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Mémoires de Mr. d'Artagnan

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La marche de cette Armée n'étoit pas une fiction comme on se pouroit l'imaginer par ce que je viens de dire, s'il y en avoit une, comme le mot dont je me suis servi pour l'exprimer le témoigne assez, ce n'étoit que parce qu'il disoit, que cette Armée venoit contre lui, au lieu qu'elle ne venoit qu'en sa faveur. Il fit bien plus, il leura le Cardinal d'un Mariage du Vicomte de Turenne son frere, avec l'une de ses Parentes, & le Vicomte en fit l'amoureux, parce qu'il avoit encore plus d'envie que son frere de rentrer dans Sedan. En effet quoi qu'il ait passé sur la fin de ses jours pour un homme modeste, & exemt de toute ambition, ce n'a été que dans l'esprit de ceux qui ne l'ont jamais connu à fonds. Si jamais homme s'est enteté de la vaine gloire ç'a été lui, plûtôt qu'un autre, puis que tout ce qu'il y a de gens qui l'ont pratiqué particulierement savent que pour s'en faire haïr, il n'y avoit qu'à lui refuser le titre d'Altesse au lieu qu'en le lui donnant, il étoit content comme un Roi. Au reste ce Vicomte ayant si bien secondé son frere, le Comte de Soissons partit un beau jour de Paris, sous pretexte de s'en aller à sa maison de Blandy; mais ayant pris sur la gauche avant que d'arriver à Melun, il fut passer la Marne à un gué qu'il avoit fait reconnoître en deçà de Château Thierri & se rendit à Sedan, sur les relais que Mr. de Bouillon avoit envoyés à sa rencontre.

D'abord que le Cardinal sut le chemin que ce Prince avoit pris, il reconnut qu'il s'étoit laissé amuser comme une dupe. Il fit marcher en même tems des couriers pour l'aller trouver. Ils lui proposerent de la part du Roi de revenir, & lui offrirent de lui donner toute sorte de contentement. Mais comme, quelque belles promesses qu'on put faire à ce Prince, il ne s'y pouvoit fier, tant que ce Ministre resteroit au poste où il étoit, ces couriers eurent beau faire plusieurs allées & venuës en ce Païs-là, ils ne le purent jamais persuader. L'Armée que l'Empereur devoit envoyer dans le Luxembourg, y fila cependant sous le commandement de Lamboi, au devant de qui le Comte de Soisson envoya un Gentilhomme pour savoir de lui quand il pouroit arriver sur la Meuse. La marche de ses Troupes allarma la Cour qui avoit peur que l'exemple du Comte de Soissons, ne fut suivi de la desobeïssance de quantité de Grands, qui n'avoient pas plus de lieu que lui, d'aimer le Cardinal de Richelieu. Elle se défioit sur tout du Duc d'Orleans, dont le genie étoit extrémement variable, & qui avoit fait plus de mal lui seul à l'Etat par les diverses revoltes qu'il y avoit excitées de tems en tems, que tous ses ennemis ensemble n'eussent pû faire en plusieurs années Ainsi pour prevenir les mauvais desseins qu'il pouroit avoir, on mit des gardes à tous les passages, afin de l'arrêter, s'il venoit à s'y presenter. Nonobstant toutes ces précautions, quantité d'autres mécontens se rendirent auprès du Comte de Soissons, afin qu'ayant part avec lui au hazard qu'il alloit tenter, ils l'eussent aussi à sa bonne fortune, supposé qu'il put triompher de son ennemi.

Ce contre-tems faut cause que l'Armée que le Roi destinoit pour la Flandres sous la conduite du Marêchal de Bresé, ne put être si forte que l'on croyoit. Il en fallut prendre une partie pour l'envoyer de ce côté-là, sous le commandement du Marêchal de Chatillon, pendant que le Marêchal de la Meilleraye eut un Camp volant pour couvrir les places sur lesquelles les ennemis voudroient entreprendre quelque chose. Le genie de ces trois Marêchaux étoit tout different; le premier n'avoit obligation de ce qu'il étoit qu'à l'alliance qu'il avoit avec le Cardinal de Richelieu. Il avoit épousé une de ses Soeurs, dont il avoit deux enfans, savoir le Duc de Bresé, & Madame la Duchesse d'Anguien. Jamais homme ne fut plus fier sans merite. Il poussa même la fierté jusques à l'insolence & à la tirannie, faisant dans son Gouvernement d'Anjou, & dans celui du Saumurois, dont il étoit pourveu pareillement, tout ce que les tirans les plus horribles & les plus detestables ont jamais pû faire de plus cruel. En effet non content d'y maltraiter la Noblesse, à un point qu'elle fut obligée à la fin de se revolter contre lui; il enleva encore une femme non seulement à son mari, mais eut deplus la reputation de l'avoir fait tuer pour en joüir tout à son aise; mais c'étoit assez qu'il fût beau-frere de son Eminence, pour pouvoir tout faire impunément.

Le Marêchal de Chatillon étoit tout aussi civil que l'autre étoit peu traitable. Il avoit d'ailleurs en partage toute la valeur, qu'avoient jamais eu ses ancêtres, dont nôtre Histoire fait mention honnorablement. Il avoit aussi beaucoup d'experience & de conduite, mais toutes ces bonnes qualitez étoient obscurcies en quelque façon, par l'amour qu'il avoit pour le repos & pour la vie tranquile; ainsi quand il se trouvoit bien dans un Camp, il avoit toutes les peines du monde à le quitter, parce qu'il craignoit de n'être pas aussi bien dans un autre qu'il étoit dans celui-là. Le Cardinal le connoissoit bien, ce qui étoit cause qu'on s'étonnoit qu'il lui eut donné ce commandement où il devoit avoir affaire à un Prince, qui étoit aussi vif & aussi vigilant qu'il étoit pesant & endormi.

Pour ce qui est du Marêchal de la Meilleraie, quoi qu'il eut obligation aussi bien que le Marêchal de Bresé, de son élevation à l'alliance du Cardinal, veu que sa femme étoit fille d'une soeur de son Pere, il ne laissoit pas d'avoir du merite personnellement. Il étoit brave & entendu dans son métier, ce qui étoit cause qu'il eut pû esperer de faire son chemin, quand même il n'eut pas été si proche parent du Ministre. Cependant il avoit cela de commun avec le Marêchal de Bresé, qu'il abusoit souvent aussi bien que lui de sa faveur, au lieu de l'honnêteté qui sied si bien à tout le monde, & principalement à ceux qui se voyent élevés par dessus les autres, ou par leur naissance, ou par leur merite, ou par la fortune, il n'avoit que de la hauteur, & pour ainsi dire du mépris, pour ceux qui de peu de chose s'étoient élevés comme lui à des dignitez, où qui étoient prêts de s'y élever. Il craignoit que sa gloire n'en fut offusquée, ainsi pour en rechercher une fausse, il perdoit la veritable, & se faisoit un nombre infini d'ennemis, au lieu des amis qu'il eu pû se faire. Il s'étoit brouillé par là avec St. Preuil, sans qu'il y eut eu autre chose que sa jalousie, qui eut été cause de plusieurs incartades qu'il lui avoit faites. St. Preuil ne les avoit pas souffertes sans rien dire, & comme on fait d'ordinaire, quand ceux dont l'on est offensé appartiennent de si près au Ministre, qu'on peut craindre qu'en les offensant on ne l'offense pareillement. Pour lui il les avoit repoussées en brave homme, & qui ne voyoit rien tant à apprehender, que de souiller sa gloire par quelque lâcheté.

Ce Marêchal avoit encore bien fait pis à Mr. de Fabert, à qui le Roi avoit enfin donné une Compagnie aux Gardes, après lui avoir refusé l'agrément d'une Compagnie dans un vieux corps qu'il vouloit acheter. Il avoit cru qu'il pouroit lui marcher sur le ventre comme bon lui sembleroit; parce que cet Officier étoit d'une extraction très-mediocre, & qu'il ne croyoit pas que le baton de Marêchal de France dût jamais venir à son secours, pour purger son mauvais sang. Mr. de Fabert s'étoit toûjours revolté contre lui, & avoit trouvé de la protection dans le Cardinal même, qui avoit été le premier à blâmer le procedé de son parent. Il est vrai que Fabert avoit eu l'addresse de parler toûjours très respectueusement au Marêchal afin que quand il viendroit à s'en plaindre à son Eminence, elle en sut plus disposée à écouter ses raisons.

Il eut été à souhaiter pour St. Preuil qu'il se fut conduit aussi sagement, non seulement avec lui, mais encore avec le Duc de Bresé, contre qui il venoit d'avoir tout nouvellement une espece de querelle. Etant venu à la Cour par ordre du Roi pour conferer avec lui des affaires de la Frontiere, & de ce qu'on pouroit y entreprendre la Campagne suivante, il demeura près de quinze jours à Paris, devant que le Conseil de Sa Majesté eut pris aucune resolution là dessus. Mr. Desnoiers Secretaire d'Etat de la Guerre, qui ne l'aimoit pas, parce qu'il ne s'étoit jamais pû resoudre à lui faire la Cour, vouloit qu'on fit le siege de Doüay, qui est à cinq lieuës au delà d'Arras, afin que cette Ville n'étant plus Frontiere, quand on auroit pris l'autre, St. Preuil se vit privé de la gloire, qu'il y a à un Gouverneur de se trouver le plus près des ennemis. St. Preuil vouloit au contraire que devant que d'aller ainsi en avant, on nétoyât ce qui étoit derriere lui. Il y avoit Bapaume qui lui ôtoit la communication des Places de la Somme, & qui n'étoit qu'à quatre lieuës de son Gouvernement. Il y avoit outre cela Cambrai, qui quoi que plus éloigné sembloit encore plus nécessaire à conquerir qu'une grande Villasse comme étoit Doüay, qu'on ne pouroit jamais conserver qu'avec une puissante garnison. Desnoyers répondoit à cela, qu'on en feroit une Place d'Armes, & qu'une partie de la Cavalerie y passant l'hiver, elle porteroit la terreur & l'effroi jusques au coeur de la Flandres Vallone, dont on pouroit aussi faire la conquête avec le tems.

Le Marêchal de la Meilleraie étoit du sentiment de Mr. Desnoyers, plûtôt pour avoir le plaisir de contredire à St. Preuil, que pour croire qu'il eut raison. Enfin le Conseil ayant peine à se determiner là dessus, parce que la force du raisonnement de St. Preuil combattoit, dans l'esprit de Sa Majesté, tout ce que les brigues des autres pouvoient faire ce Gouverneur passa ces quinze jours à aller se divertir dans le tems qu'il n'étoit point obligé d'être au Louvre. Il aimoit extrémement la paume, & comme tout ce qu'il y avoit de personnes de qualité alloient en ce tems là au tripot de la Sphére qui est situé dans le Marais, il y fut un jour dés le matin, afin de jouer contre quelque marqueur, pour avoir le plaisir de se faire frotter. Il y trouva en arrivant le Duc de Bresé, qui étoit sorti de l'Academie, il n'y avoit encore que trois ou quatre mois. Quoi que son Pere fut extrémement fier, & même jusques au point qu'il passoit pour brutal dans l'esprit de tout le monde, il l'étoit néammoins encore plus que lui. Cela lui étoit plus pardonnable qu'à ce barbon, parce qu'il étoit encore si jeune qu'il n'avoit pas le jugement de connoître, qu'il prenoit là un méchant pli. Il balottoit déja avec un marqueur, à qui il avoit dit de prendre une raquette, quand St. Preuil arriva sous la Gallerie. Il y avoit là un grand nombre de pages & de laquais qui avoient la tête nuë, & comme St. Preuil connoissoit la livrée de son Père, il jugea tout aussi-tôt que c'étoit lui, quoi qu'il ne l'eut jamais veu. Pour lui comme il n'étoit venu qu'avec un seul laquais, le Duc n'en fit pas beaucoup de cas. Il ne l'avoit jamais veu pareillement, tellement que ne sachant qui il étoit, il continua à pelotter avec le marqueur, sans prendre garde seulement qu'il fut arrivé. St. Preuil étant entré dans la Salle du logis, & voyant que le maître n'y étoit pas revint dans le jeu de paume, & demanda en attendant qu'il fût revenu sa raquette au marqueur. Il étoit à peu près de même force que le Duc, & le marqueur qui les regardoit balotter, leur ayant dit qu'ils feroient mieux de prendre des chaussons, & de jouer partie, que de s'amuser comme ils faisoient à se lasser, ils y consentirent tous deux en même tems. Le Duc fut deshabillé le premier, & s'en étant allé dans le jeu de paume, St. Preuil y vint un moment après, & ils commencerent leur partie. Au reste y ayant eu chasse bientôt comme c'est l'ordinaire à ce jeu là, le Duc à qui deux de ses laquais levoient la corde pour le faire passer, quand il devoit aller de l'autre côté, commença à vouloir faire le petit souverain, c'est à dire à ne pas vouloir que St. Preuil fit comme lui. Comme il ne le connoissoit pas, & que quand même il l'eut connu, il n'eut pas laissé de croire, tant il avoit de vanité, qu'il y avoit toûjours bien de la difference entr'eux, il trouva non seulement mauvais qu'à son exemple il se fit lever la corde, mais encore qu'il ne passât pas par la galerie comme on a coûtume de faire, quand on a l'honneur de jouer avec le Roi. Ainsi il commença à quereller les marqueurs, de ce qu'au lieu de s'amuser à lever la corde, ils n'alloient pas chercher les balles, dont il feignoit de manquer.

St. Preuil reconnut bien son chagrin, & se rit en lui même de sa vanité, et de sa jeunesse. Le Marqueur qui étoit du côté du dedans, courut en même tems au Cordillon, croyant effectivement qu'il n'y avoit plus de balles, mais trouvant qu'il y en avoit encore plus de la moitié, il ne se put empêcher de le dire tout haut. Cela eut été plus que suffisant à St. Preuil, pour lui faire connoître, qu'il ne s'était pas trompé, quand même il en eut été en doute. Cependant comme il étoit fier tout aussi-bien que lui, mais d'une belle fierté, & qui avoit été precedée par un nombre infini de belles actions, il prit plaisir à le mortifier encore davantage en rabbaissant sa vanité. Il se hâta de palier le premier sous la corde, & un Gentilhomme qui étoit au Duc, le trouvant tout aussi mauvais que son Maître, lui dit alors en se montrant aussi fol que lui, qu'il ne savoit peut-être pas contre qui il jouoit: que c'étoit contre le Duc de Bresé. St. Preuil lui répondit en même tems, que c'étoit lui apparemment qui ne savoit pas contre qui son Maître jouoit, & qu'il jouoit contre St. Preuil. Le Duc qui avoit bonne envie de le quereller avant que de savoir son nom, rentra dans sa coquille d'abord qu'il l'eut oüi se nommer. Son Gentilhomme en fit tout autant de son côté. Ils avoient ouï parler tous deux de lui, & comme ils savoient qu'il ne faisoit pas trop seur de s'y jouer, le Duc ne songea plus qu'à achever sa partie, afin de n'être pas exposé d'avantage à la même mortification. Le Marêchal de la Meilleraie vint dîner ce jour là chez le Marêchal de Bresé, & lui ayant parlé de St. Preuil, en des termes qui faisoient connoître au Duc, qui étoit à table avec eux, qu'il n'en étoit pas content, celui-ci prit la parole & lui dit, qu'il n'en étoit pas fort étonné, parce que cet homme là étoit si fier, que quand même il seroit Connestable, il ne pouroit l'être davantage.

Le Marêchal qui ne pardonnoit guéres, quand il en vouloit une fois à quelqu'un, étant ravi de l'entendre parler de la sorte, voulut savoir de lui d'où il le connoissoit. Le Duc lui conta ce qui lui étoit arrivé le matin à la Sphere, & comme ces trois hommes n'avoient guéres moins de vanité l'un que l'autre, ils lui firent son procès en même tems. Ils en parlerent même au Cardinal qu'ils tâcherent de faire entrer dans leur ressentiment, comme si c'eut été l'insulter lui même que de ne pas vouloir plier sous eux. Ce Ministre avoit ses foiblesses comme les autres, & étoit sensible lui même à la vanité. Ainsi faisant la mine tout le premier St. Preuil, lorsqu'il vint pour lui faire sa cour sur le soir, celui-ci ne s'en mit pas beaucoup en peine, parce qu'il crut qu'en continuant de faire son devoir, comme il avoit toûjours fait, il trouveroit un bon Protecteur dans la personne de Sa Majesté.

Les affaires qui l'arretoient à Paris, s'étant terminées à la fin à sa satisfaction, il s'en retourna dans son Gouvernement, où il recommença à harceler les ennemis qui avoient eu quelque relâche, pendant son absence. La campagne commença cependant, & le Regiment des Gardes ayant eu ordre de marcher en Flandres, je rendis mon hôte bien joyeux en m'en allant en ce Païs-là. En effet quelque bonne mine qu'il me fit, il se doutoit que je n'étois pas mal avec sa femme, mais comme il devoit à Athos, & qu'il me savoit de ses amis, il avoit cru être obligé de me ménager jusques au jour de mon départ. Quand je fus parti, il n'en usa plus avec sa femme comme il faisoit auparavant. Il lui reprocha quantité de choses dont il croyoit s'être aperçu, & elle me le manda en des termes qui me firent croire qu'elle en étoit encore bien plus maltraitée qu'elle n'avoit jamais été. Je ne pus que la plaindre, parce que c'étoit tout le secours que je lui pouvois donner. Je lui fis réponse à une addresse qu'elle m'avoit indiquée, & la part que je prenois à ses affaires fit qu'elle supporta son malheur plus patiemment.

Son mari qui vouloit se défaire de moi absolument, & que je ne la revisse plus quand je serois revenu, s'avisa alors de changer non seulement de maison, mais encore de changer aussi de condition; au lieu de loüer davantage des chambres garnies, il se fit marchand de vin, & leva un gros cabaret; le voyage qu'il avoit fait à Dijon, lui avoit fait connoitre des gens qui lui avoient vanté ce commerce, & il pretendoit que quand même il ne lui réüssiroit pas mieux que celui qu'il faisoit auparavant, toûjours en retireroit-il cet avantage, qu'il se déferoit par là d'un homme qui lui étoit extrémement suspect.

Le cabaret qu'il leva fut dans la ruë Montmartre, tout auprès & du même côté qu'est aujourd'hui l'hôtel de Charôt. Il vendit tous ses meubles, & ne garda que ceux qu'il lui falloit de toute necessité pour le métier qu'il embrassoit. Sa femme à qui il avoit trop témoigné sa jalousie, pour oser lui demander où il me mettroit, quand je serois revenu, me le manda & qu'elle étoit au desespoir de sa conduite. Il acheta cependant quantite de marchandises de l'argent qu'il avoit eu de ses meubles, esperant que devant que la campagne finît il en feroit beaucoup plus qu'il ne lui eu faudroit pour rendre à Athos ce qu'il croyoit lui devoir. Je fus fort affligé de cette nouvelle, parce que je trouvois sa femme fort aimable, & que d'ailleurs, elle me faisoit subsister fort honnêtement, sans que j'eusse l'embarras de mettre la main à la bourse. Cela ne devoit pas être aussi fort indifferent à un Gascon, qui s'accommode d'ordinaire assez bien d'une bonne table. Je m'attendois même auparavant, que cela m'aideroit à faire mon chemin à la guerre, & que comme les graces sont lentes à venir à la Cour, je pourois plus aisément me résoudre à prendre patience, que si je n'avois point ce secours.

Enfin comme il n'y a rien dont on ne se doive consoler, je ne songai plus qu'à chercher quelque occasion de me signaler, afin qu'après avoir été si heureux que d'acquerir quelque reputation dans le monde, je pusse pas à pas m'avancer vers les honneurs qu'on est en droit de pretendre, quand on tâche, comme je faisois, de s'aquitter de son devoir. Nous ne fumes pas les plus forts cette campagne. Les Troupes que l'on avoit été obligé de détâcher pour envoyer au Marêchal de Chatillon, nous firent demeurer sur la défensive en Flandres, où le Cardinal Infant avoit une grosse Armée. Il s'attâcha à reprendre Aire, pendant que le Marêchal de Chatillon fut se camper à..... pour observer de là, les mouvemens que feroit le Comte de Soissons. Ce qui se passoit de ce côté-là inquiétoit bien plus le Cardinal que ce qui se passoit ni en Flandres, ni ailleurs. Il n'en devoit pas être moins puissant qu'il l'étoit quand les ennemis reprendroient Aire, & qu'ils feroient même d'autres conquêtes; mais comme il ne savoit pas s'il resteroit encore dans le Ministere, en cas que le Comte de Soissons eut quelque avantage sur le Marêchal, il manda au Marêchal de Bresé de lui envoyer encore trois bataillons des meilleures Troupes qu'il eut avec lui, afin de les lui envoyer. Nôtre Régiment demanda à en être, jugeant qu'il n'y avoit plus d'apparence de secourir Aire, puis que nôtre Armée, qui étoit déjà très foible, s'affoiblissoit encore par ce détâchement. Mais il ne voulut pas le lui accorder, parce qu'il trouvoit que tant qu'il l'auroit avec lui, c'étoit un honneur qui le rendroit superieur aux autres Marêchaux.

Nôtre Armée ne fut pas de plus de douze mille hommes après cela. Nous ne laissâmes pas néanmoins de prendre Lens, pendant que le Marêchal de Chatillon se laissa battre, faute d'avoir voulu de bonne heure aller occuper le poste de..... d'où il eut pû empêcher le Comte de Soissons d'étendre ses Troupes dans la plaine. Tous les Officiers Generaux le lui avoient conseillé, néanmoins sans qu'il les en eut voulu croire, soit qu'il n'aimât pas à rien faire qui ne vint de sa tête, soit que sa paresse le retint dans une belle maison, où il se trouvoit logé dans le camp de..... Le Cardinal à qui l'on en avoit écrit de l'Armée, voyant qu'il y avoit de sa faute, jura tout aussi-tôt en lui même qu'il s'en vengeroit, pourveu néanmoins que le Comte de Soissons lui donnât le tems de respirer: car il craignoit bien qu'il ne profitât de sa victoire, & que toutes les Villes de Champagne ne lui ouvrissent les portes. Cependant dans le tems qu'il méditoit de terribles choses contre lui, il lui vint un Courier, qui lui ôta non seulement tout le venin qu'il avoit dans le coeur, mais qui lui fit encore le regarder comme le meilleur de ses amis. Ce Courier lui rapporta la nouvelle de la mort du Comte de Soissons, sans que personne pût dire au vrai, de quelle maniere elle étoit arrivée. Aussi est-on encore à savoir aujourd'hui s'il est vrai, qu'il se tua lui même, comme quelques uns ont voulu dire, ou si ce coup lui fut donné de la main de quelque assassin, après avoir été corrompu par ses ennemis. Ceux qui croyent qu'il fut assassiné, disent qu'un de ses Gardes ayant couru après lui, pour lui dire qu'on faisoit ferme encore en un endroit, lui lâcha un coup de Mousqueton dans la tête, quand il vint à se retourner, pour regarder qui lui donnoit cet avis. Les autres au contraire, qu'ayant voulu lever la visiere de son casque avec le bout de son Pistolet, qu'il avoit encore à la main, le Pistolet tira de lui même, & le jetta roide mort sur le careau. Cependant j'ai veu des gens qui m'ont dit que ses Pistolets étoient encore chargez, quand on le trouva mort; ce qui fait qu'il est bien difficile de savoir qui l'on doit croire des uns ou des autres.

Le Marêchal de Chatillon qui se rendoit assez de justice pour se condamner lui même, comme y ayant eu de sa faute à tout ce qui s'étoit passé, fit le malade en même tems, où le tomba effectivement de chagrin. Cela fut cause que le Marêchal de Bresé eut ordre d'aller prendre sa place, & ce fut alors que ce General nous fit aller de ce côté-là avec lui. Il laissa le reste de son Armée au Marêchal de la Meilleraye, qui fut assieger Bapaume, pendant que nous reprimes Damvilliers, où le Duc de Bouillon n'avoit pas laissé de mettre le siege après la mort du Comte de Soissons. Le Roi vint nous trouver lui même, lors que nous étions devant cette Place, & le Duc ayant recours à la misericorde de Sa Majesté pour lui pardonner la faute qu'il avoit faite, il trouva grace auprès d'elle. Il lui eut été difficile d'y réüssir dans un autre tems, mais la mort du Comte du Soissons mettoit le Cardinal de si belle humeur, qu'il conseilla à ce Prince de faire paroître en cela, que sa bonté étoit encore au dessus de sa justice. Il est vrai que Mr. le Prince aida beaucoup à porter son Eminence à interceder pour lui, & comme il etoit parent du Duc, & son bon ami, il n'eut garde de l'oublier dans une rencontre aussi importante que celle-là.

Mr. de Bouillon ayant fait sa paix, St. Preuil ne fut pas si heureux que de faire la sienne, quoi qu'il fut bien moins coupable que lui. C'étoit assez qu'il eut les parens du Cardinal à dos, pour avoir lieu de tout craindre. Cependant comme s'il eut oublié le peril où cela le jettoit, il se fit encore un ennemi de consequence, qui ne le lui pardonna pas. Mr. Desnoyers qui n'etoit pas de la côte de St. Louis, avoit de pauvres parens, ce qui n'étoit pas fort extraordinaire à lui, qui n'étoit redevable qu'à la fortune du poste où il se trouvoit élevé, puis que de plus grands Seigneurs qu'il n'étoit encore, en ont bien qui ne sont pas de même fort accommodés. Au reste ce Secretaire d'Etat en ayant mis un dans les vivres, il fut envoyé à Arras en qualité de Commissaire. Les Gouverneurs alors se chargeoient de la fourniture du pain de munition pour leurs Garnisons, & celui-ci ayant remarqué que celui que St. Preuil faisoit faire, n'étoit pas du poix, ni de la qualité qu'il devoit être, en donna avis en Cour. St. Preuil qui savoit qu'il en avoit déjà parlé à quelqu'un de ses camarades, au lieu de songer à pourvoir à cet abus, qui ne venoit pas de lui, mais des boulangers, ne songea qu'à intercepter ses lettres. Il en vint à bout facilement, parce que tout lui obéïssoit dans Arras, aussi bien qu'on eut pû obéïr au Roi même. Ainsi il n'eut pas plûtôt veu ce que contenoit sa lettre, qu'il le fut trouver sur la place où il se promenoit avec quelques Officiers. Il lui donna la plusieurs coups de canne, & l'ayant encore fait mettre en prison, cela ne vint pas plûtôt aux oreilles de Desnoyers, qu'il voulut persuader au Cardinal que s'il souffroit que cet homme fit ainsi le petit tiran, il arriveroit avant qu'il fut peu, qu'il ne voudroit plus reconnoître les ordres de personne.

Le Cardinal qui aimoit les braves gens & ceux qui comme St. Preuil faisoient leur Capital de bien servir Sa Majesté, ne voulut pas le condamner sans l'entendre. Il lui manda de mettre le Commissaire des vivres en liberté, de l'envoyer en Cour & de se laver des accusations que celui-ci pretendoit intenter contre lui. Cela ne lui étoit pas bien difficile, s'il y avoit de l'abus dans le pain de munition, il n'y trempoit nullement. Il avoit fait marché avec des boulangers de le fournir de la qualité & du poids qu'il devoit être; mais le Ciel, dont les ressorts sont inconnus aux plus habiles, ayant resolu apparement de le punir du rapt qu'il avoit fait, il arriva qu'étant monté à cheval quelques jours après pour aller chercher les ennemis qu'on lui disoit être sortis de Douay, il rencontra la Garnison de Bapaume, qui venoit de se rendre à la Meilleraye, & qui n'étoit escortée que d'un trompette.

Ce n'étoit pas la coutume, & l'on avoit toûjours vû au contraire qu'à toutes les Capitulations qui s'étoient faites tant de nôtre côté que de celui des Espagnols, l'on avoit donné un Corps de Cavallerie pour escorte à ceux qui avoient capitulé. Mais le hazard ou la bizarrerie du Maréchal ayant voulu que cela se passât d'une autre maniere, les coureurs que l'on avoit détachez de part & d'autre pour se reconnoître se firent tirer l'oreille avant que de vouloir repondre au qui vive qui leur étoit demandé. Ils se fussent reconnus les uns les autres si c'eut été pendant le jour, mais comme on étoit au plus fort de la nuit, les François presserent tant des Espagnols de repondre qu'ils crierent à la fin vive Espagne. Une Réponse comme celle-là meritoit bien ce qui leur arriva. En même-tems St. Preuil les fit charger & les defit devant qu'ils se fissent reconnoître pour avoir une escorte. On ne sait pourquoi ils ne parlerent pas plûtôt, & si ce fut par obstination, ou que la confusion qui régnoit parmi les cris des mourans eut empéché de pouvoir écouter leur voix.

Ceux qui resterent du combat s'étant retirez à Douay en grand desordre n'eurent pas plûtôt conté leur avanture à celui qui y commandoit, qu'il en informa le Cardinal Infant. Ce Prince envoya en même tems un Courier à la Cour pour se plaindre de cette action qu'il qualifioit de terrible, parce qu'il étoit bien aise de cacher tout ce qui pouvoit servir à la justification de St. Preuil. Il savoit les ennemis qu'il s'étoit fait à la Cour, & comme Sa Majesté n'avoit point dans toutes les places de Gouverneur qui lui fut si incommode que celui-là, il n'eut pas été fâché en être defait. D'abord que ce Courier fut arrivé, Desnoiers qui avoit sur le coeur ce qui s'étoit passé à l'égard de son parent, mena le Courier au Cardinal de Richelieu, à qui il exagera lui-même les choses encore toute d'une autre maniere que ne faisoit le Cardinal Infant. Le Maréchal de la Meilleraye vint aussi à la charge, en mandant à ce Ministre de dessus les lieux où il étoit encore, que cette affaire étoit en mauvaise odeur aussi-bien parmi les François que parmi les ennemis; que ceux-ci avoient fait serment de ne plus donner de quartier à personne, à moins qu'on ne leur en rendit justice, qu'ainsi l'on alloit voir comme une boucherie de leur part, pendant que de la nôtre il étoit dangereux qu'on ne songeât à se cacher pour éviter un ressentiment qui paroissoit si juste à tout le monde, qu'il n'y avoit personne qui y trouvât à redire.

Le Maréchal de Bresé qui étoit aussi animé contre St. Preuil, parce que sa vanité le faisoit entrer dans les plaintes que son fils en faisoit, ne demeura pas non plus dans le silence. Il n'entendit pas plûtôt murmurer de cette affaire, qu'il parla contre lui comme faisoient les autres, tellement que le Cardinal se laissant aller à leurs Conseils consentit à le faire arrêter. L'on en envoya l'ordre au Marêchal de la Meilleraye, qui pour ôter tout sujet de défiance à ce Gouverneur qui eut pû, s'il en eut été averti, tenir bon dans sa place, & appeller les Espagnols à son secours, fit semblant de marcher du côté de Douai. Il vint ainsi camper aux portes d'Arras qui en étoit le chemin, & St. Preuil n'ayant pû s'empêcher de lui aller rendre ses devoirs, quoi qu'il n'eut pas grande estime ni grande amitié pour lui, le Marêchal le prit lui-même par le baudrier, & lui commanda de lui rendre son épée. Un autre que St. Preuil eut été tout étonné, ou pour mieux dire tout abbattu d'un compliment aussi terrible que celui là; neanmoins conservant non-seulement son courage, mais encore une presence d'esprit qui n'est gueres ordinaire dans ces sortes de rencontres-là, la voila Mr. lui dit-il, elle n'a pourtant jamais été tirée que pour le service du Roi. Il disoit cela pour faire connoître non-seulement qu'il avoit toûjours été fidele à sa Majesté, mais encore pour faire honte à quelques personnes qui étoient alors auprès du Marêchal, & qu'il avoit vûs les armes à la main contr'elle à la journée de Castelnaudari. Au reste, comme il savoit que bien loin que ces gens fussent de ses amis, ils ne cessoient d'animer le Marêchal contre lui, il n'étoit pas faché de leur faire sentir la difference qu'il y avoit à faire entre leur procedé & le sien.

D'abord qu'il fut arrêté on parla au Meunier, afin qu'il rendit des plaintes du rapt qu'il avoit fait. Il n'y pensoit presque plus, & les mille écus qu'il en avoit reçûs de present & qui avoient encore été accompagnez de quelques autres bien-faits, lui en avoient ôté toute l'amertume. Mais comme il est bien difficile de faire changer de peau à ceux qui sont nez dans la Crasse, ce Meunier ne vit pas plûtôt ce Gouverneur dans l'infortune que toute sa jalousie & toute sa haine se reveillerent contre lui. Le Marêchal établit en même tems un autre Gouverneur dans la place, suivant le pouvoir qu'il en avoit de son Eminence. Il y mit un certain Mr. de la Tour qui étoit Pere du Marquis de Torcy d'aujourd'hui. Il dit aux Artesiens en lui conferant cette dignité, qu'il leur donnoit un agneau au lieu d'un loup qu'il leur ôtoit. On trouva qu'il ne faisoit pas trop bien de parler de la sorte, parce que chacun pouvoit inferer de la qu'il n'avoit pas peu contribué à sa disgrace comme son ennemi secret. Son discours étoit neanmoins veritable, pourvû qu'on l'entendit dans le sens qu'il falloit. Il faut savoir que de toutes les Villes que l'on avoit conquises jusques-là, il n'y en avoit point qui supportât avec plus d'impatience que celle-ci le changement de maître qui leur étoit arrivé, ainsi plus St. Preuil se montroit affectionné au Roi, plus il leur paroissoit un loup ravissant. Quoi qu'il en soit, ayant été mené à Amiens pour lui être son procès fait & parfait, le Cardinal lui donna des Commissaires qui y travaillerent incessamment. C'étoit une coutume contre laquelle les Parlemens s'étoient recriez plusieurs fois, peut-être plûtôt pour leur interêt particulier que pour celui du public. Ce Ministre avoit été le premier à l'introduire, & le Conseil du Roi qui ne demandoit qu'à voir l'authorité souveraine au suprême degré, n'avoit eu garde de s'y opposer, parce que cela l'authorisoit à tout faire sans que personne y put mettre remede. C'étoit ainsi qu'avoient été jugez & condamnez le Marêchal de Marillac & plusieurs autres, quoi qu'on ne leur pût imputer d'autre crime que d'avoir osé déplaire au Cardinal. Le nommé Grandier avoit été entr'autres une de ces malheureuses victimes. On lui avoit fait accroire qu'il étoit sorcier & qu'il avoit envoyé une legion de demons dans le corps des Religieuses de Loudun. Sur cette accusation le Sr. de Lauberdamont qui étoit à la tête de ses Commissaires l'avoit condamné, contre le sentiment de quantité de ses Juges à être brûlé tout vif. Il leur avoit dit franchement, pour les obliger à souscrire à un jugement si rempli d'injustice, que s'ils s'y opposoient avec toute la vigueur que devoient avoir des gens de bien, on leur donneroit des Commissaires à eux mêmes qui les convaincroient bientôt d'avoir eu part à ses sortileges, parce qu'il n'étoit pas plus sorcier qu'ils le pouvoient être.

Il avoit bien moins de tort en leur parlant de la sorte qu'il n'en avoit de vouloir faire mourir un innocent. Tout le crime du pauvre Grandier étoit d'avoir debauché ces Religieuses, & s'il leur avoit fait entrer quelque demon dans le corps, ce ne pouvoit être que celui d'impunité. Or comme ces juges avoient été voir ces Religieuses tout aussi-bien qu'il avoit pû faire, & peut-être eu commerce avec elles tout aussi-bien que lui, car il y avoit bien à dire que ce fut des Vestales, ils hesiterent quelque tems sur ce qu'ils avoient à faire; mais s'étant laissé gagner à la fin à la faveur, ils aimerent mieux se montrer injustes en condamnant un innocent, que de se mettre eux-mêmes en sa place en voulant le sauver. Car on les eut pû accuser après tout aussi-bien que lui d'être sorciers, & je ne sais pas ce qui en fut arrivé, son Eminence étant toute puissante comme elle l'étoit. St. Preuil ressembla à ce malheureux Prêtre; on fit venir mille & mille témoins contre lui tant du Gouvernement de Dourlens qu'il avoit eu avant que d'avoir celui d'Arras, que de plusieurs autres endroits. Le Meunier lui fut confronté par plusieurs fois, mais quoi que tout son crime, aussi-bien que celui de Grandier, ne fut que d'avoir déplu aux Puissances, il ne laissa pas d'avoir le cou coupé.

Le Régiment des Gardes s'en étant revenu à Paris dans le même tems, je ne pus loger chez mon Hôtesse, parce que son Mari n'avoit eu garde de se fournir d'une Chambre pour moi. Il n'avoit pas pourtant encore tout ce qu'il lui falloit pour me payer, ce qui l'obligea de me faire bonne mine à mon arrivée. Je trouvai sa femme encore plus amoureuse que quand j'étois parti, ainsi étant au desespoir de ce qu'elle ne me voyoit pas à tous momens, comme quand j'étois chez-elle, elle fit tout ce qu'elle put pour m'obliger à faire des frais à son Mari, afin de le mettre hors d'état de pouvoir jamais satisfaire. Elle prétendoit qu'en mettant ainsi ses affaires en desordre, elle se separeroit de lui, & qu'après cela nous irions tenir ménage ensemble. Ce n'étoit pas là mon humeur, si je voulois bien avoir une maîtresse je ne voulois pas ainsi m'en charger à longues années. D'ailleurs j'eusse crû en faisant un coup comme celui là que Dieu m'eut puni en même tems, puis qu'il eut autant valu que je l'eusse égorgé que de lui faire ce qu'elle me conseilloit. Je la vis cependant le plus souvent qu'il me fut possible, parce que bien que je ne me pusse empêcher de l'accuser de cruauté pour lui, l'amour propre me la faisoit excuser aussi-tôt, parce que j'y trouvois mon contentement. Je n'étois pas long-tems à me dire qu'elle ne faisoit tout cela que pour l'amour de moi, & que si elle m'eut moins aimé je n'eusse pas eu lieu de trouver à redire à sa conduite.

La connoissance que je commençois à avoir des sentimens de son Mari, dont la jalousie qui sembloit dormir en mon absence s'étoit reveillée à mon retour, fit que je lui cachai mes visites tout autant que je pus. Je m'y pris même si finement qu'il eut eu bien de la peine à en appercevoir quelque chose, si ce n'est qu'il gaigna un de ses Valets pour l'avertir si nous nous donnerions quelque rendez-vous. Ce Valet qui demeuroit tout le jour au logis & pendant que son Maître y étoit, & pendant qu'il n'y étoit pas, m'y vit entrer plusieurs fois sans se douter que ce fut sa maîtresse qui m'y amenât. Comme je n'y venois qu'en bonne Compagnie & sous pretexte du bon vin qui étoit dans son Cabaret, il fut pour le moins deux ou trois mois à me croire plus yvrogne qu'amoureux. Mes Camarades qui étoient ceux avec qui je venois-là, & qui savoient mon intrigue me donnoient le tems de satisfaire aux devoirs de l'amour, quoi qu'ils m'enviassent souvent ma bonne fortune. J'appelle mes Camarades les Mousquetaires avec qui j'avois fait connoissance, & non pas les Soldats aux Gardes. Porthos, qui étoit mon meilleur ami & qui avoit à-peu-près une Maîtresse comme moi, c'est-à-dire une Maîtresse jeune, belle, bien faite, & qui lui donnoit de l'argent, affectoit toujours de nous faire mettre dans une petite Chambre à côté de celle de la Cabaretiere, afin que je n'eusse pas bien loin à aller. Elle s'y tenoit le plus souvent pendant que son Mari n'y étoit pas, & même elle s'y fut tenuë toujours, si ce n'est que j'étois le premier à lui dire qu'elle devoit descendre en bas de fois à autre, de peur de donner du soupçon à ses garçons. Elle avoit bien de la peine à me croire tant elle se plaisoit avec moi. La chose nous ayant réüssi pendant quelque tems, le garçon se douta à la fin non seulement de nôtre intrigue, soit par la trop grande affectation que nous avions de vouloir toûjours cette Chambre, soit par la trop grande demangeaison que sa Maîtresse avoit de monter en haut, d'abord qu'elle me sentoit dans la Chambre dont je viens de parler.

Si j'eusse sçu qu'il eut été ainsi gagné par son maître, je ne me fusse pas mis en peine de lui faire quitter ses interêts pour les miens, soit par presens ou par menaces, mais étant d'autant plus éloigné de le croire qu'il faisoit toûjours le jovial avec nous, & qu'il entendoit même assez bien le mot pour rire, il arriva qu'un jour que son soupçon s'étoit encore augmenté par quelques oeillades qu'il vit que nous nous jettions sa Maîtresse & moi en entrant, il monta par plusieurs fois tout doucement à la porte de notre Chambre pour écouter s'il entendroit toûjours ma voix. Ce qui le rendoit si curieux c'est que quelque tems ensuite de ces oeilades sa Maîtresse étoit montée en haut, sans qu'il lui parut qu'elle y eut beaucoup d'affaires. Tant qu'il m'entendoit parler il n'entroit point où il nous avoit mis mes Camarades & moi, à moins qu'on ne frappât pour l'appeller. Mais y étant venu une fois sans m'entendre, il vint voir si j'y étois, & ce qui pouvoit être cause de mon silence. Mes Camarades furent bien étonnez de le voir sans mander, & ce drôle qui étoit fin & rusé ayant pris pour pretexte de sa venuë qu'il venoit voir si nous ne manquions point de quelque chose, il ne vit pas plûtôt que je n'y étois pas, qu'il se douta que je n'étois pas allé loin. Il en fit son rapport à son maître, & accrut si bien sa jalousie par-là que celui-ci resolut de me jouer un méchant tour. Il me pria un jour à diner, & sur la fin du repas comme nous n'étions que lui, sa femme & moi, son garçon lui vint dire qu'on le demandoit. Il me pria d'excuser s'il étoit obligé de me quiter. Je n'eus pas de peine à lui accorder sa priere: sa femme de même la lui eut accordée volontiers, pour peu qu'il en eut voulu savoir son sentiment. Il monta cependant de ce pas à sa Chambre & s'y étant caché dans un Cabinet avec deux bons Pistolets bien chargez & bien amorcez, il crut qu'il me devoit attendre là, parce que si nous étions bien ensemble la femme & moi, comme il en eut juré volontiers, nous ne tarderions gueres à y venir. Ce qui lui donnoit cette pensée c'est que le lieu où il nous avoit laissez n'étoit nullement propre pour des amans. Il n'étoit separé du cabaret que par une cloison qui étoit toute garnie de vitre jusques au plancher. Ainsi l'on voyoit de là dans le cabaret & du cabaret l'on y étoit vû également, à moins que de tirer des rideaux qui étoient devant.

Nous étions alors dans les plus cours jours de l'année, & j'y avois donné rendez-vous à Athos & à un autre Mousquetaire nommé Briqueville, afin que si je n'avois pas le tems d'en dire deux mots à ma maîtresse, à cause de la presence de son Mari, j'eusse du moins la commodité de le faire par leur moyen. Je savois que la vûë d'un creancier étoit toûjours redoutable à son debiteur, & qu'ainsi le cabaretier ne verroit pas plûtôt le sien qu'il prendroit ou le parti de nous laisser en repos, ou de l'entretenir avec tant de complaisance que je pourois peut-être trouver un moment pour faire ce que bon me sembleroit. Athos & Briqueville n'arriverent que sur les cinq heures du soir, & comme il en étoit déja près de quatre, quand le cabaretier nous avoit quittez, il avoit eu le tems de s'ennuyer, & de se morfondre dans le lieu où il étoit. Il nous y attendoit pourtant de pied ferme, parce qu'il étoit convenu avec son garçon que si je venois à sortir par hazard, il l'en avertiroit en même tems, ainsi il étoit bien assuré que j'étois encore avec elle, puis qu'il n'avoit point eu de ses nouvelles.

D'abord qu'Athos & Briqueville furent arrivez on nous mit dans la petite Chambre où l'on avoit coutume de nous mettre. J'avois dit à ce garçon de nous la garder, parce que je savois qu'ils devoient venir, & que cela me faciliteroit mes amourettes. Le Cabaretier fut ravi quand il nous y entendit, car les jaloux ont cela de propre qu'ils se rejouïssent seulement des choses qui leur font connoître leur malheur. C'est une maladie dont ils ne sauroient se defendre, tant il est vrai que la jalousie est un goût dépravé qui fait haïr ce qu'on devroit aimer, & qui fait aimer ce que l'on devroit haïr. En effet un jaloux ne cherche qu'à voir sa femme ou sa maîtresse entre les bras de son rival. Tout ce qui peut le confirmer que ce qu'il s'est mis en tête est véritable a des charmes non pareils pour lui, & il n'en trouve jamais d'avantage qu'à verifier son malheur. La cabaretiere monta quelque tems après nous, & ayant laissé sa porte entre-ouverte afin que j'y pusse entrer à mon ordinaire, elle ne me vit pas plûtôt qu'elle se jetta sur moi pour m'embrasser. Je commançois à repondre à ses caresses en amant passionné, quand je crus entendre remuer quelqu'un dans le cabinet. Cela me fit lui faire signe de l'oeil, & ayant entendu ce que je voulois dire par là, nous nous arretâmes court tous deux comme si on nous eut donné un coup de massuë. Le bruit que j'avois entendu étoit que le cabaretier avoit voulu regarder ce que nous faisions par le trou de la serrure, parce qu'il ne nous entendoit point parler. Il savoit bien, ou du moins il se doutoit que j'étois-là, parce qu'il avoit ouï entrer quelqu'un après sa femme: enfin ayant vû que nous nous approchions de près, quoi qu'il ne nous vit que jusques à la ceinture à l'endroit où nous étions, il ouvrit la porte du cabinet & me salua d'abord d'un coup de Pistolet. Il étoit si pressé de se faire justice qu'il manqua son coup: au lieu de me donner dans le corps comme il croyoit, la balle passa à plus de dix pas de moi. Je me jettai en même tems sur lui, de peur qu'il ne fut plus adroit du second, qu'il ne l'avoit été du premier. La Cabaretiere ne put venir à mon secours, parce qu'elle tomba evanouie, du moment qu'elle vit son mari un Pistolet à chaque main. Athos & Briqueville se douterent bien de ce que c'étoit d'abord qu'ils entendirent le coup, & voulurent venir à mon secours; mais comme j'avois fermé la porte en entrant, ils y donnerent plusieurs coups de pied pour l'enfoncer, mais ils n'en purent jamais venir à bout, quelque effort qu'ils y pussent faire.

Nous nous colletions cependant le cabaretier & moi, & tout ce que je tâchois étoit de lui faire lâcher son Pistolet sans en être blessé, & de l'empêcher de mettre la main sur mon épée, que je n'avois pas eu le tems de tirer. Je vins enfin à bout de l'un & de l'autre, pendant qu'Athos & Briqueville crierent au voleur par la fenêtre. Ils ne savoient si je ne serois point blessé du coup, & cela les mettoit en inquiétude. Le Commissaire du quartier vint avec quelques Archers qu'il ramassa à la hâte, & comme les Mousquetaires étoient fort estimés & fort craints en ce tems-là, Athos & Briqueville ne lui eurent pas plûtôt parlé, qu'il leur promit de châtier ce jaloux, si j'avois seulement la moindre égratignure. Ce Commissaire étant venu à la porte de la chambre où nous étions, je la lui ouvris sans y trouver aucun obstacle, parce que le cabaretier se tira alors dans le cabinet, où il rechargea ses Pistolets, que je n'avois jamais pû lui ôter. Le Commissaire crut d'abord que la femme étoit morte, parce qu'il ne lui voyoit remuer, ni pieds ni mains, mais l'ayant assuré que les coups que son mari avoit tirés, avoient passé bien loin d'elle, & qu'elle n'étoit qu'évanouie, il s'en fut au cabinet pour se le faire ouvrir. Le cabaretier ne le vouloit pas, & lui disoit pour ses raisons, que ce n'étoit pas à lui qu'il en devoit vouloir, mais à moi, qu'il avoit trouvé couché avec sa femme. Le Commissaire en croyoit bien quelque chose, quoi que cela ne fut pas vrai, si j'en avois eu la volonté, je n'en avois pas eu le tems, & le mari l'eut bien pu témoigner lui même, s'il en eut voulu dire la verité.

Ce que lui avoit dit le Commissaire ne le persuada pas, il ne voulut point lui ouvrir le cabinet; & comme il avoit retenu quelque chose de l'assurance que donne le métier de la guerre qu'il avoit fait pendant quelque tems, il lui répondit ou fort brutalement, ou fort vigoureusement, (car je ne sais lequel c'étoit des deux) que s'il pretendoit se mêler de ce qui n'étoit pas de sa competance, il n'auroit pas grand respect pour sa robe; que sa charge seroit bien d'une autre consideration qu elle n'étoit, si elle lui donnoit inspection sur tous les cocus dont il étoit malheureusement du nombre; qu'il lui conseilloit en bon ami de se retirer, s'il ne vouloit qu'il lui eu prit mal; qu'il lui appartenoit de corriger sa femme quand elle manquoit à son devoir, sans qu'il lui fut permis de s'en mêler; qu'il m'enmenât seulement hors de chez lui, parce que bien que la chose ne le touchât pas en son particulier, il savoit bien que la veuë d'un homme qui causoit le deshonneur d'une famille, n'étoit pas agréable à un mari. Enfin il lui dit mille choses comme celles-là au travers de la porte, continuant toujours de le menacer, que s'il persistoit comme il témoignoit en avoir envie à se la faire ouvrir de force, il ne lui répondroit pas de ce qui en arriveroit.

Ce discours enflamma de colere cet Officier, qui étoit petulant. Il commanda à ses archers d'enfoncer la porte, ce qui ayant été bientôt fait, le Cabaretier chercha le Commissaire entre les autres pour lui tenir la parole qu'il venoit de lui donner. Il le coucha en jouë, que la porte n'étoit pas encore enfoncée entierement; mais son Pistolet ayant pris un rat, à cause que l'amorce en étoit tombée, il n'eut pas le tems d'y en remettre d'autre, parce qu'il fut accablé tout d'un coup de la multitude. Un de ces archers lui déchargea un coup d'un gros rondin sur le bras, & lui ayant fait tomber son Pistolet, il se jetta sur lui, sans lui donner le tems de se reconnoître: on l'emmena aussi-tôt au Châtelet, pendant qu'on mit garnison chez lui. Cela ne me plut pas, parce qu'on ne le pouvoit ruiner qu'on ne ruinât en même tems ma maîtresse. Je priai Athos d'en dire un mot à Mr. de Treville, qui étoit beau-frere d'un homme de robe, fort accredité dans le Parlement. Mr. de Treville lui répondit, que si je continuois à faire parler de moi, comme j'avois fait depuis que j'étois arrivé de Bearn, j'étendrois bien loin ma reputation, avant qu'il fut peu; qu'il croyoit que je ne me mêlasse que de me battre, mais que puis qu'il voyoit par ce qu'il venoit d'entendre, que je me mêlois aussi de debaucher les femmes d'autrui, il eut à m'avertir de sa part, que le Roi ne trouvoit bon ni l'un ni l'autre.

C'étoit une correction qu'il vouloit bien me donner, d'autant plus qu'il affectoit de paroître homme de bien, soit qu'il le fut effectivement comme je n'en veux point douter, ou qu'il se contentât d'en garder les apparences. Il savoit qu'il se rendroit par là encore plus agréable au Roi, qui étoit un Prince fort craignant Dieu, & qui n'avoit jamais eu d'amourettes. En effet comme sa Majesté, qui se voyoit d'une santé languissante, ne croyoit pas avoir encore long-tems à vivre, elle songeoit de bonne heure à finir sa vie Chrêtiennement, afin de ne pas avoir tant de lieu d'apprehender ce dernier moment, qui doit faire encore plus trembler les Rois que les autres, à cause de la quantité d'affaires qui leur passent par les mains. Et à la verité plus on s'est mêlé de choses, plus le compte que l'on a à en rendre doit être grand; même quand il n'y auroit que le sang, que les plus pacifiques font verser dans les guerres qu'ils entreprennent, cela est plus que suffisant pour les troubler, quand ils viennent à y penser serieusement.

Athos crut quand il entendit parler Mr. de Treville de la sorte, qu'il n'y avoit pas pour moi grand secours à esperer de lui en cette occasion. Ainsi il ne savoit presque que lui repliquer en ma faveur, & il vit bien qu'on devoit se donner patience un moment, quand on vouloit juger sainement de toutes choses. Mr. de Treville après lui avoir dit cela y adjouta ensuite, que bien que mon crime, & celui de cette femme ne meritassent pas, que personne s'interessât pour nous, il étoit juste néanmoins de le faire par rapport au pauvre mari, qui étoit assez malheureux d'être cocu & battu, sans qu'on prit encore la peine de le ruiner, qu'il en parleroit à son beau-frere, & que devant qu'il fut peu, il lui donneroit soulagement. Ce beau frere étoit Conseiller à la grand Chambre, & comme ces Magistrats commençoient déja à avoir un grand credit, ce qui augmenta encore beaucoup depuis; & ce qui a duré jusques à ce qu'il ait plu au Roi, comme je le dirai tantôt, d'y mettre des bornes, celui-ci sans autre façon s'en fut lui même au Châtelet, où il commanda qu'on lui amenât le prisonnier. Le Geollier ordonna en même tems à ses Guichetiers de l'aller chercher, & étant venu dans une chambre où l'on avoit fait entrer ce Magistrat, il lui demanda en presence du Geollier, pourquoi il avoit été arreté. Le prisonnier lui répondit, que c'étoit parce que ne pouvant souffrir de bon coeur qu'on le fit cocu, il avoit voulu écarter de sa maison celui qui lui faisoit cette honte; que cela avoit causé quelque bruit dans le quartier, & que le Commissaire s'étant transporté chez lui, dans le moment, au lieu de prendre le parti de la justice, il avoit pris celui de l'adultere de sa femme; qu'ainsi il l'avoit amené en prison, sans qu'il eut voulu jamais entrer dans les justes raisons qu'il avoit de faire tout ce qu'il avoit fait.

Le Magistrat qui avoit été averti par son beaufrere de la verité de toutes choses, mais qui n'avoit garde de le confirmer dans ses soupçons, parce que c'eut été l'animer encore davantage contre sa femme & contre moi, lui repliqua que quelque apparence qu'il y eut souvent à bien des choses, il ne falloit pas en juger selon sa premiere pensée; que quand on venoit à les approfondir elles changeoient souvent de nature, sur tout quand il s'y agissoit de jalousie, comme en cette occasion; que d'ailleurs les visions connuës étoient frequentes à bien des gens, quoi qu'il y eut souvent plus d'entêtement que de realité; que le métier de Cabaretier qu'il faisoit étoit cause que sa femme étoit exposée aux discours de ceux qui hantoient son Cabaret; que ce n'étoit pas à dire pour cela qu'elles ne fut pas sage, quand même elle feroit la mine d'y prêter l'oreille; qu'il devoit croire bien plûtôt que ce n'étoit qu'afin de ne pas perdre la chalandise de ces causeurs, sans pourtant avoir envie de leur peau, qu'il n'avoit pas bien fait de prendre l'allarme si chaudement pour si peu de chose, & qu'il en seroit toûjours blâmé par les gens sages; qu'au surplus il ne laissoit pas d'avoir pitié de son sort, c'est pourquoi il vouloit le tirer d'affaire, pourveu qu'il lui voulut promettre d'être plus prudent à l'avenir; qu'il vouloit qu'il se raccommodât avec sa femme; qu'elle apartenoit à d'honêtes gens, comme il savoit; c'est pourquoi il devoit croire qu'elle n'étoit pas personne à se deshonnorer elle même, ni à le deshonnorer en même tems.

Le prisonnier qui s'envoyoit déja beaucoup d'avoir un pourpoint de pierre, & qui d'ailleurs craignoit, que la Justice ne mangeât tout ce qu'il avoit, & ne le mit sur le pavé, lui promit tout ce qu'il voulut. Le Magistrat le voyant si bien ressigné à sa volonté, commanda au Geollier de lui aporter son registre, & l'ayant dechargé en même tems, selon le pouvoir que s'en attribuoient, en ce tems-là, les Conseillers de la grand Chambre, il le fit sortir de prison, sans autre forme de procès. Il l'amena chez lui après cela, où ayant fait venir sa femme, il les mit en presence l'un de l'autre, après que Mr. de Treville & lui eurent fait une correction en particulier à celle-ci. Ils l'emboucherent bien cependant tous deux, devant que de la faire passer où étoit son mari. Ils lui dirent que quoi qu'ils ne voulussent pas croire qu'elle fut coupable, comme elle se pouroit trouver toute surprise & toute étonnée devant lui, il falloit qu'elle lui soutint que tout son crime, n'étoit que d'être obligée par le métier qu'elle faisoit de faire bonne mine à tout le monde; qu'elle pouvoit lui dire aussi, qu'il n'avoit qu'à la mettre en état de n'ouvrir sa porte à personne, & qu'il verroit bientôt qu'il ne lui seroit pas difficile de le contenter.

Le mari fit semblant de se payer de ces excuses, afin de ne se pas montrer ingrat de la grace qu'il venoit de recevoir du Magistrat. Il avoit besoin cependant qu'il lui en fit encore une autre, qui étoit de lever la garnison de chez lui. C'est ce qui fut fait le lendemain, de sorte que toutes choses se fussent trouvées alors au même état qu'elles étoient, il y avoit huit jours, s'il m'eut été permis comme auparavant de retourner voir ma maîtresse; mais outre que le scandale qui étoit arrivé me le défendoit suffisamment; Mr. de Treville me le défendit encore, après m'avoir fait une grande mercuriale. Je n'osai passer ses ordres de quelque tems; mais comme quand on est jeune comme je l'étois, & dans une plaine vigueur, on ne voit rien de comparable à l'amour, j'oubliai bien-tôt sa défense pour contenter ma passion. Je vis dix ou douze fois la Cabaretiere chez une de ses bonnes amies, sans que son mari s'en doutât. Elle voulut que je fisse agir Athos pour être payé de ce qu'il lui devoit, afin que s'il venoit encore à se brouiller avec elle, j'eusse du moins cet argent pour la secourir dans son besoin. Je lui promis de faire tout ce qu'elle voudroit, mais dans le dessein néanmoins de n'executer que la moitié de ma promesse. Je fis bien demander à la verité mon payement à mon debiteur, mais je ne voulus pas qu'on le mit sur le careau, s'il n'étoit pas en état de me payer. Cela fit trainer la chose pendant quelque tems, ce qui ne me déplut pas, parce que comme le Cabaretier ne pouvoit trouver mauvais qu'Athos fut chez lui, tant qu'il resteroit son debiteur, j'avois moyen par là de faire tenir tant de lettres que je voulois à ma maîtresse.

L'hiver s'étant passé de cette maniere, le Roi envoya une partie de son Regiment des Gardes en Roussillon, dont on avoit ébauché la conquête dès la Campagne precedente. Cette petite Province nous étoit absolument necessaire pour la conservation de la Catalogne, où l'on ne pouvoit rien transporter que par mer, tant qu'elle demeureroit aux Espagnols. Car comme elle est située entre le Languedoc & elle, & même en deça des Pyrennées, & que c'étoit du seul Languedoc, qu'on pouvoit tirer toutes les choses dont la Catalogne avoit besoin, il falloit s'afranchir de cette necessité, qui étoit d'autant plus grande que les Espagnols étoient en ce tems là, bien aussi forts que nous par mer. Le reste de nôtre Regiment demeura auprès du Roi pour l'accompagner dans cette expedition, où il vouloit s'acheminer lui même, ce qui étoit pourtant fort extraordinaire, parce que des Troupes après avoir fait un si long voyage devoient être assez fatiguées, pour avoir plus de besoin de repos, que de se charger d'un nouveau travail; aussi y avoit-il du mystere à tout cela, & c'est ce que je dois éclaircir ce me semble avant que de passer outre.

Mr. le Cardinal de Richelieu étoit assurément un des plus grands hommes qu'il y eut eu depuis long-tems, non seulement en France, mais encore dans toute l'Europe. Cependant quelque belles qualitez qu'il eut, il en avoit quelques unes de mauvaises, comme de trop aimer la vengeance & de dominer par dessus tous les grands, avec une puissance aussi absoluë que s'il eut été le Roi lui même. Ainsi sous pretexte d'élever l'authorité Royale au plus haut point, il avoit tellement élevé la sienne en se servant de son nom, qu'il s'étoit rendu odieux à tout le monde. Les Princes du Sang dont il avoit commencé à abbaisser la puissance, que le Roi d'aujourd'hui a achevé de detruire entierement, ne le pouvoient souffrir, parce qu'il n'avoit pas eu plus de consideration pour eux, que pour tout le reste. Le Duc d'Orleans qui avoit toûjours conspiré contre luit toutes les fois qu'il en avoit trouvé l'occasion étoit encore tout prêt à le faire, quand elle se trouveroit: pareillement le Prince de Condé ne l'aimoit guéres d'avantage, quoi qu'il eut marié le Duc d'Anguien à sa nièce: les Grands dont il s'étoit toûjours declaré l'ennemi, avoient les mêmes sentimens pour son Eminence: enfin les Parlemens ne lui vouloient pas moins de mal, parce que comme j'ai dit ci devant, il avoit retranché leur authorité par l'établissement des Commissaires qu'il faisoit nommer, quand il s'agissoit de faire le procès à quelqu'un, & par l'élevation du Conseil à leur prejudicel.

Ce Ministre, qui étoit le plus politique de tous les hommes, s'étoit servi adroitement de la jalousie, que le Roi portoit au Duc d'Orleans pour lui faire approuver toutes ces nouveautez. Il lui avoit fait approuver de cette maniere tout ce qu'il avoit entrepris contre lui. Il n'y avoit même trouvé aucune difficulté, parce qu'il avoit tout coloré du bien public, qui étoit un pretexte merveilleux pour lui. Pour ce qui est de l'abbaissement des autres, le Roi y avoit encore consenti facilement, parce qu'il lui avoit fait entendre qu'il y trouveroit son compte, comme en effet c'étoit la verité. Le Roi n'étoit pas si peu éclairé qu'il ne vit bien que plus il les abbaisseroit aussi-bien que les Parlemens, plus son authorité en deviendroit formidable, puis qu'il n'y avoit qu'eux qui fussent en état de s'y opposer. Cependant, comme ce Ministre savoit que malgré l'avantage que le Roi y trouvoit, il étoit sujet aisément à prendre ombrage de tout ce qui venoit de lui, il avoit eu soin toûjours d'avoir auprès de Sa Majesté des gens qui rejettassent les mauvaises impressions qu'on lui pouvoit donner de sa conduite, sur la haine que lui causoit son attachement à ses interêts.

Il y avoit alors auprès du Roi un jeune homme qui n'étoit encore que sur sa vingt & uniéme année, mais qui ne laissoit pas d'y être en grand credit. C'étoit un fils du Marêchal Deffiât qui dès l'âge de dix-sept ans avoit été fait Capitaine aux Gardes, puis Maître de la Garderobe de Sa Majesté, & enfin grand Ecuyer de France, jamais fortune ne fut égale à la sienne. Le Roi ne pouvoit demeurer un moment sans lui; dés qu'il le perdoit de vûë il l'envoyoit chercher tout aussi-tôt. Il le faisoit même coucher avec lui comme il eut pu faire une Maîtresse, sans prendre garde qu'une si grande familiarité, & sur tout avec une personne de cet âge-là, qui étoit fort different du sien, avoit non-seulement quelque chose qui repugnoit à la Majesté Royale, mais qui étoit encore sujet à l'en faire repentir. En effet comme la prudence & la jeunesse sont rarement d'accord ensemble, tout étoit à craindre d'un jeune homme qui se méconnoissoit déja si fort, qu'au lieu de tacher par ses complaisances de mériter l'honneur que lui faisoit Sa Majesté, il étoit téméraire quelque fois, ou pour mieux dire, si insolent qu'il ne feignoit de dire à ses amis qu'il eut voulu être moins bien dans son esprit & avoir plus de liberté; & on n'osoit rapporter au Roi un discours comme celui là, de peur plûtôt de lui déplaire que pour l'amour de ce favori: car comme la charité ne regne gueres à la Cour, sa faveur faisoit assez de jaloux pour leur inspirer le dessein de la perdre s'il n'y eut eu que cela qui les eut retenus.

Ce jeune homme portoit le nom de Cinqmars qui étoit celui d'une terre que son Père avoit dans le voisinage de la Riviere de Loire. Le Cardinal l'avoit lui-même installé à la Cour comme un instrument dont il feroit tout ce qu'il voudroit, parce qu'il étoit ami de son pere, à l'élevation de qui il n'avoit pas peu contribué. Car la Maison d'Essiat, bien loin d'être une des plus anciennes du Royaume étoit si nouvelle qu'elle avoit tout lieu d'être contente de sa fortune par rapport à son origine. Toutes ces raisons obligeoient donc ce favori à demeurer dans une grande union avec le bien-faiteur de son Pere, & le sien particulier, mais voulant être Duc & Pair & êpouser la Princesse Marie qui étoit fille du Duc de Nevers, & qui fut depuis Reine de Pologne, il ne vit pas plûtôt que le Cardinal s'y opposoit sous main, & même quelque fois ouvertement, qu'il oublia tous ses bien-faits avant qu'il fut peu. Son ingratitude donna d'autant plus de chagrin à Son Eminence qu'elle le voyoit bien auprès du Roi, elle craignit qu'au lieu de lui rendre service comme il lui avoit promis lors qu'elle l'avoit mis auprès de Sa Majesté, il ne fut capable de lui nuire. Ainsi la haine & la jalousie qu'il commcençoit à lui porter augmentant de moment à autre, les choses commencerent tellement à s'envenimer entr'eux qu'ils ne se purent plus souffrir l'un l'autre.

Le Roi qui n'aimoit point du tout le Cardinal fut bien aise de leur mesintelligence, & prit plaisir à tout ce que son favori lui peut dire contre lui. Cependant comme malgré cette haine il voyoit que ce Ministre lui étoit absolument necessaire, pour le bien de son Royaume, il ne laissa pas toûjours de s'en servir, quoique Cinqmars lui donnât de tems en tems diverses attaques pour lui faire donner sa place à un autre. Au reste ce favori voyant que le Roi y faisoit la sourde oreille, & que ce Ministre s'opposoit plus que jamais à ses desseins, en sorte que quelque bien qu'il fut avec Sa Majesté il n'en pouvoit obtenir ni la Princesse Marie qu'il aimoit passionnément, ni un Brevet de Duc & Pair, il resolut de se défaire de son Eminence, en le faisant assasiner, puis qu'il n'y avoit pas moyen de s'en defaire autrement. Il résolut donc de le tuer, croyant que quand il auroit fait ce coup-là il ne lui seroit pas difficile d'obtenir sa grace d'un Prince qui l'aimoit non-seulement, mais qui haïssoit encore mortellement son ennemi. En effet il croyoit avoir rémarqué que si Sa Majesté ne le chassoit pas d'auprès d'elle, c'étoit bien moins manque de bonne volonté que parce qu'elle l'apprehendoit. Elle lui avoit répondu effectivement, quand il lui en avoit parlé, que ce qu'il lui proposoit là étoit bien difficile, qu'il ne faisoit pas reflexion que ce Ministre étoit maître de toutes les places de son Royaume & de toutes les armées tant de mer que de terre; que c'étoit ses parens & ses amis qui les commandoient, & qu'il pouvoit les faire revolter contr'elle toutes fois & quantes que bon lui sembleroit. Il croyoit donc que quand il l'auroit tué le Roi seroit bien aise tout le premier d'en être défait, bien loin de songer à le venger; ainsi se confirmant toûjours de plus en plus dans son dessein, il ne songea qu'à mettre Treville dans ses interêts afin d'être plus assuré de son coup.

L'interêt que celui-ci avoit à desirer la perte du Cardinal qui s'opposoit de toutes ses forces que le Roi l'avançât aux plus grands honneurs, comme Sa Majesté témoignoit le désirer, lui fit croire avec assez de vraisemblance que lui faire cette proposition & la voir accepter en même-tems seroient une même chose en lui. Mais Treville qui étoit sage & prudent lui répondit quand il lui en parla qu'il ne s'étoit jamais mêlé d'assassiner personne, & que c'étoit tout ce qu'il pouroit faire si Sa Majesté lui témoignoit elle-même qu'il y allât du bien de son Etat. Cinqmars lui repliqua que s'il ne tenoit qu'à le lui faire dire, la chose seroit bien-tôt faite, qu'il s'en faisoit fort avant qu'il fut deux fois vingt-quatre heures, & qu'il ne lui demandoit sa parole qu'à cette condition. Treville la lui donna sans faire trop de reflexion à ce qu'il faisoit. Cependant soit qu'il ne le fit, que parce qu'il ne crut pas que le Roi consentit jamais à pareille chose, lui qui ne faisoit que dire tous les jours qu'il étoit au desespoir d'avoir fait tuer comme il avoit fait le Marêchal d'Ancre, ou qu'il se laissât un peu trop aller à son ressentiment, Cinqmars n'eut pas plûtôt sa parole qu'il pressentit à Sa Majesté là-dessus. Le Roi qui étoit naturel lui avoüa qu'il ne seroit pas trop faché d'être défait de son Eminence, sans penser à quel dessein il lui faisoit cette proposition. Il crut que ce qu'il lui en disoit n'étoit qu'une chose en l'air, & comme quand l'on demande à quelqu'un, si l'on seroit joyeux ou faché que telle ou telle chose arrivât. Quoi qu'il en soit Cinqmars tirant avantage de cette réponse, fut retrouver Treville, & lui dit qu'il concourut avec lui à persuader à Sa Majesté de garder auprès d'elle une partie de son Regiment des Gardes, parce qu'ils en pouroient avoir besoin avant qu'il fut peu pour executer leur coup: qu'il lui permettoit cependant de tâter le Roi, sur ce qu'il lui avoit dit, en attendant qu'il lui fit faire en paroles formelles l'aveu qu'il lui avoit dit que Sa Majesté lui feroit.

Treville qui eut été bien aise aussi-bien que lui d'être defait du Cardinal mit dés le même jour Sa Majesté sur son Chapitre. Elle ne lui répondit rien qui ne fut conforme à ce que Cinqmars avoit tâché de lui persuader. Ainsi s'étant acquitté dès ce jour-là de la promesse qu'il lui avoit faite de porter le Roi à faire rester une partie de nôtre Regiment pour la seureté de sa personne, Sa Majesté commanda elle-même au Colonel des Gardes de faire rester quelques compagnies de son Regiment auprès de lui, pendant que les autres prendroient le chemin du Roussillon. Mr. de Treville fit en sorte que celle de son beaufrere fut du nombre de celles qui ne s'en iroient point. Il s'y fioit plus qu'à tout autre, & dans un coup de la conséquence de celui où il s'engageoit, il lui étoit important de savoir qu'il ne seroit ni abandonné ni trahi. Cinqmars qui tout jeune qu'il étoit savoit déja tout le manege que l'on apprend à la Cour à force de routine, Cinqmars, dis-je, qui savoit déja tromper adroitement & faire passer pour des veritez des mines & des oeillades, crut qu'au lieu de faire dire à Treville tout ce qu'il lui avoit promis, il lui suffisoit de lui faire témoigner par le Roi les mêmes choses qu'il lui avoit dites. Treville qui en avoit oui dire tout autant au Roi, non pas une seule fois, mais plus de cent n'en fut pas si content qu'il pensoit. Il souhaitta que Sa Majesté s'en expliquât plus positivement avec lui, & la chose ayant trainé jusques à son depart, ils résolurent qu'ils excuteroient leur coup à Nemours. L'un ne s'y obligea que sous promesse que l'autre lui fit toûjours de lui faire dire par le Roi ce qu'il lui avoit promis; & l'autre le faisant, parce qu'il croyoit toûjours l'amuser & l'obliger insensiblement à faire la chose sans y faire une grande reflexion.

Quand la Cour fut arrivée à Melun, Treville ayant sommé Cinqmars de sa parole, celui-ci le remet à Fontainebleau où le Roi devoit séjourner un jour. Il en parla effectivement à Sa Majesté & la pressa même d'y consentir, mais le Roi ayant cette proposition en horreur, & lui ayant fait réponse qu'il n'y pensoit pas d'oser seulement lui en parler, il la cacha à Treville & lui dit que Sa Majesté lui avoit répondu qu'on devoit entendre les choses à demi mot, sans obliger un Roi à faire un commandement comme celui-là; que c'étoit ainsi qu'en avoit usé le Marêchal de Vitry, quand il l'avoit defait du Marêchal d'Ancre; que le Connétable de Luines n'avoit fait que lui dire, qu'il étoit bien assuré qu'on l'obligeroit fort si l'on ôtoit du monde ce Marêchal dont il n'avoit pas lieu d'être content, qu'il n'y avoit répondu ni oui ni non, mais que ç'en avoit été assez pour le Marêchal qui avoit toûjours oui dire, que quand on ne s'opposoit pas formellement à une chose c'étoit y donner un consentement: qu'au reste il savoit assez quel étoit le sentiment du Roi là-dessus, sans vouloir l'obliger, sans une indiscretion nompareille, à ce qu'un sujet ne devoit jamais exiger de son Prince.

Treville ne fut point content du tout de cette réponse, & bien que toutes les mesures fussent déja prises pour faire cet assassinât, il rompit tout d'abord qu'il vit que le Roi ne vouloit point consentir. Cinqmars à qui le Cardinal continuoit toûjours de faire paroître sa méchante volonté, en fut au desespoir, parce qu'il pretendoit que quand il l'auroit ôté une fois du monde, il ne trouverait plus d'obstacle ni à son amour ni à son ambition, ainsi persistant à s'en vouloir défaire à quelque prix que ce fut, il fit faire un poignard pour le tuer lui-même. Il le pendit au pommeau de son épée comme c'étoit la coutume de ce tems-là, ce qui surprit assez toute la Cour, qui savoit que si à la verité cette coutume s'étoit introduite c'étoit plûtôt à l'égard des gens de guerre que des Courtisans. Le Cardinal se défia, il fut averti par quelqu'un de son dessein. Cela l'obligea de se tenir sur ses gardes, & de se trouver le moins qu'il pouroit tête à tête avec lui. Le hazard voulut neanmoins qu'il s'y trouva par deux fois durant le chemin, mais quelque resolution qu'eut pris ce favori, il se trouva si interdit quand il fut question d'executer son coup, qu'il n'eut pas la force de mettre la main au poignard, qu'il n'avoit fait faire néanmoins que pour lui ôter la vie.

La Cour ayant achevé ce voyage à petites journées, le Cardinal qui voyoit que le Roi se laissoit aller aux méchans conseils de son favori, en tomba malade de chagrin. Il fut ainsi obligé de s'arrêter à Narbonne, où croyant mourir, il adjouta à son Testament qu'il avoit fait, il y avoit déja long tems, qu'il avoit quinze cent mille francs au Roi, dont Sa Majesté ne savoit rien; qu'il avoit crû, dès le commencement de son Ministere, être obligé de faire ce petit fonds, pour subvenir à point nommé aux nécessitez de l'Etat; qu'il s'en étoit fort bien trouvé en plusieurs rencontres, & que comme ce n'avoit jamais été dans la veuë d'en faire son profit, mais bien celui de Sa Majesté, il esperoit qu'elle lui en seroit plus obligée que scandalisée. Néanmoins Mr. de Cinqmars qui après n'avoir osé s'en défaire de la maniere qu'il avoit projetté, n'oublioit rien pour le perdre, fit tout ce qu'il put pour rendre cette reserve suspecte. Il montra à Sa Majesté qu'il n'en eut jamais parlé, s'il n'eut cru mourir, & que ce n'étoit que la crainte des jugemens de Dieu qui la lui avoit fait avoüer.

Le Cardinal après avoir eu quelque relâche s'en vint au Camp devant Perpignan, où le Roi s'étoit déja rendu depuis quelques jours. Cette place étoit assiégée avant qu'il y vint, par les Marêchaux de Schomberg & de la Meilleraye. Mais quoi que le premier fut l'ancien, le second avoit presque tout l'honneur de ce qui se passoit. Cela deplaisoit à l'autre qui étoit d'une bien plus grande qualité, & comme il attribuoit cette preference à la parenté, qui étoit entre le marêchal de la Meilleraye & le Cardinal, il se declara secrêtement ennemi de l'un & de l'autre. Ainsi sçachant que Cinqmars n'étoit pas des amis du Cardinal, il entra dans de secrêtes liaisons avec lui.

La venuë du Cardinal changea l'esprit du Roi à son égard. Comme ce Prince, bien loin d'être immuable dans ses sentimens, comme nous voyons aujourd'hui le Roi son fils, avoit cela de mauvais en lui, qu'il se laissoit aller aisément à ceux qu'il voyoit les derniers; sa confiance se ranima tout d'un coup pour son Eminence. Il est vrai que le Marêchal de la Meilleraye, dont le Roi croyoit avoir besoin en cette rencontre, ne servit pas peu à son Eminence, pour la raccommoder avec Sa Majesté. Il lui fit entendre que ce que les ennemis de ce Ministre publioient touchant la reserve dont je viens de parler, étoit honteux seulement à penser, d'un homme qui s'étoit toûjours sacrifié pour les interêts de l'Etat; qu'à plus forte raison, il y avoit de l'insolence à le debiter, puisque cette calomnie se détruisoit d'elle même; que sans cette précaution l'on n'eut pas repris Corbie si aisément que l'on avoit fait, en 1636. ni forcé quelques années auparavant le pas de Suse: que ce secrêt devoit être permis à un Ministre, parce que l'on savoit bien que quand un Prince étoit assuré qu'il y avoit de l'argent dans son trésor, c'étoit le premier qu'il faisoit prendre, sans se mettre en peine bien souvent s'il n'en auroit point affaire à l'avenir.

Le Marêchal qui ne faisoit que de prendre Couilloure, Port de mer sur la Mediterranée à l'extrémité du Roussillon, & qui étoit encore sur le point de faire la même chose de Perpignan, s'étant rendu encore plus persuasif par là, que par toutes les raisons qu'il rapportoit pour prouver son dire; Cinqmars en conçut tant de rage que la tête lui en tourna. Au lieu d'attendre que le Roi changeât encore de sentiment, suivant cette vicissitude ordinaire qui paroissoit dans la plûpart de ses actions, il resolut de faire entrer en France une Armée d'Espagnols. Il savoit qu'ils seroient toûjours prêts à le faire, d'abord qu'ils en seroient requis, par quelque personne en qui ils pussent prendre confiance, ainsi ne s'étant plus attaché qu'à mettre dans son parti des gens aussi mal intentionnées que lui, il fit aprouver sa resolution au Duc d'Orléans, & au Marêchal de Schomberg. Le Duc de Bouillon qui étoit toûjours prêt à brouiller l'Etat, par les raisons que nous avons deduites ci-dessus, entra aussi dans cette conspiration. Au reste n'étant plus question, que de la faire réüssir, Fontrailles, qui étoit des amis de Cinqmars, & à qui il avoit fait part de son secrêt, fit semblant de prendre querelle contre un des principaux Officiers de l'Armée, afin d'avoir sujet de là de passer en Espagne. La chose s'executa de même qu'ils l'avoient resoluë ensemble, Fontrailles ayant non seulement querellé devant bien du monde, celui dont je viens de parler, mais l'ayant encore appellé en duel, il ne sçut pas plûtôt qu'il y avoit ordre de l'arrêter, comme il étoit impossible que cela arrivât autrement, après l'éclat qu'il avoit fait, qu'il s'en allât en Espagne.

Quoi que Cinqmars prit des mesures si honteuses, & qui ne pouvoient manquer de le perdre dans l'esprit de Sa Majesté, il ne laissa pas de ramener auprès d'elle ses complaisances que l'on avoit veu sur le point de s'éteindre bien souvent. Le Roi raluma son amitié pour lui à cette veuë, & comme il savoit que Sa Majesté concevoit aisément du soupçon de peu de chose, il lui fit peur du pouvoir excessif, qui etoit entre les mains de son Eminence. Il lui dit qu'elle étoit maîtresse de la Mer, par l'Admirante qu'elle avoit mise dans sa maison; que sur Terre, elle n'étoit pas moins puissante; que le Marêchal de Bresé son beaufrere pouvoit, quand il voudroit, s'emparer de la Catalogne, dont elle lui avoit fait donner la Vice-Royauté; que l'Armée qui étoit presentement devant Perpignan, obéissoit aussi entierement au Marêchal de la Meilleraye, quoi qu'elle parût avoir encore un autre Chef; que ceux qui commandoient en Flandres étoient pareillement maris de ses nieces, tellement que comme la plûpart des Governeurs de Provinces, étoient encore entre les mains de gens qui lui étoient tout devouez, l'on pouvoit dire qu'il ne tenoit plus qu'à elle de s'emparer de sa Couronne.

Il n'en falloit pas davantage au Roi pour le mettre aux champs; ainsi ayant fait dés le jour même à ce Ministre, le plus méchant visage que l'on sauroit jamais faire, son Eminence en fut d'autant plus étonnée, qu'elle savoit que Sa Majesté étoit bien éloignée de cette dissimulation que l'on voit d'ordinaire dans toutes les Cours. Ce fut encore bien pis les jours suivans, & Cinqmars voyant qu'il en prenoit l'allarme lui fit donner avis sous main, que s'il ne pourvoyoit de bonne heure à sa seureté, il lui en pouroit bien arriver pis que tout ce qu'on lui en pouvoit dire.

Le Cardinal avoit toûjours paru ferme dans les plus fâcheux evenemens, qui étoient arrivez durant son ministere. Du tems de la prise de Corbie, ses ennemis faisant courir le bruit que les Peuples l'accusoient de tous les desordres de l'Etat, & que dès qu'il paroitroit public, ils l'immoleroient à leur ressentiment, il avoit si peu craint ces menaces qu'il étoit monté en carosse tout seul, & s'étoit allé promener par tout Paris. Mais s'il avoit été si hardi cette fois là, ce n'avoit été peut-être que parce qu'il savoit bien que tous ces bruits étoient faux, ou que les Peuples menacent bien souvent des gens en leur absence, devant qui ils tremblent, quand ils se trouvent une fois devant eux. Quoi qu'il en soit ce Ministre considerant qu'il n'en étoit pas de même en cette rencontre, où il avoit affaire à un favori, qui étoit non seulement insolent de sa faveur, mais encore capable de tout entreprendre contre lui, parce qu'il l'accusoit hautement de s'opposer lui seul à son amour & à sa vanité, il fit semblant d'être encore bien plus mal qu'il n'avoit été à Narbonne. Sous ce pretexte il demanda permission au Roi de s'y en retourner, & Sa Majesté le lui ayant accordé; au lieu de s'y arrêter, il passa jusques à Tarascon, parce qu'il ne s'y croyoit pas en seureté. Il avoit resolu même de se retirer plus loin, suivant les avis qu'il recevroit de la Cour, où il avoit encore quelques amis, malgré qu'il y eut fait pieces á bien du monde.

Cinqmars ne le vit pas plûtôt parti que Mr. de Thou Conseiller d'Etat, à qui il avoit dit en secret comme à son ami particulier ce que Fontrailles étoit allé faire en Espagne, lui remontra qu'il s'étoit un peu trop pressé, qu'il lui conseilloit maintenant qu'il avoit donné la chasse à son ennemi de se contenter de ce Triomphe, sans persister dans un engagement qui le rendroit criminel auprès de Sa Majesté, si elle venoit jamais à le savoir; qu'il devoit faire revenir Fontrailles tout le plûtôt qu'il lui seroit possible, & lui mander de trouver un pretexte de rompre tout ce qu'il avoit ébauché. Cinqmars lui répondit que les choses étoient trop avancées presentement pour en venir là, que les Espagnols étoient gens à abuser de son secret, s'ils voyoient qu'il voulut se moquer d'eux. Il se servit même de ce terme (pour lui montrer qu'il n'en étoit plus le maître) que puis que le vin étoit tiré il le faloit boire; qu'aussi-bien le Roi vouloit tantôt une chose & tantôt une autre, de sorte qu'il n'y avoit nul fonds à faire sur la disposition presente de son esprit. Mr. de Thou ne put repliquer, voyant qu'il ne le payoit que de méchantes raisons, ou plûtôt d'une obstination qui le menaçoit si visiblement de sa perte. Il lui dit pourtant tout ce qu'il crut lui devoir dire là-dessus, mais cela n'ayant fait aucune impression sur lui, il laissa aller les choses selon leur courant, voyant qu'il ne pouvoit l'empêcher.

Le Cardinal ne fut pas plûtôt arrivé à Tarascon que ses amis lui manderent que Cinqmars continuoit toûjours de le perdre dans l'esprit de Sa Majesté, qu'ils en faisoient des railleries continuelles ensemble, & que si cela venoit à durer ils ne savoient pas ce qui en arriveroit: qu'en effet on parloit déja de lui faire rendre compte de tous les deniers qui avoient été levez sous son ministere; qu'on l'accusoit hautement d'en avoir converti une partie à son profit particulier; qu'on faisoit, à propos de cela, sonner bien haut la depense qu'il avoit faite à Richelieu, à Ruel & au Palais Cardinal; qu'on disoit même que Sa Majesté ne lui devoit pas être bien obligée du don qu'elle lui faisoit de ce Palais par son Testament, parce que c'étoit plûtôt une restitution, qu'un don.

Le Cardinal fut allarmé à ces nouvelles. Il les regarda comme les avant-coureurs de quelque disgrace qui ne pouvoit être que très-grande à son égard, parce que quand les Ministres viennent à tomber une fois ils ne tombent jamais que de bien haut. Néanmoins comme il trouvoit des ressources dans son esprit que tous les autres ne trouvoient pas, il le banda tellement qu'il vit quelque jour à pouvoir reveiller le besoin que Sa Majesté avoit toûjours eu de lui, quand il s'étoit presenté quelque affaire épineuse. Comme les ennemis étoient forts en Flandres, & que le Comte de Harcourt, & le Marêchal de Grammont, qui y commandoient chacun une armée separée l'une de l'autre, n'y étoient que sur la défensive, il manda à ce dernier de faire quelque fausse demarche dont il ne se pût retirer, que par une fuite honteuse. Il n'osa en demander autant à l'autre, parce que le soin de sa reputation qu'il avoit élevée au plus haut point par un nombre infini de grandes actions, le touchoit de plus près que le desir qu'il pouvoit avoir de lui plaire. Le Marêchal qui n'avoit pas tant de choses à ménager ne se montra pas si scrupuleux, il fit le pas que son Eminence vouloit qu'il fit, & les ennemis l'ayant chargé en même-tems, il prit si fort à tâche de se sauver que cette journée fut nommée la journée des éperons, autrement la défaite de Honrecourt.

Le Roi n'eut pas plûtôt avis de cet accident qu'il n'eut plus d'envie de rire avec Cinqmars. Il regretta l'éloignement du Cardinal, dont il trouvoit que les conseils lui étoient absolument necessaires dans une rencontre comme celle-là. Il lui envoya même couriers sur couriers pour le faire revenir, lui mandant qu'il eut à pourvoir à la seureté de la Frontiere qui alloit être exposée au ravage des Espagnols, maintenant qu'ils ne trouveroient plus d'Armée pour leur faire tête. Le Cardinal ravi d'avoir si bien reüssi dans son dessein, ne partit ni à l'arrivée du premier Courier ni même à celle du second. Il voulut que le mal devint encore plus pressant avant que d'y apporter remede. Il laissa faire aux ennemis une partie de ce que l'on a accoutumé de faire quand on a remporté une grande Victoire. Le Roi qui se voyoit à plus de deux cent lieuës delà, & qui s'en étoit toûjours réposé sur lui de bien des choses, se trouvant encore plus incapable qu'auparavant d'y mettre ordre, lui envoya de nouveaux couriers par lui commander de hâter son depart. Il ne s'en pressa pas plus qu'auparavant, & ayant continué de faire le malade, il manda au Roi qu'il étoit dans un si pitoyable état qu'il lui étoit impossible de lui obeïr, sans se mettre en danger de mourir en chemin. Le chagrin qu'il avoit eu depuis quelque tems l'avoit si fort changé qu'il pouvoit faire accroire aisément ce qu'il lui plairoit de dire de sa maladie, outre que pour en dire la verité il avoit des hemorroïdes qui le desoloient depuis quelque-tems.

Le Roi fut sur le point de partir tout aussi-tôt pour l'aller trouver, & il l'eut fait indubitablement si ce n'est que Cinqmars qui vouloit empêcher à quelque prix que ce fut qu'il ne le vit point lui dit, que s'il s'éloignoit du Camp tant soi peu, les affaires du siege, au lieu de bien aller seroient bien-tôt dans un étrange desordre. On lui dit à propos de cela que la jalousie qui regnoit entre le Marêchal de Schomberg, & le Marêchal de Meilleraie causeroit bientôt d'étranges revolutions; qu'il n'y avoit que sa presence seule qui le put empêcher, tellement que la Conquête ou la perte de cette place ne dépendoit que de la resolution qu'elle prendroit en cette occasion; que le Marêchal de la Meilleraie étoit haï terriblement de toutes les troupes, à cause de la vanité insupportable; qu'il avoit tous les jours des demêlez avec les principaux Officiers, si-bien que quand ce ne seroit que pour lui faire perdre la gloire qu'il pretendoit se donner de la prise de cette Ville, ils ne se soucieroient guéres d'y faire leur devoir.

Ce discours qui étoit fondé sur l'apparence, parce qu'effectivement le Marêchal s'en faisoit beaucoup accroire, mit le Roi dans une étrange perplexité. Cependant dans le tems qu'il croyoit tout perdu, le Cardinal eut avis de ce que Fontrailles qui étoit revenu d'Espagne y avoit été faire. Cet avis lui vint d'Italie où étoit le Duc de Bouillon, à qui Sa Majesté avoit donné le commandement de ses armées en ce païs-là. On croit qu'il lui fut donné par un domestique de ce Duc qui étoit son Pensionnaire, & à qui son maître se confioit entierement, parce qu'il le croyoit bien éloigné de lui être infidèle. D'abord que le Cardinal l'eut reçû avec une copie du traité qui lui fut envoyée en même-tems, afin qu'il ne doutat point qu'il ne contint verité, il partit de Tarascon pour aller trouver le Roi. Mr. de Chavigny Secretaire d'Etat, que Cinqmars n'avoit jamais pû gaigner, donna avis à Sa Majesté de sa venuë. Il en avoit été averti lui-même par un Courier exprès, & qu'il apportoit avec lui dequoi confondre ses ennemis. Chavigny qui étoit des bons amis de Mr. de Fabert le lui dit en confidence, & celui-ci qui l'étoit du Marêchal de Schomberg lui en fit part, afin qu'il renonçât de bonne heure à l'amitié d'un homme qu'il croyoit perdu. Il savoit le particulier qu'il avoit depuis quelque tems avec Mr. de Cinqmars, & il ne doutoit pas que son avis ne lui dut être agréable, parce qu'il avoit encore assez de tems pour en profiter.

Le Marêchal fut bien surpris quand il entendit parler de la sorte Fabert, qui étoit un homme sincere & incapable d'en donner à garder à personne. Il envoya chercher un moment après Fontrailles, pour lui dire ce qu'il venoit d'apprendre. Fontrailles lui répondit que ce qu'il lui disoit-là ne le surprenoit point, & qu'il avoit déja soupçonné qu'il y avoit quelque chose de conséquence sur le tapis, parce que depuis quelques jours, le Roi ne faisoit plus si bonne mine à Cinqmars, qu'il avoit accoutumé de lui faire. Il disoit vrai, mais sans que la nouvelle que le Marêchal venoit de lui apprendre en fut cause: Tout le chagrin de Sa Majesté ne venoit que de la défaite du Maréchal de Grammont. Cependant, comme tout fait peur quand on se sent coupable, il n'en falut pas davantage à l'un & à l'autre pour leur faire prendre leur parti. Le Marêchal, sous pretexte d'être malade, quitta l'armée pour voir de loin sur qui l'orage dont on étoit menacé viendroit à fondre; Fontrailles en fit tout autant, après avoir tâché de persuader à Cinqmars de ne pas attendre la foudre.

Le Cardinal étant arrivé devant Perpignan n'eut pas plûtôt instruit le Roi de ce qu'il avoit découvert, que Sa Majesté fit arrêter Cinqmars. On envoya ordre aussi en même-tems d'arrêter Mr. de Bouillon. Mr. de Couvonges que le Comte du Plessis, qui commandoit en ce païs-là les troupes du Roi, avoit chargé de cet ordre, l'executa fort adroitement. Mr. de Thou fut arrêté, & celui-ci ayant été conduit à Lion avec Mr. de Cinqmars, leur procès leur fut fait & parfait. Ils furent condamnez tout deux à perdre la tête, celui-ci pour avoir voulu faire entrer les ennemis dans le Royaume, celui là pour en avoir eu connoissance & ne l'avoir pas revelé. Pour ce qui est de Mr. de Bouillon on parloit bien de lui faire la même chose, mais comme il avoit dequoi racheter sa vie, il en fut quitte pour donner sa place de Sedan. Fabert qui faisoit sa Cour au Cardinal depuis plusieurs années, fut pourvû de ce Gouvernement que plusieurs Officiers plus considérables que lui demandoient. Le Cardinal ne survecut guéres à ce triomphe: les Hemorroïdes continuant toûjours de lui faire mille ravages, il ne pût plus n'y s'asseoir ni même durer dans une même situation. Ainsi il fut obligé de se faire rapporter du Roussillon par des Suisses qui le portoient sur leurs épaules. Dans tous les lieux où il logea on l'entra par les fenêtres qu'on élargissoit à proportion du besoin que l'on en avoit, afin de l'y faire passer plus commodément. On l'amena ainsi jusques à Rouanne, où on le mit jusques à Briare dans un batteau; de Briare les Suisses recommencerent à le porter comme ils avoient fait auparavant, & étant arrivé de cette maniere à son Palais, il y mourut deux mois & vingt deux jours après avoir fait mourir Cinqmars & de Thou.

Perpignan se rendit au Marêchal de la Meilleraie que le Roi ne faisoit encore que d'arriver à Paris, & il prit Salée ensuite, pendant que nôtre Régiment s'en revint à la Cour. Je vis pour la premiere fois, lors que j'étois encore devant Perpignan, le Cardinal Mazarin à qui le Roi avoit Procuré la pourpre deux ans auparavant, mais qui n'en reçût la Barethe que lors que nous étions encore à ce siege. Sa fortune a été si prodigieuse qu'il y a quantité de Souverains dont les richesses n'ont jamais approché des siennes; aussi n'y a-t-il jamais eu d'homme qui se soit prevalu comme lui du poste où il fut bientôt placé. Il y a cependant lieu de s'étonner comment il put resister au grand nombre d'ennemis & de jaloux qu'il se fit bientôt par sa haute conduite; mais ce qu'il y a encore de plus étonnant ce me semble, c'est qu'un Peuple qui a toûjours aimé la liberté autant que le nôtre, ait jamais pû souffrir de se voir la proye de son avarice. Le Roi l'avoit mis de son Conseil après quelques services qu'il avoit rendus en Italie; & comme il avoit l'esprit souple, le Cardinal de Richelieu à qui il avoit grand soin de faire sa Cour, l'employa bientôt dans des affaires de grande importance. Le Roi le chargea d'aller prendre possession de la Ville de Sedan, & y ayant installé Fabert il s'en revint en Cour où la mort de ce premier Ministre arriva bientôt après.

L'on crut, d'abord qu'il fut mort, que comme le Roi ne l'avoit jamais guéres aimé, sa famille ne seroit pas long-tems dans le lustre où il l'avoit mise. Mais Sa Majesté qui prevoyoit que si elle faisoit un coup comme celui là, ce seroit témoigner trop ouvertement, comme on l'avoit dit souvent dans le monde, que ce Ministre l'avoit toûjours tenuë en tutelle, & qu'il n'y avoit que sa mort qui l'en eut fait sortir, elle l'y maintint non-seulement, mais lui accorda encore de nouveaux honneurs. Elle fit recevoir au Parlement le fils du Marêchal de Bresé Duc & Pair, ce qui ne plut point du tout à la Reine, qui ayant toûjours été maltraitée durant son ministere, esperoit que maintenant que son Eminence avoit les yeux fermez Sa Majesté la vengeroit elle-même de tout ce qu'elle lui avoit fait. Elle le croyait d'autant plus, qu'il sembloit qu'en la vengeant elle se vengeroit elle-même en même tems de quantité de choses, où l'on pouvoit dire qu'il avoit manqué de respect envers elle, comme dans les rencontres dont j'ai parlé ci-devant.

Cependant quoi que le Roi usât de cette Politique à cet égard, cela ne l'empêcha pas de mettre en liberté quantité de Prisonniers que ce Ministre avoit fait arrêter sous divers pretextes. Il y en avoit quelques-uns entr'autres comme le Marêchal de Bassompiere & le Comte de Carmain qui étoient renfermez à la Bastille depuis dix ans, & à qui l'on n'eut jamais fait voir le jour, si le Cardinal eut toûjours vécu; mais bien que Sa Majesté ne le fit que pour rejetter sur lui la cause de leur prison, & se disculper par là de la haine publique, il arriva qu'en voulant acquerir la réputation d'un Prince rempli de bonté, puis qu'il rendoit la liberté à des malheureux, qui ne l'avoient perduë que parce qu'ils avoient osé déplaire à ce Ministre, elle acheva de persuader à tout le monde, comme on le croyoit déja tout aussi-bien, qu'elle n'avoit jamais eu la force de gouverner son état par elle-même. En effet elle n'eut jamais souffert qu'on leur eut fait cette violence si elle se fut montrée maîtresse comme elle devoit l'être. C'est ce que tous ses bons sujets, qui avoient beaucoup souffert sous ce Cardinal desiroient qu'elle fit, mais à quoi ils ne purent jamais parvenir tant qu'elle vécut. Ce qu'il y a d'assez extraordinaire en cela, c'est que ce Ministre avoit joint souvent la raillerie à la violence envers ceux qu'il prenoit à tâche d'opprimer. Madame de St. Luc qui étoit soeur du Marêchal de Bassompiere l'étant allé voir plusieurs fois pour le prier de vouloir addoucir les peines de son frere, il avoit feint, comme il y avoit bien à dire qu'elle n'eut autant d'esprit que lui, d'être le premier à y entrer: ainsi en lui parlant là dessus il lui avoit demandé, comme elle lui disoit qu'il étoit malade, si ce n'étoit point qu'il s'ennuyât. C'étoit une plaisante demande à faire d'un homme qui étoit renfermé depuis dix ans entre quatre murailles, & sur tout d'un homme qui avoit été autant du monde que l'avoit été ce Marêchal: aussi Mr. de S. Luc, & tous ceux que prenoient part dans le malheur de ce prisonnier ne voulurent plus qu'elle retournât voir son Eminence, trouvant qu'il y avoit tout autant de peine, & même peut-être d'avantage, à souffrir cette insulte que la violence qu'il faisoit au Marêchal.

D'abord que je fus de retour à Paris la cabaretiere mit en usage toute sorte d'industrie pour me voir malgré son mari, elle me donna divers rendez-vous, tantôt chez une de ses amies tantôt chez une autre &c.

Ce pauvre jaloux avoit toûjours toute aussi méchante opinion que jamais de sa femme, & comme le parti qu'ils avoient pris l'un & l'autre de ne plus coucher ensemble mettoit encore une plus grande aversion entr'eux, il ne songea qu'à la surprendre en flagrant delit, afin d'avoir lieu de la faire raser & de la mettre dans un couvent. C'est pourquoi il fit semblant que son Commerce l'appelloit en Bourgogne. Et prepara toutes choses comme s'il eût eu effectivement envie d'y aller: ainsi pendant que nous croyons qu'il alloit partir, il ne songeoit qu'à demeurer à Paris, afin d'observer lui même toutes nos demarches. Il fit cependant tout ce qu'il devoit faire, afin de nous mieux tromper. Il graissa ses bottes, accommoda sa valise, s'acheta un cheval & fit parti avec trois ou quatre Marchans de vin pour faire leur Voyage ensemble de Compagnie. Sa femme qui fut temoin de tout cela, me le dit dans un rendez-vous que j'eus avec elle.

Nous n'étions encore alors qu'au commencement du mois d'Octobre, & la saison avoit été si chaude cette année là, que toutes les vendanges étoient déja faites. Par tout l'Automne étoit même toute aussi-belle que l'Eté l'avoit pu être, de sorte que je me souviens encore comme si ce n'étoit qu'aujourd'hui que le jour que le cabaretier fit semblant de partir il avoit fait ce jour là une si grande chaleur qu'à peine en avoit-il fait d'avantage à la S. Jean. Les soirées qui commencent d'ordinaire à être fraisches en ce tems là, ne l'étoient pas même encore devenuës, & on le va bien voir par ce que je vais dire tout presentement. Il faisoit d'ailleurs ce soir là un grand clair de l'une, & encore il sembloit que l'on fut en été, tant il y avoit de monde à toutes les promenades. Quoi qu'il en soit, comme les ténébres sont plus commodes aux amans que la lumiere, ce grand clair de lune ne m'eut point accommodé du tout, si j'eusse cru devoir apprehender quelque chose; mais étant hors de toute inquiétude là dessus je m'en fus sur le soir chez une confidente de ma maîtresse où je devois trouver la clef de sa chambre, afin que j'y pusse entrer devant qu'elle vint à s'y retirer. Cette confidente l'étoit allée voit une heure auparavant, & m'ayant fait souper avec elle, comme elles en étoient convenuës ensemble, je partis sur les neuf heures de sa maison pour m'acheminer à mon rendez-vous.

Le mari faisoit le guet de l'autre côté de la ruë, tout vis-à-vis de sa porte. Il avoit le nez enveloppé dans un manteau d'écarlatte qu'il avoit acheté tout exprés à la fripperie pour se mieux déguiser. Il l'apperçus bien, quoi qu'il fut sur le pas d'une porte; mais comme je le croyois déja à plus de dix lieuës de là & que ce manteau le defiguroit encore si bien qu'il eut fallu être sorcier pour le reconnoître, il ne me vint pas seulement dans la pensée que ce fut lui. J'entrai donc dans l'allée de son logis, tout en sa presence, & comme il me reconnut mieux que je ne le reconnoissois, il fut ravi de se voir si près du tems qu'il attendoit de se pouvoir venger de sa femme & de moy; car il avoit resolu de me faire une méchant parti au hasard de tout ce qui lui en pourroit arriver. Il pretendoit, m'estropier tout du moins s'il ne me tuoit pas, & c'est ce que je sçu depuis de son garçon même qui lui avoit promis de lui prêter main forte pour l'exécution de son dessein.

D'abord que je fus entré dans ce logis je montai le plus doucement qu'il me fut possible à la chambre où j'avois rendez-vous; elle étoit au second étage, parce que cet homme avoit laissé la premiere pour les escots de consequence, qui lui pouvoient venir: elle étoit même assez parée d'ordinaire; mais ne voulant pas que la justice pût mordre sur lui quand il auroit fait le coup qu'il pretendoit, il l'avoit fait démeubler la veille, sans que personne le sçut que son garçon. Il en avoit fait porter les meubles chez un cousin de ce garçon qui étoit un de ses locataires, & qu'ils avoient mis tous deux de leur secret.

J'ouvris la porte de la chambre où je devois entrer, tout aussi doucement que j'étois monté le degré. Je la refermai sur moi tout de même, & me tins tout auprès sans bouger de ma place, tant, de peur de faire du bruit & que l'on ne m'entendit au dessous, que pour entendre moi même quand la cabaretiere monteroit. J'étois convenu avec elle de lui ouvrir cette porte d'abord qu'elle grateroit, & il falloit que je fusse ainsi tout auprès pour ne pas prendre pour elle des gens qui pouroient y venir, si je manquois à y prendre garde. Le tems me dura assez long tems devant que de l'entendre monter, parce que quoi qu'il fut déja tard, quand j'étois arrivé elle vouloit voir retirer tous ses gens devant que de s'aller coucher. Son mari avoit averti son garçon de mon arrivée, sans qu'elle eut pû s'en deffier, ce garçon étoit allé sous pretexte de quelque necessité dans l'allée du logis, où le Maître étoit convenu qu'il iroit lui même le trouver pour lui dire à l'oreille, ce qu'il auroit découvert. Cela s'étoit exécuté tout de même qu'ils l'avoient concerté ensemble. Le garçon ayant paru sur la porte, le Maître lui étoit venu dire de se tenir prêt & que la bête étoit dans les toilles. C'étoit ainsi qu'il m'avoit nommé à lui, & il croyoit sans doute ma mort toute aussi proche que celle d'un pauvre sanglier ou de quelque autre animal qu'on y fait donner. Quoi qu'il en soit la femme s'étant retirée après avoir vu passer tous ses gens où ils avoient coutume de s'aller reposer, elle vint à la porte de la chambre où elle n'eut pas plûtôt gratté, qu'elle lui fut ouverte. Nous nous mimes au lit un moment après, & il n'y avoit pas une demie heure que nous y étions que le garçon fut ouvrir la porte de la ruë à son Maître. Il s'étoit muni d'un pistolet & d'un poignard pour ne me pas marchander.

Nous étions bien éloignez sa femme & moi de songer à ce qui s'alloit passer, & nous ne pensions uniquement qu'à nous donner du bon tems, quand ce mari qui étoit monté tout doucement avec son garçon voulut ouvrir nôtre porte avec une double clef qu'il avoit fait faire; nous fumes bien surpris elle & moi quand nous entendîmes ce manége; mais comme par bonheur j'en avois fermé le verrouil, j'eus le tems de prendre le parti que me conseilloit la prudence, car je me doutai aussi-tôt de ce que c'étoit, ce qui fut cause que je ne fus pas long-tems à prendre mon parti. Mais comme je voulois m'habiller & me jetter dans la Cour d'un Rotisseur qui étoit sous les fenêtres d'un cabinet à côté de la Chambre, je me trouvai tellement pressé que je n'eus pas le tems de mettre seulement, ni mon justaucorps ni mon haut de chemise. Le cabaretier qui étoit homme de precaution aussi-bien que moi, avoit apporté avec lui une barre de fer pour casser la porte en cas qu'elle lui fit la moindre resistance, & comme cette porte n'étoit pas trop bonne, il l'eut bientôt fenduë en deux. Je fus sage: dès le premier coup qu'il y donna, j'ouvris la fenêtre de ce cabinet, & m'étant jetté du haut en bas, dans la Cour dont je viens de parler, je fus tomber sur une vingtaine de garçons rotisseurs qui étoient assis les uns auprès des autres. Ils profitoient du beau clair de Lune qu'il faisoit pour piquer leur viande, & ne songeoint guéres à moi. Comme j'etois nud en chemise, je laisse à penser combien ils furent surpris me voyant en cet équipage: j'en étois connu, parce que depuis le gain des quatre-vingt pistoles que j'avois fait, j'avois toûjours continué à carabiner dans l'antichambre du Roi, & n'y avois pas été trop malheureux; ainsi comme cet argent qui ne me coutoit rien ne me coutoit guéres aussi à depenser, j'en avois fait grand chere, & bon feu, de sorte que les rotisseurs & les cabaretiers s'en étoient ressentis aussi-bien que les plumassiers, les Marchands d'étoffes & les Marchands de ruban. Or tandis qu'il m'avoit été permis de voir ma maîtresse chez elle, ce rotisseur avoit toûjours eu ma pratique, & même je ne la lui avois pas encore ôtée depuis, parce qu'il me sembloit qu'il avoit de meilleure viande que les autres.

Ces garçons qui avoient ouï parler de mon intrigue avec la femme de leur voisin, parce qu'après l'éclat qu'il avoit fait, il étoit impossible qu'ils n'en sçussent quelque chose, se douterent bien alors de ce qui m'étoit arrivé. Leur maître & leur maîtresse qui ne l'aimoient point, parce qu'il étoit extrémement avare, & peu traitable avec ceux à qui il avoit affaire, me donnerent en même-tems des souliers avec un manteau & un chapeau. Ils m'eussent bien donné l'habit tout complet, si j'eusse eu le tems de l'endosser, mais comme ils craignoient que le jaloux ne me vint chercher chez-eux quand il verroit que je ne me pourois être sauvé autre part, ils me conseillerent de gagner païs, sans perdre un moment de tems. Je crus que leur Conseil n'étoit pas mauvais, & l'ayant suivi à l'heure même, je m'en fus chez le même Commissaire qui l'avoit emmené en prison, lors qu'il m'avoit fait sa premiere incartade. Je me donnai bien de garde étant arrivé chez lui de lui conter mon affaire, comme elle étoit, il n'y eut pas eu pour moi le mot pour rire; Car s'il est vrai qu'il n'y ait point de Ville au monde où il se fasse tant de cocus impunément qu'il s'en fait à Paris, il ne laisse pas d'être constant que cet abus se punit dans de certains cas, comme étoit le mien; du moins s'il ne m'en fut pas arrivé grand mal, toûjours est-il certain que ma maîtresse dont j'étois bien aise d'épargner la réputation & le repos, n'en eut pas été quitte à si bon marché.

Ayant donc eu l'esprit assez present pour lui conter un mensonge au lieu de la verité, je lui dis que m'étant engagé au jeu toute l'après dînée, & y ayant demeuré jusques à dix heures du soir, la faim m'avoit tellement pressé au sortir de là, que j'avois demandé qu'on m'appretât quelque chose dans le premier cabaret que j'avois trouvé en mon chemin; mais que l'heure induë qu'il étoit ayant été cause qu'on m'y avoit refusé, j'avois cru que si j'allois en païs de connoissance, on y auroit plus de charité pour moi; que dans cette esperance j'étois allé chez le cabaretier en question, qui m'avoit assez bien reçû en apparence; qu'il m'avoit fait monter dans une petite chambre à côté de la sienne, où il m'avoit dit qu'il m'alloit faire apporter à manger; qu'un moment après, il y étoit venu lui-même comme faisant semblant de vouloir s'aller coucher; qu'il m'avoit dit d'entrer dans sa chambre, en attendant que mon souper fut prêt, que je l'avois fait sans penser aucunement à ce qui m'alloit arriver; mais qu'un moment après au lieu de me voir apporter à manger, il étoit entré dans cette chambre accompagné de ses deux garçons & de deux Bretteurs que je ne connoissois point; qu'ils s'étoient jettez tous cinq sur moi, & qu'après m'avoir dépouillé nud comme la main à la reserve de ma chemise, le cabaretier m'avoit dit de me recommander à Dieu, parce qu'il alloit me poignarder dans un moment; que j'avois été bien surpris à un compliment si terrible; mais qu'ayant été si heureux que de conserver le jugement, quoi qu'il y ait bien des rencontres où on le perd, qui néanmoins à beaucoup près ne sont pas aussi embarrassantes que celle là, je l'avois prié que je me pusse retirer, en quelque coin, pour y faire ma priere, qu'il me l'avoit permis, & qu'étant entré dans le cabinet où je savois qu'il y avoit une fenêtre sur la Cour d'un Rotisseur, je m'y étois jetté, aimant mieux m'exposer à me rompre le cou que d'être poignardé si miserablement; que graces à Dieu, je ne m'étois pas fait grand mal; que le Rotisseur & sa femme m'avoient donné le manteau, le chapeau & les souliers qu'il me voyoit; qu'au surplus je ne pouvois dire, pourquoi le cabaretier m'avoit voulu ainsi assassiner, si ce n'est que je lui avois conté que j'avois gagné la veille soixante Louis dans l'Antichambre du Roi, & que je les lui avoit montrez dans ma bourse.

Le Commissaire, qui savoit le sujet que ce mari avoit de ne me pas vouloir de bien, ne crut tout ce qui je lui disois que par benefice d'inventaire. Il crut bien plûtôt que ce qui avoit pensé m'arriver venoit de sa jalousie; de sorte que j'eus beau lui repêter qu'il avoit voulu sans doute me voler mon argent, je ne fis pas grand impression sur son esprit. Il étoit vrai, comme je venois de le dire, que j'avois gagné soixante loüis la veille, mais il n'étoit point vrai ni que je les lui eusse montrez, ni que je les eusse dans ma bourse, je les avois laissez au logis avec le reste de mon argent, à cause de la quantité de voleurs qui regnoient alors à Paris: comme impunément le Lieutenant criminel les protegeoit, moyennant une certaine retribution qu'il recevoit d'eux à ce qu'on pretendoit, je ne sais pas si l'on disoit vrai ou non, & tout ce que je sais, c'est que du moment que les boutiques étoient fermées, il ne faisoit pas seur de mettre son nez dans les ruës. Il n'y avoit encore ni Lieutenant de Police ni guet, & ceux qui devoient avoir soin de veiller à la seureté publique, étoient accusez aussi-bien que le Lieutenant criminel d'avoir part aux vols qui s'y faisoient, moyennant qu'ils fissent semblant de ne pas savoir qui les faisoit. Le bel ordre que l'on voit aujourd'hui n'est dû qu'aux soins paternels du Roi envers son Peuple, & à la vigilance d'un grand Ministre qui en a été haï mortellement jusques à present, quoi que si l'on examine bien sa conduite, l'on verra qu'il n'y en a guéres eu dans le Royaume qui ait travaillé aussi utilement qu'il a fait à sa grandeur. C'est à lui que nous devons l'établissement de quantité de Manufactures ausquelles on n'avoit jamais pensé auparavant. Le bon ordre qu'il y a aujourd'hui dans les Finances, la Puissance de la Marine, & mille autres belles choses qui seroient trop longues à specifier sont aussi les effets de son grand genie.

Mais sans m'arrêter à cela, dont il ne s'agit pas ici, & dont aussi je n'ai parlé que par occasion, & parce que la force de la verité m'y à contraint, je dirai que le Commissaire ne fut pas faché de la plainte que je venois de lui rendre. Il avoit trouvé de la brutalité dans le cabaretier, lors qu'il avoit eu affaire à lui, & ne croyant pas qu'il en eut été assez puni, à cause de la protection que nous avions fait trouver Athos & moi, sans qu'il en sçut rien, auprès de Mr. de Treville, il eut bien voulu qu'il n'en eut pas été quitte cette fois là à si bon marché qu'il l'avoit été l'autre. J'eus permission d'informer contre lui, & n'ayant point d'autres témoins à produire que les garçons rotisseurs que j'avois pensé abimer en tombant sur eux, le Commissaire reçût leur deposition. Ils lui dirent qu'il falloit que j'eusse été bien pressé pour me jetter, comme j'avois fait, d'un second étage en bas; qu'il y avoit deux de leurs camarades qui en étoient blessés, parce que c'étoit sur eux que j'étois tombé principalement, qu'ainsi ils le requeroient qu'ils eussent part aux dommages & intérêts qu'il pouroit y avoir contre le cabaretier.

Je ne sais si leurs dépositions meritoient qu'on decretât contre lui, j'en doute même beaucoup. Cependant soit que le Commissaire fit là un tour de son metier, ou que l'argent que je prodiguois pour n'avoir pas le dementi de cette affaire fit un bon effet auprès du Lieutenant Criminel, j'eus de lui tout ce que je pouvois desirer. Il m'accorda un decret, & l'ayant fait executer dès le jour même, je fis loger mon homme dans la prison du grand Chatelet. Il fut bien étonné quand il se vit là, & ne se pouvant empêcher d'accuser d'injustice celui qui avoit decreté contre lui, cela ne fut pas plûtôt rapporté à ce juge, qu'il le fit mettre dans un cachot. On ne l'y laissa parler à personne, & les guichetiers l'ayant maltraité d'ailleurs par son ordre, il commença à connoitre qu'il eut mieux fait de souffrir d'être cocu sans rien dire, que d'être exposé à tant de peines & d'affronts pour s'en être voulu plaindre.

Sa femme ne fut point fachée du tout de sa méchante fortune, parce que sans cela il pretendoit bien la faire raser. Il l'avoit déja enfermée dans sa chambre, où il contoit de ne la nourir que de pain & d'eau, en attendant qu'il obtint un arrêt tel qu'il lui en falloit un, pour la loger ou aux Magdelonettes ou dans quelque autre maison semblable; mais elle ne vit pas plûtôt que les Archers l'avoient non-seulement emmené en prison, mais qu'ils y avoient encore emmené son garçon, qu'elle changea bien de langage. Elle s'étoit jettée d'abord à genoux devant lui, parce qu'elle voyoit qu'il l'avoit prise en flagrant delit, mais se doutant bien, parce qui venoit d'arriver, que j'avois été au conseil quelque part, & que l'on avoit si-bien tourné l'affaire que tout cocu qu'il étoit il avoit encore la mine d'être battu, elle rendit sa plainte de son côté contre lui. Il est vrai qu'elle ne le fit que parce que je lui fis dire, ce qu'elle devoit faire si elle vouloit sauver sa réputation. Sa plainte fut assez conforme à la mienne, si ce n'est que je ne voulus pas qu'elle accusât son mari de m'avoir voulu voler. Je trouvois que cela ne conviendroit guéres à une femme, & qu'il valloit mieux le laisser deviner aux autres, que de le dire elle-même; mais à cela près elle fit assez entendre qu'il avoit en dessein de me maltraiter, & que c'étoit là le souper qu'il me preparoit, au lieu de celui que je lui avois demandé en entrant chez-lui. Elle l'accusa aussi de n'avoir fait tout cela, que par jalousie, & par une suitte de cette malheureuse passion qui l'avoit déja fait mettre une fois prisonnier. Cette femme n'eut pas plûtôt la liberté qu'elle fut bien surprise de voir sa premiere chambre demeublée. Nous découvrîmes à force de nous en informer que c'étoit lui qui l'avoit fait, & même le lieu où il avoit fait mettre ces meubles. Nous fortifiâmes nôtre affaire par là, & en ayant tiré des inductions qu'il avoit premedité son coup, & qu'il savoit bien qu'il faisoit mal, puis qu'il avoit ainsi cherché à mettre ses meubles à couvert, je fis dire sous main à ses deux garçons, qu'il y alloit de la corde pour eux s'ils ne trouvoient moyen de se sauver. Il y en avoit un qui étoit plus coupable que l'autre, puis qu'il étoit venu avec lui pour lui prêter main forte; mais quoi que son camarade fut non-seulement innocent, mais qu'il ne sçut pas même pourquoi on l'avoit emprisonné, il ne laissa pas de trembler. Il eut peur particulierement quand on lui eut appris qu'il étoit accusé du recellement de ces meubles, & de m'avoir voulu voler. Il savoit qu'il se faisoit bien des injustices à Paris, & que l'on n'y condamnoit pas moins d'innocens que l'on y sauvoient de coupables. Quoi qu'il en soit l'autre qui trouvoit sa conscience un peu plus chargée ayant été le premier à lui conseiller de se sauver avec lui, il lui fit voir que cela ne leur seroit pas impossible, s'ils ôtoient quelques pierres qui les empêchoient de se jetter dans la ruë, à côté de laquelle, ils avoient été mis. Ils y travaillerent de concert, & les ayant ôtées adroitement ils passerent par le trou & s'y sauverent eux & toute leur chambre. Ils firent ce coup là pendant une nuit, qui leur parut d'autant plus favorable qu'elle étoit plus obscure. Il y eut un prisonnier cependant qui en se sauvant se cassa une jambe, tellement qu'ayant été repris, il accusa les deux garçons cabaretiers d'avoir excité les autres à faire ce trou.

Cela fit encore beaucoup de tort à leur maître. Il n'y eut plus personne qui ne le soupçonnàt d'être coupable, & comme il craignoit que son innocence ne succombât sous l'artifice, il écrivit une Lettre au beau Frere de Mr. de Treville à qui il exposoit son malheur. Ce Magistrat qui étoit homme de bien fut frapé de cette Lettre; aussi étoit-elle tout à fait touchante, d'autant plus qu'il y reconnoissoit un certain air de sincerité qui ne régne jamais parmi le mensonge. Il la montra à Mr. de Treville à qui il dit, que comme il auroit plus de pouvoir que lui sur mon esprit, quand ce ne seroit qu'à cause que j'étois de son païs, il lui conseilloit d'empêcher que je ne misse d'avantage de divorce dans ce ménage; qu'ainsi si je me montrais rebelle à ses remontrances, il eut à me menacer d'y employer l'authorité pour me renvoyer chez mon Pere. Mr. de Treville qui avoit beaucoup de defference pour lui, lui promit aussi-tôt de faire tout ce qu'il voudroit. Il envoya dire en même tems à Athos de m'amener chez lui le lendemain matin à son lever. J'y fus, sans savoir ce qu'il me vouloit, ni même sans m'en douter aucunement. Mr. de Treville n'étoit pas encore tout à fait habillé quand j'y arrivai, mais ayant achevé de l'être dans un moment, il me dit de passer avec lui dans son cabinet, & qu'il avoit à m'entretenir de quelque chose.

Quand nous y fumes il m'obligea d'y prendre un siege, & en ayant pris un lui-même, il me demanda à quel dessein j'étois venu à Paris, & si ce n'étoit pas pour y faire fortune; qu'il n'avoit pas encore songé à s'en enquerir de moi, mais que comme il avoit reçû il n'y avoit que deux jours des lettres du païs, par lesquelles je lui étois recommandé, il ne vouloit pas differer d'avantage à me faire cette demande. Je lui fis une grande reverence pour m'attirer encore sa protection par moi-même, croyant qu'il me parloit de bonne foi; ainsi lui ayant répondu que je n'avois jamais eu d'autre dessein en sortant du païs que celui qu'il me disoit, je fus bien surpris qu'il me tourna la medaille lors que j'y pensois le moins; car il me repliqua que je devois être de meilleure foi avec lui, & ne pas craindre de lui dire naïvement ma pensée. Je repris la parole à l'heure même pour lui demander ce qu'il vouloit dire par là. Je tâchai de lui faire entendre que je n'avois jamais eu d'autre pensée que celle que je venois de lui témoigner, qu'ainsi il étoit fort inutile qu'il m'en demandât d'autre explication que celle que je lui avois faite tout presentement, puis que je n'avois pas autre chose à lui dire. Mr. de Treville me répondit encore avec un sang froid qui pensa me desoler, & même en branlant la tête pour me mieux témoigner qu'il n'ajoutoit pas foi à mes parolles, que si je voulois toûjours ainsi avoir de la reserve pour lui, il ne faloit pas que je m'attendisse qu'il me rendit jamais aucun service, qu'il aimoit la sincerité par dessus toutes choses, de sorte que quand il voyoit qu'on lui en manquoit, il ne faisoit plus de cas de toutes les autres belles qualitez qu'un homme put avoir d'ailleurs.

J'eusse autant aimé qu'il m'eut parlé grec que de me parler de la sorte, & j'eusse autant entendu l'un que l'autre. Ainsi le priant de s'expliquer mieux lui-même, s'il vouloit en savoir d'avantage, il me répondit qu'il le vouloit bien, puis qu'il n'y avoit point d'autre moyen que celui là de me faire entendre ce qu'il me vouloit dire. Il me demanda là dessus quel chemin j'avois pris jusques là pour faire fortune, & s'il n'avoit pas eu raison de croire que je lui imposois, quand je lui avois dit que je n'étois point venu à Paris dans d'autre dessein que celui là: si j'avois jamais oüi dire qu'on la fit en s'attachant auprès d'une cabaretiere comme j'avois fait depuis que j'étois arrivé; que quand on se mettoit une fois sur ce pied là, ce n'étoit pas le moyen de faire autre chose; que bien loin d'y acquerir de la réputation parmi les honnêtes gens, on ne faisoit que se deshonnorer auprès deux; qu'il ne disconvenoit pas à la verité que les bonnes graces d'une Dame ne servissent à faire briller le merite d'un jeune homme; mais que pour que cela fut, il falloit que la Dame fut d'un autre rang, que celle que je voyois; que l'intrigue que l'on avoit avec une femme de qualité passoit pour galanterie, au lieu que celle que l'on avoit avec celles qui ressembloient à ma maîtresse, ne passoit que pour debauche & pour crapule.

Je trouvai de l'injustice dans ce qu'il me disoit là; parce qu'après tout le vice est toujours vice, & qu'il n'est pas plus permis à une femme de qualité de faire l'amour qu'à celles de la lie du Peuple; mais comme l'usage autorisoit ses reproches, je m'en trouvai si étourdi que je n'eus pas la force de lui répondre une seule parole. Il prit ce tems là pour me demander à quoi j'étois résolu, & si c'étoit à quitter cette femme ou à renoncer à ma fortune; qu'il n'y avoit point d'autre parti à prendre pour moi, parce que si je ne le faisois de bonne grace, il seroit obligé d'en parler au Roi, de peur que je ne deshonnorasse mon païs par une vie molle & indigne d'un homme de ma naissance; que je ne savois peut être pas que tous ceux qui étoient mes compatriotes & qui avoient tous ouï parler de mon attache, se moquoient de moi; que si j'en doutois il n'avoit rien à me dire pour m'en faire connoitre la verité, sinon qu'il falloit bien qu'il en fut quelque chose, puis que cela étoit parvenu jusques à lui.

Je fus si touché de ces reproches qu'il m'est impossible de l'exprimer. Je baissai les yeux contre terre, comme un homme qui eut été pris en flagrant delit, & Mr. de Treville me croyant à demi convaincu de ma faute par la posture que je tenois, acheva de me rendre le plus confus de tous les hommes par des traits piquans qu'il lança contre tous ceux qui menoient la même vie que j'avois menée jusques là. Il fut ravi de m'avoir amené au point qu'il desiroit & me demandant si je ne voulois pas bien lui promettre presentement de ne plus revoir cette femme, je balançai quelques momens à lui en donner ma parole, en effet je savois qu'il étoit d'un homme d'honneur de ne la jamais donner sans la tenir & qu'il valloit bien mieux ne rien promettre. Mr. de Treville voyant que je rendois encore quelque combat n'en fut point du tout étonné, parce qu'il savoit que la victoire que l'on remporte sur soi-même dans ces sortes de rencontres ne se remporte pas sans effort: aussi se contentant de faire succeder presentement les persuasions aux reproches, il me prit de toutes sortes de façons pour achever de me tirer de la fange où j'étois. Enfin m'étant fait toute la violence qu'un homme de courage & de resolution se pouvoit faire, je lui dis d'un ton qui lui plut merveilleusement, que c'en étoit fait, à ce coup-là, & que je lui aurois obligation toute ma vie, de m'avoir retiré du précipice où je m'étois engagé si imprudemment, que je ne reverrois jamais cette femme, & que je consentois à ne passer jamais que pour un infame s'il se trouvoit que je lui manquasse de parole.

Je fut ravi que je m'imposasse cette peine à moi-même, parce qu'il jugeoit delà que mon intention étoit bonne. Cependant comme il y avoit alors deux choses à faire; l'une de tirer son mari de prison, l'autre de les remettre bien ensemble & de tacher de la consoler de la banqueroute que je lui allois faire, je laissai à Mr. de Treville & à son beau-frère le soin de faire les deux premiers articles, & ne me reservai que le troisiéme. J'écrivis à cette femme qu'ayant été si malheureux que de l'avoir perduë de réputation par deux fois, je ne voulois pas m'exposer une troisiéme à la même chose; que le Ciel qui l'avoit preservée, comme par miracle, de ce qui lui en devoit arriver, se lasseroit peut-être à la fin, de la secourir s'il voyoit que nous abusassions de sa bonté; que je lui conseillois de retourner avec son mari, s'il vouloit bien se raccommoder avec elle; que le beau frere de Mr. de Treville qui les avoit déja raccommodez une fois ensemble vouloit bien encore avoir la charité d'y travailler une seconde; que pour moi, tout ce que je pouvois faire presentement pour lui marquer que je l'avois estimée véritablement étoit de desirer qu'elle ne fit jamais de part de ses faveurs à d'autre qu'à son mari; qu'une femme n'étoit jamais plus estimable que quand elle étoit sage, & que pourvu que j'apprisse qu'elle le fut, elle pouvoit conter que je serois toûjours d'autant plus son ami que je ne voulois plus être son amant, par rapport seulement à ses intérêts, sans considerer les miens en aucune façon.

J'accompagnai cette lettre de la moitié de mon argent que je lui envoyai pour lui témoigner que si elle avoit bien voulu me donner son coeur, je voulois bien aussi lui donner tout ce que j'avois de plus précieux. Elle fut bien surprise à la réception de cette lettre, & m'ayant renvoyé mon argent, elle me récrivit en des termes si tendres & si touchans que si j'eusse été encore à donner ma parole à Mr. de Treville, je ne sais si je l'eusse voulu faire presentement. Mais enfin me trouvant lié heureusement par-là, parce que c'est souvent un bonheur que de n'oser faire ce que nous conseille nôtre foiblesse, je tins ferme contre une infinité de mouvemens qui me representoient à toute heure que c'étoit être cruel à moi-même que l'être à cette femme. Je lui fis réponse néanmoins en des termes qui étoient tout aussi honnêtes que les siens, quoi qu'ils ne fussent pas si passionnez. Mais comme rien ne lui pouvoir plaire, si je ne lui rendois mon coeur, que je lui voulois ôter, elle me renvoya encore mon argent que j'avois jugé à propos de lui offrir tout de nouveau. Je l'avois fait afin de lui faire voir que je n'aurois pas manqué ni d'amour ni de reconnoissance si des raisons aussi importantes que celles que j'avois presentement ne m'eussent obligé de lui vouloir ôter mon coeur.

Pour abréger tout d'un coup bien des choses qui furent la fuite de ce que je viens de dire, tout ce qu'elle put faire lui ayant été inutile pour me faire revenir à elle, nous primes chacun de nôtre côté le parti que nous conseilloit la prudence, elle se raccommoda avec son mari que le beaufrere de Mr. de Treville fit sortir pour la seconde foi de prison; mais soit que ce pauvre homme eut pris un tel chagrin de la maniére dont sa femme en avoit usé avec lui, soit qu'il en fut devenu inconsolable, ou qu'il lui arrivât une maladie de langueur, il mourut après avoir trainé cinq ou six mois. Sa veuve fit alors tout ce qu'elle put pour me revoir, se flattant apparement que comme elle étoit aussi-bien Demoiselle que je pouvois être Gentilhomme, & que nous n'avions guéres plus de bien l'un que l'autre, je serois peut-être si fol que de l'épouser: je savois pourtant bien que non, & je le lui eusse bien dit à l'oreille pour peu qu'elle m'en eut pressé. Cependant, comme je ne pouvois l'empêcher de croire tout ce que bon lui sembloit, je me vis exposé à ses persecutions, jusques à ce que je fus obligé, pour m'en delivrer tout d'un coup, de lui declarer pour une bonne fois que non-seulement elle ne seroit jamais ma femme, mais encore que je ne la verrois de ma vie.

Son mari étant mort elle reprit son premier métier qui étoit de loger en chambre garnie, elle prit une maison dans la ruë des vieux Augustins, & comme si elle eut oublié toutes mes duretez, elle m'excita encore à y aller loger avec elle. Cela étoit bien tentatif pour un homme qui n'avoit guéres d'argent, & qui d'ailleurs en avoit été assez amoureux, mais y ayant bien pensé je n'en voulus rien faire. Cela la mit aux champs tout à fait; son amour se tourna en fureur; de sorte qu'il n'y eut rien qu'elle ne fit pour se venger du mépris qu'elle croyoit que j'eusse pour elle. Pendant qu'elle avoit logé dans la ruë Montmartre un Capitaine Suisse nommé Straatman qui s'étoit adonné à visiter son logis, à cause de la bonté du vin qui étoit dans sa cave, après avoir contenté ses sens d'une autre maniére, l'ayant trouvée jolie comme elle l'étoit effectivement, il commença à lui en conter. Elle ne le voulut pas écouter tant que nous demeurâmes bons amis, mais enfin voyant que de la maniére que je la traitois il n'y avoit plus rien à esperer avec moi, elle commença à changer de conduite à son égard. Il s'en fut tout aussi-tôt loger chez-elle, afin de poursuivre sa pointe plus vivement, & en étant devenu plus amoureux de jour en jour, il lui dit, voyant qu'elle ne lui vouloit rien accorder, qu'il étoit resolu de l'épouser plûtôt que de ne pas contenter sa passion. C'étoit un grand avantage pour elle, parce que quoi qu'il n'eut rien épargné depuis qu'il étoit dans le service, il avoit toûjours un emploi de distinction & qui lui produisoit un gros revenu, aussi l'eut-elle pris au mot à l'heure même, si ce n'est qu'elle eut peur que quand il auroit passé sa fantaisie, il ne vint à la maltraiter. Elle consideroit qu'il étoit comme impossible qu'il n'eut oui parler de nos affaires, & qu'il ne les lui remît quelque jour devant le nez. Ainsi la crainte de l'avenir lui faisant mépriser le present, elle lui dit franchement que la médisance n'épargnoit personne, & que son mari ayant eu la foiblesse de devenir jaloux de moi elle ne vouloit pas s'exposer à de secondes nôces, de peur que le second mari qu'elle prendroit ne lui fit les mêmes reproches, que lui avoit fait le premier.

Le Suisse qui n'étoit pas trop scrupuleux sur l'article, lui répondit que s'il n'y avoit que cela qui l'empêchât d'être sa femme, elle ne devoit pas s'y arrêter; que son foible n'étoit pas de croire tout ce que l'on disoit, que s'il étoit capable d'en avoir à cet égard ce n'étoit tout au plus qu'en cas qu'il se mariât avec une fille, & qu'il vint à la trouver femme, qu'hors delà il n'avoit garde de devenir jaloux, principalement à l'égard d'une femme qui avoit déja été mariée, puis que de la trouver veuve d'un homme ou de deux étoit à-peu-près la même chose, pour une personne de bon sens, qu'il n'y paroissoit pas plus à l'un qu'à l'autre, & même quand au lieu des deux maris elle en auroit eu une douzaine. Cependant comme cette femme étoit bien aise de se servir de lui pour se venger de moi, elle lui dit que si ce qu'elle venoit de lui dire ne l'interessoit pas, il n'en étoit pas de même d'elle, qu'elle ne se remarieroit jamais que je ne fusse mort, parce qu'elle ne pouvoir souffrir la vûë d'un homme qui étoit cause qu'on avoit mis son honneur en compromis. Je veux bien croire que le Suisse étoit brave quand il y alloit de son devoir, mais ne trouvant pas qu'il dut ainsi hasarder sa vie selon la fantaisie de sa maîtresse, il lui offrit de lui donner des Suisses de sa compagnie pour en faire tout ce qu'elle voudroit. Elle lui promit de l'épouser à cette condition, & son amant lui en donnant deux qu'il disoit être les plus braves du Regiment des Gardes, ils vinrent dans la ruë où je logeois à dessein de me faire insulte, lors qu'ils me verroient sortir de ma maison. Ils n'y manquerent pas, m'ayant apperçu de loin, ils s'en vinrent à ma rencontre en faisant les yvrognes. Je voulus les éviter, ne me doutant nullement de ce qui se passoit, mais me venant heurter tout exprès peu s'en fallut qu'ils ne me renversassent par terre. Comme j'attribuois cela à leur yvrognerie, je me contentai de leur dire quelques paroles pour les obliger à s'éloigner de moi. Ils revinrent alors à la charge, ce qui me faisant voir qu'il y avoit à leur fait du dessein premédité, je mis l'épée à la main pour les empêcher de m'approcher d'avantage; ils mirent aussi-tôt la main à la leur, faisant toûjours les yvrognes. Je me trouvai un peu surpris de leur maniére de batailler à laquelle je n'étois pas accoutumé. Je crois pourtant que si je n'eusse eu affaire qu'à un seul j'en eusse bientôt rendu bon compte, mais comme ils étoient deux contre moi je me rangeai contre la muraille de peur que l'un ne me prit par derniere, pendant que l'autre me prendroit par-devant.

Enfin je ne sais ce qui seroit arrivé de tout cela, parce qu'un homme qui a deux ennemis en tête en a toûjours trop d'un, quand les bourgeois me tirerent de ce peril en venant sur eux avec de longs bâtons pour les atteindre de plus loin. Ils leur en dechargerent plusieurs coups sur les épaules, & les deux Suisses se voyant si-bien regalez tournerent tête contr'eux, & me laisserent en repos. Ceux qui les avoient chargez ne se mirent pas en peine de les arrêter, & leur laisserent faire retraite. Je me trouvai blessé cependant d'un coup d'estramacon que l'un des deux m'avoit donné sur l'épaule droite; par bonheur pour moi mon baudrier avoit paré la plus grande partie du coup, & ma blessure se trouvant legere je n'en gardai la Chambre que deux ou trois jours. Le Suisse demanda aussi-tôt sa recompense à la Dame, lui promettant que ses Soldats acheveroient bientôt la besogne qu'ils avoient commencée. Comme elle le vit si perseverant, elle crût qu'il méritoit bien qu'elle eut quelque consideration pour lui: elle l'épousa selon son desir, mais quand il en eut fait sa femme, il jugea à propos de ne se pas charger d'un assassinât pour l'amour d'elle. Voilà comment finirent les premiéres amours que j'eus à Paris, heureux si je m'en fusse tenu là, & que ce qui m'y étoit arrivé m'eut rendu sage.

Le Roi qui n'avoit souffert qu'avec peine l'ascendant que le Cardinal de Richelieu avoit pris sur son esprit, ne voulant pas s'exposer à se trouver à la même peine sous un autre Ministre, ne voulut point faire remplir sa place à personne tant qu'il vivroit. On en fut tout étonné, parce qu'il ne paroissoit guéres propre pour se charger lui-même des affaires, outre qu'il n'avoit pas beaucoup de santé. Mais il crût qu'au moyen d'un conseil qu'il établit il viendroit à bout de toutes choses, principalement si les Secretaires d'Etat vouloient remplir leur devoir. Il y en avoit deux assez habiles, savoir Mr. Desnoiers & Mr. de Chavigny, mais pour les deux autres ce n'étoit pas grand chose, & il ne faloit pas beaucoup conter sur eux. Du moins l'on avoit vû qu'ils s'étoient conformez jusques-là sur l'exemple du Roi, & comme ils l'avoient toûjours vu se decharger des affaires sur son Ministre, ils s'étoient dechargez de même sur leurs Commis de toutes celles qui étoient entre leurs mains.

D'abord que le Cardinal de Richelieu eut les yeux fermez, Chavigny qui étoit sa creature, & qui en cette qualité avoit épousé toutes ses passions tant qu'il avoit vécu, considerant qu'il s'étoit fait beaucoup d'ennemis par-là, tâcha de les regaigner par une conduite toute opposée à celle qu'il avoit tenuë à leur égard. La Reine le haïssoit particulierement, parce qu'il avoit toûjours suivi l'exemple de son maître qui avoit eu peu de consideration pour elle, tant qu'il avoit eu entre les mains le Souverain pouvoir. Ceux qui croyent savoir la source d'où procedoit ce peu de consideration, disent que c'est qu'il en avoit eu trop autrefois pour cette Princesse, & qu'étant trop sage pour y répondre de la maniére qu'il eut peut-être bien voulu, il prit à tâche de la persecuter pour la punir du mépris qu'elle avoit pour lui. Je ne saurois dire au vrai si cela est ou non, parce que quoi que ce bruit se soit si-bien répandu dans le monde qu'il y passe maintenant pour une verité, dans l'esprit de plusieurs personnes, l'on sait assez jusques où va la haïne que l'on porte ordinairement aux Ministres, pour ne pas ajouter foi entierement à tout ce qui se peut publier à leur desavantage. Il n'y a rien que l'on n'invente malicieusement pour les dechirer, & il semble que ce soit assez d'en medire pour faire ajouter foi à tout ce qu'on en dit. Ainsi sans authoriser ni aussi sans détruire cette accusation, je me contenterai de dire que la Reine devant être fort outrée contre tous ceux qui auroient aidé au Cardinal à la persecuter, Chavigny qui savoit qu'elle l'en devoit accuser encore plus qu'un autre par la part qu'il avoit aux conseils de son Eminence, fit tout ce qu'il pût pour faire oublier à cette Princesse le sujet qu'elle avoit de ne lui pas vouloir de bien. Il y eut peut-être réüssi, s'il n'eut eu qu'à desarmer sa colere. Comme cette Princesse étoit bonne, elle oublioit facilement les injures qu'on lui faisoit, mais par malheur pour lui, elle n'avoit déja que trop donné d'entrée dans son esprit au Cardinal Mazarin. Cet homme qui étoit fin & adroit s'y étoit insinué par une grande complaisance, & par des assurances reïterées de se devouër entierement à son service, envers & contre tous, sans même en excepter le Roi. Cela avoit plu extremement à cette Princesse, qui à l'exemple de toutes les autres femmes aimoit non-seulement qu'on lui rendit une obeïssance aveugle, mais encore à être flattée.

Le Cardinal ne risquoit pas beaucoup en lui promettant ainsi tant de choses sans aucune reserve. Il voyoit le Roi moribond & sans aucune esperance de pouvoir guerir d'une fiévre lente qui le minoit depuis long-tems; son corps n'avoit plus l'air que d'un véritable squelette, & quoi qu'il ne fut encore que sur sa quarante deuxiéme année il en étoit reduit à ce point de misere que tout Roi qu'il étoit, il eut desiré la mort tous les jours pour s'en delivrer, si ce n'est qu'il ne lui étoit pas permis de le faire en qualité de Chrêtien. Il ne pouvoit s'empêcher néanmoins de regarder de fois à autre le Clocher de St. Denis qu'il voyoit de St. Germain en Laye, où il étoit presque toûjours & de soupirer en le voyant. Il disoit même à ses Courtisans que ce seroit là où s'alloient terminer toutes ses grandeurs, & que comme il esperoit que Dieu lui feroit misericorde il n'y seroit jamais si-tôt qu'il voudroit. Au reste ce qui avoit été cause que le Cardinal Mazarin s'étoit ainsi promis sans reserve à la Reine, c'étoit la crainte du raccommodement que Mr. de Chavigny vouloit faire avec elle. Son Eminence s'y opposa sous main tout autant qu'il pût. Comme il prevoyoit bien que suivant la coutume de France dont il tâchoit à se faire instruire, la Reine devoit avoir la tutelle du Roi d'aujourd'hui qui n'avoit encore guéres que quatre ans, & que par consequent elle auroit toute l'authorité entre les mains, il ne vouloit pas que ce Secretaire d'Etat se mit en passe de lui disputer le Ministere, auquel il aspiroit déja secretement. Ainsi pour y parvenir avec plus de facilité, il n'y avoit rien qu'il ne fit pour gaigner les personnes qu'il voyoit bien auprès de la Reine, jusques à faire l'amoureux d'une de ses femmes de Chambre nommée Beauvais, qu'il croyoit n'y être pas le plus mal.

La Beauvais qui aimoit d'autant plus cet encens qu'elle s'étoit déja mise sur le pied de l'acheter bien cher quand elle en vouloit avoir, étant ravie qu'on lui en offrit ainsi pour rien, fit auprès de sa maîtresse tout ce qu'il voulut. Elle la pria cependant de donner non-seulement l'exclusion à Chavigny, mais encore de tenir secrettes toutes les promesses que lui faisoit le Cardinal Mazarin.

Elle lui dit qu'elle y avoit encore plus d'intérêt que lui, parce que comme le Roi son mari n'avoit pas grande confiance en elle, & qu'avant que de mourir il pouroit prendre des resolutions qui ne lui plairoient pas, il étoit bon non-seulement qu'elle eut dans son conseil un homme qui en put détourner le coup, sans être soupçonné de le faire par son propre intérêt, mais encore qui l'en pût avertir; qu'elle pouroit par là remedier de bonne heure à toutes choses, au lieu que si elle ne savoit rien qu'après coup, elle y trouveroit plus de difficulté.

La Reine se laissa aller à ce conseil, croyant qu'elle ne le lui donnoit que pour l'amour d'elle, & sans qu'elle y eut la moindre part, par rapport à ses propres intérêts. Mr. de Chavigny n'ayant pû ainsi rien obtenir de ce qu'il desiroit dressa ses batteries d'un autre côté, afin de n'être pas pris au dépourvû quand le Roi viendroit à mourir. Il se raccommoda avec le Duc d'Orléans avec qui il n'étoit pas trop bien auparavant. Le sceau de leur reconciliation fut qu'il lui promit de faire faire un Testament à Sa Majesté par lequel il limiteroit si bien le pouvoir de la Reine, que s'il ne pouvoit l'empêcher d'être tutrice de son fils, elle seroit toûjours obligée d'avoir recours à lui, quand elle voudroit entreprendre quelque chose. Le Duc d'Orleans qui bien loin d'avoir jamais eu aucun credit à la Cour y avoit été tantôt proscrit, & tantôt dans un si grand mépris que si on ne l'eut pas connu on n'eut jamais dit qu'il eut été Frere du Roi, fut ravi de cette proposition. Il y consentit de tout son coeur, & ayant promis mille belles choses à Chavigny pourvû qu'il put venir à bout de son entreprise, celui-ci y travailla sans perdre de tems. Il dit au Roi, dont la santé diminuoit de moment à autre, que s'il ne prévenoit de bonne heure tout ce qui pouvoit arriver après sa mort, il avoit un fils qui au lieu d'être un jour le plus puissant Prince de l'Europe, comme il sembloit devoir l'être par le rang où Dieu l'avoit élevé, pouroit bien peut-être se trouver fort éloigné de ce bonheur; que la Reine depuis qu'elle étoit venuë en France, avoit toûjours entretenu commerce avec le Roi son Frere au préjudice de toutes les deffenses qui lui en avoient été faites; qu'il étoit bien fâché d'être obligé de lui en rafraichir la memoire, parce que cela ne lui pouvoit pas être fort agréable, mais qu'enfin comme il faloit pourvoir à cet abus, à moins que de vouloir tout perdre, il lui valoit mieux encore qu'il lui renouvellât pour un moment le chagrin que cette intelligence lui avoit donné de tems en tems que de manquer à lui faire prendre toutes les mesures qui étoient necessaires dans une occasion si importante.

Cette pretenduë intelligence avoit été le pretexte dont le Cardinal de Richelieu s'étoit servi pour persecuter la Reine. Il lui avoit fait faire là-dessus des choses toutes extraordinaires & que la posterité ne croiroit jamais, si ce n'est que tous ceux qui voudront écrire l'histoire fidelement seront obligez de le rapporter. Il avoit pretendu lors que la Reine recevoit des lettres d'Espagne qu'elle les cachoit pour elle. Enfin pour mortifier d'avantage cette Princesse il avoit fait consentir Sa Majestè qui n'entendoit point de raillerie sur tout ce qui regardoit l'intelligence avec cette Couronne, comme il avoit bien paru à l'égard de Cinqmars, de la faire visiter par le Chancellier. C'étoit une étrange Commissaire pour un homme qui avoit été deux fois Chartreux, & il ne lui en eut pas falu d'avantage pour le faire entrer en tentation. Car cette Princesse étoit belle, & quoi que personne n'eut jamais vû son corps pour en pouvoir parler positivement, il y avoit bien de l'apparence, par ce qui paroissoit au dehors, que ce qui étoit sous le linge n'étoit pas moins beau que tout le reste. Elle avoit une gorge & un bras fait au tour, & la blancheur dont ils étoient l'un & l'autre surpassoient celle des lis. Aussi le Chancellier ne se fut jamais chargé de cette commission si en sortant du couvent il eut conservé les sentimens qui l'y avoient fait entrer. Mais il s'y étoit trouvé tourmenté de tant de tentations differentes tant qu'il y étoit demeuré, qu'il en avoit reveillé souvent les Religieux. Il avoit été affligé particulierement de celles de la chair, & comme on lui avoit permis dans leur violence d'aller sonner une Cloche afin que tous ses freres se missent en priéres à son intention, l'on n'entendoit plus à toute heure que sonner cette Cloche; de sorte que ceux qui logeoient autour de ce monastere ne savoient ce que cela vouloit dire, de l'entendre sonner si souvent. Mais soit que Dieu n'exauçât pas leurs prieres, ou qu'il ne se mit pas en état lui-même de meriter qu'il les exauçât, il avoit renoncé à la fin à cette vocation, & avoit embrassé celle du Palais. Il n'y avoit pas trop mal réüssi, puis qu'il étoit devenu Chancellier, & même à un âge qu'il y avoit esperance qu'il le devoit être long-tems. En effet il vit encore jusques aujourd'hui & toûjours avec de si grandes tentations, sur tout de celles dont je viens de parler, que l'on en conte d'étranges choses. Cependant si l'on en veut croire ce qu'on en dit, l'on pretend qu'il y employe bien une autre cloche que celle des Chartreux pour les faire passer.

Chavigny ne lui ressembla pas à l'égard des conseils qu'il venoit de donner au Roi; Sa Majesté qui étoit susceptible de ces sortes d'impressions gouta son avis, & travailla en même-tems à une declaration, par laquelle il pretendoit après sa mort partager l'authorité entre la Reine, le Duc d'Orleans & le Prince de Condé. La Reine en fut avertie par le Cardinal Mazarin; elle le pria d'en parler au Roi, & de lui remontrer que ceux qui lui donnoient ce conseil abusoient bien du credit qu'ils avoient sur son esprit; que le Duc d'Orleans avoit toûjours été un boutte-feu dans son Royaume, & que de lui donner le moindre pouvoir, c'étoit justement y faire vivre la guerre civile qu'il y avoit allumée tant de fois; qu'il n'étoit pas moins dangereux de lui associer le Prince de Condé, parce que n'y ayant que lui qui eut des garçons de toute la famille Royale, il tâcheroit peut-être à les élever au prejudice de ceux de Sa Majesté. Le Roi d'aujourd'hui avoit un frere qui étoit plus jeune que lui de deux ans, & quelques jours. C'est Mr. qui vit presentement, Prince qui après avoir porté le nom de Duc d'Anjou dans sa jeunesse, a pris celui de Duc d'Orleans après la mort de son Oncle. Cependant l'on peut dire qu'il ne lui a ressemblé en rien que par rapport à ce nom: autant que l'un étoit disposé à prêter l'oreille aux ennemis de l'Etat, autant celui-ci a été soumis aux ordres de son Souverain. Le seul écart qu'il ait jamais fait fut quand il quitta la Cour pour s'en aller à Villers Cotterets, à cause de la disgrace qui étoit arrivée au Chevalier de Lorraine son favori, mais il ne dura qu'autant de tems qu'il en falut à Mr. Colbert pour l'aller trouver. Il s'en revint en même tems qu'il l'eut averti de son devoir, & l'on n'a pas vû qu'il lui soit rien arrivé depuis de pareil.

Le Cardinal Mazarin étoit trop politique pour vouloir se charger de la commission que la Reine lui vouloit donner. Il eut peur que le Roi ne le trouvât mauvais, & qu'il ne vécut assez long-tems pour l'en faire repentir. Cependant en même tems qu'il se ménageoit ainsi avec Sa Majesté, étant bien aise de faire la même chose avec la Reine, il lui dit que s'il ne le faisoit pas, ce n'étoit qu'à fin de lui pouvoir rendre plus de service dans l'occasion: que si elle faisoit rompre cette glace par un autre, le Roi ne manqueroit pas de lui en parler, qu'il pouroit alors lui en dire son sentiment, & faire plus, d'un parole, qu'il ne feroit maintenant avec cent. La Reine le crut de bonne foi sans se donner la peine de pénétrer d'où procedoit son refus. Elle eut recours à Mr. Desnoiers pour faire auprès du Roi le personnage dont il ne vouloit pas se charger. Celui-ci qui étoit bien aise d'obliger cette Princesse, accepta cette commission sans refléchir trop à ce qui lui en pouroit arriver. Il se fia sur ce qu'ayant assez de credit sur l'esprit de ce Prince par la conformité qu'il avoit avec lui d'être assez devot, il en seroit écouté favorablement. Mais Sa Majesté qui avoit fouré bien avant dans sa tête qu'elle se devoit défier de la complaisance que la Reine sa femme avoit pour le Roi d'Espagne son Frere, en particulier, & pour toute sa Nation en general, ayant mal reçû sa proposition il lui fit deffense de lui en reparler jamais sous peine d'encourir son indignation.

Une réponse comme celle là avoit de quoi le rendre sage, sur tout de la maniere que le Roi la lui avoit faite. En effet il avoit accompagné les paroles de l'air du monde le plus significatif. Il lui étoit aisé de juger de là que s'il lui arrivoit jamais de faire la même faute qu'il venoit de faire, il pouroit bien avoir tout le tems qu'il lui faudroit pour s'en repentir. Mais soit qu'il voulut servir la Reine à quelque prix que ce fut, ou qu'il eut peur qu'il n'entrât du ressentiment dans l'esprit de Sa Majesté en traitant cette Princesse comme il faisoit, & que la charité lui fit desirer de le voir mourir avec des sentimens plus Chrêtiens, il se servit de ce pretexte pour mettre le Confesseur du Roi dans ses interêts. Il lui dit que s'il vouloit l'obliger il faloit qu'il convertit le Roi là dessus, & comme ils étoient bons amis, & qu'il avoit même son argent à la Maison professe de St. Loüis, dont étoit ce Jesuïte, celui-ci lui promit tout ce qu'il voulut. Sa charge lui en donnoit la commodité toutes fois & quantes que bon lui sembloit, ainsi n'ayant pas été long-tems à lui tenir parole, le Roi ne le reçût pas mieux qu'il avoit fait Desnoiers. Le Confesseur crut qu'il ne se devoit pas rendre du premier coup, & qu'ayant l'authorité de lui parler fortement là dessus il pouvoit s'en servir en faveur de son ami. Ainsi étant retourné à la charge il se rendit si desagreable par là à Sa Majesté qu'elle le chassa de la Cour. Les Jesuïtes n'approuverent pas cette recidive qu'il avoit faite à leur insu, & comme le Roi les menaçoit de prendre à l'avenir un Confesseur dans un autre couvent, parce qu'ils se méloient de trop de choses, ils revelerent à Sa Majesté qu'elle devoit bien moins s'en prendre à eux de ce qui venoit d'arriver, qu'à Mr. Desnoiers, que c'étoit lui qui étoit cause de la faute que venoit de faire son Confesseur, & que sans lui il n'y eu jamais pensé. Le Roi n'eut pas de peine à le croire, parce que ce Secretaire d'Etat avoit voulu lui-même ébaucher ce que l'autre avoit tâché d'accomplir, ainsi lui ayant fait commandement de se retirer de la Cour sa charge fut donnée à Mr. le Tellier.

Desnoiers se retira dans sa Maison de Dangu qui n'étoit qu'à dix-huit ou vingt lieuës de Paris. Il crut que sa disgrace ne seroit pas longue, parce que le Roi ne pouvoit pas vivre encore long-tems. Il crut aussi que n'ayant point donné la demission de sa charge la Reine l'y feroit rentrer tout aussi-tôt que ce Prince auroit les yeux fermez. Il étoit en droit de l'esperer sans se flatter lui-même, puis que ce n'étoit qu'à son sujet qu'il avoit perdu les bonnes graces de sa Majesté, ainsi supportant son mal avec d'autant plus de patience qu'il étoit persuadé qu'il ne seroit pas bien long, il attendit du benefice du tems, ce qu'il ne pouvoit plus esperer par aucune intrigue.

Chavigny se voyant Triompher ainsi & de son Collegue & du Confesseur de Sa Majesté dressa une declaration avec elle telle qu'il la lui avoit suggerée. Le pouvoir de la Reine y avoit des bornes bien étroites, quoi qu'elle y fut declarée tutrice de son fils. Le Roi établissoit aussi un conseil à cette Princesse, afin que quand il seroit mort, elle n'eut rien à faire sans son avis. Chavigny s'y fit mettre & crut s'y maintenir, malgré la Reine, parce que le Duc d'Orleans & le Prince de Condé avoient été jusques là d'intelligence avec lui. Enfin pour rendre celle déclaration plus authentique le Roi la fit enregistrer au Parlement, Sa Majesté declarant que sa derniere volonté étoit qu'elle fut suivie de point en point après sa mort. Le Roi fut plus mal quelques jours après qu'il n'avoit encore été, & comme il étoit aisé de voir qu'il n'avoit pas plus de cinq ou six jours à vivre la Reine fit des brigues dans le Parlement, afin que d'abord qu'il ne seroit plus on cassât cette declaration. Elle pretendoit qu'elle ne pouvoit se soutenir, parce qu'elle étoit non-seulement contraire aux loix du Royaume, mais encore contre le bon sens. Chacun voyoit bien effectivement que Sa Majesté n'y avoit pas trop bien pensé, quand elle avoit mis la principale Puissance entre les mains des deux premiers Princes du sang, eux qui ne voyoient point d'autre obstacle à leur élevation que les deux jeunes Princes qu'elle laissoit à un âge si tendre. Ce n'est pas qu'on les crut capables de rien faire au préjudice de leur devoir, principalement leur authorité étant temperée par celle de la Reine, qui en qualité de mere avoit encore plus d'intérêt que les autres d'empêcher qu'ils n'entreprissent rien contre ses enfans; mais comme il étoit souvent arrivé des choses plus extraordinaires que celle-là, & même que la conduite passée du Duc d'Orleans devoit tout faire apprehender de lui, chacun trouva que la Reine n'avoit pas trop mauvaise raison de vouloir mettre les choses sur un autre pied qu'elles n'étoient.

Le Roi, quelques jours devant que de mourir, tira la plûpart de ses Officiers à part, tant de sa maison que celles armées, pour leur faire promettre que quelque brigues que l'on pût jamais faire contre son fils, ils lui seroient toûjours fidéles. Il n'y en eut pas un qui ne le lui promit, & même qui ne s'y engageât par serment: cependant la plus grande partie se montrerent bientôt parjures. Les Espagnols qui savoient l'état où étoit le Roi, & que les brigues qui se faisoient à la Cour alloient bientôt la diviser, se preparoient à profiter de nos desordres. Le Cardinal infant n'étoit plus en Flandres, & le Roi d'Espagne avoit envoyé en ce païs-là Dom Francisco de Mellos pour lui succeder. Il mit alors en deliberation dans son Conseil s'il ne devoit point se servir d'une conjoncture si favorable pour réprendre Arras & nous restraindre en deça de la Somme. Mais le Comte de Fontaine qui étoit Mestre de Camp General de toutes les forces Espagnoles, comme l'est aujourd'hui le Comte de Martin, ayant été d'avis qu'il valoit bien mieux entrer en France, parce que ces places tomberoient d'elles-mêmes, s'ils pouvoient jamais y exciter quelques troubles, Mellos ne vit pas plûtôt que la plûpart des autres Officiers Generaux étoient de même sentiment qu'il s'y rendit. Il s'approcha de la Somme, & l'état où étoit le Roi donnant encore une plus grande apprehension de leurs forces, le Duc d'Anguien qui étoit à la tête de nôtre armée de Flandres eut ordre de les cotoyer sans s'engager au combat. Il étoit encore si jeune qu'il n'y avoit pas d'apparence de s'en fier à lui seul, c'est pourquoi le Marêchal de l'Hospital lui fut donné, pour temperer ce que le feu bouillant de sa jeunesse lui pouvoit faire entreprendre de mal à propos.

Nôtre Regiment ne sortit point de la Cour, parce que bien que l'armée du Duc fut plus foible que celle des ennemis, comme il y avoit tout à craindre de l'ambition des grands, il ne faloit pas se trouver tellement denué de toutes choses, qu'on fut hors d'état de s'y opposer. La Reine sur les derniers jours de la vie du Roi fit pressentir le Parlement, s'il ne seroit point d'humeur à passer par dessus là declaration qu'il avoit verifiée, en lui decernant la tutelle de son fils dans toute l'étenduë qu'une mere pouvoir desirer. L'Evêque de Beauvais son premier Aumonier qui étoit d'une famille des plus considerables de la Robe fut celui qu'elle y employa. Il y réüssit parfaitement bien, & ses parens qui se flattoient que la récompense de ce service seroit le commencement de sa fortune, lui firent tout esperer, dans la vûë que quand il seroit parvenu aux grandeurs qu'ils lui desiroient il leur feroit part de son bonheur.

La Reine étant assurée de ce côté-là, laissa mourir le Roi avec plus de tranquilité qu'il ne sembloit qu'elle ne dût avoir dans un état comme le sien. Peut-être n'étoit-elle ainsi consolée que par la joye qu'elle avoit de voir que la fortune du Roi son fils seroit maintenant en seureté entre ses mains, au lieu qu'elle craignoit auparavant que le Duc d'Orleans & le Prince de Condé n'abusassent de l'authorité que le Roi leur donnoit par sa declaration. Peut-être aussi que sa douleur ne pouvoit pas être si vive qu'elle eut été, si cette mort eut été imprevûë mais comme ce Prince languissoit depuis long-tems, & qu'il y avoit déja plus d'un mois qu'on s'attendoit tous les jours qu'il dût expirer, il n'étoit pas étonnant qu'elle se fut fait comme une espece de calus qui la rendoit plus disposée à cette séparation qui est d'ordinaire si sensible a une femme. Enfin le Roi étant mort la Reine, qui avoit trouvé moyen de faire renoncer le Duc d'Orleans à l'authorité que le Roi lui donnoit par sa declaration, monta au Parlament avec lui. Cette Compagnie dont les principaux étoient gagnez par l'Evêque de Beauvais lui decerna la Regence avec une Puissance absoluë, malgré les dernieres intentions de Sa Majesté.

Quelques jours avant la mort du Roi Mellos, après avoir fait mine pendant quelque-tems de vouloir entrer en France par la Somme, marcha tout d'un coup du côté de la Champagne où il mit le Siege devant la Ville de Rocroy. Cette Ville qui en est comme le boulevart du côté que les Païs-Bas confinent avec elle, est scituée avantageusement. Elle a une grande quantité de bois d'un côté qui en rendent les approches extrémement difficiles, de l'autre un Marais qui la rendroit imprenable s'il regnoit tout allantour. Avec une situation si avantageuse c'eut été dequoi faire échouer le dessein de Mellos, si elle eut été munie suffisament de toutes choses, & que ses fortifications eussent été en bon état; Mais, soit que le Cardinal de Richelieu eut crû avant que de mourir que les Espagnols n'étoient pas en état d'entreprendre un siege de cette conséquence, ou que les affaires qu'il leur avoit faites en Portugal, en Catalogne & dans l'Arthois leur feroient employer leurs forces de ce côté-là plûtôt que d'un autre, il avoit assez negligé d'y pourvoir. Le Roi defunt n'en avoit pas eu plus de soin après sa mort; ainsi quand Mellos arriva devant il y avoit un des dehors qui étoit presque éboulé, & si peu de Garnison pour les défendre qu'elle perdit courage à son approche.

Le Duc d'Anguien dont on s'étoit bien apperçû de la valeur dans deux ou trois Campagnes qu'il avoit faites auparavant en qualité de volontaire, conclut d'abord à la secourir promptement. Le Marêchal de l'Hospital s'y opposa, sous pretexte des difficultez qui s'y presentoient, mais en effet parce qu'il avoit des ordres secrets d'empêcher qu'on ne hazardât une bataille. La Reine mere qui les lui avoit envoyez avoit consideré qu'on ne pouvoit la perdre sans ouvrir tout le Royaume aux ennemis, & peut-être sans renverser tous les projets qu'elle feroit à cause de sa fortune presente, qui lui promettoit plus de bonheur que par le passé. Le Duc ne fut point content de tout ce que ce Marêchal lui pouvoit remontrer pour lui faire approuver sa retenuë: son courage lui faisoit voir de la facilité dans les plus grandes difficultez, & il aimoit mieux l'en croire que tout le reste; ainsi ayant commandé à Gassion de marcher par les bois avec quelque Cavallerie qui porteroit des fantassins en croupe, pour voir s'il ne les pouroit point jetter dans la Ville, il le suivit lui-même comme pour l'appuyer seulement. Gassion qui croyoit mériter du moins avec autant de justice le Baton de Marêchal de France que l'Hospital qui l'avoit obtenu sur la fin de la vie du feu Roi, connut bien le dessein du Duc, soit qu'il lui en eut fait confidence, comme l'apparence n'en sauroit donner d'autre pensée, ou qu'il le pénétrât de lui-même: ainsi regardant cette occasion comme une chose qui lui pouvoit procurer cet honneur, sans lui pouvoir faire jamais de peine, puis qu'il n'agissoit que par les ordres de son general il couvrit si-bien sa marche qu'il passa tout au travers du quartier des Italiens que Mellos avoit avec lui, sans être obligé de rendre qu'un médiocre combat. La plûpart des fantassins qu'il avoit entrerent dans la place, & ce secours l'ayant un peu rassurée, Gassion envoya dire au Duc ce qu'il venoit d'executer selon qu'il le lui avoit ordonné lors qu'il l'avoit fait partir.

Le Duc qui après avoir levé en marchant tout ce qu'il avoit pû des Garnisons qui étoient sur son passage, avoit rendu son armée forte de vingt-un à vingt-deux mille hommes, en sorte que celle de Mellos n'étoit plus superieure à la sienne que de quatre mille tout au plus, le Duc, dis-je, qui étoit resolu plus que jamais de combattre, lui manda que s'il pouvoit se maintenir dans une petite plaine qui est entre les bois & la place, il le verroit bientôt accourir à son secours. Gassion ne pût executer cet ordre, parce que bien qu'il eut des défilez qu'il pouvoit mettre devant lui, il apprehenda d'être obligé à la fin de succomber sous le nombre; ainsi étant revenu au devant du Duc, il lui fit rapport de tout ce qu'il avoit reconnu devant la place. Ces nouvelles ne firent qu'augmenter l'ardeur que ce general avoit de combattre. Il lui donna un plus grand nombre de troupes qu'il n'en avoit pour retourner dans la plaine, & Mellos n'ayant pas eu la précaution d'en faire garder les défilez, soit qu'il méprisât la jeunesse du Duc ou qu'il ne fit guéres de cas de son armée, qu'il ne consideroit que comme des troupes ramassées & par conséquent peu capables de se mesurer avec les siennes qui étoient l'élite de tout ce que l'Espagne avoit de meilleur, Gassion y rentra sans y trouver aucun obstacle.

Mellos n'avoit peut-être pas trop crû jusques-là que le Duc ôsât se presenter devant lui. Il savoit qu'il lui étoit inferieur non-seulement en nombre, mais encore dans la valeur de ses troupes, du moins à ce qu'il pensoit; Mais voyant qu'il devoit changer maintenant de sentiment il eut été faché sans doute de ne pas avoir mieux pris qu'il n'avoit fait ses précautions, si ce n'est qu'il se flattât en même tems que cela n'arrivoit que pour lui faire acquerir plus de gloire. Ainsi sans vouloir attendre le secours qui lui venoit d'Allemagne & qui marchoit pour se joindre à lui, il quitta ses lignes où il ne laissa que des gens suffisamment pour les garder, & fut à la rencontre du Duc d'Anguien. Gassion s'étoit déja emparé d'une hauteur qui lui étoit favorable pour le combat, & les deux armées s'étant avancées en presence l'une de l'autre qu'il étoit déja presque nuit, rien ne retarda le combat, que parce que de part & d'autre ils étoient bien aises d'avoir le jour pour témoin de leurs actions. Mais la nuit ne fut pas plûtôt passée que les deux armées en vinrent aux mains dès la pointe du jour. Le Combat fut étrangement opiniatré de part & d'autre; mais enfin le Duc ayant fait des actions prodigieuses de conduite & de valeur, & ayant été parfaitement bien secondé par toutes les troupes, principalement par Gassion, la victoire se declara tellement pour lui qu'il y avoit long-tems qu'il ne s'en étoit remporté une pareille. Toute l'infanterie ennemie fut taillée en piece, & le Comte de Fontaine ayant été tué à la tête en donnant ses ordres d'une litiére où il étoit, à cause qu'il étoit tellement mangé de goûtes qu'il ne pouvoit se tenir à cheval il n'y eut plus rien qui fit resistance. Ce grand évenement n'arriva pas néanmoins sans qu'il en coutât beaucoup de sang aux nôtres, le Comte se défendit en lion, & il falut du canon pour rompre un Bataillon quarré au milieu duquel il avoit paru si intrepide qu'on eut dit qu'il se croyoit au milieu d'une citadelle. Un grand nombre de drapeaux & d'étendarts servirent encore de trophée à la gloire du Duc avec quantité de pieces de canon qu'il avoit prises dans le combat.

Comme nous ne sommes plus du tems des Romains, qui punissoient de mort ceux qui osoient donner bataille contre leurs ordres, quelque heureux succès qu'elle pût avoir, la Reine mere oublia en faveur de sa victoire la hardiesse qu'il avoit euë de combattre nonobstant que le Marêchal lui eut dit à la fin de sa part, le voyant résolu de le faire, que ce n'étoit pas là son dessein. Cette victoire qui arriva cinq jours après la mort du Roi, ne pouvoit aussi venir plus à propos pour faire évanouïr quantité de brigues qui s'élevoient contre l'autorité naissante de la nouvelle Regente, principalement quand ceux qui croyoient avoir le plus de part dans ses bonnes graces s'en virent éloignez. L'Evêque de Beauvais en fut du nombre, le service qu'il avoit rendu à la Reine Mere lui faisant croire qu'elle ne le pouvoit bien reconnoître qu'en lui donnant la place de premier Ministre, il y aspira si ouvertement qu'il ne fit point de difficulté de lui en parler lui-même. La Reine Mere tâcha, sans être obligée de lui dire qu'il n'en étoit pas capable, de lui faire sentir qu'il seroit plus heureux mille fois de demeurer en l'état où il étoit que de chercher à s'élever davantage par un poste tout rempli d'épines & de traverses. Mais il ne voulut pas l'entendre à demi mot, si-bien que fâché de ne pas trouver en elle toute la reconnoissance qu'il esperoit, il se fit chasser à la fin de la Cour, pour avoir osé faire paroître le mécontentement qu'il avoit, de ce que cette Princesse eut jetté les yeux sur un autre que lui pour lui faire remplir cette place.

Ce fut sur le Cardinal Mazarin que la Reine fit tomber son choix, & il ne fut pas plûtôt parvenu à cette dignité qu'il fit tout ce qu'il pût pour ruïner Chavigny. Il lui fit ôter sa charge de Secretaire d'Etat, sous pretexte que le Cardinal de Richelieu ne l'en avoit revétu qu'après l'avoir ôtée assez injustement au Comte de Brienne. Il fut bien aise ainsi de couvrir, sous ombre de justice, la haine qu'il lui portoit; mais comme il ne cessa point de le persecuter depuis, & même que cette persecution dura jusques à sa mort, on ne fut pas long-tems à reconnoître au travers de tous ses deguisemens le principe qui le faisoit agir. Cette aversion procedoit de ce qu'il ressembloit à beaucoup de gens qui sont bien aises quand ils sont dans le besoin, de trouver qui les assistent; mais qui ne peuvent plus souffrir leur vûë du moment qu'au lieu de la necessité où ils étoient, ils se voient dans l'opulence. Mazarin à son avenement à la Cour y étoit venu si miserable qu'il avoit eu besoin que quelqu'un lui fournit ses necessitez. Il n'avoit eu d'abord qu'une pension fort modique, & qui n'étant pas suffisante pour le faire subsister, il avoit été trop heureux que Mr. de Chavigny, qui le connoissoit pour s'être servi de lui dans les affaires d'Italie, lui eut donné une chambre chez lui & la table de ses commis. Au reste comme il se voyoit élevé maintenant à un poste qui lui faisoit honte de son premier état, il étoit bien aise de n'en pas avoir à tous momens devant les yeux un témoin d'autant plus incommode, qu'il se figuroit qu'il ne lui jettoit pas un regard que ce ne fut pour lui reprocher ce qu'il avoit fait pour lui.

Le choix que la Reine avoit fait de son Eminence pour premier Ministre, ne déplut pas au Duc d'Orleans ni au Prince de Condé, avec qui Sa Majesté étoit résolu de bien vivre pour ne leur pas donner sujet de troubler le commencement heureux du régne de son fils. Le Cardinal la confirma dans cette resolution, & il s'y conforma lui-même de peur de se les attirer tous deux à dos. Il sçavoit que quantité de gens, jaloux de sa fortune, commençoient à murmurer de ce que la Reine mere lui avoit fait cet honneur au préjudice de tant de François, comme s'il n'y en eut pas un parmi eux qui fut capable de remplir un poste comme celui-là. Ainsi au lieu de faire paroître d'abord son avarice, & sa vanité, comme il fit depuis, il demeura non-seulement dans un grand respect auprès d'eux, mais il sembla encore n'emprunter tous ses mouvemens que de leurs volontez. Il se contenta cependant durant quelque tems de vivre de ses pensions & de quelques bien-faits que la Reine mere lui faisoit de fois à autre, tellement qu'ils se crurent trop heureux tous deux de ce que cette Princesse eut choisi un homme si raisonnable & qui songeoit plus à remplir son devoir qu'à acquerir des richesses.

La protection que ces deux Princes lui donnerent tant qu'il ne s'éloignât point de ce Principe, n'empêcha pas que d'autres que l'Evêque de Beauvais ne se montrassent jaloux de son élevation. Le Duc de Beaufort à qui la Reine mere avoit témoigné tant de confiance le jour de la mort du Roi, que de lui remettre entre les mains la garde des deux Princes ses enfans, fâché qu'une action qui lui promettoit beaucoup de faveur fut demeurée sans aucune suite, s'unit avec Madame la Duchesse de Chevreuse qui étoit un esprit bien entreprenant. Elle s'étoit fait exiler du vivant du feu Roi, parce que Sa Majesté la soupçonnoit de donner de méchans conseils à la Reine. Elle avoit demeuré pour le moins dix ans à Bruxelles, où on l'accusoit encore d'avoir voulu de concert avec Marie de Medicis veuve de Henri le Grand, qui s'y étoit aussi retirée, tâcher de fois à autre de brouiller l'Etat. Elle en étoit enfin revenuë après la mort de Louïs le Juste, parce que la Reine avoit jugé que n'ayant été exilée qu'à sa consideration, il n'étoit pas juste qu'elle demeurât plus long-tems dans la souffrance. Cette Duchesse qui avoit été bien autrefois avec Sa Majesté avoit esperé d'abord qu'elle ne seroit pas plûtôt de retour auprès d'elle qu'elle auroit grande part au Gouvernement. Son ambition & sa vanité lui faisoient croire que si elle en étoit incapable par son sexe, elle éleveroit toûjours quelqu'un au ministere qui lui seroit si soumis, qu'il n'auroit que le nom de Ministre pendant qu'elle en auroit toute l'authorité. Elle jettoit les yeux pour cela sur Châteauneuf le garde des sceaux, qui avoit été encore bien plus maltraité qu'elle sous le régne du feu Roi. Car si elle avoit été obligée de passer dix ans hors du Royaume, il en avoit passé du moins autant dans le Château d'Angouléme, où il avoit été renfermé. Il n'y avoit eu que la mort du Roi qui lui avoit fait recouvrer la liberté, & elle croyoit que comme il étoit son ami particulier, & capable de remplir un poste comme celui-là, elle ne pouvoit mieux faire que de l'opposer au Cardinal Mazarin.

Ses esperances s'étant trouvé trompées à son arrivée, & la Reine au lieu de répondre à son attente l'ayant reçûë non-seulement avec assez d'indifference, mais encore avec assez de mépris, elle s'unit avec le Duc de Beaufort dont le mécontentement étoit reconnu si generalement de tout le monde, qu'il n'y avoit personne qui ne crût que le Cardinal ne feroit pas trop mal de prévenir les menaces qu'il ne pouvoit s'empêcher de faire dans son emportement. Car quoi qu'il ne fut pas si fou que de les lui faire à lui-même, comme il avoit si peu de discretion que de ne pas prendre garde devant qui il parloit, c'étoit presque la même chose que si c'eut été en sa presence.

Châteauneuf dont la mère étoit de la Maison de la Chastre voyant qu'il ne tiendroit pas à la Duchesse & au Duc de Beaufort qu'ils ne le fissent premier Ministre, ne voulut pas s'y opposer, quoi qu'il eut lieu de craindre que cela ne le fit remettre en prison; ainsi après avoir surmonté le trouble que cette pensée lui pouvoit apporter, il mit dans cette intrigue Mr. de la Chastre Colonel General des Suisses son proche parent. Celui-ci avoit eu cette charge à la mort du Marquis de Coaislin gendre du Chancelier. Ce Marquis avoit été tué au Siege d'Aire, il y avoit deux ans, & il avoit laissé trois garçons de sa femme, savoir le Duc de Coaislen d'aujourd'hui, l'Evêque d'Orleans & le Chevalier de Coaislin, le Marêchal de Bassompierre avoit possedé cette charge auparavant, & avoit eu bien de la peine à y être reçû, parce que les Suisses pretendoient qu'ils ne devoient avoir qu'un Prince à leur tête, & que n'en ayant jamais eu d'autre, il leur étoit honteux d'avoir maintenant un simple Gentilhomme. Cependant après avoir fait la planche pour lui, ils firent la même chose ensuite, pour Mr. de Coaislin, & pour Mr. de la Chastre, jusques à ce qu'enfin ils sont revenus aujourd'hui sous le commandement de Mr. le Comte de Soissons Prince de la Maison de Savoye qui a épousé une niece du Cardinal Mazarin.

Mr. de la Chastre n'eut point d'autre motif en entrant dans cette intrigue que d'en rendre sa fortune meilleure. Ainsi quoi qu'il ait fait des memoires tout exprès pour insinuer au public qu'il a été bien plus malheureux que coupable, tout ce qu'il y a de vrai c'est qu'il considera uniquement, que Mr. de Châteauneuf n'ayant point d'enfans, & se faisant honneur de son Alliance, il prendroit plaisir de l'élever, s'il se voyoit jamais en état de le pouvoir faire. Cette ligue fut nommée la caballe des importans, & eut un succès bien different de ce qu'esperoient les conjurez. L'on croit que leur dessein étoit de se défaire du Cardinal à quelque prix que ce fut, & de l'assassiner, plûtôt que d'y manquer, mais ce Ministre ayant eu vent de leur complot fit arrêter le Duc de Beaufort & le Comte de la Chastre; le premier fut mis à Vincennes & l'autre à la Bastille. Celui-ci en fut quitte pour la perte de sa charge, où le Marêchal de Bassompierre rentra, en lui rendant l'argent qu'il en avoit donné. L'autre après avoir été trois ou quatre ans en prison s'en sauva heureusement, & s'étant caché pendant quelque tems en Berri, il revint enfin à Paris, quand il vit que cette grande Ville s'étoit revoltée contre le Roi. C'est ce que je dirai en son lieu, & ceci n'est seulement qu'en passant.

La Reine mere se voyant assurée, par la prison de ces deux hommes & par l'exil de la Duchesse de Chevreuse qui passa en même-tems en Espagne, croyant qu'il n'y auroit plus personne d'assez hardi dans le Royaume pour rien entreprendre contre sa volonté, envoya la plus grande partie de nôtre Regiment sur la Frontiere de Lorraine où Mr. le Duc d'Anguien s'étoit acheminé après la bataille de Rocroi. Il y assiegea Thionville, & l'ayant prise par composition il fut ensuite au secours du Marêchal de Guébriant, qui se trouvoit serré de bien près entre deux armées. Il le tira de peril, mais ce Marêchal ayant assiegé Rotwiel, sur la fin de la campagne, il y reçût un coup de fauconneau dont il mourut deux jours après s'être emparé de cette place.

La compagnie dont j'étois ne fut pas du detâchement qui avoit été envoyé au Duc d'Anguien & ainsi me voyant comme inutile à Paris je demandai permission à mon Capitaine de m'en aller en Angleterre avec Mr. le Comte de Harcourt que la Reine envoyoit en ce païs-là, pour moyenner quelque accommodement entre Sa Majesté Britannique & son Parlement. Le Cardinal de Richelieu qui avoit fomenté les desordres qu'il y avoit entr'eux, n'avoit pas prevû qu'ils dussent aller si loin qu'ils avoient été. Ce peuple qui ne se gouverne pas comme les autres, après avoir accusé son Roi de vouloir introduire une authorité absoluë dans son Royaume & d'y changer la Religion, avoit pris les armes contre lui. Il s'étoit déja donné plusieurs batailles là-dessus, & le sang qui y avoit été versé avoit plûtôt aigri les esprits qu'il ne les avoit disposez à entendre à une bonne paix. Le Comte d'Harcourt, auprès de qui je trouvai de la recommandation, me reçût parmi ses Gentilshommes qui étoient en grand nombre. Car comme c'étoit un Prince fameux par quantité de grandes actions, il ne vouloit pas que rien dementit chez les étrangers la réputation qu'il savoit bien s'y être acquise. Nous fumes d'abord trouver le Roi d'Angleterre qui étoit à Exester dont son armée, qu'il avoit mise sous le commandement des Princes Robert & Maurice ses neveux fils de Frederic V. Roi de Bohéme & Electeur de Palatin, s'étoit emparée il n'y avoit que peu de tems. Le Comte de Harcourt trouva ce Prince mou & qui n'avoit aucune résolution, de sorte qu'il avoit déja manqué diverses occasions dont il eut pû se servir pour faire rentrer sous son obeïssance la Vile de Londres qui s'étoit revoltée contre lui. Le Comte d'Harcourt qui étoit aussi entreprenant que ce Roi étoit timide, voulut lui inspirer de la vigueur comme la seule chose qui étoit capable de rétablir son authorité; mais il lui répondit qu'il en parloit bien à son aise, qu'il croyoit apparement que les Anglois ressemblassent aux François, qui ne s'écartoient guéres du respect qu'ils devoient à leur Souverain, & qui quand ils s'en écartoient une fois pouvoient être contraints d'y rentrer par toutes sortes de voyes, quelque rudes & quelque extraordinaires qu'elles pussent être; que cependant il vouloit bien qu'il fût que s'il étoit permis de tenir ainsi le baton levé aux uns c'étoit tout autrement à l'égard des autres; que ce seroit justement le moyen de se perdre; que les Anglois vouloient être ramenez par la douceur, c'est pourquoi il le prioit d'aller faire un Tour à Londres pour essayer d'en faire plus par ses conseils qu'il n'en pouroit jamais faire avec une armée, tout grand Capitaine qu'il étoit.

Le Comte de Harcourt vit bien où le mal le tenoit, & ne croyant pas que ce Prince réüssit jamais tant qu'il en useroit de la sorte, il partit plûtôt pour le contenter que pour aucune esperance de venir about de ce qu'il desiroit. Il y en a beaucoup qui ont prétendu que le Cardinal Mazarin qui se conduisoit sur les Memoires du Cardinal de Richelieu, bien loin de desirer ainsi la paix de ce Royaume avoit ordonné au contraire à ce Prince d'y semer encore la division & le trouble. Pour moi c'est ce que je ne saurois dire au juste, si je le voulois faire ce seroit parler contre ma connoissance. Je crois même que la plûpart de ceux qui en parlent ainsi ne le sont que par conjectures, c'est-à-dire parce que la politique que l'on voit s'observer entre les Puissances est de tirer avantage de tout sans se mettre en peine ni de ce que le sang ni la charité les obligent de faire.

Quoi qu'il en soit le Comte de Harcourt étant arrivé à Londres il y eut de grandes conferences avec le Comte de Bedfort qui étoit le plus grand ennemi que le Roi d'Angleterre eut dans son Parlement. Il en eut aussi quelques-unes avec quelques autres personnes de distinction qu'il eut pû amener à son sentiment sans ce Comte, qui s'opiniatra si fort à vouloir ruïner l'authorité de son Souverain, que le Comte de Harcourt ne se pût empêcher de lui dire d'y prendre bien garde, & que si jamais Sa Majesté Britannique trouvoit moyen de regagner la confiance de ses sujets, il étoit comme impossible qu'il oubliât jamais l'obstacle qu'il y auroit apporté. Bedfort lui répondit avec beaucoup de hardiesse, & peut-être avec assez peu de raison, que quand il lui faisoit cette menace, il égaloit apparement le pouvoir des Rois d'Angleterre avec ceux des Rois de France en ces derniers tems; qu'il y avoit bien à dire de l'un à l'autre, & que les Anglois étoient trop sages pour souffrir jamais que leur Souverain se vengeât directement ou indirectement d'une personne qui se seroit attiré sa haine, pour avoir embrassé, comme il faisoit, leurs intérêts; que leur Nation avoit des loix sur lesquelles il faloit que leurs Princes se conformassent, à moins que de la voir tout aussi-tôt se declarer contr'eux; que c'est ce qui étoit toûjours arrivé toutes fois & quantes qu'ils avoient voulu entreprendre quelque chose au delà de leur pouvoir, & ce qui arriveroit encore à l'avenir, parce qu'il n'y avoit pas un Anglois qui ne sut que c'étoit en cela que dependoit leur liberté & leur repos.

Tout ce que je viens de dire se sût tout aussi-tôt dans la Ville, quoi que cela se fut passé tête à tête & secretement. Je crois que ce fut le Comte de Bedfort qui prit plaisir de le divulger, afin de faire voir au Peuple qu'il étoit toûjours le même, & que rien n'étoit capable de le fléchir. Cependant ce qui se disoit des ménaces que le Comte de Harcourt lui avoit faites, si néanmoins on peut appeller de ce nom-là ce qu'il lui avoit dit, le rendit odieux au Peuple, les Anglois ne firent non plus d'état de lui que si c'eut été un simple particulier. Il passoit tous les jours dans les ruës sans qu'on lui donnât le moindre coup de chapeau. Un Cocher même d'un Carosse de place, comme il y en a quantité en ce païs-là, s'étant rencontré avec le sien, eut l'insolence de vouloir passer devant lui. Je ne sais à quoi il tint que ses valets de pied ne le tuassent sur le Champ, aussi crois-je aisément qu'ils n'y eussent pas manqué, si ce Prince qui avoit peur de commettre legerement son authorité, en armant une vile populace contre lui, ne leur eut commandé de s'abstenir d'aucune voye de fait. Soucariere, qui étoit batard du Duc de Bellegarde grand Ecuyer de France, se trouvant alors dans son Carosse avec lui, mit pied à terre, comme il vit qu'il s'assembloit déja beaucoup de peuple, & que peut-être en arriveroit-il quelque accident. Il n'en connoissoit les maniéres d'agir, parce qu'il avoit fait déja plusieurs voyages en ce païs-là qui ne lui avoient pas été infructueux; car il y avoit gaigné des sommes immenses à la Paulme, & la Cour n'avoit pas été fâchée qu'il fut à la suite du Comte, parce que comme il y étoit connu de tout ce qu'il y avoit de grands Seigneurs, elle esperoit qu'il ne lui seroit pas inutile dans ses Negociations.

Soucariere qui parloit Anglois parla au Cocher, & ne lui auroit peut-être parlé qu'inutilement, si ce n'est qu'un nommé Smit avec qui il joüoit tous les jours, se trouva par hazard dans le Carosse que menoit cet insolent. Il fit semblant de se reveiller comme d'un profond sommeil, ou plûtôt comme s'il eut été assoupi par le vin, afin de se mettre à couvert de la faute qu'on lui eut imputée, d'avoir gardé le silence dans une occasion où il avoit tant de sujet de le rompre. Il sortit alors du Carosse, & après avoir embrassé Soucariere, il fut le premier à menacer son Cocher que s'il ne se montroit plus sage ce seroit à lui qu'il auroit à faire. Sa voix fit plus d'effet que le caractere du Comte, qui à la dignité d'Ambassadeur joignoit encore celle de Prince, qui n'est guéres moins recommandable chez toutes les Nations. Le Comte de Harcourt fut fort loué de sa moderation, & le Parlement ayant ouï parler de ce qui lui étoit arrivé fit mettre le Cocher à Nieugatte, prison où l'on met les malfaiteurs. Il fit mine même de le vouloir punir, mais le Comte de Harcourt ayant demandé sa grace, il en fut quitte pour quelques jours de captivité.

Le Roi d'Angleterre attendoit toûjours la réponse du Comte d'Harcourt, & soit qu'il esperât qu'elle lui seroit favorable, ou qu'il ne voulut répandre le sang de ses sujets qu'à l'extremité, il avoit differé de combattre le Comte d'Essex qui commandoit l'armée du Parlement; mais enfin le Comte de Harcourt lui ayant mandé que bien loin qu'il dut s'attendre à les voir ainsi rentrer dans le devoir, il devoit conter qu'ils ne le feroient jamais que par force, il lui fit sentir si-bien la necessité où il étoit de ne les pas ménager d'avantage que Sa Majesté Britannique résolut de donner un nouveau combat. Le bruit en étant parvenu jusques à Londres nous demandâmes permission au Comte de Harcourt, tous tant que nous étions de Gentilshommes auprès de lui, de nous en aller dans l'armée de Sa Majesté Britannique. Il nous le donna secrettement, parce que s'il l'eut fait d'une autre maniére, il eut eu peur de contrevenir par-là à ce que son caractere demandoit. Nous partîmes donc les uns après les autres, & par differens chemins, comme si la route que nous voulions prendre eut été toute opposée l'une à l'autre, mais nous étant bien-tôt rassemblées nous fîmes un petit escadron, sans être obligez de recevoir parmi nous d'autres personnes que celles qui étoient venuës à la suite de cet Ambassadeur. Nous fumes offrir nôtre service au Roi qui n'étoit qu'à deux lieuës de son armée. Il nous reçût parfaitement bien, & nous donna des lettres pour ses Generaux. Nous n'étions pas encore arrivez auprès d'eux que le Parlement fut averti de ce qui se passoit. Il en fit de grandes plaintes au Comte de Harcourt, lui disant que s'il lui arrivoit quelque chose, qui fut contraire au droit des gens, il n'eut qu'à s'en prendre à lui-même; que c'étoit lui qui y contrevenoit le premier, & qui donnoit lieu par-là qu'on lui manquât de respect, sans qu'on y pût mettre remede.

Ce discours qui étoit une espece de menace n'étonna pas ce Prince, quoi qu'il eut tout à apprehender de l'esprit inquiet de ces Peuples. Il répondit à ceux qui le lui tenoient, que ceux dont ils faisoient des plaintes n'étant ses Domestiques que par accident, c'est-à-dire, que parce qu'ils avoient voulu voir le païs & l'accompagner dans son Ambassade, ils ne lui avoient pas demandé permission de faire ce qu'ils avoient fait; que la Noblesse Françoise avoit cela de propre, que quand elle avoit une bataille elle n'y courait pas seulement, mais encore qu'elle y voloit; que s'ils en avoient pris son avis, ils se fussent bien donné de garde de le faire; mais que de jeunes gens comme nous étions tous la plûpart ne faisoient pas toûjours reflexion à ce qu'ils devoient faire. Ces raisons ne contenterent pas le Parlement. Il donna des ordres rigoureux contre nous, & écrivit même au Comte d'Essex que si nous pouvions tomber par hazard entre ses mains, il nous traitât le plus rigoureusement qu'il lui seroit possible. Le Comte d'Essex qui ne cherchoit qu'à lui plaire, mit un parti en campagne pour nous joindre devant que nous nous pussions rendre à l'armée de l'endroit où nous avions été trouver le Roi, mais ce parti en ayant rencontré un autre des troupes de Sa Majesté l'attaqua, parce qu'il se voyoit plus fort que lui. Il croyoit qu'après en avoir eu la victoire, il lui seroit facile de poser son embuscade & de nous surprendre sur nôtre passage: en effet il avoit déja beaucoup d'avantage sur ses ennemis, quand par malheur pour lui nous arrivâmes à la vûë du lieu où se rendoit le combat. Nous y courûmes aussi-tôt pour donner secours à ceux que nous voyons combattre pour Sa Majesté Britannique. Il nous fut facile de les reconnoître & de reconnoître les autres pareillement au differentes marques qu'ils avoient mis sur leur chapeau. Ainsi ayant pris ceux-ci par derriere nous les tuâmes tous à la reserve de cinq ou six qui se trouverent si-bien montez qu'il nous fut impossible jamais de les attraper. Ils se sauverent dans leur armée, où ayant conté à leur General comment sans nôtre arrivée, ils étoient sur le point de défaire plus de deux cent cinquante chevaux de l'armée du Roi, ils nous firent si noirs par là auprès de lui, qu'il résolut s'il nous pouvoit prendre de ne nous faire aucun quartier.

Ce qui l'animoit encore d'avantage contre nous c'est qu'il se voyoit à la veille d'une bataille, & que venant de perdre trois cent chevaux comme il y en avoit bien autant à l'égard de ceux que nous venions de passer au fil de l'épée, ils lui pouvoient faire faute dans une occasion comme celle là. Nous apprîmes dès le lendemain par le Prince Robert, à qui ses espions l'avoient rapporté, que cette rencontre le mettoit non-seulement en grande colere; mais encore que pour s'en venger il avoit consigné à l'ordre, que le jour de la bataille on eut à ne nous donner aucun quartier. Il commanda même deux escadrons qui étoient les troupes de son armée en qui il avoit le plus de confiance, de s'attacher à nous particuliérement, sans se mettre en peine des autres. Il leur dit que nous voudrions faire apparement les avanturiers, & que comme nous nous mettrions à la tête de tout en guise d'enfans perdus, il leur seroit aisé non-seulement de nous reconnoître, mais encore de venir à bout de leur dessein.

Toutes ces circonstances étant venuës à la connoissance du Prince Robert, il voulut nous persuader de nous mêler dans ses escadrons, trois ou quatre dans l'un, autant dans un autre, & ainsi du reste; Quelques-uns y toperent assez, mais un nommé Fondreville, Gentilhomme de Normandie très brave homme, & qui avoit fait plusieurs campagnes sous le Comte de Harcourt, nous ayant representé que nous ne pouvions accepter cette proposition sans nous deshonorer, ou tout du moins sans nous derober la gloire que nous pouvions acquerir dans cette journée, il fit revenir chacun à son sentiment. Nous priâmes donc le Prince Robert de nous laisser faire corps à part, & il ne fut pas trop fâché de nôtre priere, parce qu'il jugea qu'animez comme nous étions, à cause du procedé du Comte d'Essex, nous ne manquerions pas de donner bon exemple à ses troupes, pour peu qu'elles eussent de bonne volonté.

Le mépris que nous témoignions faire de nôtre seureté, parce que nous croyons qu'il y alloit de nôtre gloire, le toucha; ainsi ne voulant pas laisser perir de si braves gens sans nous donner tout le secours qu'il lui seroit possible, il commanda la compagnie de ses gardes, & celle du Prince son Frere pour nous soutenir. C'étoit bien les deux plus belles compagnies que j'eusse vûës jusques-là, & je ne saurois mieux les comparer, qu'à la maison du Roi sur le pied qu'on la mise, depuis que Sa Majesté la purgée des parties honteuses qui la deshonoroient avant la reforme qu'il en a faite. Car pour en dire la vérité il ne doit y avoir pour la garde d'un si grand Prince que des gens de qualité ou des gens de service, tels qu'il y en a presentement. Ce n'étoit pas à des fermiers, comme toutes les compagnies des Gardes du corps & celle des Gendarmes étoient remplies, à avoir entre leurs mains une personne aussi precieuse que celle de Sa Majesté, & bien que je sache que ce n'a peut-être pas été dans cette vûë que cette reforme a été faite, comme je le dirai tantôt, la chose n'en a pas été moins utile. Ce n'est pas là la premiere fois qu'il est arrivé un bien, quoi que l'on eut peut-être une autre vûë: qu'importe quelle qu'elle soit, pourvû que le Prince & l'Etat y trouvent leur compte.

Mais pour en revenir à mon sujet, le combat étant ainsi resolu de la part du Roi, & le Comte d'Essex ne le fuyant pas, parce qu'il se croyoit non-seulement aussi fort que lui, mais qu'il vouloit encore obliger le Parlement, qui parloit de le destituer de son emploi à cause de quelques fautes, qu'il y avoit faites, à le lui continuer, les deux armées s'approcherent l'une de l'autre. Au reste n'y ayant plus qu'un ruisseau qui les séparât, nous demandâmes au Prince Robert de nous laisser prendre la tête de tout, comme le Comte d'Essex s'y étoit bien attendu; mais les Anglois qui font peu d'état de toutes les autres nations en comparaison de la leur, n'ayant garde de souffrir qu'il nous accordât nôtre demande, ce Prince nous fit entendre qu'il l'eut bien voulu, mais qu'il ne lui étoit pas permis de le faire; que tout ce qu'il pouvoit pour nôtre service, si nous étions d'humeur à l'accepter, étoit de nous mêler dans les escadrons qui marcheroient les premiers aux ennemis, que nous eussions à voir si nous voulions nous contenter de ces offres, parce que sans cela tout ce qu'il pouvoit faire étoit de nous placer sur les ailes. Fondreville qui nous avoit déja empêché de recevoir une pareille proposition, nous en empêcha encore; ainsi nous étant mis où il vouloit, le combat se donna, & fut allez opiniatré d'abord, mais les Parlementaires ayant bientôt lâché le pied, la victoire fut si-bien à nous que si le Roi eut voulu faire marcher son armée du côté de Londres, il y a grande apparence que cette Ville se fut soumise à toutes les conditions qu'il lui eut plû d'imposer. Fondreville prit la liberté de lui en témoigner sa pensée, après que Sa Majesté fut venuë joindre le Prince Robert, mais comme elle étoit toûjours remplie non-seulement de timidité, mais encore infatuée de la pensée qu'il ne faloit pas pretendre ramener les Anglois comme on faisoit les autres nations, il fut si facile que d'écouter quelques propositions que le Parlement lui fit faire, à dessein seulement de l'amuser.

Devant que la bataille se donnât, comme nous avions reçû avis du Comte de Harcourt de nous donner bien de garde de le venir retrouver à Londres, parce que le Parlement sans aucune consideration pour lui auroit bien la mine de nous y faire arrêter, nous obtinmes adroitement du Comte d'Essex des Passeports pour nous en retourner dans nôtre païs. Il est vrai que Sa Majesté Britannique s'y employa elle-même. Elle les lui demanda sous le nom de quelques Anglois qui vouloient aller voyager en France avec un gros train, & nous fit passer pour leurs Domestiques. Je ne sais si le Parlement ne fit point semblant de s'aveugler lui-même, de peur de se faire une affaire avec nôtre Roi en nous faisant arrêter; quoi qu'il en soit m'en étant revenu en France sans qu'il m'arrivât aucun accident, non plus qu'à sept ou huit autres François qui passerent la mer avec moi en la compagnie du fils de Milord Pembroc, je fus retrouver mes amis qui me témoignerent que je leur ferois plaisir de leur raconter tout ce que j'avois vû en ce païs-là. Mon Capitaine fut épris aussi du même desir, & trouvant que le compte que je lui en avois rendu étoit assez bien circonstancié, il me mena le lendemain chez la Reine d'Angleterre pour lui conter moi-même tout ce que je lui avoit conté.

Cette Princesse s'étoit réfugiée en France pour éviter les tristes effets qu'elle apprehendoit de la haine des Anglois, qui lui vouloient du mal encore bien autrement qu'au Roi son mari. Ils l'accusoient d'être cause toute seule des nouveautez qu'il avoit voulu introduire dans son Royaume, & sur cette prévention, ils avoient osé lui demander, en lui faisant quelques propositions, de la chasser d'auprès de lui. Sa Majesté Britannique n'en avoit voulu rien faire, comme de raison: mais enfin se voyant dans la suite engagé dans une guerre civile dont il n'étoit pas trop assuré du succès, il avoit jugé à propos de lui faire passer la mer, plûtôt pour mettre sa personne en seureté que pour condescendre à une demande aussi insolente que celle-là. Cette Princesse me reçût fort bien, & me demandant si j'avois vû le Roi son mari, & les Princes ses enfans, elle m'interogea ensuite sur ce que je pensois de ce païs-là. Après que j'eus satisfait à la demande. Je lui répondis sans hesiter, quoi qu'il y eut deux ou trois Anglois avec elle, & même quatre ou cinq Angloises dont la beauté meritoit que j'eusse plus de complaisance, que je trouvois l'Angleterre le plus beau païs du monde, mais habité par de si méchantes gens que je prefererois toûjours toute autre demeure à celle-là, quand même on ne m'en voudroit donner une que parmi les ours; qu'en effet il faloit que ces Peuples fussent encore plus feroces que les bêtes pour faire la guerre à leur Roi, & pour lui avoir demandé de chasser d'auprès de lui une Princesse qui devoit faire leurs delices, pour peu qu'ils eussent de connoissance & de jugement.

Si mon discours fut agréable à cette Princesse qui le prit pour une civilité qu'elle devoit attendre d'un galant homme, il ne le fut guéres à un de ces Anglois, & même peut-être à tous ceux de cette nation qui étoient-là; Quoi qu'il en soit celui-ci qui se nommoit Cox s'en trouvant tout scandalisé, m'envoya dès le lendemain matin un autre Anglois qui me dit de sa part que j'avois tenu des propos si insolents de sa nation, qu'il vouloit me voir l'épée à la main. Je lui eusse répondu volontiers, insolent vous même, puis qu'on ne s'étoit jamais servi d'un pareil mot, en parlant à personne, à moins que ce ne fut parmi les harangeres, ou parmi quelques personnes semblables à celles-là; mais comme il ne parloit pas trop bon François, & qu'il pouvoit l'avoir fait aussi-bien faute d'entendre la veritable signification de ce mot, que dans le dessein de m'offenser, je crûs que j'avois déja assez d'une querelle sur les bras sans m'en attirer encore une seconde. C'est ce qui ne me pouvoit manquer, si je lui faisois connoître qu'on ne me parloit pas de la sorte impunément. Le rendez-vous qu'il me donna fut derriere les Chartreux, où le Plessis Chivrai avoit été tué il n'y avoit que peu de jours, en se battant en duel contre le Marquis de Coeuvres fils aîné du Marêchal d'Estrées. Je lui demandai une heure de tems pour aller chercher un de mes amis pour se battre contre lui, parce qu'il lui devoit servir de second, & comme je sortois de chez moi je trouvai un autre Anglois qui me rendit un billet, où il y avoit un compliment bien different de celui que l'autre m'avoit fait. Voici ce que contenoit ce billet.

J'étois chez la Reine lors que vous avez dit des choses si desobligeantes de ma Nation que je ne doit jamais vous les pardonner: aussi après avoir bien revé comment j'en tirerai vengeance je n'ai point trouvé de meilleur moyen d'en venir à bout, que de vous prier de vous donner la peine de venir chez moi. Celui qui vous rendra la presente vous dira où vous me trouverez, nous verrons là si vous aimeriez mieux, comme vous dites, demeurer avec des ours que de vivre avec des personnes de mon pais.

Jamais homme ne fut si étonné que je le fus à la vûë de ce billet. J'entendis bien ce qu'il vouloit dire, & comme il y avoit plusieurs Angloises lors que j'avois tenu le discours que celle-ci me reprochoit, je fus en peine de deviner de laquelle me pouvoit venir ce message. Cependant comme elles m'avoient paru belles toutes tant qu'elles étoient, je crus que je ne pouvois toûjours tomber que de bout. J'eus donc grand soin de m'informer, où je trouverois celle qui me défioit ainsi au combat, & l'homme qu'elle m'avoit envoyé m'ayant répondu que ce seroit dans l'Hôtel même ou étoit logée la Reine d'Angleterre il ajouta que je n'aurois qu'à demander, Miledi..... & qu'on me feroit parler à elle.

Si j'eusse pû me dispenser honnêtement du combat que j'avois à faire avec l'Anglois je l'eusse fait de bon coeur, maintenant que j'avois une autre affaire sur les bras qui me touchoit de plus près, mais ne le pouvant faire sans y intéresser ma réputation, je m'en fus à l'Hôtel des Mousquetaires pour prendre avec moi celui des trois freres, que je trouverois le premier sous ma main. Je ne trouvai qu'Aramis qui avoit pris medecine, il n'y avoit qu'une heure ou deux, parce qu'il avoit eu quelques accès de fiévre quelques jours auparavant. Athos & Porthos étoient sortis, & lui demandant où ils pouvoient être, à cause que je ne le croyois pas en état de me pouvoir servir, il me répondit qu'il lui étoit impossible de m'en rien apprendre, parce qu'ils ne lui avoient point dit où ils alloient. Cela m'embarassa, dans la crainte que j'eus que tous ceux que j'irois chercher pareillement ne fussent pas aussi chez eux. Aramis s'en aperçût, & devinant tout aussi-tôt ce que je voulois à ses frères, il me dit en prenant son haut de-chausse & en se jettant hors du lit, que pour une medecine de plus ou de moins dans le ventre, il ne laisseroit pas de suppléer à leur défaut. Il ajouta à cela quelques paroles qu'on eut prises pour pure gasconnade, si ce n'est qu'il n'y en avoit jamais à son fait. Il me dit que le plaisir de me servir lui feroit plus de bien que la medecine qu'il avoit pris, & que je n'avois seulement qu'a lui dire où il faloit aller.

Il s'habilloit toûjours en me disant cela, & le trouvant de si bonne volonté, je crus que je ne devois point faire de finesse avec lui. Je lui avouai ingenuement ce qui m'avoit amené là, en même-tems que je m'excusai de recevoir ses offres par l'état où je le trouvois. Je lui dis que si je le prenois au mot, je ne doutois point que cela ne lui fit plaisir, parce que je le connoissois extrémement genereux, mais que sachant aussi le préjudice que cela feroit à sa santé, si je lui faisois prendre l'air, je ne pouvois souffrir qu'il s'exposât comme il vouloit à ce danger. Il ne fit nul cas de mon objection, & ayant achevé de s'habiller, quoi que je m'y opposasse toûjours, nous nous en fumes de compagnie où l'Anglois m'avoit donné rendez-vous. Il n'y étoit pas encore arrivé avec son ami, ce qui me fit de la peine, parce que tout le tems que je passois presentement, sans aller voir celle qui me provoquoit à un autre combat, me sembloit autant de tems perdu pour moi. Les deux Anglois se firent bien encore attendre une demie heure, ce qui fut cause que nous ne savions presque que dire Aramis & moi, mais enfin ayant paru le long des Murs du Luxembourg qui sont hors de la Ville, nous nous en fumes à eux mon ami & moi, tant j'avois d'impatience de terminer nôtre querelle. Aramis sentit quelques tranchées en y allant, & me dit qu'il eut bien voulu s'arrêter s'il eut pû le faire avec honneur, mais que se trouvant presentement en presence de ceux à qui nous devions avoir affaire, il avoit peur qu'ils n'interpretassent en mal une nécessité dont ils ne connoîtroient pas la cause. Je lui répondis qu'il se faisoit là un scrupule bien mal à propos, & qu'il avoit une pensée que nul autre que lui n'auroit jamais, que tous ceux qui le connoissoient savoient qu'il étoit un si brave homme qu'ils ne l'accuseroient jamais de foiblesse; que j'étois d'ailleurs pour rendre compte de l'état où je l'avois trouvé, quand il avoit voulu à toute force s'en venir avec moi, ce qui le justifieroit entierement, quand même on seroit capable de concevoir quelque chose à son desavantage, de ce que la necessité lui imposoit.

Il ne m'en voulut jamais croire, & m'ayant repliqué pour toute raison que ces Anglois ne le connoissoient pas, & que c'étoit à eux qu'il craignoit de ne pas donner bonne opinion de son courage, s'il faisoit ce que je lui conseillois, nous marchâmes toûjours, & arrivâmes ainsi en presence les uns des autres. Nous nous visitâmes tous quatre pour voir s'il n'y auroit point de supercherie à nôtre fait. Car il étoit arrivé, avant que l'on prit cette precaution, que quelques faux braves s'étoient armez des cottes de maille, & qu'ils s'étoient précepitez ensuite sur leurs ennemis, parce qu'ils savoient bien que leur épée ne leur pouvoit faire de mal; quoi qu'il en soit pas un de nous n'étant capable de faire une action comme celle-là, nous ne trouvâmes rien qui ne fut dans les formes. Cependant dans le tems que cela se faisoit, & que celui qui se devoit battre contre Aramis le tâtoit de tous côtez, ses tranchées le presserent tellement qu'il ne fut pas maître de faire tout ce qu'il eut bien voulu; l'effort qu'il faisoit pour se retenir le faisant changer de visage l'Anglois qui étoit fort vain, comme le sont presque tous ceux de sa Nation, soupçonna aussi-tôt qu'il avoit peur, mais il n'en douta plus du tout lors qu'à ce que ses yeux lui en disoient, il se répandit en même-tems une mauvaise odeur qui l'obligea de se boucher le nez. Cependant comme il étoit fort insultant, ce que j'avois assez reconnu à la parole qu'il m'avoit dite, lors qu'il étoit venu chez moi, il dit en même-tems à Aramis qu'il trembloit de bonne heure, & que si pour le tâter seulement de la main, il lui arrivoit ce que l'on sentoit presentement, qu'est-ce que ce seroit lors qu'il le tâteroit avec son épée.

Aramis qui étoit toûjours de moment à autre pressé de plus en plus de ses tranchées, & qui avoit à souffrir d'avantage des peines qu'elles lui faisoient, qu'il n'aprehendoit son épée, prit le parti alors de lâcher la gourmette à son ventre, pour n'en être plus tant incommodé, l'Anglois qui avoit bon nez se recula bien vite de peur d'en être empoisonné, mais quoi que tout son soin fut alors de se le bien boucher avec la main, il fut obligé dans ce moment de quitter cette precaution pour en prendre une autre: Aramis s'en vint à lui l'épée à la main sans le marchander & l'Anglois craignant qu'il n'en fut de lui, comme d'un Marêchal de France que l'on disoit n'aller jamais au combat qu'il ne lui prit la même incommodité, & qui cependant se faisoit craindre plus que nul autre de tous ceux qui avoient affaire à lui, il quitta le soin qui avoit pour en prendre un autre qu'il crût plus necessaire; il songea à se deffendre, mais il le fit si mal qu'à peine Aramis le peut-il joindre, tant il savoit bien lacher le pied. Aramis lui demanda alors par forme de ressentiment qui avoit plus de peur des deux, & si c'étoit-là ce qu'il lui avoit voulu faire accroire, quand il lui avoit dit qu'il le feroit bien trembler autrement qu'il ne faisoit, quand il viendroit à le tâter avec la pointe de son épée. Aramis en disant cela le suivoit toûjours de fort près, & lui donna enfin un bon coup d'épée sans que la precaution qu'il avoit de bien reculer l'en pût garentir. Pour ce qui est de son Camarade il faisoit mieux son devoir avec moi, & se battoit du moins de pied ferme, s'il ne se battoit pas plus heureusement. Je lui avois déja donné deux coups d'épée, un dans le bras l'autre dans la cuisse, & lui ayant fait en même-tems une passe au colet je lui mis la pointe dans le ventre, & l'obligeai de me demander la vie. Il ne s'en fit pas trop presser, tant il avoit de peur que je ne le tuasse. Il me rendit son épée, & le combat qui se faisoit entre nous deux ayant fini par-là, je m'en courus en même-tems à mon ami pour lui aider s'il avoit besoin de mon secours; mais il n'en n'étoit pas necessaire, & il eut bientôt fait la même chose que je venois de faire, si celui contre qui il se battoit eut voulu ne pas reculer si fort devant lui. Cependant quand celui-ci vit que je m'avancois encore pour le combattre, suivant l'usage ordinaire des duels, & qu'au lieu d'un homme à qui il avoit affaire presentement & qui n'étoit encore que trop pour lui, il alloit maintenant en avoir deux sur les bras, il n'attendit pas que je le joignisse pour faire ce que son camarade avoit fait. Il rendit son épée à Aramis & lui demanda pardon de ce qu'il lui avoit pû dire de desobligeant. Aramis le lui pardonna volontiers, & les deux Anglois s'en étant allez en même-tems sans nous redemander leurs armes que nous avions envie de leur rendre, Aramis entra dans une Maison au Fauxbourg St. Jaques, ou pendant qu'il se fit allumer du feu pour changer de linge, il me pria de lui aller acheter une chemise & un calleçon. Je pris l'un & l'autre chez la premiere lingere tels que je les pûs trouver, & l'ayant remené ensuite chez lui, je le quittai tout aussi-tôt pour aller voir ma Miledi.

Je demandai aux gardes qui étoient à la porte de la Reine d'Angleterre ou étoit son appartement. Il y en eut un qui m'enseigna par où je devois monter pour y aller, mais i me dit en même-tems qu'il ne croyoit pas que je lui pusse parler presentement, parce qu'elle alloit monter en Carosse pour aller voir son frere, qui venoit d'être blessé. Cette parole me fit soupçonner à l'heure même qu'il falloit que ce fut l'un des deux contre qui nous avions eu affaire, Aramis & moi. Comme ce garde étoit François & qu'il me paroissoit assez honnête par me dire tout ce qu'il en sauroit, je lui demandai comme feignant d'y prendre grande part, où ce malheur lui étoit arrivé. Il me répondit que ç'avoit été derriere les Chartreux ayant voulu servir de second à un de ses amis qui l'en avoit prié, qu'on en avoit déja parlé à la Reine d'Angleterre, afin qu'elle prit ses mesures à la Cour pour faire punir celui qui l'avoit mis en cet état.

Je n'en voulus pas savoir d'avantage pour me retirer. Je crûs que je ne devois pas me presenter devant ma Miledi, après être cause, comme je l'étois, du malheur de son frere, & que quelque bonté qu'elle eut pour moï, il faloit lui donner le tems du moins de voir ce qui arriveroit de sa blessure. Ainsi je dis au garde que puis qu'elle étoit maintenant si embarrassée j'attendrois un autre fois à la venir voir. Je m'en allai cependant bien chagrin de ce contre-tems, craignant qu'il ne me fit manquer une fortune dont je m'étois fait un grand plaisir, sans savoir néanmoins ce que c'étoit. Le garde me répondit que je ne faisois pas trop mal de prendre ce parti-là, parce que comme elle aimoit fort son frere, elle ne seroit guéres en état de me parler. Je m'en retournai chez moi plus fâché de ce que ce combat là touchoit de si près, que de l'intérêt que le garde m'avoit dit qu'y prenoit la Reine d'Angleterre. Je savois qu'elle ne pouvoit parler contre moi ni contre Aramis, qu'elle ne parlât en même-tems contre les deux Anglois. Ainsi dormant en grand repos de ce côté-là, je n'eus point d'autre inquiétude que celle qui me venoit de l'autre côté.

Trois jours se passerent ainsi sans que j'entendisse parler de ma Miledi, qui avoit toûjours été occupée de son frere dont la blessure avoit paru d'abord beaucoup plus dangereuse qu'elle n'étoit. Mais enfin en étant desabusée heureusement au bout de ce tems-là, j'en reçûs au quatriéme jour une seconde Lettre qui étoit conçûë en ces termes.

Je vois bien qu'au lieu de reconnoître la faute que vous avez faite & de m'en venir demander pardon, vous voulez outrer la matiere en gardant encore une épée dont vous ou vôtre second ne vous seriez pas emparez, aussi facilement que vous avez fait; si au lieu d'avoir affaire à Cox & à mon frere, vous eussiez eu affaire à moi. Renvoyez moi leurs armes, ou plutôt apportez-les moi vous même, sans craindre que je m'en veuille servir contre vous. J'en ai bien de plus dangereuses que celles-là, & qui sont d'une telle nature qu'au lieu de m'en vouloir du mal, quand je daigne les employer à l'égard de quelqu'un, l'on m'en a obligation.

Ce billet me charma comme avoit fait l'autre, & m'estimant déja le plus heureux de tous les hommes, d'avoir fait cette Conquête, je fus trouver Aramis pour le prier de me donner l'épée dont il étoit en possession. Je lui dis que ceux contre qui nous nous étions battus me les avoient fait redemander, par une personne à qui je ne pouvois rien refuser. Il ne s'enquit point qui c'étoit, & je ne le lui eusse pas dit aussi-bien, parce que je me faisois une affaire très serieuse de celle-là. Il me rendit cette épée, & les ayant mises toutes deux sous un manteau dont je me munis tout exprès, je m'en fus de ce pas chez Miledi..... Je me jettai à ses pieds en arrivant, & les lui ayant remises entre les mains, je lui dis que quand elle m'en perceroit elle-même, elle ne feroit que son devoir, puis que j'avois été si malheureux que de lui deplaire; que cependant si elle reservoit à prendre sa vengeance par les autres armes dont elle m'avois menacé, j'avoüois que je ne pouvois mourir d'une plus belle mort. Je disois la verité, ou du moins je la croyois dire en lui parlant de la sorte. Il n'y avoit jamais eu de plus belle personne que celle-là, & quoi qu'il y ait bien du tems que ce que je dis ici m'arriva, j'avouë que je n'y saurois encore penser sans sentir rouvrir mes blessures. D'ailleurs elle n'avoit pas moins d'esprit que de beauté, ce qui fait que les engagemens où l'on entre avec de telles personnes, sont tout autrement de durée que ceux où l'on entre avec les autres.

Mon Angloise me répondit que j'en serois quitte à trop bon marché, si elle faisoit ce que je lui demandois; que ce n'étoit pas avec une épée qu'elle pretendoit m'attaquer; mais avec des armes qui me feroient connoître bientôt ce qu'elle savoit faire. Je lui répondis, voyant qu'elle en parloit si ouvertement, que je n'en étois point en doute, & que sans attendre plus long-tems j'éprouvois déja assez bien le pouvoir que ses yeux avoient sur moi sans en vouloir d'autre experience que celle-là. Elle me repliqua que je n'avois que faire d'en rire, parce que si j'en riois presentement je n'en rierois peut-être pas toûjours. Son enjoüement me plut, & en étant devenu amoureux dès cette premiere visite, je le devins toûjours si fort de plus en plus, que je ne pouvois avoir de contentement que lors que je me trouvois auprès d'elle. Je fis plus d'un jaloux, parce qu'elle témoignoit avoir de la bonté pour moi. Je me laissai encore enflammer d'avantage par-là, & comme c'étoit une fille de qualité & qui me paroissoit avoir tout le mérite qu'une personne sauroit jamais avoir, je ne pûs m'empêcher de lui dire dans l'excès de ma passion, que quoi que je me tinsse très-heureux de lui avoir donné mon coeur, comme je ne pouvois jamais esperer de l'être parfaitement que je ne possedasse le sien, j'allois faire plûtôt l'impossible que de n'en pas venir à bout. Elle me demanda, comme en se moquant de moi, comment je pretendois m'y prendre pour y réüssir. Je lui répondis que ce seroit en tâchant de faire fortune à la guerre, afin de me mettre dans un état à lui pouvoir offrir de l'épouser; que bien que je cherchasse à être heureux en la possedant, je ne pretendois pas acheter mon bonheur aux dépens du sien, que j'aimois mieux ne lui être rien jamais, que de parvenir à mes desseins sans la mettre à son aise, que j'avois l'honneur d'être Gentilhomme, & même d'assez bonne Maison; qu'ainsi comme il ne me manquoit que du bien pour être comme les autres, j'allois travailler de toutes mes forces à en acquerir.

Jusques-là cette fille m'avoit toûjours fait la meilleure mine du monde, & tout autre eut crû aussi-bien que moi, principalement après m'avoir prévenu par deux de ses lettres, qu'il n'eut pas pû être mal dans son esprit, mais je ne lui eus pas plûtôt tenu ce discours que je lui vis changer tout d'un coup de visage. Elle me demanda, avec un air aussi capable de me glacer qu'elle l'avoit été auparavant de me rendre tout de flamme, si je savois bien qui elle étoit pour lui oser parler de la sorte, que si je ne le savois pas elle étoit bien aise de me l'apprendre, qu'elle étoit fille d'un Païr d'Angleterre, & qu'une personne de sa qualité n'étoit pas pour un petit Gentilhomme de Bearn; d'ailleurs qu'elle ne feindroit point de me dire que j'étois d'une nation qui lui étoit si odieuse, que quand même je serois ce que je pretendois devenir, elle ne voudroit pas seulement me regarder, qu'ainsi si elle m'avoit témoigné le contraire, jusques-là, ce n'avoit été que pour me mieux marquer la haine qu'elle avoit pour les François, & pour se venger plus assurément du mépris que j'avois osé faire de sa nation devant la Reine d'Angleterre.

J'avouë que je fus si surpris quand je l'entendis parler de la sorte, que peu s'en fallut que je ne crusse réver. Je lui demandai si ce n'étoit point pour m'éprouver qu'elle disoit tout cela, & lui voulant témoigner qu'en l'état où elle m'avoit mis, il lui étoit inutile, puisqu'elle me possedoit si absolument, & que j'étois bien plus à elle qu'à moi même, elle me répondit avec une barbarie sans exemple, qu'elle s'en réjouïssoit, parce que j'en aurois d'autant plus à souffrir que je serois plus engagé. Je laisse à penser ce qu'une recidive comme celle-là fit d'effet sur moi. Je me jettai à ses pieds pour la prier de ne me pas desesperer, comme elle faisoit, mais joignant le mépris à des parolles aussi cruelles que celle dont elle s'étoit servie, elle me dit qu'un autre à sa place me deffendroit peut-être de la revenir voir, mais que pour elle, elle seroit bien aise que j'y revinsse, afin d'avoir plus d'occasion de se moquer de moi. S'il y eut eu quelque chose capable de me guerir, il ne m'eut fallu sans doute que ces parolles, qui devoient produire non seulement cet effet, mais encore me la faire haïr tout autant que je la pouvois aimer; cependant je l'aimois de bonne foi, & comme l'on ne passe pas si aisément que l'on pense n'y de l'amour à la haine, ni de l'amour à l'indifference, je m'en allai dans un desespoir plus aisé à s'imaginer qu'à décrire. Je ne fus pas plûtôt au logis que je mis la main à la plume. J'écrivis mille choses que je rayai les unes après les autres, parceque je ne les trouvois pas à mon gré. Enfin après avoir fait ce manége je ne sais combien de fois, je me tins aux paroles que voici, par où il me sembloit que j'exprimois mieux ma pensée que par tout le reste.

Il y a plus d'inhumanité à ce que vous faites que si vous me donniez mille coups de poignard l'un après l'autre; vous aviez raison de me menacer que vous vous vengeriez plainement de ce que j'avois dit sans y penser. Vous ne pouviez mieux vous y prendre pour en venir à bout. C'est en cela seulement que je reconnois vôtre bonne foi. Ce qui me desespere c'est que je ne saurois encore vous haïr, bien que vôtre procedé vous dût rendre encore plus haissable à mes yeux que vous ne paroissez aimable aux yeux des autres.

J'envoyai cette lettre à Miledi par un valet que j'entretenois depuis quelque tems aux dépends de mon jeu. Il la trouva dans sa chambre qu'elle n'avoit avec elle qu'une femme de chambre qui avoit grande part à sa confidence. Elle dit à ce garçon qu'elle m'alloit faire réponse; mais voici toute la réponse qu'elle me fit. Elle envoya chercher les filles de la Reine sa maitresse, & leur ayant montré ma lettre, & s'en étant moquée avec elles, vous direz à vôtre maître, dit-elle à ce valet le cas que je fais de ce qu'il m'écrit, vous en avez été temoin vous même, & je ne doute point que sur un si bon témoignage il n'ait tout le lieu possible d'en être content.

Ce fut un surcroit desespoir pour moi que cette réponse. Je me fis conter par trois ou quatre fois par mon valet ce qu'il avoit vû; quoique je n'y dusse pas prendre grand plaisir. Je fis tout ce que je pus pour m'exciter non seulement à la quitter, mais encore à en prendre vengeance. Je trouvois qu'il y avoit de la justice, & que ce qu'elle me faisoit ne pouvant passer que pour un guet à pan, je ne pourois être blâmé de personne de tout ce que je pourois faire contr'elle; mais ces pensées qu'exite d'abord un grand ressentiment, ne pouvant pas subsister long-tems dans une ame touchée comme étoit la mienne elle firent bientôt place à d'autres qui avoient plus de rapport à l'amour dont je me sentois possedé. Je continuai malgré tous les mépris de lui faire ma cour, & elle eut encore la cruauté de le souffrir, parce qu'elle jugea bien que plus je la verrois plus je deviendrois miserable. Je le devins si fort effectivement que tout ce que je pourois dire ici pour l'exprimer n'en approcheroit en aucune façon. Elle prit grand plaisir à me voir en cet état, & me demandant de tems en tems si je croiois toûjours qu'il vallut mieux faire sa demeure avec les ours qu'avec des personnes de sa nation, elle me fit voir par-là que si sa figure étoit bien éloignée de celle de ces bêtes, elle avoit un coeur qui ne leur ressembloit pas trop mal.

Pendant que son procedé étoit ainsi si terrible envers moi, le hazard me procura une chose qui me fit croire que je la pourois faire revenir de son aversion. Son frere qui étoit gueri, il y avoit déja long-tems, de sa blessure, & qui étoit extrémement débauché, étant venu voir des filles de joye qui logeoient assez prés de ma maison, il lui arriva ce qui arrive assez souvent à des gens qui se mettent sur le pied de faire la vie qu'il faisoit. Il y fut insulté par des bretteurs, qui ayant envie de lui prendre ce qu'il avoit lui firent une querelle d'allemand. Il y en eut un qui lui dit qu'il étoit bien hardi de venir voir sa femme & qui mit l'épée à la main contre lui, sans autre compliment. Les camarades de ce breteur dégainerent aussi en même tems en sa faveur, & tout ce que put faire l'Anglois dans une surprise comme la sienne, fut de se jetter dans un cabinet dont il eut le tems de tirer la porte sur lui. Il y avoit par bonheur un anneau en dedans avec un crochet, & s'en étant servi pour se faire un rempart de cette porte, en attendant qu'il lui put venir du secours, il se mit à en implorer par une fenêtre de ce cabinet, qui repondoit sur la rûë.

Je passois heureusement pour lui avec trois ou quatre Gentilshommes Gascons, à qui j'avois donné à déjeuner devant la porte de ce logis. Comme je savois que c'étoit un mauvais lieu, je leur dis en même tems que c'étoit peut-être quelqu'un de nos amis qui étoit dans l'embarras: que s'ils m'en vouloient croire nous y entrerions & tâcherions de l'en tirer. Ils toperent à cette proposition d'abord qu'ils m'eurent entendu parler, & étant tous montez en haut, nous commençames à faire à la porte de la chambre où étoient ces breteurs, ce qu'ils tâchoient de faire à celle du cabinet où étoit l'anglois. Ils s'efforçoient de l'enfoncer & n'eussent guerres tardé à en venir à bout; mais la diversion que nous faisions en sa faveur, lui donnant du relâche, ces assassins, ou ces voleurs, ou peut-être l'un & l'autre, puisque de tels gens étoient capables de tout, accoururent de nôtre côté pour s'enfuir s'ils pouvoient devant que la justice mit la main sur eux. Ainsi ouvrant eux mêmes la porte contre laquelle nous avions déja donné plusieurs coups inutiles; ils ne virent pas plûtôt à nôtre mine que nous n'étions pas des archers, qu'ils nous dirent qu'ils ne pretendoient pas se deffendre contre nous, comme ils eussent pû faire contre un Commissaire, qu'ils nous croyoient assez raisonnables pour vouloir écouter leur raisons, & qu'ils nous prioient de ne nous y pas rendre inexorables.

Nous le voulumes bien, nous ayant deduit ce que je viens de dire, savoir qu'il y en avoit un d'eux qui étoit mari d'une femme que nous voyons devant nos yeux, & qui ne pouvant souffrir qu'un anglois la vint voir, l'avoit poursuivi jusques dans le cabinet, ils conclurent qu'ils ne croioient pas que nous fussions personnes à approuver qu'un étranger vint faire une pareille insulte à un François, jusques dans sa maison. J'avois tant de lieu de haïr les Anglois de la maniere que j'étois traité de Miledi... que j'avoué que je ne fus plus si en colere que je l'étois auparavant contre ces miserables. Nous leur fîmes graces en faveur de leur harangue. Cependant comme nous avions tous trop d'humanité pour permettre qu'ils maltraitassent cet étranger nous le tirâmes de son cabinet, dont il eut bien de la peine à nous ouvrir la porte, tant il étoit saisi de frayeur. Mais enfin s'étant laissé persuader aux assurances que nous lui donnions qu'après être venus à son secours, nous n'étions pas gens à laisser nôtre ouvrage imparfait, il sortit à la fin de sa niche. Il fut bien surpris & bien joyeux tout ensemble, quand il me reconnut, car comme il savoit que j'étois amoureux de sa soeur, & que même il étoit de moitié avec elle de toutes les cruautez qu'elle me faisoit, il jugea tout aussi-tôt qu'à moins que je n'eusse bien changé de sentiment à son égard, je prendrois son parti avec la même chaleur que je pourois faire le mien propre.

Je lui en donnai parolle effectivement, d'abord que j'eus jetté les yeux sur lui, & que je l'eus reconnu. Je lui dis aussi-tôt, en lui presentant la main en signe d'amitié, quoi Milord vous qui avez de si belle poullettes chez vous, venez vous donc faire l'amour à de vieilles bêtes épaulées pareilles à celles que je vois ici. Car j'en voiois deux devant moi qui n'étoient ni belles ni jeunes; & qui même quand elles eussent eu ces deux qualitez n'en eussent été guerres plus considerables dans mon esprit au villain metier qu'elles faisoient. J'avois raison de faire ce reproche au Milord, parce qu'effectivement la Reine d'Angleterre avoit auprès d'elle cinq ou six filles d'honneur, qui quoi qu'elles ne me parussent pas si belles que Miledi... l'eussent peut-être paru tout autant aux yeux d'un autre qui n'eut pas été si fort prévenu en sa faveur. Il me répondit que c'étoit une folie qui étoit pardonnable aux gens de son âge, & dans laquelle il ne retomberoit plus, après ce qui venoit de lui arriver. Il s'approcha en même tems de mon oreille & me dit tout bas, M. d'Artagnan, vous venez de me rendre presentement un service qui ne mourra jamais chez moi. Je veux que ma soeur change de conduite à vôtre égard, & si elle ne fait tout ce que je lui dirai je vous réponds que ce sera à moi qu'elle aura affaire.

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