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Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome III

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L'utilité d'un bon estomac.—L'occurence suspecte.—La procession des ballots.—Les hirondelles de la Grève.—La commodité d'un fiacre.—Les fredaines de ces messieurs.—Le garçon de chantier.—Il n'y a plus de fiat du tout.—Madame Bras ou la marchande scrupuleuse.—Annette ou la bonne femme.—On ne mange pas toujours.—Le premier qui fut roi.—Vidocq enfoncé; pièce nouvelle, dont le dernier acte se passe au corps-de-garde.—Je joue le rôle de Vidocq.—Représentation à mon bénéfice.—Applaudissements unanimes.—La pomme rouge.—Le grand casuel.—L'inspection des papiers.—Je fais évader un voleur.—Le vétéran qui prend un potage.—L'auteur du Pied-de-Mouton.—Les bas et les madras accusateurs.—J'ai perdu ma pièce de cinq francs.—Le soufflet et le marchand de vin.—Je suis arrêté.—La ronde du commissaire.—Ma délivrance.—La chute du bandeau.—Vidocq l'enfonceur reconnu dans Vidocq l'enfoncé.—Souhaitez-vous un bon conseil?—Gare à la caboche!

Une nuit dont j'avais passé la moitié dans les mauvais lieux de la Halle, espérant y rencontrer quelques voleurs, qui, dans un accès de cette bonhomie que produisent deux ou trois coups de paff versés à propos, se laisseraient tirer la carotte sur leurs affaires passées, présentes et futures, je me retirais assez mécontent d'avoir, au détriment de mon estomac, avalé en pure perte bon nombre de petits verres de cet esprit mitigé, auquel le vitriol donne du montant, lorsque, tout près du coin de la rue des Coutures-Saint-Gervais, j'aperçus plusieurs individus blottis dans des embrasures de portes. A la lueur des réverbères, je ne tardai pas à distinguer auprès d'eux des paquets dont on s'efforçait de dissimuler le volume, mais dont la blancheur indiscrète ne pouvait manquer d'attirer les regards. Des paquets à cette heure, et des hommes qui cherchent l'abri d'une embrasure, au moment où il ne tombe pas une goutte d'eau; il ne fallait pas une forte dose de perspicacité pour trouver, dans un tel concours de circonstances, tout ce qui caractérise une occurence suspecte. J'en conclus que les hommes sont des voleurs, et les paquets le butin qu'ils viennent de faire. «C'est bon, me dis-je, ne faisons mine de rien, suivons le cortége quand il se mettra en marche, et s'il passe devant un corps de garde, enfoncé!... dans le cas contraire, je les mène coucher chez eux, je prends leur numéro, et je leur envoie la police.» Je file en conséquence mon nœud, sans paraître m'inquiéter de ce que je laisse derrière moi; à peine ai-je fait dix pas, l'on m'appelle: Jean-Louis! c'est la voix d'un nommé Richelot que j'avais souvent rencontré dans des réunions de voleurs: je m'arrête.

«Eh! bon soir, Richelot, lui dis-je; que diable fais-tu à cette heure dans ce quartier? Est-tu seul? Comme tu as l'air effrayé!

—»On le serait à moins, je viens de manquer d'être enflaqué sur le boulevard du Temple.

—»Enflaqué! et pourquoi?

—»Pourquoi! tiens, avance, vois-tu les amis et les baluchons (ballots)?

—»Tu m'en diras tant! si vous êtes fargués de camelotte grinchie... (si vous êtes chargés de marchandise volée).»

Je m'approche, soudain toute la bande se lève, et dès qu'ils sont debout, je reconnais Lapierre, Commery, Lenoir et Dubuisson; tous quatre s'empressent de me faire bon accueil et de me tendre la main de l'amitié.

«Commery. Va, nous l'avons échappé belle, j'en ai encore le palpitant (le cœur) qui bat la générale; pose ta main là-dessus, sens-tu comme il fait tic-tac?

»Moi. Ce n'est rien.

»Lapierre. Oh! c'est que nous avons eu la moresque (la peur) d'une fière force: je sais bien que quand je m'ai senti les verds[72] au dos le treffe me faisait trente et un.

»Dubuisson. Et par-dessus le marché, les hirondelles de la Grève[73] que nous nous sommes rendus nez-à-nez avec leurs chevaux, au détour, presque en face la Gaîté.

»Moi. Que vous êtes niolles (bêtes)! Il fallait faire gaffer un roulant pour y planquer les paccins (il fallait faire stationner un fiacre, afin d'y placer les paquets). Vous n'êtes que des pégriots (mauvais voleurs).

»Richelot. Pégriots tant que tu voudras; mais nous n'avons pas de roulant, et il faut se tirer de là, c'est pour ça que nous nous sommes jetés dans les petites rues.

»Moi. Et où allez-vous maintenant? Si je puis vous être utile à quelque chose....

»Richelot. Si tu veux marcher en éclaireur et venir avec nous jusque dans la rue Saint-Sébastien, où nous allons déposer ces fredaines, tu auras ton fade (ta part).

»Moi. Avec plaisir, les amis.

»Richelot. En ce cas, passe devant, et allume si tu remouches la sime ou la patraque (et regarde si tu vois des bourgeois ou la patrouille).»

Aussitôt Richelot et ses compagnons se saisissent des paquets, et je me porte en avant. Le trajet fut heureux, nous arrivâmes sans encombre à la porte de la maison; chacun de nous se déchausse pour faire moins de bruit en montant. Nous voici sur le palier du troisième: on nous attendait; une porte s'ouvre doucement et nous entrons dans une vaste chambre faiblement éclairée, dont le locataire, que je reconnais, est un garçon de chantier qui avait déjà été repris de justice: bien qu'il ne me connaisse pas, ma présence paraît l'inquiéter, et pendant qu'il aide à cacher les paquets sous le lit, je crois remarquer qu'il adresse à voix basse une question, dont la réponse hautement articulée me dévoile la teneur.

»Richelot. C'est Jean-Louis, un bon enfant; sois tranquille, il est franc.

»Le locataire. Tant mieux! il y a aujourd'hui tant de railles et de cuisiniers, qu'il n'y a plus de fiat du tout.

»Lapierre. Calme! calme! j'en réponds comme de moi, c'est un ami et un français.

»Le locataire. Puisque c'est comme ça, je m'en rapporte. Là-dessus, buvons la goutte.» (Il monte sur une espèce de tabouret, et passant son bras sur la corniche d'une vieille armoire, il en ramène une vessie pleine). «La v'la l'enflée, c'est de l'eau d'affe (eau-de-vie), elle est toute mouchique, celle-là! c'est moi qui l'ai entolée (entrée); allons, Jean-Louis, à toi l'entame.

»Moi. Volontiers (je verse dans un genieu verd, et je bois). C'est fichu! elle est bonne; ça fait du bien par où ça passe; à ton tour Lapierre, rince-toi le gosier.

Le genieu et la vessie passent de main en main, et quand chacun s'est suffisamment abreuvé, nous nous jetons sur le lit en travers, jusqu'au lendemain. Au petit jour, on entend dans la rue le cri d'un ramoneur (on sait que dans Paris, les savoyards sont les coqs des quartiers déserts).

»Richelot (secouant son voisin). Eh! Lapierre, allons-nous chez la fourgatte (recéleuse)?

»Lapierre. Laisse-moi dormir.

»Richelot. Voyons, bouge-toi donc.

»Lapierre. Vas-y seul, ou emmène Lenoir.

»Richelot. Tiens plutôt, toi, qui lui a déjà bloqui (vendu), c'est plus sûr.

»Lapierre. F....-moi la paix, j'ai trop sommeil.

»Moi. Eh mon dieu! que vous êtes féniants! je vais y aller, moi, si vous voulez m'indiquer sa demeure.

»Richelot. T'as raison, Jean-Louis, mais la fourgatte ne t'a pas encore vu, elle ne veut fourguer (recéler) qu'à nous. Puisque tu te proposes, nous irons ensemble?

»Moi. Oui, à nous deux, ça fera qu'une autre fois elle connaîtra ma frimousse

Nous partons. La fourgatte restait rue de Bretagne, nº 14, dans la maison d'un charcutier, qui vraisemblablement était le propriétaire. Richelot entre dans la boutique, et s'informe si madame Bras est chez elle; oui, lui répond-on et après avoir enfilé l'allée, nous grimpons l'escalier jusqu'au troisième. Madame Bras n'est pas sortie, mais elle tient à l'honneur, et ne veut absolument rien recevoir dans le jour. «Au moins, lui dit Richelot, si vous ne pouvez pas prendre à présent la marchandise, donnez-nous un à-compte: allez, c'est du bon butin, et puis vous savez que nous sommes honnêtes.

—»C'est vrai, mais pour vos beaux yeux je ne puis pas me compromettre; revenez ce soir, la nuit tous chats sont gris.» Richelot la prit par tous les bouts pour lui arracher quelques pièces, mais elle fut inexorable, et nous nous retirâmes sans avoir rien obtenu. Mon compagnon pestait, jurait, tempêtait; il fallait l'entendre.

«Eh! lui dis-je, ne croirait-on pas que tout est perdu? pourquoi te chagriner? Qui refuse muse: si elle ne veut pas, un autre voudra; viens avec moi chez ma fourgatte, je suis sûr qu'elle nous prêtera quatre ou cinq tunes de cinq balles (pièces de cinq francs.)»

Nous nous rendons rue Neuve-Saint-François, où j'avais mon domicile. D'un coup de sifflet, je me fais entendre d'Annette; elle descend rapidement, et vient nous rejoindre au coin de la vieille rue du Temple.

—«Bonjour, madame.

—»Bonjour, Jean-Louis.

—»Tenez, si vous étiez bonne enfant, vous me prêteriez vingt francs, et ce soir je vous les rendrais.

—»Oui, ce soir! si vous avez gagné quelque chose, vous irez à la Courtille.

—»Non, je vous assure que je serai exact.

—»C'est-il bien vrai? je ne veux pas vous refuser, venez avec moi, tandis que votre camarade ira vous attendre au cabaret du coin de la rue de l'Oseille.

Seul avec Annette, je lui donnai mes instructions, et lorsque je fus certain qu'elle m'avait bien compris, j'allai rejoindre Richelot au cabaret «voilà, lui dis-je en lui montrant les vingt francs, ce qui s'appelle une larque, et une bonne!

—»Parbleu! il n'y a qu'à lui bloquir les pacins.

—»Est-ce qu'elle en voudrait? Elle ne fourgue que de la blanquette, des bogues et des bréguilles (elle n'achète que de l'argenterie, des montres et des bijoux.)

—»C'est dommage, car c'est une bonne b..., c'est comme ça qu'il m'en faudrait une.»

Après avoir vidé notre chopine, nous nous mîmes en route pour regagner le logis, où nous rentrâmes avec une oie normande de première taille et une assiette assortie à la Lyonnaise. Je mis en même temps l'argent en évidence, et comme il était destiné à nous ravitailler, notre hôte alla nous chercher douze litres de vin et trois pains de quatre livres. Nous avions si bon appétit que toutes ces provisions ne firent en quelque sorte que paraître et disparaître. La vessie ou l'enflée d'eau d'aff, fut pressée jusqu'à la dernière goutte. Notre réfection prise, on parla de procéder à l'ouverture des paquets; ils contenaient du linge magnifique, des draps, des chemises d'une finesse extrême, des robes garnies de superbes malines brodées, des cravattes, des bas, etc.; tous ces objets étaient encore mouillés. Les voleurs me racontèrent qu'ils avaient fait cette capture dans une des plus belles maisons de la rue de l'Échiquier, où ils s'étaient introduits par une croisée, dont ils avaient brisé les barreaux de fer.

L'inventaire terminé, j'ouvris l'avis de faire divers lots, afin de ne pas tout vendre dans le même endroit. J'insinuai qu'on leur donnerait autant pour chaque moitié que pour la totalité, et qu'il valait mieux deux fois qu'une. Les camarades se rangèrent de mon opinion, et l'on fit deux parts du butin. Maintenant il s'agissait d'opérer le placement: ils étaient déjà sûrs de la vente d'un lot, mais il leur fallait un acquéreur pour le surplus: un marchand d'habits, nommé la Pomme-Rouge, restant rue de la Juiverie, fut l'individu que je leur indiquai. Depuis long-temps il m'était signalé comme achetant du premier venu. Il se présentait une occasion de le mettre à l'épreuve, je ne voulais pas la laisser échapper; car s'il succombait, le résultat de mes combinaisons était bien plus beau, puisqu'au lieu d'un recéleur, j'en faisais arrêter deux, et que je faisais ainsi d'une pierre trois coups.

Il fut convenu qu'on ferait des offres à mon homme, mais on ne pouvait rien tenter avant la nuit, et jusque là il y avait de quoi s'ennuyer mortellement. Que dire? parmi les voleurs, le commun des martyrs n'a pas assez de ressources dans l'esprit pour se tenir compagnie plus d'un quart d'heure. Que faire? les grinches ne font rien, quand ils ne travaillent pas, et quand ils travaillent, ils ne font rien. Cependant il faut tuer le temps, nous avons encore quelqu'argent devant nous, on vote du vin par acclamation, et nous voilà de nouveau occupés de fêter Bacchus. Les fils de Mercure boivent sec et dru; mais l'on ne peut pas toujours boire. Si encore les buveurs étaient comme le tonneau des Danaïdes, ouverts par un bout et défoncés par l'autre, le dégoût ne proviendrait pas de plénitude! Malheureusement chacun a sa capacité, et quand, entre la vessie et le cerveau, le fleuve dont l'embouchure est trop petite remonte vers sa source, il n'y a pas à dire mon bel ami, si l'on veut éviter le débordement, il faut chômer; c'est ce que firent nos compagnons. Comme ils pensaient avoir besoin de leur tête pour un peu plus tard, et que déjà un épais brouillard s'amoncelait sous la voûte osseuse qui couvre le souverain régulateur de nos actions, afin de ne pas perdre la boussole, ils cessèrent insensiblement de faire de leur bouche un entonnoir, et ne l'ouvrirent plus que pour jaboter. De quoi s'entretenaient-ils? La conversation qu'ils eussent été très embarrassés d'alimenter autrement roulait sur les camarades qui étaient au pré, sur ceux qui étaient en gerbement (en jugement). Ils parlaient aussi des railles (mouchards).

«A propos de railles, dit le garçon de chantier, vous n'êtes pas sans avoir entendu parler d'un fameux coquin, qui s'est fait cuisinier (mouchard), Vidocq; le connaissez-vous, vous autres?

»Tous ensemble (je fais chorus). Oui, oui, de nom simplement.

»Dubuisson. Je crois bien qu'on en parle! On dit qu'il vient du pré (bagne), où il était gerbé à 24 longes (condamné à 24 ans).

»Le garçon de chantier. Tu n'y es pas, couillé (nigaud)! Ce Vidocq est un grinche, qui était pire qu'à vioque (à vie), à cause de ses évasions. Il est sorti parce qu'il a promis de faire servir l'zamis. Ce n'est que pour ça qu'on le tient z'à Paris. C'est z'un malin; quand il veut faire enflaqué z'un pègre, il tâche pour se faire ami z'avec lui, et sitôt qu'il est z'ami, il lui refile des objets grinchis dans ses poches, et puis tout est dit; z'ou bein il l'emmène su z'une affaire, pour qu'il soit servi marron. C'est lui a z'emballé Bailli, Jacquet et Martinot. Oh mon Dieu oui! c'est lui; que je vous conte comme il les a étourdis.

—»Ensemble (je fais encore chorus). Étourdis, que c'est bien dit!

—»Le garçon de chantier. Étant z'à boire avec un autre brigand comme lui, vous savez bien, le faubourien Riboulet, l'homme à Manon.

—»Ensemble. Manon la Blonde?

—»Le garçon de chantier. C'est ça, juste. On parle de chose et d'autre. Vidocq dit comme ça qu'il vient du pré, qu'il voudrait trouver des amis pour goupiner. Les autres coupent dans le pont (donnent dans le panneau). Il les entortille si bien, qu'il les mène su zune affaire, rue du Grand-Zurleur. C'était censé qu'il ferait le gaffe. Le gaffe pour la raille (pour la police), car sitôt fargués, sitôt marrons. On les emmène tous, et pendant ce temps-là le gueusard décare (se sauve) avec son camarade. Ainsi voilà comme il s'y prend pour faire tomber les bons enfants. C'est lui qui a fait buter (guillotiner) tous les chauffeurs, dont il était le premier en tête.»

Chaque fois que le narrateur s'interrompait, nous nous rafraîchissions d'un coup de vin. Lapierre profitant d'une de ces poses, prend la parole.

—«Qu'est-ce qu'il nous embête? Il parle comme mon C...hien (dans la langue de ces messieurs, ces deux mots embêter et chien ont des synonymes, qu'ils employèrent, mais je m'abstiens de les rapporter); il veut jaspiner. Crois-tu que ça nous amuse? moi, je veux m'amuser.

—»Le garçon de chantier. Qué don que tu veux faire toi? s'il y avait des brêmes (cartes), on pourrait flouer (jouer).

—»Lapierre. Ah! ce que je veux faire, je veux jouer la mislocq (la comédie).

—»Le garçon de chantier. Allons, Monsieur Tarma! (Talma)

—»Lapierre. Est-ce que je peux jouer seul?

—»Rousselot. Nous t'aiderons, mais quelle pièce?

—»Dubuisson. La pièce de César, tu sais bien ous qu'il y en a z'un qui dit; le premier qui fut roi fut z'un sorda zheureux.

—»Lapierre. C'est pas tout ça, il faut jouer la pièce de Vidocq enfoncé après avoir vendu ses frères comme Joseph.»

Je ne savais trop que penser de cette singulière boutade; cependant, sans me déconcerter, je m'écriai tout-à-coup, c'est moi qui ferai Vidocq. On dit, qu'il est gros, ça fera ma balle (ça me convient).

—«T'es gros, me dit Lenoir, mais il est bien plus gros encore.

—»C'est égal, observa Lapierre, Jean-Louis n'est pas trop mal comme ça; va, il pèse son poids.

—»Allons, il ne faut pas tant de beurre pour un quarteron, se prit à dire Rousselot en transportant une table dans un des coins de la chambre. Toi, Jean-Louis, et toi, Lapierre, plantez-vous là; Lenoir, Dubuisson et Etienne, ainsi s'appelait le garçon de chantier, vont se mettre à l'autre bout: ils feront l'z'amis, et moi, z'en face sur le pieu (lit), ous que je fais public.

—»Quoi que c'est public? reprend Etienne.

—»Eh oui! le monde, si t'entends mieux. Est-il buche, le garçon de chantier?

—»Je suis t'un spectateur.

—»Et non! fichu bête, c'est moi. T'es un ami; à ton posse, v'la le spectaque qui va commencer.»

Nous sommes censés dans une guinguette de la Courtille: chacun cause de son côté, je me lève, et sous prétexte de demander du tabac, je lie conversation avec les amis de l'autre table, je lance quelques mots d'argot, on voit que j'entrave (que je suis au fait de la langue), on me fait un sourire d'intelligence que je rends, et il devient constant que nous sommes gens de même métier. Dès lors arrivent les politesses d'usage, c'est un verre de plus qu'il faut. Je déplore la dureté des temps. Je me plains de ne pouvoir goupiner: on me plaint, on se plaint. Nous entrons dans la période de l'attendrissement et de la pitié; je maudis la raille (la police), on la maudit aussi; je peste contre le quart deuil (le commissaire) de mon quartier qui ne m'a pas à la bonne (qui ne m'aime pas), les amis se regardent, ils délibèrent des yeux et se consultent sur l'opportunité ou les inconvénients de mon affiliation.... On me prend la main, on me la presse, je rends; il est convenu qu'on peut compter sur moi. Ensuite vient la proposition.... Le rôle que je joue est, à quelques variantes près, celui que je jouerai incessamment.... Seulement je charge un peu, en mettant des objets volés dans la poche des amis.... Alors se fait entendre une salve générale d'applaudissements, accompagnés de gros éclats de rire.... Bien tapé! bien tapé! s'écrient à la fois les acteurs et le témoin de cette scène.

—«Bien tapé, je ne dis pas non, reprit Richelot, mais v'la le Bourguignon (le soleil) qui baisse, il est temps de bloquir (vendre), la pièce s'achèvera dans le roulant (fiacre), ou bien en revenant de fourguer. Je vais en chercher un, c'est-il votre sentiment, les autres?

—»Oui, oui. Partons.»

Le drame était en bon train, nous approchions de la péripétie, mais elle devait être toute autre que ces messieurs ne l'avaient prévu, car le dénouement ne devait nullement répondre au titre de la pièce. Nous montâmes tous en voiture, et nous ordonnâmes au cocher d'arrêter au coin de la rue de Bretagne et de celle de Touraine. Le nommé Bras, l'un des recéleurs restait à quatre pas. Dubuisson, Commery et Lenoir mirent pied à terre, emportant avec eux la partie de marchandises qu'on était convenu de lui vendre. Pendant qu'ils étaient à conclure le marché, je vis, en mettant la tête à la portière, qu'Annette avait parfaitement rempli mes intentions. Des inspecteurs que j'aperçus les uns stationnant le nez en l'air comme pour chercher un numéro, d'autres se promenant de long en large, en manière de désœuvrés, ne rôdaient sans doute dans ces environs que parce qu'ils y avaient été appostés.

Après dix minutes d'attente, nous fûmes rejoints par les camarades, qui étaient allés chez Bras; ils avaient retiré 125 francs d'objets qui valaient au moins six fois plus; n'importe, on tenait les noyaux et on n'était pas mécontent d'avoir réalisé, tant on était pressé de jouir.

Il nous restait les paquets que nous avions réservés pour la Pomme-Rouge. Parvenus rue de la Juiverie, Richelot me dit: «ah ça! c'est toi qui vas bloquir, tu connais le fourgat.

—»Ça ne serait pas le plan, lui répondis-je, je lui dois de l'argent, et nous sommes brouillés.»

Je ne devais rien à la Pomme-Rouge, mais nous nous étions vus, et il savait bien que j'étais Vidocq; il aurait donc été imprudent de me montrer: je laissai les amis arranger les affaires, et à leur retour, comme l'apparition d'Annette dans le voisinage de la boutique, me donnait la certitude que la police était en mesure d'agir, je fis la motion de congédier le fiacre et d'aller souper dans le cabaret du Grand-Casuel, sur le quai Pelletier, au coin de la rue Planche-Mibray.

Depuis la visite chez la Pomme-Rouge, nous étions riches de quatre-vingts francs de plus, ainsi la somme à notre disposition était assez considérable pour que nous pussions tailler en plein drap, sans crainte de nous trouver à court; mais nous n'eûmes pas le loisir de nous mettre en dépense: à peine avons-nous soufflé dans nos verres, que la garde entre, et après elle une kirielle d'inspecteurs: il fallait voir comme à l'aspect des vétérans et des mouchards tous les visages s'alongèrent, ce ne fut qu'un cri: nous sommes servis.... L'officier de paix Thibault nous invite à exhiber nos papiers; les uns n'en ont pas, d'autres ne sont pas en règle, je suis du nombre de ces derniers. «Allons! commande l'officier de paix, assurez-vous de tous ces gaillards-là, ce qui est bon à prendre est bon à rendre.» On nous attache deux à deux, et l'on nous emmène chez le commissaire. Lapierre était accouplé avec moi. «As-tu de bonnes jambes? lui dis-je tout bas.—Oui, me répond-il,» et quand nous sommes à hauteur de la rue de la Tannerie, tirant un couteau que j'avais caché dans ma manche, je coupe la corde. «Courage! Lapierre, courage! m'écriai-je.» D'un coup de coude dans la poitrine, je renverse le vétéran qui me tenait sous le bras; peut-être était-ce le même qui depuis est devenu la pâture de l'ours Martin; que ce fût lui ou non, je m'esquive, et en deux enjambées je suis dans une petite ruelle qui conduit à la Seine. Lapierre me suit, et nous parvenons ensemble à gagner le quai des Ormes.

On avait perdu notre trace, j'étais enchanté de m'être sauvé, sans avoir été obligé de me faire reconnaître. Lapierre ne l'était pas moins que moi, car n'ayant pas encore eu le temps de la réflexion, il était loin de me supposer une arrière-pensée; cependant, si j'avais favorisé son évasion, c'était dans l'espoir de m'introduire sous ses auspices dans quelqu'autre association de voleurs. En fuyant avec lui, j'éloignais les soupçons que ses compagnons et lui-même auraient pu concevoir à mon sujet, et je les maintenais dans la bonne opinion qu'ils avaient de moi. De la sorte, j'espérais me ménager de nouvelles découvertes: puisque j'étais agent secret, il était de mon devoir de me brûler le moins possible.

Lapierre était libre, mais je le gardais à vue, et j'étais prêt à le livrer du moment qu'il ne me serait plus utile.

Nous allâmes toujours courant jusque sur le port de l'hôpital, où nous étant enfin arrêtés, nous entrâmes dans un cabaret pour reprendre haleine et nous reposer. J'y fis venir une chopine afin de nous remettre les sens: «Hein! dis-je à Lapierre, en v'là une fière de suée.

—»Oh! oui, elle est dure à avaler celle-là.

—»Et encore plus à digérer, n'est-ce pas?

—»On ne m'ôtera pas de l'idée....

—»Quoi?

—»Tiens, buvons.»

Il n'eut pas plutôt vidé son verre, qu'il devint de plus en plus pensif, «non, non, reprit-il on ne me l'ôtera pas de l'idée.

—»Ah ça, voyons, explique-toi.

—»Et quand je m'expliquerais.

—»Tu as raison; vas, tu ferais bien mieux de retirer les bas que tu as à tes pieds, et la cravatte qui est à ton cou.»

Lapierre était à peu près dans la même tenue que le célèbre auteur du pied de mouton, lorsque, pour descendre dans le jardin du Palais-Royal, il n'avait d'autre chaussure que les bas à jours et les souliers de satin blanc de sa maîtresse. Comme il me semblait apercevoir dans les yeux de l'ami le point noir de la méfiance, qui, si l'on n'y prend garde, grandit avec tant de rapidité, j'étais bien aise de lui donner une de ces marques d'intérêt, dont l'effet est de rassurer un esprit ombrageux: tel était mon but, en lui conseillant de retrancher de sa toilette quelques objets de peu de valeur, que, pendant la revue du butin, ses associés et lui avaient immédiatement appliqués à leur usage. «Que veux-tu que j'en fasse, me dit Lapierre?

—»On les jette à l'eau.

—»Pas si bête! des bas de soie tout neufs, et un madras qui n'est pas encore ourlé.

—»Belles foutaises!

—»Tu planches (tu veux rire), mon homme, jette donc les tiens.»

Je lui fais observer que je n'avais rien sur moi qui pût me compromettre, «tu es comme les lièvres, ajoutai-je, tu perds la mémoire en courant, ne te souviens-tu pas qu'il n'y a pas eu de cravatte pour moi, et avec des mollets de cette taille (je relevais mon pantalon), ne veux-tu pas que j'aille mettre des bas de femme? Bon pour vous autres qui irez au paradis en joie.

»—Nous sommes montés sur des flûtes, que tu veux dire? (en même temps s'étant déchaussé, il tournait et retournait les bas qu'il enveloppa dans le madras).»

Les voleurs sont tout à la fois avares et prodigues: il sentait la nécessité de faire disparaître ces pièces de conviction, mais le cœur lui saignait de s'en défaire sans aucun profit pour lui. Ce qui est le produit du vol est souvent si chèrement payé, que le sacrifice en est toujours pénible.

Lapierre voulut à toute force, vendre les bas et le madras; nous allâmes ensemble rue de la Bûcherie, les offrir à un marchand qui nous en donna quarante-cinq sous. Lapierre paraissait avoir pris son parti sur la catastrophe du Grand-Casuel; cependant il était contraint dans ses manières, et si je jugeais bien de ce qui se passait à son intérieur, malgré mes efforts pour me réhabiliter dans son opinion, je lui étais terriblement suspect. De semblables dispositions n'étaient guère favorables à mes projets; persuadé dès lors qu'il ne me restait qu'à finir avec lui le plus promptement possible, je dis à Lapierre: «Si tu veux, nous irons souper à la place Maubert.

—»Je le veux bien, me répond-il.»

Je l'emmène aux Deux-Frères, où je demande du vin, des côtelettes de porc frais et du fromage. A onze heures, nous étions encore attablés; tout le monde se retire, et l'on nous apporte notre compte, qui se monte à quatre francs cinquante centimes. Aussitôt je me fouille, «Ma pièce de cinq francs! ma pièce de cinq francs! où est-elle?» Je m'en informe à toutes mes poches, je me tâte de la tête aux pieds; «Mon dieu! je l'aurai perdue en courant; cherche, Lapierre, ne l'aurais-tu pas?

—»Non, je n'ai que mes quarante-cinq sous et pas un f..... avec.

—»Donne toujours, je vais tâcher d'arranger ça avec les parents de la fille.» J'offre au cabaretier deux francs cinquante centimes, en lui promettant de lui apporter le surplus le lendemain; mais il n'entend pas de cette oreille-là. «Ah! vous croyez, dit-il, qu'il n'y a qu'à venir s'empiffrer ici et me payer ensuite en monnaie de singe.

—»Mais, lui fis-je observer, c'est un accident qui peut arriver au plus honnête homme.

—»Contes que tout cela! Quand on est désargenté on se le brosse, ou l'on prend un litre, et l'on ne va pas se taper un souper à l'œil (à crédit).

—»Ne vous fâchez pas, mon brave; si cela accommodait les épinards, à la bonne heure.

—»Allons! pas tant de raisons, payez-moi, ou je vais envoyer chercher la garde.

—»La garde! tiens, voilà pour elle et pour toi, lui dis-je, en accompagnant ces paroles d'un geste de mépris fort usité parmi les gens du peuple.

—»Ah, gredin! ce n'est pas assez d'emporter ma marchandise, s'écrie-t-il en me mettant son poing sous le nez.—Ne frappe pas, répliquai-je à l'apostrophe, ne frappe pas, ou.....» Il s'avance, et de main de maître, je lui applique un soufflet.

Pour le coup, c'était une rixe; Lapierre prévoit que cela va devenir du vilain, il juge qu'il est temps de jouer des fuseaux; mais au moment où il se dispose à gagner plus au pied qu'à la toise, sauf à moi à me débarbouiller comme je pourrais, le garçon le saisit à la gorge en criant au voleur!

Le poste était à deux pas, les soldats accourent, et, pour la seconde fois de la journée, nous voici placés entre deux rangées de ces chandelles de Maubeuge, dont la mèche sent la poudre à canon. Mon camarade essaya de démontrer au caporal qu'il n'y avait pas de sa faute, mais l'ancien ne se laissa pas fléchir, et l'on nous enferma au violon: dès lors, Lapierre devient taciturne et triste comme un père de La Trappe; il ne desserre plus les dents; enfin, vers les deux heures du matin, le commissaire fait sa ronde, il demande qu'on lui présente les personnes arrêtées, Lapierre paraît le premier, on lui dit qu'il sortira s'il consent à payer. On m'appelle à mon tour; j'entre dans le cabinet, je reconnais M. Legoix, il me reconnaît également; en deux mots je lui explique ce dont il s'agit, je lui indique l'endroit où ont été vendus les bas et la cravatte, et tandis qu'il se hâte d'aller saisir ces objets indispensables pour faire condamner Lapierre, je retourne auprès de ce dernier. Il n'était plus silencieux. «Le bandeau est tombé, me dit-il, je vois ce qu'il en est, c'est fait à la main.

—»C'est bien! tu joues ton rôle, mais moi je te parlerai plus franchement. Oui, c'est fait à la main, et si tu veux que je te le dise, je crois que c'est toi qui nous a fait emballer.

—»Non, mon ami, ce n'est pas moi; j'ignore qui, mais je te soupçonne plus que qui que ce soit.» A ces mots, je me fâche, il s'emporte; aux menaces succèdent les voies de fait, nous nous battons et l'on nous sépare. Dès que nous ne sommes plus ensemble, je retrouve ma pièce de cent sous, et comme le cabaretier n'avait pas porté en compte le soufflet qu'il avait reçu, elle me suffit non-seulement pour satisfaire toutes ses réclamations, mais encore pour offrir à messieurs du corps-de-garde, je ne dirai pas le coup de l'étrier, mais cette petite goutte de la délivrance que le péquin paie volontiers. Ce tribut acquitté, il n'y avait plus de motif de me retenir: je filai sans faire mes adieux à Lapierre, qui était bien recommandé, et le lendemain je sus que le succès le plus complet avait couronné mon œuvre: les deux époux Bras et la Pomme Rouge avaient été surpris au milieu des preuves matérielles de l'infâme trafic auquel ils se livraient; on avait saisi sur les voleurs les effets qu'ils avaient immédiatement appliqués à leur usage, et ils avaient été contraints d'avouer... Lapierre seul avait tenté la voie de la dénégation; mais confronté au marchand de la rue de la Bûcherie, il finit par reconnaître l'homme, les bas et le madras accusateurs. Toute la bande, voleurs et recéleurs, fut écrouée à la Force, dans l'expectative du jugement: là ils ne tardèrent pas à apprendre que le camarade qui avait joué le personnage de Vidocq enfoncé, était Vidocq l'enfonceur. Grande fut la surprise; comme ils durent s'en vouloir de s'être enferrés d'eux-mêmes avec un comédien de mon espèce! L'arrêt confirmé, tous furent dirigés sur le bagne. La veille de leur départ, j'étais présent lorsqu'on leur passa le fatal collier. En me voyant, ils ne purent s'empêcher de sourire.

«Contemple ton ouvrage, me dit Lapierre; te voilà content, gredin!

—»Je n'ai du moins aucun reproche à me faire, ce n'est pas moi qui vous ai recommandé de voler. Ne m'avez-vous pas appelé? Pourquoi être si confiants? Quand on fait un métier comme le vôtre, il faut un peu mieux se tenir sur ses gardes.

—»C'est égal, dit Commery, t'as beau en coquer (dénoncer) tu rabattras au pré (tu retourneras aux galères).

—»En attendant, bon voyage! Retenez ma place, et si jamais vous revenez à Pantin (Paris), ne vous laissez plus prendre au traquenard.»

Après cette riposte, ils se mirent à converser entre eux:

«Il se f... encore de nous, disait Rousselot; c'est bon, je lui garde un chien de ma chienne.

—»Pour ton honneur, ne parle pas, lui répliqua le garçon de chantier, c'est toi qui l'as amené. Puisque tu le connaissais, tu devais savoir qu'il était à la manque (capable de trahir).

—»Eh oui! c'est Rousselot qui nous vaut ça, soupira la Pomme-Rouge, sous le marteau, dont le coup déjà lancé faillit lui rompre la tête.

—»Ne bouge donc pas, recommanda avec brutalité le serrurier de l'établissement. Toujours est-il, reprit le recéleur, que c'est lui qui a vendu la calebasse, et que sans lui....

—»Te tiendras-tu, mâtin? gare à la caboche

Ces mots furent les derniers que j'entendis; mais en m'éloignant, je vis, à certains gestes, que le colloque s'animait de plus en plus. Que se disaient-ils? je n'en sais rien.

CHAPITRE XXXVIII.

Allons à Saint Cloud.—L'aspirant mouchard.—Le système des diversions ou les trompeuses amorces.—Une visite matinale.—Le désordre d'une chambre à coucher.—Singulières remarques.—Néant au rapport.—Ce sont d'honnêtes gens dans le faubourg Saint-Marceau.—Les pattes du dindon.—Prenez garde à vos souliers.—Sacrifice au dieu des ventrus, Deus est in nobis.—La langue de monsieur Judas.—Le nectar du policier.—Explication du mot Traiffe.—Les deux maîtresses.—L'homme qui s'arrête lui-même.—Le contentement donne des ailes.—Le nouvel Épictète.—Un monologue.—L'incrédulité désespérante.—Métamorphose d'un Tilbury en philosophes.—La tradition.—La maîtresse d'un prince russe.—Le pain de munition et les sorbets de Tortoni.—La mère Bariole.—Le vieux sérail ou l'enfer d'une femme entretenue.—Les courtisanes et les chevaux de fiacre.—L'amie de tout le monde.—L'invulnérable.—Le tableau des Sabines.—L'Arche sainte.—La tire-lire.—Infandum regina jubes.... Haine aux épaulettes.—Ah! petit fourrier!—Les bons sentiments.—L'étrange religion.—Le billet de loterie et la châsse de Sainte-Geneviève.—Il n'est pas de petite économie.—Exemple de fidélité remarquable.—Pénélope.—Le serment des filles.—Je te connais, beau masque.—Voyage dans Paris.—Louison la blagueuse.—Necéssité n'a pas de loi.—Le monstre.—Une furie.—Devoir cruel.—Émilie au violon.—Retour chez la Bariole.—La petite bouteille des amis.—Le trépied de la Sybille.—Philémon et Baucis.—Joséphine Réal, ou les fruits d'une bonne éducation.—Réflexions philosophiques sur la concorde et sur la mort.—Trois arrestations.—Un traître puni.—Un trait pour la nouvelle Morale en action.—Une mise en liberté.—Réponse aux critiques.

Dans l'été de 1812, un voleur de profession, nommé Hotot, aspirait depuis long-temps à se faire réintégrer dans l'emploi d'agent secret, qu'il avait exercé avant mon admission dans la police, vint m'offrir ses services pour la fête de Saint-Cloud. On sait que c'est l'une des plus brillantes des environs de Paris, et que, vu l'affluence, les filous ne manquent jamais de s'y rendre en grand nombre. Nous étions au vendredi, lorsque Hotot fut amené chez moi par un camarade. Sa démarche me parut d'autant plus extraordinaire, que précédemment j'avais donné sur son compte des renseignements par suite desquels il avait été traduit devant la Cour d'assises. Peut-être ne cherchait-il à se rapprocher de moi que pour être plus à portée de me jouer quelque mauvais tour: telle fut ma première pensée; toutefois je lui fis bon accueil, et lui témoignai même ma satisfaction de ce qu'il n'avait pas douté de ma volonté de lui être utile. Je mis tant de sincérité apparente dans mes protestations de bienveillance à son égard, qu'il lui fut impossible de ne pas laisser pénétrer ses intentions; un changement subit qui s'opéra dans sa physionomie me convainquit tout d'un coup qu'en acceptant sa proposition, je favorisais des projets dont il n'avait pas l'envie de me faire confidence. Je vis qu'il s'applaudissait intérieurement de m'avoir pris pour dupe. Quoi qu'il en soit, je feignis d'avoir en lui la plus grand confiance, et il fut convenu entre nous que le surlendemain dimanche, il irait à deux heures se poster aux environs du bassin principal, afin de nous signaler des voleurs de sa connaissance qui, m'avait-il dit, viendraient travailler dans cet endroit.

Le jour fixé, je me rendis à Saint-Cloud avec les deux seuls agents qui fussent alors sous mes ordres. En arrivant au lieu désigné, je cherche Hotot, je me promène en long, en large; j'examine de tous les côtés, point d'Hotot; enfin, après une heure et demie d'attente, perdant patience, je détache un de mes estafiers dans la grande allée, en lui recommandant d'explorer la foule, afin de tâcher d'y découvrir notre auxiliaire, dont l'inexactitude m'était tout aussi suspecte que le zèle.

L'estafier cherche une heure entière; las de parcourir dans tous les sens le jardin et le parc, il revient, et m'annonce qu'il n'a pu rencontrer Hotot. Un instant après, je vois accourir ce dernier, il est tout en nage: «Vous ne savez pas, nous dit-il, je viens d'amorcer six grinches, mais ils vous ont aperçus, et ils ont décampé; c'est fâcheux, car ils mordaient, mais ce qui est différé n'est pas perdu, je les rejoindrai une autre fois.»

J'eus l'air de prendre ce conte pour argent comptant, et Hotot fut bien persuadé que je ne révoquais pas en doute sa véracité. Nous passâmes ensemble la plus grande partie de la journée, et ne nous quittâmes que vers le soir. Alors j'entrai au poste de la gendarmerie, où les officiers de paix m'apprirent que plusieurs montres avaient été volées, dans une direction toute opposée à celle dans laquelle, d'après les indications d'Hotot, s'était exercée notre surveillance. Il me fut démontré, dès lors, qu'il nous avait attirés sur un point, afin de pouvoir manœuvrer plus à son aise sur un autre. C'est une vieille ruse qui rentre dans la tactique des diversions et des faux avis donnés par des voleurs pour n'avoir pas à craindre la police.

Hotot, à qui je me gardai bien de faire le moindre reproche, imagina que j'étais complétement sa dupe; mais si je ne disais rien, je n'en pensais pas moins, et tout en lui faisant amitié de plus en plus, tandis qu'il méditait de réitérer l'espièglerie de Saint-Cloud, je me réservais de l'enfoncer à la première occasion. Notre liaison étant en bon train, elle se présenta plutôt que je n'aurais osé l'espérer. Un matin, en revenant avec Gaffré du faubourg Saint-Marceau, où nous avions passé la nuit, il me prit la fantaisie de faire, à l'improviste, une visite à l'ami Hotot. Nous n'étions pas loin de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, où il demeurait. Je propose à mon camarade de veille d'y venir avec moi, il consent à m'accompagner; nous montons chez Hotot, je frappe, il ouvre, et paraît surpris de nous voir. «Quel miracle! à cette heure.

—»Cela t'étonne, lui dis-je, nous venons te payer la goutte.

—»Si c'est ça, soyez les bien-venus.» En même temps, il se renfonce dans son lit. «Où est-elle cette goutte?

—»Gaffré va nous faire le plaisir d'aller la chercher.» Je fouille dans ma poche, et comme Gaffré, en sa qualité de Juif, était moins avare de ses pas que de son argent, il se charge volontiers de la commission, et descend. Pendant son absence, je remarquai que Hotot avait l'air fatigué d'un homme qui s'est couché plus tard ou plus matin que de coutume, la chambre était en outre dans cet état de désordre qui tient à une circonstance extraordinaire; ses vêtements, plutôt jetés qu'ils n'avaient été posés, semblaient avoir reçu une averse; ses souliers étaient couverts d'une boue blanchâtre et encore humide. Pour ne pas conclure de tous ces indices que Hotot venait de rentrer, il eût fallu ne pas être Vidocq. Pour le moment, je ne tirai pas d'autre conséquence; mais bientôt mon esprit se promène de conjectures en conjectures, et je conçois des soupçons que je me garde bien d'exprimer; je ne veux pas même être curieux, c'est-à-dire, indiscret, et, de crainte d'inquiéter notre ami, je ne lui adresse pas la moindre question. Nous parlons de la pluie et du beau temps, mais plus du beau temps que de la pluie, et quand il ne nous reste plus rien à boire, nous nous retirons.

Une fois dehors, je ne pus m'empêcher de communiquer à Gaffré les remarques que j'avais faites; «Ou je me trompe fort, lui dis-je, ou il a découché; il y avait quelqu'expédition en l'air.

—»Je le crois; car ses habits sont encore mouillés, et puis ses escarpins sont-ils crottés! Oh! il n'a pas marché dans la poussière.»

Hotot ne songeait guères que nous nous entretenions de lui, cependant les oreilles durent lui corner. Où est-il allé? qu'a-t-il fait? nous demandions-nous l'un à l'autre; peut-être est-il affilié à quelque bande. Gaffré n'était pas moins intrigué que moi, et il s'en fallait que les suppositions qui lui venaient à l'idée fussent favorables à la probité d'Hotot.

A midi, selon l'usage, nous allâmes rendre compte de nos observations de la nuit; notre rapport était fort peu intéressant; le mot néant y était écrit tout du long. «Ah! nous dit M. Henry, ce sont d'honnêtes gens dans le faubourg Saint-Marceau! j'aurais été bien mieux avisé de vous envoyer sur le boulevart Saint-Martin; il paraît que ces messieurs les voleurs de plomb recommencent leur jeu; ils en ont enlevé plus de quatre cent cinquante livres dans un bâtiment en construction. Le gardien, qui les a poursuivis sans pouvoir les atteindre, assure qu'ils étaient au nombre de quatre; c'est pendant la grande pluie qu'ils ont fait le coup.

—»Pendant la grande pluie! parbleu! m'écriai-je, vous connaissez un des voleurs.

—»Et qui donc?

—»Hotot.

—»Celui qui a servi la police, et qui demande à y rentrer?

—»Celui-là même.»

Je racontai à M. Henri mes remarques du matin, et comme il resta convaincu que j'avais raison, je me mis aussitôt en campagne, afin de changer promptement en évidence ce qui n'était encore que présomptions. Le commissaire du quartier où avait été commis le vol, se transporta avec moi sur les lieux, et nous trouvâmes dans un endroit du sol l'empreinte très profonde de deux souliers ferrés: la terre s'était affaissée sous le poids d'un homme. Ces vestiges pouvaient fournir de précieuses indications, on prit des précautions pour qu'ils ne fussent pas effacés; j'étais presque certain qu'ils s'adapteraient parfaitement à la chaussure de Hotot, j'engageai en conséquence Gaffré à venir avec moi chez lui, et afin de pouvoir procéder à la vérification, à l'insu du coupable, j'imagine un moyen que voici: arrivés au domicile de Hotot, nous faisons un train d'enfer à sa porte. «Lève-toi donc, lève-toi donc, nous apportons la pâtée.» Il s'éveille, donne un tour de clef et nous entrons en chancellant, comme des individus qui ont un peu plus qu'un commencement d'ivresse. «Eh bien! dit Hotot, je vous en fais mon compliment, vous avez chauffé le four de bonne heure.

—»C'est pour ça, mon ami, lui répliquai-je, que nous venons pour enfourner. Toi qui es si malin, ajoutai-je, en lui montrant sous son enveloppe une emplète que nous avions faite en route, devine ce qu'il y a là dedans.

—»Comment veux-tu que je devine?» Alors déchirant un des coins du papier, je mets à découvert les pattes d'une volaille.

—»Ah, sacredieu! s'écrie-t-il, c'est un dindon.

—»Eh oui, c'est ton frère...., et comme tu le vois, c'est aux pieds qu'on connaît ces animaux-là; comprends-tu l'apologe à présent?

—»Qu'est-ce qu'il dit?

—»Je dis qu'il est rôti.

—»Oh bah! vous vous serez fait gourer, de la venaison!

—»De la venaison! tiens, sens-moi ça plutôt.» Je lui passe la volaille, et tandis qu'il la flaire et la retourne dans tous les sens, Gaffré se baisse, ramasse les souliers et les fourre dans son chapeau.

—»Et combien que ça coûte, ste bête?

—»Un rondin, deux balles et dix Jacques.

—»N.. de D...! sept livres dix sous! c'est le prix d'une paire de souliers.

—»Comme tu dis, mon homme, repartit l'escamoteur en se frottant les mains.

—»Ce n'est pas l'embarras, il y a de quoi mordre; et puis l'odeur, elle est fameuse, c'est-t'i alléchant!... Ce sacré Jules! c'est à faire à lui.

—»N'est-ce pas que je m'y connais?

—»C'est vrai; qu'est-ce qui découpe? d'abord je ne fais rien, moi.

—»Bien entendu, nous te servirons; il y a-t-il un couteau dans la cassine?

—»Oui, cherche dans le tiroir de la commode.

Je trouve en effet un couteau; maintenant, il s'agit de trouver un prétexte de sortie pour Gaffré. «Ah, ça, lui dis-je, pendant que je mettrai le couvert, tu vas me faire un plaisir, c'est d'aller dire chez moi qu'on ne m'attende pas pour dîner.

—»C'est ça, et puis vous me casserez le ventre. Oh! non, pas de ça, je ne quitte pas la place avant d'avoir gobé les vivres.

—»Nous ne les goberons pas sans boire.

—»Aussi vais-je faire monter du liquide.

—»Il ouvre la croisée et appelle le marchand de vin. De cette façon, il n'y a pas mèche à me faire la queue.»

Gaffré était comme la plupart des agents de police, sauf la manque (la perfidie), bon enfant, mais un peu licheur, c'est-à-dire gourmand comme une chouette. Chez lui, la gueule passait toujours avant le métier, aussi, bien qu'il eut pincé les souliers, ce qui était l'important de l'affaire, je vis qu'il serait impossible de le décider à abandonner le terrain, tant qu'il n'aurait pas pris sa part du déjeûner. Je me hâtai donc de dépecer l'oiseau, et quand le vin fut arrivé: «Allons, à table, dis-je à mon gastronome, chique et vas-t'en.»

La table était le lit de Hotot, sur lequel, sans autre fourchette que celle du père Adam, nous fîmes à ce dieu qui est en nous, c'est-à-dire au dieu des Ventrus, députés ou non, un sacrifice à la manière des anciens. Nous mangions comme des Ogres, et le repas fut promptement terminé. «Actuellement, me dit Gaffré, je puis marcher; je ne sais pas si tu es comme moi, mais quand le soleil me luit dans l'estomac, je ne suis bon à rien: quand le coffre est plein, c'est différent.

—»En-ce cas, file.

—»C'est ce que je fais.»

Aussitôt il prend son chapeau, et s'en va.

«Ah! le voilà parti, dit Hotot, du ton d'un homme qui n'était pas fâché d'être seul un instant avec moi. Eh bien! mon ami Jules, reprit-il, il n'y aura donc jamais de place pour Hotot.

—»Que veux-tu? il faut prendre patience, ça viendra.

—»Il ne tiendrait pourtant qu'à toi de me donner un bon coup d'épaule; M. Henry t'écoute, et si tu lui disais deux mots....

—»Ce ne sera pas pour aujourd'hui, car je m'attends à un galop soigné; Gaffré ne l'échappera pas non plus, car voici deux jours que nous ne sommes pas allés au rapport.»

Ce mensonge n'était pas fait sans intention: il ne fallait pas que Hotot put me croire informé du vol auquel je présumais qu'il avait participé: il était sans défiance, je l'entretenais dans cette sécurité, et dans la crainte qu'il ne songeât à se lever, je ramenai la conversation sur les points qui l'intéressaient le plus. Il me parla successivement de plusieurs affaires. «Ah! me dit-il en soupirant, si j'étais assuré de rentrer à la police avec un traitement de douze à quinze cents balles, j'en pourrais fournir de ces renseignements!... avec cela que je tiens en ce moment un petit vol avec effraction, ce serait un vrai cadeau à faire à M. Henry.

—»Ah oui!

—»Eh oui, dis donc! trois voleurs, Berchier dit Bicêtre, Caffin et Linois, que je réponds de lui donner marons; aussi sûr comme toi et moi ça fait deux.

—»Si tu le peux, que ne parles-tu? ça te ferait une belle entrée de jeu?

—»Je sais bien, mais....

—»N'as-tu pas peur de te mettre en avant? Si tu rends des services, sois tranquille, je me fais fort de te faire admettre.

—»Ah! mon ami, tu me mets du baume dans le sang; tu me ferais admettre?

—»Vas, ce n'est pas difficile.

—»Là-dessus, buvons un coup, s'écria Hotot, comme transporté de joie.

—»Oui, buvons, à ta réception prochaine!

—»Plutôt aujourd'hui que demain.»

Hotot était enchanté, il se faisait déjà un plan de conduite; il formait des rêves de bonheur; il avait dans les jambes ces inquiétudes de l'espoir, qui s'agite à la perspective d'une jouissance prochaine: je tremblais qu'il ne voulût descendre de son lit; enfin on frappe: c'est Gaffré, tenant à la main une demi-bouteille d'eau-de-vie, qu'Annette lui a remise. Traiffe, me dit, en entrant mon collègue l'israélite, dans cet argot hébreux, qui était sans doute la langue favorite de notre patron, monsieur Judas. Traiffe ou maron sont une seule et même chose. Comme je me pique d'être un hébraïsant de bonne force, je compris de suite et vis à qui j'avais à faire. Tandis que je versais au néophyte le nectar du policien, Gaffré remit en place les souliers. Nous continuâmes de causer et de boire, et avant de nous retirer, je sus que le vol du plomb était celui dont Hotot se proposait de signaler les auteurs. Le père Bellemont, férailleur, rue de la Tannerie, fut le réceleur qu'il me désigna.

Ces détails étaient intéressants, je dis à Hotot que j'allais sur-le-champ en donner connaissance à M. Henry, et lui recommandai de s'informer de l'endroit où les trois voleurs avaient couché. Il me promit de m'indiquer leur gîte, et quand nous fûmes convenus de nos faits, nous nous séparâmes. Gaffré ne m'avait pas quitté. «Eh! bien me dit-il, c'est lui, les souliers s'adaptent parfaitement; c'est que l'empreinte est si profonde! En sautant par la croisée, il aura pesé de tout son corps.» Ceci était l'explication du mot traiffe, je n'en avais que faire. Déjà je m'étais rendu compte de la conduite de Hotot, et je concevais très bien le rôle qu'il voulait jouer. D'abord, il était clair qu'il avait commis le vol dans l'intention d'en tirer un produit, mais il chassait deux lièvres à la fois; et en dénonçant ses complices, il atteignait un second but, celui de se rendre intéressant aux yeux de la police, afin d'obtenir d'être réemployé. Je frémis en pensant aux conséquences d'une combinaison pareille. Le scélérat! me dis-je en moi-même, je ferai en sorte qu'il reçoive la récompense de son crime; et si les malheureux qui l'ont secondé dans son expédition sont condamnés, il est trop juste qu'il partage leur sort. Je n'hésitai pas à le croire le plus coupable de tous: d'après ce que je savais de son caractère, il me semblait fort probable qu'il les eût entrainés uniquement pour se ménager l'occasion de manigancer ce qu'on appelle une affaire, j'allais même jusqu'à penser qu'il se pourrait bien qu'ayant volé seul, il eût trouvé convenable d'accuser de son méfait des individus que leur immoralité rendait suspects. Dans chacune de ces hypothèses, Hotot était toujours un grand coquin; je résolus d'en délivrer la société.

Je savais qu'il avait deux maîtresses, l'une Émilie Simonet, qui avait eu plusieurs enfants de lui, et avec laquelle il vivait maritalement; l'autre Félicité Renaud, fille publique, qui l'aimait à l'adoration. Je songeai à tirer parti de la rivalité de ces deux femmes, et cette fois ce fut par la jalousie que je me proposais de faire tenir le flambeau qui devait éclairer la justice. Hotot était déjà gardé à vue. Dans l'après-midi, je suis averti qu'il est aux Champs-Élysées avec Félicité, je vais l'y rejoindre, et le prenant à part, je lui confie que j'ai besoin de lui pour une affaire de la plus haute importance.

«Vois-tu, lui dis-je, il s'agit de te faire arrêter pour être conduit au dépôt, où tu tireras la carotte à un grinche que nous allons emballer ce soir. Comme tu seras au violon avant lui, il ne se doutera pas que tu es un mouton, et quand on l'amènera, il te sera plus facile de te lier avec lui.»

Hotot accepta la proposition avec enthousiasme. «Ah! soupira-t-il, me voilà donc mouchard! Vas, tu peux compter sur moi; mais il faut auparavant que je dise adieu à Félicité.» Il retourna vers elle, et comme l'heure des séductions nocturnes ou de la croisière en plein-vent approchait, elle ne le gourmanda pas de ce qu'il la quittait trop tôt.

«A présent que tu es débarrassé de ta particulière, je vais te donner tes instructions: Tu sais bien la petite tabagie qui est sur le boulevard Montmartre, en face le théâtre des Variétés?

—»Oui; Brunet?

—»Justement: tu vas aller là; tu te placeras dans le fonds de la boutique, avec une bouteille de bierre, et quand tu verras entrer deux des inspecteurs de l'officier de paix Mercier.... Tu les connaîtras bien?

—»Si je les reconnaîtrais! c'est à moi que tu demandes ça, un ancien troupier?»

—»Puisque tu les reconnaîtras, c'est bon; quand ils entreront, tu leur feras signe que c'est toi; vois-tu, c'est pour qu'ils ne te confondent pas avec un autre.

—»Sois tranquille, ils ne me confondront pas.

—»Sais-tu que ce serait désagréable, s'ils allaient empoigner un bourgeois?

—»Il n'y aura pas de méprise: est-ce que je ne serai pas là? et puis le signe. Ce signe, c'est tout.

—»Tu as bien compris?

—»Ah! mais, dis donc, me prends-tu pour un cornichon? Je ne leur laisserai pas seulement le temps de chercher des yeux.

—»C'est ça. D'abord, ils ont la consigne: sitôt qu'ils t'apercevront, ils savent ce qu'ils doivent faire; ils t'arrêteront et te conduiront au poste du Lycée, où tu resteras deux ou trois heures; c'est afin que celui que tu dois confesser t'ait déjà vu au violon, et qu'en te revoyant ensuite au dépôt, il n'en soit pas étonné.

—»Ne t'inquiète pas, je battrai si bien, que je défie le plus malin de ne pas me croire emballé pour tout de bon. Au surplus, tu verras si je suis à mon article.» Il tôpait de si bonne foi, que véritablement je regrettais d'être obligé de le tromper de la sorte; mais en me retraçant sa conduite à l'égard de ses camarades, cette velléïté de pitié que j'avais ressentie un instant se dissipa sans retour. Il me donne la main, et le voilà parti: il marche avec la vélocité de la satisfaction, la terre ne le porte plus. De mon côté, non moins rapide que lui, je vole à la préfecture, où je trouve les inspecteurs que j'avais annoncés; l'un d'eux était le nommé Cochois, aujourd'hui gardien à Bicêtre: je leur dis de quelle manière ils doivent agir, et je les suis. Ils entrent dans la tabagie.

A peine en ont-ils franchi le seuil, Hotot, fidèle à la recommandation que je lui ai faite, s'indique du doigt, en montrant sa poitrine, comme un homme qui dit c'est moi; à ce signe, les inspecteurs vont droit à lui et l'invitent à leur exhiber ses papiers de sûreté; Hotot, fier comme Artaban, leur répond qu'il n'en a pas. «En ce cas, lui disent-ils, vous allez venir avec nous.» Et pour l'empêcher de fuir, si par hasard il lui en prenait la fantaisie, on l'attache avec des cordes. Pendant cette opération, une sorte de contentement intérieur se peignait dans les regards de Hotot: il était heureux de se sentir garotté: il bénissait ses liens, il les contemplait presque avec amour; car, suivant lui tout cet appareil de précaution n'existait que pour la forme; et au fonds, comme je ne sais plus trop quel philosophe de l'antiquité, il pouvait se vanter d'être libre dans ses chaînes; aussi disait-il tout bas aux inspecteurs: «Le diable m'enlève si je me sauve! Les palettes et les paturons ligotés (les mains et les pieds attachés)! on ne s'y prendrait pas autrement pour ficeler un enfant de chœur (pain de sucre): c'est fort bien, c'est ce qui s'appelle goupiner (travailler).»

Il était environ huit heures du soir lorsque Hotot fut mis au violon; à onze heures, on n'avait pas encore amené l'individu qu'il devait confesser; ce retard lui parut extraordinaire. Peut-être cet individu s'était-il dérobé à la poursuite, peut-être avait-il avoué. Dès-lors le secours du mouton devenait inutile; j'ignore quelles conjectures formait le prisonnier; tout ce que je sais, c'est qu'à la fin, ennuyé de ce qu'on ne venait pas, et imaginant qu'on l'avait oublié, il pria le chef du poste de faire prévenir le commissaire de police qu'il était encore là. «S'il est là, qu'il y reste, dit le commissaire, cela ne me regarde pas.» Et cette réponse, transmise à Hotot, ne réveilla en lui d'autre idée que celle de la négligence des inspecteurs. «Si encore j'avais soupé, répétait-il, avec l'accent comico-piteux de cette larmoyante gaîté qui est moins touchante que risible: ils s'en moquent; peut-être qu'ils sont dans un coin à s'empâter, et moi je suis ici à siffler la linotte.» Deux ou trois fois il appela, tantôt le caporal, tantôt le sergent, pour leur conter ses doléances; il n' y eut pas jusqu'à l'officier de garde qu'il ne suppliât de le laisser sortir. «Je reviendrai, s'il le faut, lui protestait-il; que risquez-vous, puisque je ne suis emballé que pour la frime

Malheureusement l'officier, qui nous rapporta le lendemain ces détails, était un de ces incrédules dont l'obstination est désespérante. Hotot n'était tourmenté que par son appétit; pour les gens qui croient aux remords, c'était bien une présomption d'innocence, mais pour les gens qui ne croient qu'aux ficelles... La fatalité voulut que monsieur l'officier fut de ce nombre; et puis, comme il lui était interdit de rien prendre sur lui, quelque envie qu'il en aurait eue; il tira une bonne fois le verrou sur Hotot, qui, ne pouvant revenir de l'étourderie des inspecteurs, faisait entendre à travers la porte ce monologue entrecoupé, où se peignaient des alternatives tout-à-fait grotesques de résignation et d'impatience.

«Oh! mais, c'est un peu fort de café, sans compter le marc; ils m'y laisseront passer la nuit!....; impossible, ils vont venir..... Pas plus d'inspecteurs que de beurre sur la main... P'têtre qui se seront trouvés aretardés... Que je voudrais être derrière eux, comme je te les remuerais!...; s'il n'y a pas de leur faute, il n'y a rien à dire... Décidément, ils m'ont planté là pour raverdir..... Cependant, tant qu'on n'aura pas amené ma nouvelle connaissance.... Oh! pour le coup c'est se f..... du pauvre monde.... Dans le fait, s'il n'est pas empoigné, ils ne peuvent pas non plus..... Il n'y a pas de bon sens, moi qui n'ai rien pris depuis que je suis levé.... Allons! messieurs, quand il vous plaira, à votre aise, je suis là... Sont-ils chiens! sont-ils chiens!... On ne fait pas toujours ce qu'on veut.... Coquin de sort! C'en est-il là d'une sévère?...; sévère ou non, je suis bloqué; quand je m'en mangerais..... Ne parlons pas de manger.... Comme mes boyaux crient....; parbleu! ils crieraient à moins: à la fin, c'est que ça crie vengeance!... Au fait, c'est l'état du métier; j'en ai l'étrenne....; oui, je suis joliment étrenné, il faut en convenir.... Est-ce qu'ils se seraient fait casser la gueule?... Le tour est fameux, par exemple.... Jeûne, mon cadet, jeûne; comme c'est régalant!... Bah! bah! on ne meurt pas pour mal avoir, déjeûnerai mieux demain.... Je gagerais qu'ils s'en tapent une culotte, les gredins!... Si je les tenais....; ce n'est pas l'embarras, la farce, elle est bonne... Nom d'un D...! triple nom d'un D.... Eh bien! qu'est-ce qu'y a, garçon, tu te fâches... A la force aussi, la faim fait sortir le loup du bois...; sors donc, sors donc...., comme c'est facile...; si encore j'avais mon dindon d'à ce matin...; si mon ami Jules était ici.... il ne sait pas, car s'il savait....»

Hotot disait comme le peuple, si le roi savait; mais tandis qu'il déplorait mon ignorance, et qu'il était si loin de prévoir les suites d'une arrestation qu'il supposait simulée, explorant les petites rues aux alentours de la place du Châtelet, j'avais rejoint Émilie Simonet, dans l'un de ces misérables taudis, où, pour l'agrément des petites bourses, une dame de maison tient des liqueurs et des filles, qui s'amènent mutuellement la pratique et se servent d'enseigne sans être de meilleur aloi les unes que les autres. Ici les liqueurs sont comme l'entrée secrète du bureau de loterie, un moyen de tromper l'espion; l'amateur honteux s'introduit sous le prétexte de prendre un petit verre, et il s'empoisonne deux fois. C'est dans ces espèces de cafés borgnes que les rebuts de la prostitution s'amoncèlent, et s'écoulent à la faveur de l'ivrognerie ou de la pauvreté du chaland; plus d'une ci-devant beauté, aujourd'hui réduite à l'humble caraco de drap, à la jupe de moleton et aux sabots, si elle ne préfère les philosophes (souliers à quinze, vingt et vingt-cinq sols), y exploite la tradition bien obscure, quoique récente, de ces charmes, qui lui valurent l'amazone et le voile vert qu'elle promenait naguères dans les cavalcades de Montmorency, ou bien l'élégant tilbury qui la portait à Bagatelle. J'ai vu de ces déchéances, et pour n'en citer qu'un exemple entre mille: l'une des camarades d'Émilie (elle se nommait Caroline), avait été la maîtresse d'un prince russe; aux jours de sa splendeur, cent mille écus par an ne suffisaient pas au train de sa maison; elle avait eu des équipages, des chevaux, des laquais, des courtisans; elle avait été belle; très belle, et tout cela s'était évaporé: elle était camarade d'Émilie, et peut-être plus dégradée qu'elle. Constamment absorbée par des spiritueux, elle n'avait plus un instant lucide. La dame de maison, qui pourvoyait à sa toilette, car Caroline ne possédait plus une loque, était obligée de la veiller comme le lait sur le feu, pour qu'elle ne vendît pas ses effets; cent fois elle avait été ramenée au gîte, nue comme un ver; elle avait tout bu, jusqu'à sa chemise. Telle est la triste condition de ces créatures, qui, presque toutes, ont eu dans leur vie une veine d'opulence; après avoir jeté l'or à pleines mains, sans être moins prodigues, elles en viennent à convoiter le pain de la caserne; et le palais que délectèrent les sorbets de Tortoni, trouve de la saveur aux patates de la Grève. C'est à cette catégorie des courtisanes qu'appartiennent ces demoiselles, qui font les délices des maçons, des commissionnaires et des porteurs d'eau; entretenues par les libertins de cette classe laborieuse dont les libéralités forment leur casuel, à leur tour, quand elles ne sont pas grugées par un maître d'armes, un banquiste, ou un chanteur des rues, elles entretiennent des voleurs, ou tout au moins, si elles sont de la haute (en bonne position), à charge de revanche, elles les soulagent durant les détresses du cachot et de la morte-saison.

La camarade de la princesse Caroline, Émilien, Simonet, ou madame Hotot, était précisément de ce calibre; c'était un bon cœur fini: ce fut chez la mère Bariole que je la rencontrai. La mère Bariole, bonne femme s'il en fut jamais, et honnête autant qu'il soit possible de l'être dans sa profession, jouit d'une espèce de considération parmi les débauchés qui hantent ces boutiques en parties doubles, révoltants portiques d'un sanctuaire, où bravant tous les dégoûts, la volupté et la misère se caressent tour à tour. Depuis près d'un demi-siècle, son établissement est la Providence et le dernier refuge de ces Laïs, que les conséquences de leur déshonneur et le temps rapide dans ses outrages ont précipitées sous la même juridiction que le ruisseau et la borne; c'est le vieux sérail où ne doit pas pénétrer celui qui ne cherche qu'à réjouir son esprit par des images gracieuses: là, point d'enchanteresse! l'Armide de la Chaussée-d'Antin n'est plus qu'une hideuse gourgandine, qui, entre l'hôpital et la prison, alternant de l'un à l'autre, épuise, à son corps défendant, les vicissitudes d'une carrière dont les dernières espérances sont sur le pavé. Dans cet asile, le luxe de la rue Vivienne a fait place à la friperie du Temple; et telle qui, durant l'éphémère triomphe de ses attraits, dédaignait, à peine effleurés, les prémices de la mode, trouve encore de quoi se parer de ces atours flétris, tombés de chute en chute au vestiaire de la mère Bariole. Ainsi voit-on l'aridelle du fiacre reprendre avec fierté le harnais qui l'humiliait au temps où sa croupe arrondie faisait la gloire d'un brillant attelage. Si la comparaison manque de noblesse, du moins est-elle juste.

Ce serait une histoire bien curieuse, et surtout bien profitable à la morale, que celle de quelques-unes des pensionnaires de madame Bariole: peut-être serait-il à propos d'y joindre la biographie de cette vénérable matrone, qui, placée pendant cinquante ans à la source des coups de poings, des coups de pieds, des coups de sabres, a traversé cette longue période sans atrapper seulement une égratignure; amie de la police, amie des voleurs, amie des soldats, enfin amie de tout le monde, elle s'est conservée invulnérable au milieu des échauffourées sans nombre, et des mille et une batailles dont elle a été témoin. Sabin ou Romain, lorsque le combat s'engageait à propos de ces dames, malheur à qui aurait touché un cheveu de la mère!.... Son comptoir était comme l'arche sainte, il était le territoire neutre que respectaient même les bouteilles lancées. Voilà ce qui s'appelle être chérie! pas une des Sabines qui n'eût versé son sang pour elle; il fallait voir le matin comme elles s'empressaient de lui donner leurs rêves pour les mettre à la loterie......; et à l'approche du terme, quand l'épargne destinée à acquitter le loyer était insuffisante, parce que la tire-lire de prévoyance avait été écornée, les pauvres filles se donnaient-elles du mal pour combler le déficit! Quelle désolation, si madame, pour satisfaire son propriétaire, était réduite à engager ses timballes d'argent? Dans quoi ferait-elle chauffer la petite chopine de vin sucré qu'elle avale souvent avec son suisse, ou dans la compagnie de sa commère, lorsque geignant ensemble, et déplorant la dureté des temps, nez à nez, coudes sur table, elles se content leurs peines à petites gorgées? Cette chère mère Bariole, que de fois elle mit au Mont-de-Piété pour régaler d'huîtres et de vin blanc la milice du bureau des mœurs! Comme les inspecteurs la trouvaient généreuse, et les voleurs compatissante! Confidente de ces derniers, elle ne les trahit jamais; elle écoutait aussi avec intérêt les plaintes des compagnons sans ouvrage; et semant le pois pour recueillir la fève, augurait-elle bien de l'avenir d'un individu, sous le semblant de l'amitié, elle lâchait le verre de consolation, voire même la créature à crédit, si le désargenté batteur de flemme (désœuvré), était un remplaçant près de toucher son beurre. «Travaillez, mes enfants, disait-elle aux ouvriers dans tous les genres; avec moi, pour être bien venu, il faut que l'on travaille.» Elle ne faisait pas la même recommandation aux militaires, mais elle gagnait leur affection par ses sollicitudes sans fin, au sujet de l'appel et du contre-appel.... Elle maudissait avec eux la salle de police, et pour achever de leur plaire, en cas de rixe, elle n'envoyait chercher la garde qu'à la dernière extrémité. Elle détestait les colonels, les capitaines, les adjudants, les sous-lieutenants, enfin toutes les épaulettes; mais les galons, elle en raffolait; et rien n'égalait sa tendresse pour les sous-officiers en général, notamment pour les petits fourriers qui lui semblaient gentils; elle était leur mère à tous. «Ah petit fourrier! ai-je entendu souvent, quand vous reviendrez avec le sergent, amenez donc le major.

—»Oui, maman Bariole; et entre les heures d'exercice, la maison ne désemplissait pas.»

Maman Bariole vit encore, mais depuis que je ne suis plus obligé de la voir, j'ignore si son établissement s'est maintenu sur le même pied. A l'époque où je la connaissais, elle avait pour moi tous les égards auxquels un mouchard peut prétendre. Elle fut aux anges quand je lui demandai Émilie Simonet, qui était sa favorite. Madame Bariole crut que je venais jeter le mouchoir dans son harem.

«Tu ne me l'aurais pas demandée, que je te l'aurais donnée.

—»Elle est donc votre préférée?

—»Que veux-tu? j'aime les femmes qui prennent soin de leurs enfants; si elle les avait mis là bas, je ne l'aurais jamais regardée. Ces pauvres petits êtres, ça ne demande pas à naître; pourquoi que des chrétiens n'auraient pas autant de naturel que des animaux? Sa dernière est ma filleule..., c'est le portrait de Hotot, tout craché....; je voudrais que tu la voie, elle grandit comme un petit champignon: va, elle ne sera pas bête celle-là; il n'y a pas à dire, elle comprend déjà tout....

—»Elle est précoce...

—»Oui, et jolie; c'est un amour: laisse faire seulement qu'elle ait l'âge d'une pièce de quinze sols, je suis sûre qu'elle gagnera à sa mère de l'argent gros comme elle. Avec une fille, il y a toujours de la ressource.

—»Je sais bien.

—»Oui, oui, le bon Dieu la bénira, Emilie; avec ça que depuis un bout de temps elle n'a pas de malheur avec les hommes.

—»Est-ce que le bon Dieu se mêle de çà?

—»Ah parguié! vous autres qui êtes des parpaillots, vous ne croyez en rien.

—»Vous avez donc de la religion, mère Bariole?

—»Je le crois bien que j'en ai; je n'aime pas les prêtres, mais c'est tout de même; il n'y a pas encore huit jours que j'ai fait faire une neuvaine à Sainte-Geneviève pour avoir un terne au tirage de Bruxelles; on a passé le billet sous la châsse.

—»Et le bout de cierge, l'avez-vous fait brûler?

—»Tais-toi donc, payen.

—»Je parie que vous avez du buis de Pâques à la tête de votre lit.

—»Un peu, mon neveu! avec eux ne faudrait-il pas vivre comme des bêtes?»

La Bariole, qui n'aimait pas à être contrariée au sujet de sa croyance, se mit à appeler Émilie. «Dépêche-toi, lui cria-t-elle: attends, mon garçon, je vais voir si elle a fini.

—»Vous ferez bien, car je suis pressé.»

Émilie parut bientôt avec un caporal des pompiers, qui, sans regarder derrière lui, prit immédiatement congé d'elle.

—«Puisqu'il ne songe pas à son cassis, observa la Bariole, il n'y a qu'à le remettre dans la bouteille.

—»Je le boirai, dit Émilie.

—»Pas de ça, Lisette.

—»Vous plaisantez.... il est payé. (buvant) Tiens, il y a des mouches.

—»Ça te rendra le cœur gai, m'écriai-je.

—»Ah bien! je ne croyais pas si bien dire. C'est toi, Jules! et qu'est-ce que tu fais donc dans le quartier?

—»J'ai su que tu étais ici, et je me suis dit: faut que je voie la femme à Hotot, je lui paierai chopine en passant. Agathe, commanda la Bariole, servez une chopine;» et Agathe aussitôt faisant, suivant l'usage, mine de descendre à la cave, fila par derrière, chez le marchand de vin, d'où elle rapporta un litre, dont elle réserva les trois quarts en baptisant le reste, afin d'obtenir la quantité.

«Il n'est pas drogué celui-là! me dit Emilie, pendant que je versais dans son verre, vois-tu? il fait des bouilles, c'est bon signe; j'en boirai encore aujourd'hui.»

Je lui faisais un grand plaisir en offrant d'humecter ses poumons, mais ce n'était qu'un premier pas pour m'attirer sa confiance; il fallait la faire arriver insensiblement au chapitre de ses griefs contre Hotot; je ménageai assez habilement les transitions pour ne lui inspirer aucune crainte; d'abord je commençai par déplorer mon sort: les filles, quand on se lamente à propos de malheurs qui sont à leur portée, ne tardent pas à faire chorus; j'en ai vu plusieurs avant la seconde chopine fondre en larmes comme des Madeleines; à la troisième, je devenais leur meilleur ami; alors elles n'y tenaient plus, tout ce qu'elles avaient sur le cœur partait par une explosion soudaine, c'était le moment de ces épanchements dont l'exorde est toujours: en fait de traverses, chacun a les siennes. Émilie, qui dans la journée avait déjà passablement avalé la douleur, ne tarda pas à exhaler sa plainte au sujet de sa rivale et des infidélités de Hotot.

«C'est-il pas encore un fier lapin que ton Hotot? des cochons comme ça! ça mérite-t-il pas d'avoir des femmes? Te faire des traits pour une Félicité! entre nous, ce n'est pas le diable que Félicité, et si j'avais à faire un choix, je te signe mon billet que c'est à toi que je donnerais la préférence.

—»Voilà encore Jules qui bat (se moque). Tu prends ton café. Je sais bien que Félicité est méyeure (plus belle) que moi; mais si je ne suis pas si gironde (gentille), j'ai un bon cœur; tu l'as vu lorsque je lui portais le pagne à la Lorcefé (la provision à la Force); c'est là qu'il a pu juger si j'avais de la probité (bonté).

—»Pour ça c'est la vérité, tu avais bien soin de lui, j'en ai été témoin.

—»N'est-ce pas, Jules, que j'ai tout fait pour lui? ce vilain rouchi (mal tourné) échignez-vous donc le tempérament! Je me suis-t'i dérangée une minute de mon commerce? Je ne crois pas qui y ait une centime à reprendre sur ma conduite; une épouse légitime qui serait mariée, et tout, n'en aurait pas fait plus.

—»Qu'est-ce que tu dis? elle n'en aurait pas fait tant.

—»Oh! non, bien sûr, ce n'est pas encore ça, il n'ignore pas comme je suis sujette aux enfants, quand il a été des quinze mois enflaqué, j'ai-t'i pondu sans lui? C'est-t'i de la vertu? qu'il en trouve donc beaucoup comme ça, jusqu'à me priver de tout; il n'y a que mon soulier qui sait ça, s'il pouvait parler il en dirait long; en a-t-il eu de ces pièces de dix sous qui passaient devant le nez à la Bariole? Il devrait pourtant s'en souvenir, mais graissez les bottes d'un vilain....

—»Tu as bien raison! Ce n'est pas Félicité qui lui en aurait donné.

—»Félicité! elle lui en aurait plutôt mangé si elle avait pu. Mais c'est toujours celles-là qu'on aime le mieux, (elle soupire, boit et soupire encore). Ah! ça, puisque nous sommes là tous les deux, les as-tu vus ensemble? dis-moi la vérité, foi d'Émilie Simonet, qui est mon vrai nom, que tout ce qui m'est entré ou m'entrera dans le cornet me serve de poison, que je meure sur la place ou que je sois servie marron au premier messière que je grinchirai (prise sur le fait au premier individu que je volerai), si je lui en ouvre simplement la bouche.

—»Que veux-tu que je te dise? Vous êtes toutes des bavardes.

—»Parole d'honneur, (prenant l'air et le ton solennels) sur la cendre de mon père, qui est mort comme tu existes.....»

Cette formule homérique n'est plus usitée que parmi les prêtresses de Vénus-Cloacine. D'où leur est-elle venue? je n'en sais rien. Peut-être quelque fille de blanchisseuse aurait-elle juré par les cendres de sa mère.... mais sur la cendre de mon père! ces mots sont bien pis que ce nébuleux prophétique qui fit trembler Fontenelle: ils renferment toute une monographie. Dans la bouche d'une femme qui vise à jouer l'honnêteté, ils sont toujours de fort mauvais augure, quelle que soit sa mise ou son état actuel, sans courir le risque de se tromper, on peut lui dire je te connais, beau masque. Ce serment, vu la qualité des personnes qui le prodiguent, m'a toujours semblé si burlesque, que jamais il n'a été prononcé devant moi sans qu'il ne m'ait pris aussitôt une irrésistible envie de rire.

«Ris donc, ris donc, me dit Emilie, n'est-ce pas que c'est bien risible? Vas, tais-tois donc: c'est vrai, avec lui il n'y a pas de plaisir, il ne croit à rien.

—»Je veux être la plus grande coquine qu'il n'y ait pas sous la calotte des cieux; sur tout ce que j'ai de plus cher au monde; sur la vie de mon enfant, que c'est un serment que je ne fais jamais; que tous les malheurs m'arrivent si je lui parle de toi.» En même temps, retirant en avant le pouce de sa main droite, dont l'ongle engagé sous la rangée supérieure de ses dents, s'échappe avec un léger bruit..... elle ajoute, en crachant et se signant à la fois. «Tiens, Jules, c'est sacré; ainsi, tu vois, c'est comme si le notaire y avait passé.»

Pendant cet entretien, notre chopine avait été plusieurs fois renouvelée; plus nous buvions, plus la Pénélope de Hotot devenait pressante, et me protestait de sa discrétion.

«Voyons, mon petit Jules, quéque ça te fait? Quand je te promets qu'il n'en saura rien.

—»Allons, t'es si bonne fille, que je vas te dire tout ce qu'il en est; mais t'es avertie, ne mange pas le morceau, sinon gare à toi, je t'en voudrais à la mort; Hotot est mon ami, entends-tu?

—»Il n'y a pas de risques, et quand on me dit quelque chose (montrant de la main sa poitrine), c'est là.....; c'est mort.

—»Hé bien! je suis allé ce soir aux Champs-Élysées; j'ai vu ton homme avec Félicité, ils ont d'abord disputé: elle disait qu'il t'avait mis dans sa chambre de la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs..... Il lui a juré que non, et qu'il n'avait plus de fréquentations avec toi. Tu sens bien que, vis-à-vis d'elle, je n'ai pas pu faire autrement que de dire comme lui. Ils se sont ramijotés (réconciliés); et, d'après des mots de leur conversation, je répondrais bien que la nuit de hier à aujourd'hui, il a couché avec Félicité, place du Palais-Royal.

—»Oh! pour ça, c'est pas vrai, car il a été avec des amis.

—»Avec Caffin, Bicêtre et Linois; Hotot m'a conté ça.

—»Comment donc, il t'a dit ça? il m'avait pourtant bien défendu de t'en parler; voilà comme il est, et puis après, s'il lui arrivait de la peine, il me f........ du tabac (battrait).

—»N'as-tu pas peur? Vas, c'est pas moi qui ferais jamais un trait à un ami; si je suis rousse (mouchard), il me reste encore des sentiments!

—»Je sais bien, mon pauvre Jules, que tu as été forcé d'entrer à la boutique plutôt que de retourner au pré (bagne).

—»C'est tout de même, à la boutique ou non, je suis brave; et si j'avais quelqu'un à faire de la peine, ce ne serait pas à Hotot.

—»T'as bien raison, mon pauvre lapin, faut jamais trahir les camarades; et mon homme, dis-moi, où donc qu'il est allé avec sa...? (Molière eût dit le mot, le lecteur le cherchera).

—»Veux-tu le savoir? ils sont allés se piausser (se coucher) chez Bicêtre. Par exemple, je ne te donnerai pas l'adresse, car je ne l'ai pas demandée.

—»Ah! ils sont chez Bicêtre! c'est bon, c'est bon.... Je vais joliment te les révolter.

—»J'irai avec toi; c'est-ti loin qui demeure?

—»Tu connais la rue du Bon-Puits?

—»Oui.

—»Eh bien! c'est là, chez Lahire, au quatrième. Sois tranquille, elle portera de mes marques. Jules, as-tu une pièce de six liards, que je lui taille des soupieds sur la frimousse?

—»Je n'en ai pas.

—»C'est égal, j'ai ma clé dans mon mouchoir..... Ah! ils vont voir beau bruit. Il me semble que je sentais ça ce matin, trois valets dans mes cartes.

—»Écoute, c'est pas tout que des choux... Ça ne serait pas le plan de te montrer s'ils n'y sont pas. T'as confiance en moi, laisse-moi faire: je monterai d'abord; si je reste, tu sauras ce que ça veut dire, c'est que j'aurais trouvé les oiseaux.

—»C'est ça! c'est pas bête; il faut être sûr avant de faire du renaud (du tapage).»

Nous arrivons rue du Bon-Puits, j'entre; après m'être assuré que Bicêtre est au gîte, je rejoins Émilie, dont le vin et la jalousie avaient achevé de troubler la cervelle.

»Regarde, si ce n'est pas jouer de malheur! ils viennent de partir avec Bicêtre et sa femme pour aller souper chez Linois; je me suis informée où, on n'a pas pu me le dire.

—»P'têtre bien qu'ils n'ont pas voulu; mais c'est rien, c'est rien; je sais ousque loge Linois; c'est chez sa mère. Tu m'accompagneras; tu l'iras demander pour rien brûler. (qu'on ne se doute de rien).

—»Ah ça! vas-tu me trimballer jusqu'à demain?

—»C'est bon, Jules, tu me refuses! Ah! mon Minet, fuse pas, fuse pas, tu verras que t'auras pas à t'en repentir.... Je te ferais plutôt une souris (baiser).»

Le moyen de résister à une souris? Je me laissai entraîner dans la rue Jocquelet, et là je grimpai à un sixième étage, où je vis Linois, qui ne me connaissait que de nom.

«Je cherche après Hotot, lui dis-je, vous ne l'auriez pas vu?—Non, me répondit-il.» Et comme il était couché, je me retirai après lui avoir souhaité une bonne nuit.

«Faut-il avoir du guignon! j'ai encore fait corvée; ils sont venus, mais ils sont partis prendre Caffin qui doit payer le vin..... Où demeure-t-il, Caffin?

—»Pour ce qui est de celui-là, je serais bien embarrassée de le dire; mais comme c'est un paillasson (coureur de femmes), je suis certaine de le savoir aux femmes de la Place aux Veaux. Viens, je t'en prie.

—»Veux-tu me faire faire les quatre coins de Paris? il se fait tard, et je n'ai pas le temps.

—»Je t'en prie, Jules, ne me quitte pas, les inspecteurs à la flan (inspecteurs ordinaires) n'auraient qu'à m'emballer

Comme la complaisance était utile, je ne me fis pas trop tirer l'oreille. Je me dirigeai avec Émilie, du côté de la place aux Veaux, et, de canons en canons, prenant du courage dans chaque cabaret, nous volons ensemble à l'endroit où j'espère compléter les renseignements qui me sont nécessaires. Nous volons, l'expression est hardie, car, malgré le soutien de mon bras, Émilie, trop abreuvée, avait une peine infinie à mettre un pied devant l'autre. Mais plus sa marche devenait chancelante, plus elle était communicative, si bien qu'elle me découvrit les plus secrètes pensées de son infidèle; je sus d'elle tout ce qu'il m'importait de savoir sur le compte de Hotot, et j'eus la satisfaction de me convaincre que je ne m'étais pas trompé en le jugeant capable d'avoir lui-même dirigé les voleurs qu'il se proposait de livrer à la police. A une heure du matin j'étais encore en exploration avec mon guide, Émilie se promettant de retrouver Hotot, et moi de découvrir Caffin, lorsqu'une nommée Louison la blagueuse, dont nous fîmes la rencontre, nous annonça que ce dernier était avec Émilie Taquet, et qu'il passerait la nuit, ou chez la Bariole, ou chez la Blondin, qui était aussi en possession d'héberger les amours. «Merci, ma petite, dit aussitôt la fille Simonet à la consœur qui nous donnait cette précieuse indication. C'est bien ça, poursuivit-elle, Bicêtre est avec sa femme, Linois et Caffin sont avec la leur, Hotot est avec Félicité, chacun sa chacune: le scélérat! il aura ma vie ou j'aurai la sienne; ça m'est égal de mourir (grinçant les dents et s'arrachant les cheveux); Jules, m'abandonne pas, faut que je les tue, mon ami, faut que je les tue!» Pendant cette rage de vengeance, nous ne laissions pas de gagner du terrain; enfin nous voici au coin de la rue des Arcis. «Qué que t'as donc, Mélie?» articule une voix rauque, qui semble s'échapper par un soupirail. A la lueur du réverbère, je distingue une femme accroupie, dans la posture qui a fait imaginer cette estampe: Nécessité n'a pas de loi. Elle se lève et s'approche de nous: «C'est la petite Madelon, s'écrie Émilie.

—»Ah! ma grosse, ne me pale pas, je suis t'en rivolution: t'as pas vu Caffin, à ce soir?

—»Caffin, que tu dis?

—»Oui, Caffin.

—»Ils sont chez la mère Bariole.»

Il n'est point d'heure indue quand on consomme. D'ailleurs, Émilie était de la maison. Nous entrons, et nous apprenons qu'en effet Caffin est au logis, mais que Hotot n'a pas paru. A cette nouvelle, madame Hotot imagine qu'on veut lui cacher le pot aux roses. «Oui, vous soutenez le vice, dit-elle à la Bariole, rendez-moi mon homme, vieille ci! vieille ça!» Il ne me souvient plus trop des épithètes qu'elle accumula; ce fut, durant un quart d'heure, un feu roulant, entretenu par une succession de verres de camphre (eau-de-vie), jetés dans un vin que déjà faisait fermenter la jalousie. «Auras-tu bientôt fini, avec tes raisons? interrompit la Bariole, qui était bon cheval de trompette. Ton homme! ton homme! il est au moulin, le diable le retourne. Me l'as-tu donné à garder, ton homme? c'est-t'i pas un beau moniau? l'homme à tout le monde! Ah bien! des hommes comme ça, j'en ai plein...... Tu crois qu'il est avec Caffin? vas plutôt voir; monte à la chambre à Taquet,» Émilie ne se le fait pas dire deux fois; elle procède en effet à la vérification et revient. «Te voilà contente, lui dit la Bariole?

—»Il n'y a que Caffin.

—»Te l'avais-je pas dit?

—»Ous qu'il est, le monstre! mais, ous qu'il est?

—»Si tu veux, lui dis-je, je te mènerai où il est.

—»Ah! mène-moi-zy... fais çà pour moi, Jules!

—»C'est qu'il y a loin d'ici à l'Hôtel d'Angleterre.

—»Tu penses qu'il y est?

—»J'en répondrais; il y sera allé passer une heure ou deux, pour attendre que Félicité ait fini sa soirée, et de là il aura été la retrouver rue Froid-Manteau.»

Émilie ne doutait pas que je n'eusse parfaitement deviné, aussi ne tenait-elle plus en place; elle crevait dans sa peau, et ne me laissait ni paix ni trève que je n'eusse consenti à entreprendre avec elle le voyage de l'Hôtel d'Angleterre. Le trajet me parut long, car j'étais le cavalier d'une dame dont le centre de gravité, vacillant à l'excès, me donnait fort à faire pour garder moi-même mon équilibre; cependant, moitié traînant la belle, moitié la portant, je parvins avec elle dans la rue Saint-Honoré, à la porte du repaire où elle comptait rencontrer son objet. Nous parcourons les salles. Sans crainte de déranger d'amoureux tête-à-tête, nous donnons notre coup-d'œil dans chacun des cabinets qui forment, sur les corridors, une double rangée d'à parte. Hotot n'y était pas, et la rivale de Félicité était aux cent coups, ses yeux s'échappaient de leur orbite, ses lèvres se couvraient d'écume; elle pleurait, elle fulminait, c'était une épileptique, une énergumène; échevelée, pâle, le visage horriblement contracté, et les cordes du cou tendues, elle offrait l'aspect hideux d'une de ces myologies cadavéreuses auxquelles le fluide galvanique a rendu le mouvement. Terribles effets de l'amour et de l'eau de vie, de la jalousie et du vin! Toutefois, dans la crise qui l'agitait, Émilie ne me perdait pas de vue, elle s'attachait à moi, et jurait de ne pas me quitter qu'elle n'eût rejoint l'ingrat qui lui causait tant de tourments; mais elle n'avait plus rien à m'apprendre, et il y avait assez long-temps que je la traînais pour souhaiter me débarrasser d'elle; je lui fis entendre que j'allais m'enquérir si Félicité était rentrée, ce qui était facile, puisqu'elle habitait dans une maison à portier.

Émilie, qui jusque-là avait eu tant à se louer de ma complaisance, ne pouvait que me savoir bon gré de la nouvelle preuve de zèle que j'offrais de lui donner; je sors sans qu'elle manifeste le dessein de me suivre, et au lieu de m'acquitter de la commission que j'avais sollicitée, je me rends au corps-de-garde du Château-d'Eau, où, m'étant fait reconnaître du chef du poste, je le priai de la faire arrêter et de la tenir au secret le plus rigoureux. Sans doute, il m'en coûta d'en venir à cette cruelle extrémité: après tout le mouvement qu'elle s'était donné, l'on en conviendra, Émilie méritait un meilleur sort, du moins pour cette nuit; elle la passa au violon. Combien le devoir est quelquefois pénible à remplir! Personne mieux que moi ne savait où était le bien-aimé qu'elle maudissait; ne fallut-il pas me priver de la satisfaction de le rendre innocent à ses pleurs, quand elle le supposait coupable?

Peut-être, avant d'aller plus loin, ne sera-t-il pas inutile de dire pourquoi j'avais fait arrêter Hotot: c'était pour qu'il n'eût pas le temps de se désimpliquer, soit en faisant disparaître les traces de sa participation au vol, soit en stipulant son impunité avec la police. Mais la tendre Émilie, quels motifs de la séquestrer? N'avais-je pas à redouter son retour chez la Bariole, où, dans la loquacité de l'ivresse, elle pouvait rabacher des réminiscences dont Caffin ferait son profit? On m'objectera qu'elle était hors d'état de se tenir debout; je ne le contesterai pas, mais le lecteur voudra bien se souvenir que justement d'après l'expérience des enfants et des ivrognes, certains philosophes ont été induits à penser que l'homme, la femme y comprise, fut originairement un quadrupède. Émilie, ne fût-ce qu'à quatre pattes, aurait pu regagner ses pénates, et alors, pour peu que sa langue lui revînt, mes démarches étaient infailliblement divulguées.

Après toutes ces précautions, Hotot étant déjà sous ma coupe, il ne me restait plus qu'à m'assurer de ses trois complices: je savais où prendre chacun d'eux. Je me fis accompagner par deux agents de la préfecture; et bientôt, ce fut au nom de la loi que je me présentai de nouveau chez la Bariole; «Ah! me dit la mère, quand je t'ai vu traîner tes culottes par ici, je m'ai méfié que cela ne sentait pas bon. Qu'est-ce que j'offrirai à ces messieurs? ajouta-t-elle, en s'adressant aux deux inspecteurs, vous prendrez bien quelque chose: voyons votre goût; de la petite bouteille? c'est celle des amis.» Et tout en parlant, elle se baissait pour fouiller dans son comptoir, où elle prit, au milieu d'un paquet de chiffons, un vieux flacon doré, qui contenait le précieux liquide: «Je suis obligée de la cacher, car avec ces demoiselles... allez, on est bien à plaindre lorsqu'on a affaire aux femmes. Je promets que si je trouvais à vendre mon fonds... Que ceux qui ont de quoi vivre sont heureux! Regardez, je n'ai pas seulement de quoi m'avoir un fauteuil.... En v'là z'un qui est comme l'écorché de la Pitié, on lui voit les os.

—»Ah oui! parlons de votre sopha, il a de beaux cheveux avec son pied recousu et ses crins au vent, dit une jeune fille, qui, au moment de notre entrée, dormait penchée sur une table dans un des coins de la salle, c'est bien le cas de dire que c'est comme Philémon et Baucis.

—»Ah! c'est toi, c'est la petite Réal, je ne te voyais pas. Qu'est-ce qu'elle chante, mameselle comme il faut avec son Philémis et Beau.... Comment que tu dis donc?

—»Je dis, répondit Fifine, qu'il est comme le trépied de la Sybille.

»C'est bon, c'est bon; c'est le fauteuil du tripier: tu ne diras pas toujours çà; on le fera rempailler. C'est que, voyez-vous, elle a reçu de l'inducation, ce n'est pas une fichue bête comme moi: voilà ce que c'est d'appartenir à des parents. Oh bah! j'en sais bien assez pour manger mon bien. Allons, viens, Fifine, tordre le cou à ce porichinelle; il y en a z'un pour toi.

—»Vous êtes bien bonne, madame.

—»Au moins, ne vas pas le dire aux autres.»

La rasade est versée, une double rangée de perles se forme à la surface du Coignac.

«Elle est délicieuse; je dis qu'elle est dans le costico Barbaro, observa Fifine.

—»Eh bien! messieurs, reprit la Bariole, ça va-t-il rester pour les capucins? Enflons, je trinque avec vous; à la vôtre! mes enfants. Dire que nous sommes ici tous bien d'accord, et qu'il nous faudra mourir un jour! C'est si gentil d'être d'accord, quand on est tous amis z'ensemble! Ah! mon Dieu, oui, il nous faudra mourir, c'est ce qui me chiffonne; et avoir tant de tracas sur cette terre; c'est plus fort que moi; il n'y a pas de minute où ça ne me repasse par l'idée... Mais soyons honnêtes, c'est le principal, avec ça on peut toujours aller tête levée.... Que ce qui n'est pas à nous ne nous tente pas. En tous cas, je peux mourir quand je voudrai, on ne me reprochera pas la tête d'un épingle. Ah ça, qu'est-ce qui vous amène donc à cette heure, mes enfants? c'est pas pour mes femmes? elles sont toutes tranquilles; vous en avez un échantillon, montrant Fifine, v'là la plus dérangée. Ah! mais à propos, Jules, qu'as-tu donc fait de Mélie?

—»Je te conterai ça plus tard, donne-nous de la chandelle.

—»Je parie que c'est après Caffin que tu cherches. Bon débarras, je t'assure, un mangeur de blanc! (homme qui vit aux dépens des filles).

—»Un batteur de femmes! interrompit Fifine.

—»On ne voit pas souvent de son argent, à celui-là, reprit la Bariole. Tiens, Jules, regarde un peu sur l'ardoise sa dépense et le gain de sa femme; elle ne fait pas seulement assez pour lui. Que Paris serait bien purgé, si on pouvait tous les enfoncer!» elle voulait me conduire à la chambre du mangeur, mais comme je savais le chemin tout aussi bien qu'elle, je la remerciai de son obligeance: «La seconde porte, nous dit-elle, la clef est dessus;» je ne pouvais me tromper, j'entre, et je signifie à Caffin qu'il est mon prisonnier.

—»Eh bien! eh bien! qu'est-ce qu'il y a? dit Caffin en s'éveillant; comment, Jules, c'est toi qui m'emballes?

—»Que veux-tu, mon ami? je ne suis pas sorcier, si l'on ne t'avait pas coqué (dénoncé), je ne viendrais pas interrompre ton sommeil.

—»Ah! te voilà encore avec tes couleurs; t'as tort, mon fils, c'est de la vieille amadou, ça ne prend pas.

—»Comme tu voudras, c'est ton affaire, mais si ce qu'on dit est vrai, ton compte est bon, t'iras au pré.

—»Oui, crois ça et bois de l'eau, tu seras jamais saoul.

—»Enfin, faut-il te mettre le nez dessus, pour que tu dises c'en est? Écoute, je n'ai pas d'intérêt à te battre comptoir. Je te le répète, je ne puis pas deviner, et si l'on ne m'avait pas dit que vous avez grinchi du gras-double (volé du plomb) sur le boulevart Saint-Martin, où vous avez failli être arrêtés par le gardien, tu n'aurais pas maintenant ma visite. C'est-il clair? Sur quatre que vous étiez, il y en a un qui a tortillé (avoué); devine qui; si tu le nommes, je te dirai c'est lui.»

Caffin réfléchissant un instant, puis relevant brusquement sa tête, comme un cheval qui capuchonne, «Tiens, Jules, me dit-il, je vois bien qu'il y a parmi nous une canaille qui a mangé; fais-moi conduire devant le quart-d'œil (commissaire) je mangerai aussi. Faut t'i être gueux, pour vendre des camarades argent comptant, surtout quand on est grinche? Toi, c'est autre chose, tu t'es rendu rousse (mouchard) par force; je suis bien sûr que si tu trouvais un bon coup à faire, tu brûlerais la politesse à la cuisine (police).

—»Comme tu dis, mon ami, si j'avais su ce que je sais, je te réponds que je ne serais pas là, mais quand je m'en bouleverserais les sens, c'est fait, il n'y a plus à y revenir.

—»Où vas-tu me mener de ce pas?

—»Au poste de la place du Châtelet, et si t'es décidé à avouer la vérité, je vais faire prévenir le commissaire.

—»Oui, fais-le venir, je veux enfoncer ce coquin d'Hotot, car il n'y a pas d'autre que lui qui a pu manger.»

Le commissaire arrive, Caffin lui fait l'aveu de son crime, mais, en même temps, il ne néglige pas de charger Hotot, et il le désigne comme son complice unique. On voit que ce n'était pas un faux-frère. Ses deux amis ne montrèrent pas moins de loyauté: surpris également au chaud du lit, et interrogés séparément, ils ne purent faire autrement de se reconnaître coupables; Hotot qu'ils accusèrent de leur malheur, fut le seul que chacun d'eux inculpa. Malgré cette noblesse de sentiments, digne d'être citée parmi les beaux traits de la Nouvelle morale en action, ce généreux trio fut envoyé aux galères, et le perfide Hotot fut condamné à leur tenir compagnie. Il est aujourd'hui au bagne, où vraisemblablement il se garde bien de rappeler les particularités les plus curieuses de son arrestation.

Émilie Simonet en fut quitte pour environ six heures de captivité. Quand on la remit en circulation, elle était à demi asphyxiée par les boissons qu'elle avait prises; elle n'entendait plus, elle ne parlait plus, elle ne voyait plus, et n'avait pas gardé le moindre souvenir de ce qui s'était passé. A la première lueur qui se fit dans sa mémoire, elle demanda son amant, et sur cette réponse d'une de ses compagnes «il est à la Lorcefé (Force),» «Le malheureux! s'écria-t-elle, qu'avait-il besoin d'aller chercher le plomb sur les toits; auprès de moi, n'avait-il pas tout ce qui lui fallait?» Depuis, l'infortunée Émilie s'est montrée inconsolable, et modèle exemplaire d'une douleur qui s'empoisonne chaque jour; si le matin on ne la voyait qu'un petit peu bue, chaque soir elle était morte... ivre. Terrible effet de l'amour et de l'eau-de-vie, de l'eau-de-vie et de l'amour!

Un vol de peu de conséquence m'a fourni l'occasion de tracer des peintures bien hideuses; cependant elles ne sont encore que les esquisses très incomplètes d'une réalité abominable, dont l'autorité, qui doit être la promotrice de toute bonne civilisation, nous délivrera lorsqu'elle le voudra. Souffrir que des gouffres de corruption, où le peuple s'abîme corps et ame, soient incessamment ouverts, c'est un déni de morale, c'est un outrage à la nature, c'est un crime de lèze-humanité: que l'on n'accuse pas ces pages d'être licencieuses, ce ne sont pas là ces récits de Pétrone, qui portent le feu dans l'imagination et font des prosélytes à l'impureté. Je décris les mauvaises mœurs, non pour les propager, mais pour les faire haïr: qui pourrait avoir lu ce chapitre, et ne pas les prendre en horreur, puisqu'elles produisent le dernier degré de l'abrutissement?

CHAPITRE XXXIX.

Je m'effraie de ma renommée.—L'approche d'une grande fête.—Les voleurs classés.—Les rouletiers aux abois.—Un déluge de dénonciations.—Je faillis la gober.—Le matelas, les fausses clés et la pince.—La confession par vengeance.—Le terrible Limodin.—La manie de moucharder.—La voleuse qui se dénonce.—Le bon fils.—L'évadé malencontreux.—Le gâteau des rois et la reine de la fêve.—Le baiser perfide.—La difficulté tournée.—Le panier de la blanchisseuse.—L'enfant volé.—Le parapluie qui ne met pas à couvert.—La moderne Sapho.—La liberté n'est pas le premier des biens.—Les inséparables.—Héroïsme de l'amitié.—Le vice a ses vertus.

Lorsqu'un individu passablement organisé rapporte toutes ses observations à un objet unique, rarement dans la spécialité à laquelle cet objet appartient, il ne se crée pas cette sorte de compétence qui résulte de l'habileté. C'est là toute l'histoire de ma grande aptitude à découvrir les voleurs. Dès que je fus agent secret, je n'eus plus qu'une seule pensée, et tous mes efforts tendirent à réduire autant que possible, à l'inaction, les misérables qui, voulant méconnaître les ressources du travail, ne cherchent leur subsistance que dans les atteintes plus ou moins criminelles au droit de propriété. Je ne me fis point illusion sur le genre de succès que j'ambitionnais, et je n'avais pas la folle prétention de croire que je parviendrais à extirper le vol; mais en faisant aux voleurs une guerre à outrance, j'espérais le rendre moins fréquent. J'ose dire que le bonheur de mes débuts surpassa mon attente et celle de M. Henry. A mon gré, ma réputation grandit même avec beaucoup trop de rapidité, car la réputation trahissait le mystère de mon emploi, et du moment que j'étais connu, il fallait, ou que je renonçasse à servir police, ou que je la servisse ostensiblement. Dès lors, ma tâche devenait bien plus difficile: cependant les obstacles ne m'effrayèrent pas, et comme je ne manquais ni de zèle, ni de dévouement, je pensai qu'il me serait encore possible de ne pas déchoir de la bonne opinion que l'autorité avait conçue de moi. Désormais, il n'y avait plus moyen de feindre avec les malfaiteurs. Le masque tombé, à leurs yeux, je devenais un mouchard et rien de plus. Toutefois, j'étais un mouchard en meilleure situation que la plupart de mes confrères, et lorsque je ne pouvais pas faire autrement que de me mettre en évidence, les temps de ma mission secrète devaient me profiter encore, soit par les relations que j'avais conservées, soit par l'ample provision de signalements et de renseignements de toute espèce que j'avais classés dans ma mémoire. J'aurais pu alors, à l'exemple de certain roi de Portugal, mais plus sûrement que lui, juger les gens sur la mine, et désigner aux sbires les êtres dangereux dont il convenait de purger la société: l'arbitraire dont la police était pourvue à cette époque, et la faculté des détentions administratives, qui faisait sa puissance, me laissaient une prodigieuse latitude pour exercer mon savoir physiognomonique, appuyé de notions positives. Mais il me semblait que dans l'intérêt public, il était bon d'agir avec un peu moins de légèreté. Certes, rien ne m'eût été si aisé que d'encombrer les prisons: les voleurs, et l'on qualifiait ainsi quiconque avait été mis en jugement pour un fait contraire à la probité, n'ignoraient pas que leur sort était entre les mains du premier comme du dernier agent, et que pour les faire renfermer indéfiniment à Bicêtre, il suffisait d'un rapport vrai ou faux. Ceux surtout qui avaient déjà été repris de justice, étaient les plus exposés à subir les conséquences de ces sortes de dénonciations, qu'on ne prenait pas même la peine de contrôler. Il y avait en outre dans la capitale une foule d'individus mal notés, ou mal famés, à tort ou à raison, qui n'étaient pas traités avec plus de ménagement. Ce mode de répression avait des inconvénients graves, puisqu'il pouvait frapper l'innocent comme le coupable, celui qui s'était amendé comme celui qui se montrait incorrigible: certes, quand une fête ou une solennité quelconque devait amener à Paris un grand concours d'étrangers, pour débarrasser le pavé, il était fort commode de faire ce que l'on appelait une raffle: mais la circonstance passée, il fallait remettre en liberté tous les détenus contre lesquels il ne s'élevait que des présomptions, et les associations pour le crime sortaient toutes formées, par le moyen même que l'on employait pour les dissoudre. Tel qui, en s'isolant de sa vie antérieure, était rentré dans des voies honnêtes, se trouvait forcément rendu à des habitudes vicieuses, et reprenait malgré lui ses anciennes fréquentations. Tel autre, réputé mauvais sujet, était à la veille de changer de conduite, et, jeté parmi des brigands, confondu avec eux, il était perdu sans retour. Le système suivi était donc des plus déplorables, j'en imaginai un autre qui consistait, non à sévir contre les suspects, mais à faire prendre en flagrant délit ceux qui étaient justement suspectés. A cet effet, je classai les voleurs d'après le genre que chacun d'eux affectionnait le plus particulièrement, et dans chaque catégorie j'eus soin de me ménager des intelligences, afin d'être instruit de ce qui s'y passait; de façon qu'il ne se commettait pas un vol que je n'en fusse informé, et que l'on ne m'en fît connaître les principaux auteurs. Assez ordinairement mes espions, hommes ou femmes, car j'en avais de l'un et de l'autre sexe, avaient participé au crime; je le savais, mais dans la persuasion où j'étais qu'ils ne tarderaient pas à m'être livrés à leur tour par quelqu'autre faux-frère qui les devancerait dans la dénonciation, je consentais à les laisser provisoirement derrière le rideau.

Cette tolérance était de telle nature, que la justice n'y perdait rien; dénoncés ou dénonciateurs, tous arrivaient au même but, le bagne; il n'y avait d'impunité pour personne. Sans doute, il me répugnait de recourir à de tels auxiliaires, et surtout de me taire sur leur compte lorsque j'étais convaincu de leur culpabilité, mais la sûreté de Paris l'emportait sur des considérations qui n'eussent été que morales. «Si je parle, me disais-je, quand j'avais affaire à un indicateur de cette espèce, je ferai condamner un coquin, mais si je ne l'épargne aujourd'hui, cinquante de ses affidés, qu'il est prêt à me livrer, vont échapper à la vindicte des lois,» et ce calcul me prescrivait une transaction qui durait aussi long-temps qu'elle était utile à la société. Entre les voleurs et moi les hostilités n'en étaient pas moins permanentes, seulement je souffrais que l'ennemi parlementât, et j'accordais tacitement des sauvegardes, des sauf-conduits et des trèves, qui expiraient d'elles-mêmes à la première infraction. Le faux-frère devenant victime d'un autre faux-frère; je n'avais plus la puissance de m'interposer entre le délit et la répression, et le délinquant perfide succombait, trahi par un délinquant non moins perfide que lui. Ainsi, je faisais servir les voleurs à la destruction des voleurs; c'était là ma méthode, elle était excellente, et pour ne pas en douter, il suffira de savoir qu'en moins de sept années, j'ai mis sous la main de la justice plus de quatre mille malfaiteurs. Des classes entières de voleurs étaient aux abois, de ce nombre était celle des rouletiers (qui dérobent les chargements sur les voitures); j'avais à cœur de les réduire entièrement, je tentai l'entreprise, mais elle faillit me devenir funeste: je n'ai jamais oublié le propos de M. Henry, à cette occasion. «Ce n'est pas tout de bien faire, il faut encore prouver que l'on a bien fait.»

Deux des plus intrépides rouletiers, les nommés Gosnet et Doré, effrayés de mes efforts pour anéantir leur industrie, prirent tout à coup le parti de se dévouer à la police, et en très peu de temps, ils me procurèrent l'arrestation de bon nombres de leurs camarades, qui furent tous condamnés. Ils paraissaient zélés, je devais à leurs indications quelques découvertes de la plus haute importance, et notamment celle de plusieurs recéleurs d'autant plus dangereux que, dans le commerce, ils jouissaient d'une grande réputation de probité. Après des services de cette nature, il me sembla que l'on pouvait compter sur eux; je sollicitai donc leur admission en qualité d'agents secrets, avec un traitement de cent cinquante francs par mois. Ils ne souhaitaient rien de plus, disaient-ils, c'était à ces cent cinquante francs que se bornait leur ambition: je le croyais du moins; et comme je voyais en eux mes futurs collègues, je leur témoignai une confiance presque sans bornes: on va voir comment ils la justifièrent.

Depuis quelques mois, deux ou trois rouletiers des plus adroits étaient arrivés à Paris, où ils ne s'endormaient pas. Les déclarations pleuvaient à la Préfecture; ils faisaient des coups d'une hardiesse inconcevable, et il était d'autant plus difficile de les prendre sur le fait, qu'ils ne sortaient que de nuit, et que, dans leurs expéditions sur les routes qui avoisinent la capitale, ils étaient toujours armés jusqu'aux dents. La capture de tels brigands ne pouvait que me faire honneur; pour l'effectuer, j'étais prêt à affronter tous les périls, lorsqu'un jour Gosnet, avec qui je m'étais souvent entretenu à ce sujet, me dit: «Écoute, Jules, si tu veux que nous ayons marons Mayer, Victor Marquet et son frère, il n'est qu'un moyen, c'est de venir coucher chez nous, alors nous serons plus à même de sortir aux heures convenables.» Je devais croire que Gosnet était de bonne foi; je consentis à aller m'installer momentanément dans le logement qu'il occupait avec Doré, et bientôt nous commençâmes ensemble des explorations nocturnes sur les routes que fréquentaient assez habituellement Mayer et les deux Marquet. Nous les y rencontrâmes plusieurs fois, mais ne voulant les saisir qu'en action, ou tout au moins porteurs du butin qu'ils venaient de faire, nous fûmes obligés de les laisser passer. Nous avions déjà fait quelques-unes de ces promenades sans résultat, quand il m'arriva de remarquer chez mes compagnons un certain je ne sais quoi qui me fit concevoir des inquiétudes; il y avait dans leurs manières avec moi quelque chose de contraint; peut-être se promettaient-ils de me jouer quelque mauvais tour. Je ne pouvais lire dans leur pensée, mais à tout hasard, je n'allai plus avec eux sans avoir sur moi des pistolets, dont je m'étais muni à leur insu.

Une nuit que nous devions sortir sur les deux heures du matin, l'un d'eux, c'était Doré, se plaint tout à coup de coliques qui le font horriblement souffrir; les douleurs deviennent de plus en plus aiguës, il se tord, il se plie en deux; il est évident que dans cet état il ne pourra marcher. Le partie est en conséquence remise au lendemain, et puisqu'il n'y a rien à faire, je me rejette sur le flanc, et m'endors. Peu d'instants après je m'éveille en sursaut, je crois avoir entendu frapper à la porte; des coups redoublés me prouvent que je ne me suis pas trompé. Que veut-on? Est-ce nous que l'on demande? Ce n'est pas probable, puisque personne ne connaît notre retraite. Cependant un de mes compagnons va se lever, je lui fais signe de se tenir coi; il ne s'élance pas moins de son lit; alors, à voix basse, je lui recommande d'écouter, mais sans ouvrir; il se place près de la porte, Gosnet, couché dans la chambre contiguë, ne bougeait pas. On continue de frapper, et, par mesure de précaution, je me hâte de passer mon pantalon et ma veste; Doré, après en avoir fait autant, retourne se mettre aux aguets; mais tandis qu'il prête l'oreille, sa maîtresse me lance un coup d'œil tellement expressif, que je n'ai pas de peine à l'interpréter; je soulève mon matelas du côté des pieds, que vois-je? un énorme paquet de fausses clefs et une pince. Tout est éclairci, j'ai deviné le complot, et afin de le déjouer, je m'empresse, sans mot dire, de placer les clés dans mon chapeau et la pince dans mon pantalon; puis m'approchant de la porte, je vais écouter à mon tour; on cause tout bas, et je ne puis rien comprendre de ce qui se dit; cependant je présume qu'une visite si matinale n'est pas sans but; j'attire Doré dans la seconde pièce, et là je le préviens que je vais tâcher de savoir ce que c'est.

«Comme tu voudras, me dit-il.» On frappe de nouveau. Je demande qui est là? «M. Gosnet, n'est-ce pas ici?» s'enquiert-on d'une voix doucereuse.

—»M. Gosnet, c'est l'étage au-dessous, la pareille porte.

—»Merci, excusez de vous avoir éveillé.

—»Il n'y a pas de mal.»

On descend, j'ouvre sans faire de bruit, et en deux sauts je suis aux latrines, j'y précipite d'abord la pince, je me prépare à y jeter les clefs, mais on entre derrière moi, et je reconnais un inspecteur, le nommé Spiquette, attaché au cabinet du juge d'instruction: il me reconnaît également. «Ah! me dit-il, c'est après vous qu'on cherche.

«Après moi, et pourquoi?

—»Eh! mon Dieu, pour rien; c'est M. Vigny, juge d'instruction, qui désire vous voir et vous parler.

—»Si ce n'est que cela, je vais remettre ma culotte et je suis à vous.

—»Dépêchez-vous, que je prenne votre place, et attendez-moi.»

J'attends l'inspecteur, et nous redescendons ensemble. La chambre est pleine de gendarmes et de mouchards; M. Vigny est au milieu d'eux: aussitôt il me donne lecture d'un mandat d'amener décerné contre moi, ainsi que contre mes hôtes et leurs femmes: ensuite, pour remplir le vœu d'une commission rogatoire, il ordonne la perquisition la plus exacte. Il ne me fut pas difficile de voir d'où le coup partait, surtout lorsque Spiquette, soulevant le matelas, et surpris, sans doute, de ne rien trouver, regarda d'une certaine façon Gosnet, qui avait l'air tout stupéfait. Son désappointement ne m'échappa pas; je m'aperçus qu'il était passablement contrarié; quant à moi, pleinement rassuré: «Monsieur, dis-je, au magistrat, je vois avec peine que dans l'espoir de se rendre intéressant, on vous a fait faire un pas de clerc. On vous a trompé, il n'y a rien ici de suspect; d'ailleurs M. Gosnet ne le souffrirait pas; n'est-ce pas, M. Gosnet, que vous ne le souffririez pas? Répondez donc à monsieur le juge.» Il ne pouvait faire autrement que de confirmer mon dire, mais il ne parla que du bout des lèvres, et il ne fallait pas être sorcier pour pénétrer le fonds de son ame.

La perquisition terminée, on nous fit monter dans deux fiacres après nous avoir garottés, et l'on nous conduisit au Palais, où nous fûmes déposés dans une petite salle appelée la Souricière. Enfermé avec Gosnet et Doré, je me gardai bien d'exprimer les soupçons que je formais sur leur compte. A midi, l'on nous interroge, et vers le soir on nous transfère, mes deux compagnons à la Force, et moi à Sainte-Pélagie. Je ne sais comment cela se fit, mais le trousseau de clefs, que je gardais dans mon chapeau, resta imperceptible pour tous ces observateurs qui d'ordinaire encombrent le guichet d'une prison. Bien que l'on n'eût pas négligé de me fouiller, on ne le trouva pas, et je n'en fus pas fâché. J'écrivis sur-le-champ à M. Henry, pour lui annoncer la trame qu'on avait ourdie contre moi, je n'eus pas de peine à le convaincre que j'étais innocent, et deux jours après, je recouvrai ma liberté. Je reparus à la préfecture avec les clefs si heureusement dérobées à toutes les investigations. Je m'estimais heureux d'avoir échappé au péril, car je m'étais trouvé à deux doigts de ma perte; sans la maîtresse de Doré et sans ma présence d'esprit, nul doute que je ne fusse retombé sous la juridiction des argousins... Porteur d'instruments à voleurs, j'étais frappé par une nouvelle condamnation dont ma qualité d'évadé suppléait les motifs, enfin j'étais ramené au bagne. M. Henry me réprimanda au sujet d'une imprudence qui avait failli m'être si fatale. «Voyez, me dit-il, où vous en seriez, si Gosnet et Doré avaient conduit cette intrigue avec un peu plus d'adresse: Vidocq, ajouta-t-il, prenez garde à vous, ne poussez pas trop loin le dévouement; surtout ne vous mettez plus à la discrétion des voleurs; vous avez beaucoup d'ennemis. N'entreprenez rien sans y avoir mûrement réfléchi; avant de risquer une démarche à l'avenir venez me consulter.» Je profitai de l'avis et je m'en trouvai bien.

Gosnet et Doré ne restèrent pas long-temps à la Force: à leur sortie, j'allai les voir, mais je ne laissai pas apercevoir que je soupçonnais leur perfidie: toutefois, pressé de prendre ma revanche pour une partie que je n'avais pas perdue, je leur décochai un mouton, et ne tardai pas à apprendre qu'ils avaient commis un vol, dont toutes les preuves étaient faciles à produire. Arrêtés et condamnés, ils eurent pendant quatre ans le temps de penser à moi. Quand la sentence qui fixait leur sort eut été rendue, je ne manquai pas de leur faire une visite; lorsque je leur racontai comment j'avais connu et déjoué leurs projets, ils pleurèrent de rage. Gosnet, ramené dans les prisons d'Auray, d'où il s'était évadé, imagina un moyen de vengeance qui ne lui réussit pas: feignant le repentir, il fit appeler un prêtre, et, sous le prétexte de lui faire une confession générale, il lui avoua un bon nombre de vols, dans lesquels il eut soin de m'impliquer. Le confesseur, à qui ma prétendue participation n'avait pas été confiée sous le sceau du secret, adressa à la préfecture une note dans laquelle j'étais violemment inculpé; mais les révélations de Gosnet n'eurent pas le résultat qu'il s'en était promis.

Ce fut l'arbitraire que l'on déployait contre les voleurs qui propagea parmi eux la manie de s'entre-dénoncer, et les poussa, s'il est permis de s'exprimer ainsi, au comble de la démoralisation. Auparavant, ils formaient, au sein de la société, une société à part, qui ne comptait ni traîtres, ni transfuges; mais lorsqu'on se mit à les proscrire en masse, au lieu de serrer leurs rangs, dans leur effroi, ils jetèrent un cri d'allarme qui légitimait tout expédient de salut, au détriment même de l'ancienne loyauté: une fois que le lien qui unissait entre eux les membres de la grande famille des larrons eut été rompu, chacun d'eux, dans son intérêt privé, ne se fit plus scrupule de livrer ses camarades. Aux approches des crises, qui coïncidaient toutes avec des époques marquantes, telles que le premier jour de l'an, la fête de l'Empereur, ou toute autre solennité, il fallait voir comme les dénonciations pleuvaient à la deuxième division. Pour échapper à ce que les agents appelaient le bel ordre, c'est-à-dire l'ordre d'arrêter tous les individus réputés voleurs, c'était à qui fournirait à la police le plus d'indications utiles. Ils ne manquaient pas, les suspects, qui s'empressaient de jouer les bons serviteurs en lançant les mouchards sur ceux d'entre leurs camarades dont le domicile n'était pas connu: aussi ne fallait-il pas long-temps pour remplir les prisons. On pense bien que dans ces battues générales, il était impossible qu'il ne se commît pas une multitude d'abus; les plus révoltantes injustices restaient souvent sans réparation: de malheureux ouvriers qui, à l'expiration d'une simple peine correctionelle, s'étaient remis au travail, et s'efforçaient par leur bonne conduite d'effacer le souvenir de leurs torts passés, se trouvaient enveloppés dans la mesure et confondus avec des voleurs de profession; il n'y avait pas même pour eux possibilité de réclamer: entassés au dépôt, le lendemain ils étaient amenés devant le terrible Limodin, qui leur faisait subir un interrogatoire. Quel interrogatoire, grand Dieu! «Ton nom, ta demeure? tu as subi un jugement?

—»Oui, Monsieur, mais depuis je travaille, et....

—»C'est assez, à un autre.

—»Mais Monsieur Limodin, je vous....

—»Paix! à un autre; c'est entendu, j'espère.»

Celui à qui l'on imposait silence allait alléguer en sa faveur les meilleures raisons. Libéré depuis plusieurs années, il pouvait produire des preuves de son honnêteté, faire attester par mille témoins qu'il avait contracté des habitudes laborieuses, enfin, qu'il était irréprochable sous tous les rapports, mais M. Limodin n'avait pas le loisir de l'entendre. «On n'en finirait pas, disait-il, si l'on voulait s'occuper de pareilles babioles.» Quelquefois, dans une matinée, cet interrogateur brutal expédiait de la sorte jusqu'à cent personnes, hommes ou femmes, qu'il dépêchait les uns à Bicêtre, les autres à Saint-Lazare. Il était sans pitié; à ses yeux, rien ne pouvait racheter un instant d'égarement: combien de pauvres diables sortis des voies du crime n'y ont été rejetés que par lui! Plusieurs des victimes de cette implacable sévérité se repentaient d'un amendement dont on ne leur tenait pas compte, et juraient, dans leur exaspération, de devenir des brigands fieffés. «Que nous a servi d'être honnêtes, disaient quelquefois ces infortunés? voyez comme on nous traite; autant vaudrait être coquin toute sa vie. Pourquoi faire des lois, si on ne les observe pas? A quoi bon nous avoir condamnés à temps, si l'on n'admet pas que nous puissions nous corriger? C'était plus tôt fait de nous juger à perpétuité ou à mort, puisqu'une fois que nous sommes dans le bon chemin, on nous empêche d'y rester.» J'ai entendu une multitude de récriminations de ce genre, presque toujours elles étaient fondées. «Voilà quatre ans que je suis sorti de Sainte-Pélagie, disait devant moi un de ces détenus; depuis ma libération j'ai toujours travaillé dans la même boutique, ce qui prouve que je ne me dérangeais pas, et qu'on était content de moi; eh bien! on m'a envoyé à Bicêtre sans que j'aie commis de délit, et seulement parce que j'ai subi deux années de prison.»

Cette atroce tyrannie était sans doute ignorée du préfet, je me plais à le croire; cependant c'était en son nom qu'elle s'exerçait. Avoués ou secrets, les agents étaient alors des êtres bien redoutables, car leurs rapports étaient reçus comme articles de foi; arrêtaient-ils un homme du peuple, s'ils le signalaient comme voleur dangereux et incorrigible, et c'était toujours la formule, tout était dit, l'homme était écroué sans rémission; c'était l'âge d'or des mouchards, puisque chacun de ces attentats à la liberté individuelle leur valait une prime; à la vérité, cette prime n'était pas forte, ils avaient un petit écu par capture, mais pour un petit écu, que ne fera pas un mouchard, s'il n'y a point de danger à courir? Au surplus, si la somme était modique, ils visaient au nombre, afin qu'elle fût souvent répétée: d'un autre côté, les voleurs qui désiraient acheter leur liberté par des services, dénonçaient également, à tort et à travers, tous ceux qu'ils avaient connus, qu'ils fussent corrigés ou non; à ce prix, ils obtenaient de rester à Paris; mais bientôt les détenus usant de représailles, ils allaient forcément leur tenir compagnie.

On ne se fait pas d'idée du nombre d'individus que les détentions administratives ont précipités dans des récidives qu'ils auraient évitées si l'on eût renoncé plutôt à cet abominable système de persécution. Si on les eût laissés tranquilles, jamais ils ne se fussent compromis; mais quelle que fût leur résolution, on les mettait dans la nécessité de redevenir voleurs. Quelques libérés, c'était une exception, obtenaient, à l'expiration de leur peine, de n'être pas envoyés en suspicion à Bicêtre, mais alors même, on ne leur donnait aucune espèce de papiers, de telle sorte qu'il leur était impossible de se procurer de l'ouvrage; ceux-là avaient la ressource de mourir de faim, mais on ne se résigne pas volontiers à un si cruel supplice; ils ne mouraient pas et volaient: le plus ordinairement, ils dénonçaient et volaient à la fois.

Cette rage de mouchardise fit d'incroyables progrès: les faits pour le prouver sont tellement abondants, que je ne suis embarrassé que du choix. Souvent, dans la disette des larcins à me signaler, les dénonciateurs me révélaient, en les imputant à d'autres, des crimes qui devaient motiver leur propre condamnation. Je vais citer des exemples:

Une nommée Bailly, ancienne voleuse, enfermée à Saint-Lazare, me fait appeler pour me donner des renseignements. Je me rends auprès d'elle, et elle me déclare que si je m'engage à la faire mettre en liberté, elle m'indiquera les auteurs de cinq vols, dont deux avec effraction. J'accepte le marché; et les détails qu'elle me communique sont si précis, que déjà je crois n'avoir plus qu'à tenir ma promesse. Cependant, en réfléchissant aux diverses circonstances qu'elle m'a rapportées, je m'étonne qu'elle ait pu en être instruite aussi parfaitement. Elle m'avait désigné les personnes volées; l'une d'elles était un sieur Frédéric, rue Saint-Honoré, passage Virginie. Je vais d'abord chez lui, et dans le cours des informations que je prends, j'acquiers la certitude que la révélatrice est seule l'auteur du vol commis au préjudice de ce traiteur: je poursuis mon enquête, et partout c'est son signalement que l'on me donne.

Il ne s'agissait plus que de procéder à la vérification. Les plaignants sont introduits à Saint-Lazare, et là, sans être vus de la fille Bailly, que je leur montre au milieu de ses compagnes, ils la reconnaissent parfaitement: une confrontation légale s'en suivit, et la fille Bailly, accablée par l'évidence, fit des aveux qui lui valurent huit ans de réclusion. Elle eut tout le temps de dire son meâ culpâ. Cette femme avait accusé de ses vols deux de ses camarades, contre lesquelles une moralité suspecte aurait pu faire élever des présomptions. Une autre voleuse, surnommée la Belle Bouchère, m'ayant fait des révélations de même nature que celles de la fille Bailly, ne fut pas plus heureuse qu'elle.

Un nommé Ouasse, dont le père devait plus tard être impliqué dans le procès de l'épicier Poulain, me signale trois individus, comme auteurs d'un vol avec effraction, commis la veille, rue Saint-Germain-l'Auxerrois, chez un débitant de tabac. Je me transporte sur les lieux, je m'informe, et bientôt j'acquiers la preuve incontestable que Ouasse, récemment libéré, n'est pas étranger au crime. Je dissimule; mais en me servant de lui, je m'y prends si bien, qu'il est arrêté comme complice, et condamné à la réclusion. Cette mésaventure aurait dû le corriger de la manie de dénoncer, mais voulant à tout prix être mouchard, il fit au procureur du roi de Versailles diverses déclarations mensongères, qui lui valurent deux ou trois ans de prison. J'ai déjà dit que les voleurs ne gardent pas rancune: à peine sorti, Ouasse accourt chez moi, c'est encore un vol dont il vient me donner avis. Je fais vérifier d'après son indication, le vol était réel. Mais le croirait-on? le voleur était Ouasse; atteint et convaincu, il fut condamné de nouveau. Pendant sa détention, ce misérable ayant appris l'arrestation de son père, se hâta de m'adresser des révélations à l'appui de l'accusation dirigée contre ce dernier; mon devoir était de les transmettre à l'autorité, je le fis, mais ce ne fut pas sans éprouver toute l'indignation que devait exciter la conduite de ce fils dénaturé.

Dans mon emploi, c'eût été me priver d'un moyen de police des plus efficaces, que de rompre en visière avec les voleurs; aussi, ne me suis-je jamais entièrement isolé d'eux: tout en leur faisant la chasse, je paraissais encore prendre intérêt à leur sort. Étais-je chien ou loup? Tel était le doute qu'il me convenait de laisser dans leur esprit; et ce doute, si favorable à la calomnie, toutes les fois que l'on m'a imputé une connivence, qui dans la réalité n'existait pas, n'a jamais bien été éclairci pour eux. Voilà pourquoi les voleurs se sont rendus en quelques sorte les artisans de l'espèce de renommée que je me suis acquise; ils imaginaient que j'étais ouvertement leur ennemi, mais qu'intérieurement je ne demandais pas mieux que de les protéger; quelquefois ils allaient jusqu'à me plaindre d'être obligé de faire un métier comme celui que je faisais, et pourtant ils m'aidaient eux-mêmes à le faire.

Parmi les voleurs de profession, il en était bien peu qui ne regardassent comme un bonheur d'être consulté par la police pour un renseignement, ou employés pour un coup de main; presque tous se seraient mis en quatre pour lui donner des preuves de zèle, dans la persuasion qu'elles leur vaudraient, sinon une immunité entière, du moins quelques ménagements. Ceux qui redoutaient le plus son action étaient presque toujours les plus disposés à la servir. Je me rappelle à ce sujet l'aventure d'un forçat libéré, le nommé Boucher, dit cadet Poignon. Il y avait plus de trois semaines que j'étais à sa recherche, quand le hasard me le fit rencontrer dans un cabaret de la rue Saint-Antoine, à l'enseigne du Bras d'Or. J'étais seul, et il était en nombreuse compagnie: tenter de le saisir ex abrupto, c'eût été m'exposer à le manquer, car il pouvait se faire qu'il voulût se défendre et qu'il fût soutenu. Boucher avait été agent de police, je l'avais connu dans cet emploi, et même nous étions assez bien ensemble: il me vient dans l'idée de l'aborder comme ami, et de lui monter un coup à ma manière. J'entre au cabaret, et allant droit à la table où il est assis, je lui tends la main, en lui disant: «Bonjour, mon ami Cadet.

—»Tiens, v'la l'ami Jules, veux-tu te raffraîchir, demande un verre ou prends le mien.

—»Le tien est bon, tu n'as pas la gale aux dents: (je bois) ah ça! je voudrais bien te dire un mot en particulier.

—»Avec plaisir, mon fils, je suis t'a toi.»

Il se lève et je le prends sous le bras; «Tu te souviens, lui dis-je, du petit matelot, qui était de ta chaîne.

—»Oui, oui, un petit gros court, qui était du deuxième cordon, n'est-ce pas?

—»C'est ça tout juste, du moins je le pense; le reconnaîtrais-tu?

—»Ce serait mon père que je ne le connaîtrais pas mieux; il me semble encore le voir sur le banc treize; faire des patarasses (bourrelets pour garantir les jambes) pour les fagots (forçats).

—»Je viens d'arrêter un particulier, j'ai bien idée que c'est lui, mais je n'en suis pas sûr; en attendant, je l'ai mis au poste de Birague, et comme j'en sortais, je t'ai vu entrer ici: Parbleu! me suis-je dit, ça se rencontre bien; v'là Cadet, il pourra me dire si je me suis trompé.

—»Je suis tout prêt, mon garçon, si ça peut t'obliger; mais avant de partir, nous allons boire un coup (s'adressant à ses camarades), mes amis, ne vous impatientez pas, c'est l'affaire d'une minute, et je suis t'à vous.»

Nous partons, arrivés à la porte du poste, la politesse exige que je le laisse entrer le premier, je lui fais les honneurs; il va jusqu'au fond de la salle, examine partout autour de lui, et cherche en vain l'individu dont je lui ai parlé: «Hé! me dit-il, d'où qu'il est ce fagot, que je le remouche (le considère)?» J'étais alors près de la porte, j'aperçois, incrusté dans le mur, un débris de miroir, tel qu'il s'en trouve dans la plupart des corps-de-garde, pour la commodité des fashionnables de la garnison, j'appelle Boucher, en lui montrant le débris réflecteur: «Tiens, lui dis-je, c'est par ici qu'il faut regarder.» Il regarde, et se tournant de mon côté: «Ah! ça, Jules, tu blagues, je ne vois que toi zet moi dans c'te glace, mais l'arrêté, où qu'il est l'arrêté?

—»Apprends qu'il n'y a personne ici d'arrêté que toi: tiens, voilà le mandat qui te concerne.

—»Ah! pour ça, c'est un vrai tour de gueusard!

—»Tu ne sais donc pas que dans ce monde c'est au plus malin.

—»Au plus malin, tant que tu voudras, ça ne te portera pas bonheur, de monter des coups à de bons enfants.»

Lorsque la voie pour arriver à une découverte importante était hérissée de difficultés, les voleuses m'étaient peut-être d'un plus grand secours que les voleurs. En général, les femmes ont des moyens de s'insinuer qui, dans les explorations de police, les rendent bien supérieures aux hommes; alliant le tact à la finesse, elles sont en outre douées d'une persévérance qui les conduit toujours au but. Elles inspirent moins de défiance, et peuvent s'introduire partout sans éveiller les soupçons; elles ont, en outre, un talent tout particulier pour se lier avec les domestiques et les portières; elles s'entendent fort bien à établir des rapports et à bavarder sans être indiscrètes; communicatives en apparence, alors même qu'elles sont le plus sur la réserve, elles excellent à provoquer les confidences. Enfin, à la force près, elles ont au plus haut degré toutes les qualités qui constituent l'aptitude à la mouchardise; et, lorsqu'elles sont dévouées, la police ne saurait avoir de meilleurs agents.

M. Henry, qui était un homme habile, les employa souvent dans les affaires les plus épineuses, et rarement il n'a pas eu à se louer de leur intelligence. A l'exemple de ce chef, dans mainte occasion, j'ai eu recours au ministère des mouchardes; presque toujours j'ai été satisfait de leurs services. Cependant, comme les mouchardes sont des êtres profondément pervertis, et plus perfides peut-être que les mouchards, avec elles, pour ne pas être trompé, j'avais besoin d'être constamment sur mes gardes. Le trait suivant montrera qu'il ne faut pas toujours croire au zèle dont elles font parade.

J'avais obtenu la liberté de deux voleuses en renom, à la condition qu'elles serviraient fidèlement la police. Elles avaient antérieurement donné des preuves de leur savoir-faire, mais, employées sans traitement, et obligées de se livrer au vol pour subsister, elles s'étaient fait reprendre en flagrant délit: la peine qu'elles subissaient pour ces nouveaux méfaits fut celle dont j'abrégeai la durée. Sophie Lambert et la fille Domer, surnommée la belle Lise, furent dès lors en relation directe avec moi. Un matin, elles vinrent me dire qu'elles étaient certaines de procurer à la police l'arrestation du nommé Tominot, homme dangereux, que l'on avait long-temps recherché; elles venaient assuraient-elles, de déjeûner avec lui, et il devait dans la soirée les rejoindre chez un marchand de vin de la rue Saint-Antoine. Dans toute autre circonstance, j'aurais pu être dupe de la supercherie de ces femmes; mais Tominot avait été arrêté par moi la veille, et il était assez difficile qu'elles eussent déjeûné avec lui. Je voulus savoir néanmoins jusqu'où elles pousseraient l'imposture, et je promis de les accompagner à leur rendez-vous. J'y allai en effet; mais, comme on le pense bien, Tominot ne vint pas. Nous attendîmes jusqu'à dix heures; enfin Sophie, jouant l'impatience, s'informa près du garçon de cave, s'il n'était pas venu un monsieur les demander.

—»Celui avec qui vous avez déjeûné, répondit le garçon? il est venu un peu avant la brune, il m'a chargé de vous dire qu'il ne pourrait pas se trouver avec vous ce soir, mais que ce serait pour demain.»

Je ne doutai pas que le garçon ne fût un compère à qui l'on avait fait la leçon, mais je feignis de ne point concevoir de soupçon, et me résignai à voir combien de temps ces dames me promèneraient. Pendant une semaine entière, elles me conduisirent tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre; nous devions toujours y trouver Tominot, et jamais nous ne le rencontrions. Enfin, le 6 janvier, elles me jurent de l'amener; je vais les attendre, mais elles reparaissent sans lui, et m'allèguent de si bonnes raisons qu'il m'est impossible de me fâcher; je me montre au contraire très satisfait des démarches qu'elles ont faites, et pour leur témoigner combien je suis content d'elles, j'offre de les régaler d'un gâteau des Rois: elles acceptent, et nous allons ensemble nous installer au Petit Broc, rue de la Verrerie. Nous tirons la fève; la royauté écheoit à Sophie, elle est heureuse comme une reine. On mange, on boit, on rit, et quand approche le moment de se séparer, on propose de mettre le comble à cette gaieté par quelques coups d'eau-de-vie; mais de l'eau-de-vie de marchand de vin, fi donc! c'est bon tout au plus pour des forts de la Halle, et je suis trop galant pour que ma reine s'enivre d'un breuvage indigne d'elle. A cette époque, j'étais établi distillateur près du Tourniquet-Saint-Jean; j'annonce que je vais aller chez moi chercher la fine goutte. A cette nouvelle, la compagnie saute d'enthousiasme, on me recommande d'aller et de revenir bien vite; je pars, et deux minutes après, je reparais avec une demi-bouteille de Coignac, qui fut vidée en un clin-d'œil. La chopine se trouvant à sec: «Ah çà! vous voyez que je suis un bon enfant, dis-je à mes deux commères, il s'agit de me rendre un service.

—»Deux, mon ami Jules, s'écria Sophie, voyons, parle.

—»Eh bien! voilà ce que c'est. Un de mes agents viennent d'arrêter deux voleuses; on présume qu'elles ont chez elles une grande quantité d'objets volés, mais pour faire perquisition, il faudrait connaître leur domicile, et elles refusent de l'indiquer; elles sont maintenant au poste du marché Saint-Jean, si vous y alliez, vous tâcheriez de leur arracher leur secret. Une heure ou deux vous suffiront pour leur tirer les vers du nez: ça vous sera bien aisé, vous qui êtes des malignes.

—»Sois tranquille, mon cher Jules, me dit Sophie, nous nous acquitterons de la commission; tu sais que l'on peut s'en rapporter à nous; tu nous enverrais au bout du monde, que nous y irions pour te faire plaisir, du moins moi.

—»Et moi, donc, reprit la belle Lise.

—»En ce cas, vous allez porter un mot au chef du poste, afin qu'il vous reconnaisse.» J'écris un billet que je cachète; je le leur remets et nous sortons ensemble; à peu de distance du marché Saint-Jean, nous nous séparons, et tandis que je reste en observation, la reine et sa compagne se dirigent vers le corps-de-garde. Sophie entre la première, elle présente le billet, le sergent le lit: «C'est bien, vous voici toutes deux; caporal, prenez avec vous quatre hommes et conduisez ces dames à la préfecture.» Ce commandement était fait en vertu d'un ordre que j'avais remis au sergent pendant ma sortie pour aller chercher la goutte, il était ainsi conçu: «Monsieur le chef du poste fera conduire sous sûre et bonne escorte, à la préfecture de police, les nommées Sophie Lambert et Lise Domer, arrêtées par les ordres de M. le Préfet.»

Ces dames durent alors faire de singulières réflexions; sans doute qu'elles devinèrent que je m'étais lassé d'être leur jouet. Quoi qu'il en soit, j'allai les voir le lendemain au dépôt, et leur demandai comment elles avaient trouvé le tour.

«Pas mal, répondit Sophie, pas mal, nous ne l'avons pas volé; puis s'adressant à Lise, aussi c'est ta faute à toi, pourquoi vas-tu chercher un homme qui est enfoncé.

—»Le savais-je? Ah! vas, si je l'avais su, je te promets bien...... et puis, que veux-tu, c'est un enfant de fait, il n'y a plus qu'à le bercer.

—»Tout ça est bel et bon, si encore on nous disait pour combien nous serons à Lazarre; parle donc, Jules, sais-tu?

—»Six mois au moins.

—»Ce n'est que ça! s'écrièrent-elles ensemble.

—»Six mois, c'est rien du tout, continua Sophie, c'est bientôt passé, un coup qu'on est là. Enfin, mon doux bénin Jésus, à la volonté du préfet!»

Elles en eurent pour un mois de moins que je ne leur avais annoncé. Dès qu'elles furent libres, elles vinrent me trouver pour me donner de nouveaux renseignements. Cette fois, ils étaient exacts. Une particularité assez remarquable, c'est que les voleuses sont plus ordinairement incorrigibles que les voleurs. Sophie Lambert ne put jamais prendre sur elle de renoncer à son péché d'habitude. Dès l'âge de dix ans, elle avait débuté dans la carrière du vol, et elle n'en avait pas vingt-cinq, que plus d'un tiers de sa vie s'était écoulé dans les prisons.

Peu de temps après mon entrée à la police, je la fis arrêter et condamner à deux années de détention. C'était principalement dans les hôtels garnis qu'elle exerçait sa coupable industrie; on n'était pas plus habile à déjouer la vigilance des portiers, ni plus féconde en expédients pour échapper à leurs questions. Une fois introduite, elle faisait une halte sur chaque palier pour donner son coup-d'œil: apercevait-elle une clé sur quelque porte, elle la faisait tourner sans bruit dans la serrure, se glissait dans la chambre, et si la personne qui l'occupait était endormie, quelque léger qu'elle eût le sommeil, Sophie avait la main encore plus légère, et en moins de rien, montres, bijoux, argent, tout passait dans sa gibecière, c'était le nom qu'elle donnait à une poche secrète que recouvrait son tablier. Le locataire que Sophie visitait était-il éveillé, elle en était quitte pour faire des excuses, en déclarant qu'elle s'était trompée. S'éveillait-il pendant qu'elle opérait; sans se déconcerter, elle courait à son lit, et le pressant dans ses bras. «Ah! pauvre petit Mimi, disait-elle, viens donc que je te baise!... Ah! monsieur, je vous demande bien pardon! Comment, ce n'est pas ici le nº 17? je croyais être chez mon amant.»

Un matin, un employé, qu'elle était en train de dévaliser, ayant tout à coup ouvert les yeux, l'aperçoit auprès de sa commode: il fait un mouvement de surprise, aussitôt Sophie, de jouer sa scène; mais l'employé est entreprenant, il veut profiter de la prétendue méprise; si Sophie résiste, un son d'argent, produit des agitations de la lutte, peut trahir le but de la visite..., si elle cède, le péril est encore plus grand...... Que faire? pour toute autre, la conjoncture serait des plus embarrassantes; Sophie n'est plus cruelle, mais à l'aide d'un mensonge, elle tourne la difficulté, et l'employé satisfait, lui permet d'effectuer sa retraite. Il ne perdit à ce jeu que sa bourse, sa montre et six couverts.

Cette créature était une intrépide: deux fois elle donna tête baissée dans mes filets, mais après sa libération, en vain essayai-je de l'attirer dans le piége: il n'y avait plus de surveillance à laquelle elle ne réussît à se soustraire, tant elle était sur ses gardes. Cependant ce que je n'attendais plus de mes efforts pour la prendre en flagrant délit, je le dus à une circonstance tout-à-fait fortuite.

Sorti de chez moi à la petite pointe du jour, je traversais la place du Châtelet, lorsque je me rencontre face à face avec Sophie: elle m'aborde avec aisance. «Bonjour, Jules, où vas-tu donc si matin? je gage que tu vas enfoncer quelque ami?

—»Cela se pourrait..., ce qu'il y a de sûr c'est que ce n'est pas toi; mais où vas-tu toi-même?

—»Je pars pour Corbeil, où je vais voir ma sœur qui doit me placer dans une maison. Je suis lasse de manger du collége (de la prison), je rengrâcie (je m'amende), veux-tu boire la goutte?

—»Volontiers, c'est moi qui régale, un poisson chez Leprêtre, à six sols.

—»Allons, je te laisse faire, mais dépêchons-nous, que je ne manque pas la diligence, tu m'y accompagneras, n'est-ce pas? c'est dans la rue Dauphine.

—»Impossible, j'ai affaire à La Chapelle, je suis déjà en retard, tout ce que je puis c'est de prendre un petit verre sur le pouce.»

Nous entrons chez Leprêtre, en buvant nous échangeons encore deux ou trois paroles, et je lui dis adieu.

—«Adieu? Jules, bonne réussite!»

Tandis que Sophie s'éloigne, je détourne la rue de la Haumerie, et cours me cacher au coin de celle Planche-Mibray; de là, je la vois filer sur le Pont-au-Change, elle marche à grands pas et regarde à chaque instant derrière elle; il est certain qu'elle craint d'être suivi, j'en conclus qu'il serait à propos de la suivre; je gagne donc le pont Notre-Dame, et le franchissant avec rapidité, j'arrive assez tôt sur le quai pour ne pas perdre sa trace.... Parvenue dans la rue Dauphine, elle entre effectivement au bureau des voitures de Corbeil; mais, persuadé que son départ n'est qu'une fable imaginée pour me tromper sur le but de son apparition matinale, je me tapis dans une allée d'où je puis épier sa sortie. Tandis que je suis ainsi en vedette, un fiacre vient à passer, je m'y installe, et je promets au cocher un bon pour-boire, s'il suit adroitement une femme que je lui désignerai. Pour le moment, nous devions stationner: bientôt la diligence part, Sophie, n'y est pas, je l'aurais parié; mais quelques minutes après, elle se présente à la porte cochère, examine avec soin de tous côtés, et prenant son essort, elle enfile la rue Christine. Elle entre successivement dans plusieurs maisons garnies, mais à son allure, il est aisé de reconnaître que l'occasion ne s'est pas offerte; d'ailleurs, elle persiste à explorer le même quartier..., j'en tire la conséquence naturelle qu'elle a manœuvré sans succès, et comme je suis persuadé que sa tournée n'est pas finie, je me garde bien de l'interrompre. Enfin, rue de la Harpe, elle entre dans l'allée d'une fruitière, et un instant après, elle reparaît portant au bras un énorme panier de blanchisseuse, elle en avait sa charge. Toutefois elle ne laissait pas d'aller très vîte; elle fut bientôt dans la rue des Mathurins-Saint-Jaques, puis dans celle des Mâçons-Sorbonne. Malheureusement pour Sophie, il est un passage qui communique de la rue de la Harpe à la rue des Mâçons; c'est là qu'après avoir mis pied à terre, je cours m'embusquer et quand elle arrive à la hauteur de l'issue, je débouche, et nous nous trouvons nez à nez. A mon aspect, elle change de couleur et veut parler, mais son trouble est si grand, qu'elle ne peut venir à bout de s'exprimer. Cependant elle se remet peu à peu, et feignant d'être hors d'elle-même, «Tu vois, me dit-elle, une femme en colère; ma blanchisseuse qui devait m'apporter mon linge à la diligence, m'a manqué de parole, je viens de lui retirer, et vais le faire repasser chez une de mes amies; cela m'a empêché de partir.

—»C'est comme moi, en allant à la Chapelle, j'ai rencontré quelqu'un qui m'a dit que mon homme était dans ce quartier; c'est là ce qui m'y amène.

—»Tant mieux; si tu veux m'attendre, je vais à deux pas porter mon panier, et nous mangerons une côtelette.

—»Ce n'est pas la peine, je..... Eh! mais, qu'est-ce que j'entends?»

Sophie et moi nous restons stupéfaits: des cris aigus s'échappent du panier, je lève le linge qui le recouvre, et je vois.... un enfant de deux à trois mois, dont les vagissements auraient déchiré le tympan d'un mort.

«Eh bien! dis-je à Sophie, le poupon est sans doute à toi? Pourrais-tu me dire de quel sexe il est?»

—»Allons! me voilà encore enfoncée; je me souviendrai de celle-là; et si jamais on me demande le sujet pourquoi, je pourrai répondre: rien, presque rien, une affaire d'enfant. Une autre fois, quand je volerai du linge, j'y regarderai.

—»Et ce parapluie, en est-il?

—»Eh! mon Dieu! oui..... Comme tu vois, j'avais pourtant de quoi me mettre à couvert, ça n'a pas empêché; quand la chance y est, on a beau faire....»

Je conduisis Sophie chez M. de Fresne, commissaire de police, dont le bureau était dans le voisinage. Le parapluie fut gardé comme pièce de conviction, quant à l'enfant qu'elle avait enlevé à son insu, on le rendit immédiatement à sa mère. La voleuse en eut pour ses cinq ans de prison. C'était, je crois, la cinquième ou sixième condamnation qu'elle subissait; depuis, elle s'est encore fait reprendre de justice, et je ne serais pas surpris qu'elle fût toujours à Saint-Lazare. Sophie ne voyait rien que de très naturel au métier qu'elle faisait, et la répression, lorsqu'elle ne pouvait l'éviter, était pour elle un accident tout comme un autre. La prison ne lui faisait pas peur, loin de là, elle était en quelque sorte sa sphère; Sophie y avait contracté ces goûts plus que bizarres, que ne justifie pas l'exemple de l'antique Sapho, et sous les verroux, les occasions de s'abandonner à ses honteuses dépravations étaient plus fréquentes; ce n'était pas, comme on le voit, sans motifs qu'elle prisait si peu la liberté. Était-elle arrêtée, l'événement lui causait bien quelque peine, mais ce n'était qu'une impression passagère, et elle se consolait bientôt par la perspective des mœurs qui lui plaisaient. C'était un bien étrange caractère que celui de cette femme; que l'on en juge: une nommée Gillion, avec qui elle vivait dans une coupable intimité, est prise en commettant un vol; Sophie, qui l'assistait, parvient à s'échapper, elle n'a plus rien à craindre, mais ne pouvant supporter d'être séparée de son amie, elle se fait dénoncer, et n'est contente qu'au moment où l'on lui lit l'arrêt qui va encore les réunir pour deux ans. La plupart des créatures de cette espèce se font un jeu de la prison; j'en ai vu plusieurs traduites pour un délit qu'elles avaient commis seules, accuser de complicité une camarade, et celle-ci, quoique innocente, se faire un mérite de se résigner à la condamnation.

CHAPITRE XL.

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