoit par-là aux mêmes inconveniens qui arrivent quelque fois à la guerre, où à force d'en vouloir trop faire, on ne fait souvent que détruire ce qu'on avoit fait.

La Dame n'étoit pas la personne du monde du plus grand jugement, elle avoit beaucoup plus de beauté que d'esprit; ainsi mes remontrances ne firent aucun effet auprès d'elle, outre qu'elles venoient un peu tard, pour qu'elle en put proffiter. Je ne me trouvai par malheur que trop bon prophête dans ce que je lui avois prédit. Son ennemie voyant l'affront qu'elle lui avoit fait, resolut d'en tirer vengeance, & quoi que de la maniere qu'elle méditoit de s'y prendre, elle dût retomber sur elle, sa passion fut si grande qu'elle ne se soucia pas de tout ce qui lui en pouvoit arriver, pourveu qu'elle put se satisfaire.

Ma Maitresse avoit un mari qui n'étoit ni beau ni bien fait, aussi ne l'avoit-elle pris que parceque ses parens le lui avoient fait prendre de force; son bien lui avoit tenu lieu de merite; & comme il est rare que ces sortes de mariages réussissent, principalement quand il y a un peu de penchant à la galanterie du côté de la Dame, il en étoit arrivé que le Mousquetaire dont j'ai parlé tantôt n'étoit peut-être pas le second des amans de celle-ci, & par consequent Villars Orondate le premier. Je n'étois peut-être pas aussi le troisiéme. Quoi qu'il en soit, bien que ce mari n'eut aucune des qualitez qui rendent un homme aimable à une Dame, la femme du partisan ne laissa pas de vouloir faire connoissance avec lui, aux dépends de son honneur. Elle crut que quand ils seroient bien ensemble, il lui seroit plus facile de le porter à tout ce qu'elle voudroit, qu'ainsi sa vengeance en deviendroit plus assurée, & contre sa femme & contre moi, moi qu'elle croioit devoir haïr autant qu'elle, après le tour que je lui avois joué.

Si le Mari eut été bien sage, il eut pû reconnoître facilement que cette Dame avoit quelque dessein caché dans les avances qu'elle lui faisoit. Comme il n'étoit pas accoutumé non-seulement qu'on lui en fit, mais encore qu'on voulut écouter les siennes, tout lui devoit être suspect: mais comme quelque lieu que l'on ait de se plaindre de la nature, il est rare qu'on se rende justice, il se rendit tellement aveugle sur soi-même, qu'il crut valoir la fortune qui s'offroit à lui. Il en profita comme si elle lui eut été duë, & la Dame ne voulant point précipiter sa vengeance, de peur de la manquer, le traita pendant quelque tems comme un favori, sans lui parler de rien, elle crut qu'elle se l'attacheroit davantage par-là, & qu'elle en joueroit à coup seur. Je ne fus pas long-tems sans m'appercevoir de leur commerce, & je ne m'en apperçûs pas plûtôt que je devinai bien l'orage qui se preparoit contre ma maîtresse & moi. Je l'en avertis, afin qu'elle ne se laissât pas surprendre, & que nous prissions de bonne heure toutes les mesures que la prudence nous conseilloit; Néanmoins comme on ne sauroit jamais éviter son malheur, tout ce que nous pûmes faire fut inutile; peu s'en fallut que je ne succombasse sous les artifices de la Dame, & si je m'en sauvai ce ne fut que par miracle. Pour ce qui est de ma maîtresse elle ne fut pas si heureuse, & il lui en coûta sa liberté. Cependant les mesures que la Dame vouloit prendre pour assurer sa vengeance, ayant fait trainer les choses pendant quelque tems, la Campagne commença, & je la fis encore comme j'avois fait l'autre, quoi que ce ne fut pas à moi à la faire. En effet comme on n'envoyoit tous les ans qu'un detachement des Mousquetaires à l'armée, ce n'étoit pas la coutume, que ceux qui y avoient été une Campagne y fussent encore l'autre; chacun y devoit aller à son tour, & cela se pratiquoit tous les ans. Mais l'envie que j'avois de m'éloigner de Paris pour éviter ce que je prevoyois, l'ayant emporté sur tout ce qui m'y pouvoit retenir, je briguai auprès de Mr. de Treville d'y aller à la place d'un de mes Camarades qui étoit malade. Il eut bien de la peine à me l'accorder, de peur de mettre sa compagnie sur le pied de ne pas servir, quand c'étoit le tour de quelqu'un à le faire; mais Mr. des Essarts qui commençoit à devenir jaloux des assiduités que je rendois à sa parente étant intervenu pour moi, auprès de lui, sans que je l'en priasse, je pris encore le chemin de Flandres où l'on jettoit cette année là une plus grosse Armée, que l'on n'avoit de coutume.

Le Duc d'Anguien s'étoit raccommodé avec le Duc d'Orleans, & lui avoit fait excuse de ce qui s'étoit passé. Ainsi ils paroissoient les meilleurs amis du monde, quoi que dans le fonds il y eut de la jalousie de part & d'autre. Le Duc d'Orleans ne voyoit qu'à regret que la reputation de ce jeune Prince offusquât la sienne, & le Duc d'Anguien de son côté n'étoit pas trop content que le rang que l'autre tenoit au dessus de lui, l'obligeât à lui rendre des defferences auxquelles son esprit avoit peine à s'accoutumer. Comme il étoit hautain naturellement & disposé à croire que toutes choses devoient se régler par le merite, il présumoit tout du sien, pendant qu'il ne rendoit pas toûjours justice aux autres. Ceux qui approchoient de plus près de sa personne l'entretenoient encore dans cette humeur; tellement que n'en étant que plus suspect par-là au Duc d'Orleans, il obtint de la Cour que ce Jeune Prince serviroit sous lui, afin de lui donner quelque mortification. Le Duc d'Anguien en eut beaucoup effectivement, quand il sût la destinée qu'on lui préparoit, & ne l'ayant pû éviter, quoiqu'il y employât tout son credit, & celui de son pere, ces deux Princes prirent le chemin de Flandres pour y aller servir l'un de Général & l'autre de Lieutenant-Général. Ils y trouverent de la besogne; les ennemis y avoient repris Mardik, & comme ils voyoient bien que nous en voulions à Dunquerke, ils avoient crû ne pouvoir mieux empêcher la prise de cette place qu'en reprenant celle-là.

Le Cardinal qui songeoit à faire sa bourse préférablement à tout le reste, mais qui pour amuser les François faisoit semblant d'avoir les plus beaux desseins du monde, s'avisa pendant qu'on méditoit de grandes choses de ce côté-là d'entreprendre la Conquête d'Orbitelle. Cette place qui est en Italie ne nous accommodoit nullement. Quoi qu'il en soit l'entreprise ne réüssit pas, & comme on commençoit déja à n'être pas trop content de lui, ce fut un nouveau sujet de lui vouloir encore du mal. Ses ennemis publierent qu'il ne s'y étoit porté, que par ses intérêts particuliers; que sans cela il n'eut jamais rien entrepris si loin, puis qu'il étoit tout visible que nous n'avions que faire de Conquêtes en ce païs-là, pendant que nous en avions à nôtre porte qui nous accommodoient bien davantage. Pour faire cesser ces bruits qui nuisoient à sa réputation & pour faire parler plus avantageusement de lui, il mena le Roi sur la Frontiere de Flandres. Il avoit ôté les femmes à ce jeune Prince entre les mains de qui il avoit été jusques-là: il lui avoit donné à la place le Marquis de Villeroy en qualité de Gouverneur. Ce choix avoit fait bien des jaloux à la Cour, parce que ce Marquis n'étoit pas des plus anciennes Noblesses de France; Mais comme c'étoit un homme tout devoué à la faveur, & qui faisoit profession de faire tout ce que vouloient les Ministres, son Eminence avoit crû le devoir preferer à tous les autres, parce qu'il étoit bien plus soeur d'en être le maître que de quantité d'autres qu'il y avoit. Au reste pour le rendre plus digne d'un si grand honneur, il avoit été envoyé peu de tems auparavant commander devant la Motthe, Chateau scitué en Lorraine, qu'un certain Gouverneur avoit promis de deffendre jusques au dernier soupir. Il s'y étoit renfermé avec un tas de braves gens, mais grands voleurs, & qui desoloient tout le païs à plus de vingt lieuës à la ronde. Ils y avoient déja fait perir un Italien nommé Magalotti parent du Cardinal que son Eminence y avoit envoyé pour le rendre digne du bâton de Marêchal de France qu'elle lui preparoit, s'il eut pû survivre à cette Conquête. Ce fut dans le même dessein qu'elle y envoya aussi le Marquis de Villeroy, afin que non-seulement il en fut plus soumis à ses volontez, par ce bien-fait, mais encore qu'on eut moins de jalousie, quand on le verroit revêtu de cette dignité. Il savoit que l'honneur qu'on lui auroit fait de l'appeller au Gouvernement de la personne de Sa Majesté feroit parler bien du monde, & que le petit fils d'un homme qui avoue dans ses memoires que son fils n'étoit pas d'assez grande qualité pour aller en Ambassade à Rome, ne le paroîtroit pas non plus pour occuper un poste comme celui-là. Mais il en arriva tout autrement qu'il ne pensoit. Comme on ne sauroit plaire à tout le monde, les ennemis que pouvoit avoir ce nouveau Marêchal trouverent qu'il meritoit l'un tout aussi peu que l'autre. Il les laissa dire, & le Cardinal s'étant arrêté à Amiens avec le Roi, il donna ordre au Marêchal de la Meilleraie d'aller reparer l'affront que les troupes du Roi avoient reçû devant Orbitelle, par la prise de Portolongone, & de Piombine. Il avoit dessein, à ce qu'on l'accusa depuis, de se former une Souveraineté de ce côté-là, afin que, si comme il avoit sujet de le craindre, le nombre de ses ennemis venoit à croitre en France, il s'y put sauver & se consoler de sa mauvaise fortune.

J'avois suivi le Roi à Amiens, d'où je n'étois pas encore parti pour me rendre à l'Armée du Duc d'Orleans, ou je devois aller servir, quand son Eminence demanda à Mr. de Treville de lui donner deux Mousquetaires qui fussent Gentilshommes, & qui n'eussent que la cape & l'épée, afin qu'ils lui eussent l'obligation de leur fortune. Mr de Treville qui avoit toûjours de la bonté pour moi, me choisit sans hesiter pour me presenter à lui, & étant un peu plus retenu sur le choix de l'autre, il tomba à la fin sur Besmaux qui étoit entré quelque tems après moi dans les Mousquetaires. Nous crûmes tous deux nôtre fortune faite quand nous nous vîmes ainsi appellez si heureusement auprès du Ministre. Chacun qui eut été à nôtre place l'eut crû aussi-bien que nous, mais comme il y avoit bien à dire qu'il fut aussi-bien faisant que l'avoit été le Cardinal de Richelieu, nous languîmes long-tems devant que de voir réüssir nos esperances. Bien loin de nous faire le bien que nous prétendions, tout ce que la nouvelle qualité que nous eumes de ses Gentilshommes nous procura fut qu'il nous employa à des courses pour récompense desquelles il nous fit donner des ordonnances tantôt de cinq cent écus tantôt de cent pistoles & tantôt de moins. Or comme il y en faloit depenser une bonne partie, ce qui nous en restoit étoit si peu de chose, que nous sentions toûjours ce que nous étions. Je veux dire par-là que si nous avions des bas non n'avions pas de souliers, principalement Besmaux qui n'avoit pas trouvé la même ressource que moi dans le jeu, & qui ne m'avoit pas encore rendu l'argent que je lui avois prêté.

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