Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sureté jusqu'en 1827, tome III
Arrivée à Corbeil.—Sornettes populaires.—La foule.—Les gobe-mouches.—La bonne compagnie.—Poulailler et le capitaine Picard.—Le dégoût des grandeurs.—Le marchand de dindons.—Le général Beaufort.—L'idée qu'on se fait de moi.—Grande terreur d'un sous-préfet.—Les assassins et leur victime.—Le repentir.—Encore un souper.—Mettez des couteaux.—Révélations importantes, etc., etc.
Le bruit de notre arrivée se répandit en un instant. Les habitants accoururent pour voir les assassins du boucher; j'étais aussi pour eux un objet de curiosité. Dans cette occasion, je ne fus pas fâché d'apprendre ce que l'on pensait de moi à six lieues de la Capitale; je me faufilai dans la foule assemblée devant la porte de la prison, et là je n'eus qu'à prêter l'oreille pour entendre les propos les plus singuliers; c'est lui! c'est lui! répétaient les spectateurs, en se haussant sur la pointe des pieds, chaque fois que le guichet s'ouvrait pour laisser entrer ou sortit un de mes agents.
«Tiens, le vois-tu? disait l'un, c'est ce petit mauricaud qui n'a pas cinq pieds.
—»Bah! un avorton comme ça, j'en aurais cinquante comme lui à mes trousses....
—»Un avorton! il est toujours assez grand pour te fiche ta tournée: d'abord il tire la savate comme un ange, et puis il a une manière de vous passer la jambe.
—»Tais-toi donc, est-ce qu'on ne connaît pas les couleurs aussi bien que lui?
—»C'est ce grand mince, disait un autre, a-t-il l'air méchant, avec ses cheveux roux!
—»Oh! il est comme un échalat; il m'est avis qu'une main dans la poche je le ploierais en deux.
—»Toi?
—»Oui, moi.
—»Ah! tu crois qu'il se laisserait empoigner? pas si bête! il viendrait soi-disant pour te parler amicablement, puis au moment où tu t'y attendrais le moins, ce serait un coup de poing qui t'arriverait dans le brochet (le creux de l'estomac), ou suivant qu'il trouverait sa belle, il te saluerait d'une mure (coup de poing sur le nez) que tu en verrais trente-six chandelles.
—»Monsieur a raison, observait en me regardant un gros bourgeois à lunettes, qui était mon plus proche voisin, c'est un être bien extraordinaire que ce Vidocq; on prétend que quand il veut arrêter quelqu'un, il a un coup à lui qui le rend tout de suite maître de son homme.
—»Je me suis laissé dire, c'était un charretier qui prenait la parole, qu'il a toujours aux pieds des souliers avec des caboches (gros clous), et qu'en vous donnant une poignée de main, il vous lève sur l'os de la jambe une tartine de longueur.
—»Faites donc attention où vous marchez, gros butor, s'écriait une jeune fille, dont le charretier venait maladroitement d'écraser les cors.
—»Ça vous fait jouir la belle enfant, ripostait le rustre, ce n'est rien; vous en verrez bien d'autres avant que de mourir; si Vidocq avec le talon de sa botte vous écrasait le gros arpion (gros orteil).....
—»Vraiment! qu'il y vienne donc!
—»Il serait gêné; c'est encore un cadet...»
A ce moment, je pris part à la conversation; «Mademoiselle, dis-je au charretier, a de trop jolis yeux pour que Vidocq, tant méchant soit-il, veuille lui faire du mal.
—»Oh! on n'ignore pas qu'il n'est pas si rude avec les femmes. D'abord c'est un gaillard qu'on dit qu'il lui en faut. Oui, il lui en faut, et qu'il est fameusement porté là-dessus. Mais ce n'est pas tout ça: j'en voulais venir que quand on écrase le gros arpion à un particulier, tant fort soit-il, il n'y a pas de milieu, il faut qu'il descende, et si on ne le ramasse pas, il reste sur la place.»
Il se fit alors un brouhaha.—Ah! ah! ah!
«Qu'est-ce qu'il y a?
—»A bas le chapeau!
—»Eh! l'homme à la perruque!
—»C'est-il les assassins?
—»Le voilà! le voilà!
—»Et qui donc?
—»Ne poussez donc pas tant.
—»Polisson, voulez-vous finir avec vos mains?
—»Donnez-lui un soufflet.
—»Comme les femmes sont imprudentes, se risquer dans un état pareil!
—»Aie, aie!
—»Montez sur mon épaule.
—»Eh! là-bas, vous n'êtes pas de verre.
—»Sont-ils fous de faire tant de bruit?
—»C'est rien! c'est rien! c'est un exempt.
—»Y en a-t-il de ces mouchards!
—»Des mouchards! il n'y en a que quatre.»
Quand ces criailleries cessèrent, le flux et le reflux de la multitude m'avaient transporté au milieu d'un groupe nouveau, où une douzaine de gobe-mouches s'entretenaient aussi de moi.
Premier gobe-mouche (celui-là avait des cheveux blancs). «Oui, monsieur, il a été condamné pour cent un ans de galères: un relevé de mort.
Second gobe-mouche.»Cent et un ans! c'est plus d'un siècle.
Une vieille femme.»Ah! grand Dieu! qu'est-ce que vous me faites l'honneur de me dire? cent et un ans! comme dit cet autre, ce n'est pas un jour.
Troisième gobe-mouche.»Non! non, ce n'est pas un jour, c'est un beau bail.
Quatrième gobe-mouche.»Il avait donc assassiné?
Cinquième gobe-mouche.»Quoi! vous ne savez pas ça? C'est un scélérat couvert de crimes; il a tout fait. Vingt fois il a mérité la guillotine, mais comme c'est un adroit coquin, on lui a fait grâce de la vie.
La vieille femme.»C'est-il vrai qu'il a été fouetté marqué?
Premier gobe-mouche.»Certainement, madame, avec un fer chaud sur les deux épaules; je vous réponds que si on les mettait à nu, on y trouverait la fleur de lis.
Autre gobe-mouche. (Son numéro d'ordre ne me revient pas; je me rappelle seulement qu'il était vêtu de noir, et coiffé à l'oiseau royal, c'était, à ce que je présume, un des marguillers de la paroisse.) «La fleur de lis? c'est bien mieux que cela, puisqu'il est assujetti à porter un anneau à la jambe, c'est un fait que je tiens du commissaire.
Moi.»Laissez donc, avec votre anneau, est-ce qu'on ne le verrait pas?
Le gobe-mouche noir. (Sèchement).»Non, monsieur, on ne le verrait pas. D'abord, ne vous mettez pas dans la tête que ce soit un anneau de fer du poids de quatre ou cinq livres; c'est un anneau d'or, tout léger, et presque imperceptible. Ah! parbleu, s'il s'avisait comme moi de porter des culottes courtes, ça sauterait aux yeux, mais le pantalon cache tout. Le pantalon, jolie mode! ça nous vient de la révolution, c'est comme la Titus, on ne distingue plus un honnête homme d'un galérien. Je vous le demande, messieurs, si ce Vidocq était parmi nous, ne seriez-vous pas bien aise de vous trouver dans la compagnie d'un tel misérable? qu'en pensez-vous, chevalier?
Un chevalier de Saint-Louis.»Pour mon compte, je n'en serais pas très flatté, et vous, M. de la Potonière?
M. de la Potonière.»Dans le fait, ce n'est pas un si grand honneur; un forçat, et qui pis est, un espion de police! Si encore il n'arrêtait que des brigands de l'espèce de ceux que l'on vient d'amener aujourd'hui, ce serait pain béni; mais savez-vous à quelle condition on l'a tiré du bagne? Pour obtenir sa liberté, il s'est engagé à livrer cent individus par mois, et il n'y a pas à dire, coupables ou non, il faut qu'il les trouve, autrement il serait bien sûr d'être reconduit où on l'a pris; par exemple, s'il dépasse le nombre, il a une prime. Est-ce ainsi que cela se passe en Angleterre, sir Wilson?
Sir Wilson.»Non, le gouvernement de la Grande-Bretagne n'a point encore admis de pareille commutation de peine. Je ne connais pas votre M. Vidocq, mais si c'est un brigand, il l'est beaucoup moins sans doute que ceux qui tiennent suspendue sur sa tête l'épée, qui tombe du moment qu'il y a impossibilité pour lui de remplir un marché abominable. O'méara, qui n'est pas plus que moi partisan de notre ministère, vous attestera qu'il ne s'est pas encore avili à ce point. Vous vous taisez, docteur, parlez donc.
Le docteur O'méara.»Il ne lui aurait plus manqué que d'avoir choisi parmi les héros de Tyburn ou de Botany-Bey, les agents qui répondent de la sûreté de Londres; quand les voleurs font la chasse aux voleurs, on n'est jamais certain qu'ils ne finiront pas par s'entendre, et alors, que devient la chasse?
Le chevalier de Saint-Louis.»C'est juste; il est inconcevable que, dans tous les temps, la police n'ait jamais employé que des hommes tarés; il y a tant d'honnêtes gens!
Moi.»Monsieur accepterait la place de Vidocq?
Le chevalier.»Moi! monsieur, Dieu m'en garde!
Moi.»Eh Bien! ne demandez donc pas l'impossible.
Sir Wilson.»L'impossible! jusqu'à ce que la police de France, qui n'est qu'une institution ténébreuse, une machination perpétuelle, ait cessé d'être l'espionnage, et soit devenue la force visible pour le maintien de l'ordre public et de la sûreté de tous.»
Une Anglaise (au milieu de trois ou quatre officiers en demi-solde, qui paraissent lui faire leur cour, peut-être était-ce lady Owinson). «Le général entend toutes ces choses à merveille.
Un des officiers.»Ah! voici le général Beaufort, avec la famille Picard.
Lady Owinson.»Ah! bonjour, général; je dois vous faire mes compliments de condoléance, car on m'a conté l'événement de votre tabatière: chez nous, il y a un vieux proverbe qui dit, qu'il vaut mieux s'éveiller sous la table de la taverne que de s'exposer à dormir dans le fossé.
Le général (avec aigreur).»C'est une leçon qui aurait pu profiter au boucher.
Lady Owinson.»Et à vous, général. Mais à propos, que ne vous adressez-vous à Vidocq pour retrouver votre tabatière?
Le général.»A Vidocq! un voleur, un chauffeur, un gredin! si je savais respirer le même air que lui, je me pendrais tout de suite. Que je m'adresse à Vidocq!
Le capitaine Picard.»Et pourquoi pas? s'il peut vous faire rendre l'objet.
Le général.»Ah! voilà comme vous êtes, vous (avec un ton de supériorité). Mon ami Picard, on s'aperçoit que vous êtes un enfant de la balle.
Le capitaine.»Merci, général.
Le général.»N'êtes-vous pas le fils d'un capitaine de maréchaussée? Ne m'avez-vous pas dit cent fois que votre père avait arrêté le fameux Poulailler?
Lady Owinson.»Le fameux Poulailler? Ah! M. Picard, contez-nous donc ça, le fameux Poulailler.
M. Picard.»Puisque vous le commandez, madame; cependant, c'est bien long, et puis, c'est une histoire que tout le monde connaît.
Lady Owinson.»Je vous en prie, M. Picard.
M. Picard.»C'était un bien adroit voleur que Poulailler; depuis Cartouche on n'avait pas vu son pareil. Je n'en finirais pas si je voulais vous dire seulement le quart de ce que ma mère m'en a rapporté; la bonne femme a bientôt quatre-vingts ans, elle se souvient de loin.
Le général Beaufort.»Au fait, avocat, pas de digression.
Lady Owinson.»Général, n'interrompez donc pas. Allons, M. Picard...
M. Picard.»Pour vous abréger, la Cour était à Fontainebleau; on y célébrait des réjouissances à l'occasion d'un mariage. Mon père, qui était capitaine de maréchaussée, reçoit dans la nuit un exprès qui lui annonce qu'à la suite d'un bal, plusieurs individus déguisés en grands seigneurs ont disparu, emportant avec eux les parures en diamants de la plupart des dames qui figuraient dans les quadrilles. Il y en avait pour une somme considérable. Cet enlèvement s'était effectué avec tant d'audace et de subtilité, qu'il était tout naturel de l'attribuer à Poulailler. On l'avait vu, à la tête d'une cavalcade de six hommes, superbement montés, prendre la route de Paris. Il était à présumer que c'étaient les voleurs, et qu'ils passeraient à Essonne. Mon père s'y rendit sur-le-champ, et là, il apprit que la cavalcade était descendue à l'auberge du Grand-Cerf, c'est aujourd'hui la maison déserte qu'on appelle la ferme. Ils étaient tous couchés, et leurs chevaux étaient à l'écurie. Mon père voulut d'abord s'emparer des chevaux; ils les trouva sellés, bridés, et ferrés à rebours, si bien qu'ils semblaient aller dans l'endroit d'où ils venaient.
Lady Owinson.»Voyez un peu quelle ruse! Ils les savent toutes, ces brigands!
M. Picard.»Mon père fit couper les sous-ventrières, et aussitôt il monta à la chambre de Poulailler; mais averti par un des siens qui faisait le guet, celui-ci avait déjà levé le pied, et toute la bande s'était dispersée dans la campagne. Il n'y avait pas de temps à perdre pour se mettre à leur poursuite. Mon père ne s'arrêta qu'à la Cour-de-France, où on lui dit qu'on avait vu entrer un beau monsieur dans un cabaret, qu'il avait un habit tout couvert d'or et des belles plumes sur son chapeau. Pas de doute, c'est Poulailler. Mon père va droit au cabaret, le beau monsieur y était: au nom du roi, je vous arrête, lui dit mon père. «Ah! mon bon monsieur, ne m'arrêtez pas, je ne suis pas celui que vous croyez, je suis qu'un pauvre diable, qui menait à Paris un troupiau de dindons; j'ai rencontré sur mon chemin un seigneur qui me les a achetés, et qui a troqué sa défroque contre la mienne; je n'ai pas perdu au change, sans compter qu'il m'a bien payé ma marchandise quinze beaux louis d'or, qu'il m'a donnés... si c'est lui que vous cherchez, ne lui faites pas de mal... c'est un si brave homme! Il m'a dit comme ça qu'il était dégoûté de vivre avec les grands, et qu'il voulait tâter de la vie des petits... Si vous le voyez sur la route, on dirait, ma foi de Dieu! qu'il n'a fait que ça depuis qu'il est au monde; il gaule ses dindons, dame, il faut voir! il n'y a pas de danger qu'ils s'écartent.» Mon père n'eut pas plus tôt reçu ce renseignement qu'il se mit à galoper après le nouveau marchand de dindons; il l'eut atteint promptement. Poulailler se voyant découvert, voulut prendre la fuite; mon père le gagna de vitesse: alors le brigand lui tira deux coups de pistolet: mais, sans se déconcerter, mon père sauta de cheval, saisit Poulailler à la gorge, et après l'avoir terrassé, il le garrotta. Je vous réponds que c'était un rude homme que ce Poulailler, mais mon père l'était aussi.
Le général Beaufort.»Eh bien! capitaine Picard, je n'avais donc pas tort de dire que vous êtes un enfant de la balle.
Moi (au général Beaufort).»Général, je vous demande pardon, mais plus je vous considère, plus il me semble que j'ai l'honneur de vous connaître; ne commandiez-vous pas les gendarmes à Mons?
Le général.»Oui, mon ami, en 1793.... Nous étions avec Dumouriez et le duc d'Orléans actuel.
Moi.»C'est cela, général, j'étais sous vos ordres.
Le général. (me tendant la main avec enthousiasme).»Eh! venez donc, mon camarade, que je vous embrasse; je vous retiens à dîner. Messieurs, je vous présente un de mes anciens gendarmes; il est taillé en force, celui-là, j'espère qu'il aurait bien arrêté Poulailler; n'est-ce pas, M. Picard!»
Pendant que le général pressait mes mains dans les siennes, un gendarme m'ayant aperçu parmi les spectateurs, vint à moi, et me touchant légèrement l'épaule: «M. Vidocq, me dit-il, le procureur du roi vous demande.» Soudain, tout autour de moi, je vis les visages s'alonger d'une étrange façon. Quoi! c'est Vidocq? et puis c'est Vidocq, c'est Vidocq, répétait-on, et les plus empressés donnaient force coups de coude pour se faire jour jusqu'à moi. On se montait les uns sur les autres pour me voir ou de plus près ou de plus loin. Toute cette masse de curieux s'imaginait vraisemblablement que je n'avais pas figure humaine; les exclamations de surprise que je saisissais à la volée m'en donnèrent la preuve; il en est quelques-unes que je n'ai pas oubliées. Tiens, il est blond! je le croyais brun... on le dit si mauvais, il n'en a pourtant pas l'air... c'est ce gros réjoui!... fiez-vous donc à la mine.
Telles étaient à peu près les observations que le public faisait en prenant mon signalement. Il y avait une telle affluence, que je n'arrivai pas sans peine auprès du procureur du roi: ce magistrat me chargea de conduire les prévenus devant le juge d'instruction. Court, que j'emmenai le premier, parut intimidé quand il se vit en présence de plusieurs personnes: je l'exhortai à renouveler ses aveux; il le fit sans trop de difficulté, pour tout ce qui était relatif à l'assassinat du boucher; mais interrogé au sujet du marchand de volailles, il rétracta ce qu'il m'avait dit, et il fut impossible de l'amener à déclarer qu'il avait d'autres complices que Raoul. Celui-ci, introduit dans le cabinet, ne balança pas à confirmer tous les faits consignés dans le procès-verbal de l'interrogatoire qu'il avait subi à la suite de son arrestation. Il raconta longuement et avec un imperturbable sang-froid tout ce qui s'était passé entre eux et le malheureux Fontaine, jusqu'à l'instant où il l'avait frappé. «L'homme, dit-il, n'était qu'étourdi par les deux coups de bâton; lorsque je vis qu'il ne tombait pas, je m'approchai de lui comme pour le soutenir; j'avais à la main le couteau qui est ici sur la table.» En même temps, il s'élance vers le bureau, saisit brusquement l'instrument de son crime, fait deux pas en arrière, et roulant deux yeux dans lesquels la fureur étincelle, il prend une attitude menaçante. Ce mouvement auquel on ne s'était pas attendu glaça d'épouvante toute l'assistance; le sous-préfet faillit se trouver mal; moi-même, je n'étais pas sans quelque frayeur: cependant, persuadé qu'il était prudent de n'attribuer ce mouvement de Raoul qu'à un bon motif, «Eh! messieurs, que craignez-vous? dis-je en souriant, Raoul est incapable de commettre une lâcheté et de mésuser de la confiance qu'on lui témoigne; il n'a pris le couteau que pour vous mettre à même de mieux juger le geste.—Merci, M. Jules, me dit cet homme, charmé de l'explication, et en déposant tranquillement le couteau sur la table; il ajouta: «J'ai voulu seulement vous montrer comment je m'en suis servi.»
La confrontation des prévenus avec Fontaine était indispensable pour compléter les préliminaires de l'instruction: on consulte le médecin, afin de savoir si l'état du malade lui permet de soutenir une si rude épreuve, et sur sa réponse affirmative, Court et Raoul sont amenés à l'hôpital. Introduits dans la salle où est le boucher, ils cherchent des yeux leur victime. Fontaine a la tête enveloppée, sa figure est recouverte de linges, il est méconnaissable, mais près de lui sont exposés les vêtements et la chemise qu'il portait lorsqu'il fut si cruellement assailli. «Ah! pauvre Fontaine! s'écrie Court en tombant à genoux au pied du lit que décorent ces sanglants trophées, pardonnez aux misérables qui vous ont mis dans cet état; puisque vous en êtes réchappé, c'est une permission de Dieu; il a voulu vous conserver pour que nous portions la peine de nos méfaits. Pardon! pardon! répétait Court en cachant son visage dans ses mains.» Pendant qu'il s'exprimait ainsi, Raoul, qui s'était également agenouillé, gardait le silence, et paraissait plongé dans une affliction profonde. «Allons! debout, et regardez le malade en face, leur dit le juge que j'accompagnais.» Ils se levèrent. «Otez de ma vue ces assassins, s'écria Fontaine, je ne les ai que trop reconnus à leur figure et au son de leur voix.»
Cette reconnaissance et la vue des coupables étaient plus que suffisantes pour établir que Court et Raoul avaient assassiné le boucher; mais j'étais en outre convaincu qu'ils avaient bon nombre d'autres crimes à se reprocher, et que, pour les commettre, ils avaient dû être plus de deux; c'était là encore un secret qu'il m'importait de leur arracher; je résolus de ne pas les quitter sans qu'ils me l'eussent révélé tout entier. Au retour de la confrontation, je fis servir dans la prison à souper pour les prévenus et pour moi; le concierge me demanda s'il fallait mettre des couteaux sur la table. «Oui, oui, lui dis-je, mettez des couteaux.» Mes deux convives mangèrent avec autant d'appétit que s'ils eussent été les plus honnêtes gens du monde. Quand ils eurent une légère pointe de vin, je les ramenai adroitement sur la pensée de leurs crimes. «Vous n'avez pas le fonds mauvais, leur dis-je, je gagerais que vous avez été entraînés; c'est quelque scélérat qui vous a perdus. Pourquoi ne pas en convenir? puisque vous avez ressenti un mouvement de compassion et de repentir lorsque vous avez vu Fontaine, il m'est démontré que vous voudriez, au prix de votre sang, n'avoir pas versé celui que vous avez répandu. Eh bien! si vous vous taisez sur vos complices, vous êtes responsables de tout le mal qu'ils feront. Plusieurs des personnes que vous avez attaquées ont déposé que vous étiez au moins quatre dans vos expéditions.
—»Elles se sont trompées, répliqua Raoul, parole d'honneur, M. Jules; nous n'avons jamais été plus de trois, l'autre est un ancien lieutenant des douanes, qui se nomme Pons Gérard, il reste tout près de la frontière, dans un petit village entre la Capelle et Hirson, département de l'Aisne. Mais, si vous voulez l'arrêter, je vous préviens que c'est un lapin qui n'a pas froid aux yeux.
—»Non, dit Court, il n'est pas facile à brider, et si vous ne prenez pas toutes vos précautions, il vous donnera du fil à retordre.
—»Oh! c'est un rude compère, reprit Raoul. Vous n'êtes pas manchot non plus, M. Jules, mais dix comme vous ne lui feraient pas peur; en tout cas, vous êtes averti: d'abord, s'il a vent que vous le cherchez, il n'y a pas loin de chez lui en Belgique, il filera; si vous le surprenez, il résistera. Ainsi, trouvez moyen de le prendre endormi.
—»Oui, mais il ne dort guères, observa Court.»
Je m'informai des habitudes de Pons Gérard et me fis donner son signalement. Dès que j'eus obtenu tous les renseignements dont je pensais avoir besoin pour m'assurer de sa personne, songeant à faire constater les révélations que je venais d'entendre, je proposai aux deux prisonniers d'écrire sur-le-champ à celui des magistrats qui avait caractère pour recevoir leurs aveux. Raoul mit la main à la plume, et lorsqu'il eut achevé, bien qu'il fût près d'une heure du matin, je portai moi-même la lettre au procureur du roi; elle était à peu près conçue en ces termes:
«Monsieur, revenus à des sentiments plus conformes à notre position, et mettant à profit les conseils que vous nous avez donnés, nous sommes décidés à vous faire connaître tous les crimes dont nous nous sommes rendus coupables, et à vous signaler notre troisième complice. Nous vous prions, en conséquence, de vouloir bien venir près de nous, afin de recevoir nos déclarations.»
Le magistrat s'empressa de se rendre à la prison, et Court, ainsi que Raoul, répétèrent devant lui tout ce qu'ils m'avaient dit de Pons Gérard. J'avais maintenant à m'occuper de ce dernier; comme il ne fallait pas lui laisser le temps d'apprendre la mésaventure de ses camarades, j'obtins de suite l'ordre d'aller l'arrêter.
CHAPITRE XLIV.
Voyage à la frontière.—Un brigand.—La mère Bardou.—Les indications d'une petite fille.—La délibération.—J'aborde mon homme.—La reconnaissance simulée.—Quel gaillard!—Les deux font la paire.—Le faux contrebandier.—L'avis perfide.—Le brigand pétrifié.—Il ne faut pas tenter le diable.—Je délivre le pays d'un fléau.—L'Hercule à la peau d'ours.—Le mangeur de tabac.
Déguisé en marchand de chevaux, je partis avec les agents Goury et Clément, qui passaient pour mes garçons. Nous fîmes si grande diligence, que, malgré la rigueur de la saison et la difficulté des chemins (on était dans l'hiver), nous arrivâmes à la Capelle le lendemain soir, veille de la foire. Je connaissais le pays, je l'avais parcouru étant militaire, aussi n'eus-je besoin que d'un instant pour m'orienter et prendre langue. Tous les habitants à qui je parlai de Pons Gérard me le peignirent comme un brigand qui ne vivait que de fraude et de rapine, son nom était un sujet d'effroi, tout le monde tremblait devant lui; les autorités locales, auxquelles il était dénoncé journellement, n'osaient le réprimer. Enfin c'était un de ces êtres terribles qui font la loi à tout ce qui les entoure: quoi qu'il en fût, peu accoutumé à reculer devant une entreprise périlleuse, je n'en persistai pas moins à vouloir tenter l'aventure. Tout ce que j'entendais dire de Pons piquait mon amour-propre, mais comment en venir à mon honneur? je n'en savais encore rien; en attendant l'inspiration, je déjeûnai avec mes agents, et quand nous nous fûmes suffisamment garni l'estomac, nous nous mîmes en route pour aller à la recherche du complice de Raoul et de Court. Ceux-ci m'avaient indiqué une auberge isolée qui était un repaire de contrebandiers. Pons y venait fréquemment, il était fort connu de l'aubergiste, qui, le regardant comme une de ses meilleures pratiques, lui portait beaucoup d'intérêt. Cette auberge m'avait été si parfaitement désignée, que je n'eus pas besoin d'autres indications pour la trouver. Escorté de mes deux compagnons, j'arrive, j'entre, sans plus de façon je m'assieds, et prenant les manières d'un homme qui n'est pas étranger aux usages de la maison.
«Bonjour, la mère Bardou. Comment que ça va?
—»Bonjour, mes enfants, soyez les bien-venus, ça va comme vous voyez, à la douce; que peut-on vous servir?
—»A dîner, nous mourons de faim.
—»Ce sera bientôt prêt; passez dans la salle et chauffez-vous.»
Tandis qu'elle met le couvert, j'entame la conversation avec elle.
«Je suis sûr que vous ne me remettez pas.
—»Attendez donc.
—»Vous m'avez vu vingt fois l'hiver dernier, avec Pons, quand nous venions pendant la nuit.
—»Quoi! c'est vous?
—»Je crois bien que c'est moi.
—»Je vous remets parfaitement.
—»Et le compère Gérard, qu'en faites-vous? Toujours bien portant?
—»Oh! pour ça, oui, il a bu ici la goutte à ce matin, en allant travailler à la maison Lamare.»
J'ignorais complétement où était située cette maison, mais comme j'étais censé au fait des localités, je me gardai bien de m'en enquérir. J'espérais d'ailleurs que sans adresser de question directe, je parviendrais à me la faire indiquer. A peine avalons-nous les premières bouchées, la mère Bardou vient me dire! «Vous parliez de Gérard toute à l'heure, sa fille est là.
—»Laquelle?
—»La plus petite.»
Aussitôt je me lève, je cours vers la petite, je l'embrasse avant qu'elle ait eu le temps de me regarder, je l'interloque en lui demandant successivement, et coup sur coup, des nouvelles de chacun des membres de sa famille. Quand elle m'eut répondu, je lui dis: «Allons, c'est bien, tu es une belle fille, tiens, voilà une pomme, tu vas la manger, et puis après nous irons ensemble chez ta mère.» Notre repas fut promptement terminé, alors je sortis avec la petite fille que je suivis. Elle se dirigea d'abord vers la demeure de sa mère, mais une fois que je fus certain que l'aubergiste ne pouvait plus nous apercevoir, «Écoute donc, petite, dis-je à notre guide, sais-tu où est la maison Lamare?
—«C'est là-bas, me répondit-elle, en me montrant avec son doigt de l'autre côté d'Hirson.
—»A présent, tu diras à ta mère que tu as vu trois amis de ton père, qu'elle prépare à souper pour quatre, nous reviendrons avec lui. Au revoir, mon enfant.»
La fille de Gérard poursuivit son chemin, et nous ne tardâmes pas à nous trouver vis-à-vis de la maison Lamare; mais là il n'y avait point de travailleurs; un paysan que je questionnai, me dit qu'ils étaient un peu plus loin: nous continuâmes de marcher, et parvenus sur une éminence, je vis en effet une trentaine d'hommes occupés de réparer la grande route. Gérard, en sa qualité de piqueur, devait être au milieu de ce groupe. Nous avançons: à cinquante pas des travailleurs, je fais remarquer à mes agents un individu dont la figure et la tournure me semblent tout-à-fait conformes au signalement qui m'a été donné. Je ne doute pas que ce ne soit Gérard, mes agents partagent mon avis; mais Gérard est trop bien entouré pour aller le saisir; seul, sa témérité le rendrait redoutable, et si ses compagnons prennent sa défense, n'est-il pas vraisemblable que nous échouerons dans l'exécution du mandat! La conjoncture était embarrassante; à la moindre démonstration, de notre part, Gérard pouvait ou nous faire un mauvais parti, ou nous échapper en gagnant la frontière. Jamais je n'avais senti davantage la nécessité de la prudence. Dans cette occasion, je consultai mes deux agents, c'étaient deux hommes intrépides: «Faites ce que vous voudrez, me répondirent-ils, nous sommes prêts à vous seconder en tout, dussions-nous y sauter le pas.—Eh bien! leur dis-je, suivez moi, et n'agissez que lorsqu'il en sera temps; si nous ne sommes pas les plus forts, peut-être serons-nous les plus malins.»
Je vais droit à l'individu que je suppose être Gérard, mes deux agents se tiennent à quelques pas de moi; plus j'approche, plus je suis convaincu que je ne me suis pas trompé; enfin j'aborde mon homme, et sans autre préambule, je lui prends la tête dans mes mains et l'embrasse. «Bonjour, Pons, comment te portes-tu? ta femme et tes enfants sont-ils en bonne santé?» Pons est comme étourdi d'un salut aussi brusque, il paraît étonné, il m'examine.
—»Ma foi, me dit-il, je veux bien que le diable m'emporte si je te connais. Qui es-tu?
—»Comment, tu ne me reconnais pas, je suis donc bien changé?
—»Non, ma foi, je ne te remets pas du tout, dis-moi ton nom; j'ai bien vu cette figure-là quelque part, mais il m'est impossible de me souvenir où et quand.»
Alors je me penchai à son oreille, et je lui dis: «Je suis un ami de Court et de Raoul, ce sont eux qui m'envoient.
—»Ah! dit-il, en me pressant affectueusement la main, et se tournant du côté des travailleurs, faut-il que j'aie peu de mémoire? je ne connais que lui! un ami, nom de D....! un ami! Viens donc, que je t'embrasse.» Et il me serrait dans ses bras à m'étouffer.
Pendant cette scène, les agents ne me perdaient pas de vue; Pons, les apercevant, me demanda s'ils étaient avec moi.» Ce sont mes garçons, lui répondis-je.
—»Je m'en étais douté. Ah! ça, ce n'est pas tout tu dois avoir besoin de te rafraîchir, ces messieurs aussi; il nous faut boire un coup.
—»Je le veux bien; ça ne nous fera pas de mal.
—»Ce n'est-il pas guignonnant! dans ce fichu pays de loups, on ne peut rien trouver, ce n'est qu'à Hirson, à une grande lieue d'ici, que nous aurons du vin; tu y as sans doute passé?
—»Eh bien! allons à Hirson.»
Pons dit adieu à ses camarades et nous partîmes ensemble. Chemin faisant, je me livrai à des observations d'où il me fut aisé de conclure qu'on ne m'avait pas exagéré la force de cet homme. Il n'était pas d'une haute stature, il avait tout au plus cinq pieds quatre pouces; mais il était carré dans sa taille. Sa figure brune, lors même qu'elle n'eût pas été hâlée par le soleil, se distinguait par l'énergie de ses traits vigoureusement tracés. Il avait des épaules, un cou, des cuisses, des bras énormes; ajoutez à cela de gros favoris, une barbe bleue excessivement fournie, des mains courtes, très larges et velues jusqu'au bout des doigts. Son air dur, impitoyable, appartenait à l'une de ces physionomies qui peuvent rire parce qu'elles sont mobiles, mais sur lesquelles jamais le sourire ne vient se placer.
Tandis que nous marchions côte à côte, je voyais que Pons me considérait de la tête aux pieds: «Tudieu, me dit-il, en s'arrêtant un instant, comme pour me contempler: Quel gaillard! tu peux te vanter que tu remplis joliment ta culotte de peau.
—»N'est-ce pas? le daim ne fait pas un pli.
—»Je ne suis pas mince non plus, et en nous voyant, on peut bien dire que les deux font la paire. Ce n'est pas comme ce criquet, ajouta-t-il en désignant Clément, qui était le plus petit des agents de ma brigade; combien que j'en avalerais comme ça à mon déjeûner?
—»Ne t'y fie pas, répliquai-je.
—»C'est possible, quelquefois ces bas-du-cul, c'est tout nerfs.»
Après ces propos de gens qui n'ont rien de mieux à dire, Pons me demanda des nouvelles de ses amis. Je lui dis qu'ils étaient en bonne santé, mais que comme ils ne l'avaient pas vu depuis l'affaire d'Avesnes, je les avais laissés fort inquiets de ce qu'il était devenu (l'affaire d'Avesnes était un assassinat: lorsque je lui en parlai, il ne sourcilla pas).
«Eh! qui est-ce qui t'amène dans ce pays, me dit Pons, ferais-tu la maltouse, par hasard?
—»Comme tu le dis, mon homme, je suis venu ici pour passer en fraude une bande de chevaux; on m'a fait entendre que tu pourrais me donner un coup de main.
—»Ah! tu peux compter sur moi, me protesta Pons». Et en causant de la sorte, nous arrivons à Hirson, où il nous fait entrer chez un horloger qui débitait du vin. Nous voici tous quatre attablés; on nous sert, et tout en buvant, je ramène la conversation sur Court et Raoul. «A l'heure qu'il est, lui dis-je, ils sont peut-être bien dans l'embarras.
—»Et pourquoi cela?
—»Je n'ai pas voulu te l'apprendre tout de suite, mais il leur est survenu un malheur: ils ont été arrêtés, et je crains bien qu'ils ne soient encore en prison.
—»Et le motif?
—»Le motif, je l'ignore; tout ce que je sais, c'est que j'étais à déjeûner avec Court chez Raoul, lorsque la police y a fait une descente, on nous a ensuite interrogés tous les trois; j'ai été aussitôt relâché. Quant aux autres, on les a retenus, et ils sont au secret, et tu ne serais pas encore averti de ce qui leur est arrivé, si Raoul n'avait pu, en revenant de chez l'interrogateur, me dire deux mots en particulier; c'était pour que je te prévienne d'être sur tes gardes, parce qu'on lui avait parlé de toi: je ne t'en dirai pas davantage.
—»Qui donc vous a arrêtés, me demanda Pons, qui paraissait consterné de l'événement?
—»C'est Vidocq.
—»Oh! le gredin! mais, qu'est-ce que c'est donc que ce Vidocq, qui fait tant parler de lui? Je n'ai jamais pu le voir en face; une fois seulement j'ai aperçu par derrière un particulier qui entrait chez Causette, on m'a dit que c'était lui, mais je n'en sais rien, et je paierais volontiers quelques bouteilles de bon vin à celui qui me le montrerait.
—»Il n'est pas si difficile de le rencontrer, puisqu'il est toujours par voies et par chemins.
—»Qu'il ne tombe pas sous ma coupe; s'il était ici, je lui ferais passer un mauvais quart d'heure.
—»Eh! tu es comme les autres, s'il était là, tu te tiendrais coi, et tu serais encore le premier à lui offrir un coup à boire. (En disant ces mots, je tendais mon verre, et il versait.)
—»Moi! je lui offrirais de la m..... plutôt.
—»Tu lui offrirais un coup à boire, te dis-je.
—»Allons donc, plutôt mourir!
—»En ce cas, tu peux mourir quand tu voudras; c'est moi, et je t'arrête.
—»Quoi! quoi! comment?
—»Oui, je t'arrête, et en approchant ma face contre la sienne, je te dis, couillé, que tu es servi, et que si tu bronches, je te mange le nez. Clément, mettez les menottes à monsieur.»
On ne se figure pas quel fut l'étonnement de Pons. Tous ses traits étaient bouleversés; ses yeux semblaient s'échapper de leur orbite, ses joues étaient frémissantes, ses dents claquaient, ses cheveux se dressaient: peu à peu ces symptômes d'une crispation qui n'agitait que le haut du corps s'effacèrent, et il s'opéra une autre révolution. Quand on lui eut attaché les bras, il resta vingt-cinq minutes immobile, et comme pétrifié; il avait la bouche béante, sa langue était collée à son palais, et ce ne fut qu'après des efforts réitérés qu'il parvint à l'en détacher; il cherchait en vain de la salive pour humecter ses lèvres; en moins d'une demi-heure, le visage de ce scélérat, successivement pâle, jaune, livide, offrit toutes les nuances d'un cadavre qui se décompose. Enfin, sorti de cette espèce de léthargie, Pons articula ces mots: «Quoi! vous êtes Vidocq! Si je l'avais su lorsque tu m'as accosté, j'aurais purgé la terre d'un f.... gueux.
—»C'est bon, lui dis-je, je te remercie; en attendant, tu as donné dans le panneau, et tu me dois quelques bonnes bouteilles de vin: au surplus je t'en tiens quitte; tu voulais voir Vidocq, je te l'ai montré. Une autre fois cela t'apprendra à ne pas tenter le diable.»
Les gendarmes, que je fis appeler après l'arrestation de Pons, ne pouvaient en croire leurs yeux. Pendant la perquisition qu'il nous était ordonné de faire à son domicile, le maire de sa commune se confondit envers nous en actions de grâces. «Quel éminent service, nous disait-il, vous avez rendu au pays! il était notre épouvantail à tous. Vous nous avez délivré d'un véritable fléau.» Tous les habitants étaient satisfaits de voir Pons entre nos mains, et pas un d'eux qui ne s'émerveillât de ce que la capture de ce scélérat s'était effectuée sans coup férir.
La perquisition terminée, nous allâmes coucher à la Capelle. Pons était attaché avec un de mes agents, qui ne le quittait ni jour ni nuit. A la première halte je le fis déshabiller, afin de m'assurer qu'il n'avait aucune arme cachée. En le voyant nu, je doutai un instant que ce fût un homme; tout son corps était couvert de poils noirs, touffus et luisants: on l'eût pris pour l'Hercule Farnèse, enveloppé dans la peau d'un ours.
Pons paraissait assez tranquille, il ne se passait rien d'extraordinaire dans sa personne; seulement le lendemain je m'aperçus que pendant la nuit, il avait avalé plus d'un quarteron de tabac à fumer. J'avais déjà fait la remarque que, dans de grandes anxiétés, les hommes qui ont l'habitude du tabac sous une forme ou sous une autre, en font toujours un usage immodéré. Je savais qu'il n'est pas de fumeur qui achève plus promptement une pipe qu'un condamné à mort, soit lorsqu'il vient d'entendre sa sentence au tribunal, soit aux approches du supplice; mais je n'avais pas encore vu un malfaiteur dans la position de Pons, introduire en si grande quantité dans son estomac, une substance qui, par son acrimonie, ne peut avoir que de funestes effets. Je craignis qu'il n'en fût incommodé; peut-être avait-il l'intention de s'empoisonner; je lui fis retirer le tabac qui lui restait, et je prescrivis de ne le lui rendre que par petite partie, à condition qu'il se bornerait à le mâcher. Pons se soumit à l'ordonnance, il n'avala plus de tabac, et il n'y eut pas apparence que celui qu'il avait avalé lui eût fait le moindre mal.
CHAPITRE XLV
Une visite à Versailles.—Les grandes bouches et les petits morceaux.—La résignation.—Les transes d'un criminel.—C'est soi-même qui fait son sort.—Le sommeil d'un meurtrier.—Les nouveaux convertis.—Ils m'invitent à leur exécution.—Réflexions au sujet d'une boîte en or.—Le Meg des Megs.—Il n'y a pas de honte. L'heure fatale.—Nous nous retrouverons là-bas.—La Carline.—Les deux Jean de la vigne.—J'embrasse deux têtes de mort.—L'esprit de vengeance.—Dernier adieu.—L'éternité.
Je revins directement à Paris. Je conduisis Pons à Versailles, où Court et Raoul étaient détenus. En arrivant, j'allai les voir. «Eh bien! leur dis-je, notre homme est arrêté.
—»Vous l'avez? dit Court, ah! tant mieux!
—»Il ne l'a pas volé, s'écria Raoul; je suis sûr qu'il aura fait une belle vie!
—»Lui? répliquai-je, il a été doux comme un mouton.
—»Quoi! il ne s'est pas défendu!... Hein, vois-tu, Raoul? il ne s'est pas défendu!
—»Ces terribles-là, ils ont une grande bouche, mais ils n'avalent que les petits morceaux.
—»Les renseignements que vous m'avez donnés, leur dis-je, n'ont pas été perdus.»
Avant de partir de Versailles, je voulus par reconnaissance procurer une distraction aux deux prisonniers, en les faisant dîner avec moi. Ils acceptèrent avec une satisfaction marquée, et tout le temps que nous passâmes ensemble, je ne vis plus sur leur front le plus léger nuage de tristesse: ils étaient plus que résignés, je ne serais pas surpris qu'ils fussent redevenus honnêtes gens, leur langage semblait du moins l'indiquer. «Il faut convenir, mon pauvre Raoul, disait Court, que nous faisions un fichu métier.
—»Oh! ne m'en parle pas: tout métier qui fait pendre son maître......
—»Et puis, ce n'est pas tout ça, être dans des transes continuelles, n'avoir pas un instant de tranquillité, trembler à l'aspect de chaque nouveau visage.
—»C'est bien vrai, partout il me semblait voir des mouchards ou des gendarmes déguisés; le plus petit bruit, mon ombre quelquefois me mettaient sens dessus dessous.
—»Et moi, dès qu'un inconnu me regardait, je m'imaginais qu'il prenait mon signalement, et à la chaleur qui me montait, je sentais bien que malgré moi je rougissais jusque dans le blanc des yeux.
—»Qu'on ne sait guère ce qu'il en est, quand on commence à donner dans le travers! si c'était à refaire, j'aimerais mieux mille fois me brûler la cervelle.
—»J'ai deux enfants, mais s'ils devaient mal tourner je recommanderais plutôt à leur mère de les étouffer de suite.
—»Si nous nous étions donné autant de peine pour bien faire, que nous en avons pris pour faire le mal, nous ne serions pas ici; nous serions plus heureux.
—»Que veux-tu? c'est notre sort.
—»Ne me dis pas ça.... c'est soi-même qui fait son sort..... la destinée, c'est des bêtises; il n'y a pas de destinée, et sans les mauvaises fréquentations, je sens bien que je n'étais pas né pour être un coquin. Te souviens-tu, à chaque coup que nous venions de faire, combien je prenais de la consolation? C'est que j'avais sur l'estomac comme un poids de cinq cents livres, j'en aurais avalé une velte que ça ne me l'aurait pas retiré.
—»Et moi, je sentais comme un fer chaud qui me brûlait le cœur; je me mettais sur le côté gauche pour dormir, si je m'assoupissais, c'était le reste: on aurait dit que j'avais les cinq cents millions de diables à mes trousses; à des fois on me surprenait avec mes habits pleins de sang, enterrant un cadavre, ou bien encore l'emportant sur mon dos. Je m'éveillais, j'étais trempé comme une soupe; l'eau coulait de mon front, qu'on l'aurait ramassée à la cuillère; après cela il n'y avait plus moyen de fermer l'œil: mon bonnet me gênait, je le tournais et le retournais de cent façons; c'était toujours un cercle de fer qui me serrait la tête, avec deux pointes aiguës qui s'enfonçaient de chaque côté dans les tempes.
—»Ah! tu as aussi éprouvé ça. On croirait que c'est des aiguilles.
—»C'est p't-être tout ça qu'on appelle des remords.
—»Remords ou non, toujours est-il que c'est un fier tourment. Tenez, M. Jules, je n'y pouvais plus durer, il était temps que ça finisse: d'honneur, c'était assez comme ça. D'autres vous en voudraient, moi je dis que vous nous avez rendu service; qu'en dis-tu, Raoul?
—»Depuis que nous avons tout avoué, je me trouve comme en paradis, au prix de ce que j'étais auparavant. Je sais bien que nous avons un fichu moment à passer, mais ils n'étaient pas non plus à la noce ceux que nous avons tué: d'ailleurs, c'est bien le moins que nous servions d'exemple.»
Au moment de me séparer d'eux, Raoul et Court me demandèrent en grâce de venir les voir aussitôt qu'ils seraient condamnés; je le leur promis et tins parole. Deux jours après le prononcé du jugement qui les condamnait à mort, je me rendis près d'eux. Quand je pénétrai dans leur cachot, ils poussèrent un cri de joie. Mon nom retentit sous ces voûtes sombres comme celui d'un libérateur; ils témoignèrent que ma visite leur faisait le plus grand plaisir, et ils demandèrent à m'embrasser. Je n'eus pas la force de leur refuser. Ils étaient attachés sur un lit de camp, où ils avaient les fers aux pieds et aux mains; j'y montai, et ils me pressèrent contre leur sein avec la même effusion de cœur que de véritables amis qui se retrouvent après une longue et douloureuse séparation. Une personne de ma connaissance, qui était présente à cette entrevue, eut une très grande frayeur en me voyant ainsi en quelque sorte à la discrétion de deux assassins. «Ne craignez rien, lui dis-je.
—»Non, non, ne craignez rien, dit Raoul avec vivacité, nous, faire du mal à monsieur Jules! il n'y a pas de risques.
—»Monsieur Jules! proféra Court, c'est ça un homme; nous n'avons que lui d'ami, et ce qui m'en plaît, c'est qu'il ne nous a pas abandonnés.»
Comme j'allais me retirer, j'aperçus auprès d'eux deux petits livres dont l'un était entr'ouvert (c'étaient des Pensées chrétiennes): «Il paraît; leur dis-je, que vous vous livrez à la lecture; est-ce que vous donneriez dans la dévotion, par hasard?
—»Que voulez-vous? me répondit Raoul, il est venu ici un ratichon (un ecclésiastique) pour nous reboneter (nous confesser); c'est lui qui nous a laissé ça. Il y a tout de même là-dedans des choses que, si on les suivait, le monde serait meilleur qu'il est.
—»Oh! oui, b........t meilleur! On a beau dire, la religion ce n'est pas de la bamboche; nous n'avons pas été mis sur terre pour y crever comme des chiens.»
Je félicitai ces nouveaux convertis de l'heureux changement qui s'était opéré en eux. «Qui aurait dit, il n'y a pas deux mois, reprit Court, que je me serais laissé embêter par un calotin!
—»Et moi, observa Raoul, tu sais comme je les avais dans le piffe; mais quand on est dans notre passe, on y regarde à deux fois: ce n'est pas que la mort m'épouvante, je m'en f... comme de boire un verre d'eau. Vous verrez comme j'irai là, monsieur Jules.
—»Ah! oui, me dit Court, il faudra venir.
—»Je vous le promets.
—»Parole d'honneur?
—»Parole d'honneur.»
Le jour fixé pour l'exécution, je me rendis à Versailles; il était dix heures du matin lorsque j'entrai dans la prison, les deux patients s'entretenaient avec leurs confesseurs. Ils ne m'eurent pas plutôt aperçu que, se levant précipitamment, ils vinrent à moi.
Raoul (me prenant les mains). «Vous ne savez pas le plaisir que vous nous faites, tenez, on était en train de nous graisser nos bottes.
Moi.»Que je ne vous dérange pas.
Court.»Vous, monsieur Jules, nous déranger! plaisantez-vous?
Raoul.»Il faudrait que nous n'eussions pas dix minutes devant nous, pour ne pas vous parler; (se tournant vers les ecclésiastiques) ces messieurs nous excuseront.
Le confesseur de Raoul.»Faites, mes enfants, faites.
Court.»C'est qu'il n'y en a pas beaucoup comme monsieur Jules; tel que vous le voyez, c'est pourtant lui qui nous a emballés, mais ça n'y fait rien.
Raoul.»Si ce n'avait pas été lui, c'était un autre.
Court.»Et qui ne nous aurait pas si bien traités.
Raoul.»Ah! monsieur Jules, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous.
Court.»Un ami n'en ferait pas autant.
Raoul.»Et par dessus le marché venir encore nous voir faire la culbute!
Moi. (leur offrant du tabac, dans l'espoir de changer la conversation).»Allons, une prise, c'est du bon.
Raoul (aspirant avec force).»Pas mauvais! (il éternue à plusieurs reprises) c'est un billet de sortie, n'est-ce pas, monsieur Jules?
Moi.»Cela se dit.
Raoul.»Je suis pourtant bien malade.» (Dans ce moment, il prend ma boîte, et après l'avoir ouverte pour en faire les honneurs, il l'examine.) «Elle est belle, la fonfière (tabatière)! Dis donc, Court, sais-tu ce que c'est que ça?
Court (détournant la vue). C'est de l'or.
Raoul.»Tu as bien raison de regarder de l'autre côté; l'or, c'est la perdition des hommes. Tu vois où ça nous a conduits.
Court.»Dire que pour une saloperie pareille, on se fait arriver tant de peine! N'aurait-il pas mieux valu travailler? Tu avais des parents honnêtes, moi aussi, au jour d'aujourd'hui, nous ne ferions pas déshonneur à nos familles.
Raoul.»Oh! ce n'est pas là mon plus grand regret. Ce sont les messières que nous avons escarpés.... les malheureux!
Court (l'embrassant).»Tu fais bien de te repentir. Celui qui donne la mort à ses semblables n'est pas fait pour vivre. C'est un monstre!
Le Confesseur de Court.»Allons, mes enfants, le temps s'écoule.
Raoul.»Ils ont beau dire, le Meg des Megs (l'Être suprême), s'il y en a un, ne nous pardonnera jamais.
Le Confesseur de Court.»La miséricorde de Dieu est inépuisable.... Jésus-Christ, mourant sur la croix, a intercédé auprès de son père pour le bon larron.
Court.»Puisse-t-il intercéder pour nous!
L'un des Confesseurs.»Élevez votre ame à Dieu, mes enfants, prosternez-vous et priez.»
Les deux patients me regardent comme pour me consulter sur ce qu'ils doivent faire; ils semblent craindre que je ne les accuse de faiblesse.
Moi.»Il n'y a pas de honte.
Raoul (à son camarade).»Mon ami, recommandons-nous.»
Raoul et Court s'agenouillent: ils restent environ quinze minutes dans cette position.... ils sont plutôt recueillis qu'absorbés. L'horloge sonne, c'est onze heures et demie, ils se regardent et disent ensemble, dans trente minutes, ce sera fait de nous! En prononçant ces mots, ils se lèvent; je vois qu'ils veulent me parler, je m'étais tenu un instant à l'écart, je m'approche. «Monsieur Jules, me dit Court, si c'était un effet de votre bonté, nous vous demanderions un dernier service.
—»Quel est-il? je suis tout prêt à vous obliger.
—»Nous avons nos femmes à Paris. J'ai ma femme... ça me brise le cœur... c'est plus fort que moi!» Ses yeux se remplissent de larmes, sa voix s'altère, il ne peut achever.
—»Eh bien! Court, dit Raoul, qu'as-tu donc? ne vas tu pas faire l'enfant? Je ne te reconnais pas là, mon garçon; es-tu un homme ou ne l'es-tu pas? Parce que tu as ta femme; est-ce que je n'ai pas aussi la mienne? allons! un peu de courage.
—»C'est passé à présent, reprit Court, ce que j'avais à vous dire, monsieur Jules, c'est que nous avons nos femmes, et que sans vous commander, nous voudrions bien vous charger de quelques petites commissions pour elles.»
Je leur promis de m'acquitter de toutes celles qu'ils me donneraient, et lorsqu'ils m'eurent exposé leurs intentions, je leur renouvelai l'assurance qu'elles seraient religieusement remplies.
Raoul.»J'étais bien sûr que vous ne nous refuseriez pas.
Court.»Avec les bons enfants, il y a toujours de la ressource.... Ah! monsieur Jules, comment nous reconnaître de tout ça?
Raoul.»Si ce que dit le rebonneteur (confesseur) n'est pas de la blague, un jour nous nous retrouverons là-bas.
Moi.»Il faut l'espérer, peut-être plutôt que vous ne pensez.
Court.»Ah! c'est un voyage que l'on fait le plus tard que l'on peut. Nous sommes bien près du départ.
Raoul.»Monsieur Jules, votre montre va-t-elle bien?
Moi.»Je crois qu'elle avance. (Je la tire.)
Raoul.»Voyons-la. Midi.
Court.»La Carline (la mort), Dieu! comme elle nous galoppe!
Raoul.»La grande aiguille va toucher la petite. Nous ne nous ennuyons pas avec vous, M. Jules.... mais il faut se quitter. Tenez, prenez ces babillards, nous n'en avons plus besoin. (Les babillards étaient les deux Pensées chrétiennes).
Court.»Et ces deux Jean de la vigne (les crucifix), prenez-les aussi; cela fera qu'au moins vous aurez souvenance de nous.» On entend un bruit de voitures: les deux condamnés pâlissent.
Raoul.»Il est bon d'être repentant, mais est-ce que je vas faire le c....., par hasard? oh! non, pas de bravades comme il y en a d'aucuns, mais soyons fermes.
Court.»C'est cela: fermes et contrits.
Le bourreau arrive. Au moment d'être placés sur la charrette, les patients me font leurs adieux: «C'est pourtant deux têtes de mort que vous venez d'embrasser, me dit Raoul.»
Le cortège s'avance vers le lieu du supplice. Raoul et Court sont attentifs aux exhortations de leurs confesseurs; tout à coup je les vois tressaillir: une voix a frappé leur oreille, c'est celle de Fontaine, qui, rétabli de ses blessures, est venu se mêler à la foule des spectateurs. Il est animé par l'esprit de vengeance; il s'abandonne aux transports d'une joie atroce. Raoul l'a reconnu; d'un coup-d'œil, qu'accompagne l'expression muette d'une pitié méprisante, il semble me dire que la présence de cet homme lui est pénible. Fontaine était près de moi, je lui ordonnai de s'éloigner; et par un signe de tête, Raoul et son camarade me témoignèrent qu'ils me savaient gré de cette attention.
Court fut exécuté le premier; monté sur l'échafaud, il me regarda encore comme pour me demander si j'étais content de lui. Raoul ne montra pas moins de fermeté; il était dans la plénitude de la vie; par deux fois sa tête rebondit sur le fatal plancher, et son sang jaillit avec tant de force, qu'à plus de vingt pas des spectateurs en furent couverts.
Telle fut la fin de ces deux hommes, dont la scélératesse était moins l'effet d'un mauvais naturel que celui d'un contact avec des êtres pervertis, qui, au sein même de la société générale, forment une société distincte, qui a ses principes, ses vertus et ses vices. Raoul n'avait pas plus de trente-huit ans; il était grand, élancé, agile et vigoureux; son sourcil était élevé; il avait l'œil petit, mais vif, et d'un noir étincelant; son front, sans être déprimé, fuyait légèrement en arrière; ses oreilles étaient tant soit peu écartées, et semblaient être entées sur deux protubérances, comme celles des Italiens, dont il avait le teint cuivré. Court avait une de ces figures qui sont des énigmes difficiles à expliquer; son regard n'était pas louche, mais il était couvert, et l'ensemble de ses traits n'avait, à vrai dire, ni bonne ni mauvaise signification; seulement des saillies osseuses prononcées, soit à la base de la région frontale, soit aux deux pommettes, dénotaient quelqu'instinct de férocité. Peut-être ces indices d'un appétit sanguinaire s'étaient-ils développés par l'habitude du meurtre..... D'autres détails, qui appartenaient plus particulièrement au jeu de sa physionomie, avaient un sens non moins profond; à les considérer, on y voyait quelque chose de maudit qui inquiétait et faisait frémir. Court était âgé de quarante-cinq ans, et depuis sa jeunesse, il était entré dans la carrière du crime! Pour jouir d'une si longue impunité, il lui avait fallu une forte dose d'astuce et de finesse.
Les commissions qui me furent confiées par ces deux assassins étaient de nature à prouver que leur cœur était encore accessible à de bons sentiments; je m'en acquittai avec ponctualité: quant aux présents qu'ils me firent, je les ai conservés, et l'on peut voir chez moi les deux Pensées chrétiennes et les deux crucifix.
Pons Gérard, que l'on ne put pas convaincre de meurtre, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.
FIN DU TOME TROISIÈME.
| TABLE DES MATIÈRES Du Tome troisième.  | |
|---|---|
| Pages. | |
| CHAPITRE XXXII M. de Sartines et M. Lenoir.—Les filous avant la révolution.—Le divertissement d'un lieutenant-général de police.—Jadis et aujourd'hui.—Les muets de l'abbé Sicard et les coupeurs de bourse.—La mort de Cartouche.—Premiers voleurs agents de la police. Les enrôlements volontaires et les bataillons coloniaux.—Les bossus alignés et les boiteux mis au pas.—Le fameux Flambard et la belle israélite.—Histoire d'un chauffeur devenu mouchard; son avancement dans la garde nationale parisienne.—On peut être patriote et grinchir.—Je donne un croc-en-jambe à Gaffré.—Les meilleurs amis du monde.—Je me méfie.—Deux heures à Saint-Roch.—Je n'ai pas les yeux dans ma poche.—Le vieillard dans l'embarras.—Les dépouilles des fidèles.—Filou et mouchard, deux métiers de trop.—Le danger de passer devant un corps-de-garde.—Nouveau croc-en-jambe à Gaffré.—Goupil me prend pour un dentiste.—Une attitude. | 1 | 
| CHAPITRE XXXIII Un enfonceur enfoncé.—La provocation.—Les loups, les agneaux et les voleurs.—Ma profession de foi.—La bande à Vidocq et le Vieux de la Montagne.—Il n'y a plus de morale dans la police.—Mes agents calomniés.—Il n'est si bon matou qui attrape une souris avec des mitaines.—L'instrument du péché.—Mettez des gants.—Desplanques, ou l'amour de l'indépendance; où diable va-t-il se nicher?—Le réglement de MM. Delavau et Duplessis.—Les roulettes ambulantes et les trop-philanthropes.—Les bonnes mœurs, les bonnes lettres, les tonnes études.—Les jésuites de robe longue et de robe courte.—L'empire du cotillon.—Dureté des voleurs qui se croient, corrigés.—Coco-Lacour et un ancien ami.—Castigat ridendo mores. | 28 | 
| CHAPITRE XXXIV Dieu vous bénisse.—Les conciliabules.—L'héritage d'Alexandre.—Les cancans et les prophéties.—Le salut en spirale.—Grande conjuration.—Enquête.—Révélations au sujet d'un Monseigneur le dauphin.—Je suis innocent.—La fable souvent reproduite.—Les Plutarques du pilier littéraire et l'imprimeur Tiger.—L'histoire admirable et pourtant véridique du fameux Vidocq.—Sa mort, en 1875. | 52 | 
| CHAPITRE XXXV Les nouvellistes de malheur.—L'écho de la rue de Jérusalem et lieux circonvoisins.—Toujours Vidocq.—Feus les Athéniens et défunt Aristide.—L'ostracisme et les coquilles.—La patte du chat.—Je fais des voleurs.—Les deux Guillotin.—Le cloaque Desnoyers.—Le chaos et la création.—Monsieur Double-Croche et la cage à poulet.—Une mise décente.—Le suprême bon ton.—Guerre aux modernes.—Le Cadran bleu de la canaille.—Une société bien composée.—Les orientalistes et les argonautes.—Les gigots des prés salés.—La queue du chat.—Les pruneaux et la chahut.—Riboulet et Manon la Blonde.—L'entrée triomphale.—Le petit père noir.—Deux ballades.—L'hospitalité.—L'ami de collége.—Les Enfants du Soleil. | 73 | 
| CHAPITRE XXXVI Un habitué de la Petite-Chaise.—Je ne suis pas trop calé.—Une chambre à dévaliser.—Les oranges du père Masson.—Le tas de pierres.—Il ne faut pas se compromettre.—Un déménagement nocturne.—Le voleur bon enfant.—Chacun son goût.—Ma première visite à Bicêtre.—A bas Vidocq!—Superbe discours.—Il y a de quoi frémir.—l'orage s'appaise.—On ne me tuera pas. | 102 | 
| CHAPITRE XXXVII L'utilité d'un bon estomac.—L'occurence suspecte.—La procession des ballots.—Les Hirondelles de la Grève.—La commodité d'un fiacre.—Les fredaines de ces messieurs.—Le garçon de chantier.—Il n'y a plus de fiat du tout.—Madame Bras, ou la marchande scrupuleuse.—Annette ou la bonne femme.—On ne mange pas toujours.—Le premier qui fut roi.—Vidocq enfoncé, pièce nouvelle, dont le dernier acte se passe au corps-de-garde.—Je joue le rôle de Vidocq.—Représentation à mon bénéfice.—Applaudissements unanimes.—La Pomme rouge.—Le Grand casuel.—L'inspection des papiers.—Je fais évader un voleur.—Le vétéran qui prend un potage.—L'auteur du Pied-de-Mouton.—Les bas et les madras accusateurs.—J'ai perdu ma pièce de cinq francs.—Le soufflet et le marchand de vin.—Je suis arrêté.—La ronde du commissaire.—Ma délivrance.—La chute du bandeau.—Vidocq l'enfonceur reconnu dans Vidocq l'enfoncé.—Souhaitez-vous un bon conseil?—Gare à la caboche. | 122 | 
| CHAPITRE XXXVIII Allons à Saint-Cloud.—L'aspirant mouchard.—Le système des diversions, ou les trompeuses amorces.—Une visite matinale.—Le désordre d'une chambre à coucher.—Singulières remarques.—Néant au rapport.—Ce sont d'honnêtes gens dans le faubourg Saint-Marceau.—Les pattes du dindon.—Prenez garde à vos souliers.—Sacrifice au dieu des ventrus. Deus est in nobis.—La langue de monsieur Judas.—Le nectar du policien.—Explication du mot Traiffe.—Les deux maîtresses.—L'homme qui s'arrête lui-même.—Le contentement donne des ailes.—Le nouvel Epictète.—Un monologue.—L'incrédulité désespérante.—Métamorphose d'un tilbury en philosophes.—La tradition.—La maîtresse d'un prince russe.—Le pain de munition et les sorbets de Tortoni.—La mère Bariole.—Le vieux sérail ou l'enfer d'une femme entretenue.—Les courtisanes et les chevaux de fiacre.—L'amie de tout le monde.—L'invulnérable.—Le tableau des Sabines.—L'Arche sainte.—La tire-rire.—Infandum regina jubes....—Haine aux épaulettes.—Ah! petit fourier!—Les bons sentiments.—L'étrange religion.—Le billet de loterie et la châsse de Sainte-Geneviève.—Il n'est pas de petite économie.—Exemple de fidélité remarquable.—Pénélope.—Le serment des filles.—Je te connais, beau masque.—Voyage dans Paris.—Louison la blagueuse.—Nécessité n'a pas de loi.—Le monstre.—Une furie.—Devoir cruel.—Emilie au violon.—Retour chez la Bariole.—La petite bouteille des amis.—Le trépied de la Sybille.—Philémon et Baucis.—Joséphine Réal, ou les fruits d'une bonne éducation.—Réflexions philosophiques sur la concorde et la mort.—Trois arrestations.—Le traître puni.—Un trait pour la nouvelle Morale en action.—Une mise en liberté.—Réponse aux critiques. | 152 | 
| CHAPITRE XXXIX Je m'effraie de ma renommée.—L'approche d'une grande fête.—Les voleurs classés.—Les rouletiers aux abois.—Un déluge de dénonciations.—Je faillis la gober.—Le matelas, les fausses clés et la pince.—La confession par vengeance.—Le terrible Limodin.—La manie de moucharder.—La voleuse qui se dénonce.—Le bon fils.—L'évadé malencontreux.—Le gâteau des rois et la reine de la fève.—Le baiser perfide.—La difficulté tournée.—Le panier de la blanchisseuse.—L'enfant volé.—Le parapluie qui ne met pas à couvert.—La moderne Sapho.—La liberté n'est pas le premier des biens.—Les inséparables.—Héroïsme de l'amitié.—Le vice a ses vertus. | 208 | 
| CHAPITRE XL Nos amis les ennemis.—Le bijoutier et le curé.—L'honnête homme.—La cachette et la cassette.—Une bénédiction du ciel et le doigt de Dieu.—Fatale nouvelle.—Nous sommes ruinés.—L'amour du prochain.—Les cosaques sont innocents.—100,000 francs, 50,000 francs, 10,000 francs ou la récompense au rabais.—Le faux soldat.—L'entorse de commande.—La tonnelière de Livry.—La petite réputation locale.—Je suis juif.—Mon pélerinage avec la religieuse de Dourdans.—Le phénix des femmes.—Ma métamorphose en domestique allemand.—Mon arrestation.—Je suis incarcéré.—Le hacheur de paille.—Mon entrée en prison.—Les étrangers ont des amis partout.—Le rat d'église.—L'habit viande.—Les boutons de ma redingote.—Ce qu'entend toujours un ivrogne.—Mon histoire.—La bataille de Montereau.—J'ai volé mon maître.—Projet d'évasion.—Voyage en Allemagne.—La poule noire.—Confidence au procureur du roi.—Ma fuite avec un compagnon d'infortune.—Cent mille écus de diamants.—Le minimum. | 250 | 
| CHAPITRE XLI Les glaces enlevées.—Un beau jeune homme.—Mes quatre états.—La fringale.—Le connaisseur.—Le Turc qui a vendu ses odalisques.—Point de complices.—Le général Bouchu.—L'inconvénient des bons vins.—Le petit saint Jean.—Le premier dormeur de France.—Le grand uniforme et les billets de banque.—La crédulité d'un recéleur.—Vingt-cinq mille francs de flambés.—L'officieux.—Capture de vingt-deux voleurs.—L'adorable cavalier.—Le parent de tout le monde.—Ce que c'est d'être lancé.—Les Lovelaces de carcan.—L'aumônier du régiment.—Surprise au café Hardi.—L'Anacréon des galères.—Encore une petite chanson.—Je vais à l'affût aux Tuileries.—Un grand seigneur.—Le directeur de la police du Château.—Révélations au sujet de l'assassinat du duc de Berry.—Le géant des voleurs.—Paraître et disparaître.—Une scène, par madame de Genlis.—Je suis accoucheur.—Les Synonymes.—La mère et l'enfant se portent bien.—Une formalité.—Le baptême.—Il n'y a pas de dragées.—Ma commère à Saint-Lazarre.—Un pendu.—L'allée des voleurs.—Le médecin dangereux.—Craignez les bénéfices.—Je revois d'anciens amis.—Un dîner au Capucin.—J'enfonce les Bohémiens.—Un tour chez la duchesse.—On retrouve les objets.—Deux montagnes ne se rencontrent pas.—La bossue moraliste.—La foire de Versailles.—Les insomnies d'une marchande de nouveautés.—Les ampoules et la chasse aux punaises.—Amour et tyrannie.—Le grillage et les rideaux verts.—Scènes de jalousie.—Je m'éclipse. | 274 | 
| CHAPITRE XLII Le boucher bon enfant.—Trop parler nuit.—L'innocence du petit vin.—Un assassinat.—Les magistrats de Corbeil.—La levée du corps.—L'adresse accusatrice.—Si ce n'est pas toi, c'est ton frère.—La blessure perfide.—C'est lui.—Le front de Caïn.—Le réveil matinal.—Arrestation de deux époux.—Un coupable.—J'en cherche un autre.—L'accusé de libéralisme.—Les goguettes, ou les bardes du quai du Nord.—Une couleur.—Les chansons séditieuses.—J'aide à la cuisine.—Le vin de propriétaire.—L'homme irréprochable.—Translation à la préfecture.—Une confession.—Résurrection d'un marchand de volailles.—Une scène de somnambulisme.—La confrontation.—Habemus confitentes reos.—Deux amis s'embrassent.—Un souper sous les verroux.—Départ de Paris. | 339 | 
| CHAPITRE XLIII Arrivée à Corbeil.—Sornettes populaires.—La foule.—Les gobe-mouches.—La bonne compagnie.—Poulailler et le capitaine Picard.—Le dégoût des grandeurs.—Le marchand de dindons.—Le général Beaufort.—L'idée qu'on se fait de moi.—Grande terreur d'un sous préfet.—Les assassins et leur victime.—Le repentir.—Mettez des couteaux.—Révélations importantes, etc., etc. | 373 | 
| CHAPITRE XLIV Voyage à la frontière.—Un brigand.—La mère Bardou.—Les indications d'une petite fille.—La délibération.—J'aborde mon homme.—La reconnaissance simulée.—Quel gaillard!—Les deux font la paire.—Le faux contrebandier.—L'avis perfide.—Le brigand pétrifié.—Il ne faut pas tenter le diable.—Je délivre le pays d'un fléau.—L'Hercule à la peau d'ours.—Le mangeur de tabac. | 394 | 
| CHAPITRE XLV Une visite à Versailles.—Les grandes bouches et les petits morceaux.—La résignation.—Les transes d'un criminel.—C'est soi-même qui fait son sort.—Le sommeil d'un meurtrier.—Les nouveaux convertis.—Ils m'invitent à leur exécution.—Réflexions au sujet d'une boîte en or.—Le Meg des Megs.—Il n'y a pas de honte.—L'heure fatale.—Nous nous retrouverons là-bas.—La Carline.—Les deux Jean de la vigne.—J'embrasse deux têtes de mort.—L'esprit de vengeance.—Dernier adieu.—L'éternité. | 409 | 
FIN DE LA TABLE DU TROISIÈME VOLUME.
NOTES:
[1] Les bataillons coloniaux, à une époque où la France n'avait plus de colonies, étaient destinés à devenir les égoûts de notre armée de terre. Les officiers de ces corps étaient presque tous de méchants garnements déshonorés par leur inconduite, et moins faits pour porter l'épée que le bâton de l'argousin. Lorsque le despotisme impérial existait dans toute sa vigueur, les bataillons coloniaux se recrutèrent d'une foule de citoyens honorables, militaires ou non, que les Fouché, les Rovigo, les Clarke, immolaient à leurs caprices ou à ceux du maître dont ils étaient les esclaves. Des généraux, des colonels, des adjudants-commandants, des magistrats, des prêtres, furent envoyés comme simples soldats dans les îles de Ré et d'Oléron. La police avait réuni dans cet exil, bon nombre de royalistes et de patriotes à cheveux blancs, qu'elle soumettait à la même discipline que les voleurs réputés incorrigibles. Le commandant Latapie faisait marcher au pas les uns et les autres.
[2] Je mets ce Réglement sous les yeux du lecteur, afin de lui prouver que, sans me mêler de politique, j'avais assez d'occupation.
PRÉFECTURE DE POLICE.
Réglement pour la brigade particulière de sûreté.
Art. I. «La brigade particulière de sûreté se divise en quatre escouades. Chacun des agents commandant une escouade reçoit ses instructions de son chef de brigade, et celui-ci reçoit les notes de surveillance et de recherches du chef de la deuxième division de la préfecture de police, avec lequel il doit se concerter tous les jours, et autant de fois qu'il sera nécessaire pour le maintien de l'ordre et de la sûreté des personnes et des propriétés. Il lui rendra compte, tous les matins, du résultat de la surveillance exercée la veille et pendant la nuit par cette brigade, chaque chef d'escouade devant lui faire son rapport particulier.
II.»Les agents particuliers exerceront une surveillance sévère et active pour prévenir les délits; ils arrêteront, tant sur la voie publique que dans les cabarets et autres lieux semblables, les individus évadés des fers et des prisons; les forçats libérés qui ne pourront leur justifier d'avoir obtenu la permission de résider à Paris; ceux qui ont été renvoyés de la capitale dans leurs foyers pour y rester sous la surveillance de l'autorité locale, conformément au Code pénal, et qui seraient revenus à Paris sans autorisation, ainsi que ceux qu'ils surprendraient en flagrant délit. Ils conduiront ces derniers devant le commissaire de police du quartier, auquel ils feront leur rapport, pour lui faire connaître le motif de l'arrestation des prévenus. En cas d'absence de ce fonctionnaire public, ils les consigneront au poste le plus voisin, et les fouilleront soigneusement devant le commandant du poste, afin qu'ils puissent constater provisoirement la nature des objets trouvés sur eux. Ils demanderont toujours aux délinquants leur demeure, pour la vérifier de suite, et en cas de fausse indication de domicile, ils en feront part au commissaire de police, qui constatera alors leur vagabondage. Ils lui indiqueront aussi les témoins qui pourraient être entendus, et dont ils auront eu soin de se procurer les noms et demeures.
III.»Les agents particuliers de la sûreté ne pourront consigner dans les postes que les individus mentionnés en l'article précédent. Ils ne pourront ensuite les en extraire que sur un ordre écrit de leur chef de brigade, auquel ils sont tenus de rendre compte de leurs opérations, ou en vertu d'un ordre supérieur.
IV.»Les agents de police ne pourront s'introduire dans une maison particulière pour arrêter un prévenu de délit, sans être muni d'un mandat, et sans être accompagnés d'un commissaire de police, s'il y a perquisition à faire au domicile.
V.»Les agents de police devront, en tout temps, marcher isolément, afin de mieux examiner les personnes qui passent sur la voie publique, et ils feront de fréquentes stations dans les carrefours les plus passagers.
VI.»La circonspection, la véracité et la discrétion étant des qualités indispensables pour tout agent de police, ils ne peuvent y manquer sans être sévèrement punis.
VII.»Il est défendu aux agents de police de diriger leur surveillance, soit de jour, soit de nuit, dans un autre quartier de la ville que celui qui leur aura été indiqué par leur chef, à moins d'un événement extraordinaire, qui l'eût exigé, et dont ils rendraient compte.
VIII.»Il est également défendu aux agents de police d'entrer dans les cabarets et autres lieux publics pour s'y attabler et boire avec des femmes publiques ou autres individus susceptibles de les compromettre. Ceux qui se prendraient de boisson, qui entretiendraient des liaisons secrètes et habituelles avec des voleuses ou filles publiques, ou vivraient maritalement avec elles, seront punis sévèrement.
IX.»Le jeu étant celui de tous les vices qui conduit le plus promptement l'homme à commettre des bassesses, il est expressément défendu aux agents de police de s'y livrer. Ceux qui seraient trouvés à jouer de l'argent dans un lieu quelconque, seront sur-le-champ suspendus de leurs fonctions.
X.»Les agents de police sont tenus de rendre compte à leur chef de brigade de leur emploi de leur temps.
XI.»La première contravention aux défenses faites dans les articles précédents, sera punie par une retenue de deux journées d'appointement; en cas de récidive, cette retenue sera doublée, sans préjudice d'une punition plus grave, s'il y a lieu.
XII.»Le chef de la brigade est spécialement chargé de veiller à l'exécution du présent réglement. Cette exécution est aussi particulièrement recommandée aux chefs d'escouades qui reçoivent ses ordres, et doivent lui rendre compte, chaque jour, de l'exécution de ceux qu'ils auront reçus de lui, comme de ceux qu'ils auront été à portée de donner eux-mêmes aux agents qu'ils dirigent.
Fait à la Préfecture de police, le 1818.
Le Ministre d'État, Préfet de Police,
Signé, COMTE ANGLÈS.
Par Son Excellence,
Le Secrétaire-général de la Préfecture,
Signé FORTIS.
Sous M. Delaveau, je voulus ajouter quelques articles à cette charte de la brigade; mais le dévôt préfet, qui couvrait de ses roulettes ambulantes Paris et la banlieue, refusa de donner sa sanction à un réglement dans lequel les jeux étaient anathématisés. J'avais aussi classé parmi les attributions de mes agents, le droit de pourchasser sur le Quai de l'École, aux Champs Élisées, et dans tous les lieux publics, cette foule de misérables, de tout rang et de tout âge, qui s'abandonnent ou se prostituent à un goût honteux qui semblait avoir émigré avec les jésuites. Je sollicitai souvent la répression de ces désordres, messieurs Delaveau et Duplessis firent constamment la sourde oreille; enfin il me fut impossible de leur faire comprendre; que la loi qui punit les attentats aux mœurs est applicable à messieurs les trop-philanthropes, toutes les fois qu'ils ne vont pas chercher les ténèbres intra-muros. Je n'ai pas encore pu m'expliquer pourquoi de si hideuses dépravations étaient en quelque sorte privilégiées; peut-être existait-il une secte qui, pour se détacher du monde au moins par un côté, et se soustraire à la plus douce des influences, avait juré haine à la plus belle moitié de l'humaine espèce; peut-être qu'à l'instar de la société des bonnes lettres et de celle des bonnes études, il s'était formé une société des bonnes mœurs: les mœurs jésuitiques. Je n'en sais rien, mais en peu d'années le mal a fait tant de progrès, que je conseille à nos dames d'y prendre garde; si cela continue, adieu l'empire du cotillon; de robe courte ou longue, les jésuites n'aiment que la leur.
[3] Cette pièce, à laquelle j'en aurais pu joindre beaucoup d'autres, renferme toute ma justification: je la reproduis ici textuellement:
DÉCLARATIONS
Des nommés Peyois et Lefebure, relatives au sieur Vidocq, faussement accusé d'avoir fourni de l'argent pour acheter une pince, à l'aide de laquelle un vol s'est commis.
(Deuxième division.—Premier bureau.—Nº 70,465.)
«Aujourd'hui treize octobre mil huit cent vingt-trois, à dix heures du matin, nous Guillaume Recodère, maire de la commune de Gentilly, d'après les ordres de M. le conseiller d'état préfet de police, nous sommes transporté en la maison centrale de détention de Bicêtre, où étant, avons fait comparaître par-devant nous, au greffe de ladite prison, André Peyois, détenu par suite d'un jugement qui le condamne à la peine des fers, auquel, après avoir présenté une lettre adressée au chef de la deuxième division de la préfecture de police, commençant par ces mots «pardonnez à la liberté, et finissant par ceux-ci «dont ma mère m'a donné l'avertit», ladite lettre datée du dix du courant et signée Peyois, avons fait invitation de nous dire s'il la reconnaissait pour avoir été par lui souscrite et signée, et s'il en avouait tout le contenu.
»A répondu, qu'il connaît parfaitement cette lettre pour être la même que celle qu'il a adressée à M. Parisot, chef de la deuxième division à la préfecture de police, elle est signée par lui. Le corps de cette lettre n'a pas été écrit par lui, il ne sait pas assez bien écrire pour cela, mais ce qu'elle contient a été dicté à l'écrivain (le nommé Lemaître, détenu en cette même prison), par lui déclarant, et pour preuve de ce qu'il avance, il est disposé à nous déclarer oralement tous les faits et circonstances contenus en icelle, sans qu'il soit besoin de notre part de les rappeler à sa mémoire, par la lecture de son contenu; en conséquence, il déclare «que lors de l'instruction de l'affaire qui l'amena au banc des accusés, et à la suite de laquelle il fut condamné à la peine des fers, quand il soutint publiquement que le sieur Vidocq lui avait donné une somme de trois francs pour acheter la pince à l'aide de laquelle il avait commis le vol, cause de sa condamnation, il dit un fait non-seulement inexact, mais tout-à-fait faux, car jamais pareille avance et pour pareil motif ne lui fut faite par ce fonctionnaire, et jamais encore, dans cette circonstance comme dans toute autre, il n'a reçu de lui aucun secours en argent; s'il avança cette fausseté en plein tribunal, il le fit à la suite de mauvais conseils qui lui furent donnés par les nommés Utinet et Chrestien, qui lui persuadèrent que par ce moyen seulement son affaire prendrait une tournure favorable, et qu'il ne serait pas condamné, d'autant mieux que s'il les faisait appeler l'un et l'autre comme témoins de ce qu'il avançait, ils soutiendraient son assertion, et qu'ils déposeraient dans le même sens que lui, et que même ils diraient qu'ils avaient vu donner la somme de trois francs; ils allèrent même plus loin, ils lui persuadèrent qu'ils avaient à leur disposition un protecteur puissant, dont l'influence devait garantir lui déclarant, de tout espèce de condamnation, ou si cette condamnation devenait inévitable, devait lui servir utilement pour faire casser son jugement.
»Ce fut encore par le conseil de ces deux individus, qu'il fit appeler à l'audience les nommés Lacour et Decostard, qui déposèrent les mêmes faits imputés par lui, déclarant, au sieur Vidocq, quoiqu'ils fussent absolument faux.
»Après sa condamnation, ces mêmes individus exigèrent de lui qu'il se mît en appel, en lui promettant de lui fournir à leurs frais un défenseur, et de payer tout ce que cet appel occasionerait de dépens. Sur cette dernière circonstance, on pourra entendre la mère, à lui déclarant, qui reçut de la part de Lacour et Decostard les mêmes promesses et les mêmes avances; elles lui furent faites chez un marchand de vin, place du Palais de Justice, qu'on appelle M. Bazile. Sa mère demeure avec son mari, rue du faubourg Saint-Denis, nº 143, chez M. Restauret, propriétaire.
»Ainsi, il doit, pour la satisfaction de sa conscience, et pour rendre hommage à la justice et à la vérité, désavouer ce qu'il a dit en plein tribunal, au désavantage du sieur Vidocq, contre sa moralité et contre son honneur; il en demande humblement pardon.
»Pour corroborer la déclaration qu'il vient de faire, il nous invite à entendre le nommé Lefebure, son co-accusé, et condamné comme lui dans la même affaire, qui est dans cette prison, lequel doit savoir par qui, et avec quel argent fut achetée la pince que j'avais dit avoir été payée de l'argent de M. Vidocq.»
Lecture à lui faite de sa déclaration, a dit qu'elle contient vérité, qu'il y persiste, et a signé.
Signé PEYOIS.
Ensuite, avons fait appeler le nommé Lefebure, ci-dessus désigné et détenu en cette maison, auquel nous avons demandé s'il savait comment le nommé Peyois, s'était procuré la pince à l'aide de laquelle le vol qui a motivé leur condamnation commune, fut commis.
A répondu que deux ou trois jours avant que le vol ne fût commis, il avait vu cet instrument entre les mains dudit Peyois, qui, avant l'instruction de son affaire, lui avait toujours dit que c'était lui qui l'avait achetée trois francs; mais jamais il ne dit que c'était M. Vidocq qui lui avait donné l'argent. Ce fut au tribunal, et pendant l'instruction de leur affaire, qu'il sut pour la première fois que c'était M. Vidocq qui lui avait fourni les moyens de l'acheter.
Qui est tout ce qu'a dit savoir, lecture à lui faite de sa déclaration, a dit qu'elle contient vérité, qu'il y persiste, et a signé.
Signé LEFEBURE.
Dont et de tout quoi il a été rédigé le présent procès-verbal, pour être icelui transmis à M. le conseiller d'état préfet de police, dont acte, les jours, mois et an que dessus.
Signé RECODÈRE.
[4] Ville en ville.
[5] Travailler.
[6] La marchande.
[7] Vendait du vin.
[8] Je lui demande en argot.
[9] Manger.
[10] Bon vin sans eau.
[11] Pain blanc.
[12] Une porte et une clé.
[13] Un lit pour dormir.
[14] J'entre dans sa chambre.
[15] De m'arranger avec elle.
[16] Je remarque au coin du feu.
[17] Un homme qui dormait.
[18] Fouillé dans ses poches.
[19] Son argent j'ai pris.
[20] Son argent et sa montre.
[21] Boucles d'argent.
[22] Sa chaîne et sa culotte.
[23] Chapeau galonné.
[24] Son habit et sa veste.
[25] Bas brodés.
[26] Sauve-toi, marchande.
[27] Pendus.
[28] Sur la place de Ville.
[29] Danser.
[30] Regardés de toutes ces femmes.
[31] Peuple.
[32] Voleurs, bons enfants.
[33] Tous venant voler.
[34] Voleurs.
[35] La nuit.
[36] Des montres.
[37] De l'argent.
[38] Prenons nos précautions.
[39] Volons.
[40] Bourgeois et bourgeoise.
[41] Éveiller les soupçons.
[42] Criait au voleur.
[43] Je lui pris sa montre.
[44] Ses boucles en diamant.
[45] Ses billets.
[46] Minuit sonne.
[47] Les voleurs.
[48] Au cabaret.
[49] Ta porte.
[50] Donne de l'argent.
[51] Couche dans ton logis.
[52] Demande à sa femme.
[53] Dis-donc, la belle.
[54] Ces voleurs-là.
[55] Voleurs de montres.
[56] Enfonceurs de boutiques.
[57] Ne les connais-tu pas.
[58] Culotte.
[59] Bénéfice.
[60] Prêt.
[61] Cave.
[62] Patrouille.
[63] La lune.
[64] Regarde.
[65] Mouchard.
[66] Rit.
[67] Plaisante.
[68] Pleurer.
[69] Exempt, soldats et gendarmes.
[70] Palais de Justice.
[71] Pris en flagrant délit.
[72] Fantassins de la garde de Paris, dont l'uniforme était vert.
[73] Dragons de Paris.
[74] Le soir dans Paris.
[75] Bon coup.
[76] Chambre.
[77] Pleine de marchandises.
[78] De l'argent au gousset.
[79] Sans crainte ni inquiétude.
[80] Sans peur.
[81] Par surcroît.
[82] Une jolie maîtresse.
[83] Buvant du vin sans eau.
[84] Du vin non frelaté.
[85] Bas, escarpins.
[86] Beau jabot de dentelles.
[87] Chapeau galonné.
[88] Enmouraché.
[89] Bourgeois.
[90] Une montre d'or.
[91] La danse.
[92] Le suivant sur le boulevard.
[93] Je l'étourdi.
[94] Je passe sa chemise.
[95] Je vole sa montre, ses habits, ses souliers.
[96] L'endroit où l'on recèle.
[97] Peureux.
[98] Entre dans une boutique.
[99] Vole des louis.
[100] On crie sur elle à la garde.
[101] Je m'enfuis.
[102] Prise en flagrant délit.
[103] Le commissaire l'interroge.
[104] Dénonce tes complices.
[105] Faire un conte.
[106] On me garotte.
[107] Mon beau lit, mes amours.
[108] Au tribunal.
[109] On me condamne aux galères.
[110] A l'exposition.
[111] Vieux.
[112] Du rouge.
[113] Dans ce monde.
[114] Quoi qu'on en dise.
[115] Lot.
[116] Douze ans de fers.
[117] Une bamboche.
[118] En 1815 et 1816, il y eut dans Paris un grand nombre de réunions chantantes, connues sous le nom de goguettes. Ces espèces de souricières politiques se formèrent d'abord sous les auspices de la police, qui les peupla de ses agent. C'était là qu'en trinquant avec les ouvriers, ces derniers les travaillaient, afin de les envelopper dans de fausses conspirations. J'ai vu plusieurs de ces rassemblements prétendus patriotiques; les individus qui s'y montraient le plus exaltés étaient toujours des mouchards, et il était aisé de les reconnaître; ils ne respectaient rien dans leurs chansons; la haine et ses outrages les plus grossiers y étaient prodigués à la famille royale...... et ces chansons, payées sur les fonds secrets de la rue de Jérusalem, étaient l'œuvre des mêmes auteurs que les hymnes de la Saint-Louis et de la Saint-Charles. Depuis feu M. le chevalier de Piis, feu Esménard, on sait que les Bardes du quai du Nord ont le privilége des inspirations contradictoires. La police a ses lauréats, ses ménestrels et ses troubadours; elle est, comme on le voit, une institution très gaie; malheureusement elle n'est pas toujours en train de chanter ou de faire chanter. Trois têtes tombèrent, celles de Carbonneau, Pleignier, Tolleron, et les goguettes furent fermées: on n'en avait plus besoin..... le sang avait coulé.