Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855
Le commandant Le Goüardun n'oublia pas sa promesse d'avancement pour moi; cependant les événements marchaient vite, et notre quarantaine, pendant laquelle Verbois avait péri de l'épidémie, avait été de 75 jours. L'Égypte avait été reconquise par les Anglais; la paix avait été signée à Amiens; une expédition pour la reprise de Saint-Domingue avait été ordonnée, nos vaisseaux en firent partie, et nous étions en marche pour y aller rejoindre tous ceux qui avaient été expédiés de divers ports de France et d'Espagne, avant que la réponse à la demande de M. Le Goüardun fût revenue de Paris. Nous ne restâmes à Saint-Domingue que le temps de débarquer nos troupes, de voir éteindre les flammes allumées par les noirs pour dévorer la resplendissante ville du Cap, et d'assister au naufrage d'un des vaisseaux que l'amiral Linois y conduisait de Cadix. J'oubliais de dire qu'à notre départ de Toulon nous avions eu de si mauvais temps que le Dix-Août vit périr, à quelques brasses de lui, et sous Oran, un des vaisseaux de notre division, le Banel, auquel nous ne pûmes seulement pas porter le moindre secours. Les bonnes qualités du Dix-Août suffirent à peine pour le préserver d'une semblable destinée. Notre retour en France fut également marqué par des vents impétueux, particulièrement vers la hauteur du banc de Terre-Neuve. Nous en souffrîmes beaucoup; et, dans ces parages, nous rencontrâmes deux navires de commerce, sans mâture, sans hommes, défoncés par la mer et flottant entre deux eaux. Sous d'autres rapports, cette campagne fut douce pour moi, parce qu'un enseigne de vaisseau venant à débarquer à Toulon, notre commandant ne fit pas de démarches pour le faire remplacer, mais m'installa dans ses fonctions; dès ce moment les officiers du vaisseau vinrent m'engager à prendre sa chambre, et, malgré la différence de mon traitement de table au leur, à manger avec eux. C'est ainsi que j'effectuai mon retour à Brest, où je trouvai mon brevet d'enseigne de vaisseau[99], et où M. de Bonnefoux, avec une joie pour ainsi dire paternelle, me le remit ainsi qu'un congé de trois mois que je passai dans les délices, à Marmande et à Béziers, et que je ne devais pas voir se renouveler de bien longtemps.
Je ne partis, cependant, pas immédiatement. Il fallut me guérir d'un commencement de scorbut, qui me retint dix-sept jours dans ma chambre; heureusement que j'étais tout voisin de l'appartement d'un officier de marine, mort depuis en pays étranger, et dont la femme est aujourd'hui ma belle-mère[99a]. Je reçus d'elle les attentions les plus affectueuses; ce fut elle qui me donna mes premières épaulettes; plus tard elle me fit un cadeau bien autrement précieux; ainsi je lui dois des soins pendant une maladie douloureuse, la récompense de mes premiers travaux, et le prix que pouvait seul obtenir un homme d'honneur et de bonne réputation.
Voici le moment de parler de Sorbet, que j'avais revu à Saint-Domingue. Après son embarquement de punition, il revint chez M. de Bonnefoux, afin de se mettre en mesure pour l'examen suivant, qu'il manqua encore. Même châtiment et puis même résultat. Il fit plus, cette fois-ci, il fit des dettes et ne fréquenta que les plus mauvais lieux de Brest. Un jour que, dans ses intérêts, je lui parlais de sa conduite, il me dit des choses si provoquantes que je me laissai aller à lui jeter un verre d'eau que je tenais à la main. J'avais eu, en diverses occasions, quelques vivacités de ce genre; celle-ci fut la dernière; car je pris, à son sujet, la résolution ferme de m'étudier à devenir aussi calme que j'étais emporté. Sorbet me demanda satisfaction de l'insulte, et il fallut me mettre à sa disposition, car j'avais mis les torts de mon côté, tandis qu'il est si utile, et qu'il aurait été si facile pour moi, de les mettre du sien; je poussai même la cruauté jusqu'à lui dire, avec dédain, que je voulais bien lui faire cet honneur. Parole imprudente, qui pouvait entraîner à une affaire à mort. Je me suis toujours reproché une répartie aussi peu généreuse, aussi mortifiante. Cependant nous nous donnâmes chacun un coup d'épée peu grave, et je n'étais pas encore bien rétabli du mien qu'il me fallut partir pour mes campagnes d'Égypte. Quant à lui, ayant bientôt passé l'âge des examens, et étant abandonné par M. de Bonnefoux, il fut obligé de continuer à servir comme novice ou comme matelot, et il se trouvait, à l'hôpital du Cap, en proie à la fièvre jaune qui y exerçait alors ses plus grands ravages, quand eut lieu l'arrivée du vaisseau le Dix-Août. Il me fit demander; je me rendis avec empressement auprès de lui; mais je ne pus le reconnaître qu'à la voix, il était à la dernière extrémité: «Je meurs bien malheureux,—me dit-il;—allez voir ma mère... et...» Ce furent ses dernières paroles, la maladie l'oppressa entièrement, et il ne reprit plus connaissance. Il ne put même pas entendre le désaveu que je voulais lui faire de ma bravade de Brest, qui était alors plus pesante sur mon cœur que jamais. Je la revis, sa mère infortunée, pendant mon congé; à mon aspect, elle s'évanouit et tomba inanimée sur le carreau! Des soins lui furent donnés; elle revint à elle, et je remplis ma triste mission. Depuis ce moment le bonheur et la santé l'abandonnèrent à tout jamais.
Une aventure assez piquante eut lieu pendant mon séjour à Béziers: J'étais en emplettes chez un chapelier; un garçon vint me présenter un chapeau que je demandais, et je reconnus, en lui, un de ces bons lurons qui avaient si bien daubé sur moi, à la suite d'une batadisse. Nous rougîmes tous les deux jusqu'au blanc des yeux en nous reconnaissant. Il me parla le premier, me disant avec trouble: «Vous voilà donc officier; on dit que vous avez fait de belles campagnes et que vous avez eu un beau combat.» Je lui tendis la main et lui répondis ces paroles: «Heureusement, pour moi, que le sort des armes est journalier.» L'érudit M. de La Capelière, cet officier du Canada qui, avant la mort de ma mère, avait donné des soins à mon instruction; et à qui je racontai cette conversation, me répéta, alors, que Crevier, continuateur de Rollin, dit en parlant du jeune Scipion, le second Africain: «Il est important d'amortir l'éclat d'une gloire naissante par des manières douces et modestes, et de ne pas irriter la jalousie par des airs de hauteur et de suffisance.» Il n'y avait certainement en moi rien de Scipion, et je n'avais pas à chercher à amortir l'éclat d'une gloire naissante; mais ce conseil, avec des modifications convenables, peut s'adresser à tout le monde; il était finement donné, et je me promis d'en faire mon profit. À l'expiration de mon congé, je revins à Brest avec mon frère[100] que, sous mes auspices, mon père destina, comme moi, à la Marine; mon frère avait alors quatorze ans.
CHAPITRE IV
Sommaire: La reprise de possession des colonies françaises de l'Inde.—L'escadre du contre-amiral Linois.—Le vaisseau le Marengo, les frégates la Belle-Poule, l'Atalante, la Sémillante.—Mon frère et moi nous sommes embarqués sur la Belle-Poule, mon frère comme novice et moi comme enseigne.—Avant le départ de l'expédition, mon frère passe, avec succès, l'examen d'aspirant de 2e classe.—Après divers retards, la division met à la voile, au mois de mars 1803.—À la hauteur de Madère, la Belle-Poule qui marche le mieux, et qui porte le préfet colonial de Pondichéry, se sépare de l'escadre et prend les devants.—Passage de la ligne.—Arrivée au cap de Bonne-Espérance, après cinquante-deux jours de traversée.—L'incident de l'albatros.—Une de nos passagères, Mme Déhon, craint pour moi le sort de Ganymède.—Coup de vent qui nous éloigne de la baie du Cap.—Nouveau coup de vent qui nous écarte de celle de Simon et nous rejette en pleine mer.—Rencontre de trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, auxquels nous parlons.—Étrange embarras des équipages.—Ignorant que la guerre était de nouveau déclarée, et que, depuis un mois, les Anglais, en Europe, arrêtaient nos navires marchands, nous manquons notre fortune.—Retour de la frégate vers la baie de Lagoa ou de Delagoa.—Infructueux essais d'accostage.—Un brusque coup de vent nous écarte une troisième fois de la côte.—Le commandant se dirige alors vers Foulpointe, dans l'île de Madagascar, pour y faire de l'eau et y prendre des vivres frais.—Relâche de huit jours à Foulpointe.—Le petit roi Tsimâon.—Partie champêtre.—Sarah-bé, Sarah-bé.—À la suite d'un manque de foi des indigènes, je tente d'enlever le petit roi Tsimâon, et je capture une pirogue et les trois noirs qui la montaient.—On les garde comme otages à bord de la frégate, jusqu'à ce que satisfaction nous soit donnée.—Résultats peu brillants de mes ambassades.—Arrivée à Pondichéry cent jours après notre départ de Brest.—Nous débarquons nos passagers; mais les Anglais ne remettent pas la place.—Une escadre anglaise de trois vaisseaux et deux frégates se réunit même à Gondelour, en vue de la Belle-Poule.—Branle-bas de combat.—Plainte de M. Bruillac au colonel Cullen, commandant de Pondichéry.—Réponse de ce dernier.—Pondichéry, les Dobachis, les Bayadères.—L'amiral débarque à Pondichéry, vingt-six jours après nous.—Instruit des difficultés relatives à la remise de la place, il envoie la Belle-Poule à Madras pour essayer de les lever.—Réponse dilatoire du gouverneur anglais.—Guet-apens tendu à la Belle-Poule, à Pondichéry.—La frégate est sauvée.—Elle se dirige vers l'Île de France.—Grandes souffrances à bord par suite du manque de vivres et d'eau.—La division arrive à son tour à l'Île-de-France.—Récit de ses aventures.—Le brick le Bélier.—Perfidie des Anglais.—L'aviso espion.—La corvette le Berceau mouille à l'Île-de-France, apportant des nouvelles de la métropole.—Installation du général Decaen et des autorités civiles.—La frégate marchande la Psyché est armée en guerre et reste sous le commandement de M. Bergeret, qui rentre dans la Marine militaire.—Un navire neutre me rapporte ma malle, laissée dans une chambre de Pondichéry.—La fidélité proverbiale des Dobachis se trouve ainsi vérifiée.
Une expédition pour reprendre possession de nos colonies dans l'Inde avait été ordonnée. Elle se composait du vaisseau le Marengo (amiral Linois et capitaine Vrignaud) et des frégates: la Belle-Poule, l'Atalante et la Sémillante, commandées par MM. Bruillac, Beauchêne et Motard. Dès les premiers préparatifs de l'armement, M. de Bonnefoux avait embarqué mon frère et moi sur la Belle-Poule; et moi, dès mon arrivée à Marmande, j'avais inspiré à mon frère le désir de se débarrasser promptement du grade de novice et d'être prêt à passer, avant le départ de l'expédition, l'examen d'Aspirant de 2e classe. Il travailla; j'étais son professeur, et je ne lui laissai pas perdre un seul instant; aussi réussîmes-nous; il eut son brevet, et mon père fut dans l'enthousiasme de la joie.
Plusieurs causes politiques, plusieurs alternatives de nouvelles de guerre ou de continuation de paix retardèrent le départ de la division, qui n'eut lieu qu'au mois de mars 1803, c'est-à-dire près d'un an après mon retour de Saint-Domingue.
J'avais profité de ce long intervalle, surtout de mon retour à Brest, pour prendre, aux cours publics, des leçons de dessin; je m'étais donné un maître d'escrime, un de danse; avec un de mes camarades, j'avais appris les éléments de la musique et de l'exécution sur la flûte; à l'Observatoire, je m'étais complètement familiarisé avec mon cercle de réflexion et avec les calculs relatifs aux montres marines; enfin je n'avais rien négligé pour me préparer dignement à tirer tout le parti possible d'une campagne qui devait, au moins, durer trois ans, et pour en rendre la longueur agréable. Aussi, me pénétrant de plus en plus de la beauté de la devise de Robertson: Vita sine litteris mors est, m'étais-je muni d'une infinité de livres de littérature, de critique, d'agrément, de mathématiques, de physique, de chimie; j'emportai, en outre, des grammaires anglaises, des dictionnaires et autres ouvrages pour apprendre cette langue, à l'étude de laquelle je donnai rigoureusement deux heures par jour; je fis provision de modèles, de papier, de crayons et autres objets nécessaires pour le dessin; et ce fut, ainsi pourvu et préparé, que j'appareillai sans regrets, et plein de la confiance, au contraire, qu'un aussi beau voyage allait marquer ma place dans le corps et m'y rendre tout facile pour l'avenir.
Enfin la Division partit: à la hauteur de Madère, le préfet colonial de Pondichéry, que nous portions sur la Belle-Poule, demanda à profiter de l'avantage de marche de la frégate pour prendre les devants et préparer la réception du capitaine général Decaen[101], passager sur le Marengo.
L'amiral y consentit. Le vent continuant à être bon, nous franchîmes diligemment le groupe riant des îles Canaries, couronnées par le pic aérien de Ténériffe; nous doublâmes celles du cap Vert et, dix jours après notre départ de Brest, nous étions dans les parages où règnent habituellement les calmes de la ligne équinoxiale. La cérémonie burlesque du baptême y fut d'autant plus divertissante que nous avions de fort aimables passagères. Après quelques contrariétés, le temps redevint favorable; enfin, au bout d'une traversée de cinquante-deux jours, nous nous présentâmes devant le cap de Bonne-Espérance.
Les approches de cette terre nous furent annoncées par les foux, oiseaux au long cou, à la physionomie stupide; par les damiers, dont le plumage figure les cases du jeu de ce nom, et par les albatros, qui ont des ailes de huit à dix pieds d'envergure; on en voit jusqu'à deux cent lieues de terre: les vents de la tempête, au milieu de laquelle ils semblent se jouer, provoquent leur courage, et leur force est si prodigieuse que maint berger des pâturages du Cap voit souvent enlever par eux quelque brebis qui se hasarde à s'éloigner du troupeau. Un jour, j'étais dans un petit canot suspendu à notre poupe; pendant que j'y faisais une observation astronomique, un de ces oiseaux se dirigea vers moi avec tant d'assurance que la crainte de voir mon instrument fracassé d'un coup d'aile me fit machinalement plier le corps en deux pour que mon cercle fût garanti par l'embarcation. Mon mouvement était fort naturel; mais j'avais été vu, et ce fut un texte inépuisable de plaisanteries. Mme Déhon, jeune Parisienne, renchérissait sur tous, et, toutes les fois qu'un albatros paraissait, elle me priait, en grâce, de me dérober à la vue du bipède emplumé, redoutant pour moi le sort de Ganymède, enlevé par l'oiseau de Jupiter.
Le cap de Bonne-Espérance fut pour nous le cap des Tempêtes, nom qu'il portait avant les illustres Diaz et Gama.
Nous fîmes route pour y relâcher; un coup de vent furieux s'éleva et nous en éloigna. Nous espérâmes être plus heureux à la baie de Simon[102], adossée à celle du Cap; nouveau coup de vent qui se déclara à une lieue du port et qui nous rejeta au large. Là, nous rencontrâmes trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, fatigués par le mauvais temps et auxquels nous parlâmes. Ils en parurent médiocrement satisfaits, montrèrent beaucoup d'embarras dans leurs manœuvres, et s'éloignèrent de nous aussitôt qu'ils en eurent la faculté. Ils avaient bien raison, car nous sûmes depuis que déjà la guerre s'était rallumée entre les deux nations, et nous les avions laissé passer, malgré les nouvelles douteuses qui avaient précédé ou retardé notre départ. À cette même époque, les Anglais, en Europe, arrêtaient et capturaient depuis un mois, avant toute déclaration de guerre, ceux de nos navires marchands qu'ils rencontraient, naviguant sur la foi des traités. Si nous les avions imités, notre fortune était faite à tout jamais, et nous l'aurions due à la contrariété du coup de vent de Simon's bay.
La frégate revint vers la côte des Hottentots; elle s'y dirigea vers la baie de Lagoa[103], située à l'est du cap de Bonne-Espérance. Un coup de vent, plus impétueux encore que les précédents, succéda, en dix minutes, au plus beau temps du monde. Décidément on eût pu croire que le Géant chanté par le Camoëns soulevait de sa terrible voix les flots contre nous. Le commandant pensa qu'il serait plus expéditif d'aller chercher, à Foulpointe[104], île de Madagascar, l'eau et les vivres frais que nous cherchions pour soulager nos malades et le grand nombre de nos passagers; nous y arrivâmes assez promptement, et nous y fîmes une relâche de huit jours. C'est moi que le commandant désigna pour aller traiter de nos communications avec la terre, de l'achat de bœufs, de riz, de légumes frais et des moyens de faire notre eau. J'y trouvai un jeune roi de dix ans et un conseil de vieux ministres qui se montrèrent accommodants; bientôt nous fûmes les meilleurs amis du monde; le roi fut fêté à bord; il fut même fêté à terre, où état-major, aspirants, passagers et passagères de distinction, au nombre d'une soixantaine, nous organisâmes une partie champêtre, s'il en fut jamais, dont le plaisir, l'originalité, pourraient difficilement être surpassés. Dans sa naïve admiration, le jeune roi, nommé Tsimâon, ne cessait de s'écrier: Sarah-bé! Sarah-bé! (ah! que c'est beau, que c'est beau!)
Toutefois, la veille du départ de la frégate, la bonne intelligence fut vivement troublée entre les insulaires et nous; le dénouement fut sur le point de tourner au tragique. J'étais allé chercher douze bœufs, qui étaient payés et qui devaient être près de la plage. N'en trouvant que onze, j'allai me plaindre chez le roi; quelques-uns de ses tuteurs ou surveillants rirent beaucoup, en écoutant ma réclamation, traduite par un des Français établis à Foulpointe pour y diriger les opérations commerciales des maisons de l'Île-de-France. À vingt et un ans, on n'aime pas les mauvais plaisants; piqué au vif, je saisis le petit roi par la main, et l'emmène vers le lieu où ma chaloupe et mes chaloupiers m'attendaient. Je n'étais pas à moitié chemin qu'une dizaine de ces mêmes Français, établis à Foulpointe, accourent vers moi, arrachent Tsimâon de mes bras et m'exhortent à songer à mon salut; en effet une troupe d'une trentaine de noirs, armés de sagaies parut en avant-garde, poussant des cris affreux. Leur roi leur est rendu par mes compatriotes; mais la vengeance est dans leurs cœurs, quoique avec moins d'énergie. J'arrive à mes chaloupiers; je les range en ligne, les préparant à soutenir l'attaque; les colons français s'interposent généreusement; tout se calme, et je m'embarque sans en être venu aux mains. En me rendant à bord de la Belle-Poule, je rencontrai une pirogue; je m'en emparai, je l'emmenai à bord, et, à défaut de Tsimâon, ce furent les trois noirs, marins de la pirogue, qui furent gardés en otage jusqu'à la restitution du douzième bœuf. Tout s'arrangea ainsi; mais mon incartade, quoique motivée par un rire insultant et par une conduite méprisante, compromit la propriété des Français dans l'Île; elle mit leurs jours en danger; et ceux de mes chaloupiers et les miens, quoiqu'ils eussent été vivement défendus, furent également exposés à un péril imminent. Le commandant me fit des reproches mérités; il me loua cependant de la capture de la pirogue; mais je vis bien que le rôle d'ambassadeur n'allait pas à mon âge.
De Foulpointe, rien ne contraria plus notre route jusqu'à Pondichéry, où nous arrivâmes, cent jours après notre départ de Brest. Nous y débarquâmes nos passagers, mais les Anglais ne remirent pas la place. Ils rassemblèrent même sous Gondelour[105], en vue de la Belle-Poule, une escadre de trois vaisseaux et deux frégates. Une de celles-ci, s'avançant un soir, vers nous, en faisant des démonstrations équivoques, nous nous mîmes en état de défense; on crut, un moment, qu'elle allait passer sur nos câbles; notre commandant lui héla de changer de route ou qu'il allait engager le combat; la frégate anglaise accéda et jeta l'ancre à quelque distance. Envoyé à bord, comme par étiquette, je vis les canons prêts à faire feu; chacun était à son poste, et je fus reçu avec une politesse excessivement froide. Après quelques questions réciproques, je revins à bord de la Belle-Poule, mais non sans avoir prié de remarquer que nous étions également disposés pour une action.
Notre commandant se plaignit au colonel Cullen, commandant de Pondichéry, de ces menaces d'agression, lorsqu'on avait lieu de se croire garanti par l'état de paix où nous nous trouvions.—«Vous êtes garanti par votre épée», répondit le colonel. «Eh bien! elle sera prête»; lui dit M. Bruillac; et, dès ce moment, malgré le départ de la frégate anglaise, qui eut lieu le lendemain, il défendit à qui que ce fût de descendre à Pondichéry, où, depuis quinze jours, nous nous étions en quelque sorte établis, et dont nous contemplions les magnifiques monuments, les rues admirables, les belles maisons d'heureuse situation, et les alentours ravissants. On n'y avait pas vu de Français récemment arrivés d'Europe depuis si longtemps, que nous fûmes l'objet de l'empressement général. Les maisons particulières nous furent ouvertes; les dobachis, ou domestiques indiens, s'offrirent à nous servir, comme il est d'usage, pour de très infimes salaires; les jongleurs affluèrent pour nous faire admirer leur adresse et leurs tours qui, depuis, ont été, pour la plupart, importés en France; les bayadères elles-mêmes accoururent d'assez loin; mais j'avoue que je les trouvai fort au-dessous de leur réputation: une fois, j'en voyais une danser; elle s'anima au point de paraître saisie d'un accès de folie, auquel elle sembla succomber. La voyant comme en léthargie, j'allais me retirer, lorsqu'elle se ranima subitement, tira un poignard de sa ceinture, leva le bras, et, d'un bond, se précipita sur moi, faisant le geste de me frapper de son arme, qui s'arrêta pourtant à quelques doigts de ma poitrine. D'un mouvement involontaire je repoussai brusquement l'effrayante sirène; mais, honteux de ma brutalité, je m'attachai à faire cesser un mécontentement qu'elle feignit, peut-être, plus grand qu'il ne l'était réellement, en contribuant avec générosité à la récompense ou rétribution qu'elle attendait de chacun des spectateurs.
Vingt-six jours après nous, l'amiral arriva avec le gros de la division. Il fut instruit des difficultés qui existaient pour la remise de la place; alors il expédia la Belle-Poule à Madras pour obtenir une décision de l'autorité principale. Nous ne reçûmes qu'une réponse peu concluante, avec laquelle nous quittâmes Madras. Cependant deux frégates anglaises avaient appareillé en même temps que nous: l'une se dirigeait, comme nous, vers Pondichéry, en suivant la côte de près; l'autre avait l'air de croiser au large; mais elle ne nous perdait jamais de vue: c'était fort inquiétant.
En vue de Pondichéry, nous avions nos longues-vues braquées sur la rade. Pour mon compte, j'y trouvais bien le même nombre de navires avec pavillon français, de même force, de même peinture, de même position relative; mais, dans les détails du gréement, il existait de grandes différences, qu'on pouvait cependant attribuer aux suites d'une réinstallation plus soignée: une, toutefois, de ces différences, me frappa tellement que j'en parlai au commandant.—«Voyons, dit-il, car il y a ici bien de l'extraordinaire.»—Puis, tout en continuant à observer: «Forcez de voiles, ajouta-t-il, gouvernez au large, et nous verrons bien!»—J'exécutai la manœuvre, car j'étais de quart; elle était à peine finie que déjà les câbles de ces bâtiments étaient filés; ces mêmes navires appareillèrent aussitôt et se dirigèrent sur nous; ceux qui restaient mouillés à Gondelour appareillèrent également; les frégates de Madras cherchèrent à nous couper la route; mais nous marchions mieux que tout cela. Nous passâmes entre eux tous, et, au coucher du soleil, nous les avions tellement gagné que nous n'en voyions plus un seul. Le commandant me dit que j'avais sauvé sa frégate! Il aurait mieux fait de dire qu'un avis émis par moi, sans que j'y attachasse de portée, l'avait mis sur la route de la vérité. Nous nous hâtâmes de nous rendre à l'Île-de-France, espérant y trouver la division; nous eûmes la douleur de ne pas l'y voir. Ce dernier voyage avait été fort pénible; car, malgré une grande réduction dans les rations de vivres et d'eau dont nous étions presque dépourvus, lors même de notre départ de Pondichéry, nous en étions aux derniers expédients lorsque nous arrivâmes. Que devait-ce donc être pour la division qui n'avait débarqué aucun de ses passagers dans l'Inde, et qui était encore à la mer, si même elle n'était pas capturée? Nous la vîmes enfin arriver accrue du brick le Bélier, expédié de France peu de jours après nous pour nous informer que, contre toute apparence, la politique avait changé de face et que la guerre était déclarée. Le Bélier était arrivé à Pondichéry, le jour même de notre départ pour Madras; aussi les Anglais le crurent-ils de l'expédition, et simplement retardé. L'amiral anglais, stationné à Gondelour, avait envoyé, auprès de l'amiral Linois, un aviso porteur de compliments, d'offres de services, et celui-ci dit à notre amiral qu'il resterait à sa disposition. Les dépêches du Bélier étaient péremptoires; nos bâtiments n'attendirent donc que la nuit pour échapper au danger qui les menaçait, et ils partirent au plus vite, regardant la Belle-Poule comme nécessairement sacrifiée. Il n'échappa pourtant, ensuite, à personne d'entre nous, que l'amiral Linois aurait fort bien pu envoyer le Bélier à notre recherche. C'était, je crois, son devoir, et la Belle-Poule en valait bien la peine.
À l'instant du départ de la division de Pondichéry, l'aviso prétendu de politesse et de paix, mais qui n'était qu'un espion, se couvrit de mille feux d'artifice très éclatants. Les forces de Gondelour virent, sans doute, ces perfides signaux; elles appareillèrent probablement aussi; mais ce fut sans succès. On fut très fâché, sur nos bâtiments, que l'amiral n'eût pas ordonné à quelqu'un d'entre eux de passer sur le corps de cet infâme aviso, et l'on fut encore plus fâché que l'Atalante, qui, comme nous, dans son voyage, avait visité des bâtiments anglais très richement chargés, ne s'en fût pas emparée. Peu de temps après notre arrivée à l'Île-de-France, la corvette le Berceau y mouilla; elle apportait des nouvelles de France récentes et détaillées. Les Anglais ont prétendu que la guerre qui éclata alors n'était causée que par la position et le caractère du premier Consul Bonaparte; l'une, en effet, exigeait qu'il tînt constamment les Français en haleine, et que son armée, sans cesser d'être forte, lui fût de plus en plus affectionnée; l'autre le poussait à l'ambition de devenir souverain, et Pitt ne pouvait pas ne pas l'avoir deviné.
Bonaparte, de son côté, saisit l'occasion de lenteurs mises par les Anglais dans la restitution de l'île de Malte aux chevaliers de l'Ordre; et, après une scène violente qu'il fit à l'ambassadeur Withworth, les hostilités furent dénoncées. Le général Decaen, les troupes, les autorités civiles, les passagers portés par le Marengo et le gros de la division, s'installèrent dans l'île, et les bâtiments furent mis en état pour établir des croisières dans l'Inde. Quelque temps après on leur adjoignit la Psyché, petite frégate marchande qu'on arma en guerre, et qui resta sous le commandement de mon cher et ancien commandant Bergeret. Il rentra, ainsi, dans la Marine militaire, qu'il avait quittée pendant la paix pour se livrer, avec les colonies, à des spéculations commerciales. Hugon, qui était aspirant sur l'Atalante, passa sur sa frégate, comme enseigne de vaisseau auxiliaire. M. Bergeret voulut aussi m'avoir, et j'aurais servi avec lui comme lieutenant de vaisseau; mais le pouvais-je? Était-il convenable, pour la gloriole d'un grade, de quitter M. Bruillac, dont je n'avais qu'à me louer, et qui, pendant mon congé, m'avait gardé, à son bord, une place, alors si recherchée, dans l'état-major de sa belle frégate; le Bélier avait été détaché de la division, et il ne tarda pas à retourner en France, comme porteur de dépêches.
Dans la précipitation des événements de Pondichéry, j'y avais laissé une malle, dans une chambre que j'avais inconsidérément prise à terre; je la croyais bien perdue, lorsqu'un bâtiment neutre me la rapporta et m'apprit que j'en étais redevable à la fidélité proverbiale de mon dobachi. Je me promis pourtant de me souvenir de la leçon et de ne jamais me séparer de mes effets sans une indispensable nécessité.
CHAPITRE V
Sommaire:—Coup d'œil sur l'état-major de la division.—L'amiral Linois, son avarice.—Commencement de ses démêlés avec le général Decaen.—M. Vrignaud, capitaine de pavillon de l'amiral.—M. Beauchêne, commandant de l'Atalante; M. Motard, commandant de la Sémillante.—Le commandant et les officiers de la Belle-Poule.—M. Bruillac, son portrait.—Le beau combat de la Charente contre une division anglaise.—Le second de la Belle-Poule, M. Denis, les prédictions qu'il me fait en rentrant en France.—Son successeur, M. Moizeau.—Delaporte, lieutenant de vaisseau, son intelligence, sa bonté, l'un des hommes les meilleurs que j'aie connus.—Les enseignes de vaisseau par rang d'ancienneté, Giboin, L..., moi, Puget, «mon Sosie», Desbordes et Vermot.—Triste aventure de M. L..., sa destitution.—Croisières de la division.—Voyage à l'île Bourbon.—Les officiers d'infanterie à bord de la Belle-Poule, MM. Morainvillers, Larue et Marchant.—En quittant Bourbon, l'amiral se dirige vers un comptoir anglais nommé Bencoolen, situé sur la côte occidentale de Sumatra.—Une erreur de la carte; le banc appelé Saya de Malha; l'escadre court un grand danger.—Capture de la Comtesse-de-Sutherland, le plus grand bâtiment de la Compagnie anglaise.—Quelques détails sur les navires de la Compagnie des Indes.—Arrivée à Bencoolen.—Les Anglais incendient cinq vaisseaux de la Compagnie et leurs magasins pour les empêcher de tomber entre nos mains.—En quittant Bencoolen, l'escadre fait voile pour Batavia, capitale de l'île de Java.—Batavia, la ville hollandaise, la ville malaise, la ville chinoise.—Après une courte relâche, la division à laquelle se joint le brick de guerre hollandais, l'Aventurier, quitte Batavia au commencement de 1804, en pleine saison des ouragans pour aller attendre dans les mers de la Chine le grand convoi des vaisseaux de la Compagnie qui part annuellement de Canton.—Navigation très pénible et très périlleuse.—Nous appareillons et nous mouillons jusqu'à quinze fois par jour.—Prise, près du détroit de Gaspar, des navires de commerce anglais l'Amiral-Raynier et la Henriette, qui venaient de Canton.—Excellentes nouvelles du convoi.—Un canot du Marengo, surpris par un grain, ne peut pas rentrer à son bord. Il erre pendant quarante jours d'île en île, avant d'atteindre Batavia.—Affreuses souffrances.—Habileté et courage du commandant du canot, M. Martel, lieutenant de vaisseau.—Il meurt en arrivant à Batavia.—Conversations des officiers de l'escadre. On escompte la prise du convoi.—Mouillage à Poulo-Aor.—Le convoi n'est pas passé.—Le détroit de Malacca.—Une voile, quatre voiles, vingt-cinq voiles, c'est le convoi.—Temps superbe, brise modérée.—Le convoi se met en chasse devant nous; nous le gagnons de vitesse.—À six heures du soir, nous sommes en mesure de donner au milieu d'eux.—L'amiral Linois ordonne d'attendre au lendemain matin.—Stupéfaction des officiers et des équipages.—Le mot du commandant Bruillac, celui du commandant Vrignaud.—Le lendemain matin, même beau temps.—Nous hissons nos couleurs.—Les Anglais ont, pendant la nuit, réuni leurs combattants sur huit vaisseaux.—Ces huit vaisseaux soutiennent vaillamment le choc.—Après quelques volées, l'amiral Linois quitte le champ de bataille et ordonne au reste de la division d'imiter ses mouvements.—Déplorables résultats de cet échec.—Consternation des officiers de la division.—Récompense accordée par les Anglais au capitaine Dance.
La division avait eu des relations assez fréquentes de bâtiment à bâtiment, et, dès le début, sa position avait été assez critique pour que, déjà, nous pussions nous connaître parfaitement; nulle part, en effet, les hommes ne se jugent mieux, ni si vite, que lorsqu'ils sont frappés par un malheur commun, ou qu'ils sont réunis pour résister à un même ennemi. L'amiral[106] avait une réputation de mérite personnel, généralement assez médiocre; mais son combat d'Algésiras et la bravoure qu'il y avait déployée, l'avaient beaucoup relevé dans l'opinion du corps. Malheureusement un vice vint à se développer en lui, qui, ordinairement, aliène tous les cœurs, ce fut une avarice sordide. Le général Decaen en fut le témoin de trop près, puisqu'il mangeait à sa table, pour ne pas en être frappé, et il lui en resta une impression si fâcheuse que l'accord qui pouvait assurer ou multiplier le succès des opérations combinées par ces deux chefs en fut incessamment troublé. Le fils même de l'amiral[107], alors aspirant à son bord, puis officier sur la Psyché, et qu'il tenait dans une sujétion, dans une pénurie vraiment ridicules, ne pouvait se taire sur cette lésinerie, qui devait absorber, fausser, une grande partie des pensées de l'amiral. Quel horrible défaut! et qu'il coûta cher à M. Linois, non seulement pendant son commandement, où la considération personnelle était si importante pour lui, mais, par la suite, puisque son fils en prit un caractère tellement violent, tellement désordonné et qui éclatait avec tant d'essor, quand il pouvait éluder la surveillance de son père, que des querelles perpétuelles en étaient le résultat, et qu'il a fini par périr en duel! pourtant que de bonnes choses il y avait dans son cœur!
M. Vrignaud[108], capitaine de pavillon de l'amiral, était un homme d'une bravoure consommée et qui avait très bien servi. On pouvait en dire autant de MM. Beauchêne[109] et Motard[110], qui commandaient l'Atalante et la Sémillante. M. Motard avait, en outre, des manières charmantes, qui ne gâtent jamais rien, et l'esprit plus orné que les autres capitaines.
Il me reste à parler du commandant et des officiers de la Belle-Poule, car il est inutile de revenir sur l'ancien commandant du Dix-Août, devenu celui de la Psyché, sur M. Bergeret, enfin, à qui je regrettais infiniment que le commandement de la division n'eût pas pu être dévolu. Quelle différence c'eût été pour les résultats!
M. Bruillac[111] avait pour lui de belles actions, entre autres le combat de la Charente qu'il commandait, lorsqu'elle se mesura si dignement, devant Bordeaux, contre une division anglaise; il avait de bons services, un jugement sain, et il n'était constamment occupé que de ses devoirs. Une seule chose ternissait tant d'avantages: c'était un éloignement invincible à rapprocher les officiers de lui, à les entendre, à suivre les progrès de la science; et cela, par suite d'une instruction peu cultivée, et dont, par cet isolement, il espérait dissimuler la faiblesse. Son officier en second, M. Denis, était un marin distingué, qui aurait fait un vrai bijou de sa frégate, si le commandant avait seulement voulu le laisser entrer, quelques minutes par jour, en communication officielle avec lui. Au lieu de cela, nous restâmes constamment en arrière des autres bâtiments, sous le rapport des soins, de la tenue, de la police intérieure; et Denis[112], ne pouvant se résigner à cette infériorité, dont il croyait que sa réputation serait atteinte, quitta la frégate et retourna en France. Que de regrets il me témoigna! que de belles prédictions il me fit sur mon avenir militaire! «Oui, me dit-il, vous arriverez à tout, car vous avez, à la fois, un protecteur puissant et tout ce qu'il faut pour en profiter; mais, si l'on prévient votre âge par les honneurs, faites en sorte de pouvoir dire, comme un illustre Romain, que vous avez prévenu les honneurs par vos services.» Fondées ou non, nous verrons, par la suite, comment s'évanouirent de si brillantes espérances. M. Denis fut remplacé par M. Moizeau[113], excellent marin pratique et le meilleur homme du monde, mais un peu âgé pour ramener ou même pour désirer de ramener M. Bruillac à des idées plus en harmonie avec le temps. Delaporte[114] venait ensuite; comme M. Moizeau, il était lieutenant de vaisseau; mais il n'avait que vingt-cinq ans; et noblesse, dignité, intelligence, affabilité, courage, gaieté, instruction, bonté, justice, sévérité, douceur, sang-froid, avantages physiques, il possédait tout, il savait tout employer à propos. On eût dit que mon bon génie l'avait exprès placé là pour me servir de type vivant de perfection. À peine avait-il quatre ans de plus que moi, et, tout en l'aimant comme un camarade, je le respectais comme un père.
Les autres officiers de la frégate étaient des enseignes de vaisseau; et, par rang d'ancienneté, c'étaient Giboin, L..., moi, Puget, Desbordes, et Vermot. La santé du premier[115], altérée par de longues campagnes, acheva de se délabrer dès le commencement de celle-ci; il retourna en France dès qu'il le put, et il est mort, depuis, en activité de service.
L..., d'une éducation très négligée, commit la faute impardonnable de s'approprier quelques objets de valeur, d'une prise qu'il alla amariner pendant une de nos croisières. Le fait était pourtant douteux. L'amiral lui promit pardon et oubli, s'il en convenait, et s'il restituait les objets que l'on feindrait de tenir d'une main repentante et anonyme. L..... eut un heureux retour sur lui-même, avoua le fait et rendit ces objets; mais l'amiral oublia non pas la faute, mais sa promesse, et M. L... fut destitué.
Je ne sais qui je plaignis le plus, de M. L... ou de M. Linois. En lisant cette destitution, qui eut lieu en pleine mer, M. Bruillac ajouta que, par ordre de l'amiral, le malheureux ex-officier serait expulsé de sa chambre et qu'il vivrait d'une ration de matelot dans l'espèce de cachot nommé Fosse-aux-Lions. Frappé de cette excessive sévérité, je m'avançai et je dis au commandant qu'en poussant les choses trop loin on produisait un effet contraire au but proposé, et que si cet ordre était exécuté, j'irais porter moi-même la moitié de mon dîner à mon ancien camarade. «C'est ce que j'allais dire», s'écria Delaporte; et comme il y eut unanimité dans l'état-major: «Tel est l'ordre de l'amiral, répondit le commandant, et j'en défère l'exécution à M. Moizeau.» C'était annoncer qu'il fermerait les yeux; d'après cela, nous convînmes, entre nous, que M. L... resterait aux arrêts dans sa chambre, et que nous lui ferions porter ses repas, de notre table, par son domestique.
Puget[116] était un jeune homme très instruit et de très bonne humeur. Delaporte l'appelait mon Sosie, parce qu'il m'était impossible d'adopter un costume, une habitude, une locution, sans que Puget en fît l'objet d'une imitation soudaine. Hélas! quelques années après, étant prisonnier de guerre, il se sauvait dans une embarcation; il fut arrêté, près de Calais, par une frégate anglaise, dont le commandant eut l'infamie de le faire frapper de coups de bouts de corde, pour le punir de son évasion. Il en fut tellement humilié qu'il fut atteint sur-le-champ d'une folie complète et que rien ne put guérir.
Desbordes et Vermot étaient des officiers très zélés, très laborieux, fort bons camarades, et faits pour honorer le corps en toute circonstance. Desbordes[117] est mort, il y a quelques années, à la suite des fatigues d'une campagne très pénible, sur un bâtiment qu'il commandait. Vermot[118] est capitaine de corvette; il commande en ce moment le brick le Palinure, qui vient de faire noblement respecter notre pavillon devant Tunis; et, dans la Marine, il reste seul avec moi de l'état-major de la Belle-Poule, car Delaporte mourut, en 1813, sur le vaisseau le Polonais, où il était capitaine de frégate, commandant en second. Quel deuil pour ce vaisseau, pour la Marine, pour sa famille et pour moi!
Nous pouvons actuellement entreprendre le récit des croisières diverses de la division de l'amiral Linois; notre première opération fut d'aller porter et installer à l'île Bourbon, que Napoléon ne tarda pas à appeler l'île Bonaparte, les autorités et les troupes destinées à cette colonie. Chaque bâtiment garda, cependant, et renouvela toujours un détachement et quelques officiers d'infanterie, soit pour grossir l'équipage, soit au besoin pour quelque coup de main en cas de descente, à effectuer sur quelqu'une des possessions anglaises. Ainsi, entre autres, la Belle-Poule vit à son bord MM. Morainvilliers, Larue et Marchant, avec lesquels je me liai d'amitié; mais ces liaisons sont courtes dans nos carrières aventureuses! J'ai revu, par la suite, Larue lieutenant-colonel à Brest, en 1814, et j'ai rejoint Marchant, à Paris, un instant, en 1817. L'infortuné! il n'eut que le temps de me dire qu'il avait fait, en qualité d'aide de camp du maréchal Ney, la funeste campagne de Russie, qu'il avait été fait prisonnier pendant la retraite de l'empereur, et qu'il était rentré à Paris, le jour même où son général avait été fusillé, par suite d'une condamnation que Louis XVIII aurait dû annuler mille fois par son droit bienfaisant, par le plus beau de tous les droits, celui de faire grâce, même lorsqu'on ne le demande pas.
Mais revenons à nos croisières. De Bourbon, nous nous dirigeâmes vers le comptoir anglais nommé Bencoolen, situé sur la côte occidentale de Sumatra. Peu après notre départ, nous nous trouvâmes inopinément au-dessus d'un banc, appelé Saya de Malha, que les cartes plaçaient beaucoup plus sur notre droite. La Belle-Poule s'en aperçut la première, en regardant une multitude de petits poissons qui, s'agitant à la surface de l'eau, excitèrent son attention. La mer était heureusement fort belle; on put donc même voir le fond, qui était à très peu de profondeur. La frégate changea subitement de route, tira du canon, fit des signaux. Les autres bâtiments nous imitèrent dans nos manœuvres, et il était bien temps; car, quelques brasses de plus dans cette direction, nous touchions tous sur ce banc, et il est vraisemblable que c'en était fait de nos navires.
Une rencontre plus agréable nous était réservée, celle de la Comtesse-de-Sutherland, le plus grand bâtiment de la Compagnie anglaise des Indes qui eût jamais été construit. Il fut chassé, pris, amariné, et expédié pour l'île de France avec sa riche cargaison. Ces bâtiments de la Compagnie anglaise sont de grands navires destinés aux entreprises commerciales de cette Compagnie dans l'Inde; ils sont, en général, de la forme et de la grosseur des anciens vaisseaux de guerre de 50; ils portent une trentaine de bouches à feu; mais ordinairement, surtout en temps de paix, ils n'ont pas un équipage suffisant à la fois, pour la manœuvre, et pour le service de leur artillerie. La Comtesse-de-Sutherland était du port de près de 1.500 tonneaux, qui est à peu près celui des anciens vaisseaux de guerre de 64 canons.
De longs calmes, sous la ligne équinoxiale, que nous fûmes obligés, par la contrariété des brises, de couper et de recouper jusqu'à dix fois, nous retardèrent beaucoup. Enfin nous vîmes les hauteurs de Sumatra, et nous mouillâmes à Bencoolen[119], où, trouvant sur rade les deux petits navires anglais, l'Elisa-Anne et le Ménage, nous les prîmes et nous les expédiâmes, comme la Comtesse-de-Sutherland. La ville se mit en état de défense; c'était inutile, car les forts la garantissaient suffisamment; mais nous en voulions aux magasins de la Compagnie et à cinq de ses vaisseaux qui, n'ayant pas le temps d'aller chercher la protection des forts, s'incendièrent par tous les points. Les magasins, trop éloignés pour être protégés, en firent autant. Quel spectacle que celui des flammes dévorantes, sillonnant jusqu'aux nues le ciel assombri par la nuit! Les Anglais y perdirent plus de 3 millions; mais ils les perdirent sans que rien en profitât à leurs ennemis. Étranges conséquences, cependant, des lois de la guerre, que celles qui vont jusqu'à dépouiller le paisible commerçant, en faisant porter sur lui le poids des inimitiés des chefs des empires belligérants! Nous quittâmes bientôt Bencoolen, où il n'y avait plus que des ruines à contempler.
Nous fîmes voile, alors, vers le détroit de la Sonde[120], que nous traversâmes pour atteindre Batavia, opulente capitale de l'île de Java, coupée par mille canaux, contenant des édifices splendides, et entourée d'un vaste demi-cercle appuyé sur la mer et formant une grande route bordée de maisons de campagne, ravissantes de végétation, de richesse et de magnificence. Les Hollandais y ont transporté leurs mœurs laborieuses, leurs habitudes de propreté, leur industrie persévérante; d'un autre côté, par un mélange piquant, la ville est flanquée de deux autres villes, faisant corps avec elle, dont l'une, toute malaise, est habitée par des Malais, au caractère de feu, d'énergie, d'indépendance d'un peuple à demi-sauvage, et l'autre, toute chinoise, l'est par des Chinois entièrement adonnés au commerce. Un tel séjour est d'un haut intérêt pour un Européen; il peut, en quelques heures, visiter trois nations très différentes; sa curiosité doit donc être pleinement satisfaite, et il doit lui rester de profondes impressions. Là, par un esprit essentiellement conciliant, l'idolâtrie des Malais subsiste à côté du culte éclairé du christianisme, qui y montre sa supériorité en employant seulement des voies de persuasion; et celui-ci n'est nullement froissé par l'exercice de la religion des sectateurs de Confucius. Que craindre, en effet, des doctrines de celui qui, 550 ans avant Jésus-Christ, avait déjà dit aux hommes:
«Le sage est toujours sur le rivage, et l'insensé au milieu des flots.»
«L'insensé se plaint de n'être pas connu des hommes; le sage, de ne pas les connaître.»
«Un bon cœur penche vers la bonté et l'indulgence.»
«Un cœur étroit ne possède ni la patience, ni la modération.»
«Conduisez-vous comme si vous étiez observé par dix yeux et montré par dix mains.»
«Un homme faux est un char sans timon: par où l'atteler?».
Confucius, après avoir atteint les privilèges de l'élévation, mourut pourtant dans une misérable disgrâce: sa famille, aujourd'hui la plus illustre de la Chine, remonte jusques à Hoang-ti, le premier législateur de ce pays; et, dans chacune des maisons de la ville chinoise de Batavia, nous vîmes son portrait.
Nous goûtâmes, à Batavia, le fruit exquis nommé mangoustan; et nous y vîmes le cacatois, si doux, si blanc, avec sa belle crête de plumes jaunes, et le loris, dont le plumage est moitié noir de jais, moitié rouge ardent, et qui devient si privé, si caressant.
Le brick de guerre hollandais l'Aventurier se joignit à nous. Nous partîmes, après une courte relâche de repos et d'approvisionnement, pour aller attendre, dans les mers de la Chine, le grand convoi des vaisseaux de la Compagnie, qui part annuellement de Canton. Le but était noble; la conception en était heureuse.
Nous étions alors au commencement de 1804; c'était la saison des ouragans dévastateurs qui désolent, parfois, les îles de France et de Bourbon; rien n'y résiste: ni arbres, ni navires ni maisons! Nos opérations furent toujours combinées en vue de nous trouver à la mer pendant ces crises affreuses de la nature.
C'est une chose inouïe que les fatigues, les peines, les contrariétés, que nous éprouvâmes pour nous rendre à notre destination.
Équipages, officiers, commandants, tout le monde était harassé! Les calmes, les vents contraires, les grains se succédaient sans interruption; les courants étaient contre nous; mais, puisque c'était l'époque favorable pour quitter la Chine, puisque le fameux convoi devait en profiter, il fallait bien affronter toutes ces contrariétés pour aller le chercher. Joignons-y que nous naviguions sans cesse sur des haut-fonds, au milieu d'îles et de bancs mal déterminés sur nos cartes, et l'on verra ce qu'il fallait de patience ou d'habileté pour parvenir à nos fins. Nous appareillions et nous mouillions jusqu'à quinze fois par jour, quêtant, recherchant sans cesse le moindre souffle d'un bon vent, ou quelque lit de courant moins rapide; aussi, souvent, n'avancions-nous pas d'une lieue par jour.
Près du détroit de Gaspar[121], notre courage fut ranimé par la rencontre et la prise des navires de commerce anglais, l'Amiral-Raynier, et la Henriette, qui venaient de Canton. Nous apprîmes d'eux que le convoi, consistant en vingt-cinq vaisseaux de la Compagnie, se disposait à appareiller, lors de leur départ. Quelle excellente nouvelle! mais elle nous coûta bien cher.
Le dernier canot envoyé par le Marengo pour l'amarinage de la Henriette avait été surpris par un grain si fort qu'il ne put, en quittant ce navire, regagner son vaisseau. Il faisait nuit; le Marengo le crut resté à bord de la Henriette; celle-ci prit sa route pour l'Île-de-France, croyant qu'il avait atteint le vaisseau; et par suite de cette fausse manière de voir des deux parts, la malheureuse embarcation, négligée par les deux bâtiments, n'en put rejoindre aucun. Elle erra quarante jours d'île en île, exposée à tous les dangers d'une navigation périlleuse, souffrant de la faim, soumise aux plus durs traitements des peuples sauvages; et son équipage, épuisé, décimé par mille maladies, ne put revoir les rives de Batavia qu'après une série innombrable d'infortunes. M. Martel, lieutenant de vaisseau[122], commandait ce canot; par sa constance, sa force d'âme, sa prudence, il eut le bonheur de le conduire au port; mais il y avait usé tout ce qu'il possédait de vie, et il expira peu de jours après son arrivée. Un autre canot que je commandais avait quitté la Henriette un quart d'heure seulement avant le grain fatal.
L'attente du convoi si riche et si désiré soutenait nos forces; il était l'objet unique de nos pensées, de nos espérances, de nos conversations. Quatre-vingts millions qui allaient tomber en notre pouvoir. Quel texte inépuisable! que de richesses! quel retentissement! combien de promotions! et, pour l'Angleterre, quel coup de foudre! son Gouvernement ne pouvait manquer de s'en ressentir profondément; et la paix pouvait, elle-même, en être une conséquence immédiate, ainsi que la consolidation du pouvoir, qui, depuis peu, avait tant fait pour la France!
Ce fut dans ces dispositions que, parvenant à surmonter une nouvelle série de difficultés, nous mouillâmes à Poulo-Aor[123] (l'île d'Aor). Elle est habitée par des Malais, et aucun navire ne peut pénétrer dans le détroit de Malacca, que devait prendre le convoi, sans en passer très près. Nous courûmes à terre, interrogeâmes les Malais; le convoi n'était pas passé. C'était tout ce que nous désirions. Les Malais, toujours jaloux, avaient, dès notre abord, caché leurs femmes dans les mornes; mais peu nous importait. Nous voulions du riz, des chevreaux, du sagou, des volailles, des fruits, de l'eau; ils nous en vendirent, nous facilitèrent les moyens de les quitter avec promptitude, ce qu'à notre plus grande satisfaction nous fîmes pour reprendre la mer sur-le-champ, certains, cette fois, que notre belle proie ne pouvait plus nous échapper.
Un beau matin, le ciel était d'azur, la brise modérée, la mer comme une glace; les îles dont ces eaux sont parsemées n'avaient jamais étalé de plus riante verdure, n'avaient jamais exhalé plus de parfums; et tous nos regards étaient vers l'horizon.—«Navire!» s'écrie la vigie.—«Navire!» répond spontanément l'équipage entier, comme un fidèle écho!—«Quatre navires!» ajoute presque aussitôt la vigie. Chacun veut les voir, on se précipite dans les haubans; mais ce n'était plus quatre; on en voyait déjà, disait-on, quinze, trente, cinquante! Nos lunettes firent justice de l'exagération; vingt-cinq furent bien comptés, c'était le nombre attendu: ainsi, il n'y avait plus à en douter; l'ivresse était générale.
Les quatre premiers navires aperçus étaient les éclaireurs du convoi, qui faisaient voile, vent arrière, sur nous. Ces quatre bâtiments ne purent pas nous voir sans soupçonner que nous fussions ennemis; ils tinrent le vent pour rallier le corps du convoi, à qui ils firent des signaux et qui tint le vent également pour chercher à nous fuir. Nous leur appuyâmes alors la chasse la mieux conditionnée qu'on puisse imaginer; nous les gagnâmes, et, vers six heures du soir, nous étions en mesure de donner au milieu d'eux. L'amiral mit en panne et fit le signal de passer à poupe. Il s'entretint alors quelque temps, au porte-voix, avec M. Bruillac, qui lui dit ces paroles électriques: «C'est le jour de la gloire et de la fortune!» et pourtant M. Linois donna pour dernier ordre d'être disposé à n'attaquer le convoi que le lendemain matin!
La physionomie bouleversée de nos matelots, leur silence respectueux, mais glacial, indiquèrent qu'ils auraient préféré, de beaucoup, attaquer immédiatement; cependant leur moral se remonta pendant la nuit. M. Vrignaud avait plus directement blâmé ce retard à bord du Marengo, car il avait dit avec véhémence à l'amiral lui-même: «Tombons fièrement au milieu d'eux; il n'y a pas de nuit qui tienne, et feu des deux bords!»
Au point du jour, même beau temps; l'amiral hissa ses couleurs; chacun de nous, les nôtres, et, d'un air guerrier, nous nous avançâmes majestueusement vers les Anglais; mais ceux-ci n'étaient plus intimidés comme la veille. Ils avaient employé la nuit à monter leurs canons, à les préparer, à disposer leurs bâtiments, et, comme ils s'étaient rendus en Chine en temps de paix, avec de faibles équipages qu'ils n'avaient pu y augmenter, ils dégarnirent dix-sept vaisseaux de leur convoi de presque tous les matelots, et ils portèrent, sur les huit plus forts, tout ce qu'ils pouvaient avoir d'hommes robustes, d'armes, de munitions. Ces huit vaisseaux soutinrent vaillamment le choc. Il n'est pas probable qu'ils eussent pu lutter longtemps contre les efforts persévérants de la division; toutefois la question ne put être matériellement décidée; car, après quelques volées, l'amiral quitta le champ de bataille, avec ordre, au reste de la division, d'imiter ses mouvements.
Les huit vaisseaux de la Compagnie n'en montrèrent que plus d'audace, et ils osèrent nous chasser pendant notre retraite; mais, inférieurs en marche, ils se virent bientôt contraints de nous abandonner, ce qu'ils ne firent pourtant pas sans nous envoyer une dernière et insolente volée de leur artillerie, que les journaux anglais ont publié, depuis, avoir été chargée avec du sucre candi!
Telle fut la fin déplorable d'une tentative qui assombrit pour longtemps nos marins, qui acheva d'aigrir le général Decaen, qui jeta une teinte de ridicule sur nos subséquentes opérations, qui agit sur les conceptions futures ou sur les décisions de l'amiral, et qui indisposa vivement le ministre de la Marine et l'empereur. Les officiers de la division en furent consternés; l'âme généreuse, elle-même, de notre noble camarade Delaporte, ne put trouver un mot de justification sur le funeste délai d'une nuit; enfin nous en souffrîmes tous; en mon particulier, je sus plus tard, par ma correspondance avec M. de Bonnefoux, que, s'il y avait eu succès, j'aurais été, à peine âgé de vingt-deux ans, nommé lieutenant de vaisseau.
L'Angleterre, au contraire, poussa des cris de joie; M. Dance, capitaine d'un des vaisseaux du convoi, et qui y exerçait le commandement supérieur, comme s'y trouvant le plus ancien des capitaines de la Compagnie, reçut un million de récompense; et ses compatriotes, faisant allusion au nombre assez considérable de matelots asiatiques qu'il devait avoir, renouvelèrent pour lui le mot fameux d'Iphicratès: «Qu'une armée de cerfs, commandée par un lion, est plus redoutable qu'une armée de lions commandée par un cerf»; mais ne nous appesantissons pas davantage sur ce douloureux souvenir; voyons seulement à quoi tient la carrière d'un jeune officier: Attaquer le soir était très probablement réussir; alors je marchais à grands pas vers un avancement que, plus tard, d'autres circonstances ont encore arrêté; et une quarantaine de mille francs que la répartition légale de nos parts de prise m'aurait rapportée, eût été un très beau commencement de fortune. Tu vois que, comme on le dit proverbialement et, comme les hommes sont enclins à le faire, nous avions dressé trop tôt nos comptes, et nous avions vendu la peau de l'ours avant de l'avoir jeté par terre.
CHAPITRE VI
Sommaire: Retour de l'escadre à Batavia.—Le choléra.—Mort de l'aspirant de 2e classe Rigodit et de l'officier de santé Mathieu.—Les officiers de santé de la Belle-Poule: MM. Fonze, Chardin, Vincent et Mathieu.—Visite d'une jonque chinoise en rade de Batavia.—Réception en musique.—Les sourcils des Chinois.—Le village de Welterfreder.—Conflit avec les Hollandais.—Déplorable bagarre.—Fuyards du convoi de Chine.—Départ de Batavia.—Le détroit de la Sonde.—Violents courants.—Terreur panique de l'équipage.—Belle conduite du lieutenant de vaisseau Delaporte.—Le Marengo, la Sémillante et le Berceau, se dirigent vers l'Île-de-France.—La Belle-Poule et l'Atalante croisent à l'entrée du golfe de l'Inde, et rentrent à l'Île-de-France après avoir visité les abords des côtes occidentales de la Nouvelle-Hollande.—Pendant cette longue croisière, prise d'un seul navire anglais, l'Althéa, ayant pour 6 millions d'indigo à bord.—Le propriétaire de l'Althéa, M. Lambert.—Craintes de Mme Lambert.—Sa beauté.—Scène sur le pont de l'Althéa.—L'officier d'administration de la Belle-Poule, M. Le Lièvre de Tito.—Un gentilhomme, laudator temporis acti.—Ses bontés à mon égard.—Plaisanteries que se permettent les jeunes officiers.—Les fruits glacés de M. Le Lièvre de Tito.—Sa correspondance avec Mme Lambert.—Départ de M. et Mme Lambert, après un séjour de quelques mois à l'Île-de-France.—M. Lambert souhaite nous voir tous prisonniers, en Angleterre, pour nous prouver sa reconnaissance.—Réponse de Delaporte.—Part de prise sur la capture de l'Althéa.—Décision arbitraire de l'amiral Linois.—Nous ne sommes défendus ni par M. Bruillac, ni par le général Decaen.—Au mois d'août 1804, le Berceau est expédié en France.—Je demande vainement à l'amiral de renvoyer, par ce bâtiment, mon frère Laurent pour lui permettre de passer son examen d'aspirant de 1re classe.
Nous retournâmes à Batavia et y laissâmes l'Aventurier, qui ne demandait pas mieux que de nous quitter, car il avait été un instant compromis dans la chasse que nous reçûmes du convoi. Batavia est admirablement placé au centre d'un pays d'un commerce extrêmement riche; mais le climat en est on ne peut plus insalubre. Une maladie, semblable au choléra asiatique le plus intense, tel que celui qui frappa la France en 1832, y règne presque sans interruption. Nos bâtiments avaient pris mille précautions de santé; cependant, lors de notre première relâche, ils avaient eu beaucoup de victimes; j'eus à regretter plus particulièrement le frère d'un de mes camarades, nommé Rigodit, aspirant de 2e classe, qui m'avait été recommandé par mon père, et Mathieu, officier de santé, que son zèle, son dévoûment et ses connaissances avaient rendu cher à tous. Cette mort me fit péniblement réfléchir sur quelques inconséquences que j'avais commises, quoique involontairement, à son égard. L'officier de santé en chef de la frégate se nommait Fonze: c'était un homme d'un commerce agréable, avec qui les officiers s'étaient tous liés avec empressement. Il avait sous ses ordres MM. Chardin, Vincent et Mathieu. Pas plus que les aspirants, ces trois messieurs, d'après les règlements, ne faisaient partie de l'état-major; mais ils étaient réellement devenus des nôtres, par leurs talents et leur éducation.
Chardin, gai, spirituel, était bien réellement celui que je préférais; cependant le haut savoir de Vincent[124], ses habitudes réfléchies, ses conversations instructives, le plaisir qu'il avait à me prodiguer ses conseils littéraires, me le rendaient très cher, et je cherchais, sans cesse, à le lui prouver: «Le goût, me disait cet honnête jeune homme, est, à la littérature, ce que la probité est aux mœurs», et toujours chez lui le goût fut inséparable de la probité; dans ses compositions, dans ses actes, l'un et l'autre furent également et sans cesse respectés. Quant à Mathieu, qui était peu communicatif, je l'estimais beaucoup; mais je le fréquentais peu. Il paraît que son écorce froide recélait une âme très susceptible, et qu'il avait été choqué soit de ma partialité pour ses collègues, soit d'actions ou de paroles qui, contre mes intentions sans doute, l'avaient violemment irrité contre moi. Malheureusement je l'ignorais; car non seulement je me serais abstenu de la plus innocente raillerie à son égard, mais encore je me serais appliqué à lui prouver le cas que je faisais de lui; je ne l'appris qu'après sa mort, et par Chardin à qui, sous le secret juré, il s'en était ouvert sans entrer pourtant dans les détails, et en lui disant seulement qu'il saurait bien trouver une occasion, à terre, de me provoquer sur mes plaisanteries désobligeantes, sur mes prétendus mépris, et qu'il s'en vengerait les armes à la main.
Voilà pourtant où conduit une manière d'être peu mesurée; mais, aussi, comme il est difficile, en ce monde, de se conduire avec convenance, avec dignité, de rendre à chacun ce qui lui est dû, et d'être généralement aimé et estimé! C'est l'affaire la plus importante de la vie, celle à laquelle on doit le plus d'attention, celle enfin par laquelle on acquiert les plus grands des biens, je veux dire une bonne réputation et l'estime universelle.
J'avais vu les Chinois dans leur ville, à Batavia; je voulus les visiter à bord d'un de leurs bâtiments. Il y avait précisément, alors, sur la rade, une jonque ou somme, soi-disant fort belle, armée par de soi-disant fort bons matelots, et arrivant directement du soi-disant Céleste-Empire. Dans un élégant canot que faisaient voler, sur la surface des eaux, dix-huit vigoureux rameurs, je m'y rendis avec un interprète. Les officiers de la jonque jugèrent ou crurent qu'il leur arrivait un personnage de marque, et ils m'empêchèrent de monter à bord. Ma première pensée fut qu'ils voulaient s'y tenir aussi mystérieusement inconnus que dans leur pays; toutefois l'interprète m'expliqua que l'on prenait quelques minutes pour préparer ma réception, qui fut étourdissante; car, à peine parvenu sur le pont, je fus entouré d'une bande de musiciens hideux, qui soufflaient, à me fendre la tête, dans les plus barbares instruments. Bientôt je fus conduit dans tous les endroits du bâtiment que je désirais voir; mais la sauvage musique ne me quittait pas. C'est un moyen plus poli que leurs lois intérieures pour éluder les investigations étrangères; mais il n'est guère moins efficace. Je partis donc assez promptement et fort peu édifié de l'état de leurs connaissances nautiques.
Quelle est grande, pourtant, la force du frein imposé à ce peuple, qui a tant devancé les autres, et qui, depuis des siècles, rejette respectueusement les innovations les plus utiles, celles même qui, dans le cas dont il s'agit, préserveraient du naufrage quantité de leurs navires ou de leurs marins! Pendant quelque temps nous avions eu à bord une douzaine de matelots provenant d'une jonque qui périt à la mer, sous nos yeux, pendant que nous étions dans une sécurité parfaite; on devait croire qu'au milieu de nous ils auraient songé à s'instruire de nos usages maritimes. Loin de là ils nous regardaient en pitié; et, à part les prières, leur seule occupation avait été de soigner leur toilette, celle surtout de leurs sourcils, que, devant de petits miroirs, ils passaient des heures entières à contempler, raser, dessiner, noircir, arquer, comme n'imaginerait certainement pas de le faire, chez nous, la coquette la plus raffinée. Mais laissons ces malheureux avec leur teint cuivré, leur costume hétéroclite et leurs charmants sourcils.
Je voulus voir aussi la campagne de l'île de Java, et je fis cette excursion avec Delaporte, Puget, Larue, Marchant, Fonze et Chardin. Le terme de notre promenade fut le joli village de Welter-Freder[125], situé à cinq ou six kilomètres de Batavia. Nous fûmes émerveillés du luxe de végétation qu'y entretiennent à un degré éminent la chaleur et les pluies alternatives de ce pays équatorial. Arrivés à l'hôtel principal du village, nous y trouvâmes société nombreuse d'officiers des autres navires de la division, et précisément les plus mauvaises têtes. Je n'ai jamais aimé les parties où l'on fait assaut de bruit, de cris, d'ardeur à boire et à manger, et d'extravagances dans les chants, les paroles, le rire, les actes ou les discours. Trop souvent, à l'Île-de-France, il y avait de ces réunions; je les évitais de mon mieux; mais, ici, il n'y eut pas moyen de m'en tirer. Delaporte me fit remarquer que nous étions en incandescente compagnie, et il me prédit que la journée finirait mal.
Nous dinâmes tous ensemble: copieux fut le repas, abondantes les libations, et la conversation bruyante. Il y avait deux billards dans l'hôtel; pendant qu'on servait le café, nous voulûmes y jouer; mais ils étaient occupés par des Hollandais. Attendre nous parut de trop mauvais goût; en conséquence, Marchant s'empara des billes, et Chardin, montrant la porte aux joueurs dépossédés, leur dit avec un ton de politesse exquise, mais fort ironique, qu'il y avait sans doute d'autres billards dans le village. Ils sortirent, mais rentrèrent avec du renfort et redemandèrent le billard avec non moins de politesse et d'ironie; c'était d'assez bonne guerre. Nous autres, Français, non seulement nous n'aimons pas les mystifications, mais nous avons la prétention d'être les maîtres partout, et peut-être y réussirions-nous, si nous savions nous y prendre, tant nous avons de bonnes qualités pour y parvenir; mais la force est un mauvais moyen, et notre impatience nous porte ordinairement à y avoir recours. La bonne plaisanterie des Hollandais fut donc reçue assez brutalement, car nous les chassâmes. Je voyais, dans les yeux de Delaporte, que les choses l'inquiétaient.
Je lui en parlai; il me répondit: «Contre fortune, bon cœur; nous sommes étrangers; nous sommes isolés, et, si nous ne formons pas un seul faisceau, nous sommes perdus.»
Les Hollandais rentrèrent encore, mais avec une garde de vingt hommes. Soudain nous nous précipitons sur cette garde avec cet élan que les Italiens ont si bien caractérisé par le nom de furia francese; nous la désarmons avant qu'elle ait le temps de se reconnaître, et, à coups de crosse, nous lui faisons tourner les talons. Pendant ce temps le malheureux mot de: Fuyards dit Convoi de Chine! avait été lancé contre nous, et il était devenu le signal d'un épouvantable désordre. Assistants, voisins, propriétaire de l'hôtel, domestiques, meubles, glaces, queues, billards, lustres, tout fut battu, renversé, cassé, brisé, mis en pièces; la population du village se souleva; les Malais de la contrée, avec leurs belles jambes, leurs bras carrés, leur peau rougeâtre, leurs corps nerveux, pensant à leurs femmes, se mirent de garde à leurs portes, armés de leurs kryss empoisonnés, la bouche sanguinolente du bétel qu'ils mâchaient, et les yeux enflammés par l'effet de leur enivrant opium. Pour nous, nous n'avions qu'un parti à prendre: c'était de nous serrer, et nous nous plaçâmes sous la conduite de Delaporte, qui parvint, après bien des difficultés, à nous ramener à Batavia et, de là, à bord de nos bâtiments.
Il s'ensuivit ce qui arrive toujours en pareille circonstance; des injures avaient été proférées et rendues, des coups donnés et reçus, des plaintes portées; des officiers furent sévèrement punis, et, finalement, les dégâts estimés et payés au compte des insensés fauteurs de la scène. En outre, plusieurs d'entre nous furent, par suite, très malades, à tel point qu'un enseigne de vaisseau de la Sémillante resta pendant six mois en danger, expiant dans son lit la part qu'il avait prise à ces coupables excès.
Nous partîmes de Batavia. La saison des pluies avait produit, dans le vaste bassin formé par les îles avoisinantes, un trop plein tellement considérable que le détroit de la Sonde nous présenta l'aspect de flots violemment émus, qui paraissaient se briser comme sur des récifs. Ils formaient, en outre, des courants si vifs que ni ancres, ni voiles, ni gouvernail n'étaient d'aucun effet. Les équipages, croyant apercevoir des rochers tout autour de nous et frappés de l'inutilité des manœuvres, ne virent devant eux qu'une perte inévitable et manifestèrent une terreur panique complète. Je causais, en ce moment, avec Delaporte dans sa chambre; le bruit nous appelle sur le pont où nous paraissons aussitôt; le noble visage de mon ami prend alors une expression sublime d'indignation; sa voix mâle fait résonner le mot de «Silence!» et, à ce seul mot, sorti de sa bouche sonore et soutenu de son œil imposant, les clameurs se taisent, les plaintes se dissipent, la confiance renaît. Je fus stupéfait d'une telle influence; jamais je n'ai mieux compris la force de l'ascendant moral que la nature a départi à ceux sur le front desquels elle a gravé le sceau du commandement. La Belle-Poule perdit des ancres, cassa des câbles, fit des manœuvres sans résultat; mais, dès lors, tout se passa sans désordre. Par l'effet de ces courants qui rappellent ceux qui existent, d'après une cause semblable, dans le détroit de Messine, et que les anciens avaient poétiquement nommés les gouffres de Charybde et de Scylla, nous étions promenés et jetés d'écueils en écueils, de danger en danger. Notre frégate fut même portée sur une des îles charmantes dont nous étions entourés. Nos vergues, nos voiles s'entrelacèrent avec les branches de ses arbres séculaires; mais le courant qui nous avait entraînés sur cette île, heureusement d'un abord très escarpé, formait autour d'elle une sorte de bourrelet et de contre-courant, qui seul nous en éloigna; et, toujours en continuant à tourbillonner, la frégate parvint à gagner des eaux plus tranquilles. Les autres bâtiments de la division s'en tirèrent à peu près comme nous; toutefois la Sémillante fut sur le point de rester sur un haut-fond, et courut de grands dangers.
À peine parvenu en pleine mer, l'amiral, dont le vaisseau avait besoin de réparations, prit la route de l'Île-de-France, avec la Sémillante et le Berceau, et il donna ordre à la Belle-Poule et à l'Atalante de croiser à l'entrée du golfe de l'Inde, et d'aller ensuite le rejoindre à l'Île-de-France, en visitant, lors de leur retour, les abords ou le voisinage des côtes occidentales de la Nouvelle-Hollande.
Nous ne découvrîmes qu'un navire dans cette longue croisière; mais il était fort grand; il avait pour 6 millions d'indigo à bord, et il fut vendu, ensuite, pour cette somme aux neutres qui accouraient à l'Île-de-France pour s'y enrichir de l'achat de nos prises.
C'était l'Althéa, appartenant à un Anglais, nommé Lambert, présent à bord; la cargaison était assurée. M. Lambert, à l'âge de trente-six ans, retournait dans sa patrie pour y jouir de son immense fortune, et y recevoir le titre de Nabab, que l'usage y décerne à ceux qui y apportent de grands biens acquis dans l'Inde par leurs travaux.
Quelques coups de canon avaient suffi pour nous rendre maîtres de l'Althéa. Lors de la précédente guerre, nos corsaires avaient fait, dans l'Inde, des exploits prodigieux, mais qui avaient fait couler beaucoup de sang et qui avaient inspiré une véritable terreur. Sous l'empire de cette terreur, Mme Lambert, qui voyageait avec son mari, n'eut pas plutôt vu flotter notre pavillon qu'elle se crut perdue, et que, dans son désespoir, elle affronta notre artillerie sur le pont. Delaporte fut nommé commandant de cette prise.
Je l'accompagnai avec Desbordes pour l'amariner. Ce ne fut pas un spectacle peu surprenant pour nous que d'y voir, évanouie, dans les bras de son mari, une jeune femme de vingt ans d'une figure admirable. Elle était entourée de caméristes au teint noir, mais aux cheveux plats et aux traits extrêmement fins, de femmes malaises, toutes également empressées, et elle avait à ses pieds deux petits grooms Mahrattes, bien bronzés, qui veillaient ses premiers regards et attendaient ses premiers ordres. «Ils ne nous tuent donc pas», dit-elle, quand elle reprit ses sens. Notre physionomie la rassura plus encore que nos discours, et elle se livra à tout l'élan d'une joie qui surpassait peut-être la douleur qu'elle avait ressentie, et qui rehaussa parfaitement l'éclat de son beau visage. Cléopâtre, sur le Cydnus, au milieu d'esclaves belles, obéissantes, et de jeunes marins vêtus en folâtres amours, sur un navire dont les cordages étaient de soie, les voiles de pourpre et les sculptures d'or, ne parut certainement pas plus belle aux Romains, enchantés, que Mme Lambert à nos yeux éblouis.
L'officier d'Administration comptable de la Belle-Poule était un homme de la Marine de Louis XVI, que sa haute probité, sa capacité reconnue, et peut-être, plus que tout cela, le hasard, avaient maintenu en place pendant les orages de la Révolution. Il se nommait Le Lièvre de Tito[126]; un de ses frères, lieutenant de vaisseau, avait été le camarade de M. de Bonnefoux; mais l'émigration le lui avait ravi. Âgé de soixante ans, frisé, poudré, chaussé de bas de soie blancs, même à bord, M. Le Lièvre supportait les fatigues de notre campagne avec beaucoup de verdeur. Les habitudes aristocratiques de cet inépuisable laudator temporis acti, son exquise politesse, s'arrangeaient peu des manières de notre jeunesse, et il vivait assez à l'écart. Cependant il avait, principalement, vu en moi ce qu'autrefois on appelait un gentilhomme; quelques déférences que je n'ai jamais refusées aux personnes âgées, le touchèrent, et j'eus toutes ses prédilections.
Il avait une bibliothèque choisie; elle fut à ma disposition; il savait beaucoup, et je trouvai en lui un homme aussi communicatif, aussi obligeant pour moi que l'avait été M. de La Capelière; il était doué d'un esprit très observateur, et il me donnait les meilleurs conseils.
Tantôt le brave homme mettait un frein à ma volubilité; tantôt il me répétait, avec bonté, ce qu'il avait entendu dire, ou bien il me faisait part, lui-même, de ce qu'il avait remarqué touchant ma manière d'être à bord, mon ton de commandement ou mes relations avec chacun; quelquefois il m'expliquait ses vues, ses opinions sur la toilette d'un homme aux diverses époques de sa vie, ou suivant son état et sa position, et il me faisait promettre de me raser tous les jours, ainsi que d'avoir, moi-même, le soin exclusif de mes effets ou vêtements; souvent il m'entretenait des égards qu'on doit aux gens en leur parlant, leur écrivant même le plus simple des billets, et du ridicule qu'il y avait à combler certaines personnes de prévenances et à estropier l'orthographe de leurs noms, ou à écrire de travers leurs grades, adresses, titres ou qualités; il me recommandait surtout de m'habituer à lire vivement toutes les écritures, à comprendre toutes les locutions, même les plus vicieuses, et à y répondre comme si c'était du français le plus intelligible. En un mot, je ne finirais pas si je disais tout ce que je devais à son affection, qui se manifestait le plus fréquemment après les déjeuners, qu'il m'engageait à faire dans sa chambre, en tête à tête avec lui.
Il avait un service à thé charmant, une très belle cannevette à liqueurs, qu'il nettoyait, entretenait lui-même; et il fallait voir comme c'était propre et brillant. Il possédait une profusion de chocolat, de confitures, d'endaubages, de petits poissons marinés, de café, de biscuits, de sucreries, de fruits glacés, etc. etc. Tout cela était d'une élégance, d'un soin, d'une coquetterie inimaginables, et je me trouvais un heureux mortel, quand j'entrais dans ce sanctuaire du goût, de la délicatesse, de l'amitié. Qui croirait, d'après cela, que je la trahissais, cette amitié?
Rien n'était pourtant plus vrai, et c'était par le ridicule que j'avais la faiblesse de la trahir! Je m'en voulais du fond du cœur; je jurais cent fois de contenir cette intempérance de langue, cette soif de plaisanter; mais l'occasion se présentait-elle d'amadouer M. Le Lièvre et de le mettre en scène? je résistais trop rarement au malin plaisir de l'exciter, de l'attirer sur la voie, d'abonder dans son sens, de l'applaudir; et, bientôt, il nous débitait que «se taire à propos vaut mieux que bien parler; que c'est dans l'enfance que l'on jette les fondements d'une bonne vieillesse; qu'il n'y a d'homme libre que celui qui obéit à la raison; que la personne qui reproche à un autre les accidents de la fortune est comme le serviteur qui, battant un habit, frappe sur le corps et non sur le vêtement; que le flatteur dit à la colère: venge-toi! à la passion: jouis! à la peur: fuyons! au soupçon: crois tout!» et mille autres maximes de Plutarque ou de ses auteurs favoris, que nous avions l'impertinence de lui faire répéter comme un air à une serinette. En parlant de l'enfance, La Fontaine a dit: «Cet âge est sans pitié!» On peut dire, en général, de celui que j'avais alors, qu'il est sans égards, sans ménagements, et qu'il immole tout à ses plaisirs.
Comme commandant de l'Althéa, Delaporte était resté à bord; il avait pensé, quand je retournai sur la frégate, que les friandises de notre agent comptable pourraient être agréables à sa belle prisonnière, et il me recommanda d'y intéresser sa vieille galanterie. Mme Lambert était enceinte; aussi, tous les soirs, la Belle-Poule qui avait un four et faisait du pain, mettait-elle en panne, pour lui en envoyer du frais. Notre docteur se servait de l'occasion du canot qui le lui portait pour aller s'informer de sa santé, et je fis si bien qu'un jour il fut chargé, par M. Le Lièvre, de quelques fruits glacés à l'adresse de l'intéressante malade, qui les trouva exquis. Elle en fit ses remerciements par un joli billet qui, tournant la tête à notre antique chevalier, lui inspira des folies vraiment fort amusantes. Il répondit au billet, et, l'esprit plein de riantes pensées, il fit comme le Métromane pour la Muse inconnue de Quimper-Corentin; il ne rêva plus qu'aux lettres et qu'aux cadeaux du lendemain. Mme Lambert soutint la plaisanterie avec beaucoup de finesse; elle y mit les égards que méritait M. Le Lièvre, et, quand elle le vit à l'Île-de-France, au lieu de nous offrir un spectacle que quelques-uns de nous attendaient avec malice, celui d'accabler un galant homme par d'ironiques quolibets, elle nous donna une véritable leçon, en le remerciant avec dignité, lui montrant une gracieuse reconnaissance, et lui inspirant un sentiment vrai de respectueuse affection.
Nos mauvaises plaisanteries à part, nous traitions nos prisonniers avec distinction, mesurant nos égards au sexe, au grade, à l'âge, à l'éducation: tous étaient l'objet de notre empressement à adoucir leur situation. Ils étaient, d'ailleurs, pour nous, l'occasion précieuse de nous initier aux difficultés de la conversation anglaise, et nous en profitions de notre mieux.
Mme Lambert resta quelque temps à l'Île-de-France; elle y fit ses couches, qu'elle avait présumé devoir faire au cap de Bonne-Espérance, où l'Althéa devait relâcher. Fille de Française et parlant notre langue comme nous, elle se montra enchantée d'avoir un enfant né dans la patrie de ses aïeux, et elle se réjouit de la perte de 50.000 francs seulement qu'éprouvait son mari par la prise de son navire, qui était en grande partie assuré, puisqu'elle en avait recueilli le plaisir d'habiter quelques mois une aussi charmante colonie que l'Île-de-France; elle partit sur un bâtiment neutre des États-Unis.
Au moment des derniers adieux, M. Lambert nous dit qu'il se souviendrait toujours avec reconnaissance de nos bons procédés, et, en véritable Anglais, il ajouta qu'il avait le plus grand désir de nous voir tous «prisonniers» en Angleterre, pour nous prouver cette reconnaissance. Delaporte, à qui il s'adressait le plus directement, ne voulut pas relever l'inconvenance d'un pareil langage, et il se borna à lui dire qu'il espérait, lui, que la paix nous fournirait une occasion plus agréable de nous revoir; mais le rude insulaire lui répondit: «Non, point le paix, avec M. Bonaparte; guerre à mort à M. Bonaparte; jamais le paix avec lui!» Cette boutade nous dérida, et sa douce femme mit fin à tout en s'empressant de lui dire, dans son baragouin qu'elle imitait parfaitement: «Si, mon ami, le paix avec M. Bonaparte, le paix honorable pour tous, et nous nous reverrons avec plaisir.»
L'Althéa était rentrée à l'Île-de-France avec nous; et, encore, nous avions fait nos calculs trop à l'avance. Pour ma part, comme enseigne de vaisseau, il me revenait, sur le produit de cette prise, une vingtaine de mille francs; mais nous avions de nouveau compté sans notre hôte; il fallut donc compter deux fois et, à la seconde, il y eut une forte réduction. Ce bâtiment ayant été capturé dans une mission particulière, pendant que la division ne courait aucun risque au mouillage, toutes les lois l'excluaient du partage; mais, dans ces temps de république et de despotisme, les lois n'étaient qu'un vain mot pour les gouvernants ou pour les chefs supérieurs; et M. Linois fit facilement décider que tous les bâtiments partageraient avec nous. Nous espérions que M. Bruillac soutiendrait nos intérêts. Hélas! M. Linois ordonna que la part allouée au grade de M. Bruillac serait augmentée; d'un autre côté, M. Decaen, à qui nous aurions pu en appeler, avait besoin, peut-être, du consentement de l'amiral, relativement à un emprunt que, pour les besoins de la colonie, il voulait faire sur notre grasse proie, et tout se termina au très grand avantage de nos chefs, et directement à nos dépens. Quel scandale! et comme il est heureux que nous ne vivions plus sous un régime aussi inique! Dans ces spoliations, rendons toutefois justice aux sentiments des officiers, qui oublièrent leurs intérêts lésés; ils s'occupèrent d'affaiblir l'effet de ces abus de pouvoir sur l'esprit des matelots, et ils déplorèrent moins la perte de quelques écus que la déconsidération dont se frappaient, eux-mêmes, leurs égoïstes chefs. Pour en finir sur ce sujet, je dirai tout de suite ici, qu'à la fin de notre campagne, qui dura plus de trois ans, et pendant le reste de laquelle nous fîmes encore quelques belles prises, je n'eus à recevoir, décompte fait, tant pour les prises que pour la solde et le traitement de table arriérés, qu'une somme d'environ 10.000 francs, qui n'était certainement pas le cinquième de ce qui me revenait, et sur laquelle, moitié, à peu près, était pour ladite solde et le dit traitement de table arriérés.
Au mois d'août 1804, le Berceau fut expédié pour la France. J'étais, à notre bord, l'officier chargé de diriger l'instruction des aspirants. Je m'étais adonné de tout cœur à ce soin, d'autant que mon frère en recueillait le fruit. Je l'avais mis à même de subir son examen d'aspirant de 1re classe, et je fis des démarches pour obtenir qu'il partît sur le Berceau, afin d'aller en France se présenter devant les examinateurs; mais j'avais parlé un peu haut dans l'affaire de l'Althéa, et je ne pus voir que ce motif pour un refus d'autant plus rigoureux qu'il retombait, avec injustice, sur un jeune homme laborieux, dont on retardait arbitrairement, ainsi, l'avancement si bien mérité sous tous les rapports. Ce fut un de mes premiers chagrins au service, et il fut bien vif. Mon pauvre frère resta donc sur la Belle-Poule, qui se radouba; et le reste de la division mit à la voile, en nous donnant, à époque fixe, rendez-vous dans le sud-est de Ceylan.
CHAPITRE VII
Sommaire: La division met à la voile.—L'amiral donne rendez-vous à la Belle-Poule dans le sud-est de Ceylan.—Rencontre, sur la côte de Malabar, d'un navire de construction anglaise monté par des Arabes.—Odalisques et cachemires de l'Inde.—Chasse appuyée par la frégate à la corvette anglaise le Victor.—Émouvante lutte de vitesse.—La corvette nous échappe.—La Belle-Poule prend connaissance de Ceylan.—Trente jours employés à louvoyer au sud-est de l'île.—Une montre marine qui se dérange.—Graves conséquences de l'accident.—La division passe sans nous voir.—La batterie de la Belle-Poule, les jours de beau temps.—Puget et moi.—Observations astronomiques.—Cercles et sextants.—Sur la côte de Coromandel.—Prise du bâtiment de commerce anglais, la Perle.—M. Bruillac m'en offre le commandement.—Je refuse.—Retour vers l'Île-de-France.—Le blocus de l'Île.—La frégate se dirige vers le Grand-Port ou port du sud-est.—Plan du commandant Bruillac.—La distance de Rodrigue à l'Île-de-France.—Le service que nous rend la lune.—Les frégates anglaises.—Le Grand-Port.—Arrivée de la division deux jours après nous.—L'Upton-Castle, la Princesse-Charlotte, le Barnabé, le Hope.—Combat, près de Vizagapatam, contre le vaisseau anglais le Centurion.—L'Atalante se couvre de gloire.—Le Centurion se laisse aller à la côte.—Impossibilité de l'amariner à cause de la barre.—Importance stratégique de l'Île-de-France.—Les Anglais lèvent le blocus.—La division appareille pour se rendre au port nord-ouest.—Curieuse histoire du Marengo.—La roche encastrée dans son bordage.—Le Trou Fanfaron.—Le Marengo reste à l'Île-de-France.—La Psyché va croiser.—L'amiral expédie la Sémillante aux Philippines pour annoncer la déclaration de guerre faite par l'Angleterre à l'Espagne.—Nouvelles de France.—Proclamation de l'Empire.—Projet de descente en Angleterre.—Le chef-lieu de la préfecture maritime du 1er arrondissement est transporté à Boulogne.—M. de Bonnefoux est nommé préfet maritime du 1er arrondissement et chargé de construire, d'armer et d'équiper la flottille.—Il assiste à la première distribution des croix de la Légion d'honneur et reçoit, lui-même, des mains de l'empereur, celle d'officier.—Une lettre de lui.—La Belle-Poule et l'Atalante quittent l'Île-de-France au commencement de 1805.—M. Bruillac, commandant en chef.—Croisière de soixante-quinze jours.—Calmes presque continus.—Rencontre, près de Colombo, de trois beaux bâtiments, que nous chassons et approchons à trois ou quatre portées de canon.—M. Bruillac les prend pour des vaisseaux de guerre.—Il m'envoie dans la grand'hune pour les observer.—Je descends en exprimant la conviction que ce sont des vaisseaux de la Compagnie des Indes.—Le commandant cesse cependant les poursuites.—Nouvelles apportées plus tard par les journaux de l'Inde.—Le golfe de l'Inde.—Notre présence est signalée par des barques de cabotage.—L'une d'elles, que nous capturons, nous apprend le combat de la Psyché et de la frégate anglaise de premier rang, le San-Fiorenzo.—Récit du combat.—Valeur du commandant Bergeret, de ses officiers et de ses matelots.—Sa présence d'esprit.—Capitulation honorable.—Tous les officiers tués, sauf Bergeret et Hugon.—La Belle-Poule et l'Atalante quittent les côtes du Bengale, et visitent celles du Pégu, du Tonkin, de la Cochinchine.—Capture de la Fortune et de l'Héroïne.—Un aspirant de la Belle-Poule, Rozier, est appelé au commandement de l'Héroïne.—On lui donne pour second Lozach, autre aspirant de notre bord.—Belle conduite de Rozier et de Lozach.—Rencontre par l'Héroïne d'un vaisseau anglais de 74 canons entre Achem et les îles Andaman.—Rozier accueilli avec enthousiasme à l'Île-de-France.—Paroles que lui adresse Vincent.—Retour de la Belle-Poule et de l'Atalante à l'Île-de-France.—Observations astronomiques faites par Puget et par moi devant Rodrigue.—Elles confirment nos doutes sur la situation exacte de cette île.—Sur notre rapport, un hydrographe est envoyé à Rodrigue par la colonie.—Les résultats qu'il obtient sont conformes aux nôtres.—Quarante-cinq navires de commerce ennemis capturés par nos corsaires, malgré les treize vaisseaux de ligne, les quinze frégates et les corvettes qu'entretenaient les Anglais dans l'Inde.—Séjour prolongé à l'Île-de-France.—Les colons.—M. de Bruix, les Pamplemousses, le Jardin Botanique.—MM. Céré, père et fils.—Paul et Virginie.—La crevasse de Bernardin de Saint-Pierre.—Bruits de mésintelligence entre le général Decaen et l'amiral Linois.—Projets attribués à l'amiral.—La Sémillante bloquée à Manille.—L'Atalante reste au port nord-ouest pour quelques réparations.—Le cap de Bonne-Espérance lui est assigné comme lieu de rendez-vous.—Les bavardages de la colonie sur l'affaire des trois navires de Colombo.—M. Bruillac me met aux arrêts.—Il vient me faire des reproches dans ma chambre.
Avant de prendre connaissance de Ceylan, la Belle Poule fit deux rencontres près de la côte de Malabar. La première était un navire de construction anglaise, que je fus chargé d'aller visiter. Il était monté par des Arabes qui avaient une cargaison belle, opulente, mais point embarrassante; savoir: vingt odalisques de Georgie ou de Circassie pour l'iman de Mascate, et six grandes malles remplies de magnifiques cachemires. Je fus ébloui, à la vue de tant de richesses, de tant de beautés; je ne pus, cependant, juger de ces femmes, tant vantées, que par l'élévation de leur taille, l'aisance de leurs mouvements, ou la noblesse de leur port, car elles se tinrent constamment voilées; mais mon imagination y suppléa. Les papiers du navire étaient parfaitement en règle; rien n'indiquait qu'il fût armé au compte des Anglais, et nous le laissâmes passer.
L'autre rencontre fut une corvette ennemie que nous abusâmes longtemps par des signaux feints ou embarrassés; elle ne découvrit la ruse qu'à deux portées de canon. Cessant alors de se laisser approcher, elle prit retraite devant nous. La chasse que nous lui appuyâmes fut vigoureuse; mais, malheureusement, le temps était à grains, et, pendant ces grains, nous ne pouvions pas porter autant de voiles que ce bâtiment, à cause de notre grande vergue, cassée récemment, et qui, quoique réparée, nous obligeait à des ménagements. J'ai vu des joutes, des luttes, des courses d'hommes ou de chevaux, des défis entre bâtiments, voitures légères ou canots, mais jamais rien d'aussi intéressant que la chasse dont je parle en ce moment. La corvette avait tout dehors: pendant les grains, elle ne rentrait pas un pouce de toile; dans les éclaircies, on la voyait comme enveloppée par d'énormes lames, qui semblaient, à chaque instant, prêtes à l'engloutir; le vent la couchait à faire frémir, et elle jetait à l'eau, des mâts, des vergues de rechange, des futailles, des madriers, des embarcations, des cages à poules et autres objets dont elle s'allégeait. La frégate gouvernait droit dessus avec la même vigilance qu'un chien couchant qui suit la trace; elle rayonnait d'espérance quand, après une bourrasque, elle pouvait établir sa grande voile; elle frémissait au retour du grain, quand il la fallait recarguer. Nos regards se partageaient entre notre ennemi épouvanté et la flexion de la grand'vergue, que nous ne nous décidions à soulager de sa voile qu'à la dernière extrémité; et, passant majestueusement à travers des débris flottants jetés par la corvette pour accélérer son sillage, tantôt nous nous en approchions avec enthousiasme, tantôt nous la voyions, avec douleur, se dérober à nos efforts. La nuit qui survint acheva de la dégager. Nous avons su plus tard que c'était la corvette anglaise le Victor, la même qui fut prise, assez longtemps après, à Manille, par le commandant Motard, de la Sémillante. Elle fut ensuite commandée par mon ami Hugon, qui ramena dessus M. Bergeret, de l'Île-de-France en Europe.
Nous prîmes connaissance de Ceylan, et nous nous établîmes au rendez-vous assigné. Nous y passâmes trente jours, ainsi que le prescrivaient nos instructions; mais nous ne vîmes ni division, ni un seul navire étranger, neutre ou ennemi. Notre commandant avait une montre marine, en laquelle il avait la plus grande confiance. Puget en était chargé; il s'y entendait parfaitement. Toutefois la montre se dérangea; c'est un inconvénient de ces instruments, rare à la vérité, mais à peu près irrémédiable en pleine mer. De mon côté j'étais chargé de la route par l'estime ainsi que des observations astronomiques avec le cercle de réflexion et j'entretins Puget de mes doutes sur la montre. Il les avait lui-même. Cependant il ne voulut point les communiquer au commandant avant d'avoir à présenter une masse concluante d'observations pour lesquelles il se joignit à moi. Quand nous fûmes bien certains que la longitude donnée par la montre était défectueuse, nous fîmes notre rapport. Il était détaillé, clair, irréfutable; mais ce que nous avions prévu arriva: M. Bruillac ne voulut pas en entendre parler; il continua à déduire sa position de sa montre; il finit par se trouver à 85 lieues de Ceylan, au lieu d'en être à 25, et il lui fallut, pour reprendre connaissance de cette île, quatre jours au lieu d'un sur lequel il comptait. La division avait passé; elle nous avait cherchés; des bâtiments ennemis que nous aurions pu capturer s'étaient, sans doute, présentés pour prendre connaissance du cap Comorin; et nous n'avions rien vu; nous étions restés dans une profonde solitude.
Nos matelots, nos timoniers, ayant, sans cesse, sous les yeux, des officiers aussi laborieux que nous, n'avaient cru, pour la plupart, mieux faire que de suivre notre exemple. On peut dire, en effet, de l'esprit de l'homme: Sequitur facilius quam ducitur. Ils s'approchaient de nous quand nous observions; ils notaient les éléments de nos calculs; ils nous demandaient, ou aux plus instruits d'entre eux, des conseils, des renseignements; ils imitaient notre assiduité. C'était vraiment un coup d'œil bien satisfaisant, quand le temps était beau, et que les exercices de manœuvres, d'artillerie, d'abordage, ou autres, étaient finis, que de voir la batterie de la frégate remplie de tables, sur lesquelles s'inclinaient tant de têtes méditatives, se délassant noblement des fatigues du corps par le travail, qui est un des plus doux plaisirs de l'intelligence.
Avec de tels hommes, l'histoire de la montre n'avait pu passer inaperçue; mais ils savaient que leur commandant avait de très bonnes qualités comme marin, comme homme d'exécution, comme homme de courage; aussi, grâce surtout un peu à la direction de leurs facultés vers les objets qui concentraient, depuis quelque temps, les pensées de Puget et les miennes, n'y songèrent-ils bientôt plus. Les recherches auxquelles mon camarade et moi nous nous adonnâmes à cette occasion, tournèrent fort à notre avantage.
Jamais observations de tous genres ne furent plus multipliées, calculs plus soignés, solutions plus concordantes. Nous jouions, nous badinions, en quelque sorte avec nos cercles, avec nos sextants; les positions les plus gênantes pour nous en servir de jour, de nuit, par les plus grosses mers, n'étaient plus rien pour nous; nous en étions venus au point de calculer comme on parle, comme on écrit, et nous n'obtenions plus que des résultats d'une exactitude dont jamais encore on n'avait ouï parler. Mais nous étions à la meilleure des écoles, celle d'une navigation incessante, et au milieu de dangers de toute espèce. Après avoir pris connaissance de Ceylan, nous poussâmes une reconnaissance vers la côte de Coromandel. Là, sous Sadras[127], nous nous emparâmes de la Perle, bâtiment de commerce anglais dont M. Bruillac m'offrit le commandement; je ne trouvais rien de plus instructif, de plus favorable à mon avancement que ma position sur la frégate, et je le remerciai. Loin d'insister, il me dit qu'il avait cru devoir, par esprit d'équité, me faire cette proposition, mais qu'il voyait avec satisfaction qu'elle ne m'avait pas convenu.
Nous revînmes vers l'Île-de-France. D'après quelques indiscrétions des Anglais prisonniers de la Perle, nous eûmes lieu de penser que l'île était bloquée. Le commandant présuma avec beaucoup de justesse, comme la suite effectivement le confirma, que le gros des forces anglaises du blocus se tenait devant le port nord-ouest, qui est le plus fréquenté, et que deux seules frégates devaient être devant le Grand-Port ou port sud-est, qui est sur un point de l'île opposé au premier.
Rodrigue, île située à environ cent lieues dans l'est de l'Île-de-France, nous servit à nous guider pour notre attérage au Grand-Port, devant l'entrée duquel le commandant avait pris la louable résolution de se trouver, au point du jour, à très petite distance, pour être entre la terre et les frégates qui devaient croiser en cette partie. J'avais toujours cru remarquer, précédemment, qu'il y avait plus de distance entre Rodrigue et l'Île-de-France que les géographes n'en avaient mesuré; si cela était vrai, notre attérage était manqué! J'étais de quart et travaillé par cette idée, quand je vis la lune se coucher; le ciel était si pur qu'aucune partie ne m'en fut interceptée; elle atteignit l'horizon de la mer, descendit peu à peu et disparut. Le commandant vint précisément alors sur le pont et me dit que nous avions à peu près parcouru la distance entre les deux îles; qu'il venait d'estimer le chemin fait, et que, bientôt, nous mettrions en panne pour nous arrêter. Je lui demandai dans quelle direction il supposait la terre: il me montra le côté du crépuscule de la lune. Je lui parlai alors de mes doutes sur la distance établie entre les deux îles; j'ajoutai que la manière dont la lune s'était couchée prouvait que l'Île-de-France était encore loin, puisque ses hauteurs n'avaient pas caché l'astre à ses derniers moments; je parvins enfin, peut-être par le souvenir de Ceylan qu'il se rappela sans doute, involontairement, à obtenir qu'il fît encore quelques lieues, et il fit bien; en effet, au point du jour, nous étions en dedans des frégates anglaises au lieu d'en être en dehors. Les postes de l'île étaient couverts de pavillons pour indiquer le blocus et mettre les navires sur leurs gardes; les frégates anglaises essayèrent de nous atteindre; elles tirèrent du canon, firent des signaux; les mouches de la croisière volèrent vers le gros de leurs forces, qui s'ébranla; mais nous étions déjà dans le port, et en sûreté.
Le surlendemain, la division arriva avec l'Upton-Castle, la Princesse-Charlotte, le Barnabé, le Hope, riches prises qu'elle avait faites; instruite, comme nous, par ses prisonniers, elle avait également pris le parti d'entrer au Grand-Port, dont les frégates du blocus lui laissèrent respectueusement le passage libre. Près de Vizagapatam[128], elle avait attaqué et fait amener le vaisseau de guerre anglais le Centurion; l'Atalante se couvrit de gloire dans cette affaire[129]; mais ce vaisseau se laissa aller à la côte. La barre ou le ressac de la mer devant les plages sablonneuses de ces parages empêcha qu'on ne l'amarinât, et il fut perdu pour nous.
Ce fut un plaisir inexprimable de nous revoir, et nous fraternisâmes dans ce Grand-Port, à jamais célèbre par les rudes combats qu'y ont soutenu, après nous, les vaillants capitaines Bouvet, Hamelin, Duperré; car l'Angleterre vit bientôt, par le résultat de nos opérations, combien l'Île-de-France lui était préjudiciable; elle ne recula devant aucun sacrifice, et elle fit, par la suite, la conquête de ce boulevard si important, si facile pourtant à défendre, mais que l'empereur négligea, et où il n'envoya, comme il l'avait fait pour l'Égypte, que des secours insignifiants. La paix vint après; mais elle nous fut imposée après les désastres de nos armées; les Anglais se gardèrent bien de se désaisir de l'Île-de-France (qu'ils appellent île Maurice), ainsi que du cap de Bonne-Espérance, dont ils s'emparèrent avant d'attaquer l'Île-de-France; ainsi ils sont encore les maîtres de ces deux points menaçants qui, seuls, troublaient la tranquille possession de leurs vastes établissements dans l'Inde.
Les forces navales du blocus anglais ayant eu l'amertume de voir entrer à l'Île-de-France notre division tout entière, ainsi que nos prises, n'eurent d'autre parti à prendre que celui de se retirer. Aussitôt nous appareillâmes nous-mêmes pour nous rendre au port nord-ouest. En entrant au Grand-Port, le Marengo avait touché sur une roche jusqu'alors inconnue; comme les pompes n'eurent que très peu d'eau à extraire, on crut d'abord que ce n'était qu'un simple choc; toutefois le vaisseau ne pouvait reprendre la grande mer sans une visite formelle. Dès notre arrivée au port nord-ouest, on le conduisit donc dans le Trou-Fanfaron, où se font les radoubs, et l'on s'occupait de le désarmer, lorsque tout à coup il coula au fond; la roche qu'il avait touchée s'était écrêtée; elle s'était logée dans ses flancs; par un miraculeux hasard, elle s'y était conservée pendant notre trajet du Grand-Port au port nord-ouest; enfin elle ne s'en était détachée que dans le Trou-Fanfaron, où il n'y avait guère plus d'eau que le vaisseau n'en exigeait pour flotter, quelques heures plus tôt, et, en un clin d'œil, il s'ensevelissait en mer pour jamais! Il fallut le relever, le réparer; or, ces opérations demandant beaucoup de temps, le Marengo resta seul à l'Île-de-France; la Psyché alla croiser; la Belle-Poule et l'Atalante se disposèrent à la suivre, et la Sémillante fut expédiée pour les îles Philippines, afin d'informer les Espagnols que, sans aucune démarche préalable, les Anglais, qui étaient en pleine paix avec eux, avaient jugé convenable de leur déclarer la guerre, en capturant quatre de leurs frégates richement chargées qui faisaient route pour Cadix!
Nous avions, en effet, trouvé à l'Île-de-France des journaux venus de la métropole, des dépêches ministérielles, des nouvelles de nos familles: Bonaparte, consul était devenu Napoléon, empereur. Une descente en Angleterre était projetée; Boulogne était choisi pour port central d'une flottille; le chef-lieu de la préfecture maritime du 1er arrondissement y avait été transféré; M. de Bonnefoux en avait été nommé préfet; il était chargé de faire construire, armer, équiper, cette immense flottille, et il avait assisté à la grande cérémonie de la distribution des premières croix de la légion d'honneur, où Napoléon l'avait personnellement décoré de celle d'officier. Il me l'écrivit lui-même; et, me donnant de bonnes nouvelles de toute la famille, il m'assura qu'il saisirait l'occasion de son premier voyage à Paris pour parler à son ancien camarade Decrès, alors ministre de la Marine[130], de mon avancement et de celui de mon frère. Ma belle-mère[131], fort jeune alors, habitait Boulogne à cette époque; et elle se rappelle, avec complaisance, que l'empereur, y rencontrant ses deux filles, qui étaient de fort jolies enfants, s'en approcha affectueusement et les embrassa toutes les deux. La grandeur a ce privilège qu'aucun de ses actes n'est indifférent, et que leur souvenir, surtout quand il flatte, est religieusement conservé.
La Belle-Poule et l'Atalante quittèrent le port au commencement de 1805. D'après la hiérarchie militaire, notre commandant avait autorité sur M. Beauchêne. Notre croisière fut de soixante-quinze jours; ils nous parurent bien longs, à cause de calmes presque continus, très monotones, et qui nous empêchèrent de faire beaucoup de rencontres. La première, cependant, sur notre route vers le golfe du Bengale, qui était notre destination principale, eut lieu près de Colombo, et elle aurait suffi pour nous dédommager de nos peines, si M. Bruillac avait cru devoir attaquer.
Il s'agissait de trois beaux bâtiments, que nous chassâmes et approchâmes à trois ou quatre portées de canon. Le commandant, qui, en pareil cas, se trompait rarement dans ses jugements, les prit pour des bâtiments de guerre. Se croyant sûr de son fait, et voulant paraître suivre l'opinion de tous en cessant de les poursuivre, il m'ordonna de monter dans la grand'hune et de bien observer ces navires, avec sa longue-vue, qui était excellente. Quelle ne fût pas sa surprise, lorsqu'après être descendu sur le pont, je lui dis, lui affirmai que c'étaient des vaisseaux de la Compagnie. Il me questionna minutieusement, et il en résulta que ce que j'avais vu, jugé, comparé, analysé, témoignait de ma conviction. M. Bruillac, fâché d'avoir lui-même provoqué, sur le pont, ces explications que d'ailleurs je faisais avec un ton respectueux, se contenta de répondre que, lorsque des bâtiments de guerre marchaient moins bien que des bâtiments ennemis qu'ils voulaient attirer à eux, ils savaient fort bien se déguiser, se transformer, employer la ruse, comme nous l'avions fait pour le Victor, et qu'il ne voulait pas être si grossièrement dupé. Je n'avais rien à répondre à cet argument, qui n'était plus de ma compétence; il leva la chasse; mais il fut avéré depuis, par les journaux de l'Inde, que c'étaient bien trois riches vaisseaux de la Compagnie. Il est juste d'ajouter que je n'énonçais ici que mon opinion individuelle et que rien n'est plus sujet à erreur que les jugements en pareille matière.
Sur les bords du Gange ou plutôt de l'Hougli sont bâties les deux villes opulentes de Calcutta et de Chandernagor[132]; celle-ci a été restituée à la France; mais alors elle était sous la domination anglaise. Croiser à l'embouchure était donc menacer l'arrivage ou le débouché d'un commerce maritime très étendu; mais il fallait ne pas être vu: or, d'un côté, les trois navires de Colombo donnant l'éveil sur la côte, aucun bâtiment anglais ne s'aventura pour le golfe du Bengale; et, de l'autre, nous fûmes découverts par des barques du cabotage. Quelques-unes d'entre elles furent, à la vérité, jointes par nous ou par nos embarcations, et coulées ou brûlées après que les marins en furent retirés; mais nous ne pûmes toutes les aller chercher sur les hauts fonds, où elles se réfugiaient, de sorte que notre présence fut signalée dans ces parages; embargo fut donc mis sur tous les navires de commerce, et nous avisâmes en vain.
Nous n'avions pas eu connaissance de la Psyché, que nous pensions trouver dans le golfe de Bengale. Nous hésitions même, à cause d'elle, à nous en éloigner, lorsqu'une dernière barque, saisie par nous, nous apprit que la frégate anglaise le San-Fiorenzo, du premier rang, avait récemment rencontré la Psyché, dont l'épaisseur, l'artillerie, le calibre des pièces, l'équipage, équivalaient à peine à la moitié de l'épaisseur, de l'artillerie, du calibre des pièces, de l'équipage du San-Fiorenzo. Il y avait eu, entre ces bâtiments, une action mémorable où Bergeret, ses officiers, ses matelots, avaient montré une valeur surhumaine. Réduit à la dernière extrémité, Bergeret ne voulait, à aucun prix, amener son pavillon. Le San-Fiorenzo était dans un état déplorable. Il y eut, alors, un moment de silence de la plus imposante solennité, comme les poètes des temps reculés en rapportent des exemples, lorsque les illustres chefs des armées de ces siècles héroïques voulaient haranguer leurs soldats. Une capitulation fut proposée pendant ce temps d'arrêt, et tel était l'état de délabrement de la frégate anglaise que les termes en furent aussitôt acceptés. Bergeret obtint donc, par sa présence d'esprit, aussi rare que son courage, qu'aucun des siens ne serait prisonnier, que tous seraient renvoyés à l'Île-de-France, aux frais des Anglais; qu'ils conserveraient armes, bagages, effets particuliers, et qu'à ces conditions seules la Psyché cesserait de se battre, c'est-à-dire renoncerait à se faire couler. Admirable combat, qui est un titre impérissable de gloire pour tous ceux qui y ont participé et où le vaincu mérita la palme cent fois plus que le vainqueur[133]!
Pendant quelques minutes, nous avait-on dit, Bergeret était resté seul sur son pont, tant il y avait eu de tués et de blessés, et l'état-major entier avait succombé. J'avais besoin de révoquer en doute la mort de mon ami Hugon; car de trop belles espérances auraient été détruites; mes affections auraient été trop froissées. Je me refusai donc à admettre la dernière partie du récit; la suite me prouva que mes pressentiments ne m'avaient pas trompé; Bergeret et lui étaient les seuls officiers qui eussent survécu.
Cette affaire s'était pourtant passée à une vingtaine de lieues de nous; bien plus, en rapprochant ou comparant les jours, les dates, les positions, nous nous convainquîmes que lorsque le San-Fiorenzo et la Psyché firent route pour le Gange où elles rentrèrent, elles durent passer, pendant la nuit, à une très petite distance de nous. Quel bonheur, si c'eût été de jour! Quelle capture nous aurions effectuée! de quel prix inestimable n'eussent pas été de si glorieux débris! Quel doux moment, enfin, que celui où, sur son pont vainqueur, le brave Bruillac, embrassant le brave Bergeret, lui aurait remis le San-Fiorenzo et la Psyché, l'un témoin manifeste, l'autre théâtre brillant de sa mâle intrépidité!
Nous nous éloignâmes des côtes alors désertes du Bengale pour aller visiter celles du Pégu[134]. Nous y capturâmes la Fortune et l'Héroïne. Celle-ci fut donnée, en commandement, à l'un de nos aspirants, nommé Rozier[135]; son second était Lozach[136], autre aspirant de notre bord. Ils eurent une occasion de se distinguer dans cette mission; ils la saisirent de la manière la plus signalée. Entre Achem[137] et les îles Andaman[138], au point du jour, l'Héroïne se trouva à petite portée d'un vaisseau de 74, anglais, qui tira, en l'air, un coup de canon à boulet, lequel signifiait dédaigneusement: «Je ne veux pas vous faire de mal; mais approchez-vous de moi pour que je vous amarine à mon aise.» Rozier laissa arriver sur le vaisseau; il poussa même l'attention jusqu'à vouloir passer sous le vent à lui, afin de lui faciliter l'envoi de ses embarcations; mais, en silence, il avait disposé son monde pour forcer de voiles, et, à l'instant où il se trouva dans la direction de l'avant du bâtiment, il mit tout ce qu'il avait de voiles dehors et détala dans cette direction. Aussitôt son équipage se porta à la cargaison et en jeta à la mer autant qu'il le put pour donner plus de marche à l'Héroïne, en l'allégeant.
Le vaisseau, avec la confiance de sa force, s'était mis en panne; il débarquait ses canots, et il ne pensait pas même à installer à l'avant ses canons de chasse. Il lui fallut donc quelque temps avant d'avoir pu présenter le côté à notre prise, afin de lui envoyer sa volée entière. L'intelligent Rozier avait tous ses marins dans la cale; Lozach était au gouvernail; pour lui, il semblait défier l'ennemi; car, debout, sur le couronnement, tenant à la main la drisse de son pavillon qu'il avait rehissé, son attitude prouvait qu'il ne voulait pas qu'on pût croire qu'il amènerait. La volée cribla la voilure, mais ne fit aucun dégât majeur; cependant le vaisseau remit le cap sur l'Héroïne; mais il y avait eu du temps perdu pour ses canots, et pour établir ses voiles de nouveau. Quant à Rozier, il s'allégeait toujours et filait de plus en plus. Enfin, après quatre heures de lutte, d'efforts, de canonnade, d'incertitudes, le faible navire put se rire des menaces, de la colère de son colossal adversaire, et il fut pour jamais à l'abri de ses coups, désormais impuissants.
Rozier fut accueilli à l'Île-de-France avec l'enthousiasme que méritait sa courageuse conduite. Vincent[139], dont l'esprit était plein de grâce et de poésie, Vincent, qui avait toujours une parole agréable à la bouche, ou un vers d'une heureuse application, ne manqua pas de s'en rappeler un charmant de La Fontaine, et faisant allusion à la délicatesse des traits de Rozier, qui l'avait fait surnommer l'Amour par ses camarades, il lui dit, en l'accostant à la première rencontre: Et dans un petit corps s'allume un grand courage!
Le bel état que l'état militaire, la noble profession que celle qui initie à de telles émotions, qui cimente des amitiés comme celles qui unirent, depuis lors, Rozier à son digne second, ainsi qu'à nous tous, et qui rend acteurs ou témoins d'aussi remarquables actions! C'est bien la carrière de l'honneur, c'est bien celle des sentiments les plus exaltés; oui, c'est bien celle qui commande le respect, l'admiration des contemporains et de la postérité.
Tels étaient nos aspirants, et, comme cette campagne avait mûri de jeunes têtes, avait élevé de jeunes cœurs de quinze à dix-huit ans! Rozier, Lozach, mon frère, Gibon de Kerisouet, entre autres, vous aviez déjà le talent, le courage, l'expérience d'hommes faits; vous étiez dès lors un juste sujet d'espérance pour la Marine.
Puget et moi, lors de notre rentrée à l'Île-de-France, portâmes plus de soins encore que jamais à nos observations astronomiques devant Rodrigue[140]. Nos calculs nouveaux confirmèrent tellement nos doutes précédents que nous pûmes dresser et présenter un travail, qui ne permit plus à la colonie d'hésiter à faire rectifier la position géographique d'un point aussi important pour l'attérage de l'Île-de-France. Un savant hydrographe, envoyé sur les lieux, fut chargé d'en préciser exactement la place dans l'Océan; il revint après six semaines de séjour, et ses résultats confirmèrent exactement des opérations que, cependant, nous n'avions pu faire qu'en passant.
Plusieurs corsaires revinrent de croisière en même temps que nous; on comptait déjà 45 riches navires capturés par eux, et tant de mal était fait aux Anglais, malgré 13 vaisseaux de ligne, 15 frégates et plusieurs corvettes qu'ils entretenaient dans l'Inde, à grands frais, pour protéger leur commerce contre nous! Rien ne démontre mieux l'intérêt qu'ils eurent à s'emparer de cette colonie à tout prix, ni les efforts qu'aurait dû faire le Gouvernement pour la défendre et la conserver; hélas! on ne pensait alors qu'à élever autour de la France des trônes que l'on regardait comme des surcroîts de puissance.
La relâche que nous fîmes fut assez agréable; car, pour les colons, nous commencions à être d'anciennes connaissances.
Leurs maisons nous étaient ouvertes; leurs invitations nous appelaient à leurs campagnes. Nous visitâmes ainsi tous les quartiers de l'île; et moi, particulièrement, le Cap d'Ambre où était l'habitation d'un de nos passagers, M. de Bruix, frère de l'amiral de ce nom, et les Pamplemousses où se trouve le Jardin botanique du Gouvernement, alors dirigé par M. Céré, père de Mme d'Houdetot, de Mme Barbé-Marbois, d'une charmante jeune fille qu'il avait avec lui, et d'un jeune homme employé, à cette époque, dans les bureaux de la Préfecture maritime, et qui réunissait aux plus beaux sentiments une éducation soignée, une taille élevée et des traits fort distingués. Céré, fils, était de toutes nos parties.
Dès l'arrivée de la frégate, dès que notre second, M. Moizeau, pouvait mettre un canot à ma disposition, j'allais chercher Hugon ou quelque autre ancien aspirant de ma connaissance, qu'en ma qualité d'officier on me refusait rarement, et puis nous voilà partis, et nous passions de bons moments ensemble et avec Céré. Ainsi je ne laissai pas refroidir l'amitié de ceux avec qui j'étais précédemment lié.
C'est près des Pamplemousses qu'est le théâtre des scènes attachantes du roman de Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, dont le secret, comme écrivain, se résume dans ce peu de mots échappés à sa plume: «Si votre âme est sensible, votre pinceau sera immortel; sentez et écrivez, vous serez sûr de plaire!» Que de fois, lorsque la frégate se dirigeait sur l'Île-de-France, je m'étais enivré, en espérance, du plaisir de contempler les lieux enchanteurs décrits par Bernardin, les paysages riants foulés par les pieds légers de son héroïne, les îlots, les rochers où vint se briser le Saint-Géran, la place funeste où périrent les deux tendres amants, et que de fois je m'étais dit, comme Delille, quand il brûlait d'aller voir la poétique patrie de son modèle dans l'art des vers:
  Oui, j'en jure Virgile et ses accents sublimes;
  J'irai, de l'Apennin je franchirai les cimes;
  J'irai, plein de son nom, plein de ses vers sacrés,
  Les dire aux mêmes lieux qui les ont inspirés.
Je tins parole, et à mon plaisir inexprimable, j'allai souvent me blottir dans la crevasse élevée d'un morne majestueux, d'où l'œil embrasse la plaine des Pamplemousses, les îlots, la mer; et où l'on prétend que Bernardin de Saint-Pierre, les yeux fixés sur ce magnifique tableau, allait, bien au-dessus des vulgaires humains, chercher ses magiques inspirations.
Le séjour que nous fîmes alors dans cette colonie fut plus long qu'à l'ordinaire; mais tout nous disait que c'était le dernier. Il circulait que la mésintelligence entre MM. Decaen et Linois était à son comble, que l'amiral ne voulait plus expédier de prises pour l'Île-de-France, qu'il choisirait enfin, pour point central de ses opérations, le cap de Bonne-Espérance, appartenant, alors, à nos alliés les Hollandais. La suite a prouvé qu'il y avait beaucoup de vrai dans ces assertions, et qu'il ne pouvait arriver, à la colonie et à nous, rien de pire que les événements qui ont succédé.
La Sémillante était encore à Manille, où elle fut bloquée. Longtemps après elle retourna à l'Île-de-France; mais nous ne la revîmes plus. L'Atalante resta au port nord-ouest pour quelques réparations, et reçut le cap de Bonne-Espérance pour rendez-vous avec le Marengo et la Belle-Poule, qui se mirent en mesure d'entreprendre une croisière d'une étendue vraiment gigantesque.
J'allais éprouver de cuisants regrets, en quittant un si doux pays; heureusement qu'une lettre vint les adoucir en me donnant l'assurance qu'à Paris on pensait à mon frère et à moi, et qu'à la prochaine promotion, il était arrêté que nous serions nommés, lui enseigne, et moi lieutenant de vaisseau.
S'il est un tort préjudiciable aux jeunes gens, c'est, sans contredit, de parler inconsidérément d'objets dont ils ne calculent pas la portée, ou d'être faciles aux suggestions de ceux qui, ayant le désir de les faire discourir, flattent leur amour-propre pour les exciter à sortir des bornes qu'un peu d'expérience leur apprend à ne pas franchir. L'affaire des trois navires de Colombo, où j'avais joué un certain rôle, avait, pendant quelque temps, occupé la colonie. Il paraît que certaines personnes voulurent s'autoriser de mon nom, et que je fus mis en scène par quelques habitués de la maison du capitaine général, qui ne manquèrent pas de mêler, selon l'usage, beaucoup d'exagération à un peu de vérité. Ce tripotage revint à M. Bruillac qui, aussitôt, se rendit à bord. C'était un jour d'exercice; il comptait m'y trouver, mais j'étais descendu à terre avec la permission cependant de M. Moizeau.
M. Bruillac n'accueillit pas cette explication, et il ordonna, sans plus ample informé, que M. Moizeau m'envoyât chercher et m'infligeât les arrêts jusqu'à nouvel ordre. Je subissais cette punition depuis deux jours, me perdant en vaines conjectures, lorsque le commandant revint à bord, me fit demander, et, après quelques détails sur mon absence dont il prétendait ignorer l'autorisation, il vint au fait et me fit des reproches sur le tort que mes indiscrétions, à l'égard des navires de Colombo, pouvaient faire à sa réputation et indirectement à moi-même.
Le colloque fut long, et je me défendis mal, car j'étais désolé d'avoir blessé la susceptibilité d'un homme dont j'estimais la capacité militaire. Entre autres choses, il me dit, en avouant franchement sa méprise à Colombo, qu'il y avait loin de l'opinion souvent irréfléchie d'un jeune homme sur une question grave, à la conduite d'un chef responsable de l'honneur du pavillon, ainsi que de la liberté ou même de la vie de ses subordonnés; que la prudence, qui l'avait égaré en cette circonstance, avait été utile à la frégate en maintes circonstances, notamment lors de notre retour de Madras à Pondichéry; qu'en ce qui me concernait, j'étais punissable par le seul fait de ma demande d'absence, un jour d'exercice; que la permission de M. Moizeau, à qui il en ferait des reproches, ne me justifiait pas complètement; enfin qu'on avait souvent vu éclater des inimitiés de chefs à officiers, qui avaient eu assez de force ou de durée pour entraver ceux-ci dans leur carrière, et cela quand les motifs en étaient beaucoup moins sérieux.
Je tins à rétablir les faits, dont j'élaguai tout ce que la malveillance avait envenimé; et nous nous séparâmes, le commandant en levant mes arrêts, moi résolu à remonter à la source des exagérations; mais j'en fus pour mes recherches; personne n'avait plus rien dit, plus rien répété... Je crois même qu'on ne fut pas fâché de mes arrêts; car la malignité ne s'arrête pas; et un peu de zizanie à bord ne pouvait déplaire aux artisans de nos discordes.
Le temps, le bon esprit de M. Bruillac le firent revenir de la froideur occasionnée par cet incident; et, sans que je fisse autre chose que mon devoir, je me revis assez promptement traité, par lui, avec la même distinction qu'auparavant.
CHAPITRE VIII
Sommaire: Préparatifs de départ de l'Île-de-France.—Arrivée à bord de Céré fils engagé comme simple soldat.—Son enthousiasme patriotique et ses sentiments de discipline.—Au moment de l'appareillage de la Belle-Poule, tentative de mutinerie d'une partie de l'équipage.—Admirable conduite de M. Bruillac. Ses officiers l'entourent. L'ordre se rétablit.—Paroles que m'adresse le commandant en reprenant son porte-voix pour continuer l'appareillage.—Le Marengo et la Belle-Poule se dirigent vers les Seychelles.—Mouillage à Mahé.—Mahé de la Bourdonnais et Dupleix.—But de notre visite aux Seychelles.—M. de Quincy.—Un gouverneur qui tenait encore sa commission de Louis XVI.—Un homme de l'ancienne cour.—Chasse de chauve-souris à la petite île Sainte-Anne.—Danger que mes camarades et moi nous courons.—Le «chagrin».—Les caïmans.—De Mahé, la division se rend aux îles d'Anjouan.—Croisière à l'entrée de la mer Rouge.—Croisière sur la côte de Malabar, devant Bombay.—Aucune rencontre.—Dommage causé indirectement au commerce anglais.—Pendant mon quart, la Belle-Poule est sur le point d'aborder le Marengo.—L'équipage me seconde d'une façon admirable et j'en suis profondément touché.—L'abordage est évité.—Réflexions sur le don du commandement.—Mes diverses fonctions à bord, officier de manœuvre du commandant, chargé de l'instruction des aspirants, des observations astronomiques, des signaux.—M. Bruillac m'avait proposé de me décharger de mon quart et de le confier à un aspirant. J'avais refusé. Pendant toute la durée de la campagne, je ne manquai pas un seul quart.—Visite des abords des îles Laquedives et des îles Maldives.—En approchant de Trinquemalé, rencontre de deux beaux vaisseaux de la Compagnie des Indes.—Manœuvre du commandant Bruillac contrariée par l'amiral.—Un des vaisseaux se jette à la côte et nous échappe.—À la suite d'une volée que lui envoie, de très loin, la Belle-Poule, l'autre se rend.—C'était le Brunswick, que l'amiral expédie en lui donnant pour premier rendez-vous la baie de Fort-Dauphin (île de Madagascar) et False-bay pour le second.—Continuation de la croisière à l'entrée de la mer de l'Inde.—Après avoir traversé cette mer dans le voisinage des îles Andaman, la division se dirige vers la Nouvelle-Hollande, et aux environs du Tropique, elle remet le cap vers l'ouest. Nous nous trouvons alors, par un temps de brume, à portée de canon de onze bâtiments anglais, que l'on prend pour onze vaisseaux de la Compagnie.—L'amiral attaque avec résolution.—Ces bâtiments portaient trois mille hommes de troupes, qui font un feu de mousqueterie parfaitement nourri.—Les voiles de la Belle-Poule sont criblées de projectiles.—M. Bruillac et moi nous avons nos habits et nos chapeaux percés en plusieurs endroits.—Le vaisseau de 74 canons, Le Blenheim, qui escortait les dix autres bâtiments, parvient enfin à se dégager.—Intrépidité et habileté du commandant Bruillac.—La Belle-Poule canonne le Blenheim, pendant une demi-heure, sans être elle-même atteinte.—Elle lui tue quarante hommes.—L'amiral qui se trouvait un peu sous le vent, signale au commandant Bruillac de cesser le combat et de le rejoindre.—La division reprend sa direction vers le Fort-Dauphin.—En passant près de l'Île-de-France.—«Elle est pourtant là sous Acharnar.»—Nous ne trouvons pas le Brunswick à Fort-Dauphin.—Traversée du canal de Mozambique.—Changement des moussons.—La terre des Hottentots.
Notre départ allait avoir lieu, nous en faisions les préparatifs à bord, quand il y arriva un canot du pays, portant un jeune soldat en uniforme. J'étais de service; le soldat s'avança vers moi en faisant le salut militaire, et il me présenta un ordre d'embarquement. J'avais déjà reconnu Céré; la joie brillait sur son visage. «Je n'avais pas voulu vous en parler, me dit-il; mais j'ai enfin décidé mon père, et me voici; accordez-moi cinq minutes dans votre chambre; je vous raconterai tout; je satisferai aux étreintes de l'amitié; je ne serai plus ensuite que soldat, et je ne vous connaîtrai que du nom de lieutenant.» Les premières formalités d'inscription du nouvel arrivé sur les rôles aussitôt remplies, je le conduisis dans ma chambre, où je lui dis que je le devinais, que je l'admirais et que je l'écoutais. Il me dit que sa carrière administrative lui répugnait plus que la mort; que dût-il rester soldat, il ne regretterait jamais d'avoir changé la plume pour l'épée; que la vie douce, parsemée de soi-disant plaisirs, qu'on lui faisait chez son père, lui était insupportable; que le désespoir s'emparait de son âme toutes les fois qu'il nous voyait partir pour nos courses périlleuses; enfin, que sa famille ayant consenti à lui laisser souscrire un engagement, et ayant obtenu son embarquement du capitaine général, il se trouvait au comble de ses vœux. Nous nous embrassâmes étroitement, l'attendrissement au cœur, les larmes aux yeux; et le noble jeune homme prit place parmi les autres soldats, remplit dignement ses devoirs, supporta les duretés de la navigation avec courage et ne chercha jamais à se prévaloir de nos relations pour obtenir le moindre adoucissement aux rigueurs de sa position.
Un jour même, par mauvais temps, pendant mon quart, une lame l'avait entièrement couvert et inondé; je m'approchai de lui pour le prier de venir, après le quart, passer quelques moments dans ma chambre, et je lui dis qu'il y trouverait du vin chaud et des paroles d'amitié. Céré se redressa, mit la main à son bonnet de police, et, parodiant le vers qui avait fait tressaillir le grand Condé d'admiration, le vers le plus romain qui soit jamais sorti du cœur d'un poète, il me répondit austèrement:
Je suis simple soldat, je ne vous connais plus.
La réplique de Curiace:
Je vous connais encore!
est empreinte d'une profonde sensibilité; cependant elle ne me parut pas suffisante, pour rendre ce que j'éprouvai.
J'aurai l'occasion de revenir sur ce modèle du plus généreux enthousiasme.
Après que l'ancre fut levée, le commandant venant à ordonner des manœuvres de l'appareillage, le silence avec lequel l'équipage obéissait habituellement fut troublé par un léger bruit qui devint un murmure, et qui, grossissant par degrés, comme le vent précurseur de la tempête, éclata en cris tumultueux et en refus d'exécuter les ordres donnés, si les parts de prises, du reste légitimement gagnées, et injustement retenues dans la colonie, n'étaient pas distribuées. Une cinquantaine de mutins, à l'instigation, sans doute, des fauteurs de désordre de l'Île-de-France, avaient monté ce complot, et ils espéraient entraîner l'équipage entier qui, peut-être, n'attendait, pour se décider, que la manière dont ce coupable essai réussirait. La position de chefs, placés entre le désir de faire leur devoir et le sentiment de l'équité d'une réclamation qui ne pèche que par la forme, est bien pénible, et il n'y a que sous des Gouvernements pareils à ceux qui nous régissaient alors, que de semblables injustices peuvent exister et produire de telles conséquences.
M. Bruillac fut admirable en cette circonstance; il sortit son sabre du fourreau; il s'élança sur le groupe rebelle, et sans donner à qui que ce soit le temps de se revoir: «Obéissez, dit-il, ou je n'épargne personne; vous me jetteriez à la mer cent fois avant que je reculasse devant la révolte.» Déjà il était entouré de tous les officiers; leur attitude dévouée, les regards foudroyants la figure indignée de Delaporte, par-dessus tout la résolution soudaine du commandant, son maintien ferme, glacèrent les cœurs de ces malheureux, et l'ordre se rétablit. Un conseil de guerre atteignit ceux que l'on reconnut être à la tête de la trame; mais l'indulgence naturelle de M. Bruillac fit atténuer les peines; et ce mélange de force, de légalité, de clémence, apaisa les esprits pour toujours.
En reprenant son porte-voix pour continuer l'appareillage, le commandant me demanda si je persistais à penser qu'il était convenable de jamais chercher à affaiblir la force morale d'un chef, et si l'union complète d'un état-major n'était pas indispensable pour le bien général, ainsi que pour la sécurité des officiers... Achevant ensuite ses commandements, il ne me donna pas le temps de répondre; mais j'entendis une voix intérieure qui disait: «Brave homme que vous êtes, par quelle fatalité avez-vous donc consenti vous-même à diminuer cette force morale, en acceptant l'augmentation illégale que vous accorda l'amiral, lorsque vous pouviez, en vous montrant le défenseur de vos subordonnés, gagner leurs cœurs sans retour.» Vraiment le cœur de l'homme est un tissu de contradictions.
Nous nous dirigeâmes vers les îles Seychelles, et nous jetâmes l'ancre sur la rade de la principale d'entre elles, qui porte le nom de Mahé de la Bourdonnais, du fondateur de la colonie de l'Île-de-France, de celui qui vainquit sur mer et mit en fuite l'amiral Boscawen, qui vainquit sur terre et prit Madras, de celui enfin, qui devint victime de la jalousie de Dupleix. Dupleix fut un autre puissant génie, dont l'influence donna aux Anglais beaucoup d'ombrage dans l'Inde, balança longtemps leur crédit auprès des souverains de ces riches contrées, mais qui eut le malheur de ne pas pouvoir ouvrir les yeux, quand il s'agissait du mérite de son illustre rival.
Nous n'avions, à Mahé[141], d'autre but que d'y faire reconnaître l'empereur, qui s'en laissa ensuite déposséder, malgré l'importance de la position. Depuis de longues années M. de Quincy en était le gouverneur; la Révolution avait laissé ce galant homme ignoré dans ces îles lointaines qu'il régissait en père, et qu'en dépit des orages de la politique, il conservait, en bon Français, à la métropole. Il tenait son mandat de Louis XVI; l'amiral le lui renouvela au nom de Napoléon. C'était un homme de l'ancienne cour, d'une politesse exquise, de manières on ne peut plus distinguées, et qui nous reçut à bras ouverts. Il pleura d'attendrissement en revoyant des vaisseaux, des canons, des uniformes; et la noblesse de son maintien, la dignité de sa parole, convertirent bientôt en enthousiasme le ridicule que la jeunesse attache si facilement à l'antiquité de la mise ou à des habitudes surannées.
Entr'autres curiosités des Seychelles, on remarque l'oiseau-feuille, très petit animal, dont les ailes ressemblent exactement aux feuilles des arbres sur lesquels il se complaît, et les œufs à des graines de fleurs; le coco de mer, d'une configuration renommée; la tortue de terre, à l'écaille si belle, et les chauve-souris, gibier vraiment exquis du pays; elles y abondent à la petite île Sainte-Anne, vers laquelle, un beau matin, avant le jour, nous nous acheminâmes pour en faire une ample provision. Excepté M. Moizeau et l'officier de service, tout l'état-major était dans le canot.
Du moment où nous quittâmes le bord, un énorme chagrin se mit à nous suivre. Ce poisson est un requin parvenu à un âge avancé; sa voracité est très redoutée des nègres, dont il chavire les pirogues d'un coup de queue et qu'il dévore ensuite. Ceux-ci, à l'approche du terrible animal, n'ont de chance de se soustraire à son quintuple râtelier de dents cruelles qu'en lui jetant du poisson par intervalles, et qu'en l'occupant ainsi avec le produit de leur pêche, pendant qu'ils dirigent leur frêle esquif vers le rivage, afin d'y trouver leur salut. Notre embarcation était trop grande pour appréhender le sort des pirogues; nous nous amusions donc, sans inquiétude, à suivre, des yeux, le sillage du chagrin, qui faisait scintiller la mer phosphorescente de ces parages, et à lui tirer des coups de fusil; mais le plomb ne faisait qu'effleurer sa peau, employée en Europe, par les menuisiers, pour polir les bois, ou, par les tabletiers, pour couvrir certains étuis. Tout à coup le canot touche sur un banc, échoue et s'incline tellement que si l'on n'avait pas mis autant de diligence à piquer les avirons dans le sable, pour nous contre-buter à force de bras, c'en était fait de plusieurs d'entre nous. Le monstre nous crut à lui; car la dense atmosphère où vivent les poissons n'étouffe pas leur intelligence; il rôda, s'agita, s'éleva à l'aide de ses nageoires... la moindre fausse position nous perdait; aussi nous ne fîmes pas un seul mouvement! Delaporte était là, commandant l'immobilité par sa parole, inspirant la sécurité par sa présence, forçant à la soumission par son ascendant. Le jour se fit attendre; il vint enfin... La frégate nous vit, envoya la chaloupe et des grappins pour nous retirer du banc, car elle ne nous croyait qu'échoués; et nous pûmes joyeusement aller faire la guerre aux chauves-souris.
Cependant un autre danger nous attendait à l'île Sainte-Anne; ce furent les caïmans, dont nous troublâmes, sans le savoir, le soin des femelles qui, alors, couvaient leurs œufs dans un petit marais desséché et couvert de roseaux. Quelques indigènes accoururent vers Puget et moi, en nous voyant nous engager dans ce lieu d'un péril imminent: il était plus que temps; les roseaux frémissaient déjà du bruit de ces bêtes féroces qui s'épouvantaient, et qui n'allaient pas tarder à s'élancer vers nous! Voilà des chauves-souris qui manquèrent nous coûter bien cher, et il en est bien souvent, ainsi, de beaucoup de parties d'agrément, soit immédiatement, soit par les suites; presque toujours la peine passe le plaisir.
Nous visitâmes les îles d'Anjouan[142]; nous allâmes ensuite croiser à l'entrée de la mer Rouge, près du cap Guardafui, de l'île de Socotora[143], puis, sur la côte de Malabar, devant Bombay, devant Surate[144]; mais nous n'y rencontrâmes rien. Les bâtiments de commerce anglais, devenus méfiants, ne se hasardaient guère plus sans escorte; perdant beaucoup, il est vrai, par les lenteurs de cette manière de naviguer, mais s'y assujettissant pour ne pas s'exposer à être pris.
Il m'arriva, dans ces courses, un événement fait pour marquer dans la carrière d'un officier, et qui fut pour moi une époque caractérisée de transition. La Belle-Poule avait ordre, la nuit surtout, de se tenir à portée de voix du Marengo, ce qui exigeait, de notre part, une attention très soutenue. Étant de quart, je me relâchai, sans doute, de cette attention, car la frégate s'élançant vers le vaisseau, je n'en fus averti que par le bruit des pas des matelots, alors à dîner sur le pont, et qui, s'apercevant du mouvement avant moi, s'étaient, en partie, levés. Il fallait manœuvrer, manœuvrer vite, et être bien secondé pour ne pas aborder le Marengo. L'équipage ne pouvait voir ici aucun danger personnel; mais il reconnut promptement qu'il y aurait lieu à reproches, à punition pour moi; enfin, c'était une de ces circonstances où la réputation, l'avenir d'un officier sont entre les mains de ses subordonnés; ne soyez point aimé, ils obéissent de manière à vous perdre; soyez chéri, rien ne les arrête; ils arracheraient des montagnes de leurs fondements! À peine la série pressée de mes commandements sortit-elle de mon porte-voix que l'équipage se précipita, renversa le dîner ou ses apprêts, et, comme par enchantement, tout fut exécuté. C'est un des plus beaux moments de ma vie; cet empressement unanime, cet élan spontané, cette intention manifeste de me tirer d'un mauvais pas, me touchèrent tellement qu'au seul souvenir j'en suis encore tout ému.
Au commencement de la campagne, j'avais adopté le système d'une rigidité qu'on avait souvent essayé de faire fléchir et dont ni Delaporte ni M. Le Lièvre ne m'avait encore entièrement guéri. C'est l'arme des jeunes officiers, c'est encore celle des chefs qui ne savent se faire obéir que la menace à la bouche, que le règlement à la main, que le châtiment pour conclusion. Certainement il faut des moyens coercitifs pour parer à tous les cas, pour venir au secours de ceux qui ne peuvent pas commander autrement; car la façon d'inspirer confiance dans la supériorité de ses lumières ou de sa position ne s'apprend ni ne s'acquiert: c'est un don de la nature; c'est le plus grand, peut-être, qu'elle puisse faire à un homme; heureux celui à qui elle départit une faveur si précieuse, car il lui suffit de parler, et chacun s'incline avec respect. Rollin l'a bien dit, qu'il fallait convaincre ceux à qui l'on commande, que l'on sait mieux qu'eux ce qui leur est utile; et il ajoute que c'est de ce principe que part la soumission aveugle du marin pour le pilote, du voyageur pour le guide, du malade pour le médecin. Que j'eusse abordé le vaisseau, que j'eusse contrarié l'expédition, que mon nom eût pu être cité avec un blâme mérité, j'avais un sentiment trop exalté de mes devoirs, et c'est ainsi que l'on sert bien, pour ne pas donner ma démission! Ce malheur ne m'arriva pas, grâce seulement à l'heureuse disposition des matelots, et j'en retirai un grand avantage, celui de connaître leur affection pour moi; aussi, achevant de me dépouiller pour toujours de toute forme acerbe, je pus, n'ayant que vingt-trois ans, ne plus leur parler que comme un ami, ou user envers eux, quand mon cœur m'y portait, d'une indulgence pour leurs fautes, dont, quelque temps auparavant, je me serais bien gardé. Il est rare que, depuis lors, j'aie employé les jurements ou que je me sois servi d'un ton plus élevé que celui de la conversation, ou enfin que j'aie fait usage du tu, beaucoup moins persuasif que le vous, moins bienveillant, moins honorable, moins correct, moins sonore, moins conforme en un mot à la bonne éducation où toujours un officier trouvera son meilleur appui. Un subordonné abruti paraît quelquefois, je le sais, surpris de ces manières, de cette forme de langage auxquelles il n'est pas habitué; peut-être se sent-il, d'abord, disposé à n'en tenir aucun compte; mais, quand la phrase est répétée avec assurance, qu'elle est soutenue par un regard décidé, le mauvais vouloir disparaît, la dignité de l'homme se relève, et une machine obéissante devient un instrument intelligent, dont le dévouement est à jamais acquis.
Outre le quart, c'est-à-dire le commandement de la manœuvre dont sont chargés, à bord des vaisseaux, les lieutenants de vaisseau, à bord des frégates, les lieutenants de vaisseau et les enseignes; outre le quart, dis-je, chaque officier d'un bâtiment est investi de certains détails, et, précisément, j'étais l'officier de manœuvre. C'est celui qui est choisi par le capitaine pour faire exécuter les ordres, qu'il donne, lui-même, d'une manière générale, dans les occasions où il commande sur le pont et où tout le monde est à son poste. L'abordage, que j'avais si heureusement évité, me donna beaucoup d'aplomb dans mes fonctions d'officier de manœuvre; or j'en avais besoin; car M. Bruillac avait souvent la bonté de me dicter ses ordres très en grand; il se retirait ensuite, s'en reposant sur moi de leur entière exécution.
Le poste de M. Moizeau, second à bord, était marqué par les règlements, ainsi que celui de Delaporte, le premier des autres officiers; l'un, sur le gaillard d'avant, l'autre commandant de la batterie; parmi les autres officiers, le capitaine choisit celui de manœuvre, et je l'étais, même avant que Giboin et M. L..., mes anciens, eussent quitté la frégate. J'ai déjà dit qu'en outre j'étais chargé de l'instruction des aspirants, dont je m'occupais assidûment, ainsi que des observations astronomiques, qui faisaient mes délices; et, comme M. Bruillac m'avait, de plus, confié la direction des signaux, et que notre navigation avec l'amiral rendait cette tâche assez pénible, il m'avait offert de me soulager de mon quart, se proposant de le faire commander par un de nos aspirants. Je m'étais refusé à cette offre; car, regardant l'accomplissement du quart comme la pierre angulaire de l'instruction et de la réputation d'un officier, je ne voulais pas que la malveillance pût s'emparer de mon désistement, comme d'un éloignement recherché pour ce qu'il y avait de plus rigoureux dans le métier; ou qu'elle pût avoir le prétexte d'arguer, qu'il y avait, de ma part, incapacité soit de corps, soit d'esprit; et j'eus le bonheur bien rare, dans cette campagne entière si longue, si variée, si pénible, si hérissée d'événements difficiles, de n'avoir jamais manqué un seul quart; pas un motif, pas une indisposition, ne vint jamais entraver ma résolution.
Nous visitâmes les abords des îles Laquedives[145], des îles Maldives[146], le point de reconnaissance de Malique[147]; et, nous rapprochant ensuite de Trinquemalé[148], pris par M. de Suffren pendant la guerre de l'Indépendance des États-Unis[149], nous aperçûmes, non loin de la côte, deux beaux vaisseaux de la Compagnie. La Belle-Poule se précipita, avec la supériorité de marche qu'elle possédait, sur eux, ainsi que sur le Marengo. Il s'agissait de leur couper la terre, ce qui retardait, mais assurait le moment de la capture; l'amiral, n'en jugeant pas ainsi, nous signala de virer de bord, et de virer, comme il est vrai que l'indique la tactique pour atteindre un navire chassé en pleine mer, dans le plus court espace de temps. Les signaux furent même si minutieusement réitérés que M. Bruillac prétendit qu'il devait y avoir erreur, ou qu'on était trop loin pour pouvoir les bien distinguer, et il suivit ses premières inspirations. Il vit bientôt qu'il était un peu tard, car le plus avancé des deux Anglais se jeta à la côte; le second allait l'imiter, lorsque M. Bruillac s'imagina de faire tirer dessus à toute volée. Vu l'éloignement, personne à bord ne croyait à l'efficacité de cette bordée; cependant telle était l'adresse, l'habileté de nos canonniers que cinq boulets frappèrent le vaisseau de la Compagnie qui, craignant le retour d'un avertissement aussi significatif, laissa arriver sur nous pour se faire amariner. C'était le Brunswick, que nous expédiâmes, en lui donnant pour premier rendez-vous la baie du Fort-Dauphin (île de Madagascar) et False-bay pour le second. Nous continuâmes notre croisière à l'ouverture de la mer de l'Inde que nous traversâmes, dans le voisinage des îles de Sumatra, Andaman, de Java; nous filâmes ensuite vers la Nouvelle-Hollande, et, comme aux environs du Tropique nous remettions le cap à l'ouest, nous nous trouvâmes, par un temps de brume, à portée de canon de onze bâtiments anglais, que nous prîmes d'abord pour onze vaisseaux de la Compagnie; l'amiral eut, ici, la résolution qui lui avait manqué en Chine; aussi le feu fut-il bientôt engagé à portée de pistolet.
Notre artillerie faisait voler en éclats la boiserie ainsi que les ornements sculptés de ces navires, qu'elle foudroyait; ceux-ci pliaient, et ils ne se rendaient pourtant pas; leurs canons n'étaient pas très bien servis; mais trois mille hommes de troupes qu'ils portaient entretenaient un feu de mousqueterie parfaitement nourri.
Nos voiles en furent criblées; le commandant Bruillac et moi principalement, qui étions élevés sur le banc de manœuvre, nous eûmes nos habits et nos chapeaux percés en plusieurs endroits.
Malgré cette résistance, nous espérions avoir raison du convoi, car tout fuyait ou semblait fuir; nous poursuivions la chasse, faisant feu des deux bords, quand, tout à coup, un grand vide parvient à se former au milieu de tous ces navires, et, semblable à ces guerriers vêtus de toutes armes qui, dans les batailles anciennes, surgissaient tout à coup, au plus fort de la mêlée, resplendissants de valeur et d'éclat, paraît, isolé, un beau vaisseau anglais de 74. Il escortait les dix autres bâtiments, dont tous les efforts, jusque-là, avaient tendu à dégager son travers pour qu'il pût faire jouer ses batteries contre nous. L'intrépide Bruillac ne balança pas à l'attaquer; mais, unissant le talent au courage, il prit de si bonnes positions, relativement à la fraîche brise qui soufflait, qu'il le canonna pendant une demi-heure sans qu'aucun de ses boulets pût nous atteindre. L'amiral n'avait pu voir immédiatement avec qui la Belle-Poule avait nouvellement affaire; quand il s'en aperçut, il se trouvait un peu sous le vent; il jugea la partie trop inégale; il nous signala très sagement de le rejoindre, et nous quittâmes ce dangereux voisinage.
C'est dans de semblables occasions que je m'estimais heureux d'être l'officier de manœuvre qui est le confident naturel des conceptions du chef. Mon instruction gagnait beaucoup à être témoin de tout; mon jeune cœur s'enflammait à l'aspect de ces inspirations belliqueuses de notre commandant, qui m'enseignait, par l'exemple, ce que la présence d'esprit et la prudence peuvent ajouter d'effet au courage.
  Vis consilî expers mole ruit sua;
  Vim temperatam di quoque provehunt
  In majus (Horace).
Nous sûmes, par la suite, que ce pauvre vaisseau, si malheureux dans l'envoi de ses boulets, était le Blenheim; qu'il conduisait, dans l'Inde, un convoi de troupes européennes pour le service des colonies asiatiques, que nous lui avions tué une quarantaine d'hommes, et qu'il avait été censuré pour son échec contre nous. Cette censure, en réalité, était une couronne décernée à M. Bruillac.
Nous avions repris notre direction vers le Fort-Dauphin. J'avais, un soir, prolongé, assez avant dans la nuit, quelques calculs de position, et j'étais monté sur le pont pour prendre l'air avant de me coucher. Delaporte était de quart. «Elle est cependant là, lui dis-je, là, sous Acharnar» (brillante étoile qui ne se lève jamais pour les habitants de l'Europe). Elle est même assez près, et il n'est que trop vrai que nous ne la reverrons pas.»—Delaporte me demanda de quoi je parlais.—«De la ravissante Île-de-France, lui répondis-je, terre riante de plaisirs, objet réel de mes regrets!—Enfant, me dit Delaporte, ne venez-vous ici que pour me faire partager vos préoccupations...? Allez, allez, dans votre chambre, dormez, et laissez-moi veiller en paix à la manœuvre du bâtiment!» Je descendis; mais je vis bien que mon sage ne pensait pas sans émotion que le cap que nous tenions allait bientôt nous éloigner du pays enchanteur, où nous avions passé de si beaux jours. Quant à Céré, il n'en témoignait aucun mécontentement; il voulait servir; il servait; tout s'abaissait devant cette idée.
Point de Brunswick au Fort-Dauphin[150]; il fallut traverser le canal de Mozambique; mais c'était le temps du changement des moussons. Dans l'Inde, on appelle moussons les vents qui y soufflent six mois du nord-est, et les six autres mois de l'année du sud-ouest.
Lorsqu'une de ces saisons succède à l'autre, c'est rarement sans ouragans ou violentes secousses dans l'atmosphère. En cette circonstance, nous éprouvâmes des sautes de vent si spontanées, si fortes, si réitérées, qu'il fallut toute notre vigilance, toute l'habitude de la mer de nos équipages pour nous en tirer sans avaries. Enfin nous prîmes connaissance de la terre des Hottentots et nous entrâmes à False-bay.
CHAPITRE IX
Sommaire: False-bay et Table-bay.—Partage de l'année entre les coups de vent du sud-est et les coups de vent du nord-ouest.—Nous mouillons à False-bay.—Excellent accueil des Hollandais.—Nous faisons nos approvisionnements.—Arrivée du Brunswick avec un coup de vent du sud-est.—Naufrage du Brunswick.—Croyant la saison des vents du sud-est commencée, nous nous hâtons de nous rendre à Table-bay.—Arrivée de l'Atalante à Table-bay.—La division est assaillie par un furieux coup de vent du nord-ouest en retard sur la saison.—Trois bâtiments des États-Unis d'Amérique, trompés comme nous, vont se perdre à la côte.—La Belle-Poule brise ses amarres.—Elle tombe sur l'Atalante, qu'elle entraîne.—Le naufrage paraît inévitable.—Sang-froid et résignation de M. Bruillac.—L'ancre à jet de M. Moizeau.—La Belle-Poule est sauvée.—L'Atalante échoue sur un lit de sable sans se démolir.—On la relève plus tard, mais ses avaries n'étant pas réparées au moment de notre départ, nous sommes obligés de la laisser au Cap.—Le Marengo et la Belle-Poule quittent le cap de Bonne-Espérance, peu avant la fin de l'année 1805.—Visite de la côte occidentale d'Afrique.—Saint-Paul de Loanda, Saint-Philippe de Benguela, Cabinde, Doni, l'embouchure du Zaïre ou Congo, Loango.—Capture de la Ressource et du Rolla expédiés à Table-bay.—En allant amariner un de ces bâtiments, la Belle-Poule touche sur un banc de sable non marqué sur nos cartes. Elle se sauve; mais ses lignes d'eau sont faussées et sa marche considérablement ralentie.—Relâche à l'île portugaise du Prince.—La division se dirige ensuite vers l'île de Sainte-Hélène.—But de l'amiral.—Quinze jours sous le vent de Sainte-Hélène.—À notre grand étonnement, aucun navire anglais ne se montre.—Apparition d'un navire neutre que nous visitons.—Fâcheuses nouvelles.—Prise du cap de Bonne-Espérance par les Anglais.—L'Atalante brûlée, de Belloy tué, Fleuriau gravement blessé.—Le gouverneur de Sainte-Hélène averti de notre présence probable dans ses parages.—Tous les projets de l'amiral Linois bouleversés par ces événements.—Sa situation très embarrassante.—Le cap sur Rio-Janeiro.—La leçon de portugais que me donne M. Le Lièvre.—Changement de direction.—En route vers la France.—Un mois de calme sous la ligne équinoxiale.—Vents contraires qui nous rejettent vers l'ouest.—Le vent devient favorable.—Hésitations de l'amiral.—Où se fera l'atterrissage? À Brest, à Lorient, à Rochefort, au Ferrol, à Cadix, à Toulon?—État d'esprit de l'amiral Linois.—Son désir de se signaler par quelque exploit avant d'arriver en France.—Le 13 mars 1806, à deux heures du matin, nous nous trouvons tout à coup près de neuf bâtiments.—M. Bruillac et l'amiral.—Est-ce un convoi ou une escadre?—La lunette de nuit de M. Bruillac, les derniers rayons de la lune, les trois batteries de canons. Ordre de l'amiral d'attaquer au point du jour.—Dernière tentative de M. Bruillac.—Manœuvre du Marengo.—La Belle-Poule le rallie et se place sur l'avant du vaisseau à trois-ponts ennemi.—Ce dernier souffre beaucoup; mais, à peine le soleil est-il entièrement levé, que le Marengo a déjà cent hommes hors de combat.—L'amiral Linois et son chef de pavillon, le commandant Vrignaud, blessés.—L'amiral reconnaît son erreur.—Il ordonne de battre en retraite et signale à la Belle-Poule de se sauver; le trois-ponts fortement dégréé; mais deux autres vaisseaux anglais ne tardent pas à rejoindre le Marengo, qui est obligé de se rendre à neuf heures du matin.—L'escadre anglaise composée de sept vaisseaux et de deux frégates.—La frégate l'Amazone nous poursuit.—Marche distinguée; néanmoins elle n'eût pas rejoint la Belle-Poule avant son échouage sur la côte occidentale d'Afrique.—Combat entre la Belle-Poule et l'Amazone.—À dix heures et demie, la mâture de la frégate anglaise est fort endommagée, et elle nous abandonne; mais nous avons de notre côté des avaries.—Deux vaisseaux ennemis s'approchent de nous, un de chaque côté.—Deux coups de canon percent notre misaine.—Gréement en lambeaux, 8 pieds d'eau dans la cale, un canon a éclaté à notre bord et tué beaucoup de monde.—M. Bruillac descend dans sa chambre pour jeter à la mer la boîte de plomb contenant ses instructions secrètes.—Il me donne l'ordre de faire amener le pavillon.—Transmission de l'ordre à l'aspirant chargé de la drisse du pavillon.—Commandement: «Bas le feu»!—L'équipage refuse de se rendre. J'envoie prévenir le commandant, qui remonte, radieux, sur le pont.—Le pavillon emporté par un boulet.—Le chef de timonerie Couzanet (de Nantes), en prend un autre sur son dos, le porte au bout de la corne et le tient lui-même déployé.—Autres beaux faits d'armes de l'aspirant Lozach, du canonnier Lemeur, du matelot Rouallec et d'un grand nombre d'autres.—Le vaisseau anglais de gauche, le Ramilies, s'approche à portée de voix sans tirer.—Son commandant, le commodore Pickmore, se montre seul et nous parle avec son porte-voix. «Au nom de l'humanité.»—M. Bruillac s'avance sous le pavillon et ordonne à Couzanet de le jeter à la mer.—La Belle-Poule se rend au Ramilies.—L'escadre du vice-amiral Sir John Borlase Warren.—Prisonniers.—Rigueur de l'empereur pour les prisonniers.—Mon frère sain et sauf.—La grand'chambre de la Belle-Poule après le combat.
False-bay et Table-bay sont deux rades adossées l'une à l'autre; la première ouverte au sud-est, l'autre au nord-ouest[151]. Comme, pendant six mois, les coups de vent de ces parages sont ordinairement du sud-est, et qu'ils soufflent du nord-ouest pendant le reste de l'année, il s'ensuit que les navires mouillent, selon la saison, dans l'une ou dans l'autre de ces baies; c'est d'après ces données que nous avions pris abri à False-bay, où il y a un fort joli village. À Table-bay est la belle ville du Cap; entre les deux, on trouve, d'un côté, le cap de Bonne-Espérance; de l'autre, en tirant vers le nord, Constance et son terroir, renommé par ses vins exquis. Nous visitâmes ces endroits charmants, dont les Hollandais, alors maîtres de la colonie, nous firent les honneurs le plus affectueusement du monde.
Nous prenions nos approvisionnements à False-bay, quand le Brunswick parut, venant avec un vent frais du sud-est, qui augmenta à mesure que ce bâtiment s'approchait, et qui devint de la plus grande impétuosité. Le Brunswick essaya de mouiller; ses câbles cassèrent; il alla à la côte, et il fit un naufrage qui coûta plusieurs hommes ainsi qu'une grande partie de la cargaison. On dut croire la saison des vents du sud-est arrivée; nous nous hâtâmes donc de nous rendre à Table-bay; mais ce n'avait été qu'un coup de vent anticipé, auquel un autre arriéré de la saison opposée succéda; celui-ci nous assaillit avec une fureur extrême. L'Atalante venait de nous rejoindre; elle avait mouillé sur l'arrière de la Belle-Poule. Trois bâtiments des États-Unis d'Amérique, trompés comme nous, furent jetés sur le rivage où ils se brisèrent. Le Marengo, ferme comme un rocher dont les racines atteignent le centre de la terre, défia majestueusement les vents, les vagues, et il tint bon; mais nous, nous vîmes rompre nos câbles; nous tombâmes sur l'Atalante, qui ne put soutenir ce choc, et nous fûmes, l'un et l'autre bâtiments, emportés vers un point de la côte où, peu de temps auparavant, les deux vaisseaux anglais, le Sceptre et l'Albion, s'étaient perdus corps et biens. M. Bruillac donnait l'exemple du sang froid, de la résignation; il s'occupait déjà des moyens de sauver le plus de monde possible, en s'échouant de la manière la plus favorable, lorsqu'une figure inspirée se montra au-dessus des panneaux, et cria qu'il restait à bord une ancre à jet. C'était notre lieutenant en pied! c'était M. Moizeau! c'était un ange tutélaire! Il avait déjà fait mettre sur cette petite ancre deux faibles câbles ou grelins qui lui restaient; il les avait disposés bout à bout, et il dit au commandant qu'il n'avait qu'à le prescrire, qu'immédiatement l'ancre à jet serait au fond. L'ordre fut aussitôt donné; cette ancre accrocha heureusement encore la patte d'une de celles dont l'Atalante venait d'être séparée; et tandis que cette dernière frégate allait accomplir son naufrage, la Belle-Poule se rassit sur les eaux, et vit passer, sans plus bouger, toutes les horreurs de l'ouragan.
L'Atalante eut, cependant, une chance inespérée, celle de trouver, près des rochers qui avaient brisé le Sceptre et l'Albion, un lit de sable sur lequel elle ne se démolit pas, ce qui lui permit de conserver son équipage; elle se releva même, ensuite, mais très avariée, ayant besoin de longues réparations, de sorte qu'à notre départ nous fûmes obligés de la laisser. Il faut avouer que nous n'étions pas heureux dans nos essais de relâche en ces pays tempétueux.
C'est presque à la fin de 1805 que nous partîmes du cap de Bonne-Espérance. L'amiral voulut visiter tous les comptoirs de la côte occidentale de l'Afrique vers le sud, tels que Saint-Paul de Loanda, Saint-Philippe de Benguela[152], Cabinde[153], Doni, l'embouchure du Zaïre[154], Loango[155] et autres lieux, où se faisait, librement alors, la traite des noirs, et où il espérait trouver des navires anglais. Malheureusement pour nous, deux frégates françaises, récemment expédiées de Brest, s'étant dirigées vers ces parages, y avaient fait la rafle sur laquelle nous devions compter. Nous y surprîmes, cependant, deux bâtiments: la Ressource et le Rolla[156], que nous destinâmes pour Table-bay; mais l'un d'eux fut bien fatal à la Belle-Poule qui, en allant l'amariner, toucha sur un banc de sable non marqué sur nos cartes; le vent la poussant, elle le franchit pourtant à l'aide de la houle, qui la faisait alternativement surnager et talonner; toutefois elle éprouva deux si fortes secousses que nul ne tint debout sur le pont, et qu'il fallut toute la solidité de sa carène et de sa mâture pour que celle-ci ne fût pas abattue, et que l'autre ne s'entrouvrît pas entièrement.
Je n'essayerai pas de décrire l'impression pénible que nous ressentîmes tous, et elle n'était que trop bien fondée; car, dès que nous fûmes au large, et que nous eûmes mis la marche de la frégate à l'essai, nous eûmes la douleur de voir que nos lignes d'eau étaient faussées et qu'à peine nous pouvions aller aussi vite que le Marengo.
Nous allâmes faire à l'île portugaise du Prince[157], placée de ce côté-ci de l'équateur, une courte relâche pour des vivres frais et de l'eau; et nous reprîmes le cours de notre interminable croisière, que nous dirigeâmes vers l'île Sainte-Hélène, où, certainement, on ne devait pas supposer notre approche, en raison de nos apparitions si récentes dans les mers de l'Inde, et où nous espérions faire des prises nombreuses. On ne peut disconvenir, en effet, que les plans de l'amiral n'eussent été fort bien combinés.
Ne pouvant atteindre Sainte-Hélène directement, nous prolongeâmes la bordée jusqu'au tropique du Capricorne; là, à l'aide des brises variables sur lesquelles nous comptions, nous nous élevâmes dans l'ouest, et, remettant le cap sur notre destination, nous arrivâmes en vue de l'île, qui n'est qu'un point dans l'immensité de l'océan, et nous y arrivâmes avec toute la précision désirable. Il semblait fabuleux, alors, de parler ainsi de bordées de sept à huit cents lieues, entreprises comme chose aussi facile que naturelle; de courses d'un continent à l'autre, comme s'il s'agissait d'un simple passage; de reconnaissances enfin d'un point isolé, comme si rien n'était plus commun, comme si l'on n'avait pas à lutter contre les vents et les courants. Actuellement la science est assez perfectionnée pour qu'on exécute ainsi de tels trajets; mais, jusqu'alors, il n'en avait pas été de même et les anciens officiers de notre division admiraient la perfection avec laquelle était dirigée notre navigation.
Afin de bien profiter de notre position, afin d'arrêter tous les navires qui, sortant de l'île, devaient aller soit en Angleterre, soit aux Antilles, nous nous plaçâmes assez loin sous le vent pour ne pas être découverts par les vigies anglaises, et ce fut ainsi que nous attendîmes quelque bonne rencontre près de cette île, qui rappelle involontairement et qui rappellera toujours l'homme le plus actif de l'univers, condamné à la plus profonde inaction, le souverain qui y mourut captif, pour s'être trouvé trop à l'étroit sur le plus beau trône du monde.
Quinze jours s'écoulèrent sans qu'à notre grande surprise rien parût à nos yeux. Enfin une voile fut signalée, chassée et jointe: c'était un navire neutre qui venait de relâcher au cap de Bonne-Espérance et à Sainte-Hélène. Son journal de bord, les gazettes qu'il avait de ces colonies, nous apprirent de fâcheuses nouvelles. Une escadre anglaise avait forcé l'entrée de Table-bay; elle avait débarqué des troupes dans le pays; la ville avait été attaquée; l'Atalante s'était brûlée; ses marins s'étaient joints aux Hollandais; mais on n'avait pu soutenir la lutte, et les Anglais s'étaient emparés de la colonie, ainsi que de la Ressource et du Rolla, qui venaient d'y arriver. Deux de mes meilleurs camarades, de Belloy et Fleuriau[158] officiers de l'Atalante, avaient été frappés, le premier d'un coup mortel, le second d'une balle à la poitrine, qui lui causa une blessure dont il ne réchappa que comme par miracle. Quant à ce qui concernait Sainte-Hélène, le port était encombré de riches navires prêts à partir; mais l'amiral anglais, qui commandait l'escadre du Cap, avait expédié un aviso vers le gouverneur de l'île, lui donnant connaissance que, probablement, nous irions croiser dans son voisinage; et, soudain, embargo avait été mis jusqu'à ce qu'on pût y rallier une escadre assez forte pour garantir la navigation de ces navires.
À quoi tiennent pourtant les destinées d'un pays? Si notre division était arrivée un peu plus tard à Table-bay, si, même, elle y avait fait naufrage, comme l'Atalante, nos vaisseaux, nos canons, ou, au moins, nous, nos marins, nos soldats, nous formions un renfort susceptible de faire avorter l'entreprise des Anglais, et ce pays était sauvé. Loin de là, il avait succombé; notre croisière devenait stérile; nous étions comme perdus dans des mers ennemies, et le point de relâche sur lequel nous comptions nous était enlevé. Toutefois nous nous félicitâmes d'avoir été à même de recueillir des détails aussi précis, aussi authentiques, en vertu desquels, surtout, nous savions à quoi nous en tenir sur nos projets de retourner à Table-bay où, probablement, nous étions attendus avec plus de confiance, encore, que, jadis, la Belle-Poule ne l'avait été à Pondichéry.
À en juger par nos réflexions, quelles durent être celles de l'amiral? que sa situation était embarrassante! Pas de vivres pour retourner à l'Île-de-France, plus de relâche à False ni à Table-bay! Aller aux Antilles? Elles étaient vraisemblablement au pouvoir des Anglais! Revenir en France? Nous n'avions pas d'ordres pour abandonner la station. Il restait encore Rio-Janeiro; mais ensuite, que faire? que devenir? Ce fut pourtant le parti auquel, après quelques irrésolutions, parut s'arrêter M. Linois, du moins si l'on en peut juger par la route qu'il fit.
En pareille circonstance, le pire est de ne pas prendre une décision; aussi fûmes-nous tous satisfaits, quand celle-ci fut marquée et que nous quittâmes Sainte-Hélène, qui, vraiment, n'était plus tenable. Le nom de Rio-Janeiro, où Duguay-Trouin avait tant illustré sa carrière, circulait donc de bouche en bouche, quand je vis venir à moi ce bon M. Le Lièvre, un livre à la main et avec un sourire plein de bonté: «Eh bien! me dit-il, vous allez faire la cour aux Portugaises.—Peut-être, mais il y faut la condition que vous me servirez d'interprète, puisque vous connaissez et pas moi la langue du pays.—Non, non, tout seul, car je n'entends plus rien aux discours galants; et pour que vous puissiez vous passer de moi, j'apporte ma grammaire, et, en moins de quinze jours, si vous voulez être mon élève, vous en saurez assez pour vous faire comprendre.»
J'acceptai avec reconnaissance, et nous commençâmes immédiatement la première leçon; mais elle ne fut pas longue; car l'amiral, ayant déjà changé d'avis, et prenant sur lui une grande responsabilité, avait quitté la route où il gouvernait et se dirigeait vers la France! Oh! ce fut un vrai délire alors! penser qu'après trois ans nous allions revoir nos amis, notre patrie, nos parents, que nos fatigues allaient finir, que nous serions, sans doute, récompensés de tant de travaux... Penser tout cela, c'était impossible sans les plus chaudes émotions. Nous n'avions plus de vivres frais, et peu nous importait; à peine nous restait-il assez de biscuit et d'eau pour une traversée ordinaire, et nous envisagions, sans nous plaindre, la fatale demi-ration; des malades, des hommes exténués, avaient beaucoup à craindre d'une longue navigation, et ils oubliaient leurs maux... La France... la France! mot électrique, cri consolant, vœu le plus cher, qui était dans toutes les bouches, qui résonnait dans tous les cœurs! et on ne voyait plus que la France, et on ne s'occupait plus que de la France!
Près d'un mois de calme nous attendait sous la ligne équinoxiale; on le supporta sans murmurer: des vents contraires soufflèrent ensuite pendant longtemps, qui, avec les courants, nous jetèrent beaucoup dans l'ouest; même résignation. Enfin la brise se déclara favorable, fraîche, et nous nous couvrîmes de voiles à l'instant! L'amiral sembla d'abord vouloir se diriger sur Brest; le lendemain, la route obliqua un peu; le surlendemain, elle fut encore changée, puis reprise, de sorte que tantôt nous présumions que nous atterririons à Rochefort ou à Lorient, et tantôt au Ferrol, à Cadix ou même à Toulon; ces variations nous étonnaient, mais nous inquiétaient peu, puisqu'il n'y avait plus à revenir sur le point capital, celui de notre retour en France.
Nous voyions, d'ailleurs, M. Linois animé de la plus grande ardeur guerrière; nous avions souvent communiqué avec lui depuis Sainte-Hélène, et jamais notre commandant, jamais un officier ne l'avait quitté sans qu'il eût exprimé son désir de faire une bonne rencontre, de se signaler par quelque exploit remarquable avant d'arriver. C'était le temps des belles victoires de l'empereur, les lauriers ombrageaient, alors, le front de nos soldats; il était naturel et noble, tout à la fois, de ne vouloir reparaître devant eux que dignes de leur renommée. Nous savions, ensuite, que l'affaire du convoi de Chine avait été blâmée par Napoléon: l'amiral devait donc tout tenter pour lui faire oublier ce funeste épisode de notre campagne, comme aussi pour qu'il pardonnât notre retour effectué sans ses ordres, car il entendait fort peu raison à cet égard. Mais, au résumé, si nous pensions, avec peine, à l'instabilité des vues de l'amiral sur le lieu de notre atterrissage, nous n'en applaudissions pas moins, de cœur, à l'insistance avec laquelle il nous associait à ses vœux de trouver une bonne occasion de toucher au port avec éclat.
Les vents contraires nous avaient considérablement portés vers l'ouest; les tergiversations perpétuelles de M. Linois touchant notre route nous conduisirent au point de croisière pour les navires qui effectuaient leur retour des Antilles en Europe, et, le 13 mars 1806, à deux heures du matin, naviguant par une continuation de vent très favorable[159], nous nous trouvâmes tout à coup près de neuf bâtiments.
Étant à portée de voix de l'amiral, M. Bruillac put bientôt lui dire qu'il jugeait que c'était une escadre anglaise. Cependant l'amiral lui répondit qu'il avait reconnu un convoi; dès lors M. Bruillac n'insista pas; mais il se mit à observer attentivement ces navires avec sa lunette de nuit. Nous avions diminué de voiles pour nous mettre à la même marche qu'eux; nous nous préparions au combat, et nous serrions leur queue de près, lorsque notre commandant, profitant d'un mouvement que fit le dernier d'entre eux, par lequel son côté se présenta vers la frégate, aux derniers rayons de la lune vers son coucher, compta et me fit compter, avec sa lunette, trois batteries complètes de canon. Sachant fort bien qu'il n'est pas d'usage que les convois soient escortés par un vaisseau à trois ponts, il reparla à l'amiral, lui fit part de sa découverte et renouvela sa première opinion d'escadre anglaise; mais M. Linois, toujours frappé de son idée primitive, enchanté, d'ailleurs, de pouvoir se battre à souhait, ne répondit que par ces mots: «Au point du jour, nous attaquerons le vaisseau qui escorte ces navires; nous le réduirons, et nous nous emparerons du convoi.»
Cependant la route que faisaient ces bâtiments, quand nous les découvrîmes, ne conduisait ni en Europe, ni aux Antilles; j'en fis la remarque, que je communiquai à notre commandant. En me disant qu'il l'avait déjà reconnu, il se décida, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup, à faire une troisième tentative pour détourner l'amiral de son dessein et pour lui prouver que nous avions, en vue, une escadre en croisière. Il fit valoir à l'appui l'ordre de tactique sous lequel nos ennemis naviguaient, la voilure qu'ils portaient, les signaux qu'ils faisaient... L'amiral persista; il finit, même, par demander avec quelque humeur à M. Bruillac, s'il n'était pas prêt à se battre. «Vous verrez que si!» répondit notre commandant avec fierté; et il ne s'occupa plus que de prouver qu'effectivement il était prêt, bien prêt, toujours prêt, comme il le dit en se retournant vers nous, après cette infructueuse conversation.
En voyant tant d'aveuglement, en réfléchissant à l'obstination des hommes, souvent sur des objets opposés; en me rappelant l'incrédulité de M. Bruillac devant Colombo, de M. Bruillac ne pouvant aujourd'hui dessiller les yeux de l'incrédule avec qui, à son tour, il avait affaire, il me revint à l'esprit le reproche que Dorine, avec tant de verve, adresse à Orgon:
  Triste retour, Monsieur, des choses d'ici-bas;
  Vous ne vouliez pas croire, et l'on ne vous croit pas.
Cette escadre anglaise, car enfin c'en était une, attendait une de nos divisions, qui devait avoir récemment quitté les Antilles, et, nous voyant de nuit et venant du sud, où elle ne supposait aucun bâtiment français, elle nous prenait pour des Américains qui voulaient s'offrir à prendre des paquets; ainsi elle ne faisait aucune attention à nous. Rien n'était donc plus facile que de nous sauver, puisque nous n'avions qu'à continuer notre route à la faveur du reste de la nuit; mais l'amiral voulait se battre; il le voulait absolument, et ses yeux étaient restés fermés à la vérité.
Environ trente ans après l'instant de l'attaque, je tressaille encore quand je me représente notre commandant me criant avec l'enthousiasme d'un noble courage: «Diminuez de voiles, ralliez le Marengo; nous n'y serons pas à temps! nous n'y serons pas à temps!» C'est qu'en effet l'amiral, n'attendant pas même le point du jour, s'approchait du dernier vaisseau, le trois ponts, et nous qui étions de l'autre côté de l'amiral, mais un peu de l'avant, nous tendions à nous en éloigner.
Tirer un coup de canon sans que M. Bruillac y fût, eût été désespérant pour lui; aussi dès qu'il avait vu M. Linois marquer son mouvement, il avait deviné son intention; il voulut se hâter d'aller le seconder, et j'exécutai ses ordres avec promptitude. Le Marengo se plaça par le travers du trois ponts, nous sur son avant où nous lui fîmes beaucoup de mal; mais le Marengo souffrit beaucoup. Quand le jour fut entièrement fait, il avait plus de cent hommes hors de combat; M. Linois avait un mollet emporté, et M. Vrignaud, qui était son capitaine de pavillon, un bras. On pansait l'amiral dans la cale, quand on alla lui dire qu'il n'y avait plus à en douter, que c'était réellement une escadre, et qu'elle manœuvrait pour nous envelopper. Alors, douloureusement éclairé, il donna l'ordre de battre en retraite, et il nous fit faire le signal de nous sauver.
Le trois ponts, fortement dégréé par nous, ne pouvait empêcher le Marengo d'exécuter son projet et, quand celui-ci fut entièrement dégagé du feu des formidables batteries de cet adversaire, M. Bruillac cessa le combat, pensant à trouver son salut dans sa marche. Toutefois le Marengo ne tarda pas à être rejoint par deux autres vaisseaux ennemis; il se défendit tant qu'il put; mais, à neuf heures, il fut obligé de se rendre.
L'escadre anglaise se composait de sept vaisseaux et deux frégates; l'une d'elles de notre rang, l'Amazone, se distinguait par sa marche. Ce fut elle qui nous poursuivit de plus près; mais elle ne nous aurait pas joints sans l'échec que nous avait fait éprouver notre échouage sur la côte d'Afrique. Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour nous donner un peu plus de sillage; toutefois, nous ne réussîmes pas à l'empêcher de nous joindre.
L'action entre les deux frégates commença à dix heures; à dix heures et demie, la frégate anglaise était fort endommagée dans sa mâture et ne put continuer à nous suivre; mais nous aussi nous avions des avaries qui nous arrêtaient, et qui permirent à deux vaisseaux ennemis[160] de s'approcher de nous, un de chaque côté. Le plus voisin tira sur nous dès qu'il le put! nous ripostâmes en continuant notre route et avec l'espoir de le démâter; mais nous n'eûmes pas ce bonheur. L'autre vaisseau, quand il fut à portée, tira deux coups de canon qui percèrent notre misaine. M. Bruillac me dit alors qu'il ne lui restait aucune chance de se sauver; en effet, le gréement était en lambeaux; nous avions huit pieds d'eau dans la cale; nos ponts étaient teints de sang. Le canon le plus voisin du commandant avait éclaté en blessant tous ceux qui environnaient M. Bruillac et moi; alors, s'acheminant vers sa chambre pour jeter à la mer la boîte de plomb où les instructions secrètes étaient renfermées, ce brave commandant m'ordonna de faire amener le pavillon.
Il n'était personne qui ne dût avoir prévu cet ordre; on ne pouvait même s'étonner que de ne pas l'avoir entendu donner plus tôt, et pourtant il retentit à mon oreille comme un glas funèbre; ma voix faiblit en le transmettant à l'aspirant chargé de veiller à la drisse du pavillon, et il m'en resta à peine assez pour faire le commandement de «bas le feu!», qui lui succéda immédiatement.
Mais, à ce moment, la scène changea et prit un caractère de sublimité extraordinaire: à ces mots, de «bas le feu!» une voix se fit entendre, une seule voix, mais composée de plus de cent voix unanimes; et cette voix formidable cria que la Belle-Poule ne devait pas se rendre, que la Belle-Poule ne pouvait pas être prisonnière, en un mot que la Belle-Poule devait se faire couler! Je ne voulus pas prendre sur moi de faire discontinuer le combat; j'envoyai donc avertir le commandant, qui revint, radieux de ce qu'il apprenait, et qui se battit de plus belle, en prodiguant des paroles d'admiration à son équipage.
Peu d'instants après, ce pavillon, que je n'avais pas fait amener, fut emporté par un boulet. Un chef de timonerie—jamais je n'oublierai son nom ni sa figure,—Couzanet, né à Nantes en prit un autre sur son dos, le porta au bout de la corne, le déploya, le tint lui-même développé, et resta dans cette position périlleuse, jurant d'y périr s'il le fallait. Mille autres traits honorèrent cette journée, et j'en pourrais citer d'aussi beaux de l'aspirant Lozach, du canonnier Lemeur, du matelot Rouallec et d'une infinité d'autres; mais il faudrait un volume; et d'ailleurs tous auraient le droit d'être individuellement nommés, car tous furent des braves, et si quelques-uns parurent se distinguer davantage, c'est qu'ils eurent le bonheur d'avoir eu, pour le faire, une occasion que les autres auraient saisie, si elle s'était offerte à leur courage.
Enfin le vaisseau anglais de gauche, qui voyait notre situation, nos efforts, s'approcha à portée de voix sans plus tirer. Au péril mille fois de la vie, son commandant se mit en évidence, seul, sur le bord, faisant signe qu'il voulait parler. C'eût été une atrocité que de continuer le feu sur un si digne homme; le silence le plus profond succéda au fracas de l'artillerie; alors, d'un ton ému, notre généreux ennemi prit son porte-voix, et, en notre langue, il prononça ces paroles: «Braves Français, tous mes canons sont chargés à double charge; toute résistance est inutile; rendez-vous; je vous en conjure au nom de l'humanité!»
M. Bruillac, entendant cet appel fait à l'humanité, comprit alors ses vrais devoirs: il dit qu'il voulait conserver de si glorieux restes au pays; et, sans plus rien écouter il alla lui-même sous le pavillon, et il ordonna à Couzanet de le jeter à la mer. Couzanet, en ce moment, était couché en joue par un peloton de fusiliers anglais; il le savait et il ne sourcillait pas! Les belles choses que l'on voit au milieu de l'horreur des combats! que de dévouement, que d'héroïsme, que de grandeur!
Le nom du vaisseau auquel nous nous rendîmes était le Ramilies; celui de son magnanime commandant: Pickmore, qui versa des larmes d'attendrissement et de philanthropie, en voyant, quand il monta à notre bord, les traces du carnage qui s'offrirent à ses yeux, et qui venait d'assister à la bataille de Trafalgar avec trois autres vaisseaux de l'escadre si imprudemment attaquée par nous. Cette escadre était commandée par le vice-amiral Sir John Borlase Warren[161]; et, en ce moment, tant par suite de Trafalgar que par le fait de cette croisière, les côtes de France étaient débloquées, et nous aurions pu y rentrer avec facilité, sans la fatalité qui nous poussait à notre perte.
Ainsi fut consommée la perte d'une frégate[162] qui avait coupé la ligne équinoxiale vingt-six fois, et qui, depuis plus de trois ans, marchant de périls en périls, avait triomphé de tous; ainsi fut arrêtée ma carrière, au moment où, sans contredit, de toute ma vie, j'ai été le plus capable de commander. Nous savions, en effet, que l'empereur était sans pitié pour les prisonniers et que l'Angleterre tenait trop à le contrarier en tout pour jamais accéder à aucun échange; nous n'ignorions pas que nous allions longtemps souffrir dans la captivité, et souffrir de toutes les manières; car Napoléon non seulement n'accordait pas une demi-solde aux officiers de sa propre armée quand ils étaient pris; mais notre temps n'était même pas compté pour la retraite. Que la paix soit sur ses cendres, car il fut prisonnier à son tour; il le fut par sa faute; il n'eut pas alors la philosophie qu'on pouvait attendre de lui; il le fut six ans, et il mourut en buvant, jusqu'à la lie, le calice d'amertume.
Mon premier soin fut de chercher mon frère que j'embrassai, satisfait de le voir sain et sauf. Je m'occupai ensuite de ramasser dans une malle quelques-uns des effets de corps les plus utiles; puis, montant sur le pont, j'y trouvai mon épée sur le banc de quart. Il est d'usage que, après un combat, les vainqueurs rendent aux officiers leurs armes personnelles. Pour moi, je regardai comme une humiliation de tenir une arme d'une autre main que celle de mon souverain; et pour m'y soustraire, j'en cassai la lame sur un de mes genoux et je jetai les deux morceaux à la mer. M. Moizeau resta sur le pont pour recevoir les officiers anglais; le reste de l'état-major descendit dans la grand'chambre; et là, assis chacun sur notre malle, nous attendîmes qu'on vînt nous donner une destination.