Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome III
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Title: Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome III
Author: Eugène François Vidocq
Release date: November 19, 2011 [eBook #38059]
Language: French
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MÉMOIRES
DE
VIDOCQ,
CHEF DE LA POLICE DE SURETÉ,
JUSQU'EN 1827,AUJOURD'HUI PROPRIÉTAIRE ET FABRICANT DE PAPIER, A SAINT-MANDÉ.
Que l'on n'accuse pas ces pages d'être licencieuses, ce ne sont pas là ces récits de Pétrone, qui portent le feu dans l'imagination, et font des prosélytes à l'impureté. Je décris les mauvaises mœurs, non pour les propager, mais pour les faire haïr. Qui pourrait ne pas les prendre en horreur, puisqu'elles produisent le dernier degré de l'abrutissement?
MÉMOIRES, tome III.
TOME TROISIÈME.
PARIS,
TENON, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
RUE HAUTEFEUILLE, Nº 30.
1829.
| TABLE |
MÉMOIRES
DE
VIDOCQ.
CHAPITRE XXXII.
M. de Sartines et M. Lenoir.—Les filous avant la révolution.—Le divertissement d'un lieutenant-général de police.—Jadis et aujourd'hui.—Les muets de l'abbé Sicard et les coupeurs de bourse.—La mort de Cartouche.—Premiers voleurs agents de la Police.—Les enrôlements volontaires et les bataillons coloniaux.—Les bossus alignés et les boiteux mis au pas.—Le fameux Flambard et la belle Israélite.—Histoire d'un chauffeur devenu mouchard; son avancement dans la garde nationale parisienne.—On peut être patriote et grinchir.—Je donne un croc-en-jambe à Gaffré.—Les meilleurs amis du monde.—Je me méfie.—Deux heures à Saint-Roch.—Je n'ai pas les yeux dans ma poche.—Le vieillard dans l'embarras.—Les dépouilles des fidèles.—Filou et mouchard, deux métiers de trop.—Le danger de passer devant un corps de garde.—Nouveau croc-en-jambe à Gaffré.—Goupil me prend pour un dentiste.—Une attitude.
Je ne sais quelle espèce d'individus MM. de Sartines et Lenoir employaient pour faire la police des voleurs, mais ce que je sais bien, c'est que sous leur administration les filous étaient privilégiés, et qu'il y en avait bon nombre dans Paris. Monsieur le lieutenant-général se souciait peu de les réduire à l'inaction, ce n'était pas là son affaire; seulement il n'était pas fâché de les connaître, et de temps à autre, quand il les savait habiles, il les faisait servir à son divertissement.
Un étranger de marque venait-il visiter la Capitale, vite M. le lieutenant-général mettait à ses trousses la fleur des filous, et une récompense honnête était promise à celui d'entre eux qui serait assez adroit pour lui voler sa montre ou quelque autre bijou de grand prix.
Le vol consommé, M. le lieutenant-général en était aussitôt averti, et quand l'étranger se présentait pour réclamer, il était émerveillé; car à peine avait-il signalé l'objet, que déjà il lui était rendu.
M. de Sartines, dont on a tant parlé et dont on parle tant encore à tort et à travers, ne s'y prenait pas autrement pour prouver que la police de France était la première police du monde. De même que ses prédécesseurs, il avait une singulière prédilection pour les filous, et tous ceux dont il avait une fois distingué l'adresse, étaient bien certains de l'impunité. Souvent il leur portait des défis; il les mandait alors dans son cabinet, et lorsqu'ils étaient en sa présence, «Messieurs, leur disait-il, il s'agit de soutenir l'honneur des filous de Paris; on prétend que vous ne ferez pas tel vol.....; la personne est sur ses gardes, ainsi prenez vos précautions et songez bien que j'ai répondu du succès.»
Dans ces temps d'heureuse mémoire, M. le lieutenant-général de police ne tirait pas moins vanité de l'adresse de ses filous, que feu l'abbé Sicard de l'intelligence de ses muets; les grands seigneurs, les ambassadeurs, les princes, le roi lui-même étaient conviés à leurs exercices. Aujourd'hui on parie pour la vitesse d'un coursier, on pariait alors pour la subtilité d'un coupeur de bourse; et dans la société souhaitait-on s'amuser, on empruntait un filou à la police, comme maintenant on lui emprunte un gendarme. M. de Sartines en avait toujours dans sa manche une vingtaine des plus rusés, qu'il gardait pour les menus plaisirs de la cour; c'étaient d'ordinaire des marquis, des comtes, des chevaliers, ou tout au moins des gens qui avaient toutes les manières des courtisans, avec lesquels il était d'autant plus aisé de les confondre, qu'au jeu, un même penchant pour l'escroquerie établissait entre eux une certaine parité.
La bonne compagnie, dont les mœurs et les habitude ne différaient pas essentiellement de celles des filous, pouvait, sans se compromettre, les admettre dans son sein. J'ai lu, dans des mémoires du règne de Louis XV, qu'on les priait pour une soirée, comme de nos jours on prie, l'argent à la main, le célèbre prestidigitateur, M. Comte, ou quelque cantatrice en renom.
Plus d'une fois, à la sollicitation d'une duchesse, un voleur réputé pour ses bons tours fut tiré des cabanons de Bicêtre; et si, mis à l'épreuve, ses talents répondaient à la haute opinion que la dame s'en était formée, il était rare que, pour se maintenir en crédit, peut-être aussi par galanterie, M. le lieutenant-général n'accordât pas la liberté d'un sujet si précieux. A une époque où il y avait des grâces et des lettres de cachet dans toutes les poches, la gravité d'un magistrat, quelque sévère qu'il fût, ne tenait pas contre une espiéglerie de coquin, pour peu qu'elle fût comique ou bien combinée: dès qu'on avait étonné ou fait rire, on était pardonné. Nos ancêtres étaient indulgents et beaucoup plus faciles à égayer que nous; ils étaient aussi beaucoup plus simples et beaucoup plus candides: voilà sans doute pourquoi ils faisaient tant de cas de ce qui n'était ni la simplicité, ni la candeur..... A leurs yeux, un roué était le nec plus ultrà de l'admirable; ils le félicitaient, ils l'exaltaient, ils aimaient à conter ses prouesses et à se les faire conter. Ce pauvre Cartouche, quand on le conduisit à la Grève, toutes les dames de la cour fondaient en larmes; c'était une désolation.
Sous l'ancien régime, la police n'avait pas deviné tout le parti que l'on peut tirer des voleurs: elle ne les regardait que comme moyen de récréation, et ce n'a été que plus tard qu'elle imagina de remettre entre leurs mains une portion de la vigilance qui doit s'exercer pour la sûreté commune. Naturellement, elle dut donner la préférence aux voleurs les plus fameux, parce qu'il était probable qu'ils étaient les plus intelligents. Elle en choisit quelques-uns dont elle fit ses agents secrets: ceux-ci ne renonçaient pas à faire du vol leur principal moyen d'existence, mais ils s'engageaient à dénoncer les camarades qui les seconderaient dans leurs expéditions: à ce prix, ils devaient rester possesseurs de tout le butin qu'ils feraient, sans que l'on pût les rechercher jamais pour les crimes auxquels ils auraient participé. Telles étaient les conditions de leur pacte avec la police; quant au salaire, ils n'en recevaient point, c'était déjà une assez grande faveur que de pouvoir se livrer à la rapine impunément. Cette impunité n'expirait qu'avec le flagrant délit, lorsque l'autorité judiciaire intervenait, ce qui était assez rare.
Long-temps on n'avait admis dans la police de sûreté que des voleurs non encore condamnés ou libérés: vers l'an VI de la République, on y fit entrer des forçats évadés qui briguaient les emplois d'agents secrets, afin de se maintenir sur le pavé de Paris. C'était là des instruments fort dangereux, aussi ne s'en servait-t-on qu'avec une extrême défiance, et dès l'instant qu'ils cessaient d'être utiles, on se hâtait de s'en débarrasser. D'ordinaire, on leur décochait quelque nouvel agent secret qui, en les entraînant dans une fausse démarche, les compromettait et fournissait ainsi le prétexte de leur arrestation. Les Richard, les Cliquet, les Mouille-Farine, les Beaumont, et beaucoup d'autres qui avaient été des limiers de la police, furent tous reconduits au bagne, où ils ont terminé leur carrière, accablés des mauvais traitements que leur prodiguaient d'anciens compagnons qu'ils avaient trahis; alors c'était l'usage, les agents faisaient la guerre aux agents, et le champ restait aux plus astucieux.
Une centaine de ces individus que j'ai déjà cités, les Compère, les César Viocque, les Longueville, les Simon, les Bouthey, les Goupil, les Coco-Lacour, les Henri Lami, les Doré, les Guillet, dit Bombance, les Cadet Pommé, les Mingot, les Dalisson, les Edouard Goreau, les Isaac, les Mayer, les Cavin, les Bernard Lazarre, les Lanlaire, les Florentin, les Cadet Herries, les Gaffré, les Manigant, les Nazon, les Levesque, les Bordarie, faisaient en quelque sorte la navette dans les prisons, où ils s'envoyaient les uns les autres, s'accusant mutuellement, et certes, ce n'était pas à faux; car tous volaient, et il fallait bien qu'ils fussent coutumiers du fait: sans le vol comment auraient-ils vécu, puisque la police ne s'inquiétait pas de pourvoir à leur subsistance?
Dans l'origine, les voleurs qui voulurent avoir deux cordes à leur arc, furent en très petit nombre: l'accueil que dans les prisons l'on faisait aux faux-frères n'était guère propre à les multiplier. Imaginer qu'ils étaient retenus par une sorte de loyauté, ce serait mal connaître les voleurs; si la plupart d'entre eux ne dénonçaient pas, c'est qu'ils craignaient d'être assassinés. Mais bientôt il en fut de cette crainte comme de l'appréhension de tout péril qu'il est indispensable d'affronter, elle s'affaiblit graduellement. Plus tard, le besoin d'échapper à l'arbitraire dont la police était armé, contribua à propager parmi les voleurs l'habitude de la délation.
Lorsque, sans autre forme de procès, et seulement parce que c'était le bon plaisir de la police, on claquemurait jusqu'à nouvel ordre les individus réputés voleurs incorrigibles (dénomination absurde dans un pays où l'on n'a jamais rien fait pour leur amendement), plusieurs de ces malheureux, fatigués d'une détention dont ils n'entrevoyaient pas le terme, s'avisèrent d'un singulier expédient pour obtenir leur liberté. Les voleurs réputés incorrigibles étaient aussi, dans leur genre, une espèce de suspects: réduits à envier le sort des condamnés, puisque du moins ces derniers étaient élargis à l'expiration de leur peine, afin d'être jugés, ils imaginèrent de se faire dénoncer pour de petits vols, que souvent ils n'avaient pas commis; quelquefois même le délit pour lequel ils désiraient être traduits, leur avait été cédé, moyennant une légère rétribution, par le dénonciateur leur compère; bien heureux alors ceux qui avaient des crimes à revendre! Ils vidaient plus d'un broc dans la cantine, à la santé de l'acquéreur de leur méfait. C'était un beau jour pour le dénoncé volontaire que celui où il était extrait de Bicêtre pour être conduit à la Force, moins beau pourtant que celui où, amené devant ses juges, il entendait prononcer une sentence en vertu de laquelle il ne serait plus enfermé que quelques mois. Ce laps de temps écoulé, sa sortie, qu'il attendait avec tant d'impatience, lui était enfin annoncée; mais, entre les deux guichets, des estaffiers venaient se saisir de sa personne; et il retombait comme auparavant sous la juridiction du préfet de police, qui le faisait écrouer de nouveau à Bicêtre, où il restait indéfiniment.
Les femmes n'étaient pas mieux traitées, et la prison de Saint-Lazare regorgeait de ces infortunées que des rigueurs illégales réduisaient au désespoir.
Le préfet ne se lassait pas de ces incarcérations; mais il vint un moment où, faute d'espace, il dût songer à déblayer les cachots; ceux, du moins, où les hommes étaient entassés. Il fit, en conséquence, suggérer à ces prétendus incorrigibles qu'il dépendait d'eux de mettre fin à leur captivité, et qu'on délivrerait sur le champ des feuilles de route à tous ceux qui demanderaient à prendre du service dans les bataillons coloniaux. Aussitôt il y eut une foule d'enrolés volontaires. Tous étaient persuadés qu'on les laisserait rejoindre librement; on le leur avait promis: mais qu'elle ne fut pas leur surprise, quand la gendarmerie vint s'emparer d'eux pour les traîner de brigade en brigade jusqu'à leur destination? Dès-lors les prisonniers ne durent plus être très empressés d'endosser l'uniforme; le préfet, s'apercevant que leur zèle s'était tout à coup refroidi, prescrivit au geolier de les solliciter de s'engager, et s'ils refusaient, ce singulier recruteur avait ordre de les y contraindre à force de mauvais traitements. On peut être sûr qu'un geolier, en pareil cas, fait toujours plus qu'on n'exige de lui. Celui de Bicêtre sollicitait non-seulement les prisonniers valides, mais encore ceux qui ne l'étaient pas; point d'infirmité, quelque grave qu'elle fût, qui pût être à ses yeux un motif d'exemption: tout lui convenait, les bossus, les borgnes, les boiteux et jusques aux vieillards. En vain réclamaient-ils: le préfet avait décidé qu'ils seraient soldats, et, bon gré, mal gré, on les transportait dans les îles d'Oléron où de Ré, où des chefs choisis parmi ce qu'il y avait de plus brutal dans l'armée, les traitaient comme des nègres[1]. L'atrocité de cette mesure fut cause que plusieurs jeunes gens qui ne se souciaient pas d'être soumis à un semblable régime, offrirent à la police de devenir ses auxiliaires; Coco-Lacour fut un des premiers à tenter cette voie de salut, la seule qui fût ouverte. On fit d'abord quelques difficultés de l'admettre; mais à la fin, persuadé qu'un homme qui hantait les voleurs depuis sa plus tendre enfance était une excellente acquisition, le préfet consentit à l'inscrire sur le contrôle des agens secrets. Lacour avait pris l'engagement formel de devenir honnête homme; mais pouvait-il persévérer dans cette résolution? Il était sans solde, et quand on a bon appétit, l'estomac crie souvent plus haut que la conscience.
Etre mouchard et n'être pas payé, je crois qu'il n'est pas de pire condition: c'est à-la-fois être mouchard et voleur, aussi l'évidence de la nécessité établissait-elle contre les agents secrets une prévention qui les faisait toujours condamner, qu'ils fussent innocents ou coupables. Un brigand, pour se venger d'eux, s'avisait-il de les désigner comme ses complices, preuves ou non, il leur était impossible de se faire absoudre.
Je pourrais rapporter une foule de circonstances dans lesquelles, bien qu'étrangers au crime pour lequel ils étaient traduits, des agents secrets ont succombé devant les tribunaux; je me bornerai à consigner ici les deux faits suivants.
M. Amar, accusateur public, se rendait à sa campagne; en descendant de voiture, il s'aperçoit que la vache qui contenait ses effets a été enlevée: furieux contre les auteurs de cet attentat, il se promet de mettre tout en œuvre pour parvenir à les connaître; il veut appeler sur leur tête la sévérité des lois. C'était une peine correctionnelle qu'ils avaient encourue, mais M. Amar ne peut se résoudre à regarder comme simple délit un vol qui s'est commis à son préjudice; le châtiment serait trop doux, c'est un crime qu'il lui faut, et à cet effet il présente une requête au grand-juge afin de faire décider cette question, si l'effraction après le vol consommé constitue une circonstance aggravante?
M. Amar provoquait une décision affirmative, et elle fut rendue telle qu'il la désirait. Sur ces entrefaites, les voleurs, dont l'audace avait allumé la bile du criminaliste, furent découverts et arrêtés. Ils avaient été trouvés nantis, il leur eût été difficile de nier; mais ils soupçonnèrent un ancien confrère de les avoir dénoncés: c'était le nommé Bonnet, agent secret; ils le signalèrent comme leur complice, et Bonnet, quoiqu'innocent, fut ainsi qu'eux condamné à douze ans de fers.
Plus tard deux autres agents secrets, Cadet Herries et Ledran, son beau-frère, ayant volé des malles, et les ayant vidées pour s'en adjuger le contenu, les entreposèrent chez deux de leurs collègues, Tormel père et fils, qui, signalés ensuite par eux à la perquisition, furent atteints et convaincus d'un larcin dont les dénonciateurs seuls avaient eu les profits. Soit à Bicêtre, soit à la Force, il ne se passait pas de jour que je ne visse arriver quelques-uns de ces messieurs, et que je ne les entendisse se reprocher réciproquement leur turpitude. Du matin au soir, ces mouchards surnuméraires étaient à se quereller, et ce furent leurs ignobles débats qui me révélèrent combien le métier que j'allais embrasser était périlleux. Cependant je ne désespérais pas d'échapper aux dangers de la profession, et toutes les mésaventures dont j'étais le témoin étaient autant d'expériences d'après lesquelles je me prescrivais des règles de conduite, qui devaient rendre mon sort moins précaire que celui de mes devanciers.
Dans le second volume de ces Mémoires j'ai parlé du juif Gaffré, sous les ordres de qui je fus en quelque sorte placé au moment de mon entrée à la police. Gaffré était alors le seul agent secret salarié. Je ne lui fus pas plutôt adjoint, qu'il eut la fantaisie de se défaire de moi; je feignis de ne pas pressentir son intention, et, s'il se proposait de me perdre, de mon côté je méditais de déjouer ses projets. J'avais à faire à forte partie; Gaffré était retors. Quand je le connus, on le citait comme le doyen des voleurs; il avait commencé à huit ans, et à dix-huit il avait été fouetté et marqué sur la place du Vieux-Marché, à Rouen. Sa mère, qui était la maîtresse du fameux Flambard, chef de la police de cette ville, avait d'abord tenté de le sauver; mais quoiqu'elle fût l'une des plus belles israélites de son temps, les magistrats n'accordèrent rien à ses charmes: Gaffré était trop maron (coupable); Vénus en personne n'aurait pas eu la puissance de fléchir ses juges. Il fut banni. Toutefois, il ne sortit pas de France; et lorsque la révolution eût éclaté, il ne tarda pas à reprendre le cours de ses exploits dans une bande de chauffeurs, parmi lesquels il figura sous le nom de Caille.
Ainsi que la plupart des voleurs, Gaffré avait perfectionné son éducation dans les prisons; il y était devenu universel, c'est-à-dire qu'il n'y avait point de genre de grinchir dans lequel il ne fût passé maître. Aussi, contre l'usage, n'adopta-t-il aucune spécialité; il était essentiellement l'homme de l'occasion; tout lui convenait, depuis l'escarpe jusqu'à la tire (depuis l'assassinat jusqu'à la filouterie). Cette aptitude générale, cette variété de moyens l'avaient conduit à s'amasser un petit pécule. Il avait, comme on dit, du foin dans ses bottes, et il aurait pu vivre sans travailler; mais les gens de la caste de Gaffré sont laborieux, et bien qu'il fût assez largement rétribué par la police, il ne cessait pas d'ajouter à ses appointements le produit de quelques aubaines illicites, ce qui ne l'empêchait pas d'être fort considéré dans son quartier (alors le quartier Martin) où, ainsi que son acolyte Francfort, autre juif, il avait été nommé capitaine de la garde nationale.
Gaffré craignait que je ne le supplantasse; mais le vieux renard n'était pas assez habile pour me cacher ses appréhensions: je l'observai, et ne tardai pas à découvrir qu'il manœuvrait pour me faire tomber dans un piége; j'eus l'air d'y donner tête baissée, et il jouissait déjà intérieurement de sa victoire, lorsque, voulant me monter un coup que je devinai; il fut pris dans ses propres filets, et, par suite de l'événement, enfermé pendant huit mois au dépôt.
Je ne fis jamais connaître à Gaffré que j'avais soupçonné sa perfidie; quant à lui, il continua de dissimuler la haine qu'il me portait, si bien qu'en apparence nous étions les meilleurs amis du monde. Il en était de même de plusieurs voleurs-agents secrets, avec lesquels je me liai pendant ma détention. Ces derniers me détestaient cordialement, et quoique nous nous fissions bonne mine, ils pouvaient se flatter d'être payés de retour. Goupil, le Saint-Georges de la savatte, était du nombre de ceux qui me poursuivaient de leur intimité; constamment attaché à ma personne, il remplissait l'office du tentateur, mais il ne fut ni plus heureux ni plus adroit que Gaffré. Les Compère, les Manigant, les Corvet, les Bouthey, les Leloutre, essayèrent aussi de jeter le grapin sur moi; je fus invulnérable, grâce aux conseils de M. Henry.
Gaffré ayant recouvré sa liberté, ne renonça pas à son dessein de me compromettre: avec Manigant et Compère, il complota de me faire payer (condamner); mais persuadé que pour avoir échoué une première fois, il ne laisserait pas de revenir à la charge, j'étais sans cesse sur la défiance. Je l'attendais donc de pied ferme, lorsqu'un jour qu'une solennité religieuse devait attirer beaucoup de monde à Saint-Roch, il m'annonça qu'il avait reçu l'ordre de s'y rendre avec moi. «J'emmène aussi, me dit-il, les amis Compère et Manigant; comme on est informé que dans ce moment il existe à Paris beaucoup de voleurs étrangers, ils nous signaleront ceux qui pourraient être de leur connaissance.»—Emmenez qui vous voudrez, lui répondis-je, et nous partîmes. Quand nous arrivâmes, il y avait une affluence considérable; le service exigeait que nous ne fussions pas tous réunis sur un même point; Manigant et Gaffré allaient en avant. Tout-à-coup, dans l'endroit où ils sont, je remarque que l'on serre un vieillard. Pressé contre un pilier, le brave homme ne sait plus où donner de la tête, il ne crie pas, par respect pour le saint lieu, cependant toute sa figure est bouleversée, sa perruque est en désarroi; il a perdu terre; son chapeau, qu'il suit des yeux avec une notable anxiété, rebondit d'épaules en épaules, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant, mais roulant toujours. «Messieurs, je vous en prie», sont les seuls mots qu'il prononce d'un ton piteux, «je vous en prie»; et tenant d'une main sa canne à pomme d'or, de l'autre sa tabatière et son mouchoir, il agite en l'air deux bras qu'il voudrait bien pouvoir ramener à hauteur de sa ceinture. Je comprends qu'on lui soulève sa montre; mais que puis-je y faire? je suis trop éloigné du vieillard; d'ailleurs l'avis que je donnerais serait tardif, et puis Gaffré n'est-il pas témoin et acteur de cette scène? s'il ne dit rien, sans doute qu'il a ses motifs pour se taire. Je pris le parti le plus sage, je gardai le silence, afin de voir venir; et dans l'espace de deux heures que dura la cérémonie, j'eus l'occasion d'observer cinq ou six de ces presses factices dans lesquelles j'apercevais toujours Gaffré et Manigant. Ce dernier, qui est aujourd'hui au bagne de Brest, où il subit une condamnation à douze années de fers, était à cette époque un des plus rusés filous de la capitale; il excellait à faire passer l'argent de la poche des autres dans la sienne; pour lui, la transmutation des métaux se réduisait à un simple déplacement qu'il opérait avec une incroyable agilité.
La petite séance qu'il fit dans l'église de Saint-Roch ne fut pas des plus productives; cependant, sans compter la montre du vieillard, elle avait fait entrer dans son gousset deux bourses et quelques autres objets de peu de valeur.
La cérémonie terminée, nous allâmes dîner chez un traiteur; les fidèles faisaient les frais de ce repas, rien n'y fut épargné. On but copieusement, et au dessert on me mit dans la confidence de ce qu'il eût été impossible de me cacher: d'abord il ne fut question que des bourses, dans lesquelles on trouva cent soixante-quinze francs, espèces sonnantes. La carte payée, il restait cent francs, et l'on m'en donna vingt pour ma part, en me recommandant la discrétion: comme l'argent n'a pas de nom, je crus qu'il n'y avait pas d'inconvénient à accepter. Les convives se montrèrent enchantés de m'avoir affranchi, et deux flacons de Beaune furent vidés pour célébrer mon initiation. On ne parla pas de la montre; je n'en dis rien non plus pour ne pas paraître plus instruit que l'on voulait que je ne le fusse, mais j'étais tout yeux et tout oreilles, et je ne tardai pas à acquérir la certitude que la montre était au pouvoir de Gaffré. Alors je me mis à contrefaire l'homme ivre, et prétextant un besoin, je priai le garçon de service de me donner l'indication qui m'était nécessaire. Il me conduisit, et dès que je fus seul, j'écrivis au crayon un billet ainsi conçu:
«Gaffré et Manigant viennent de voler une montre dans l'église Saint-Roch; dans une heure, à moins qu'ils ne changent d'idée, ils passeront au marché Saint-Jean. Gaffré est porteur de l'objet.»
Je descendis en toute hâte, et tandis que Gaffré et ses complices me croyaient encore au cinquième étage, occupé de mettre du cœur sur le carreau, j'étais dans la rue, d'où j'expédiai un courrier à M. Henry. Je remontai sans perdre de temps; mon absence n'avait pas été trop longue; quand je reparus, j'étais hors d'haleine, et rouge comme un coq. On me demanda si je me sentais soulagé.
—«Oui, beaucoup, balbutiai-je, en tombant presque sur la table.
—»Tiens-toi donc, me dit Manigant.
—»Il voit double, observa Gaffré.
—»Est-il Pompette, reprit Compère! l'est-il! mais le grand air le remettra.»
On me fit donner de l'eau sucrée. «N.. de D...! m'écriai-je, de l'eau à moi! à moi de l'eau!
—»Oui, prends, ça te fera du bien!
—»Tu crois?»
Je tends mon bras: au lieu de saisir le verre je le renverse, et il se brise. Je me livrai ensuite à quelques lazzis d'ivrogne qui égayèrent la société, et quand je supposai que M. Henry avait eu le temps de recevoir ma dépêche et de prendre ses mesures, je revins insensiblement à mon sang-froid.
En nous retirant, je vis avec plaisir que notre itinéraire n'était pas changé. Nous nous dirigeâmes en effet vers le marché Saint-Jean; il y avait là un corps-de-garde. Lorsque j'aperçus de loin les soldats assis devant la porte, je doutais d'autant moins que leur présence sur la voie publique ne fût le résultat de mon message, que l'inspecteur Ménager était en observation derrière eux. Quand nous passâmes, ils vinrent à nous, et nous prenant poliment par le bras, ils nous invitèrent à entrer au poste. Gaffré ne pouvait s'imaginer ce que cela signifiait; il supposait que les soldats étaient dans l'erreur. Il voulut argumenter, on le somma d'obéir et bientôt après il fallut se soumettre à la fouille. Ce fut par moi que l'on commença, l'on ne trouva rien; vint ensuite le tour de Gaffré, il n'était pas à son aise; enfin la fatale montre sort de son gousset; il est un peu déconcerté, mais au moment où on l'examine, et surtout lorsqu'il entend le commissaire dire à son secrétaire, écrivez: une montre entourée de brillants, il pâlit et me regarde. Avait-il quelque soupçon de ce qui s'était passé? je ne le pense pas; car il étais convaincu que j'ignorais le vol de la montre, et, de plus, il était certain que, même en étant instruit, puisque je ne l'avais pas quitté, je n'aurais pu manger le morceau.
Gaffré, interrogé, prétendit avoir acheté la montre: on fut persuadé qu'il mentait; mais la personne volée ne s'étant pas présentée pour réclamer, il ne fut pas possible de le condamner. On le retint néanmoins administrativement, et après un assez long séjour à Bicêtre, il fut envoyé en surveillance à Tours, d'où il revint plus tard à Paris. Ce scélérat y est mort en 1822.
Dans ce temps, la police avait si peu de confiance en ses agents, qu'il n'était sorte d'expédients auxquels elle ne recourût pour les éprouver. Un jour on me détacha Goupil, qui vint me faire une singulière proposition.
«Tu sais bien, me dit-il, François le cabaretier.
»—Oui, qu'est-ce qu'il y a?
»—Si tu veux, nous lui arracherons une dent.
»—Et comment cela?
»—Voilà déjà plusieurs fois qu'il s'adresse à la préfecture pour obtenir la permission de rester ouvert une partie de la nuit, on lui a toujours refusé, et je lui ai donné à entendre qu'il ne dépendrait que de toi de lui faire accorder ce qu'il demande.
»—Tu as eu tort; car je ne puis rien.
»—Tu ne peux rien: belle nouvelle! Certainement tu ne peux rien, mais tu peux toujours le bercer de l'espoir que tu lui feras obtenir.
»—C'est vrai, mais que lui en reviendra-t-il?
»—Dis plutôt que nous en reviendra-t-il? François, si tu t'y prends bien, est un messière qui financera. Il est déjà averti que tu fais la pluie et le beau temps dans l'administration; il a bonne opinion de toi, ainsi, pas de doute, il jouera du pouce à la première réquisition.
»—Tu penses qu'il lâchera la monnaie?
»—Si je le pense, mon ami, il se f... autant de six cents francs comme d'un liard; nous empoignerons les enjeux: c'est le point essentiel, après on le promène.
»—A la bonne heure; mais s'il se fâche?
»—Eh bien! on l'envoie promener; au surplus, ne t'inquiète pas, je me charge de tout. Pas de broderie (écrit), par exemple, tu connais le proverbe, les écrits sont des mâles, et les paroles sont des femelles.
»—C'est çà, autant en emporte le vent; point de reçu, et empochons.
»—Et mille zieux! oui, arrive qui plante, c'est des choux, on est quitte pour nier. En attendant, je vais battre comptoir, et il faudra bien qu'il aboule.» Goupil me prend alors la main, et me la serrant dans la sienne, il continue: «Je me rends de ce pas chez François, je t'annoncerai pour ce soir, je serai censé t'avoir donné rendez-vous pour huit heures, et tu ne viendras qu'à onze, parce que, soi-disant, tu auras été retardé; à minuit, on nous dira de sortir, alors tu feras semblant de t'en formaliser, et François saisira l'occasion pour te pousser la botte. Tu es un homme d'estoque, le reste va sans dire. Au revoir.»
»—Au revoir, répondis-je; nous nous séparâmes. Mais à peine étions-nous dos-à-dos, que Goupil revint sur ses pas.
»—Ah ça! me dit-il, tu sais qu'à des fois la plume vaut mieux que le pigeon, il me faut de la plume, ou sinon...» Soudain prenant une attitude disloquée, ouvrant une bouche énorme, balançant ses mains à six pouces du sol, comme s'il eût voulu raser le pavé, il compléta la menace par une retraite de corps et par une avancée des jambes dans lequel la mobilité de ses pieds n'était pas ce qu'il y avait de moins grotesque.
»—C'est bien, dis-je à Goupil, tu ne m'avalera pas. Nous partagerons, c'est convenu.
»—Foi de grinche?
»—Oui, sois tranquille.»
Goupil prit aussitôt le chemin de la Courtille, où il allait assez fréquemment, et moi celui de la préfecture de police, où j'instruisis M. Henry de la proposition que l'on m'avait faite. «J'espère, me dit ce chef, que vous ne vous prêterez pas à cette intrigue.» Je lui protestai que je n'y étais nullement disposé, et il témoigna qu'il me savait bon gré de l'avoir averti. «Actuellement, ajouta-t-il, je vais vous donner une preuve de l'intérêt que je vous porte,» et il se leva pour prendre dans son casier un carton qu'il ouvrit: «Vous voyez qu'il est plein; ce sont des rapports contre vous: il n'en manque pas, et pourtant je vous emploie, c'est que je ne crois pas un mot de ce qu'ils disent.» Ces rapports étaient l'œuvre des inspecteurs et des officiers de paix, qui, par esprit de jalousie, m'accusaient de voler continuellement: c'était là leur refrain, c'était aussi celui des voleurs que j'avais fait prendre en flagrant délit; ils me dénonçaient comme leur complice, mais quand de toutes parts de défavorables préventions me rendaient accessible, je défiais la calomnie, je bravais ses atteintes, et ses traits venaient se briser contre le rempart d'airain d'une vérité qui, à force d'alibi incontestables ou d'impossibilités d'un autre genre, devenait resplendissante d'évidence. Accusé chaque jour pendant seize ans, jamais je ne fus traduit; une seule fois je fus interrogé par M. Vigny, juge d'instruction; la plainte qui m'avait amené devant lui offrait quelques probabilités, je n'eus qu'à paraître, elles s'évanouirent, et je fus renvoyé sur-le-champ.
CHAPITRE XXXIII.
Un enfonceur enfoncé.—La provocation.—Les loups, les agneaux et les voleurs.—Ma profession de foi.—La bande à Vidocq et le Vieux de la Montagne.—Il n'y a plus de morale dans la Police.—Mes agents calomniés.—Il n'est si bon matou, qui attrappe une souris avec des mitaines.—L'instrument du péché.—Mettez des gants.—Desplanques, ou l'amour de l'indépendance; où diable va-t-il se nicher?—Le réglement et MM. Delaveau et Duplessis.—Les roulettes ambulantes et les trop philantropes.—Les bonnes mœurs, les bonnes lettres, les bonnes études.—Les jésuites de robe longue et de robe courte.—L'empire du cotillon.—Dureté des voleurs qui se croient corrigés.—Coco-Lacour et un ancien ami.—Castigat ridendo mores.
Gaffré et Goupil ayant échoué dans leurs manœuvres pour me compromettre, Corvet voulut à son tour essayer si je ne succomberais pas. Un matin ayant besoin de me procurer divers renseignements, je me rendis chez cet agent dont la femme était aussi attachée à la police. Je trouvai les deux époux dans leur logement, et quoique je ne les connusse que pour avoir coopéré avec eux à quelques découvertes de peu d'importance, ils mirent tant de bonne grâce à me donner les renseignements que je demandais, qu'en homme qui a le savoir vivre des gens avec lesquels il se trouve en rapport, je leur fis l'offre de les régaler d'une bouteille de vin au plus prochain cabaret: Corvet seul accepta, et nous allâmes ensemble nous installer dans un cabinet particulier.
Le vin était excellent; nous en bûmes une bouteille, puis deux, puis trois. Un cabinet particulier et trois bouteilles de vin, il n'en faut pas tant pour disposer à la confidence. Depuis une heure environ, je croyais m'apercevoir que Corvet avait quelque ouverture à me faire; enfin, étant un peu lancé, «Écoute Vidocq, me dit-il, en posant bruyamment son verre sur la table, t'es un bon enfant, mais t'es pas franc avec les amis; nous savons bien que tu travailles, mais t'es une lime sourde (un dissimulé): sans ça nous pourrions faire de bonnes affaires.»
J'eus d'abord l'air de ne pas comprendre.
«Tiens, reprit-il, t'as beau battre, on ne m'en conte pas à moi; je n'ai pas vu de ton urine, mais je sais de quoi qui retourne. Je vais te parler comme si t'étais mon frère, après ça je pense que tu n'auras plus de détours. C'est bon de servir la police, c'est juste; mais aussi on ne gagne pas le diable: un petit écu c'est pas sitôt changé que c'est rien du tout. Vois-tu, si tu veux être discret, il y a deux ou trois affaires que je reluque, nous les ferons ensemble, ça ne nous empêchera pas par après d'enfoncer les amis.»
—«Comment, lui dis-je, tu veux abuser de la confiance que l'on a en toi? ce n'est pas brave, et je te jure que si on le savait à la boutique, on ne se gênerait pas pour t'envoyer passer deux ou trois ans à Bicêtre.»
—«Ah! te voilà comme les autres, reprit Corvet? ça te va-t-il pas bien de faire le délicat? t'es délicat, toi! laisse donc: on te connaît pas p'têtre.»
Je lui témoignai mon étonnement de ce qu'il me tenait un pareil langage, et j'ajoutai que j'étais persuadé qu'il n'avait que l'intention de m'éprouver, ou peut être de me tendre un piége.
«Un piége! s'écria-t-il, un piége! moi vouloir te faire de la peine! plutôt être gerbé à vioque (jugé à vie): faut être bien mézière (nigaud) pour le supposer. Je vas pas par quatre chemins; quand je dis quelque chose, c'est que c'est ça: avec moi il y a pas de porte de derrière; et la preuve que c'est pas comme tu crois, c'est que je vais te confier que pas plus tard qu'à ce soir je fais un chopin. J'ai déjà préparé tout mon bataclan, les fausses clés ont été essayées; si tu veux venir avec moi, tu verras comme je m'arrange.»
—«Je m'en doute; ou tu as perdu la tête, ou tu ne serais pas fâché de m'entortiller.»
—«Allons donc, est-ce que j'aurais assez peu de sentiment pour ça? (Haussant la voix). Puisque je te dis que tu ne mettras pas la main à la pâte. Que te faut-il donc de plus? Je ferai l'affaire avec ma femme, c'est pas la première fois que je l'emmène; mais il ne tient qu'à toi que ce soit la dernière. A deux hommes il y a toujours plus de ressource. Pour ce qui est d'aujourd'hui, ça te regarde pas; tu nous attendras dans un café, au coin de la rue de la Tabletterie. C'est presque en face de la maison où nous serons à grinchir, et sitôt que tu nous verras sortir, tu nous suivras, nous irons vendre les objets, et t'auras ta part. Après tu seras maître de ne plus te méfier de nous. C'est-il ça parler?
Il y avait une telle apparence de sincérité dans ce discours, que véritablement je ne savais plus à quoi m'en tenir sur le compte de Corvet. Cherchait-il un associé, ou se proposait-il de me perdre? Je n'ai encore que des doutes à cet égard, mais dans un cas comme dans l'autre, il m'était manifeste que Corvet était un coquin. De son propre aveu, sa femme et lui commettaient des vols. S'il avait dit vrai, il était de mon devoir de faire en sorte de le livrer à la justice; si au contraire il avait menti dans le seul espoir de m'entraîner à une action criminelle pour me dénoncer, il était bon de pousser l'intrigue vers son dénouement, afin de montrer à l'autorité qu'à vouloir me tenter, c'était perdre son temps.
J'avais essayé de détourner Corvet du dessein dont il m'entretenait, lorsque je vis qu'il persistait, je feignis de m'être laissé séduire.
«Allons, lui dis-je, puisque c'est un parti pris, j'accepte ton offre.»
Aussitôt il m'embrasse, et le rendez-vous est donné pour quatre heures, chez un marchand de vin. Corvet retourna chez lui, et dès qu'il m'eut quitté, j'écrivis à M. Allemain, commissaire de police, rue du Cimetière-Saint-Nicolas, pour l'informer du vol qui devait se commettre dans la soirée; je lui donnai en même temps toutes les instructions qui lui étaient nécessaires pour parvenir à saisir les coupables en flagrant délit.
A l'heure convenue j'étais au poste: Corvet et sa femme ne tardèrent pas à venir; je consommai avec eux le demi-setier de rigueur, et quand ils eurent pris cet encouragement, ils s'acheminèrent vers la besogne. Un instant après je les vis entrer dans une allée de la rue de la Haumerie. Le commissaire avait si bien pris ses mesures, qu'il arrêta les deux époux au moment où, chargés de butin, ils sortaient de la chambre qu'ils avaient dévalisée. Ce couple, si intéressant, fut condamné à dix ans de fers.
Pendant les débats, Corvet et sa digne compagne prétendirent que j'avais joué auprès d'eux le rôle de provocateur. Certainement, dans la conduite que j'avais tenue, il n'y avait pas l'ombre de ce qui peut caractériser la provocation: d'ailleurs, en matière de vol, je ne pense pas qu'il y ait de provocation possible. Un homme est honnête ou il ne l'est pas; s'il est honnête, aucune considération ne sera assez puissante pour le déterminer à commettre un crime: s'il ne l'est pas, il ne lui manque que l'occasion, et n'est-il pas évident qu'elle s'offrira tôt ou tard? Et si cette occasion fait une victime, le voleur ne peut-il pas devenir assassin? Sans doute celui qui travaillerait à démoraliser un être faible et à lui inculquer des principes pernicieux, pour se ménager l'atroce plaisir de le livrer ensuite au bourreau, serait le plus infâme des scélérats. Mais quand un individu est perverti? quand il s'est déclaré en état d'hostilité contre ses semblables, l'attirer dans un piége, l'allècher par la proie qu'il convoite, mais qu'il ne pourra saisir, lui donner enfin à flairer l'appât auquel il doit se prendre, n'est-ce pas rendre un véritable service à la société? Ce n'est pas la brebis que l'on montre au loup qui crée son instinct déprédateur. Il en est de même du penchant au vol; il est préexistant à l'action, et l'action s'accomplira infailliblement; car, dans un temps ou dans l'autre, le voleur sera à portée de l'accomplir. Ce qui est important, c'est qu'il entreprenne de nuire dans des conditions telles qu'il y ait commencement d'exécution sans préjudice pour personne; ainsi le fait est constaté, et la société par un attentat surveillé, est préservée d'une foule d'attentats, dont l'auteur, long-temps ignoré, aurait peut-être joui d'une impunité fatale. En définitive, on ne me persuadera jamais que ce soit un mal de jeter à la vipère le lambeau d'étoffe sur lequel doit s'épuiser son venin.
Dans une grande ville comme Paris, il ne manque pas de cœurs gangrenés, d'âmes profondément criminelles; mais chacun des brigands que renferme cette cité, n'a pas sur le front un signe patibulaire. Il en est d'assez adroits pour fournir une longue carrière de crimes avant d'être découverts. Ceux-là sont coupables; il ne s'agit plus que de les atteindre et de les convaincre, c'est-à-dire de les prendre la main dans le sac. Eh bien! lorsque des individus de cette espèce m'étaient signalés, soit parce que leurs relations et leurs allures les rendaient suspects, soit parce qu'ils menaient joyeuse vie sans qu'on leur connût de moyens d'existence, pour couper court à leurs exploits, c'était moi qui leur tendais le sac; et je l'avoue sans honte, je ne m'en faisais pas scrupule. Les voleurs sont des gens dont la nature est de s'approprier le bien d'autrui, à peu près comme les loups sont des animaux voraces, dont la nature est de s'attaquer aux troupeaux. On ne peut guère confondre les loups avec les agneaux; mais s'il était possible que les uns fussent cachés dans la peau des autres, un berger, quand il lui aurait été démontré que des coups de dents ont été donnés, serait-il blâmable, pour éviter les atteintes futures, de tenter la voracité de tous ceux qu'il suppose capables de mordre? On peut y compter, celui qui mord n'est jamais que celui qui est enclin à mordre. Si Corvet et sa femme ont volé, c'est que déjà, de fait ou d'intention, ils étaient voleurs. D'un autre côté, je ne les ai point provoqués; j'ai tout simplement adhéré à leur proposition. On m'objectera qu'en les menaçant, je pouvais les empêcher de commettre le vol qu'ils avaient prémédité; mais les menacer, ce n'était pas les corriger: aujourd'hui ils se seraient abstenu, demain ils auraient levé un nouveau lièvre; et certes pour le tirer, ils ne m'auraient pas fait appeler. Qu'en advenait-il? que la responsabilité morale du délit dont ils se seraient rendus coupables pesait sur moi avec toutes ses conséquences. Et puis, si Corvet avait reçu la mission de m'impliquer dans une mauvaise affaire, sous la promesse d'être revendiqué par le préfet de police, après l'événement, le soin de ma sûreté personnelle ne me prescrivait-il pas de prendre mes précautions, de manière à dégoûter des trames de cette espèce et ceux qui les inventeraient et ceux qui s'en rendraient les agens; c'est là du moins le résultat que j'obtenais, en dénonçant Corvet au commissaire du quartier où il devait opérer, au lieu de le dénoncer à la préfecture. En suivant cette marche, j'étais assuré que s'il avait été mis en avant, on le désavouerait, et que la justice aurait son cours.
Si j'ai insisté sur le fait de la provocation dans cette affaire, c'est que c'était là le grand moyen de défense de la plupart des accusés que j'avais fait prendre en flagrant délit. On verra, dans le chapitre suivant, que l'idée de recourir à une si pitoyable excuse, leur fut souvent suggérée par mes ennemis. Le récit d'un complot ourdi par quatre des agens de ma brigade, les nommés Utinet, Chrestien, Decostard et Coco-Lacour, montrera à quoi se réduisent les imputations les plus fortes dirigées contre moi.
Je ne répéterai pas ici ce que j'ai dit ailleurs sur la provocation à des attentats politiques. Le mécontentement, légitime ou non, l'exaltation, l'exaspération, le fanatisme même, ne constituent pas un état de perversité; mais ils peuvent produire une sorte d'aveuglement momentané sous l'influence duquel l'homme le plus probe, le citoyen le plus vertueux sera facilement égaré. Des raisonnements captieux, des combinaisons perfides, une intrigue dont il n'aperçoit pas les fils, peuvent le conduire dans l'abîme. Satan vient et le transporte sur la montagne d'où il lui fait découvrir les royaumes de la terre; il lui montre tout un arsenal de chimères, des armées, des canons, des soldats, les peuples prêts à se soulever contre l'oppression. Il le séduit par des impossibilités, et pour des impossibilités, il le salue du titre de libérateur; et le malheureux, dont l'imagination marche rêveuse dans des espaces imaginaires, croit enfin avoir trouvé un point d'appui et un levier pour remuer le monde. Poussé par le plus exécrable des démons, il ose prononcer son rêve; l'enfer a ses témoins, ses juges, et le délire se termine au pied de l'échafaud: telle est, en peu de mots, l'histoire des patriotes de 1816 sollicités par l'infâme Schilkin. Mais revenons à la brigade de sûreté.
Après la formation de cette brigade, les officiers de paix et leurs agents, qui m'en voulaient déjà beaucoup, crièrent à l'abomination: ce furent eux qui semèrent sur mon compte les bruits les plus absurdes; ils imaginèrent le surnom de bande à Vidocq, qui fut appliqué au personnel de la police de sûreté; ils publièrent que ce personnel n'était composé que de forçats libérés ou d'anciens filous habiles à faire la bourse et la montre. «Peut-on, disaient-ils, permettre à un pareil homme de s'entourer de la sorte? n'est-ce pas mettre à sa discrétion la vie et l'argent des citoyens?» D'autres fois ils me comparaient au Vieux de la montagne: «quand il voudra, il nous égorgera tous, prétendait le respectable M. Yvrier, n'a-t-il pas ses Séïdes? C'est une infamie! Dans quel temps vivons-nous? poursuivait-il, il n'y a plus de morale, pas même à la police.» Le bon homme!!! avec sa morale! Au surplus, ce n'était pas là ce qui l'inquiétait; messieurs les officiers de paix nous auraient volontiers pardonné d'avoir été aux galères, si le préfet avait pu ne pas s'apercevoir que quand il s'agissait de découvrir un voleur ou de l'arrêter, on devait un peu plus compter sur nous que sur eux. Notre adresse et notre expérience les tuaient dans l'opinion des magistrats: aussi, lorsqu'il leur fut démontré que tous leurs efforts pour faire prononcer mon renvoi étaient inutiles, changèrent-ils de batteries; ils ne m'attaquèrent plus directement, mais ils attaquèrent mes agents, et tous les moyens de les rendre odieux à l'autorité leur semblèrent bons. S'était-il commis un vol, soit à l'entrée d'un théâtre, soit à l'intérieur, vite ils rédigeaient un rapport, et les membres de la terrible brigade étaient désignés comme les auteurs présumés. Il en était de même chaque fois que dans Paris il y avait de grands rassemblements; messieurs les officiers de paix ne laissaient pas échapper une seule de ces occasions de faire le procès à la brigade;... il ne se perdait pas un chat qu'on ne lui reprochât de l'avoir volé.
Fatigué à la fin de ces perpétuelles inculpations, je résolus d'y mettre un terme. Pour réduire au silence messieurs les officiers de paix, je ne pouvais pas couper les bras à mes agents, ils en avaient besoin; mais afin de tout concilier, je leur signifiai qu'à l'avenir ils eussent à porter constamment des gants de peau de daim, et je leur déclarai que le premier d'entre eux que je rencontrerais dehors sans être ganté, serait expulsé immédiatement.
Cette mesure déconcerta tout-à-fait la malveillance: désormais il était impossible de reprocher à mes agents de travailler dans la foule. Messieurs les officiers de paix, qui n'ignoraient pas qu'il n'est point de main adroite, si elle n'est complétement nue, restèrent bouche close, ils savaient le proverbe: Il n'est si bon matou qui attrape une souris avec des mitaines. Ce fut le matin à l'ordre que je fis connaître aux agents l'expédient que j'avais trouvé pour faire cesser toutes les clabauderies auxquelles ils étaient en butte.
«Messieurs, leur dis-je, on ne veut pas plus croire à votre probité qu'on ne croit à la chasteté des prêtres. Eh bien! pour donner tort aux incrédules, j'ai pensé qu'il n'y avait rien de si naturel, dans un cas comme dans l'autre, que de paralyser le membre qui peut être l'instrument du péché; chez vous, messieurs, ce sont les mains: je sais que vous êtes incapables d'en faire un mauvais usage, mais pour éviter tout prétexte au soupçon, j'exige que dorénavant vous ne sortiez qu'avec des gants.»
Cette précaution, je dois le dire, n'était pas commandée par la conduite de mes agents, puisqu'aucun des voleurs ou forçats que j'ai employé ne s'est compromis aussi long-temps qu'il a fait partie de la brigade; quelques-uns sont retombés dans le crime, mais s'ils sont devenus coupables, ce n'a été qu'après avoir été renvoyés. Vu les antécédents et la position de ces hommes, le pouvoir que j'exerçais sur eux était en quelque sorte arbitraire; pour les maintenir dans le devoir, il fallait une volonté de fer et une résolution plus forte encore. Mon ascendant sur eux, provenait surtout de ce qu'ils ne m'avaient pas connu avant mon entrée dans la police: plusieurs m'avaient vu soit à la Force, soit à Bicêtre; mais je n'avais jamais été que leur camarade de détention, et je pouvais les mettre au défi de citer une affaire à laquelle j'eusse participé, soit avec d'autres, soit avec eux.
Il est à remarquer que la plupart de mes agents étaient des libérés, que j'avais moi-même arrêtés à l'époque ou ils s'étaient brouillés avec la justice. A l'expiration de leur peine, ils venaient me prier de les enrôler, et lorsque je leur reconnaissais de l'intelligence, je les utilisais pour le service de sûreté: une fois admis dans la brigade, ils s'amendaient momentanément, mais sous un seul rapport; ils ne volaient plus: quand au reste, ils étaient toujours des êtres perdus de débauche, adonnés au vin, aux femmes et surtout au jeu; plusieurs d'entre eux y allaient perdre leurs appointements du mois, au lieu de payer le traiteur ou le tailleur qui leur donnait des vêtements. En vain faisais-je en sorte de leur laisser le moins de loisirs possibles, ils en trouvaient toujours assez pour s'entretenir dans de vicieuses habitudes. Obligés de consacrer dix-huit heures par jour à la police, ils se dépravaient moins que s'ils eussent été des sinécuristes; mais toujours est-il que de temps à autre ils se permettaient des incartades; et quand elles étaient légères, ordinairement je les leur pardonnais. Pour les traiter avec moins d'indulgence, il aurait fallu que je ne connusse pas ce vieil adage qui dit qu'il est impossible d'empêcher la rivière de couler. Tant que leurs torts n'étaient que de l'inconduite, je devais me borner à la réprimande; souvent les mercuriales que je leur adressais étaient autant de coups d'épée dans l'eau, mais quelquefois aussi, suivant les caractères, elles produisaient de l'effet. D'ailleurs tous les agents sous mes ordres étaient persuadés qu'ils étaient de ma part l'objet d'une continuelle surveillance, et ils ne se trompaient pas; car j'avais mes mouches, et par elles j'étais instruit de tout ce qu'ils faisaient: enfin, de loin comme de près, je ne les perdais jamais de vue, et toute infraction au réglement qui traçait leurs obligations[2] était aussitôt réprimée. Ce qui paraîtra surprenant, c'est que, dans toutes les circonstances où le service l'exigeait, ces hommes, indisciplinables à tant d'égards, se pliaient à ma volonté, lors même qu'il y avait du péril à le faire. Nul autre que moi, j'ose le dire, n'eût obtenu d'eux un pareil dévouement.
En général, j'ai reconnu que parmi les membres composant la brigade, ceux qui prenaient ce qu'on appelle du cœur à l'ouvrage, finissaient par devenir des sujets supportables; c'est-à-dire que sortis d'une ornière pour entrer dans une autre, ils y marchaient sans se déranger de leur chemin. Ceux, au contraire, que rebutait le travail, retombaient dans une irrégularité dont les suites leur étaient toujours funestes. J'eus notamment l'occasion de faire une observation de ce genre sur un nommé Desplanques, qui remplissait dans mon bureau les fonctions de secrétaire.
Ce Desplanques était un jeune homme bien élevé; il avait de l'esprit, une rédaction facile, une belle écriture, et quelques autres talents qui auraient pu le mettre à même de prendre un rang honorable dans le monde. Malheureusement il était possédé de la manie du vol, et, pour comble de disgrâce, il était paresseux au plus haut degré. C'était un voleur qui avait le tempérament des escrocs, ce qui revient à dire qu'il n'était propre à rien de ce qui nécessite de l'assiduité et de l'énergie. Comme il n'était pas exact et s'acquittait fort mal de sa besogne, il m'arrivait assez fréquemment de le gronder. «Vous vous plaignez sans cesse de ma négligence, me répondait-il, avec vous il faudrait être esclave; ma foi, je ne suis pas accoutumé à être tenu.» Desplanques sortait du bagne, où il avait passé six ans.
En l'admettant dans la brigade, j'avais cru faire une excellente acquisition, mais je ne tardai pas à me convaincre qu'il était incorrigible, et je me vis contraint de le renvoyer. Sans ressource alors, il recourut au seul moyen d'existence qui, dans une telle situation, puisse se concilier avec l'amour de l'oisiveté. Un soir passant dans la rue du Bac, devant la boutique d'un changeur, il brise un carreau, enlève une sébille pleine d'or et se sauve. Au même instant on entend crier au voleur, et l'on se met à sa poursuite. A ces mots arrêtez, arrêtez, officieusement répétés de loin en loin, Desplanques redouble de vitesse, bientôt il sera hors d'atteinte; mais au détour d'une rue, il se jette dans les bras de deux agents ses anciens camarades: la rencontre était fatale. Il veut s'échapper, inutiles efforts; les agents l'entraînent et le conduisent chez le commissaire, où le flagrant délit est aussitôt constaté. Desplanques était en état de récidive: on le condamna aux travaux forcés à perpétuité; il est aujourd'hui à Toulon, où il subit sa peine.
Des gens qui veulent juger de tout sans avoir été à même de s'éclairer par les faits, ont prétendu que des agents sortis de la caste des voleurs, devaient nécessairement entretenir avec eux des intelligences, ou du moins les ménager aussi long-temps qu'ils étaient assez adroits pour ne pas venir se brûler à la chandelle. Je puis attester que les voleurs n'ont pas de plus cruels ennemis que les libérés qui se sont ralliés à la bannière de la police; et que ces derniers à l'exemple de tous les transfuges ne déploient jamais plus de zèle que quand il s'agit de servir un ami, c'est-à-dire d'arrêter un ex-camarade. En général, un voleur qui se croit corrigé est sans pitié pour ses anciens confrères: plus il aura été intrépide dans son temps, plus il se montrera implacable à leur égard.
Un jour les nommés Cerf, Macolein et Dorlé, sont amenés au bureau comme prévenus de vols; en les voyant, Coco-Lacour, long-temps leur compagnon et leur intime, est comme transporté d'indignation, il se lève et apostrophe Dorlé en ces termes:
«Lacour. Eh bien! monsieur le drôle, vous ne voulez donc pas vous corriger?
»Dorlé. Je ne vous comprends pas M. Coco, de la morale!
»Lacour, furieux. Qu'appelez-vous Coco? Sachez que ce nom n'est pas le mien, je me nomme Lacour; oui Lacour, entendez-vous?
»Dorlé. Ah! mon dieu, je ne le sais que trop, vous êtes Lacour; mais vous n'avez sans doute pas oublié que lorsque nous étions camarades, vous ne vouliez pas d'autre nom que Coco, et tous les amis ne vous ont jamais appelé»autrement.—Dis donc Cerf, as-tu déjà vu un coco de cette force?
»Cerf, haussant les épaules. Il n'y a plus d'enfants, tout le monde s'en mêle; monsieur Lacour!!!
»Lacour. C'est bon, c'est bon, autres temps, autres mœurs; castigat ridendo mores; je sais que dans ma jeunesse j'ai pu avoir des égarements; mais....»
Lacour essaya d'arranger quelques phrases dans lesquelles il fit entrer le mot honneur; mais Dorlé qui n'était pas d'humeur à écouter sa remontrance, lui ferma la bouche en lui rappelant toutes les occasions dans lesquelles ils avaient travaillé ensemble. Maintes fois Lacour a éprouvé des désagréments de ce genre: lui arrivait-il de reprocher à des voleurs leur ténacité au métier, c'était toujours par des impertinences qu'il était récompensé de ses bonnes intentions.
CHAPITRE XXXIV.
Dieu vous bénisse!—Les conciliabules.—L'héritage d'Alexandre.—Les cancans et les prophéties.—Le salut en spirale.—Grande conjuration.—Enquête.—Révélations au sujet d'un Monseigneur le dauphin.—Je suis innocent.—La fable souvent reproduite.—Les Plutarque du pilier littéraire et l'imprimeur Tiger.—L'histoire admirable et pourtant véridique du fameux Vidocq.—Sa mort, en 1875.
Une fois parvenu au poste de chef de la police de sûreté, je n'eus plus à me garantir des piéges dans lesquels on avait si souvent cherché à m'attirer. Le temps des épreuves était passé; mais il fallut me tenir en garde contre la basse jalousie de quelques-uns de mes subordonnés qui convoitaient mon emploi, et mettaient tout en œuvre afin de parvenir à me supplanter. Coco-Lacour fut notamment l'un de ceux qui se donnèrent le plus de mal, pour me caresser et me nuire tout ensemble. Au moment où ce patelin se détournait de cinquante pas, et aurait renversé toutes les chaises d'une église pour venir me saluer d'un mielleux Dieu vous bénisse! lorsque, par hasard, il m'avait entendu éternuer, j'étais bien sûr qu'il y avait anguille sous roche. Personne moins que moi ne se méprenait sur ces petites attentions d'un homme qui se prosterne quand à peine il est besoin de s'incliner. Mais, comme j'avais la conscience que je faisais mon devoir, il m'importait peu que ces démonstrations d'une politesse outrée fussent vraies ou fausses. Il ne se passait guère de jours que mes mouches ne vinssent m'avertir que Lacour était l'ame de certains conciliabules où se tenaient toute espèce de propos sur mon compte; il projetait, disait-on, de me faire tomber; et il s'était formé un parti qui conspirait avec lui: j'étais le tyran qu'il fallait abattre. D'abord, les conjurés se contentèrent de clabauder; et comme ils avaient sans cesse ma chute en perspective, pour se faire mutuellement plaisir, ils se la prédisaient à l'envi, et chacun d'eux se partageait d'avance l'héritage d'Alexandre. J'ignore si cet héritage est échu au plus digne; mais ce que je sais bien, c'est que mon successeur ne se fit pas faute de menées plus ou moins adroites pour réussir à se le faire adjuger avant mon abdication.
Des clabauderies et des cancans, Lacour et ses affidés passèrent à des trames plus réelles; et à l'approche des assises, pendant lesquelles devaient être jugés les nommés Peyois, Leblanc, Berthelet et Lefebure, prévenus de vol avec effraction, à l'aide d'une pince ou monseigneur le dauphin, ils répandirent le bruit que j'étais à la veille d'une catastrophe, et que vraisemblablement je ne m'en tirerais pas les chausses nettes.
Cette prophétie, lancée chez tous les marchands de vin des environs du Palais de Justice, me fut promptement rapportée; mais je ne m'en inquiétais pas plus que de tant d'autres qui ne s'étaient pas réalisées; seulement, je crus m'apercevoir que Lacour redoublait à mon égard de souplesse et de petits soins; il me saluait plus respectueusement et plus affectueusement encore que de coutume; ses yeux, à la faveur de ce mouvement en spirale qu'il imprime à sa tête, lorsqu'il vise à donner les grâces de l'homme comme il faut, évitaient de plus en plus la rencontre des miens. A la même époque, je remarquai chez trois autres de mes agents, Chrestien, Utinet et Decostard, un redoublement d'ardeur pour le service et de complaisance qui m'étonnait. J'étais instruit que ces messieurs avaient de fréquentes conférences avec Lacour; moi-même, sans songer le moins du monde à épier leurs démarches, dans mon intérêt personnel, je les avais surpris chuchotant et s'entretenant de moi. Un soir, entr'autres, en passant dans la cour de la Sainte-Chapelle (car ils complotaient jusque dans le sanctuaire), j'avais entendu l'un d'eux se réjouir de ce que je ne parerais pas la botte qu'on allait me porter. Quelle était cette botte? je ne m'en faisais pas une idée, lorsque Peyois et ses co-accusés ayant été traduits, les débats judiciaires me révélèrent une machination atroce, tendant à établir que j'étais l'instigateur du crime qui les avait amenés sur les bancs. Peyois prétendait que s'étant adressé à moi, pour me demander si je connaissais un recruteur qui eut un remplaçant à fournir, je lui avais proposé de voler pour mon compte, et que même je lui avais donné trois francs pour acheter la pince avec laquelle il avait été pris faisant effraction chez le sieur Labatty. Berthelet et Lefebure confirmaient le dire de Peyois, et un marchand de vins, nommé Leblanc, qui, impliqué comme eux, paraissait avoir été le véritable bailleur de fonds pour l'acquisition de l'instrument, les encourageait à persévérer dans un système de défense qui, s'il était admis, devait avoir nécessairement pour effet de le faire absoudre. Les avocats qui plaidèrent dans cette cause ne manquèrent pas de tirer tout le parti possible de la prétendue instigation qui m'était imputée; et comme ils parlaient d'après leur conviction, s'ils ne déterminèrent pas le jury à rendre une décision favorable à leurs clients, du moins parvinrent-ils à jeter dans l'esprit des juges et du public de terribles préventions contre moi. Dès lors, je crus qu'il était urgent de me disculper, et certain de mon innocence, je priai M. le préfet de police de vouloir bien ordonner une enquête, dans le but de constater la vérité.
Peyois, Berthelet et Lefebure venaient d'être condamnés; j'imaginais que n'ayant plus désormais aucun intérêt à soutenir le mensonge, ils confesseraient qu'ils m'avaient calomnié; je présumais, en outre, que dans le cas où leur conduite aurait été le résultat d'une suggestion, ils ne feraient plus difficulté de nommer les conseillers de l'imposture qu'ils avaient audacieusement soutenue devant la justice. Le préfet ordonna l'enquête que je sollicitai, et au moment où il confiait le soin de la diriger à M. Fleuriais, commissaire de police pour le quartier de la cité, un premier document, sur lequel je n'avais pas compté, préluda à ma justification: c'était une lettre de Berthelet au marchand de vins Leblanc, qui avait été déclaré non-coupable; je la transcris ici, parce qu'elle montre à quoi se réduisent les accusations que l'on n'a cessé de diriger contre moi, tout le temps que j'ai été attaché à la police, et depuis que j'ai cessé de lui appartenir. Voici cette pièce, dont je reproduis jusqu'à l'orthographe:
A MONSIEUR
Monsieur le Blanc, maître marchand de vin, demeurant barrière du Combat, boulvard de la Chopinette, au signe de la Crois, à proche Paris.
«Monsieur, je vous Ecris Cette lettre Cest pour m'enformer de l'état de votre santée Et au meme tamps pour vous prévenir que nous sommes pourvus an grace de notre jugement. Vous ne doutez pas de ma malheureuse position. C'est pourquoi que je vous previens que si vous mabandonné, je ferais de nouvelle Révélation de la peine que vous avez fourny et qui a deplus été trouvé chés vous, dont vous n'ignorés pas ce que nous avons caché à la justice a cette Egard, et dont un chef de la police a été cités dans cette affaire qui était innocant Et qu'on a cherché à rendre victime, vous n'ignorés pas les promesse que vous m'avés faite dans votre chambre pour vous soutenir dans le tribunal, vous n'ignorés pas que j'ai vendu le suc et de la chandelle à votre femme C'est pourquoi si vous mabandonné je ne vous regarderés pas pour un nomme daprés toutes vos belles promesse.
«Rappelés vous que la justice ne pert pas ces droit et que je pourés vous faire appellés en....
«Vous navés Rien a craindre cette a passer secréttement BERTHELET.»
Et plus bas: «japrouve Lecriture ci desus.»
Suivant l'usage, cette lettre, qui devait passer si secrètement, fut remise au geolier qui, en ayant pris connaissance, la fit aussitôt parvenir à la préfecture de police. Leblanc n'ayant pu, par conséquent, ni répondre ni venir au secours de Berthelet, ce dernier perdit patience, et, en exécution des menaces qu'il avait faites, il m'écrivit, de la Conciergerie, une autre lettre ainsi conçue:
Ce 29 septembre 1823.
«Monsieur
Daprès les debats de la cours dassise Et le resumée du président qui porte a charge Daprès la De claration du nommé Peyois qui par une Fosse de claration faite par lui au tribunal d'un Ecul de 3 fr. que vous lui aviez donnés pour acheté linstrument qui a Cassés la porte à Monsieur Labbaty.
»Moi Berthelet En présence des autoritées veux faire Reconnaître la véritée Et votre innoncence je déclare 1º savoir ou la peince a eté achetée 2º de la maison dou elle est sorty 3º et le nom de celui qui la fourny avec véritée
«BERTHELET.»
Et plus bas: «j'approuve leCriture ci Desue.»
Plus bas encore, le sceau de la maison de justice, et cette mention de la main du chef des employés de la Conciergerie... «lecriture cidessus et la signature est celle de Berthelet.»
«EGLY.»
Berthelet, interrogé par M. Fleuriais, déclara que la pince avait coûté quarante-cinq sous; qu'elle avait été achetée au faubourg du Temple, chez un marchand fripier, et que Leblanc, instruit de l'usage qu'on devait en faire, avait avancé l'argent pour la payer. «Le marché conclu, poursuivit Berthelet, Leblanc, qui était resté un peu en arrière, me dit: Si on te demande ce que tu veux faire de la pince, tu diras que tu es tailleur de cristaux, et que tu en as besoin pour serrer la roue de ton métier. Si on te demande tes papiers, tu me feras venir et je dirai que tu es mon apprenti. J'allai le rejoindre ayant pince à la main, et il me dit de la lui donner, pour la mettre sous sa redingotte, dans la crainte que je ne fusse rencontré par des agents. Leblanc me conduisit de suite chez lui. En arrivant, son premier soin fut de descendre à sa cave, pour y déposer la pince. Je remontai au premier où je trouvai Lefebure, à qui je dis que j'avais acheté la pince. Le soir même, après avoir bu jusqu'à dix heures, Lefebure, Peyois et moi, nous allâmes rotonde du Temple, dans une petite rue dont je ne sais pas le nom; Peyois, tandis que Lefebure et moi nous faisions le guet, pratiqua trente-trois trous au moyen d'une vrille, dans le volet d'une marchande lingère. Le couteau dont se servait Peyois pour couper l'entre deux des trous, ayant cassé, et notre coup ayant manqué, nous nous retirâmes; nous allâmes ensuite à la halle, contre la pointe Saint-Eustache, où Peyois, se servant de la pince dont j'ai parlé, essaya de faire sauter la porte d'un mercier. Quelqu'un de l'intérieur ayant demandé ce qu'on voulait, nous prîmes la fuite; il était alors deux heures et demie du matin. Nous allâmes tous les trois à l'hôtel d'Angleterre, où Peyois remit à la bourgeoise de la maison, qu'il connaissait, un parapluie qu'il avait avec lui.
»Avant d'y entrer, Peyois avait remis à une marchande de café qui était en plein air, près le Palais-Royal, la pince qui était enveloppée dans un sac. Nous sortîmes de l'hôtel d'Angleterre à près de cinq heures du matin, et Peyois reprit à la marchande de café la pince qu'il lui avait donnée à garder. Je dois dire que cette femme ignorait ce que c'était. Peyois s'en alla chez Leblanc, son bourgeois, et emporta la pince avec lui. Lefebure et moi ne nous quittâmes plus, et nous retournâmes chez Leblanc à cinq heures du soir, où nous restâmes jusqu'à dix. Leblanc me remit un briquet phosphorique pour nous servir au besoin, ainsi qu'un bout de chandelle. Je m'étais même amusé avec la pointe d'un couteau à tracer sur ce briquet, qui était en plomb, la lettre L qui commence le nom de Leblanc. Peyois, Lefebure et moi, nous sortîmes ensemble. Peyois ayant pris sur lui la pince, la passa à la barrière et nous la remit après. Il s'arrêta en chemin, pour aller dans une maison garnie avec Victoire Bigan, et Lefebure et moi nous allâmes commettre chez Labbaty le vol par suite duquel nous avons été arrêtés. La pince et une partie des effets qui avaient été volés, furent portés par Lefebure chez Leblanc.
»Leblanc, qui a été mis en jugement avec nous, m'avait engagé à ne pas le charger et à ne pas démentir Peyois, qui devait dire que c'était M. Vidocq qui lui avait donné trois francs pour acheter la pince; et il m'avait promis de me donner une somme d'argent, si je voulais soutenir la même chose; j'y avais consenti, craignant qu'en disant la vérité mon affaire ne devint plus mauvaise.» (Déclaration du 3 octobre 1823.)
Lefebure, qui comparut ensuite, sans avoir pu communiquer avec Berthelet, confirma la déclaration de ce dernier, en ce qui concernait Leblanc. «Si je n'ai pas dit, ajouta-t-il, que c'est lui qui a fourni à Berthelet l'argent pour acheter la pince, c'est que Peyois m'avait engagé à dire que c'était lui Peyois qui l'avait achetée. Peyois étant compromis dans ce vol, n'avait pas voulu charger Leblanc qui lui faisait du bien et qui pouvait lui en faire davantage par la suite.»
Un sieur Egly, chef des employés de la Conciergerie, et les nommés Lecomte et Vermont, détenus dans cette maison, ayant été entendus par M. Fleuriais, rapportèrent plusieurs conversations dans lesquelles Berthelet, Lefebure et Peyois étaient convenus devant eux qu'ils m'avaient inculpé à tort. Dans leur témoignage, tous les condamnés s'accordaient à dire que je les avais constamment détournés de faire le mal. Vermont raconta, en outre, qu'un jour les ayant blâmés de ce qu'ils m'avaient compromis sans motif, ils lui répondirent: «Bah! nous nous f....... bien de cela, nous aurions compromis le Père éternel, pour nous sauver; mais ça a mal réussi.»
Peyois, qui était le plus jeune des condamnés mit moins de franchise dans ses réponses; son amitié pour Leblanc le porta d'abord à cacher une partie de la vérité; cependant il ne put s'empêcher de reconnaître que j'étais étranger à l'achat de la pince.
«Pendant, dit-il, toute l'instruction qui a précédé ma mise en jugement, et devant la cour d'assises, j'ai affirmé et soutenu que c'était M. Vidocq qui m'avait donné trois francs, pour acheter la pince à l'aide de laquelle a été commis le vol qui m'a fait arrêter, ainsi que Berthelet, Leblanc, Lefebure et autres. J'ai persisté à dire toujours la même chose, espérant que cela pourrait ou diminuer ou alléger ma peine. J'avais pensé à ce moyen, parce que des prisonniers m'avaient dit qu'il pourrait me servir. Je dois à la vérité de déclarer aujourd'hui que M. Vidocq ne m'a point donné l'argent en question pour acheter la pince; que c'est moi qui l'ai achetée de mon argent: cette pince me coûta quarante-huit sous, et je l'ai achetée chez un ferrailleur en boutique, qui demeure dans la première rue à droite en entrant dans la rue des Arcis, du côté du pont Notre-Dame. Je ne connais pas le nom du ferailleur; mais je pourrais facilement faire connaître sa boutique, qui, au surplus, est la deuxième à droite, en descendant dans cette rue. C'est le huit ou le neuf mars dernier que j'en fis l'achat; le ferrailleur et sa femme étaient dans la boutique; c'était la première fois que j'achetais quelque chose chez eux.»
Trois jours après, Peyois ayant été transféré à Bicêtre, écrivit au chef de la deuxième division de la préfecture de police une lettre dans laquelle il confessait qu'il en avait constamment imposé à la justice, et témoignait le désir de faire des révélations sincères: cette fois, la vérité toute entière allait être connue. Utinet, Chrestien, Decostard, Coco-Lacour, qui étaient venus à l'audience déposer dans le sens de l'imposture, furent tout à coup dévoilés: il devint évident que Chrestien avait fait jouer les ressorts de l'intrigue qui devait amener mon expulsion de la police. Une déclaration que reçut le maire de Gentilly, mit au grand jour toute l'infamie de cette machination,[3] dont Lacour, Chrestien, Decostard et Utinet s'étaient promis le succès le plus complet. C'étaient eux qui m'avaient envoyé Peyois, lorsqu'il était venu me trouver sous le prétexte de me demander si je ne pourrais pas lui indiquer un recruteur qui eût besoin d'un remplaçant; c'étaient encore eux qui avaient engagé Berhtelet à se présenter dans mon bureau, pour me donner des avis sur certains vols qui devaient se commettre. Ils avaient ainsi dressé, pour le soutien de l'accusation sous le poids de laquelle ils projetaient de m'accabler, un échafaudage de vraisemblance résultant de mes rapports avec les voleurs antérieurement à leur arrestation. Selon toutes les apparences, il n'était pas impossible qu'ils eussent quelque temps fermé les yeux sur les expéditions de Peyois et consors, à la condition que s'il leur arrivait d'être pris en flagrant délit, ils adopteraient un système de défense conforme à leurs intérêts. Il n'existait pas de vestige d'une transaction de ce genre, mais elle devait avoir eu lieu, et les démarches de mes agents, soit pendant l'instruction de la procédure, soit depuis la condamnation des coupables, ne permettent pas d'élever le moindre doute à cet égard. Peyois est arrêté, aussitôt Utinet et Chrestien se rendent à la Force, et ont avec lui un entretien dans lequel ils lui persuadent que c'est seulement en m'accusant qu'il pourra faire prendre à son affaire une tournure favorable; que s'il veut ne pas être condamné, il n'a qu'à les faire appeler l'un et l'autre comme témoins de ce qu'il leur convient qu'il avance; qu'ils soutiendront son assertion, et déposeront dans le même sens que lui, que même ils diront qu'ils m'ont vu lui donner la somme de trois francs.
Les deux agents ne se bornent pas à ces conseils; pour être certains, à tout événement, que Peyois ne se rétractera pas, ils lui disent qu'ils ont à leur disposition un protecteur puissant, dont l'influence le préservera de toute espèce de condamnation, et qui, si par hasard une condamnation était inévitable, aurait encore les bras assez longs pour faire casser le jugement.
Les débats ouverts, Utinet, Chrestien, Lacour et Decostard s'empressent de venir attester les faits qui me sont imputés par Peyois. Cependant, ce jeune homme, à qui ils ont promis l'impunité, est frappé par le verdict; alors, appréhendant qu'enfin éclairé sur sa position, il ne les fasse repentir de l'avoir trompé, en dévoilant leurs perfidies, ils se hâtent de ranimer son espoir, et non-seulement ils exigent de lui qu'il se pourvoie en cassation, mais encore ils offrent de lui donner un défenseur à leurs frais et s'engagent à payer tous les dépens que cet appel occasionera. La mère de Peyois est également obsédée par ces intrigants; ils lui font les mêmes offres de service et les mêmes promesses; Lacour, Decostard et Chrestien l'entraînent chez le sieur Bazile, marchand de vin, place du Palais de Justice; et là, en présence d'une bouteille de vin et de la femme Leblanc, ils déploient toute leur éloquence pour démontrer à la mère Peyois que si elle les seconde et que son fils soit docile à leurs avis, il leur sera facile de le sauver; soyez tranquille, lui dit Chrestien, nous ferons tout ce qu'il faudra faire.
Telles furent les lumières que produisit l'enquête; il devint évident pour les magistrats que l'incident de la pince fournie par Vidocq était une invention de mes agents; et depuis l'on a brodé sur ce fonds une foule de récits plus ou moins bizarres, que les Plutarque du Pilier littéraire ne manqueront pas de donner pour authentiques, si jamais il prend fantaisie à l'imprimeur Tiger ou à son successeur d'ajouter à la collection de livres forains, l'Histoire admirable et pourtant véridique des faits, gestes et aventures mémorables, extraordinaires ou surprenantes du célèbre Vidocq, avec le portrait de ce grand mouchard, représenté en personne naturelle et vivante, tel qu'il était avant sa mort, arrivée sans accident le jour de son décès, en sa maison de Saint-Mandé, à l'heure de minuit, le 22 juillet de l'an de grâce 1875.
CHAPITRE XXXV.
Les nouvellistes de malheur.—L'Écho de la rue de Jérusalem et lieux circonvoisins.—Toujours Vidocq.—Feu les Athéniens et défunt Aristide.—L'ostracisme et les coquilles.—La patte du chat.—Je fais des voleurs.—Les deux Guillotin.—Le cloaque Desnoyers.—Le chaos et la création.—Monsieur Double-Croche et la cage à poulets.—Une mise décente.—Le suprême bon ton.—Guerre aux modernes.—Le cadran bleu de la Canaille.—Une société bien composée.—Les Orientalistes et les Argonautes.—Les gigots des prés salés.—La queue du chat.—Les pruneaux et la chahut.—Riboulet et Manon la Blonde.—L'Entrée triomphale.—Le petit père noir.—Deux ballades.—L'hospitalité.—L'ami de collége.—Les Enfants du Soleil.
Je demande pardon au lecteur de l'avoir entretenu si longuement de mes tribulations, et des petites malices de mes agents: j'aurais bien désiré lui épargner l'ennui d'un chapitre qui n'intéresse que ma réputation; mais, avant d'aller plus loin, j'avais à cœur de montrer qu'il n'est pas toujours bon, bien qu'on ne prête qu'aux riches, d'ajouter foi aux sornettes que débitent mes ennemis. Que n'ont pas imaginé les mouchards, les voleurs et les escrocs, qui n'éprouvaient pas moins les uns que les autres le besoin de me voir évincé de la police?
«Un tel est enfoncé, racontait un ami à sa femme, lorsque le matin ou le soir il revenait au gîte.
—»Pas possible!
—»Eh! mon Dieu! comme je te dis.
—»Par qui donc?
—»Faut-il le demander? par ce gueux de Vidocq.»
Deux de ces faiseurs d'affaires, qui sont nombreux sur le pavé de Paris, se rencontraient-ils:
«Tu ne sais pas la nouvelle? ce pauvre Harrisson est à la Force.
—»Tu plaisantes.
—»Je voudrais plaisanter; il était en train de traiter d'une partie de marchandises, j'aurais eu mon droit de commission; eh bien! mon cher, le diable s'en est mêlé; en prenant livraison il a été arrêté.
—»Et par qui?
—»Le misérable!»
Une capture d'une haute importance était-elle annoncée dans les bureaux de la préfecture; avais-je saisi quelque grand criminel, dont les plus fins matois d'entre les agents avaient cent fois perdu la piste, tout aussitôt les mouches de bourdonner: «C'est encore ce maudit Vidocq qui a empoigné celui-là.» C'étaient dans la gent moucharde des récriminations à n'en plus finir: tout le long des rues de Jérusalem et de Sainte-Anne, de cabaret en cabaret, l'écho répétait avec l'accent du dépit, encore Vidocq! toujours Vidocq! et ce nom résonnait plus désagréablement aux oreilles de la cabale, qu'à celles de feu les Athéniens le surnom de Juste, qui leur avait fait prendre en grippe défunt Aristide.
Quel bonheur pour la clique des voleurs, des escrocs et des mouchards, si, tout exprès pour leur offrir un moyen de se délivrer de moi, on avait ressuscité en leur faveur la loi de l'Ostracisme! Comme alors ils auraient rejoint leurs coquilles! Mais, sauf les conspirations du genre de celles dont M. Coco et ses complices se promettaient un si fortuné dénouement, que pouvaient-ils faire? Dans la ruche, on imposait silence aux frélons. «Voyez Vidocq, leur disaient les chefs; prenez exemple sur lui; quelle activité il déploie! toujours sur pied, jour et nuit, il ne dort pas; avec quatre hommes comme lui, on répondrait de la sûreté de la capitale.»
Ces éloges irritaient les endormis, mais il ne les tentaient pas; se réveillaient-ils, ce n'était jamais que la verre à la main; et au lieu de se rendre à tire-d'aile où les appelait le devoir, ils se formaient en petit comité, et s'amusaient à me travailler le casaquin, qu'on me passe l'expression, elle n'est pas de moi.
«Non, il n'est pas possible, disait l'un; pour prendre ainsi marons les voleurs, il faut qu'il s'entende avec eux.
—»Parbleu! reprenait un autre, c'est lui qui les met en œuvre; il se sert de la patte du chat.....
—»Oh! c'est un malin singe, ajoutait un troisième.»
Puis un quatrième, brochant sur le tout, s'écriait d'un ton sententieux: «Quand il n'a pas de voleurs, il en fait.»
Or, voici comment je faisais des voleurs.
Je ne pense pas que parmi les lecteurs de ces Mémoires, il s'en trouve un seul qui, même par cas fortuit, ait mis les pieds chez Guillotin.—Eh! quoi, me dira-t-on, Guillotin!»
| Ce savant médecin, |
| Que l'amour du prochain |
| Fit mourir de chagrin. |
Vous n'y êtes pas; il s'agit bien ici du fameux docteur qui.... Le Guillotin dont je parle est tout simplement un modeste frelateur de vins, dont l'établissement, fort connu des voleurs du plus bas étage, est situé en face de ce cloaque Desnoyers, que les riboteurs de la barrière appellent le grand salon de la Courtille. Un ouvrier peut encore être honnête jusqu'à un certain point, et se risquer, en passant, chez le papa Desnoyers. S'il n'a pas froid aux yeux, et qu'au bâton ainsi qu'à la savatte, il s'entende à moucher les malins, il se pourra, les gendarmes aidant, qu'il en soit quitte pour quelques horions, et n'ait à payer d'autre écot que le sien. Chez Guillotin, il ne s'en tirera pas à si bon marché, surtout s'il y est venu proprement couvert et avec le gousset passablement garni.
Que l'on se figure une salle carrée assez vaste, dont les murs, jadis blancs, ont été noircis par des exhalaisons de toute espèce: tel est, dans toute sa simplicité, l'aspect d'un temple consacré au culte de Bachus et de Terpsychore; d'abord, par une illusion d'optique assez naturelle, on n'est frappé que de l'exiguïté du local, mais l'œil venant à percer l'épaisse atmosphère de mille vapeurs qui ne sont pas inodores, l'étendue se manifeste par les détails qui s'échappent du chaos. C'est l'instant de la création, tout s'éclaircit, le brouillard se dissipe, il se peuple, il s'anime, des formes apparaissent, on se meut, on s'agite, ce ne sont pas des ombres vaines, c'est au contraire de la matière qui se croise et s'entrelace dans tous les sens. Que de béatitudes! qu'elle joyeuse vie! jamais pour des épicuriens, tant de félicités ne furent rassemblées, ceux qui aiment à se vautrer y ont la main, de la fange partout: plusieurs rangées de tables, sur lesquelles, sans qu'on les essuie jamais, se renouvellent cent fois le jour les plus dégoûtantes libations, encadrent un espace réservé à ce qu'on appelle les danseurs. Au fond de cet antre infect, s'élève, supportée par quatre pieux vermoulus, une sorte d'estrade construite avec des débris de bateaux, que dissimule le grossier assemblage de deux ou trois lambeaux de vieille tapisserie. C'est sur cette cage à poulets qu'est juchée la musique: deux clarinettes, un crincrin, le trombone retentissant, et l'assourdissante grosse caisse, cinq instruments dont les mouvements cadencés de la béquille de monsieur Double-Croche, petit boiteux qui prend le titre de chef d'orchestre, régularise les terribles accords. Ici, tout est harmonie, les visages, les costumes, les mets que l'on prépare: une mise décente est de rigueur; il n'y a pas de bureau où l'on dépose les cannes, les parapluies et les manteaux: l'on peut entrer avec son crochet, mais l'on est prié de laisser son équipage à la porte (le mannequin); les femmes sont coiffées en chien, c'est-à-dire les cheveux à volonté, et le mouchoir perché au sommet de la tête, où par un nœud formé en avant, ses coins dessinent une rosette, ou si vous l'aimez mieux une cocarde qui menace l'œil à la manière de celle des mulets provençaux. Pour les hommes, c'est la veste avec accompagnement de casquette et col rabattant, s'ils ont une chemise, qui est la tenue obligée: la culotte n'est pas nécessaire; le suprême bon ton serait le bonnet de police d'un canonnier, le dolman d'un hussard, le pantalon d'un lancier, les bottes d'un chasseur, enfin la défroque surannée de trois ou quatre régiments ou la garde-robe d'un champ de bataille, pas de fanfan ainsi costumé qui ne soit la coqueluche de ces dames, tant elles adorent la cavalerie, et ont un goût prononcé pour les habillés de toutes les réformes; mais rien ne leur plaît comme des moustaches et le charivari rouge, orné de son cuir.
Dans cette réunion, le chapeau de feutre, à moins qu'il ne soit défoncé ou privé de ses bords, n'apparaît que de loin en loin; on ne se souvient pas d'y avoir vu un habit, et quiconque oserait s'y montrer en redingotte, à moins d'être un habitué serait bien sûr de s'en aller en gilet rond. En vain demanderait-il grâce pour ces pans dont s'offusquent les regards de la noble assemblée; trop heureux si après avoir été baffoué et traité de moderne à l'unanimité, il n'en laisse qu'un seul entre les mains de cette belle jeunesse, qui, dans ses rages de gaieté, hurle plutôt qu'elle ne chante ces paroles si caractéristiques:
| Laissez-moi donc, j'veux m'en aller: |
| Tout débiné z'à la Courtille; |
| Laissez-moi donc, j'veux m'en aller |
| Tout débiné chez Desnoyers! |
Desnoyers est le Cadran bleu de la Canaille, mais avant de franchir le seuil du cabaret de Guillotin, la canaille elle-même y regarde à deux fois, de telle sorte que dans ce réceptacle on ne voit que des filles publiques avec leurs souteneurs, des filous de tous genres, quelques escrocs du dernier ordre, et bon nombre de ces pertubateurs nocturnes, intrépides faubouriens, qui font deux parts de leur existence, l'une consacrée au tapage, l'autre au vol. On se doute bien que l'argot est la seule langue que l'on parle dans cette aimable société; c'est presque toujours du français, mais tellement détourné de sa signification primitive, qu'il n'est pas un membre de l'illustre compagnie des quarante qui pût se flatter d'y comprendre goutte; et pourtant les abonnés de Guillotin ont aussi leurs puristes; ceux-là prétendent que l'argot a pris naissance à Lorient, et sans croire qu'on puisse leur contester la qualité d'Orientalistes, ils se l'appliquent sans plus de façon, comme aussi celle d'Argonautes, lorsqu'il leur est arrivé d'achever leurs études sous la direction des argousins, en faisant dans le port de Toulon, la navigation dormante à bord d'un vaisseau rasé. Si les notes étaient de mon goût, je pourrais saisir aux cheveux l'occasion d'en faire quelques-unes de très savantes, peut-être irais-je jusqu'à la dissertation, mais je suis en train de peindre le paradis des faiseurs d'orgies, les couleurs sont broyées, achevons le tableau.
Si l'on boit chez Guillotin, on y mange également, et les mystères de la cuisine de ce lieu de délices valent bien la peine d'être dévoilés. Le petit père Guillotin n'a pas de boucher, mais il a son équarrisseur; et dans ses casseroles de cuivre, dont le vert-de-gris n'empoisonne pas, le cheval fourbu se transforme en bœuf à la mode, les cuisses du caniche mis à mort dans la rue Guénegaud deviennent des gigots des prés salés, et la magie d'une sauce raffermissante donne au veau mort-né de la laitière l'apétissant coup d'œil du Pontoise. La chère assure-t-on, y est exquise en hiver, quand il tombe du verglas; et sous M. Delaveau, si parfois dans l'été le pain était hors de prix, durant le massacre des innocents, on était certain d'y trouver du mouton à bon compte.
Dans ce pays des métamorphoses, le lièvre n'eut jamais droit de bourgeoisie, il a cédé sa place au lapin, et le lapin... que les rats sont heureux! oh fortunati nimium si... nôrint... c'est le magister de Saint-Mandé qui me prête la citation; on me dit que c'est du latin, peut-être est-ce du grec ou de l'hébreu, n'importe, je m'abandonne, advienne que pourra, à la volonté de Dieu; mais toujours est-il que si les rats avaient pu voir ce que j'ai vu, à moins que d'être une race ingrate et perverse, ils auraient ouvert une souscription pour ériger une statue au libérateur petit père Guillotin.
Un soir, pressé par ce besoin qu'un bon Français ne satisfait jamais seul, je me lève pour chercher une issue; je pousse une porte, elle cède; à la fraîcheur de l'air, je reconnais que je suis dans une cour; l'endroit est propice, je m'avance à tâtons, tout-à-coup je fais un faux pas, on avait vraisemblablement dérangé quelques pavés, je tends les bras pour me retenir, et tandis que de l'un je saisis un poteau, de l'autre j'empoigne quelque chose de fort doux et de fort long. J'étais dans les ténèbres, il me semble voir briller quelques étincelles, et au toucher, je crois reconnaître certain appendice velu de la colonne vertébrale d'un quadrupède; j'en tiens une botte, je tire dessus, et il me reste à la main un paquet de dépouilles avec lequel je rentre dans la salle, au moment même où M. Double-Croche, désignant les figures aux danseurs, s'égosille à crier la queue du chat.
Il ne faut pas demander si l'on saisit l'à-propos; il se fit dans l'assemblée un miaulement général, mais ce n'était au plus qu'une plaisanterie, les amateurs de gibelotte miaulèrent comme les autres, et après avoir enfoncé leurs casquettes, «allons, dirent-ils en se léchant les doigts, au petit bonheur! Coiffé de chat, nourri de même, nous ne manquerons pas de sitôt; la mère des matous n'est pas morte.»
Les pratiques du papa Guillotin consomment d'ordinaire plus en huile qu'en coton, cependant je puis affirmer que, de mon temps, il s'est fait dans son cabaret quelques ripailles qui, distraction faite des liquides, n'eussent pas coûté d'avantage au café Riche ou chez Grignon. Il me souvient de six individus, les nommés Driancourt, Vilattes, Pitroux et trois autres, qui trouvèrent le moyen d'y dépenser 166 francs dans une soirée. A la vérité, chacun d'eux avait amené sa particulière. Le bourgeois les avait sans doute quelque peu écorchés, mais ils ne s'en plaignaient pas, et ce quart-d'heure que Rabelais trouve si dur à passer, ne leur arracha pas la moindre objection; ils payèrent grandement, sans oublier le pour-boire du garçon. Je les fis arrêter pendant qu'ils acquittaient le montant de la carte, qu'ils n'avaient pas même pris le temps d'examiner. Les voleurs sont généreux quand ils ont rencontré une bonne veine. Ceux-là venaient de commettre plusieurs vols considérables, qu'ils expient aujourd'hui dans les bagnes de France.
On a peine à croire qu'au centre de la civilisation, il puisse exister un repaire si hideux que l'antre Guillotin, il faut comme moi l'avoir vu: Hommes ou femmes, tout le monde y fumait en dansant, la pipe passait de bouche en bouche, et la plus aimable galanterie que l'on pût faire aux nymphes qui venaient à ce rendez-vous, étaler leurs grâces dans les postures et attitudes de l'indécente chahut, était de leur offrir le pruneau, c'est-a-dire, la chique sentimentale, ou le tabac roulé, soumis ou non, suivant le degré de familiarité, à l'épreuve d'une première mastication.
Les officiers de paix et les inspecteurs étaient de trop grands seigneurs pour se lancer au milieu d'un public pareil, ils s'en tenaient au contraire soigneusement à l'écart, évitant un contact qui leur répugnait; moi aussi j'étais dégoûté, mais en même temps j'étais persuadé que pour découvrir et atteindre les malfaiteurs, il ne fallait pas attendre qu'ils vinssent se jeter dans nos bras; je me décidai donc à aller les chercher, et pour ne pas faire des explorations sans résultat, je m'attachai surtout à connaître les endroits qu'ils fréquentaient par prédilection, ensuite comme le pêcheur qui a rencontré un vivier, je jetai ma ligne à coup sûr. Je ne perdais pas mon temps à vouloir, comme on dit, trouver une aiguille dans une botte de foin: quand on veut avoir de l'eau, à moins que la rivière ne soit à sec, il est ridicule de compter sur la pluie; mais je quitte la métaphore, et m'explique: tout cela signifie que le mouchard qui se propose de travailler utilement à la destruction des voleurs, doit autant que possible vivre avec eux, afin de saisir l'occasion d'appeler sur leur tête la vindicte des lois. C'était ce que je faisais, et c'était aussi, ce que mes rivaux appelaient faire des voleurs; j'en ai fait de la sorte bon nombre, notamment à l'époque de mes débuts dans la police. Dans une après-midi de l'hiver de 1811, j'eus le pressentiment, qu'une séance chez Guillotin, ne serait pas infructueuse. Sans être superstitieux, je ne sais pourquoi j'ai toujours cédé à des inspirations de ce genre; je mis donc à contribution mon vestiaire, et après m'être accommodé de manière à n'avoir pas l'air d'un moderne, je partis de chez moi avec un autre agent secret, le nommé Riboulet, arsouille consommé, que toutes les houris de la guinche (de la guinguette) revendiquaient comme leur chevalier, bien qu'il donnât aussi dans les cotonneuses (fileuses de coton) qui voyaient en lui le plus agréable des faubouriens. Pour l'excursion projetée, une femme était un bagage indispensable; Riboulet avait sous la main celle qui nous convenait, c'était sa maîtresse en titre, une fille publique nommée Manon la Blonde, qu'il avait pris l'engagement de faire respecter. En deux coups de temps elle eût fait un polisson de ses bas de laine, serré les cordons de taille de sa robe écarlate, passé son schall gris angora à bordure blanche, chaussé ses galoches à pantoufles, rejoint ses cheveux, et donné au fichu dont elle recouvrait son chef cet aspect de crânerie qui n'est pas obligatoire pour le négligé. Manon était à la joie de son cœur de faire le panier à deux anses.
Nous nous acheminons ainsi, bras dessus bras dessous, vers la Courtille. Arrivés au cabaret, nous commençons par nous attabler dans un coin, afin d'être plus à portée d'examiner ce qui se passe. Riboulet était un de ces hommes dont la seule présence commande l'empressement, il n'avait pas parlé ni moi non plus que nous étions servis. «Tu vois, me dit-il, le daron sait l'ordonnance, le pivois (le vin), le rôti et la salade. Je demandai s'il n'était pas possible d'avoir de la matelotte.
—»De l'anguille, s'écria Manon, on t'en f....ra; du cabot avec des pleurants (du chien de mer et des oignons), c'est assez bon.» Je n'insistai pas, et nous nous mîmes tous trois à dévorer avec autant d'appétit que si nous n'eussions pas connu les secrets du papa Guillotin.
Pendant ce repas, un bruit qui se fit entendre du côté de la porte attira notre attention. C'étaient des vainqueurs qui faisaient leur entrée triomphale: mâles et femelles, ils étaient au nombre de six, formant trois couples d'individus qui n'avaient plus figure humaine; tous avaient ou des égratignures au visage ou les yeux au beurre noir: au désordre sanglant de leur toilette, à la fraîcheur de leur débraillement, il était aisé d'apercevoir qu'ils étaient les héros d'une batterie, dans laquelle de part et d'autre on s'était administré force coups de poings. Ils s'avancèrent vers notre table:
—«L'un des héros. Pardon le z'amis; y a-t'y place pour nous z'ici?
—»Moi. Nous serons un peu gênés, mais c'est égal, en se serrant....
—»Riboulet (m'adressant la parole). Allons donc, cadet, tire la carrante (table) pour les camarades.
—»Manon (aux arrivants). Ces dames sont de votre société?
—»Une des héroïnes. Quéque tu dis? (se tournant vers ses compagnes), quéqu'elle dit?
—»Le héros de celle-ci. Tais ta gueule, Titine (Célestine), madame t'insulte pas.
Toute la troupe s'assied.
—»Un héros. Eh! par ici, mon fi Guillotin; un petit père noir de quatre ans à huit Jacques (un broc de quatre litres à huit sous).
—»Guillotin. On y va, on y va.
—»Le garçon (ayant le broc à la main). Trente-deux sous, s'il vous plaît.
»Les v'là tes trente-deux pieds de nez, t'as donc tafe de Nozigue (tu te méfies donc de nous)?
Le garçon. Non, mes enfants, mais c'est la mode, ou, comme vous voudrez, la règle de la maison».
Le vin coule dans tous les verres, on remplit aussi les nôtres: «Excusez de la liberté, dit alors celui qui avait versé.
»—Il n'y a pas de mal, répondit Riboulet.
»—Vous savez, une politesse en vaut une autre.
»—Oh! il ne faudra pas me l'entonner.
»—Eh oui, buvons! qui payera? ça sera les pantres.
»—Tu l'as dit, mon homme, dessalons-nous.»
Nous nous dessalâmes si bien, que vers les dix heures du soir tout ce qu'il y avait de sympathique entre nous se manifestait déjà par des protestations à perte de vue, et par des explosions de cette tendresse avinée, qui met en dehors toutes les infirmités du cœur humain.
Quand fut venu l'instant de se retirer, nos nouvelles connaissances, et surtout leurs femmes, étaient dans une complète ivresse; Riboulet et sa maitresse n'étaient que gais: ainsi que moi, ils avaient conservé leur tête; mais pour paraître à l'unisson, nous affections d'être hors d'état de pouvoir marcher: formés en bande, parce que de la sorte les coups de vent sont moins à craindre, nous nous éloignâmes du théâtre de nos plaisirs.
Alors, afin de neutraliser par la puissance d'un refrain les dispositions chancelantes de notre bataillon, Riboulet, d'une voix dont les cordes vibraient dans la lie, se mit à chanter, dans le plus pur argot du bon temps, une de ces ballades à reprises qui sont aussi longues qu'un faubourg:
| En roulant de vergne en vergne[4] |
| Pour apprendre à goupiner,[5] |
| J'ai rencontré la mercandière,[6] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Qui du pivois solisait,[7] |
| Lonfa malura dondé. |
| J'ai rencontré la mercandière, |
| Qui du pivois solisait. |
| Je lui jaspine en bigorne,[8] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Qu'as tu donc à morfiller?[9] |
| Lonfa malura dondé. |
| Je lui jaspine en bigorne, |
| Qu'as-tu donc à morfiller? |
| J'ai du chenu pivois sans lance,[10] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Et du larton savonné,[11] |
| Lonfa malura dondé. |
| J'ai du chenu pivois sans lance |
| Et du larton savonné, |
| Une lourde, une tournante,[12] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Et un pieu pour roupiller,[13] |
| Lonfa malura dondé. |
| Une lourde, une tournante |
| Et un pieu pour roupiller. |
| J'enquille dans sa cambriole,[14] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Espérant de l'entifler,[15] |
| Lonfa malura dondé. |
| J'enquille dans sa cambriole, |
| Espérant de l'entifler, |
| Je rembroque au coin du rifle,[16] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Un messière qui pionçait,[17] |
| Lonfa malura dondé. |
| Je rembroque au coin du rifle |
| Un messière qui pionçait; |
| J'ai sondé dans ses vallades,[18] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Son carle j'ai pessigué,[19] |
| Lonfa malura dondé. |
| J'ai sondé dans ses vallades, |
| Son carle j'ai pessigué, |
| Son carle, aussi sa tocquante,[20] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Et ses attaches de cé,[21] |
| Lonfa malura dondé. |
| Son carle, aussi sa tocquante |
| Et ses attaches de cé, |
| Son coulant et sa montante, [22] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Et son combre galuché,[23] |
| Lonfa malura dondé. |
| Son coulant, et sa montante, |
| Et son combre galuché, |
| Son frusque, aussi sa lisette,[24] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Et ses tirants brodanchés,[25] |
| Lonfa malura dondé. |
| Son frusque, aussi sa lisette, |
| Et ses tirants brodanchés. |
| Crompe, crompe, mercandière,[26] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Car nous serions béquillés,[27] |
| Lonfa malura dondé. |
| Crompe, crompe, mercandière, |
| Car nous serions béquillés. |
| Sur la placarde de vergne,[28] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Il nous faudrait gambiller,[29] |
| Lonfa malura dondé. |
| Sur la placarde de Vergne |
| Il nous faudrait gambiller, |
| Allumés de toutes ces largues[30] |
| Lonfa malura dondaine, |
| Et du trepe rassemblé[31], |
| Lonfa malura dondé. |
| Allumés de toutes ces largues, |
| Et du trepe rassemblé, |
| Et de ces charlots bons drilles[32], |
| Lonfa malura dondaine, |
| Tous aboulant goupiner[33], |
| Lonfa malura dondé. |
Riboulet ayant débité ses quatorze couplets, Manon la Blonde, voulut aussi faire admirer l'étendue de son organe. «Eh, les autres! dit-elle, en v'la z'une que j'ai zapprise à Lazarre, prêtez loche et rebectez après moi:
| Un jour à la Croix-Rouge, |
| Nous étions dix à douze. |
Elle s'interrompt, «comme aujourd'hui.»
| Nous étions dix à douze, |
| Tous grinches de renom;[34] |
| Nous attendions la sorgue[35], |
| Voulant poisser des bogues[36] |
| Pour faire du billon. [37] (bis.) |
| Partage ou non partage, |
| Tout est à notre usage; |
| N'épargnons le poitou.[38] |
| Poissons avec adresse[39] |
| Messières et gonzesses,[40] |
| Sans faire de regoût,[41] (bis.) |
| Dessus le pont au Change |
| Certain Argent-de-change |
| Se criblait au charron.[42] |
| J'engantai sa toquante,[43] |
| Ses attaches brillantes,[44] |
| Avec ses billemonts.[45] (bis.) |
| Quand douze plombes crossent[46] |
| Les pègres s'en retournent[47] |
| Au tapis de Montron.[48] |
| Montron ouvre ta lourde,[49] |
| Si tu veux que j'aboule[50] |
| Et piausse en ton bocson.[51] (bis.) |
| Montron drogue à sa larque,[52] |
| Bonnis-moi donc giroffle[53] |
| Qui sont ces pègres-là?[54] |
| Des grinchisseurs de bogues,[55] |
| Esquinteurs de boutoques,[56] |
| Les connobres-tu pas?[57] (bis.) |
| Et vite ma culbute;[58] |
| Quand je vois mon affure[59] |
| Je suis toujours paré.[60] |
| Du plus grand cœur du monde |
| Je vais à la profonde[61] |
| Pour vous donner du frais. (bis.) |
| Mais déjà la patrarque,[62] |
| Au clair de la moucharde,[63] |
| Nous reluque de loin.[64] |
| L'aventure est étrange, |
| C'était l'Argent-de-change |
| Que suivaient les roussins.[65] (bis.) |
| A des fois l'on rigole,[66] |
| Ou bien l'on pavillonne,[67] |
| Qu'on devrait lansquiner.[68] |
| Raille, griviers et cognes[69], |
| Nous ont pour la cigogne[70] |
| Tretous marrons paumés.[71] (bis.) |
Ce final que nous prîmes, pour ainsi dire, dans la bouche de Manon, avant qu'elle eût achevé de le prononcer, fut répété huit à dix fois de manière à faire frémir les vitres de tout le quartier. Après cet élan d'une hilarité bachique, les premières fumées du vin, qui sont d'ordinaire les plus vives, venant peu à peu à se dissiper, nous entrâmes en conversation. Le chapitre des confidences, suivant la coutume, s'ouvrit en façon d'interrogatoire. Je ne me fis pas tirer l'oreille pour répondre, allant toujours au-delà de ce qu'on désirait savoir: étranger à Paris, je n'avais connu Riboulet qu'à son passage dans la prison de Valenciennes, lorsqu'il avait été reconduit à son corps comme déserteur; c'était un ami de collége, (un camarade de détention) que j'avais retrouvé. Pour le surplus, j'eus soin de me représenter sous des couleurs qui les charmèrent: j'étais un sacripan fini, je ne sais pas ce que je n'avais pas fait, et j'étais prêt à tout faire. Je me déboutonnais pour les engager à se déboutonner à leur tour, c'est une tactique qui m'a souvent réussi: bientôt les camarades bavardèrent comme des pies, et je fus au courant de leurs affaires tout aussi-bien que si je ne les eusse jamais quittés. Ils m'apprirent leurs noms, leur demeure, leurs exploits, leurs revers, leur espoir: ils avaient vraiment rencontré l'homme qui était digne de leur confiance; je leur revenais, je leur convenais, tout était dit.
De semblables explications altèrent toujours plus ou moins: tous les rogomistes qui se trouvaient sur notre chemin nous devaient quelque chose: plus de cent poissons furent bus en l'honneur de notre nouvelle liaison, nous ne devions plus nous séparer. «Viens avec nous, viens, me disaient-ils.» Ils étaient si pressants, que n'ayant pas la force de me dérober à leurs instances je consentis à les reconduire chez eux, rue des Filles-Dieu, nº 14, où ils logeaient dans une maison garnie. Une fois dans leur galetas, il me fut impossible de refuser de partager leur lit: on ne se fait pas d'idée, comme ils étaient bons enfants; moi je l'étais aussi, et ils en étaient d'autant plus persuadés que le compère Riboulet, durant une heure environ que je fis semblant de dormir leur fit de moi à voix basse un éloge, dont la moitié même ne pouvait être vraie, sans que j'eusse mérité dix condamnations à perpétuité. Je n'étais pas né coiffeur, comme certain personnage que le spirituel Figaro exposait sur la sellette du ridicule, j'étais né coiffé, et j'avais un bonheur à faire mourir de chagrin toute une génération d'honnêtes gens. Enfin Riboulet, m'avait si bien mis dans les papiers de nos hôtes, que dès la pointe du jour ils me proposèrent d'être d'expédition avec eux, pour un vol qu'ils allaient commettre rue de la Verrerie.
Je n'eus que le temps de faire avertir le chef de la deuxième division, qui prit si bien ses mesures, qu'ils furent arrêtés porteurs des objets volés. Riboulet et moi, nous étions restés en gaffe, afin de donner l'éveil en cas d'alerte, croyaient les voleurs, mais plus réellement pour voir si la police était à son poste. Quand ils passèrent près de nous, tous trois emballés dans un fiacre d'où ils ne pouvaient nous apercevoir. «Eh bien! me dit Riboulet, les voilà comme dans la chanson de Manon, tretous paumés marrons.» Ils furent pareillement tretous condamnés, et si les noms de Debuire, de Rolé, d'Hippolyte dit la Biche sont encore inscrits sur le contrôle des bagnes, c'est parce que j'ai passé une soirée chez Guillotin aux Enfants du Soleil.
CHAPITRE XXXVI.
Un habitué de la Petite Chaise.—Je ne suis pas trop calé.—Une chambre à dévaliser.—Les oranges du père Masson.—Le tas de pierres.—Il ne faut pas se compromettre.—Un déménagement nocturne.—Le voleur bon enfant.—Chacun son goût.—Ma première visite à Bicêtre.—A bas Vidocq!—Superbe discours.—Il y a de quoi frémir.—L'orage s'appaise.—On ne me tuera pas.
Souvent les voleurs tombaient sous ma coupe à l'instant où je m'y attendais le moins: on eût que leur mauvais génie les poussait à venir me trouver. Ceux qui se jetaient ainsi dans la gueule du loup étaient, il faut en convenir, terriblement chanceux, ou diablement stupides. A voir avec quelle facilité la plupart d'entre eux s'abandonnaient, j'étais toujours étonné qu'ils eussent choisi une profession dans laquelle, pour écarter les périls, tant de précautions sont nécessaires: quelques-uns étaient d'une bonhomie telle, que je regardais presque comme miraculeuse l'impunité dont ils avaient joui jusqu'au moment où ils m'avaient rencontré pour leurs péchés. Il est incroyable que des individus, créés exprès pour donner dans tous les panneaux, aient attendu ma venue à la police pour se faire prendre. Avant moi, la police était donc faite en dépit du bon sens, ou bien encore, j'étais favorisé par de singuliers hasards; dans tous les cas, il est, comme on dit, des hasards qui valent du neuf: on en jugera par le récit suivant.
Un jour vers la brune, vêtu en ouvrier des ports, j'étais assis sur le parapet du quai de Gèvres, lorsque je vis venir à moi un individu que je reconnus pour être un des habitués de la Petite Chaise et du Bon Puits, deux cabarets fort renommés parmi les voleurs.
—«Bon soir, Jean Louis, me dit cet individu en m'accostant.
—»Bon soir, mon garçon.
—»Que diable fais-tu là? t'as l'air triste à coquer le taffe (à faire peur).
—»Que veux-tu, mon homme? quand on cane la pégrène (crève de faim), on rigole pas (on ne rit pas).
—»Caner la pégrène! c'est un peu fort, toi qui passe pour un ami (voleur).
—»C'est pourtant comme ça.
—»Allons, viens que nous buvions une chopine chez Niguenac; j'ai encore vingt Jacques (sous), il faut les tortiller (manger).»
Il m'emmène chez le marchand de vin, demande une cholette (un demi-litre), me laisse seul un instant, et revient avec deux livres de pommes de terre: «Tiens, me dit-il, en les déposant toutes fumantes sur la table, en voilà des goujons pêchés à coups de pioche dans la plaine des Sablons, ils ne sont pas frits ceux-là.
—»C'est des oranges, si tu demandais du sel.....
—»De la morgane! mon fils, ça coûte pas cher».
Il se fait apporter de la morgane, et bien qu'une heure auparavant j'eusse fait un excellent dîner chez Martin, je tombai sur les pommes de terre, et les dévorai comme si je n'eusse pas mangé de deux jours.
«C'est affaire à toi, me dit-il, comme tu joue des dominos (des dents), à te voir, on croirait que tu morfiles (mords) dans de la crignole (viande).
»Eh! mon dieu, tout ce qui passe par la gargoine (bouche) emplit le beauge (ventre).
»—Je sais bien, je sais bien».
Les bouchées se succédaient avec une prodigieuse rapidité; je ne faisais que tordre et avaler; je ne conçois pas comment je n'en fus pas étouffé, mon estomac n'avait jamais été plus complaisant. Enfin je suis venu à bout de ma ration: ce repas terminé, mon camarade m'offre une chique, et me parle en ces termes:
«Foi d'ami, et comme je m'appelle Masson, qui est le nom de mon père et du sien, je t'ai toujours regardé comme un bon enfant; je sais que t'as eu de grands malheurs, on me l'a dit, mais le diable n'est pas toujours à la porte d'un pauvre homme, et si tu veux, je puis te faire gagner quelque chose.
—»Ça ne serait pas sans faute, car je suis panné, dieu merci! ni peu ni trop.
—»Mais assez.... Je le vois, je le vois (il regarde mes habits, qui sont passablement déguenilles); ça s'apperçoit que pour le quart-d'heure tu n'es pas heureux.
—»Oh! oui; j'ai fièrement besoin de me recaler.
—»En ce cas, viens avec moi, je suis maître d'une cambriole (je puis ouvrir une chambre), que je rincerai (dévaliserai) ce soir.
—»Conte-moi donc ça, car pour entrer dans l'affaire, il faut que je la connaisse.
—»Que t'es sinve (simple) c'est pas nécessaire pour faire le gaffe (pour guetter.)
—»Oh! si ce n'est que ça, je suis ton homme, seulement tu peux bien me dire en deux mots.....
—»Ne t'inquiète pas, te dis-je, mon plan est tiré, c'est de l'argent sûr; la fourgatte (receleuse) est à deux pas. Sitôt servi, sitôt bloqui (sitôt volé, sitôt vendu), il y a gras, je t'en fais bon.
—»Il y a gras? Eh bien! marchons.»
Masson me conduit sur le boulevart Saint-Denis, que nous longeons jusqu'à un gros tas de pierres. Là, il s'arrête, regarde autour de lui pour s'assurer que personne ne nous observe, puis s'étant approché du tas, il dérange quelques moellons, plonge son bras dans la cavité qu'ils fermaient, et en ramène un trousseau de clefs. «J'ai maintenant toutes les herbes de la Saint-Jean, me dit-il,» et nous prenons ensemble le chemin de la Halle au Blé. Parvenus dans le pourtour, il m'indique à peu de distance, et presque en face du corps-de-garde, une maison dans laquelle il doit s'introduire. «A présent, mon ami, ajoute-t-il, ne va pas plus loin, attends-moi et ouvre l'œil, je vais voir si la larque est décarée, (si la femme qui occupe la chambre est sortie)».
Masson ouvre la porte de l'allée, mais il ne l'a pas plutôt refermée sur lui, que je cours au poste où, m'étant fait reconnaître du chef, je l'avertis à la hâte qu'un vol est au moment de se commettre, et qu'il n'y a pas de temps à perdre, si l'on veut saisir le voleur nanti des objets qu'il emporte. L'avis donné, je me retire et retourne à l'endroit où Masson m'avait laissé. A peine y suis-je, quelqu'un s'avance vers moi: «Est-ce toi Jean Louis?
—»Oui, c'est moi, répondis-je, en exprimant mon étonnement de ce qu'il revenait les mains vides.
—»Ne m'en parle pas! un diable de voisin qui est arrivé sur le carré m'a dérangé dans mon opération; mais ce qui est différé n'est pas perdu. Minute, minute! laisse bouillir le mouton, tu verras tout-à-l'heure; il ne faut pas se compromettre.»
Bientôt il me quitte de nouveau et ne tarde pas à reparaître chargé d'un énorme paquet, sous le poids duquel il semble s'affaisser. Il passe devant moi sans dire mot; je le suis; et marchant en serre-files, deux hommes de garde, armés seulement de leur baïonnette, l'observent en faisant le moins de bruit possible.
Il importait de savoir où il allait déposer son fardeau: il entra rue du Four, chez une marchande (la Tête-de-Mort), où il ne resta que peu de temps. «C'était lourd, me dit-il en sortant, et pourtant j'ai encore un bon voyage à faire.»
Je le laisse agir; il remonte dans la chambre dont il effectuait le déménagement: dix minutes à peine se sont écoulées, il redescend portant sur sa tête un lit complet, matelats, coussins, draps et couverture. Il n'avait pas eu le temps de le défaire, aussi sur le point de franchir le seuil, gêné par la porte qui était trop étroite, et ne voulant pas lâcher sa proie, faillit-il tomber à la renverse; mais il reprit promptement son équilibre, se mit en marche et me fit signe de l'accompagner. Au détour de la rue, il se rapproche de moi et me dit à voix basse:
—«Je crois que j'y retournerai une troisième fois, si tu veux tu monteras avec moi, tu m'aideras à décrocher les rideaux du lit et les grands de la croisée.
—»C'est entendu, lui répondis-je, quand on couche sur la plume de la Beauce (la paille), des rideaux, c'est du luxe.
—»Oui, c'est du lusque, reprit-il en souriant; par ainsi, assez causé, ne vas pas plus loin, je te prendrai en repassant.»
Masson poursuit son chemin, mais à deux pas de là l'on nous arrête l'un et l'autre. Conduits d'abord au corps-de-garde et ensuite chez le commissaire, nous sommes interrogés.
—«Vous êtes deux, dit l'officier public à Masson (me désignant), quel est cet homme? Sans doute un voleur comme toi.
—»Quel est cet homme? Est-ce que je le sais? demandez-lui ce qu'il est; quand je l'aurai vu encore une fois et puis celle-là, ça fera deux.
—»Vous ne me direz pas que vous n'êtes pas de connivence, puisque l'on vous a rencontrés ensemble.
—»Il n'y a pas de connivence, mon respectable commissaire: il allait d'un côté, je venais par l'autre, voilà tout à coup quand il passe à fleur de moi, je sens quelque chose qui me glisse, c'était un auryer (oreiller). Je lui dis comme ça: je crois qu'il va prendre un billet de parterre, ça serait de le relever, il le relève: là dessus la garde est arrivée, on nous a paumé tous les deux; c'est ce qui fait que je suis devant vous, et que je veux mourir si ce n'est pas la pure vérité. Demandez-lui plutôt.»
La fable était assez bien trouvée, je n'eus garde de démentir Masson, j'abondai au contraire dans son sens; enfin le commissaire parut convaincu. «Avez-vous des papiers? me dit-il.» J'exhibe un permis de séjour, qui est jugé fort en règle, et mon renvoi est aussitôt prononcé. Une satisfaction bien marquée se peignit dans les traits de Masson, lorsqu'il entendit ces mots: Allez vous coucher, qui m'étaient adressés: c'était la formule de ma mise en liberté, et il en était si joyeux, qu'il fallait être aveugle pour ne pas s'en apercevoir.
On tenait le voleur, il ne s'agissait plus que de saisir la receleuse avant qu'elle eût fait disparaître les objets déposés chez elle: la perquisition eut lieu immédiatement, et surprise au milieu de témoignages matériels dont l'évidence l'accablait, la Tête-de-Mort fut enlevée à son commerce au moment où elle s'y attendait le moins.
Masson fut conduit au dépôt de la préfecture. Le lendemain, suivant un usage établi de temps immémorial, parmi les voleurs, lorsqu'un de leurs collaborateurs est enflacqué, je lui envoyai une miche ronde de quatre livres, un jambonneau et un petit écu. On me rapporta qu'il avait été sensible à cette attention, mais il ne soupçonnait pas encore que celui qui lui faisait tenir le denier de la confraternité, était la cause de sa mésaventure. Ce fut seulement à la Force qu'il apprit, que Jean-Louis et Vidocq étaient le même individu: alors il imagina un singulier moyen de défense: il prétendit que j'étais l'auteur du vol dont il était accusé, et qu'ayant eu besoin de lui pour le transport des effets, j'étais allé le chercher; mais ce conte longuement développé devant la cour, ne fit pas fortune, Masson eut beau se prévaloir de son innocence, il fut condamné à la réclusion.
Peu de temps après j'assistais au départ de la chaîne, Masson, qui ne m'avait pas vu depuis son arrestation, m'aperçoit à travers la grille.
—«Hé bien! me dit-il, vous voilà monsieur Jean Louis; c'est pourtant vous qui m'avez emballé. Ah! si j'avais su que vous étiez Vidocq, je vous en aurais payé des oranges!
—»Tu m'en veux donc bien, n'est-ce pas? toi qui m'as proposé de t'accompagner?
—»C'est vrai, mais vous ne m'avez pas dit que vous étiez raille (mouchard).
—»Si je te l'avais dit, j'aurais trahi mon devoir, et ça ne t'aurait pas empêché de rincer la cambriole, tu aurais seulement remis la partie.
—»Vous n'en êtes pas moins un fichu coquin. Moi qui étais de si bon cœur! Tenez, j'aimerais mieux rester ici tant que l'ame me battra dans le corps, que d'être libre comme vous et de m'avoir déshonoré.
—»Chacun son goût.
—»Il est joli, votre goût!... un mouchard! c'est-ti pas beau?
—»C'est toujours aussi beau que de voler; d'ailleurs, sans nous que deviendraient les honnêtes gens?»
A ces mots, il partit d'un grand éclat de rire. «Les honnêtes gens! répéta-t-il, tiens, tu me fais rire que je n'en ai pas l'envie (l'expression dont il se servit, était un peu moins congrue.) Les honnêtes gens! ce qui deviendraient?... tais-toi donc, ça ne t'inquiète guère; quand t'étais au pré, tu chantais autrement.
—»Il y reviendra, dit un des condamnés qui nous écoutaient.
—»Lui! s'écria Masson, on n'en voudrait pas; à la bonne heure un brave garçon! ça peut aller partout.»
Toutes les fois que l'exercice de mes fonctions m'appelait à Bicêtre, j'étais sûr qu'il me faudrait essuyer des reproches de la nature de ceux qui me furent adressés par Masson. Rarement j'entrais en discussion avec le prisonnier qui m'apostrophait; cependant je ne dédaignais pas toujours de lui répondre, dans la crainte qu'il ne lui vint à l'idée, non que je le méprisais, mais que j'avais peur de lui. En me trouvant en présence de quelques centaines de malfaiteurs qui avaient tous plus ou moins à se plaindre de moi, puisque tous m'avaient passé par les mains ou par celles de mes agents, on sent qu'il m'était indispensable de montrer de la fermeté; mais cette fermeté ne me fut jamais plus nécessaire que le jour où je parus pour la première fois au milieu de cette horrible population.
Je ne fus pas plutôt l'agent principal de la police de sûreté, que, jaloux de remplir convenablement la tâche qui m'était confiée, je m'occupai sérieusement d'acquérir toutes les notions dont je pensais avoir besoin pour mon état. Il me parut utile de classer dans ma mémoire, autant que possible, les signalements de tous les individus qui avaient été repris de justice. J'étais ainsi plus apte à les reconnaître, si jamais ils venaient à s'évader, et à l'expiration de leur peine, il me devenait plus facile d'exercer à leur égard la surveillance qui m'était prescrite. Je sollicitai donc de M. Henry l'autorisation de me rendre à Bicêtre avec mes auxiliaires, afin d'examiner pendant l'opération du ferrement, et les condamnés de Paris et ceux de province, qui d'ordinaire venaient prendre le collier avec eux. M. Henry me fit de nombreuses observations pour me détourner d'une démarche dont les avantages ne lui semblaient pas aussi bien démontrés que l'imminence du danger auquel j'allais m'exposer.
«Je suis informé, me dit-il, que les détenus ont comploté de vous faire un mauvais parti. Si vous vous présentez au départ de la chaîne, vous leur offrez une occasion qu'ils attendent depuis long-temps; et ma foi! quelque précaution que l'on prenne, je ne réponds pas de vous.» Je remerciai ce chef de l'intérêt qu'il me témoignait, mais en même temps j'insistai pour qu'il m'accordât l'objet de ma demande, et il se décida enfin à me donner l'ordre qu'il m'importait d'obtenir.
Le jour fixé pour le ferrement, je me transporte à Bicêtre, avec quelques-uns de mes agents. J'entre dans la cour, soudain des hurlements affreux se font entendre, des cris: à bas les mouchards! à bas le brigand! à bas Vidocq! partent de toutes les croisées, où les prisonniers, montés sur les épaules les uns des autres et la face collée contre les barreaux, sont rassemblés en groupe. Je fais quelques pas, les vociférations redoublent; de toutes parts l'air retentit d'invectives et de menaces de mort, proférées avec l'accent de la fureur: c'était un spectacle vraiment infernal que celui de ces visages de cannibales, sur lesquels se manifestaient par d'horribles contractions la soif du sang et le désir de la vengeance. Il se faisait dans toute la maison un vacarme épouvantable; je ne pus me défendre d'une impression de terreur, je me reprochais mon imprudence, et peu s'en fallut que je ne prisse le parti de battre en retraite; mais tout à coup je sens renaître mon courage. «Eh quoi! me dis-je, tu n'as pas tremblé lorsque tu attaquais ces scélérats dans leurs repaires; ils sont ici sous les verroux et leur voix t'effraie! allons, dussions-nous périr, faisons tête à l'orage, et qu'ils ne puissent pas croire t'avoir intimidé!»
Ce retour à une résolution plus conforme à l'opinion que je devais donner de moi, fut assez prompt pour ne pas laisser le temps de remarquer ma faiblesse; bientôt j'ai recouvré toute mon énergie; ne redoutant plus rien, je promène fièrement mes regards sur toutes les croisées, je m'approche même de celles du rez-de-chaussée. A ce moment, les prisonniers éprouvent un nouvel accès de rage; ce ne sont plus des hommes, ce sont des bêtes féroces qui rugissent; c'est une agitation, un bruit, on eût dit que Bicêtre allait s'arracher de ses fondements et que les murs de ses cabanons allaient s'entr'ouvrir. Au milieu de ce brouhaha, je fais signe que je veux parler; un morne silence succède à la tempête, on écoute: «Tas de canaille, m'écriai-je, que vous sert de brailler? C'est quand je vous ai emballés qu'il fallait, non pas crier, mais vous défendre. En serez-vous plus gras, pour m'avoir dit des injures? Vous me traitez de mouchard, eh bien! oui, je suis mouchard, mais vous l'êtes aussi, puisqu'il n'est pas un seul d'entre vous qui ne soit venu offrir de me vendre ses camarades, dans l'espoir d'obtenir une impunité que je ne puis ni ne veux accorder. Je vous ai livrés à la justice parce que vous étiez coupables.—Je ne vous ai pas épargnés, je le sais; quel motif aurais-je eu de garder des ménagements? Y a-t-il ici quelqu'un que j'aie connu libre et qui puisse me reprocher d'avoir jamais travaillé avec lui? Et puis, lors même que j'aurais été voleur, dites-moi ce que cela prouverait, sinon que je suis plus adroit ou plus heureux que vous, puisque je n'ai jamais été pris marron.—Je défie le plus malin de montrer un écrou qui constate que j'aie été accusé de vol ou d'escroquerie. Il ne s'agit pas d'aller chercher midi à quatorze heures, opposez-moi un fait, un seul fait, et je m'avoue plus coquin que vous tous.—Est-ce le métier que vous désapprouvez? que ceux qui me blâment le plus sous ce rapport me répondent franchement, ne leur arrive-t-il pas cent fois le jour de désirer être à ma place?»
Cette harangue pendant laquelle on ne m'interrompit pas fut couverte de huées. Bientôt les vociférations et les rugissements recommencèrent; mais je n'éprouvais plus qu'un seul sentiment, celui de l'indignation: transporté de colère, je devins d'une audace presque au-dessus de mes forces. On annonce que les condamnés vont être amenés dans la cour des fers: je vais me poster sur leur passage, au moment où ils se présentent à l'appel, et résolu à vendre chèrement ma vie, j'attends là qu'ils osent accomplir leurs menaces. Je l'avoue, intérieurement je désirais que l'un d'eux tentât de porter la main sur moi, tant m'animait le désir de la vengeance. Malheur a qui m'eût provoqué! mais aucun de ces misérables ne fit le moindre mouvement, et j'en fus quitte pour essuyer de foudroyants regards, auxquels je ripostai avec cette assurance qui déconcerte un ennemi. L'appel terminé, un bourdonnement sourd est le prélude d'un nouveau tumulte: on vomit des imprécations contre moi, qu'il vienne donc! il reste à la porte, répètent les condamnés en accollant à mon nom les épithètes les plus grossières. Poussé à bout par cette espèce de défi injurieux, j'entre avec un de mes agents, et me voilà au milieu de deux cent brigands, la plupart arrêtés par moi: allons, amis! courage! leur criaient des cabanons où ils étaient enfermés les condamnés à la réclusion, cernez le gros cochon, tuez-le, qu'il n'en soit plus parlé.
C'était le cas ou jamais de payer de front: «Allons, messieurs, dis-je aux forçats, tuez-le, on dira qu'il est venu au monde comme ça. Vous voyez qu'on vous donne de bons conseils: essayez.» Je ne sais quelle révolution s'opéra alors dans leur esprit, mais plus je me trouvais en quelque sorte à leur discrétion, plus ils paraissaient s'appaiser. Vers la fin du ferrement, ces hommes, qui avaient juré de m'exterminer, s'étaient tellement radoucis que plusieurs d'entr'eux me prièrent de leur rendre quelques légers services. Ils n'eurent pas à se repentir d'avoir compté sur mon obligeance, et le lendemain, à l'heure du départ, après m'avoir adressé leurs remercîments, ils me firent des adieux pleins de cordialité. Tous étaient changés du noir au blanc; les plus mutins de la veille étaient devenus souples, respectueux, du moins dans l'apparence, et presque rampants.
Cette expérience fut pour moi une leçon dont je n'ai pas perdu le souvenir: elle me démontra qu'avec des gens de cette trempe, on est toujours fort quand on déploie de la fermeté: pour les tenir éternellement en respect, il suffit de leur en avoir imposé une seule fois. A partir de cette époque, je ne laissai plus passer un départ de la chaîne sans aller voir ferrer les condamnés; et, sauf quelques exceptions, il ne m'arriva plus d'être insulté. Les condamnés s'étaient accoutumés à me voir, si je ne fusse pas venu, il semblait qu'il leur eût manqué quelque chose; et en effet presque tous avaient des commissions à me donner. Au moment où ils tombaient sous l'empire de la mort civile, j'étais, pour ainsi dire, leur exécuteur testamentaire. Chez le plus petit nombre, les ressentiments n'étaient pas effacés, mais rancune de voleur ne dure pas. Pendant dix-huit ans que j'ai fait la guerre aux grinches, petits ou grands, j'ai été souvent menacé; bien des forçats renommés pour leur intrépidité, ont fait le serment de m'assassiner aussitôt qu'ils seraient libres, tous ont été parjures et tous le seront. Veut-on savoir pourquoi? C'est que la première, la seule affaire pour un voleur, c'est de voler; celle-là l'occupe exclusivement. S'il ne peut faire autrement, il me tuera pour avoir ma bourse, ceci est du métier; il me tuera pour anéantir un témoignage qui le perdrait, le métier le permet encore; il me tuera pour échapper au châtiment; mais quand le châtiment est subi, à quoi bon? Les voleurs n'assassinent pas à leur temps perdu.