Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome III
Nos amis les ennemis.—Le bijoutier et le curé.—L'honnête homme.—La cachette et la cassette.—Une bénédiction du ciel et le doigt de Dieu.—Fatale nouvelle.—Nous sommes ruinés.—L'amour du prochain.—Les Cosaques sont innocents.—100,000 francs, 50,000 francs, 10,000 francs, ou la récompense au rabais.—Le faux soldat.—L'entorse de commande.—La tonnelière de Livry.—La petite réputation locale.—Je suis juif.—Mon pélerinage avec la religieuse de Dourdans.—Le phénix des femmes.—Ma métamorphose en domestique allemand.—Mon arrestation.—Je suis incarcéré.—Le hâcheur de paille.—Mon entrée en prison.—Les étrangers ont des amis partout.—Le rat d'église.—L'habit viande.—Les boutons de ma redingotte.—Ce qu'entend toujours un ivrogne.—Mon histoire.—La bataille de Montereau.—J'ai volé mon maître.—Projets d'évasion.—Voyage en Allemagne.—La poule noire.—Confidence au procureur du roi.—Mon extraction.—Ma fuite avec un compagnon d'infortune.—Cent mille écus de diamants.—Le minimum.
Peu de temps avant la première invasion, M. Sénard, l'un des plus riches bijoutiers du Palais-Royal, étant allé voir son ami le curé de Livry, le trouva dans ces perplexités que causaient alors généralement l'approche de nos bons amis les ennemis. Il s'agissait de soustraire à la rapacité de messieurs les Cosaques, d'abord les vases sacrés, et ensuite son petit pécule. Après avoir long-temps hésité, bien que par état il dût avoir l'habitude des enterrements, monsieur le curé se décida à enfouir les objets qu'il se proposait de sauver, et monsieur Sénard qui, comme la plupart des gobe-mouches et des avares, imaginait que Paris serait livré au pillage, résolut de mettre à couvert de la même manière tout ce qu'il y avait de précieux dans sa boutique. Il fut convenu que les richesses du pasteur et celles du marchand seraient déposées dans le même trou. Mais ce trou, qui le creusera? Un homme chante au lutrin, c'est la perle des honnêtes gens, le père Moiselet; oh! pour celui-là, on peut avoir en lui toute espèce de confiance: un liard qui ne serait pas à lui, il ne le détournerait pas; depuis trente ans, en sa qualité de tonnelier, il avait le privilége exclusif de mettre en bouteilles les vins du presbytère, où il s'en buvait d'excellents. Marguillier, sacristain, sommelier, sonneur, factotum de l'église et dévoué à son desservant, jusqu'à se relever à toute heure, s'il en était besoin, il avait toutes les qualités d'un excellent serviteur, sans compter la discrétion, l'intelligence et la piété. Dans une conjoncture aussi grave, il était évident qu'on ne pouvait jeter les yeux que sur Moiselet, ce fut lui que l'on choisit; et la cachette, disposée avec beaucoup d'art, fut bientôt prête à recevoir le trésor qu'elle devait préserver; six pieds de terre furent jetés sur les espèces du curé, auxquelles faisaient compagnie des diamants pour une valeur de cent mille écus, que M. Sénard avait enfermés dans une petite boîte. La fosse comblée, le sol fut si parfaitement applani, qu'on se serait donné au diable que depuis la création il n'avait pas été remué. «Ce brave Moiselet, disait M. Sénard, en se frottant les mains, il nous a arrangé cela à merveille. Ma foi, messieurs les Cosaques, vous aurez le nez fin, si vous trouvez celle-là.» Au bout de quelques jours, les armées coalisées font de nouveaux progrès, et voilà que des nuées de Kirguiz, de Kalmouks et de Tartares de toutes les hordes et de toutes les couleurs, s'éparpillent dans la campagne aux environs de Paris. Ces hôtes incommodes sont, comme on le sait, fort avides de butin; ils font partout un ravage épouvantable, point d'habitation qui ne leur paie tribut; mais dans leur ardeur de piller, ils ne se bornent pas à la superficie, tout leur appartient, jusqu'au centre du globe, et pour ne pas être frustrés dans leurs prétentions, intrépides géologues, ils font une foule de sondes qui, au grand regret des naturels du pays, leur révèlent qu'en France, les mines d'or ou d'argent sont moins profondes qu'au Pérou. Une semblable découverte était bien faite pour les mettre en goût, ils fouillèrent avec une activité sans pareille, et le vide qu'ils produisirent dans bien des cachettes, fit le désespoir des Crésus de plus d'un canton. Les maudits Cosaques! Cependant l'instinct si sûr qui les guidait où il y avait à prendre, ne les conduisait pas à la cachette du curé. C'était comme une bénédiction du ciel, chaque matin le soleil se levait, et rien de nouveau; rien de nouveau non plus, quand il se couchait.
Décidément on ne pouvait s'empêcher de reconnaître le doigt de Dieu dans l'impénétrabilité du mystère de l'inhumation opérée par Moiselet. M. Sénard en était si touché, que nécessairement il dut se mêler des actions de grâces aux prières qu'il faisait pour la conservation et le repos de ses diamants. Persuadé que ses vœux seraient exaucés, dans sa sécurité croissante il commençait à dormir sur l'une et l'autre oreille, lorsqu'un beau jour, ce devait être un vendredi, Moiselet plus mort que vif, accourt chez le curé: «Ah! monsieur, je n'en puis plus.
—»Qu'avez-vous donc, Moiselet?
—»Je n'oserai jamais vous le dire. Mon pauvre M. le curé, ça m'a porté un coup, j'en suis encore saisi à toutes les places. On m'ouvrirait les veines qu'il n'en sortirait pas une goutte de sang.
—»Mais qu'est-ce qu'il y a? Vous m'effrayez.
—»La cachette.....
—»Miséricorde! je n'ai pas besoin d'en apprendre davantage. Oh! que la guerre est un terrible fléau! Jeanneton, Jeanneton, allons donc vite, mes souliers et mon chapeau.
—»Mais, monsieur, vous n'avez pas déjeûné.
—»Oh! il s'agit bien de déjeûner.
—»Vous savez que quand vous sortez à jeun vous avez des tiraillements....
—»Mes souliers, te dis-je.
—»Et puis vous vous plaindrez de votre estomac.
—«Je n'en ai plus besoin d'estomac. Non je n'en ai plus besoin, nous sommes ruinés.
—«Nous sommes ruinés.... Jésus-Maria! mon doux Sauveur! est-il possible?... Ah! monsieur, courez donc.... courez donc.»
Pendant que le curé s'accommodait à la hâte, et qu'impatient par la difficulté de passer ses boucles, il ne pouvait jamais se chausser assez vite, Moiselet, du ton le plus lamentable, lui faisait le récit de ce qu'il avait vu: «En êtes-vous bien sûr? lui dit le curé, peut-être n'ont-ils pas tout pris.
—»Ah! monsieur, Dieu le veuille! Mais je n'ai pas eu le cœur d'y regarder.»
Ils se dirigèrent ensemble vers la vieille grange, où ils reconnurent que l'enlèvement était complet. En contemplant l'étendue de son malheur, le curé faillit tomber à la renverse, Moiselet de son côté était dans un état à faire pitié, le cher homme s'affligeait plus encore que si la perte lui eût été personnelle. Il fallait entendre ses soupirs et ses gémissements. Ceci était l'effet de l'amour du prochain. M. Sénard ne se doutait guère qu'à Livry, la désolation était si grande. Quel désespoir quand il reçut la nouvelle de l'événement! A Paris, la police est la providence des gens qui ont perdu. La première idée de M. Sénard, et la plus naturelle, fut que le vol dont il avait à se plaindre était le fait des Cosaques; dans cette hypothèse, la police n'y pouvait pas grand'chose, mais M. Sénard ne s'avisa-t-il pas de soupçonner que les Cosaques étaient innocents; et par un certain lundi que j'étais dans le cabinet de M. Henry, j'y vis entrer un de ces petits hommes secs et vifs, qu'au premier aspect on peut juger intéressés et défiants: c'était M. Sénard, il expose assez brièvement sa mésaventure, et finit par une conclusion qui n'était pas trop favorable à Moiselet. M. Henry pensa comme lui que ce dernier devait être l'auteur de la soustraction, et je fus de l'avis de M. Henry. «C'est très bien, observa celui-ci, mais notre opinion n'est fondée que sur des conjectures, et si Moiselet ne fait pas d'imprudence, il sera impossible de le convaincre.
—»Impossible? s'écria M. Sénard, que vais-je devenir? Mais non, je n'aurai pas en vain imploré votre secours, ne savez-vous pas tout, ne pouvez-vous pas tout, quand vous le voulez? Mes diamants! mes pauvres diamants, je donnerais tout à l'heure cent mille francs pour les recouvrer.
—»Vous donneriez le double, que si le voleur a pris toutes ses précautions, nous ne saurions rien.
—»Ah! monsieur, vous me désespérez, reprit le bijoutier, en pleurant à chaudes larmes et se jetant aux genoux du chef de division. Cent mille écus de diamants! s'il faut que je les perde, j'en mourrai de chagrin; je vous en conjure, ayez pitié de moi.
—»Ayez pitié, cela vous est bien aisé à dire; cependant, si votre homme n'est pas trop retors, en le faisant surveiller et circonvenir par quelque agent adroit, peut-être viendrons-nous à bout de lui arracher son secret.
—»Combien je vous aurais de reconnaissance! oh! je ne tiens pas à l'argent; cinquante mille francs seront la récompense du succès.
—»Eh bien! Vidocq, qu'en pensez-vous?
—»L'affaire est épineuse, répondis-je à M. Henry, mais si je m'en chargeais, je ne serais pas surpris d'en venir à mon honneur.
—»Ah! me dit M. Sénard en me pressant affectueusement la main, vous me rendez la vie; n'épargnez rien, je vous en prie, monsieur Vidocq; faites toutes les dépenses nécessaires pour arriver à un heureux résultat, ma bourse vous est ouverte, aucun sacrifice ne me coûtera. Comment! vous croyez réussir?
—»Oui, monsieur, je le crois.
—»Allons, faites-moi retrouver ma cassette, et il y a dix mille francs pour vous, oui, dix mille francs, le grand mot est lâché, je ne m'en dédis pas.»
Malgré les rabais successifs de M. Sénard, à mesure que la découverte lui semblait plus probable, je promis de faire pour l'effectuer, tout ce qui serait en mon pouvoir. Mais avant de rien entreprendre, il fallait qu'une plainte eût été portée: M. Sénard ainsi que le curé, se rendirent en conséquence à Pontoise, et par suite de leur déclaration, le délit ayant été constaté, Moiselet fut arrêté et interrogé. On le prit par tous les bouts pour le déterminer à s'avouer coupable, mais il persista à se dire innocent, et faute de preuves du contraire, la prévention allait s'évanouir, lorsque, pour consolider son existence, s'il était possible, je mis en campagne un de mes agents. Celui-ci, revêtu de l'uniforme militaire et le bras gauche en écharpe, s'introduit avec un billet de logement chez la femme de Moiselet; il est censé sortir de l'hôpital et ne devoir faire à Livry qu'un séjour de quarante-huit heures, mais, peu d'instants après son arrivée, il fait une chute, et une entorse de commande vient tout à coup le mettre hors d'état de continuer sa route. Dès lors, il lui devient indispensable de s'arrêter, et le maire décide qu'il sera l'hôte de la tonnelière jusqu'à nouvel ordre.
Madame Moiselet est une de ces bonnes grosses réjouies à qui il ne déplaît pas de vivre sous le même toit qu'un conscrit blessé; elle prend assez gaîment son parti sur l'accident qui retient le jeune soldat près d'elle, d'ailleurs, il peut la consoler de l'absence de son mari, et comme elle n'a pas atteint sa trente-sixième année, elle est encore dans l'âge où une femme ne dédaigne pas les consolations. Ce n'est pas tout, les mauvaises langues reprochent à madame Moiselet de n'aimer pas le vin bu, c'est sa petite réputation locale! Le prétendu soldat ne manque pas de caresser tous les faibles par lesquels elle est accessible; d'abord il se rend utile, et afin d'achever de se concilier les bonnes grâces de sa bourgeoise, de temps en temps, pour lui payer bouteille, il défait les courroies d'une ceinture passablement garnie.
La tonnelière est charmée de tant de prévenances; le soldat sait écrire, il devient son secrétaire, mais les lettres qu'elle adresse à son cher époux sont de nature à ne pas le compromettre; pas la moindre expression à double entente, c'est l'innocence qui s'entretient avec l'innocence. Le secrétaire plaint madame Moiselet, il s'apitoie sur le compte du détenu, et pour provoquer des ouvertures, il fait parade de cette morale large, qui admet tous les moyens de s'enrichir; mais madame est trop renardée pour être dupe de ce langage; constamment sur le qui-vive, elle n'est pas moins circonspecte dans ses paroles que dans ses démarches. Enfin, après une expérience de quelques jours, il m'est démontré que mon agent, malgré son habileté, ne retirera aucun fruit de sa mission. Je me propose alors de manœuvrer en personne, et déguisé en marchand colporteur, je me mets à parcourir les environs de Livry. J'étais un de ces juifs qui tiennent de tout, draps, bijoux, rouennerie, etc., etc., et j'acceptais en échange, de l'or, de l'argent, des pierreries, enfin tout ce qui m'était offert. Une ancienne voleuse, qui connaissait les localités, m'accompagnait dans ma tournée, c'était la veuve d'un fameux voleur, Germain Boudier, dit le père Latuile, qui, après avoir subi une demi-douzaine de jugements, venait de mourir à Sainte-Pélagie: elle-même avait été retenue seize ans dans les prisons de Dourdans, où les apparences de modestie et de dévotion qu'elle affichait l'avaient fait surnommer la Religieuse. Personne n'était plus habile à moucharder les femmes, ou à les tenter par l'appât des colifichets et des ajustements: elle avait ce qu'on appelle le fil au suprême degré. Je me flattais que madame Moiselet, séduite par son éloquence et par nos marchandises, se laisserait aller à mettre en dehors les écus du curé, ou quelque brillant de la plus belle eau, voire même le calice ou la patène, dans le cas où le troc serait de son goût; mon calcul fut mis en défaut, la tonnelière n'était pas pressée de jouir, et sa coquetterie ne la fit pas succomber. Madame Moiselet était le Phénix des femmes, je l'admirai, et puisqu'il n'y avait aucune épreuve à laquelle elle ne résistât, convaincu que je perdrais mon temps à faire sur elle un nouvel essai de mes stratagèmes, je songeai à ne plus expérimenter que sur son mari. Bientôt, le juif colporteur fut métamorphosé en un domestique allemand, et sous ce travestissement, je commençai à rôder aux alentours de Pontoise, dans le dessein de me faire arrêter. Je cherchai les gendarmes en ayant l'air de les éviter, si bien qu'à la première rencontre, ils supposèrent que je ne les cherchais pas, et me sommèrent de leur exhiber mes papiers. On se doute bien que je n'en avais pas: partant ils m'ordonnèrent de marcher avec eux et me conduisirent devant un magistrat, qui, ne comprenant rien au baragouin par lequel je répondais à ses questions, désira connaître le fonds de mes poches, dans lesquelles exacte perquisition fut immédiatement faite en sa présence. Elles contenaient passablement d'argent et quelques objets dont on devait s'étonner que je fusse possesseur. Le magistrat, curieux comme un commissaire, veut absolument savoir d'où proviennent les objets et l'argent, je l'envoie paître en proférant deux ou trois jurons tudesques des mieux conditionnés, et lui, pour m'apprendre à être plus poli une autre fois m'envoie en prison.
Me voici sous les verroux; au moment de mon arrivée, les prisonniers étaient en récréation dans la cour; le geolier m'introduit parmi eux, et me présente en ces termes: «Je vous amène un hacheur de paille, tâchez de le comprendre, si vous pouvez.» Aussitôt on s'empresse autour de moi, et je suis accueilli par une salve de Landsman et de Meiner à n'en plus finir. Pendant cette réception, je cherchais des yeux le tonnelier de Livry, il me parut que ce devait être une sorte de paysan demi-bourgeois, qui, prenant part au concert de saluts qui m'étaient adressés, avait prononcé le Landsman de ce ton doucereux, que contractent presque toujours les rats d'église qui ont l'habitude de vivre des miettes de l'autel. Celui-là n'était pas trop gras, tant s'en fallait, mais on voyait que c'était sa constitution, et à part sa maigreur, il était resplendissant de santé: il avait le cerveau étroit, de petits yeux bruns à fleur de tête, une bouche énorme, et bien qu'en détaillant ses traits, on pût en remarquer quelques-uns de fort mauvais augure, de l'ensemble résultait pourtant cet air benin qui ferait ouvrir à un diable les portes du paradis; ajoutez, pour compléter le portrait, que dans son costume le personnage était au moins en arrière de quatre ou cinq générations, circonstance qui, dans un pays ou les Gérontes sont en possession de faire les réputations de probité, établit toujours une présomption en faveur de l'individu. Je ne sais pourquoi je me figurais que Moiselet devait être au fait de ce raffinement du coquin, qui, pour se donner des apparences de bonhomie et se concilier les suffrages des vieillards, ne manque pas de s'habiller comme eux. En l'absence d'autres signes plus caractéristiques, une paire de lunettes campées sur un nez superbe, de larges boutons attachés sur un habit noisette de nuance claire et de forme carrée, une culotte courte, un chapeau à trois cornes vieux style, et des bas chinés auraient eu le privilége d'attirer mon attention. La mise et la figure se trouvant réunies, j'avais bien des motifs de croire que je devinais juste. Je voulus m'en assurer. «Mossiè, Mossiè,» dis-je en m'adressant au prisonnier, dans lequel il me semblait avoir reconnu Moiselet. «Écoute Mossiè hapit fiante» (ignorant son nom, je le désignais ainsi parce que son habit était presque couleur de chair). «Sacreminte, tertaiffle, langue à moi pas tourne: goute françons, moi misérâple, moi trink vind, ferme trink vind for guelt, schwardz vind.» J'indique du doigt son chapeau qui est noir, il ne me comprend pas, mais je lui fais signe de boire, et je deviens pour lui parfaitement intelligible. Tous les boutons de ma redingotte étaient des pièces de vingt francs, j'en donne une à mon homme, il demande qu'on nous apporte du vin, et bientôt après j'entends un porte-clefs, crier: «Père Moiselet, je vous en ai monté deux bouteilles.» L'habit viande est donc Moiselet, je le suis dans sa chambre, et nous nous mettons à boire comme deux sonneurs; deux autres bouteilles arrivent, nous ne procédions que par couple. Moiselet, en sa qualité de chantre, de tonnelier, de sacristain, etc., etc., n'est pas moins ivrogne que bavard, il entonne à faire plaisir, et ne décesse pas de parler en baragouinant comme moi: «Moi, aimer beaucoup les Hâllemâgne, me disait-il, pour vous couche ici, brave kinserlique.» Et le geolier étant venu trinquer avec nous, il le pria de dresser un lit pour moi à côté du sien.
«Pour vous contente kinserlique?
—»Moi contente tu te même.
—»Pour vous beaucoup trinque.
—»Moi trinque tuchur.
—»Toujours trinque! ah bonne camarade;» et il fait encore venir du vin.
La consommation allait bon train, après deux ou trois heures de ce régime, je feins de me trouver étourdi. Moiselet, pour me remettre, me fait donner une tasse de café sans sucre; au café succèdent les verres d'eau, on ne se fait pas d'idée des soins que me prodigue mon nouvel ami; mais quand l'ivresse y est, c'est comme la mort, on a beau faire... L'ivresse m'accable, je me couche et m'endors, du moins Moiselet le croit. Cependant je le vis très distinctement, à plusieurs reprises, remplir mon verre et le sien, et les avaler tous les deux. Le lendemain à mon réveil, il me paya la goutte, et pour paraître de bon compte, il me remit trois francs cinquante centimes, qui, suivant lui, étaient ce qui me revenait de ma pièce de vingt francs. J'étais un excellent compagnon, Moiselet s'en était aperçu, il ne pouvais plus me quitter; j'achevai avec lui la pièce de vingt francs, et j'en entamai une de quarante, qui fila avec la même rapidité; lorsqu'il vit celle-ci tirer à sa fin, il craignit que ce ne fût la dernière. «Pour vous bouton, encore? me dit-il, avec un ton d'anxiété des plus comiques.» Je lui montre une nouvelle pièce. «Ah! vous encore gros bouton, s'écrie-t-il en sautant de joie.»
Le gros bouton eut la même destination que les précédents, enfin à force de boire ensemble, il vient un moment où Moiselet entend et parle ma langue presque aussi bien que moi: nous pouvons alors nous conter nos peines. Moiselet était très curieux de connaître mon histoire; celle que je lui fabriquai était appropriée au genre de confiance que je souhaitais lui inspirer. «Pour moi venir France avec maître à moi, moi l'y être tomestique. Maître à moi, maréchal Autriche, Autriche peaucoup l'or en son famile; maître à moi l'y être michante, michante encore plis que dafantache; tuchur pinir, tuchur schelag; schlag l'y être pas ponne; maître à moi, emporté mon personne avec régiment en Montreau..... Montreau...., ô Jésus mingotte! grouss, grouss pataille, peaucoup monte capout maq, dormir tuchur. Franz, Napoléon, patapon, poum, poum, Prisse, Autriche, Rousse, tous estourbe.... Moi peur pour estourbe; moi chemine, chemine avec eine gross pitin, que âfre maître à moi dans le hâfre-sac, sir ma chival; moi pas pitin ditout, miserâple; moi quitte maître, moi tu de suite pitin, pli miserâple, peaucoup l'or, peaucoup petite qui prille, peaucoup quelle heure il est.... Galope galope Fritz; moi appelle Fritz en mon maisson, galop Fritz, en Pondi, halte Fritz, où lé harpre i tuche lé harpre, moi affre créssé, et mettre hâfre-sac pas fissiple, et si moi bartir Allemagne, prentre hâfre-sac, et moi riche; maîtresse à moi riche, père à moi riche, tu le monte riche.» Bien que la narration ne fût pas des plus claires, le père Moiselet se la traduisit sans se méprendre sur le fait: il vit très bien que pendant la bataille de Montereau, je m'étais enfui avec le porte-manteau de mon maître, et que je l'avais caché dans la forêt de Bondy. La confidence ne l'étonna pas, elle eut même pour effet de me concilier de plus en plus son affection. Ce redoublement d'amitié, après un aveu qui ne signalait en moi qu'un voleur, me prouva qu'il avait la conscience très vaste. Dès lors je restai convaincu qu'il savait mieux que personne où étaient passés les diamants de M. Sénard, et qu'il ne tiendrait qu'à lui de m'en donner des bonnes nouvelles. Un soir qu'après avoir bien dîné, je lui vantais les délices d'outre-Rhin, il poussa un long soupir et me demanda s'il y avait du bon vin dans le pays.
«Ia, ia, lui répondis-je, pon fin et charmante mamesselle.
—»Charmante mamesselle aussi?
—»Landsman, vous contente, moi partir avec vous?
—»Ia, ia, fréli, ia, moi bien contente.
—»Ah! vous bien contente, eh bien! moi quitte France, quitte vieille femme; (il me montre par ses doigts que madame Moiselet a trente-cinq ans), et dans pays à vous, moi prends petite mamesselle, pas plis quince ans.
—»Ia, goute, goute eine neuve mamesselle, pas l'enfant encore. Ah! fou être eine petite friponne.»
Moiselet revint plus d'une fois à son projet d'émigration; il y songeait très sérieusement, mais pour émigrer, il fallait être libre, et l'on ne se pressait pas de nous donner la clé des champs. Je lui suggérai la pensée de s'évader avec moi à la première occasion; et quand il m'eut promis que nous ne nous quitterions plus, pas même pour dire tout bas un dernier adieu à madame son épouse, je fus certain qu'il ne tarderait pas à tomber dans mes filets. Cette certitude résultait d'un raisonnement fort simple: Moiselet, me disais-je, veut me suivre en Allemagne; on ne voyage pas avec des coquilles; il compte y bien vivre, il est vieux, et, comme le roi Salomon, il se propose de se passer la fantaisie d'une petite Abisag de Sunem. Oh! pour le coup, le père Moiselet a trouvé la poule noire; ici il est dépourvu d'argent, sa poule noire n'est donc pas ici; mais où est-elle? Nous le saurons bien, puisqu'il est convenu que nous sommes désormais inséparables.
Dès que mon commensal eut fait toutes ses réflexions, et que, la tête pleine de ses châteaux en Allemagne, il fut bien décidé à s'expatrier, j'adressai au procureur du roi une lettre dans laquelle, en me faisant reconnaître comme agent supérieur de la police de sûreté, je le priai d'ordonner que je fusse extrait avec Moiselet, lui pour être conduit à Livry, et moi à Paris.
L'ordre ne se fit pas long-temps attendre, le geolier vint nous l'annoncer la veille de son exécution, et j'eus encore toute la nuit devant moi pour fortifier Moiselet dans ses résolutions; il y persistait plus que jamais, et accueillit presque avec transport la proposition que je lui fis de nous échapper la plutôt possible des mains de notre escorte. Il lui tardait tant de se mettre en route qu'il n'en dormit pas. Au jour, je lui donnait à entendre que je pensais qu'il était un voleur aussi: «Pour fous, gripp aussi, lui dis-je; oh! schlim, schlim Françous, toi pas parlir, toi spispouf tute même.» Il ne répondit pas, mais quand, avec mes doigts crispés à la normande, il me vit faire le geste de prendre, il ne put s'empêcher de sourire avec cette expression pudibonde du Oui que l'on n'ose prononcer. Le tartuffe avait de la vergogne; vergogne de dévot, s'entend.
Enfin vient le moment tant désiré d'une extraction, qui va nous mettre à même d'accomplir nos desseins. Il y a trois grandes heures que Moiselet est prêt; pour lui donner du courage, je n'ai pas négligé de le pousser au vin et à l'eau-de-vie, et il ne sort de la prison qu'après avoir reçu tous ses sacrements.
Nous ne sommes attachés qu'avec une corde très mince; chemin faisant, il me fait signe qu'il ne sera pas difficile de la rompre. Il ne se doute guères que ce sera rompre le charme qui l'a préservé jusqu'alors. Plus nous allons, plus il me témoigne qu'il met en moi l'espoir de son salut; à chaque minute, il me réitère la prière de ne pas l'abandonner, et moi de répondre: «Ia, Françous, ia moi pas lâchir vous.» Enfin, nous touchons à l'instant décisif; la corde est rompue, je franchis le fossé qui nous sépare d'un taillis. Moiselet, qui a retrouvé ses jambes de quinze ans, s'élance après moi; un des gendarmes met pied à terre pour nos poursuivre, mais le moyen de courir et surtout de sauter avec des bottes à l'écuyère et un grand sabre; tandis qu'il fait un circuit pour nous joindre, nous disparaissons dans le fourré, et bientôt nous sommes hors d'atteinte.
Un sentier que nous suivons nous conduit dans le bois de Vaujours. Là, Moiselet s'arrête, et après avoir promené ses regards autour de lui, il se dirige vers des broussailles. Je le vois alors se baisser et plonger son bras dans une touffe des plus épaisses, d'où il ramène une bèche; il se relève brusquement, fait quelques pas sans proférer un seul mot, et quand nous sommes près d'un bouleau sur lequel je remarque plusieurs branches cassées, il ôte avec prestesse son chapeau et son habit, et se met en devoir de creuser la terre; il y allait de si grand cœur qu'il fallait bien que la besogne avançât. Tout à coup il se renverse, et en s'échappant de sa poitrine, le ah prolongé de la satisfaction m'apprend que sans avoir eu besoin de faire tourner la baguette, il a su découvrir un trésor. On croirait que le tonnelier va tomber en syncope, mais il se remet promptement; encore quelques coups de bêche, la chère boîte est à nu, il s'en empare. Je me saisis en même temps de l'instrument explorateur, et changeant subitement de langage, je déclare en très bon français, à l'ami des kaiserliques, qu'il est mon prisonnier. «Pas de résistance, lui dis-je, ou je vous brise la tête.» A cette menace, il crut rêver, mais lorsqu'il se sentit appréhender par cette main de fer qui a dompté les plus vigoureux scélérats, il dut être convaincu que ce n'était pas un songe. Moiselet fut doux comme un mouton; je lui avais juré de ne pas le lâcher, je lui tins parole. Pendant le trajet pour arriver au poste de la brigade de gendarmerie où je le déposai, il s'écria à plusieurs reprises: «Je suis perdu; qui aurait jamais dit ça? il avait l'air si bonasse!» Traduit aux assises de Versailles, Moiselet fut condamné à six mois de réclusion.
M. Sénard fut au comble de la joie d'avoir retrouvé ses cent mille écus de diamants. Fidèle à son système de rabais, il réduisit de moitié la récompense, encore eut-on de la peine à lui arracher les cinq mille francs, sur lesquels j'avais été obligé d'en dépenser plus de deux mille; je vis le moment où j'en aurais été pour les frais.
CHAPITRE XLI.
Les glaces enlevées.—Un beau jeune homme.—Mes quatre états.—La fringale.—Le connaisseur.—Le Turc qui a vendu ses odalisques.—Point de complices.—Le général Bouchu.—L'inconvénient des bons vins.—Le petit saint Jean.—Le premier dormeur de France.—Le grand uniforme et les billets de banque.—La crédulité d'un recéleur.—Vingt-cinq mille francs de flambés.—L'officieux.—Capture de vingt-deux voleurs.—L'adorable cavalier.—Le parent de tout le monde.—Ce que c'est d'être lancé.—Les Lovelaces de carcan.—L'aumônier du régiment.—Surprise au café Hardi.—L'Anacréon des galères.—Encore une petite chanson.—Je vais à l'affût aux Tuileries.—Un grand seigneur.—Le directeur de la police du château.—Révélations au sujet de l'assassinat du duc de Berry.—Le géant des voleurs.—Paraître et disparaître.—Une scène par madame de Genlis.—Je suis accoucheur.—Les synonymes.—La mère et l'enfant se portent bien.—Une formalité.—Le baptême.—Il n'y a pas de dragées.—Ma commère à Saint-Lazarre.—Un pendu.—L'allée des voleurs.—Les médecins dangereux.—Craignez les bénéfices.—Je revois d'anciens amis.—Un dîner au Capucin.—J'enfonce les Bohémiens.—Un tour chez la duchesse.—On retrouve les objets.—Deux montagnes ne se rencontrent pas.—La bossue moraliste.—La foire de Versailles.—Les insomnies d'une marchande de nouveautés.—Les ampoules et la chasse aux punaises.—Amour et tyrannie.—Le grillage et les rideaux verts.—Scènes de jalousie.—Je m'éclipse.
Peu de temps après la difficile exploration qui fut si fatale au tonnelier, je fus chargé de rechercher les auteurs d'un vol de nuit, commis, à l'aide d'escalade et d'effraction, dans les appartements du prince de Condé, au palais Bourbon. Des glaces d'un très grand volume en avaient disparu, et leur enlèvement s'était effectué avec tant de précaution, que le sommeil de deux cerbères, qui suppléaient à la vigilance du concierge, n'en avait pas été troublé un instant. Les parquets dans lesquels ces glaces étaient enchassées n'ayant point été endommagés, je fus d'abord porté à croire qu'elles en avaient été extraites par des ouvriers miroitiers ou tapissiers; mais à Paris, ces ouvriers sont nombreux, et parmi eux, je n'en connaissais aucun sur qui je pusse, avec quelque probabilité, faire planer mes soupçons. Cependant j'avais à cœur de découvrir les coupables, et pour y parvenir, je me mis en quête de renseignements. Le gardien d'un atelier de sculpture, établi près du quinconce des invalides, me fournit la première indication propre à me guider: vers trois heures du matin, il avait vu près de sa porte, plusieurs glaces gardées par un jeune homme qui prétendait avoir été obligé de les entreposer dans cet endroit, en attendant le retour de ses porteurs, dont le brancard s'était rompu. Deux heures après, le jeune homme ayant ramené deux commissionnaires, leur avait fait enlever les glaces, et s'était dirigé avec eux du côté de la fontaine des Invalides. Au dire du gardien, l'individu qu'il signalait pouvait être âgé d'environ vingt-trois ans, et n'avait guères que cinq pieds un pouce; il était vêtu d'une redingotte de drap gris-foncé, et avait une assez jolie figure. Ces données ne me furent pas immédiatement utiles, mais elles me conduisirent indirectement à trouver un commissionnaire qui, le lendemain du vol, avait transporté des glaces d'une belle grandeur, rue Saint-Dominique, où il les avait déposées dans le petit hôtel Caraman. Il se pouvait bien que ces glaces ne fussent pas celles qui avaient été volées; et puis, en supposant que ce fussent elles, qui me répondait qu'elles n'avaient pas changé de domicile et de propriétaire? On m'avait désigné la personne qui les avaient reçues; je résolus de m'introduire chez elle, et pour ne lui inspirer aucune crainte, ce fut dans l'accoutrement d'un cuisinier que je résolus de m'offrir à ses regards. La veste d'indienne et le bonnet de coton sont les insignes de la profession; je m'en affuble, et après m'être bien pénétré de l'esprit de mon rôle, je me rends au petit hôtel de Caraman, où je monte au premier. La porte est fermée; je frappe, on m'ouvre; c'est un fort beau jeune homme, qui s'enquiert du motif qui m'amène. Je lui remets une adresse, et lui dis qu'informé qu'il avait besoin d'un cuisinier, je prenais la liberté de venir lui offrir mes services. «Mon Dieu! mon ami, me répondit-il, vous êtes probablement dans l'erreur, l'adresse que vous me donnez ne porte pas mon nom; comme il y a deux rues Saint-Dominique, c'est sans doute dans l'autre qu'il vous faut aller.»
Tous les Ganimèdes n'ont pas été ravis dans l'Olympe: le beau garçon qui me parlait affectait des manières, des gestes, un langage qui, joints à sa mise, me montrèrent tout d'un coup à qui j'avais affaire. Je pris aussitôt le ton d'un initié aux mystères des ultra-philanthropes, et après quelques signes qu'il comprit parfaitement, je lui exprimai combien j'étais fâché qu'il n'eût pas besoin de moi: «Ah! monsieur, lui dis-je, je préférerais rester avec vous, lors même que vous ne me donneriez que la moitié de ce que je puis gagner ailleurs; si vous saviez combien je suis malheureux; voilà six mois que je suis sans place, et je ne mange pas tous les jours...... Croiriez-vous qu'il y a bientôt trente-six heures que je n'ai rien pris?
—«Vous me faites de la peine, mon bon ami; comment donc, vous êtes encore à jeun! allons, allons, vous dînerez ici.»
J'avais en effet une faim capable de donner au mensonge que je venais de faire toutes les apparences d'une vérité: un pain de deux livres, une moitié de volaille, du fromage et une bouteille de vin qu'il me servit, ne séjournèrent pas long-temps sur la table; une fois rassasié, je me mis à l'entretenir de ma fâcheuse position. «Voyez, monsieur, lui dis-je, s'il est possible d'être plus à plaindre; je sais quatre métiers, et des quatre je ne puis en utiliser un seul; tailleur, chapelier, cuisinier; je fais un peu de tout, et n'en suis pas plus avancé. Mon premier état était tapissier-miroitier.
—«Tapissier-miroitier, reprit-il vivement!»
Et sans lui laisser le temps de réfléchir à l'imprudence de cette espèce d'exclamation: «Eh oui! poursuivis-je, tapissier-miroitier; c'est celui de mes quatre métiers que je connais le mieux, mais les affaires vont si mal qu'on ne fait presque plus rien en ce moment.
—«Tenez, mon ami, me dit le charmant jeune homme, en me présentant un petit verre, c'est de l'eau-de-vie, cela vous fera du bien; vous ne sauriez croire combien vous m'intéressez, je veux vous donner de l'ouvrage pour quelques jours.
—»Ah! monsieur, vous êtes trop bon, vous me rachetez la vie; dans quel genre, s'il vous plaît, vous conviendrait-il de m'occuper?
—»Dans l'état de miroitier.
—»Si vous avez des glaces à arranger, trumeau, Psyché, bonheur du jour, joie de Narcisse, n'importe, vous n'avez qu'à me les confier, je vous ferai, comme on dit, voir un plat de mon métier.
—»J'ai des glaces de toute beauté; elles étaient à ma campagne, d'où je les ai fait revenir, de peur qu'il ne prît à messieurs les Cosaques la fantaisie de les briser.
—»Vous avez très bien fait; mais pourrait-on les voir?
—»Oui, mon ami.»
Il me fait passer dans un cabinet, et à la première vue, je reconnais les glaces du palais Bourbon. Je m'extasie sur leur beauté, sur leur dimension, et après les avoir examinées avec la minutieuse attention d'un homme qui s'y entend, je fais l'éloge de l'ouvrier qui les a démontées sans en avoir endommagé le tain.
«L'ouvrier, mon ami, me dit-il, l'ouvrier, c'est moi; je n'ai pas voulu que personne y touchât, pas même pour les charger sur la voiture.
—»Ah! monsieur, je suis fâché de vous donner un démenti, mais ce que vous me dites est impossible, il faudrait être du métier pour entreprendre une besogne semblable, et encore le meilleur ouvrier n'en viendrait-il pas à bout seul.» Malgré l'observation, il persista à soutenir qu'il n'avait pas eu d'aide; et comme il ne m'eût servi à rien de le contrarier, je n'insistai pas.
Un démenti était une impolitesse dont il aurait pu se formaliser, il ne me parla pas avec moins d'aménité, et après m'avoir à peu près donné ses instructions, il me recommanda de revenir le lendemain, afin de me mettre au travail le plutôt possible. «N'oubliez-pas, d'apporter votre diamant, je veux que vous me débarrassiez de ces ceintres qui ne sont plus de mode.»
Il n'avait plus rien à me dire, et je n'avais plus rien à apprendre: je le quittai et allai rejoindre deux de mes agents, à qui je donnai le signalement du personnage, en leur prescrivant de le suivre dans le cas où il sortirait. Un mandat était nécessaire pour opérer l'arrestation, je me le procurai, et bientôt après, ayant changé de costume, je revins, assisté du commissaire de police et de mes agents, chez l'amateur de glaces, qui ne m'attendait pas sitôt. Il ne me remit pas d'abord; ce ne fut que vers la fin de la perquisition, que m'examinant plus attentivement, il me dit: «Je crois vous reconnaître: n'êtes-vous pas cuisinier?
—«Oui, monsieur, lui répondis-je; je suis cuisinier, tailleur, chapelier, miroitier, et qui plus est, mouchard pour vous servir.» Mon sang-froid le déconcerta tellement qu'il n'eut plus la force de prononcer un seul mot.
Ce monsieur se nommait Alexandre Paruitte, outre les glaces et deux Chimères en bronze doré qu'il avait prises au palais Bourbon, on trouva chez lui quantité d'objets, provenant d'autres vols. Les inspecteurs qui m'avaient accompagné dans cette expédition se chargèrent de conduire Paruitte au dépôt, mais chemin faisant, ils eurent la maladresse de le laisser échapper. Ce ne fut que dix jours après que je parvins à le rejoindre à la porte de l'ambassadeur de sa Hautesse le sultan Mahmoud; je l'arrêtai au moment où il montait dans le carrosse d'un Turc qui vraisemblablement avait vendu ses odalisques.
Je suis encore à m'expliquer comment, malgré des obstacles que les plus experts d'entre les voleurs jugeraient insurmontables, Paruitte a pu effectuer le vol qui lui a procuré deux fois l'occasion de me voir. Cependant il paraît constant qu'il n'avait point de complices, puisque, dans le cours de l'instruction, par suite de laquelle il a été condamné aux fers, aucun indice, même des plus légers, n'a pu faire supposer la participation de qui que ce soit.
A peu-près à l'époque où Paruitte enlevait les glaces du palais Bourbon, des voleurs s'introduisirent nuitamment rue de Richelieu, numéro 17, dans l'hôtel de Valois, où ils dévalisèrent M. le maréchal-de-camp Bouchu. On évaluait à une trentaine de mille francs les effets dont ils s'étaient emparés. Tout leur avait été bon, depuis le modeste mouchoir de coton jusqu'aux torsades étoilées du général; ces messieurs, habitués à ne rien laisser traîner, avaient même emporté le linge destiné à la blanchisseuse. Ce système, qui consiste à ne pas vouloir faire grâce d'une loque à la personne que l'on vole, est parfois fort dangereux pour les voleurs, car son application nécessite des recherches et entraîne des lenteurs qui peuvent leur devenir funestes. Mais, en cette occasion, ils avaient opéré en toute sûreté; la présence du général dans son appartement leur avait été une garantie qu'ils ne serait pas troublés dans leur entreprise, et ils avaient vidé les armoires et les malles avec la même sécurité qu'un greffier qui procède à un inventaire après décès. Comment, va-t-on me dire, le général était présent? Hélas! oui; mais quand on prend sa part d'un excellent dîner, qu'on ne se doute guère de ce qu'il en adviendra! Sans haine et sans crainte, sans prévision surtout, on passe gaîment du Beaune au Chambertin, du Chambertin au Clos-Vougeot, du Clos-Vougeot au Romanée; puis, après avoir ainsi parcouru tous les crus de la Bourgogne, en montant l'échelle des renommées, on se rabat en Champagne sur le pétillant Aï, et trop heureux alors le convive qui, plein des souvenirs de ce joyeux pélerinage, ne s'embrouille pas au point de ne pouvoir retrouver son logis! Le général, à la suite d'un banquet de ce genre, s'était maintenu dans la plénitude de sa raison, je me plais du moins à le croire, mais il était rentré chez lui accablé de sommeil, et comme, dans cette situation, on est plus pressé de gagner son lit que de fermer une fenêtre, il avait laissé la sienne ouverte pour la commodité des allants et des venants. Quelle imprudence! Pour qu'il s'endormît, il n'avait pas fallu le bercer: j'ignore s'il avait fait d'agréables songes, mais ce qui demeura constant pour moi, à la lecture de la plainte qu'il avait déposée, c'est qu'il s'était réveillé comme un petit saint Jean.
Quels individus l'avaient dépouillé de la sorte? Il n'était pas aisé de les découvrir; et, pour le moment, tout ce que l'on pouvait dire d'eux, avec certitude, c'est qu'ils avaient ce qu'on appelle du toupet, puisque après avoir rempli certaines fonctions dans la cheminée de la chambre où reposait le général, abominables profanateurs, ils avaient poussé l'irrévérence jusqu'à se servir de ses brevets, de manière à prouver qu'ils le tenaient pour le premier dormeur de France.
J'étais bien curieux de connaître les insolents à qui devait être imputé un vol accompagné de circonstances si aggravantes. A défaut d'indices d'après lesquels je pusse essayer de me tracer une marche, je me laissai aller à cette inspiration qui m'a si rarement trompé. Il me vint tout à coup à l'idée que les voleurs qui s'étaient introduits chez le général pourraient bien faire partie de la clientelle d'un nommé Perrin, ferrailleur, que l'on m'avait depuis long-temps signalé comme un des recéleurs les plus intrépides. Je commençai par faire surveiller les approches du domicile de Perrin, qui était établi rue de la Sonnerie, numéro 1; mais au bout de quelques jours, cette surveillance n'ayant eu aucun résultat, je restai persuadé que, pour atteindre le but que je m'étais proposé, il était nécessaire d'employer la ruse. Je ne pouvais pas m'aboucher avec Perrin, car il savait qui j'étais, mais je fis la leçon à l'un de mes agents qui ne devait pas lui être suspect. Celui-ci va le voir; on cause de choses et d'autres; on en vient à parler des affaires: «Ma foi, dit Perrin, on n'en fait pas de trop bonnes.
—»Comment les voulez-vous donc, répartit l'agent? je crois que ceux qui ont été chez ce général, dans l'hôtel de Valois, n'ont pas à se plaindre. Quand je pense que seulement dans son grand uniforme il avait caché pour vingt-cinq mille francs de billets de banque.»
Perrin, était pourvu d'une telle dose de cupidité et d'avarice, que s'il était possesseur de l'habit, ce mensonge, qui lui révélait une richesse sur laquelle il ne comptait pas, devait nécessairement faire sur lui une impression de joie qu'il ne serait pas le maître de dissimuler; si l'habit lui avait passé par les mains, et que déjà il en eût disposé, c'était une impression contraire qui devait se manifester: j'avais prévu l'alternative. Les yeux de Perrin ne brillèrent pas tout à coup, le sourire ne vint pas se placer sur ses lèvres, mais en un instant son visage devint de toutes les couleurs; en vain s'efforçait-il de déguiser son trouble, le sentiment de la perte se prononçait chez lui avec tant de violence qu'il se mit à frapper du pied et à s'arracher les cheveux: «Ah! mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-il, ces choses-là ne sont faites que pour moi, faut-il que je sois malheureux!
—»Eh bien! qu'avez-vous donc? est-ce que vous auriez acheté....?
—»Eh! oui, je l'ai acheté, ça se demande-t-il? mais je l'ai revendu.
—»Sûrement je sais à qui: au fondeur du passage Feydeau, pour qu'il brûle les broderies.
—»Allons, ne vous désespérez pas, il y a peut-être du remède, si le fondeur est un honnête homme....»
Perrin, faisant un saut: «Vingt-cinq mille francs de flambés! vingt-cinq mille francs! ça ne se trouve pas sous le pied d'un cheval; mais pourquoi aussi me suis-je tant pressé? Si je m'en croyais, je me ficherais des coups.
—»Eh bien, moi, si j'étais à votre place, je tâcherais tout simplement de ravoir les broderies avant qu'elles soient mises au creuset.... Tenez, si vous voulez, je me charge d'aller chez le fondeur, je lui dirai qu'ayant trouvé le placement des broderies pour des costumes de théâtre, vous désirez les racheter. Je lui offrirai un bénéfice, et probablement il ne fera aucune difficulté de me les remettre.»
Perrin, jugeant l'expédient admirable, accepta la proposition avec enthousiasme, et l'agent, pressé de lui rendre service, accourut pour me donner avis de ce qui s'était passé. Aussitôt, muni des mandats de perquisition, je fis une descente chez le fondeur: les broderies étaient intactes, je les remis à l'agent pour les reporter à Perrin, et au moment où ce dernier, impatient de saisir les billets, donnait le premier coup de ciseaux dans les parements, je parus avec le commissaire... On trouva chez Perrin toutes les preuves du trafic illicite auquel il se livrait: une foule d'objets volés fut reconnue dans ses magasins. Ce recéleur, conduit au dépôt, fut immédiatement interrogé, mais il ne donna d'abord que des renseignements vagues, dont il n'y eut pas moyen de tirer parti.
Après sa translation à la Force, j'allai le voir pour le solliciter de faire des révélations, je ne pus obtenir de lui que des signalements et des indications; il ignorait, disait-il, les noms des personnes de qui il achetait habituellement. Néanmoins, le peu qu'il m'apprit m'aida à former des soupçons plausibles, et à rattacher mes soupçons à des réalités. Je fis passer successivement devant lui une foule de suspects, et sur sa désignation, tous ceux qui étaient coupables furent mis en jugement. Vingt-deux furent condamnés aux fers; parmi les contumaces était un des auteurs du vol commis au préjudice du général Bouchu. Perrin fut atteint et convaincu de recel; mais, attendu l'utilité des renseignements qu'il avait fournis, on ne prononça contre lui que le minimum de la peine.
Peu de temps après, deux autres recéleurs, les frères Perrot, dans l'espoir de disposer les juges à l'indulgence, imitèrent la conduite de Perrin, non-seulement en faisant des aveux, mais en déterminant plusieurs détenus à signaler leurs complices. Ce fut d'après leurs révélations que j'amenai sous la main de la justice deux voleurs fameux, les nommés Valentin et Rigaudi dit Grindesi.
Jamais peut-être à Paris il n'y eut un plus grand nombre de ces individus qui cumulent les professions de voleur et de chevalier d'industrie, que dans l'année de la première restauration. L'un des plus adroits et des plus entreprenants était le nommé Winter de Sarre-Louis.
Winter n'avait pas plus de vingt-six ans; c'était un de ces beaux bruns, dont certaines femmes aiment les sourcils arqués, les longs cils, le nez proéminent et l'air mauvais sujet. Winter avait en outre la taille élancée et l'aspect dégagé qui ne messied pas du tout à un officier de cavalerie légère; aussi donnait-il la préférence au costume militaire, qui faisait le mieux ressortir tous les avantages de sa personne. Aujourd'hui il était en hussard, demain en lancier, d'autres fois il paraissait sous un uniforme de fantaisie. Au besoin, il était chef d'escadron, commandant d'état-major, aide-de-camp, colonel, etc.; il ne sortait pas des grades supérieurs, et pour s'attirer encore plus de considération, il ne manquait pas de se donner une parenté recommandable: il fut tour à tour le fils du vaillant Lasalle, celui du brave Winter, colonel des grenadiers à cheval de la garde impériale; le neveu du général compte de Lagrange, et le cousin germain de Rapp; enfin, il n'y avait pas de nom qu'il n'empruntât, ni de famille illustre à laquelle il ne se vantât d'appartenir. Né de parents aisés, Winter avait reçu une éducation assez brillante pour être à la hauteur de toutes ces métamorphoses, l'élégance de ses formes et une tournure des plus distinguées complétaient l'illusion.
Peu d'hommes avaient mieux débuté que Winter: jeté de bonne heure dans la carrière des armes, il obtint un avancement assez rapide; mais devenu officier, il ne tarda pas à perdre l'estime de ses chefs, qui, pour le punir de son inconduite, l'envoyèrent à l'île de Rhé, dans un des bataillons coloniaux. Là il se comporta quelque temps de manière à faire croire qu'il s'était corrigé. Mais on ne lui eut pas plutôt accordé un grade, que s'étant permis de nouvelles incartades, il se vit obligé de déserter pour se soustraire au châtiment. Il vint alors à Paris où ses exploits, soit comme escroc, soit comme filou, lui valurent bientôt le triste honneur d'être signalé à la police comme l'un des plus habiles dans ce double métier.
Winter, qui était ce qu'on appelle lancé, fit une foule de dupes dans les classes les plus élevées de la société; il fréquentait des princes, des ducs, des fils d'anciens sénateurs; et c'était sur eux ou sur les dames de leurs sociétés clandestines qu'il faisait l'expérience de ses funestes talents. Celles-ci surtout, quelque averties qu'elles fussent, ne l'étaient jamais assez pour ne pas céder à l'envie de se faire dépouiller par lui. Depuis plusieurs mois, la police était à la recherche de ce séduisant jeune homme, qui, changeant sans cesse d'habits et de logements, lui échappait toujours au moment où elle se flattait de le saisir, lorsqu'il me fut ordonné de me mettre en chasse afin de tenter sa capture.
Winter était un de ces Lovelaces de carcan, qui ne trompent jamais une femme sans la voler. J'imaginai que parmi ses victimes, il s'en trouverait au moins une qui, par esprit de vengeance, serait disposée à me mettre sur les traces de ce monstre. A force de chercher, je crus avoir rencontré cette auxiliaire bénévole; mais comme par fois ces sortes d'Arianes, tout abandonnées qu'elles sont, répugnent à immoler un perfide, je résolus de n'aborder celle-ci qu'avec précaution. Avant de rien entreprendre, il fallait sonder le terrain, je me gardai donc bien de manifester des intentions hostiles à l'égard de Winter, et pour ne pas effaroucher ce reste d'intérêt, qui, en dépit des procédés indignes, subsiste toujours dans un cœur sensible, ce fut en qualité d'aumônier du régiment qu'il était censé commander, que je m'introduisis près de la ci-devant maîtresse du prétendu colonel. Mon costume, mon langage, la manière dont je m'étais grimé, étant en parfaite harmonie avec le rôle que je devais jouer, j'obtins d'emblée la confiance de la belle délaissée, qui me donna à son insu tous les renseignements dont j'avais besoin. Elle me fit connaître sa rivale préférée, qui déjà fort maltraitée par Winter, avait encore la faiblesse de le voir, et ne pouvait s'empêcher de faire pour lui de nouveaux sacrifices.
Je me mis en rapport avec cette charmante personne, et pour être bien vu d'elle, je m'annonçai comme un ami de la famille de son amant; les parents de ce jeune étourdi m'avaient chargé d'acquitter ses dettes, et si elle consentait à me ménager une entrevue avec lui, elle pouvait compter qu'elle serait satisfaite la première. Madame *** n'était pas fâchée de trouver cette occasion de réparer les brèches faites à son petit avoir; un matin elle me fit remettre un billet pour m'avertir que le soir même, elle devait dîner avec son amant sur le boulevard du Temple, à la Galiote. Dès quatre heures, j'allai, déguisé en commissionnaire, me poster près de la porte du restaurant; et il y avait environ deux heures que je faisais faction, lorsque je vis venir de loin un colonel de hussards, c'était Winter, suivi de deux domestiques; je m'approche, et m'offre à garder les chevaux; on accepte, Winter met pied à terre, il ne peut m'échapper, mais ses yeux ayant rencontré les miens, d'un saut il s'élance sur son coursier, pique des deux et disparaît.
J'avais cru le tenir, mon désappointement fut grand. Toutefois je ne désespérais pas de l'appréhender. A quelque temps de là, je fus informé qu'il devait se rendre au café Hardi, sur le boulevard des Italiens: je l'y devançai avec quelques-uns de mes agents, et quand il arriva, tout avait été si bien disposé, qu'il n'eut plus qu'à monter dans un fiacre, dont j'avais fait les frais. Conduit devant le commissaire de police, il voulut soutenir qu'il n'était pas Winter, mais malgré les insignes du grade qu'il s'était conféré, et la longue brochette de décorations fixées sur sa poitrine, il fut bien et dûment constaté qu'il était l'individu désigné dans le mandat dont j'étais porteur.
Winter fut condamné à huit ans de réclusion; il serait aujourd'hui libéré, mais un faux dont il se rendit coupable durant sa détention à Bicêtre, lui ayant valu un supplément de huit ans de galères, à l'expiration de la première peine, il fut envoyé au bagne, où il est encore. Il partit en déterminé. Cet aventurier ne manquait pas d'esprit; il est, assure-t-on, l'auteur d'une foule de chansons, fort en vogue parmi les forçats, qui le regardent comme leur Anacréon. Voici l'une de celles qu'on lui attribue.
| AIR: de l'Heureux pilote. |
| Travaillant d'ordinaire, |
| La sorgue dans Pantin,[74] |
| Dans mainte et mainte affaire |
| Faisant très bon choppin.[75] |
| Ma gente cambriote,[76] |
| rendoublée de camelotte,[77] |
| De la dalle au flaquet;[78] |
| Je vivais sans disgrâce, |
| Sans regoût ni morace,[79] |
| Sans taff et sans regret.[80] |
| J'ai fait par comblance[81] |
| Gironde larguecapé,[82] |
| Soiffant picton sans lance,[83] |
| Pivois non maquillé,[84] |
| Tirants, passe à la rousse,[85] |
| Attaches de gratousse,[86] |
| Combriot galuché.[87] |
| Cheminant en bon drille, |
| Un jour à la Courtille, |
| J'm'en étais enganté.[88] |
| En faisant nos gambades, |
| un grand messière franc[89] |
| Voulant faire parade, |
| Serre un bogue d'orient.[90] |
| Après la gambriade,[91] |
| Le filant sus l'estrade,[92] |
| D'esbrouf je l'estourbis,[93] |
| J'enflaque sa limace,[94] |
| Son bogue, ses frusques, ses passes,[95] |
| J'm'en fus au fouraillis.[96] |
| Par contretemps, ma largue, |
| Voulant se piquer d'honneur, |
| Craignant que je la nargue, |
| Moi qui n'suis pas taffeur,[97] |
| Pour gonfler ses valades, |
| Encasque dans un rade,[98] |
| Sert des sigues à foison;[99] |
| On la crible à la grive,[100] |
| Je m'la donne et m'esquive,[101] |
| Elle est pommée maron.[102] |
| Le quart d'œil lui jabotte[103] |
| Mange sur tes nonneurs,[104] |
| Lui tire une carotte, |
| Lui montant la couleur.[105] |
| L'on vient, on me ligotte,[106] |
| Adieu ma cambriote, |
| Mon beau pieu, mes dardants.[107] |
| Je monte à la cigogne,[108] |
| On me gerbe à la grotte[109] |
| Au tap et pour douze ans.[110] |
| Ma largue n'sera plus gironde, |
| Je serai vioc aussi;[111] |
| Faudra, pour plaire au monde, |
| Clinquant, frusque, maquis.[112] |
| Tout passe dans la tigne,[113] |
| Et quoiqu'on en jaspine,[114] |
| C'est in f.... flanchet.[115] |
| Douz, longes de tirade,[116] |
| Pour une rigolade,[117] |
| Pour un moment d'attrait. |
Winter, lorsque je l'arrêtai, avait beaucoup des confrères dans Paris: les Tuileries étaient notamment l'endroit où l'on rencontrait le plus de ces brillants voleurs, qui se recommandaient à la publique vénération, en se parant effrontément des croix de toutes les chevaleries. Aux yeux de l'observateur qui sait s'isoler des préventions de parti, le Château était alors moins une résidence royale qu'une forêt infestée de brigands. Là affluaient une foule de galériens, d'escrocs, de filous de toute espèce, qui se présentaient comme les anciens compagnons d'armes de Charette, des La Roche-Jaquelin, des Stoflet, des Cadoudal, etc. Les jours de revue et de grande réception, on voyait accourir au rendez-vous tous ces prétendus héros de la fidélité. En ma qualité d'agent supérieur de la police secrète de sûreté, je pensai qu'il était de mon devoir de surveiller ces royalistes de circonstances. Je me postai donc sur leur passage, soit dans les appartements, soit au dehors, et bientôt je fus assez heureux pour en réintégrer quelques-uns dans les bagnes.
Un dimanche qu'avec un de mes auxiliaires, j'étais à l'affut sur la place du Carousel, nous aperçûmes, sortant du pavillon de Flore, un personnage dont le costume, non moins riche qu'élégant, attirait tous les regards: ce personnage était tout au moins un grand seigneur; n'eût-il pas été chamarré de cordons, on l'aurait reconnu à la délicatesse de ses broderies, à la fraîcheur de sa plume, au nœud étincelant de son épée.... mais aux yeux d'un homme de police, tout ce qui reluit n'est pas or. Celui qui m'accompagnait prétendit, en me faisant remarquer le grand seigneur, qu'il y avait une ressemblance frappante entre lui et le nommé Chambreuil, avec qui il s'était trouvé au bagne de Toulon. J'avais l'occasion de voir Chambreuil; j'allai me placer devant lui, afin de le regarder de face, et malgré l'habit à la française, le jabot à points d'Angleterre, le crapaud, les manchettes, je reconnus sans peine l'ex-forçat: c'était bien Chambreuil, un fameux faussaire, à qui ses évasions avaient fait un grand renom parmi les galériens. Sa première condamnation datait de nos belles campagnes d'Italie. A cette époque, il avait suivi nos phalanges pour être plus à portée d'imiter les signatures de leurs fournisseurs. Il avait un véritable talent pour ce genre d'imitation, mais ayant trop prodigué les preuves de son habileté, il avait fini par s'attirer une condamnation à trois ans de fers. Trois ans sont bientôt écoulés, Chambreuil ne put cependant se résoudre à subir sa prison, il s'évada, et accourut à Paris, où, pour vivre honorablement, il mit en circulation bon nombre de billets de portefeuilles qu'il fabriquait lui-même. On lui fit encore un crime de cette industrie; traduit devant les tribunaux, il succomba et fut envoyé à Brest, où, en vertu d'une sentence, il devait faire un séjour de huit ans. Chambreuil parvint de nouveau à rompre son banc; mais comme le faux était sa ressource ordinaire, il se fit reprendre une troisième fois, et fit partie d'une chaîne que l'on expédia pour Toulon. A peine arrivé, il tenta encore de brûler la politesse à ses gardiens; arrêté et ramené au bagne, il fut placé dans la trop fameuse salle nº 3, où il fit son temps, augmenté de trois années.
Pendant cette détention, il chercha à se distraire, partageant ses loisirs entre la dénonciation et l'escroquerie qui n'étaient pas moins de son goût l'une que l'autre: son moyen de prédilection était des lettres imaginaires, qui, à sa sortie du bagne, lui valurent deux ans de réclusion dans la prison d'Embrun. Chambreuil venait d'y être conduit, lorsque S. A. R. le duc d'Angoulême, passant dans cette ville, il fit tenir à ce prince un placet dans lequel il se représentait comme un ancien vendéen, un serviteur dévoué, à qui son royalisme avait attiré des persécutions. Chambreuil fut immédiatement élargi, et bientôt après, il recommença à user de sa liberté comme il avait fait toujours.
Quand nous le découvrîmes, à l'étalage qu'il faisait, il nous fut aisé de juger qu'il était dans une bonne veine de fortune; nous le suivîmes un instant afin de nous assurer que c'était bien lui, et dès qu'il n'y eut plus de doute, je l'abordai de front, et lui déclarai qu'il était mon prisonnier. Chambreuil crut alors m'imposer en me crachant au visage une effrayante série de qualités et de titres dont il se disait revêtu. Il n'était rien moins que directeur de la police du Château, et chef des haras de France; et moi j'étais un misérable dont il ferait châtier l'insolence. Malgré la menace, je ne persistai pas moins à vouloir qu'il montât dans un fiacre; et comme il faisait difficulté d'obéir, nous prîmes sur nous de l'y contraindre par la violence.
En présence de M. Henry, M. le directeur de la police du Château ne se déconcerta pas; loin de là, il prit un ton de supériorité arrogante, qui fit trembler les chefs de la préfecture; tous redoutaient que je n'eusse commis une méprise. «On n'a pas d'idée d'une audace pareille, s'écriait Chambreuil, c'est une insulte pour laquelle j'exige une réparation. Je vous montrerai qui je suis, et nous verrons s'il vous sera permis d'user envers moi d'un arbitraire que le ministre n'aurait pas osé se permettre.» Je vis le moment où on allait lui faire des excuses et me réprimander. On ne doutait pas que Chambreuil ne fut un ancien forçat, mais on craignait d'avoir offensé en lui un homme puissant, comblé des faveurs de la cour. Enfin, je soutins avec tant d'énergie qu'il n'était qu'un imposteur, que l'on ne put pas se dispenser d'ordonner une perquisition à domicile. Je devais assister le commissaire de police dans cette opération, à laquelle il fallait que Chambreuil fût présent; chemin faisant, ce dernier me dit à l'oreille, «mon cher Vidocq, il y a dans mon secrétaire des pièces qu'il m'importe de faire disparaître, promets-moi de les retirer, et tu n'auras pas à t'en repentir.
—»Je te le promets.
—»Tu les trouveras sous un double fonds, dont je t'expliquerai le secret.» Il m'indiqua comment je devais m'y prendre. Je retirai en effet les papiers de l'endroit où ils étaient, mais pour les joindre aux pièces qui légitimaient son arrestation. Jamais faussaire n'avait disposé avec plus de soin l'échaffaudage de sa supercherie: on trouva chez lui une grande quantité d'imprimés, les uns avec cette suscription: Haras de France; les autres avec celle-ci: Police du Roi; des feuilles à la Tellière portant les intitulés du ministère de la guerre, des états de services, des brevets, des diplômes, et un registre de correspondance toujours ouvert, comme par mégarde, afin de mieux tromper l'espion, étaient autant de pièces probantes des hautes fonctions que Chambreuil s'attribuait. Il était censé en relation avec les plus éminents personnages: les princes, les princesses lui écrivaient; leurs lettres et les siennes étaient transcrites en regard les unes des autres, et, ce qui paraîtra bien étrange, c'est qu'il s'entretenait aussi avec le préfet de police, dont la réponse se trouvait sur le registre menteur, en marge d'une de ses missives.
Les lumières que la perquisition avait fournies corroborèrent si complétement mes assertions au sujet de Chambreuil, qu'on n'hésita plus à l'envoyer à la Force en attendant sa mise en jugement.
Devant le tribunal, il fut impossible de l'amener à confesser qu'il était le forçat que je m'opiniâtrais à reconnaître. Il produisit, au contraire, des certificats authentiques par lesquels il était constaté qu'il n'avait pas quitté la Vendée depuis l'an II. Entre lui et moi les juges furent un instant embarrassés de prononcer; mais je réunis tant et de si fortes preuves à l'appui de mes dires, que l'identité ayant été reconnu, il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, et enfermé au bagne de Lorient, où il ne tarda pas à reprendre ses anciennes habitudes de dénonciateur. C'est ainsi qu'à l'époque de l'assassinat du duc de Berry, de concert avec un nommé Gérard Carette, il écrivit à la police qu'ils avaient des révélations à faire au sujet de ce crime affreux. On connaissait Chambreuil, on ne le crut pas; mais quelques personnes, assez absurdes pour imaginer que Louvel avait des complices, demandèrent que Carette fût amené à Paris; Carette fit le voyage, et l'on n'apprit rien de plus que ce que l'on savait.
L'année 1814 fut l'une des plus remarquables de ma vie, principalement sous le rapport des captures importantes que j'opérai coup sur coup. Il en est quelques-unes qui donnèrent lieu à des incidents assez bizarres. Au surplus, puisque je suis en train de coudre des narrations les unes aux autres, je vais raconter.
Depuis près de trois ans, un homme d'une stature presque gigantesque était signalé comme l'auteur d'un grand nombre de vols commis dans Paris. Au portrait que tous les plaignants faisaient de cet individu, il était impossible de ne pas reconnaître le nommé Sablin, voleur excessivement adroit et entreprenant, qui, libéré de plusieurs condamnations successives, dont deux aux fers, avait repris l'exercice du métier, avec tous les avantages de l'expérience des prisons. Divers mandats furent décernés contre Sablin; les plus fins limiers de la police furent lancés à ses trousses; on eut beau faire, il se dérobait à toutes les poursuites; et si l'on était averti qu'il s'était montré quelque part, lorsqu'on y arrivait, il n'était déjà plus temps de découvrir sa trace. Tout ce qu'il y avait d'inspecteurs à la préfecture s'étant à la fin lassé de courir après cet invisible, ce fut à moi que revint la tâche de le chercher et de le saisir, si faire se pouvait. Pendant plus de quinze mois, je ne négligeai rien pour parvenir à le rencontrer; mais il ne faisait jamais dans Paris que des apparitions de quelques heures, et sitôt un vol commis, il s'éclipsait sans qu'il fût possible de savoir où il était passé. Sablin n'était en quelque sorte connu que de moi, aussi, de tous les agents, étais-je celui qu'il redoutait le plus. Comme il voyait de loin, il s'y prenait si bien pour m'éviter, qu'il ne me fut pas donné une seule fois d'apercevoir même son ombre.
Cependant, comme le manque de persévérance n'est pas mon défaut, je finis par être informé que Sablin venait de fixer sa résidence à Saint-Cloud, où il avait loué un appartement. A cette nouvelle, je partis de Paris, de manière à n'arriver qu'à la tombée de la nuit; on était alors en novembre, et il faisait un temps affreux. Quand j'entrai dans Saint-Cloud, tous mes vêtements étaient trempés: je ne pris pas même le temps de les faire sécher, et dans l'impatience de vérifier si je ne m'étais pas embarqué sur un faux avis, je pris, au sujet du nouvel habitant, quelques renseignements desquels il résultait qu'une femme, dont le mari marchand forain, avait près de cinq pieds dix pouces, était récemment emménagée dans la maison de la mairie.
Les tailles de cinq pieds dix pouces ne sont pas communes, même parmi les Patagons: je ne doutai plus que l'on ne m'eût indiqué le véritable domicile de Sablin. Toutefois, comme il était trop tard pour m'y présenter, je remis ma visite au lendemain, et pour être bien certain que notre homme ne m'échapperait pas, malgré la pluie je me décidai à passer la nuit devant sa porte. J'étais en vedette avec un de mes agents; au point du jour, on ouvre, et je me glisse doucement dans la maison, afin d'y pousser une reconnaissance; je veux m'assurer s'il est temps d'agir. Mais, près de mettre le pied sur la première marche de l'escalier, je m'arrête, quelqu'un descend.... C'est une femme, dont les traits altérés et la démarche pénible révèlent un état de souffrance: à mon aspect, elle jette un cri, et remonte; je la suis, et m'introduisant avec elle dans le logement dont elle a la clef; je m'entends annoncer par ces mots prononcés avec effroi: «Voilà Vidocq!» Le lit est dans la seconde pièce, j'y cours; un homme est encore couché, il lève la tête, c'est Sablin; je me précipite sur lui, et avant qu'il ait pu se reconnaître, je lui passe les menottes.
Pendant cette opération, madame, tombée sur une chaise, poussait des gémissements, elle se tordait et paraissait en proie à une douleur horrible. «Et qu'a donc votre femme, dis-je à Sablin?
»—Ne voyez-vous pas qu'elle est dans les mals? Toute la nuit, ça été le même train; quand vous l'avez rencontrée, elle sortait pour aller chez madame Tire-monde.»
En ce moment, les gémissements redoublent: «Mon Dieu! mon Dieu! je n'en puis plus, je me meurs, messieurs, ayez pitié de moi; que je souffre donc! Aie, aie, à mon secours.» Bientôt ce ne sont plus que des sons entrecoupés. Pour ne pas être touché d'une telle situation, il aurait fallu avoir un cœur de bronze. Mais que faire? Il est évident qu'ici une sage-femme serait très nécessaire.... Cependant, par qui l'envoyer chercher? nous ne sommes pas trop de deux pour garder un gaillard de la force de Sablin.... Je ne puis sortir, je ne puis non plus me résoudre à laisser mourir une femme; entre l'humanité et le devoir, je suis réellement l'homme le plus embarrassé du monde. Tout à coup un souvenir historique, très bien mis en scène par madame de Genlis, vient m'ouvrir l'esprit; je me rappelle le grand monarque, faisant auprès de Lavallière l'office d'accoucheur. Pourquoi, me dis-je, serais-je plus délicat que lui? Allons vite, un chirurgien; c'est moi qui le suis. Soudain je mets habit bas, en moins de vingt-cinq minutes, madame Sablin est délivrée: c'est un fils, un fils superbe à qui elle a donné le jour. J'emmaillote le poupon, après lui avoir fait la toilette de la première entrée ou de la première sortie, car je crois qu'ici les deux expressions sont synonymes; et quand la cérémonie est terminée, en contemplant mon ouvrage, j'ai la satisfaction de voir que la mère et l'enfant se portent bien.
Maintenant il s'agit de remplir une formalité, l'inscription du nouveau né sur les registres de l'état civil; nous étions tout portés, je m'offre à servir de témoin, et lorsque j'ai signé, madame Sablin me dit: «Ah! monsieur Jules, pendant que vous y êtes vous devriez bien nous rendre un service.
—»Lequel?
—»Je n'ose vous le demander.
—»Parlez, si c'est possible....?
—»Nous n'avons pas de parrain, auriez-vous la bonté de l'être?
—»Autant moi qu'un autre. Où est la marraine?»
Madame Sablin nous pria d'appeler une de ses voisines, et dès que celle-ci fut prête, nous allâmes à l'église, accompagnés de Sablin, j'avais mis dans l'impossibilité de se sauver. Les honneurs de ce parrainage ne me coûtèrent pas moins de cinquante francs, et pourtant il n'y eut pas de dragées au baptême.
Malgré le chagrin qu'il éprouvait, Sablin était tellement pénétré de mes procédés qu'il ne put s'empêcher de m'en témoigner sa reconnaissance.
Après un bon déjeûner que nous nous fîmes apporter dans la chambre de l'accouchée, j'emmenai son mari à Paris, où il fut condamné à cinq ans de prison. Devenu garçon de guichet à la Force, où il subissait sa peine, Sablin trouva, dans cet emploi, non-seulement le moyen de bien vivre, mais encore celui de s'amasser, aux dépens des prisonniers et des personnes qui venaient les visiter, une petite fortune qu'il se proposait de partager avec son épouse; mais, à l'époque où il fut libéré, ma commère, madame Sablin, qui aimait aussi à s'approprier le bien d'autrui, était en expiation à Saint-Lazarre. Dans l'isolement où le jetait la détention de sa ménagère, Sablin fit comme tant d'autres, il tourna à mal, c'est-à-dire qu'ayant un soir pris sur lui le fruit de ses économies, qu'il avait converties en or, il alla au jeu et perdit tout. Deux jours après, on le trouva pendu dans le bois de Boulogne: il avait choisi pour s'accrocher un des arbres de l'Allée des Voleurs.
Ce n'était pas, comme on l'a vu, sans m'être donné beaucoup de peine, que j'étais parvenu à livrer Sablin aux tribunaux. Certes si toutes les explorations eussent nécessité autant de pas et de démarches, je n'y aurais pas suffi; mais presque toujours le succès se faisait moins attendre, et quelquefois il était si prompt que j'en étais moi-même étonné. Peu de jours après mon aventure de Saint-Cloud, le sieur Sebillotte, marchand de vin, rue de Charenton, nº 145, se plaignit d'avoir été volé: suivant sa déclaration, les voleurs s'étant introduits chez lui, à l'aide d'escalade, entre sept et huit heures du soir, lui avaient enlevé douze mille francs, espèces sonnantes, deux montres d'or et six couverts d'argent. Il y avait eu effraction tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Enfin, toutes les circonstances de ce crime étaient si extraordinaires, que l'on conçut sur la véracité de M. Sebillotte des doutes que j'eus la mission d'éclaircir. Un entretien que j'eus avec lui me convainquit de reste que sa plainte ne mentionnait que des faits très réels.
M. Sebillotte était propriétaire, il y avait chez lui plus que de l'aisance, et il ne devait rien; par conséquent, je ne voyais pas dans sa situation l'ombre d'un motif pour que le vol dont il se plaignait fût simulé, cependant ce vol était de telle nature, que pour le commettre, il avait fallu connaître parfaitement les êtres de la maison. Je demandai à M. Sebillotte quelles personnes fréquentaient le plus habituellement son cabaret; et quand il m'en eût désigné quelques-unes, il me dit: «C'est à peu près tout, sauf les passants, et puis ces étrangers qui ont guéri ma femme; ma foi, nous avons été bien heureux de les rencontrer! la pauvre diablesse était souffrante depuis trois ans, ils lui ont donné un remède qui lui a fait bien du bien.
—»Les voyez-vous souvent ces étrangers?
—»Ils venaient ici prendre leurs repas, mais depuis que ma femme va mieux, on ne les voit que de loin en loin.
—»Savez-vous quels sont ces gens? Peut-être auront-ils remarqué?...
—»Ah, monsieur, s'écria madame Sebillotte, qui prenait part à la conversation, n'allez pas les soupçonner, ils sont honnêtes, j'en ai la preuve.
—»Oh oui! reprit le mari, elle en a la preuve; qu'elle vous conte ça: vous verrez. Raconte donc à monsieur....
Alors madame Sebillotte commença son récit en ces termes: «Oui, monsieur, ils sont honnêtes, j'en mettrais ma main au feu. Enfin figurez-vous, il n'y a pas plus de quinze jours, c'était justement la semaine d'après le terme; j'étais occupée à compter l'argent de nos loyers, quand une des femmes qui sont avec eux est venue à entrer; c'était celle qui m'a donné le remède dont j'ai éprouvé un si grand soulagement; et il n'y a pas à dire qu'elle m'ait pris un sou pour ça, bien au contraire. Vous sentez bien que je ne puis pas faire autrement que de la voir avec plaisir. Je la fis asseoir à côté de moi, et pendant que je mettais les pièces par cent francs, voilà qu'elle en aperçoit une où il y a ce gros père, appuyé sur deux jeunesses, avec une peau sur les épaules, en manière de sauvage, qui tient un bâton; ah! me dit-elle, en avez-vous beaucoup de cette façon-là?
—»Pourquoi, lui dis-je?
—»C'est que, voyez-vous, ça vaut cent quatre sous. Autant vous en aurez à ce prix, autant mon mari vous en prendra, si vous voulez les mettre à part.
—»Je croyais qu'elle plaisantait, mais le soir, je n'ai jamais été plus surprise que de la voir, son mari était avec elle, nous avons vérifié ensemble notre argent, et comme il s'est trouvé parmi trois cents pièces de cent sous de celles qui lui convenaient, je les lui ai cédées, et il m'a compté soixante francs de bénéfice. Ainsi jugez, d'après cela, si ce sont d'honnêtes gens, puisqu'il n'aurait tenu qu'à eux de les avoir troc pour troc.»
A l'œuvre, on connaît l'ouvrier: la dernière phrase de madame Sebillotte me disait assez de quelle espèce d'honnêtes gens elle faisait l'éloge: il ne m'en fallut pas davantage pour être certain que le vol dont je devais rechercher les auteurs, avait été commis par des Bohémiens. Le fait de l'échange était dans leur manière, et puis madame Sebillotte, en me les dépeignant, ne fit que me confirmer de plus en plus dans l'opinion que je m'étais formée.
Je quittai bien vite les deux époux, et dès ce moment tous les teints basanés me devinrent suspects. Je cherchais dans ma tête où je pourrais en trouver le plus de cette nuance, lorsque, passant sur le boulevard du Temple, j'aperçois, attablés dans un espèce de cabaret, appelé la Maison rustique, deux individus dont le teint cuivré et l'étrange tournure éveillent dans mon esprit quelques réminiscences de mon séjour à Malines. J'entre, qui vois-je? Christian avec un de ses affidés, qui est également de ma connaissance: je vais droit à eux, et présentant la main à Christian, je le salue du nom de Coroin, il m'examine un instant, puis mes traits lui revenant à la mémoire, ah! s'écrie-t-il, en me sautant au cou avec transport, voilà mon ancien ami.
Il y avait si long-temps que nous ne nous étions vus, que nécessairement, après les compliments d'usage, nous avions bien des questions à nous adresser mutuellement. Il voulut savoir quelle avait été la cause de mon départ de Malines, lorsque je l'avais quitté sans le prévenir; je lui fis un conte qu'il eut l'air de croire. «C'est bien, me dit-il, que cela soit vrai ou non, je m'en rapporte; d'ailleurs je te retrouve, c'est le point essentiel. Ah! vas, les autres seront bien contents de te revoir. Ils sont tous à Paris, Caron, Langarin, Ruffler, Martin, Sisque, Mich, Litle, enfin jusque à la mère Lavio qui est avec nous..., et Betche donc.... la petite Betche.
—»Ah oui, ta femme?
—»C'est elle qui aura du plaisir. Si tu es ici à six heures, la réunion sera complète. Nous nous sommes donné rendez-vous pour aller au spectacle ensemble. Tu seras de la partie, j'espère: d'abord puisque te voilà, nous ne nous quittons plus; tu n'as pas dîné?
—»Non.
—»Ni moi non plus; nous allons entrer au Capucin.
—»Au Capucin, soit, c'est tout près.
—»Oui, à deux pas, au coin de la rue d'Angoulême.»
Le marchand de vin-traiteur, dont l'établissement porte pour enseigne la grotesque image d'un disciple de Saint-François, jouissait alors de la faveur de ce public aux yeux duquel la quantité en tout a toujours plus de prix que la qualité; et puis pour ces célébrateurs du dimanche ou du lundi, pour ces bons vivants qui se mettent en riole sur semaine, n'est-il pas bien doux d'avoir un endroit, où, sans faire trop mauvaise chère, et sans blesser personne, on puisse se présenter dans toutes tenues possibles, dans toutes les longueurs de barbe, dans tous les degrés d'ivresse?
Tels étaient les avantages que l'on avait au Capucin, sans compter l'immense tabatière bannale, toujours ouverte sur le comptoir du bourgeois, pour l'agrément de quiconque, en passant, souhaitait se régaler d'une petite prise. Il était quatre heures quand nous nous installâmes dans ce lieu de liberté et de jouissance. Jusqu'à six heures, l'intervalle était long; j'étais impatient de revenir à la Maison rustique, où devaient se rassembler les compagnons de Christian. Après le repas, nous allâmes les rejoindre; ils étaient au nombre de six; en les abordant, Christian leur parle dans son langage; aussitôt, on m'entoure, on m'accueille, on m'embrasse, on me fête à l'envi; la satisfaction brille dans tous les regards. «Point de comédie, point de comédie, s'écrient les nomades d'une voix unanime.
—»Vous avez raison, dit Christian, point de comédie, nous irons au spectacle une autre fois; buvons, mes enfans, buvons.
—»Buvons, répètent les Bohémiens.»
Le vin et le punch coulent à grands flots. Je bois, je ris, je cause, et je fais mon métier. J'observe les visages, les tics, les gestes, etc., rien ne m'échappe; je récapitule quelques indications qui m'ont été fournies par monsieur et madame Sebillotte, et l'histoire des pièces de cent sous, qui n'avait été pour moi que le principe d'une conjecture, devient la base d'une conviction entière. Christian, je n'en doute pas, Christian, ou ses affidés, sont les auteurs du vol dénoncé à la police. Combien je m'applaudis alors d'un coup-d'œil fortuit, donné si à propos à l'intérieur de la Maison rustique! Mais ce n'est pas tout que d'avoir découvert les coupables: j'attends que les cerveaux soient raisonnablement exaltés par les sublimations alcoholiques, et quand toute la société est dans un état où il ne faut qu'une chandelle pour en voir deux, je sors et cours en toute hâte au théâtre de la Gaîté, où, après avoir fait appeler l'officier de paix de service, je l'avertis que je suis avec des voleurs, et me concerte avec lui pour que dans une heure ou deux au plus, il nous fasse tous arrêter, hommes et femmes.
L'avis donné, je fus promptement de retour. On ne s'était pas aperçu de mon absence; mais à dix heures, la maison est cernée; l'officier de paix se présente, et avec lui un formidable cortége de gendarmes et de mouchards; on attache chacun de nous séparément, et l'on nous entraîne au corps-de-garde. Le commissaire nous y avait précédé; il ordonne une fouille générale. Christian, qui prétend se nommer Hirch, s'efforce en vain de dissimuler les six couverts d'argent de M. Sebillotte, et sa compagne, madame Villemain, c'est ainsi qu'elle prétend s'appeler, ne peut dérober à une investigation des plus rigoureuses les deux montres en or, mentionnées dans la plainte; les autres sont aussi obligés de mettre en évidence de l'argent et des bijoux, dont on les débarrasse.
J'étais bien curieux de savoir quelles réflexions cet événement suggérerait à mes anciens camarades: je croyais lire dans leurs yeux que je ne leur inspirais pas la moindre défiance, et je ne me trompais pas, car à peine fûmes-nous au violon, qu'ils me firent presque des excuses d'avoir été la cause involontaire de mon arrestation: «Tu ne nous en veux pas? me dit Christian, mais qui diable aussi se serait attendu à ce qui vient d'arriver? Tu as bien fait de dire que tu ne nous connaissais pas; sois tranquille, nous nous garderons bien de dire le contraire; et comme on n'a rien trouvé sur toi qui puisse te compromettre, tu es bien sûr qu'on ne te retiendra pas.» Christian me recommanda ensuite d'être discret, au sujet de son nom véritable, et de ceux de ses compagnons: «Au reste, ajouta-t-il, la recommandation est superflue, puisque tu n'es pas moins intéressé que nous à garder le silence à cet égard.»
J'offris aux Bohémiens de leur consacrer les premiers moments de ma liberté; et dans l'espoir que je ne tarderais pas à être élargi, ils m'indiquèrent leurs domiciles, afin qu'à ma sortie, je pusse aller prévenir leurs complices. Vers minuit, le commissaire me fit extraire, sous le prétexte de m'interroger, et nous nous transportâmes aussitôt au Marché Lenoir, où restaient la fameuse Duchesse ainsi que trois autres des affidés de Christian que nous arrêtâmes à la suite d'une perquisition qui mit entre nos mains toutes les preuves nécessaires pour les faire déclarer coupables.
Cette bande était composée de douze individus, six hommes et six femmes; ils furent tous condamnés, les uns aux fers, les autres à la réclusion. Le marchand de vin de la rue de Charenton recouvra ses bijoux, ses couverts, et la plus grande partie de son argent.
Madame Sebiliotte fut dans la joie. Le spécifique des Bohémiens avait eu pour effet de rendre sa santé moins chancelante, la nouvelle des douze mille francs retrouvés la guérit radicalement; et, sans doute aussi, l'expérience qu'elle avait faite ne fut pas perdue pour elle; elle se sera souvenu qu'une fois dans sa vie il avait failli lui en cuire d'avoir vendu cent quatre sous des pièces de cinq francs: Chat échaudé craint l'eau froide.
Cette rencontre des Bohémiens est presque miraculeuse; mais dans le cours des dix-huit années que j'ai été attaché à la police, il m'est arrivé plus d'une fois d'être fortuitement rapproché de personnes avec lesquelles le hasard m'avait mis en contact durant les agitations de ma jeunesse. A propos d'occurrences de ce genre, je ne puis résister à l'envie de consigner dans ce chapitre une de ces mille réclamations absurdes qu'il me fallait entendre chaque jour; celle-ci me procura une bien singulière reconnaissance.
Un matin, tandis que j'étais occupé à rédiger un rapport, on m'annonce qu'une dame fort bien mise désire me parler: elle a, me dit-on, à vous entretenir d'une affaire des plus importantes. J'ordonne de la faire entrer. Elle entre: «Je vous demande pardon de vous avoir dérangé; vous êtes monsieur Vidocq? c'est à monsieur Vidocq que j'ai l'honneur de parler?
—»Oui, madame; que puis-je pour votre service?
—»Beaucoup, monsieur; vous pouvez me rendre l'appétit et le sommeil... Je ne dors plus, je ne mange plus... Qu'on est malheureuse d'être sensible!... Ah! monsieur, que je plains les personnes qui ont de la sensibilité; je vous jure, c'est un bien triste présent que le ciel leur a fait là!...... Il était si intéressant, si bien élevé..... Si vous l'aviez connu, vous n'auriez pas pu vous empêcher de l'aimer...... Pauvre Garçon!......
—»Mais, madame, daignez vous expliquer; peut-être me faites-vous perdre un temps précieux.
—»Il était ma seule consolation....
—»Enfin, de quoi s'agit-il?
—»Je n'aurai pas la force de vous le dire. (Elle fouille dans son sac, d'où elle tire un imprimé qu'elle me remet en détournant la vue). Lisez plutôt.
—»Ce sont les Petites-Affiches que vous me donnez-là; sans doute vous vous méprenez.
—»Je le voudrais, monsieur, je le voudrais. Je vous en supplie, jetez les yeux sur le numéro 32740, dans mon affliction je ne saurais vous en dire davantage. Ah! qu'il est cruel..... (Des larmes s'échappent de ses yeux, la parole expire sur ses lèvres, elle est agitée par des sanglots, elle paraît éprouver des suffocations.) Ah! j'étouffe! j'étouffe! je sens quelque chose qui me remonte... Ah! ah! ah! ah! ah.....»
Je tends un siége à la dame, et tandis qu'elle s'abandonne à sa douleur, je tourne deux ou trois feuillets pour arriver au numéro 32740, c'est sous la rubrique des effets perdus; la page est trempée de larmes; je lis: Petit épagneul, longues soies argentées oreilles tombantes; il est parfaitement coiffé; une marque de feu au-dessus de chaque œil; physionomie excessivement spirituelle, et queue en trompette formant l'oiseau de paradis. Il est très caressant de son naturel, ne mange que du blanc de volaille, et répond au nom de Garçon, prononcé avec douceur. Sa maîtresse est dans la désolation: cinquante francs de récompense à qui le ramènera rue de Turenne, numéro 23. «Eh bien! madame, que voulez-vous que je fasse pour Garçon? les chiens ne sont pas de ma compétence. Je veux bien que celui-là ait été fort aimable.
—»Oh! oui, monsieur, aimable! c'est le mot, soupira la dame avec un accent qui allait au cœur; et de l'intelligence! on n'en a pas plus que cela; il ne me quittait pas..... Ce cher Garçon! croiriez-vous que pendant nos saints exercices de la mission, il avait l'air aussi recueilli que moi? Enfin, on l'admirait, c'était édifiant..... Hélas! dimanche dernier, nous allions encore ensemble au salut, je le portais sous mon bras; vous savez que ces petits êtres ont toujours des besoins....; au moment d'entrer à l'église, je le pose à terre, pour qu'il fasse ses nécessités; j'avance quelques pas afin de ne pas le gêner, et quand je me retourne... plus de Garçon... J'appelle, Garçon! Garçon...! Il avait disparu... Je manque la bénédiction pour courir après; et.... jugez de mon malheur, il ne m'a pas été possible de le retrouver. C'est pourquoi je viens aujourd'hui près de vous, afin que vous ayez l'extrême bonté d'envoyer à sa recherche. Je paierai tout ce qu'il faudra; mais, surtout, qu'on ne le brutalise pas, car je répondrais qu'il n'y a pas de sa faute.
—»Ma foi, madame, qu'il y ait de sa faute ou non, cela ne me regarde pas; votre réclamation n'est pas de la nature de celles qu'il m'est permis d'écouter; s'il fallait ici nous occuper de chiens, de chats, d'oiseaux, nous n'en finirions pas.
—»C'est bien, monsieur; puisque vous le prenez sur ce ton, je m'adresserai à son Excellence... Si l'on n'a pas de la complaisance pour les personnes qui pensent bien... Savez-vous que j'appartiens à la Congrégation, et que....
—»Que vous apparteniez au diable, si vous voulez....» Je ne puis pas achever; une difformité que je remarque tout à coup dans la dévote maîtresse de Garçon, provoque de ma part un éclat de rire tel, qu'elle en est tout-à-fait déconcertée.
«N'est-ce pas que je suis bien risible? dit-elle; riez, monsieur, riez.»
Au moment où ma subite gaîté s'appaise un peu. «Pardonnez, madame, à ce mouvement dont je n'ai pas été le maître; j'ignorais d'abord à qui j'avais affaire, maintenant je sais à quoi m'en tenir. Vous déplorez donc bien la perte de Garçon?
—»Ah! monsieur, je n'y survivrai pas.
—»Vous n'avez donc jamais éprouvé de perte à laquelle vous ayez été plus sensible?
—»Non, monsieur.
—»Cependant, vous eûtes un mari en ce monde; vous eûtes un fils; vous avez eu des amants....
—»Moi, monsieur? je vous trouve bien osé....
—»Oui, madame Duflos, vous avez eu des amants; vous en avez eu. Rappelez-vous une certaine nuit de Versailles....» A ces mots, elle me considère plus attentivement; le rouge lui monte au visage: «Eugène, s'écrie-t-elle!» et elle s'enfuit.
Madame Duflos était cette marchande de nouveautés, dont j'avais été quelque temps le commis, lorsque, pour me dérober aux recherches de la police d'Arras, j'étais venu me cacher dans Paris. C'était une drôle de femme que madame Duflos; elle avait une tête superbe, l'œil hautain, le sourcil en relief, le front majestueux; sa bouche, relevée par les coins, était plus grande que nature, mais elle était ornée de trente-deux dents d'une éclatante blancheur; des cheveux d'un beau noir et un nez aquilin à cheval sur une petite moustache passablement fournie, donnaient à sa physionomie un air qui eût peut-être été imposant, si sa poitrine placée entre deux bosses, et son cou plongé dans ces doubles épaules, n'eussent fait naître l'idée d'un polichinelle. Elle était environ quarante ans quand je la vis pour la première fois: sa mise était des plus recherchées, et elle visait à se donner un port de reine; mais du haut de la chaise où elle était perchée de telle façon que ses genoux s'élevaient de beaucoup au-dessus du comptoir, elle ressemblait moins à une Sémiramis qu'à l'idole grotesque de quelque pagode indienne. En l'apercevant sur cette espèce de trône, j'eus beaucoup de peine à tenir mon sérieux; cependant je ne dérogeai point à la gravité de la circonstance, et j'eus assez d'empire sur moi pour convertir en salutations respectueuses des dispositions d'un tout autre genre. Madame Duflos tira de son sein un gros lorgnon, à l'aide duquel elle se mit à me regarder, et quand elle m'eût toisé de là tête aux pieds «Que souhaite, monsieur, me dit-elle?» J'allais répondre, mais un commis qui s'était chargé de ma présentation, lui ayant dit que j'étais le jeune homme dont il lui avait parlé, elle me fixe de nouveau et me demande si je m'entends au commerce. En fait de commerce, j'étais assez novice, je garde le silence; elle réitère la question, et comme elle manifeste de l'impatience, je me vois forcé de ne m'expliquer. «Madame, lui dis-je, je ne connais pas le commerce de nouveautés, mais avec du zèle et de là persévérance, j'espère parvenir à vous satisfaire, surtout si vous avez la bonté de m'aider de vos conseils.
—»Eh bien! vous me faites plaisir, j'aime que l'on soit franc; je vous accepte, vous remplacerez Théodore.
—»Dès qu'il vous conviendra, madame, je suis à vos ordres.
—»En ce cas, je vous arrête, et à dater d'aujourd'hui, je vous prends à l'essai.»
Mon installation eut lieu sur-le-champ. En ma qualité de dernier commis, c'était à moi qu'était dévolue la tâche d'approprier le magasin et l'atelier, où une vingtaine de jeunes filles, toutes plus jolies les unes que les autres, étaient occupées à façonner des colifichets destinés à tenter la coquetterie provinciale. Jeté au milieu de cet essaim de beautés, je me crus transporté au sérail, et convoitant tantôt la brune, tantôt la blonde, je me proposais de faire circuler le mouchoir, lorsque, dans la matinée du quatrième jour, madame Duflos qui avait sans doute surpris quelque œillade, m'invita à passer dans son cabinet: «M. Eugène, me dit-elle, je suis fort mécontente de vous; vous n'êtes ici que depuis très peu de temps, et déjà vous vous permettez de former des desseins criminels au sujet des jeunes personnes que j'occupe. Je vous avertis que cela ne me convient pas du tout, du tout, du tout.»
Confondu de ce reproche mérité, et ne pouvant imaginer comment elle avait deviné mes intentions, je ne lui répondis que par quelques paroles insignifiantes. «Vous seriez bien embarrassé de vous justifier, reprit-elle; je sais bien qu'à votre âge vous ne pouvez guères vous passer d'avoir une inclination; mais ces demoiselles ne sont votre fait sous aucun rapport: d'abord elles sont trop jeunes, ensuite elles sont sans fortune; à un jeune homme il faut quelqu'un qui puisse subvenir à ses besoins, quelqu'un de raisonnable.» Pendant cette morale, madame Duflos, nonchalamment étendue sur une chaise longue, roulait des yeux dont les mouvements eussent infailliblement produit un bruyant désopilement de ma rate, si sa bonne ne fût venue très à propos lui dire qu'on la demandait au magasin.
Ainsi finit cet entretien, qui me démontra la nécessité de me tenir désormais sur mes gardes. Sans renoncer à mes prétentions, je ne parus plus voir qu'avec indifférence les ouvrières de ma patronne, et je fus assez habile pour mettre en défaut sa pénétration; sans cesse elle veillait sur moi, épiait mes gestes, mes paroles, mes regards; mais elle ne fut frappée que d'une seule chose, la rapidité de mes progrès. Je n'avais pas fait un mois d'apprentissage, et déjà je savais vendre un schall, une robe de fantaisie, une guimpe, un bonnet, comme le plus ergoté des commis. Madame était enchantée, elle eut même la bonté de me dire que si je continuais à me montrer docile à ses leçons, elle ne désespérait pas de faire de moi le coq de la nouveauté. «Mais surtout, ajouta-t-elle, plus de familiarité avec les poulettes; vous m'entendez, M. Eugène, vous m'entendez. Et puis j'ai encore une recommandation à vous faire, c'est de ne pas vous négliger sous le rapport de la toilette, c'est si gentil un homme bien mis! Au surplus, dorénavant, c'est moi qui veux vous habiller, laissez-moi faire, et vous verrez si je ne fais pas de vous un petit Amour.» Je remerciai madame Duflos, et comme je craignais qu'avec son goût extravagant, elle ne me transformât en Cupidon à peu près comme elle s'était transformée en Vénus, je lui dis que je désirais lui épargner le soin d'une métamorphose qui me paraissait impossible; mais que si elle se bornait aux avis, je les recevrais avec reconnaissance et m'empresserais de les mettre à profit.
A quelque temps de là (c'était quatre jours avant la Saint-Louis), madame Duflos m'annonça que voulant, suivant son usage, aller à la foire de Versailles avec une partie de marchandises, elle avait jeté les yeux sur moi pour l'accompagner. Nous partîmes le lendemain, et quarante-huit heures après, nous étions établis sur le Champ-de-Foire. Un domestique qui nous avait suivi couchait dans la boutique; quant à moi, je logeais avec madame à l'auberge; nous avions demandé deux chambres, mais, vu l'affluence des étrangers, on ne put nous en donner qu'une; il fallut se résigner. Le soir, madame se fit apporter un grand paravent, dont elle se servit pour séparer la pièce en deux, de manière que nous devions être chacun à notre particulier. Avant d'aller nous coucher, elle me sermonna pendant une heure. Enfin nous montons: madame passe chez elle, je lui souhaite le bon soir, et en deux minutes je suis au lit. Bientôt elle laisse échapper quelques soupirs, c'est sans doute l'effet de la fatigue qu'elle a éprouvée pendant la journée; elle soupire encore, mais la chandelle est éteinte, et je m'endors. Tout à coup je suis interrompu dans mon premier somme, il me semble que l'on a prononcé mon nom; j'écoute... Eugène, c'est la voix de madame Duflos; je ne réponds pas; «Eugène, appelle-t-elle de nouveau, avez-vous bien fermé la porte?
—»Oui, Madame.
—»Je pense que vous vous trompez; voyez-y, je vous prie, et surtout assurez-vous si le verrou est bien poussé; on ne saurait prendre trop de précautions dans les auberges.»
Je procède à la vérification, et reviens me coucher. A peine me suis-je replacé sur le côté gauche, que madame commence à se plaindre. «Quel mauvais lit! on est rongé punaises, impossible de fermer l'œil! Et vous, Eugène, avez-vous de ces insectes insupportables?» Je fais la sourde oreille, elle reprend: «Eugène, répondez donc, ayez-vous, comme moi, des punaises?
—»Ma foi, Madame, je n'en ai pas encore senti.
—»Vous êtes bien heureux, je vous en fais mon compliment, car moi, elles me dévorent, j'ai des ampoules d'une grosseur.....; si cela continue, je passerai une nuit blanche.»
Je garde le silence, mais force à moi est de le rompre, lorsque madame Duflos, exaspérée par la souffrance, et ne sachant plus, entre les picotements et les démangeaisons, de quel bois faire flèche, se mit à crier à tue-tête: «Eugène! Eugène! mais levez-vous donc, je vous prie, et faites-moi le plaisir d'aller dire à l'aubergiste qu'il vous donne de la lumière, pour faire la chasse à ces maudites bêtes. Dépêchez-vous, mon ami, je suis dans un enfer.»
Je descends, et remonte avec une chandelle allumée, que je dépose sur le somno, auprès de la couchette de ma bourgeoise. Comme j'étais ce qu'on appelle en petite tenue de dragon, c'est-à-dire le paniau volant ou la bannière au vent, je me retirai bien vite, autant pour ménager la pudeur de madame Duflos, que pour échapper aux séductions d'un négligé galant, dans lequel il me semblait qu'il y avait du dessein. Mais, à peine ai-je fait le tour du paravent, madame Duflos jette un cri. «Ah! qu'elle est grosse, c'est un monstre, je n'aurai jamais la force de la tuer; comme elle court, elle va s'échapper. Eugène! Eugène! venez ici, je vous en supplie.» Il n'y avait pas à reculer; nouveau Thésée, je me risque, et, m'approchant du lit, «Où est-il, dis-je, où est-il le Minotaure, que je l'extermine?
—»Je vous en conjure, monsieur Eugène, ne plaisantez pas comme cela... Tenez, tenez, la voilà qui court; l'apercevez-vous sous l'oreiller? A présent elle descend... quelle vitesse! il semble qu'elle sente ce que vous lui réservez.»
J'eus beau faire diligence, je ne pus ni atteindre ni voir le dangereux animal. Je cherchai partout où il aurait pu se glisser; je me donnai tout le mouvement imaginable pour le découvrir, ce fut peine inutile; le sommeil nous gagna pendant cet exercice, et à mon réveil, si, par un retour sur le passé, je fus porté à réfléchir que madame Duflos avait été plus heureuse que l'épouse de Putiphar, j'eus la douleur de penser que je n'avais pas eu toute la vertu de Joseph.
Dès ce moment, j'eus la mission de veiller toutes les nuits à ce que madame ne fût plus incommodée par les punaises. Mon service de jour en devint considérablement plus doux. Les égards, les prévenances, les petits présents, ne m'étaient pas épargnés; j'étais, ainsi que le conscrit de Charlet, nourri, chaussé, habillé et couché avec le gouvernement aux frais de la princesse. Par malheur, la princesse était quelque peu jalouse, et le gouvernement tant soit peu despotique. Madame Duflos ne demandait pas mieux, sous plus d'un rapport, que je m'amusasse comme un bossu; mais elle entrait dans des fureurs toutes les fois qu'elle me voyait jeter les yeux sur une femme. A la fin, excédé de cette tyrannie, je lui déclarai un soir que j'étais décidé à m'en affranchir. «Ah! vous voulez me quitter, me dit-elle, nous verrons!» puis s'armant d'un couteau, elle s'élance pour m'en percer le cœur. J'arrêtai son bras, et sa rage s'étant appaisée, je m'engageai à rester, sous la condition qu'elle serait plus raisonnable. Elle promit; mais, dès le lendemain, des rideaux de taffetas vert furent adaptés au grillage du cabinet où j'étais relégué, depuis que madame avait jugé à propos de m'employer exclusivement à la tenue de ses livres. Cette mesure était d'autant plus vexatoire, que désormais il n'y avait plus moyen d'avoir en perspective le personnel du magasin. Madame Duflos était par trop ingénieuse à m'isoler du reste de la terre; chaque jour c'était nouvelle précaution pour m'accaparer. Enfin mon esclavage devint si rigoureux, que tout le monde s'apercevait de la tendresse dont j'étais l'objet. Les demoiselles de boutique, qui étaient bien aise de mettre martel en tête à la bourgeoise, venaient à chaque instant me parler, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre; cette pauvre madame Duflos en était tourmentée c'était une pitié... A toute heure du jour, il me fallait essuyer des reproches c'était des scènes à n'en plus finir. Je ne me sentis pas la force de rester plus long-temps soumis à un pareil régime. Afin d'éviter un éclat qui, dans ma position, aurait pu me compromettre (j'étais alors évadé du bagne), je fis secrètement retenir ma place à la diligence, et je filai. J'étais loin de supposer à cette époque que vingt ans plus tard, je reverrais dans les bureaux de la police, la petite bossue de la rue Saint-Martin; c'est le proverbe qui l'a voulu: Deux montagnes ne se rencontrent pas.......
CHAPITRE XLII.
Le boucher bon enfant.—Trop parler nuit.—L'innocence du petit vin.—Un assassinat.—Les magistrats de Corbeil.—La levée du corps.—L'adresse accusatrice.—Si ce n'est pas toi, c'est ton frère.—La blessure perfide.—C'est lui.—Le front de Caïn.—Le réveil matinal.—Arrestation de deux époux.—Un coupable.—J'en cherche un autre.—L'accusé de libéralisme.—Les goguettes, ou les bardes du quai du Nord.—Une couleur.—Les chansons séditieuses.—J'aide à la cuisine.—Le vin de propriétaire.—L'homme irréprochable.—Translation à la préfecture.—Une confession.—Résurrection d'un marchand de volaille.—Une scène de somnambulisme.—La confrontation.—Habemus confitentes reos.—Deux amis s'embrassent.—Un souper sous les verroux.—Départ de Paris.
Depuis environ quatre mois, un grand nombre d'assassinats et de vols à main armée avaient été commis sur les routes à proximité de la capitale, sans qu'il eût été possible de découvrir les auteurs de ces crimes: en vain la police s'était-elle attachée à faire surveiller quelques individus mal famés, toutes ses démarches avaient été infructueuses, lorsqu'un nouvel attentat, accompagné d'horribles circonstances, vint fournir des indices d'après lesquels il fut enfin permis d'espérer que l'on atteindrait les coupables. Un nommé Fontaine, boucher, établi à la Courtille, se rendait à une foire dans l'arrondissement de Corbeil; muni de sa sacoche, dans laquelle il y avait une somme de quinze cents francs, il avait dépassé la Cour-de-France et s'avançait à pied dans la direction d'Essonne, quand, à très peu de distance d'une auberge où il s'était arrêté pour prendre quelques rafraîchissements, il fit la rencontre de deux hommes assez proprement vêtus. Le soleil étant sur son déclin, Fontaine n'était pas fâché de voyager en compagnie; il accoste les deux inconnus, et aussitôt il entre en conversation avec eux. «Bonsoir, messieurs, leur-dit-il.
—»Bonsoir l'ami, lui répond-t-on.»
Le colloque engagé, «Savez-vous, reprend le boucher, qu'il commence à faire nuit?
—»Que voulez-vous? c'est la saison.
—»A la bonne heure, mais c'est qu'il me reste encore à faire un bon bout de chemin.
—»Et où allez-vous donc, sans être trop curieux?
—»Où je vais? à Milly, acheter des moutons.
—»En ce cas, si vous le permettez, nous ferons route ensemble; puisque c'est à Corbeil que nous allons, ça ne peut pas mieux tomber.
—»C'est vrai, reprit le boucher, ça ne peut pas mieux tomber: aussi vais-je profiter de votre société; quand on a de l'argent sur soi, voyez-vous, il n'est rien de tel que de ne pas être seul.
—»Ah! vous avez de l'argent!
—»Je le crois bien que j'en ai, et une assez forte somme.
—»Nous aussi nous en avons, mais, il nous est avis que dans le canton il n'y a pas de danger.
—»Vous croyez? au surplus j'ai là de quoi me défendre, ajouta-t-il, en montrant son bâton; et puis, avec vous autres, savez-vous bien que les voleurs y regarderaient à deux fois?
—»Ils ne s'y frotteraient pas.
—»Non, sacredieu, ils ne s'y frotteraient pas.»
Tout en s'entretenant de la sorte, le trio arrive à la porte d'une maisonnette que le rameau de genièvre signale comme un cabaret. Fontaine propose à ses compagnons de vider avec lui une bouteille. On entre; c'est du Beaugency, huit sols le litre; on s'attable, le bon marché, l'occasion, l'innocence du petit vin, l'on ne s'en va pas sur une seule jambe; il y a là plus d'un motif de prolonger la station; chacun veut payer son écot. Trois quarts d'heure s'écoulent, et lorsqu'on se décide à lever le siége, Fontaine, qui avait un peu trop levé le coude, était un peu plus qu'en pointe de gaîté. Dans une telle situation, quel homme garde de la défiance!
Fontaine s'applaudit d'avoir trouvé de bons vivants; persuadé qu'il ne saurait mieux faire que de les prendre pour guides, il s'abandonne à eux, et les voilà tous trois engagés dans un chemin de traverse. Il allait en avant avec un des inconnus, l'autre les suivait de près; l'obscurité était complète, on voyait à peine à quatre pas; mais le crime a l'œil du lynx, il perce les ténèbres les plus épaisses; tandis que Fontaine ne s'attend à rien, le bon vivant resté en arrière le vise à la tête et lui assène de son gourdin un coup qui le fait chanceler: surpris, il veut se retourner, un second coup le renverse; au même instant l'autre brigand, armé d'un poignard, se précipite sur lui et le frappe jusqu'à ce qu'il le croie mort. Fontaine s'est long-temps débattu, mais à la fin il a succombé; les assassins s'emparent alors de sa sacoche, et après l'avoir fouillé, ils s'éloignent, le laissant baigné dans son sang. Bientôt vient à passer un voyageur, il entend des gémissements; c'était Fontaine, que le fraicheur de l'air avait rappelé à la vie. Le voyageur s'approche, s'empresse de lui prodiguer les premiers soins, et court ensuite demander du secours aux habitations les plus voisines; on fait avertir sur-le-champ les magistrats de Corbeil; le procureur du roi arrive sur le lieu du meurtre, il interroge les personnes présentes et s'enquiert des moindres circonstances: vingt-huit blessures plus ou moins profondes attestent combien les assassins avaient craint que leur victime n'échappât. Fontaine cependant peut encore prononcer quelques paroles; mais il est trop faible pour donner tous les renseignements dont la justice peut avoir besoin. On le transporte à l'hôpital, et deux jours après, une amélioration notable dans sa situation donne l'espoir que l'on parviendra à le sauver.
La levée du corps avait été faite avec la plus minutieuse exactitude; on n'avait rien négligé de ce qui pouvait conduire à la découverte des assassins: des vestiges de pas avaient été calqués, des boutons, des fragments de papier teints de sang avaient été recueillis; sur l'un de ces fragments, qui paraissait avoir servi à essuyer la lame d'un couteau trouvé non loin de là, on remarquait quelques caractères tracés à la main... mais ils étaient sans suite et ne pouvaient par conséquent fournir des indices dont il fût facile de tirer parti. Toutefois, le procureur du roi attachant une haute importance à l'explication de ces signes, on explora de nouveau les approches du lieu où Fontaine avait été trouvé gisant, et un second morceau de papier, ramassé dans l'herbe, présenta l'apparence d'une adresse tronquée. En examinant avec attention, on parvint à déchiffrer ces mots:
A Monsieur Rao
marchand de vins, bar
Roche
Cli
Ce morceau de papier semblait avoir fait partie d'un imprimé; mais de quelle nature était cet imprimé? c'est ce qu'il fut impossible d'éclaircir. Quoi qu'il on soit, comme en pareille occasion il n'est pas si petite circonstance qu'il ne soit bon de constater en attendant des lumières certaines, on prit note de tout ce qui pouvait contribuer à l'instruction.
Les magistrats qui rassemblèrent ces premières données méritent des éloges pour le zèle et l'habileté qu'ils déployèrent. Dès qu'ils eurent rempli cette partie de leur mission, ils se rendirent en toute hâte à Paris, afin de s'y concerter avec l'autorité judiciaire et administrative. Sur leur demande, on m'aboucha immédiatement avec eux, et muni du procès-verbal qu'ils avaient dressé, je mis en campagne pour rechercher les assassins. La victime les avait signalés; mais devais-je m'en rapporter aux renseignements qui me venaient de cette source? Peu d'hommes dans un grand danger conservent assez de présence d'esprit pour bien voir, et cette fois, je devais d'autant plus suspecter le témoignage de Fontaine, qu'il était plus précis. Il racontait que pendant la lutte, qui avait été longue, l'un des assaillants, tombé sur les genoux, avait jeté un cri de douleur, et que l'instant d'après il avait dit à son complice qu'il éprouvait une vive souffrance. D'autres remarques qu'il prétendait avoir faites me paraissaient extraordinaires, d'après l'état où il s'était trouvé. Il m'était difficile de croire qu'il fût bien sûr de ses réminiscences. Je me proposai néanmoins d'en faire mon profit; mais avant tout, il convenait d'adopter pour mon exploration un point de départ plus positif. L'adresse tronquée était, suivant moi, une énigme qu'il fallait d'abord deviner; je me mis l'esprit à la torture, et sans beaucoup d'efforts, je ne tardai pas à me convaincre que, sauf le nom, sur lequel il ne me restait plus que des doutes, elle pouvait se rétablir ainsi: A Monsieur......... marchand de vins, barrière Rochechouart, chaussée de Clignancourt. Il était donc évident que les assassins s'étaient trouvés en contact avec un marchand de vins de ce quartier, peut-être même ce marchand de vins était-il un des auteurs du crime. Je dressai mes batteries de manière à savoir promptement la vérité, et avant la fin de la journée, je fus persuadé que je ne me trompais pas en faisant planer tous les soupçons sur le nommé Raoul. Cet individu ne m'était pas connu sous de très bons auspices: il passait pour un des contrebandiers les plus intrépides de la ligne, et le cabaret qu'il tenait était le rendez-vous d'une foule de mauvais sujets qui venaient y faire des orgies. Raoul avait en outre pour femme la sœur d'un forçat libéré, et j'étais instruit qu'il avait des accointances avec toute espèce de gens mal famés. En un mot, sa réputation était abominable, et lorsqu'un crime était dénoncé, s'il n'y avait pas participé, on était du moins autorisé à lui dire: Si ce n'est pas toi, c'est ton frère ou quelqu'un des tiens.
Raoul était en quelque sorte en état de perpétuelle prévention, soit par lui, soit par ses alentours. Je résolus de faire surveiller les approches de son cabaret, et je donnai l'ordre à mes agents d'avoir l'œil sur toutes les personnes qui le hantaient, afin de s'assurer si dans le nombre il ne s'en trouverait pas une qui fût blessée au genou. Pendant que les observateurs étaient au poste que je leur avais assigné, des informations que je fis de mon côté me conduisirent à apprendre que Raoul recevait habituellement chez lui un ou deux garnements d'assez mauvaise mine, avec lesquels il paraissait intimement lié. Les voisins affirmaient qu'on les voyait toujours aller ensemble, qu'ils faisaient de fréquentes absences, et ils ne doutaient pas que le plus fort de son commerce ne fût la contrebande. Un marchand de vin qui était le plus à portée de voir tout ce qui se passait au domicile de Raoul, me dit qu'il avait remarqué que son confrère sortait souvent à la brune et ne rentrait que le lendemain, ordinairement excédé de fatigue et crotté jusqu'à l'échine. On me raconta encore que Raoul avait une cible dans son jardin, et qu'il s'exerçait à tirer le pistolet. Tels étaient les propos qui me revenaient de toutes parts.
Dans le même temps, mes agents me rapportèrent avoir vu chez Raoul un homme qu'ils présumaient être un des assassins signalés: celui-ci ne boitait pas, mais il marchait avec peine, et son costume était en tout semblable à celui que Fontaine avait décrit. Les agents ajoutaient que cet homme se faisait constamment accompagner de sa femme, et que les deux époux étaient fort liés avec Raoul. On était de plus certain qu'ils logeaient au premier étage d'une maison de la rue Coquenard. Toutefois, dans la crainte de donner l'éveil sur l'objet de démarches que la prudence prescrivait de faire le plus secrètement possible, on n'avait pas jugé à propos de pousser plus loin l'investigation.
Ce rapport fortifiait toutes mes conjectures; je ne l'eus pas plutôt reçu, que je songeai à aller me poster aux aguets à proximité de la maison qui m'avait été désignée. Il était nuit, j'attendis le jour, et avant qu'il parût, j'étais en vedette dans la rue Coquenard; j'y restai à faire le pied de grue jusqu'à quatre heures de l'après-midi, et je commençais véritablement à m'impatienter, quand les agents me montrèrent un individu dont les traits et le nom me revinrent soudain à la mémoire. C'est lui, me dirent-ils; en effet, à peine eus-je aperçu le nommé Court, que d'après le souvenir de ses antécédents, je fus convaincu qu'il était l'un des assassins que je cherchais; sa moralité, qui était des plus suspectes, lui avait dans maintes occasions attiré de terribles désagréments; il venait de subir une détention de six mois, et je me rappelai très bien l'avoir arrêté comme prévenu de fraude à main armée. C'était un de ces êtres dégradés qui, comme Caïn, portent sur le front une sentence de mort.
Sans être grand prophète, on aurait pu hardiment prédire à celui-là qu'il était destiné à l'échafaud. Un de ces pressentiments qui ne m'ont jamais trompé m'avertit qu'il touchait enfin au terme de la carrière périlleuse dans laquelle sa fatalité l'avait poussé. Cependant ne voulant pas agir avec trop de précipitation, je fis une enquête, dans le but de m'assurer s'il avait des moyens d'existence; on ne lui en connaissait aucun, et il était de notoriété publique qu'il ne possédait rien et ne travaillait pas. Les voisins, que j'interrogeai, s'accordèrent tous à dire qu'il menait une conduite des plus irrégulières; en somme, Court ainsi que Raoul étaient regardés comme des bandits achevés; on les eût condamnés sur la mine. Quant à moi, qui avais des motifs pour voir en eux de francs scélérats, que l'on juge si leur culpabilité m'était démontrée: aussi me hâtai-je de solliciter des mandats afin d'être autorisé à les saisir.
L'ordre d'opérer leur capture me fut donné, et dès le jour suivant, avant le lever du soleil, je me présentai à-la porte de Court. Parvenu sur le palier du premier, je frappe.
«Qui est-là? demande-t-on.
—»Ouvre, c'est Raoul; et je contrefais la voix de ce dernier.»
Aussitôt je l'entends se presser d'accourir, et quand il eut ouvert, supposant qu'il parlait à son ami: «Est-ce qu'il y a du nouveau? me dit-il.
—»Oui, oui, répondis-je, il y en a du nouveau.»
Je n'avais pas achevé de prononcer ces mots, qu'à la lueur du crépuscule, il s'aperçut que je l'avais trompé. «Ah! s'écria-t-il, avec un mouvement d'effroi, c'est M. Jules!» (C'était le nom que me donnaient les filles et les voleurs.)
—»M. Jules!» répéta la femme de Court, encore plus épouvantée que lui.
«Eh bien! qu'est-ce qu'il y a? dis-je au couple alarmé d'un réveil si matinal, n'avez-vous pas peur? Je ne suis pas si diable que noir.
—»C'est vrai, observa le mari, M. Jules est un bon enfant; il m'a déjà emballé, mais c'est égal, je ne lui en veux pas.
—»Je le crois bien, repris-je, est-ce ma faute à moi si tu fais la maltouse? (contrebande.)
—»La maltouse! répartit Court, de l'accent rassuré d'un homme qui se sent soulagé d'un grand poids, la maltouse! ah! M. Jules, vous le savez bien, si cela était, avec vous je ne m'en cacherais pas. Vous pouvez d'ailleurs faire le rapiot (perquisition).»
Pendant qu'il se tranquillisait de plus en plus, je me mis en devoir de fouiller le logement, où furent trouvés une paire de pistolets chargés et amorcés, des couteaux, des vêtements qui paraissaient fraîchement lavés, et quelques autres objets dont j'effectuai la saisie.
Il ne s'agissait plus que de compléter l'expédition: si j'eusse arrêté le mari en laissant la femme libre, nul doute qu'elle n'eût averti Raoul de ce qui venait de se passer. Je les conduisis tous deux au poste de la place Cadet. Court, que j'avais garrotté, redevint tout-à-coup sombre et pensif; les précautions que j'avais prises lui causaient de l'inquiétude; sa femme me semblait aussi en proie à de terribles réflexions. Ils furent consternés, lorsqu'une fois au corps-de-garde ils m'entendirent faire la recommandation de les séparer et de les garder à vue. J'avais prescrit de pourvoir à leurs besoins; mais ils n'avaient ni faim, ni soif. Lorsqu'on questionnait Court à ce sujet, il ne répondait que par un signe de tête négatif; il fut dix-huit heures sans desserrer les dents; il avait l'œil fixe et la physionomie immobile. Cette impassibilité m'indiquait que trop qu'il était coupable. En pareille circonstance, j'ai presque toujours remarqué les deux extrêmes, un morne silence ou une insupportable volubilité de paroles.
Court et sa femme étant en lieu de sûreté, il restait à m'emparer de Raoul. Je me transportai chez lui; il n'y était pas; le garçon qui gardait sa boutique me dit qu'il avait couché à Paris, où il avait un pied à terre; mais que, comme c'était dimanche, il ne manquerait pas d'arriver de bonne heure.
L'absence de Raoul était un contre-temps que je n'avais pu prévoir, je tremblai qu'avant de rentrer il ne lui eût prit la fantaisie de dire bonjour à son ami. Dans ce cas, il était certainement instruit de son arrestation, et il était probable qu'il se mettrait en mesure de m'échapper. Je craignais encore qu'il ne nous eût vus au moment de l'expédition de la rue Coquenard, et mes appréhensions redoublèrent lorsque le garçon m'eut déclaré que son bourgeois avait sa demeure de ville dans le faubourg Montmartre. Il n'y était jamais allé et ne pouvait m'enseigner l'endroit; mais, présumait-il, c'était aux environs de la place Cadet; chaque renseignement qu'il me donnait me confirmait dans mes craintes, car peut-être Raoul ne tardait-il tant que parce qu'il se doutait de quelque chose. A neuf heures il n'était pas de retour: le garçon que j'interrogeai, mais sans dire rien qui pût lui inspirer de la défiance, ne concevait pas qu'il ne fût pas encore installé à son comptoir; il était vraiment inquiet. La domestique, en préparant le déjeûner que j'avais commandé pour mes agents et pour moi, exprimait son étonnement de ce que son maître et surtout sa maîtresse étaient moins exacts que de coutume; elle redoutait qu'ils n'en eussent été empêchés par quelque accident. «Si je savais leur adresse, me disait-elle, j'enverrais voir s'ils sont morts.»
J'étais bien persuadé qu'ils ne l'étaient pas: mais qu'étaient-ils devenus? A midi nous étions sans nouvelles, et je croyais définitivement que la mèche était éventée, quand le garçon de boutique, qui depuis un instant s'était mis en faction devant la porte, accourut en disant: «Le voici.»
—»Qui me demande? dit Raoul.»
Mais à peine a-t-il franchi le seuil, qu'il me reconnaît.
—«Ah! bonjour, M. Jules, me dit-il en venant à moi, qui est-ce qui vous amène aujourd'hui dans notre quartier?»
Il était loin de penser que ce fût à lui que j'avais affaire. Pour ne pas l'effrayer, j'essayai de lui donner le change sur l'objet de ma visite.
«Ah çà, lui dis-je, vous vous avisez donc d'être libéral?
—»Libéral?
—»Oui, oui, libéral, et de plus on vous accuse.... mais ce n'est pas ici que nous pouvons nous expliquer; il faut que je vous parle en particulier.
—»Volontiers: montez au premier, et je vous suis.»
Je montai, en faisant signe à mes agents de veiller sur Raoul, et de se saisir de sa personne s'il faisait mine de vouloir sortir. Le malheureux n'y songeait même pas, et j'en eus bientôt la preuve, puisqu'il vint aussitôt me trouver comme il l'avait promis. Il m'aborda avec un air presque jovial; je fus charmé de le voir dans cette sécurité.
«A présent, lui dis-je, que nous voilà seuls, nous pouvons causer à notre aise; je vais vous conter pourquoi je suis venu. Vous ne devinez pas?
—»Ma foi non.
—»Vous avez déjà été chagriné à cause des goguettes[118], que vous vous obstinez à tenir dans votre cabaret, malgré la défense qui vous en a été faite. La police est informée que tous les dimanches, ici, il y a des réunions dans lesquelles on chante des couplets contre le gouvernement. Non-seulement on sait que vous recevez chez vous un ramassis de gens suspects, mais encore on est averti qu'aujourd'hui même vous les attendez en assez grand nombre, de midi à quatre heures: vous voyez, que quand elle le veut la police n'ignore rien. Ce n'est pas tout, on prétend que vous avez entre les mains une foule de chansons séditieuses ou immorales, dont le recueil est si soigneusement caché, que pour le découvrir, il nous a été recommandé de ne venir que déguisés, et de ne pas agir avant que les messieurs de la goguette aient ouvert leur séance. Je suis bien fâché que l'on m'ait chargé d'une mission aussi désagréable; mais j'ignorais que j'étais envoyé chez quelqu'un de ma connaissance, autrement je me serais récusé; car, avec vous, que me sert un déguisement?
—»C'est juste, répondit Raoul, ça ne peut pas prendre......
—»N'importe, continuai-je, il vaut encore mieux que ce soit moi qu'un autre; vous savez que je ne vous veux pas de mal, ainsi ce que vous avez de mieux à faire, c'est de me remettre toutes les chansons qui sont en votre possession..... ensuite, pour éviter de nouveaux désagréments, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne plus recevoir des hommes dont les opinions peuvent vous compromettre.
—»Je ne croyais pas, observa Raoul, que la politique fût de votre ressort?
—»Que voulez-vous, mon ami? quand on est de la boutique, il faut faire un peu de tout. Ne sommes-nous pas des chevaux à toute selle?
—»Enfin, vous faites ce qu'on vous commande. C'est égal, aussi vrai que je m'appelle Clair Raoul, je puis bien vous jurer que j'ai été dénoncé à faux. Faut-il que le monde soit canaille...! Moi qui ne cherche qu'à gagner ma pauvre vie. On a bien raison de dire qu'il y a toujours des envieux. Mais écoutez, M. Jules, avec moi il n'y a pas de porte de derrière, faites mieux que ça, restez ici toute la journée avec vos messieurs, vous verrez si je vous en impose.
—»J'y consens, mais pas de bamboche au moins; c'est que vous êtes un cadet à faire disparaître les chansons: surtout pas d'intelligence au dehors. C'est que si vous faisiez prévenir les chanteurs de la goguette......
—»Pour qui que vous me prenez? répliqua Raoul avec vivacité, si je vous donne ma parole de ne rien faire, je suis incapable d'y manquer: on a de l'honneur ou l'on n'en a pas. D'ailleurs, pour prouver que je n'ai pas de mauvaises intentions, vous n'avez qu'à ne pas me quitter; je m'engage à ne souffler mot à qui que ce soit, pas même à ma femme, quand elle reviendra: de la sorte, vous serez bien sûr......... Par exemple, il faudra que vous me permettiez de découper mes viandes.
—»Avec plaisir, ne sais-je pas qu'il faut que service se fasse? Je suis même tout prêt à vous donner un coup de main.
—»Vous êtes trop bon, M. Jules; cependant ce n'est pas de refus.
—»Allons, lui dis-je, à l'ouvrage.»
Nous descendons ensemble. Raoul s'arme d'un grand couperet, et bientôt les manches retroussées jusqu'aux coudes, une serviette étalée devant moi, je l'aide à dépécer le veau qui ce jour là était destiné, avec la salade de rigueur, à faire les délices des Lucullus du cabaret. Du veau je passe au mouton; tant bien que mal, nous parons quelques douzaines de côtelettes; nous arrondissons le gigot, qui est la pièce de luxe de la barrière; j'arrache la queue à deux ou trois dindons, je donne un tour aux abattis, et quand il ne nous reste plus rien à faire dans la cuisine, je me rends utile à la cave, où j'assiste en amateur à la fabrication du vin propriétaire à six sols le litre.
Pendant cette opération, j'étais seul en face de Raoul, près de qui je jouais le rôle de l'ami intime, je ne le quittais non plus que son ombre ou que son tranchelard. J'avoue que plusieurs fois je tremblai qu'il ne vînt à soupçonner le motif pour lequel je le veillais de si près; alors il m'aurait infailliblement égorgé, et je serais tombé sous ses coups sans qu'il eût été possible de me secourir; mais il ne voyait en moi qu'un familier de l'inquisition politique, et à l'égard des imputations séditieuses dirigées contre lui, il était parfaitement tranquille.
Il y avait près de quatre heures que je faisais les fonctions de second chef d'office, lorsque le commissaire de police (aujourd'hui chef de la 2e division), que j'avais fait prévenir, arriva enfin. J'étais au rez-de-chaussée; d'aussi loin que je l'aperçus, je courus à lui, et après l'avoir prié de ne se présenter que dans quelques minutes, je revins auprès de Raoul.
«Le diable les emporte, lui dis-je, actuellement ne prétendent-ils pas que ce n'est pas ici que nous devrions être, mais à votre domicile de Paris?
—»Si ce n'est que cela, me répondit-il, allons-y.
—»Allons-y, et puis quand nous y serons, il nous faudra revenir à la chaussée de Clignancourt. Oh! l'on n'est pas chiche de nos pas. Tenez, si j'étais à votre place, tandis que nous y sommes, j'irais solliciter le commissaire de police de faire perquisition dans mon cabaret, ce serait un moyen de le disposer à penser que l'on vous a suspecté à tort.»
Raoul jugeant le conseil excellent, fit la démarche que je lui suggérais; le commissaire accéda à son désir, et la perquisition fut faite avec le plus grand soin: elle ne produisit rien.
«Eh bien! s'écria Raoul, avec ce ton de satisfaction qui semble annoncer l'homme irréprochable, êtes-vous bien avancés maintenant? pour des torche..... faire tant d'embarras! j'aurais assassiné que ce ne serait pas pis.»
L'assurance avec laquelle il articula ce dernier membre de phrase me déconcerta; j'eus presque des scrupules de l'avoir cru coupable; pourtant il l'était, et l'impression qui lui était favorable s'effaça promptement de mon esprit. Il est douloureux de penser qu'un brigand, les mains encore fumantes du sang de sa victime, puisse sans frissonner proférer des paroles qui rappellent son attentat. Raoul était calme, il était triomphant, Quand nous montâmes en fiacre pour nous transporter à son domicile de Paris, on eût dit qu'il allait à la noce.
«Ma femme, répétait-il, sera bien surprise de me voir en si bonne compagnie.»
Ce fut elle qui vint nous ouvrir. A notre aspect son visage n'éprouva pas la moindre altération: elle nous offrit des siéges; mais comme nous n'avions pas de temps à perdre, sans avoir égard à sa politesse, le commissaire et moi nous nous mîmes en devoir de procéder à la nouvelle perquisition. Raoul était présent; il nous guidait avec une complaisance extrême.
Afin de rendre vraisemblable l'histoire que je lui avais faite, c'était aux papiers que l'on devait s'attacher de préférence. Il me donna la clef de son secrétaire. Je m'empare d'une liasse, et la première pièce sur laquelle se portent mes regards est une assignation, dont une partie est déchirée. Soudain, je me retrace la forme du lambeau sur lequel est écrite l'adresse annexée au procès-verbal des magistrats de Corbeil..... Ce lambeau s'adapte évidemment à la déchirure. Le commissaire, à qui je fais part de mon observation, est de mon avis. Raoul ne nous vit d'abord qu'avec indifférence examiner l'assignation; peut-être n'y prenait-il pas garde, mais tout à coup ses muscles se contractent, il pâlit, et s'élançant vers le tiroir d'une commode qui renferme des pistolets chargés, il va s'en saisir, lorsque, par un mouvement non moins rapide, mes agents se précipitent sur lui, et le mettent hors d'état de faire résistance.
Il était près de minuit quand Raoul et sa femme furent amenés à la préfecture: Court y arriva un quart d'heure après. Les deux complices furent enfermés séparément. Jusque là l'on n'avait contre eux que des présomptions et des semi-preuves. Je me proposai de les confesser pendant qu'ils étaient encore dans la stupeur. Ce fut d'abord sur Court que j'essayai mon éloquence; je le pris ce qu'on appelle par tous les bouts; j'employai toute espèce d'arguments pour le convaincre qu'il était dans son intérêt de faire des aveux.
«Croyez-m'en, lui disais-je, déclarez toute la vérité; pourquoi vous opiniâtrer à cacher ce que l'on sait? Au premier interrogatoire que vous allez subir, vous verrez que l'on est plus instruit que vous ne le pensez. Tous les gens que vous avez attaqués ne sont pas morts, on produira contre vous des témoignages foudroyants; vous aurez gardé le silence, mais vous n'en serez pas moins condamné; l'échafaud n'est pas ce qu'il y a de plus terrible, ce sont les tourments, les rigueurs dont on punira votre obstination. Justement irrités contre vous, les magistrats ne vous laisseront ni paix ni trêve, jusqu'à l'heure de l'exécution; on vous obsédera, on vous fera périr à petit feu; si vous vous taisez, la prison sera pour vous un enfer; parlez, au contraire, montrez du repentir, de la résignation, et puisque vous ne pouvez échapper à votre sort, tâchez au moins que les juges vous plaignent et désirent vous traiter avec humanité.»
Pendant cette exhortation, qui fut beaucoup plus longue, Court était intérieurement très agité. Lorsque je lui annonçai que tous les gens attaqués par lui n'étaient pas morts, il changea de couleur et détourna la vue. Je remarquai qu'insensiblement il perdait contenance, sa poitrine se gonflait visiblement, il respirait avec peine. Enfin, à quatre heures et demie du matin, il me saute au cou, des larmes coulent en abondance de ses yeux.
»Ah! M. Jules, s'écria-t-il en sanglottant, je suis un grand coupable; je vais tout vous raconter.»
Je m'étais bien gardé de dire à Court de quel assassinat il était accusé; comme probablement il avait commis plus d'un meurtre, je ne voulus rien spécifier; j'espérais qu'en restant dans des termes vagues, en m'abstenant de toute désignation trop précise, il me mettrait peut-être sur la voie d'un crime autre que celui pour lequel il était poursuivi. Court réfléchit un instant.
«Eh bien! oui, c'est moi qui ai assassiné le marchand de volailles. Fallait-il qu'il eût l'ame chevillée dans le corps! Le pauvre diable! en être revenu après un assaut pareil! Voici comment cela s'est fait, M. Jules: que je meure sur l'heure si je mens.... Ils étaient plusieurs Normands qui s'en retournaient après avoir débité leur marchandise à Paris.... Je les croyais chargés d'argent; j'allai en conséquence les attendre au passage: j'arrête les deux premiers qui se présentent, mais je ne trouve presque rien sur eux.... J'étais alors dans la plus affreuse nécessité; c'était la misère qui me poussait; je sentais que ma femme manquait de tout, ça me saignait le cœur. Enfin, pendant que je me livre au désespoir, j'entends le bruit d'une voiture: je cours, c'était celle d'un marchand de volailles. Je le surprends à moitié endormi; je le somme de me donner sa bourse; il se fouille, je le fouille moi-même: il possédait en tout quatre-vingts francs. Quatre-vingts francs! qu'est-ce que c'est quand on doit à tout le monde? J'avais deux termes à payer; mon propriétaire avait menacé de me mettre à la porte. Pour comble de disgrâce, j'étais harcelé par d'autres créanciers. Que vouliez-vous que je fisse avec quatre-vingts francs? La rage m'empoigne, je prends mes pistolets et les décharge tous les deux dans la poitrine du messière. Quinze jours après, on m'a donné la nouvelle qu'il était encore vivant... Jugez si j'ai été surpris! aussi depuis ce moment je n'ai pas eu une minute de repos; je me doutais bien qu'il me jouerait quelque mauvais tour.
—»Vos craintes étaient fondées, lui dis-je: mais le marchand de volaille n'est pas le seul que vous avez assassiné; et ce boucher que vous avez criblé de coups de couteau, après lui avoir enlevé sa sacoche?
—»Pour celui-là, reprit le scélérat, Dieu veuille avoir son ame! Je répondrais bien que s'il dépose contre moi, ce ne sera qu'au jugement dernier.
—»Vous êtes dans l'erreur, le boucher n'en mourra pas.
—»Ah! tant mieux, s'écria Court.
—»Non il n'en mourra pas, et je dois vous prévenir qu'il a signalé, vous et vos complices de manière à ce qu'on ne puisse pas s'y méprendre.»
Court essaya de soutenir qu'il n'avait pas de complices; mais il n'eut pas la force de persister long-temps dans le mensonge, et il finit par m'indiquer Clair Raoul. J'insistai pour qu'il m'en nommât d'autres, ce fut en vain: je dus provisoirement me contenter des aveux qu'il venait de faire, et dans la crainte qu'il n'imaginât de les rétracter, je fis immédiatement appeler le commissaire, en présence de qui il les réitéra dans les plus grands détails.
C'était sans doute une première victoire que d'avoir déterminé Court à se reconnaître coupable et à signer ses déclarations, mais il m'en restait une seconde à remporter: il s'agissait d'amener Raoul à suivre l'exemple de son ami. Je pénétrai sans bruit dans la pièce où il était: Raoul dormait; je prends des précautions pour ne pas l'éveiller, et m'étant placé près de lui, je parle bas dans la direction de son oreille; il remue légèrement, ses lèvres s'agitent, je présume qu'en lui adressant des questions, il y répondra; sans élever la voix, je l'interroge sur son affaire; il articule quelques paroles inintelligibles, mais il m'est impossible de donner un sens à ce qu'il dit. Cette scène de somnambulisme durait depuis près d'un quart d'heure, lorsqu'à cette interpellation, qu'avez-vous fait du couteau? Il éprouva un sursaut, proféra quelques mots entrecoupés, et tourna ses regards de mon côté.
En me reconnaissant, il tressaillit d'étonnement et d'épouvante: on eût dit qu'à son intérieur il venait de se livrer un combat dont il tremblait que j'eusse été le témoin. A l'air d'anxiété avec lequel il me considérait, je vis qu'il cherchait à lire dans mes yeux ce qui s'était passé. Peut-être pendant son sommeil s'était-il trahi. Il avait le front couvert de sueur, une pâleur mortelle était répandue sur ses traits; il s'efforçait de sourire en grinçant les dents malgré lui. L'image que j'avais devant moi était celle d'un damné à qui sa conscience donne la torture.... c'était Oreste poursuivi par les Euménides. Les dernières vapeurs d'un songe affreux n'étaient pas encore dissipées.... je saisis la circonstance: ce n'était pas la première fois que j'avais pris le cauchemar pour mon auxiliaire.
«Il paraît, dis-je à Raoul, que vous venez de faire un rêve bien terrible? vous avez beaucoup parlé et considérablement souffert; je vous ai éveillé pour vous délivrer des tourments que vous enduriez et des remords auxquels vous étiez en proie. Ne vous fâchez pas de ce langage, il n'est plus temps de dissimuler; les révélations de votre ami Court nous ont tout appris; la justice n'ignore aucun des détails du crime qui vous est imputé; ne vous défendez pas d'y avoir participé, l'évidence, contre laquelle vous ne pouvez rien, résulte des dires de votre complice. Si vous vous retranchez dans un système de dénégation, sa voix vous confondra en présence de vos juges, et si ce n'est pas assez de son témoignage, le boucher que vous avez assassiné près de Milly paraîtra pour vous accuser.»
A ce moment, j'examinai la figure de Raoul, et je la vis se décomposer; mais se remettant graduellement, il me répondit avec fermeté:
«M. Jules, vous voulez m'entortiller, c'est peine perdue: vous êtes malin, mais je suis innocent. Pour ce qui est de Court, on ne me persuadera pas qu'il soit coupable, encore moins qu'il m'ait inculpé, surtout quand il n'y a pas l'ombre de vraisemblance qu'il ait pu le faire.»
Je déclarai de nouveau à Raoul qu'il cherchait inutilement à me dérober la connaissance de la vérité. Au surplus, ajoutais-je, je vais vous confronter à votre ami, et nous verrons si vous osez le démentir. «Faites-le venir, repartit Raoul, je ne demande pas mieux; je suis certain que Court est incapable d'une mauvais action. Pourquoi voulez-vous qu'il aille s'accuser d'un crime qu'il n'a pas commis, et m'y impliquer de gaîté de cœur, à moins qu'il ne soit fou, et il ne peut pas l'être? Tenez, M. Jules, je suis si sûr de ce que j'avance, que s'il dit qu'il a assassiné et que j'étais avec lui, je consens à passer pour le plus grand scélérat que la terre ait porté; je reconnaîtrai pour vrai tout ce qu'il dira, j'en prends l'engagement, quitte à monter avec lui sur le même échafaud. Mourir de ça ou mourir d'autre chose, la guillotine ne me fait pas peur. Si Court parle, eh bien! tout est dit, la nappe est mise; il roulera deux têtes sur le plancher.»
Je le laissai dans ces dispositions, et j'allai proposer l'entrevue à son camarade. Celui-ci refusa, m'alléguant qu'après avoir avoué, il n'aurait jamais la force de regarder Raoul. «Puisque j'ai signé ma déclaration, disait-il, faites-la lui lire, elle suffira pour le convaincre; d'ailleurs il connaît mon écriture.» Cette répugnance, à laquelle je ne m'étais pas attendu, me contrariait d'autant plus, que souvent, en moins d'une seconde, j'ai vu les idées d'un prévenu changer du blanc au noir; je m'efforçai donc de la vaincre, et je parvins assez promptement à décider Court à faire ce que je désirais. Enfin, je mets les deux amis en présence; ils s'embrassent, et improvisant une ruse que je ne lui avais pas suggérée, bien qu'elle secondât merveilleusement mes projets, Court dit à Raoul: «Eh bien! tu as donc fait comme moi, tu as confessé notre crime? tu as bien fait.»
Celui à qui s'adressait cette phrase fut un instant comme anéanti; mais reprenant bientôt ses esprits: «Ma foi, M. Jules, c'est bien joué; vous nous avez tiré la carotte au parfait. A présent, comme je suis un homme de parole, je veux tenir celle que je vous ai donnée, en ne vous cachant rien;» et sur-le-champ il se mit à me faire un récit qui confirmait pleinement celui de son complice. Ces nouvelles révélations ayant été reçues par le commissaire dans les formes voulues par la loi, je restai à causer avec les deux assassins; ils furent dans la conversation d'une gaîté qui ne tarissait pas; c'est l'effet ordinaire de l'aveu sur les plus grands criminels. Je soupai avec eux, ils burent raisonnablement. Leur physionomie était redevenue calme; il n'y avait plus de vestige de la catastrophe de la veille: on voyait que c'était une affaire arrangée; en avouant, ils avaient pris l'engagement de payer leur dette à la justice. Au dessert, je leur annonçai que nous partirions dans la nuit pour Corbeil; «en ce cas, dit Raoul, ce n'est pas la peine de nous coucher,» et il me pria de lui faire apporter un jeu de cartes. Quand arriva la voiture qui devait nous emmener, ils étaient à faire leur cent de piquet aussi paisiblement que de bons bourgeois.
Ils montèrent dans le coucou sans que cela parût leur faire la plus légère impression. Nous n'étions pas encore à la barrière d'Italie, qu'ils ronflaient comme des bienheureux; à huit heures du matin ils ne s'étaient pas éveillés, et nous entrions dans la ville.