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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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CHAPITRE X

Sommaire: Le commandant Parker, à bord de la Belle-Poule.—Un commandant de vingt-huit ans.—Belle attitude de Delaporte.—Avec mon frère, Puget et Desbordes, je passe sur le vaisseau le Courageux commandé par M. Bissett.—Le lieutenant de vaisseau Heritage, commandant en second.—Le lieutenant de vaisseau Napier, arrière-petit-fils de l'inventeur des Logarithmes.—Ses sorties inconvenantes contre l'empereur.—Je quitte la table de l'état-major, et j'exprime à M. Heritage mon dessein de manger désormais dans ma chambre et de m'y contenter, s'il le faut, de la ration de matelot.—Intervention de M. Bissett.—Il me fait donner satisfaction.—Je reviens à la table de l'état-major.—La croisière de l'escadre anglaise.—Armement des navires anglais.—Coup de vent.—Avaries considérables qui auraient pu être évitées.—Communications de l'escadre avec le vaisseau anglais, le Superbe, revenant des Antilles.—Encore un désastre pour notre Marine.—Destruction de la division que notre amiral Leissègues commandait aux Antilles, par une division anglaise sous les ordres de l'amiral Duckworth.—Portrait de Nelson suspendu pendant l'action dans les cordages.—Les bâtiments de l'amiral Duckworth, fort maltraités, étaient rentrés à la Jamaïque pour se réparer.—L'amiral se rendait en Angleterre à bord du Superbe.—Le même jour, un navire anglais, portant pavillon parlementaire, traverse l'escadre.—Mon ami Fleuriau, aspirant de l'Atalante.—Télégraphie marine des Anglais.—J'imagine un système de télégraphie que, peu de temps après, j'envoyai en France.—L'amiral Warren renonce à sa croisière.—M. Bruillac réunit tous les officiers de la Belle-Poule, et nous faisons en corps une visite à l'amiral Linois, qui était encore fort souffrant. Il nous adresse les plus grands éloges sur notre belle défense.—L'amiral Warren.—Le combat contre la frégate la Charente.—Quiberon.—Relâche à Sâo-Thiago (îles du Cap Vert).—Arrivée à Portsmouth, après avoir eu le crève-cœur de longer les côtes de France.—Soixante et un jours en mer avec nos ennemis.

Ce fut le commandant de l'Amazone, aujourd'hui l'amiral Parker[163], qui vint à bord de la Belle-Poule pour notifier les intentions de l'amiral Warren à notre égard. Jamais conduite plus distinguée, jamais hommages plus flatteurs ne surpassèrent ce que cet amiral ordonna dans cette circonstance. M. Parker n'avait alors que vingt-huit ans[164]. C'est le bel âge pour commander à la mer; c'est celui où la force physique accroît l'énergie morale; quelques fautes peuvent être commises, à la vérité; mais, comme elles sont compensées par cette habitude, par cette force de commandement que plus tard on ne contracte plus qu'imparfaitement, et qui seule fait les bons amiraux! La marine, de toutes les professions, est certainement la plus dure; aussi, lorsqu'on s'y adonne par vocation, par goût, il faut avoir cette perspective de commander jeune; il faut avoir celle d'un avancement rapide, et non pas de servir de marche pied. Ainsi je pensais alors; ainsi je pense encore; j'avais donc rêvé, moi aussi, de commander bientôt; toutes mes actions avaient tendu vers ce but; mais, pour la première fois, je vis que ce n'étaient que des rêves; et, quand M. Parker parut, ce que la fortune avait fait pour lui et ce que je voyais qu'elle faisait contre moi, me causa le plus pénible désenchantement.

Il se présenta avec bienséance, nous salua; mais il n'avait pas encore parcouru de l'œil toute la grand'chambre, que l'aspect de Delaporte, froid, sévère, résigné, le frappa. C'était vraiment l'expression de fierté de Papirius devant les Gaulois.

Il se remit et nous fit connaître les noms des bâtiments de l'escadre, en ajoutant tout ce qui pouvait nous être agréable pour notre translation. À l'exception de mon frère, qui ne faisait qu'un avec moi, nous tirâmes, à peu près, au sort, et je passai, avec Puget et Desbordes, sur le vaisseau le Courageux, commandé par M. Bissett. L'on m'y donna une chambre d'officier qui se trouvait vacante; et je mangeai, assez fréquemment, avec M. Bissett, par invitation, mais habituellement avec l'état-major et placé à côté du lieutenant de vaisseau Heritage, commandant en second du Courageux.

C'était le meilleur des humains; mais j'avais à table, pour vis-à-vis, un autre lieutenant de vaisseau, M. Napier[165], arrière-petit-fils de l'inventeur des Logarithmes, qui vient encore d'illustrer son nom par la capture hardie de la flotte de Dom Miguel, dernier souverain du Portugal[166]; et qui, par opinions politiques, par esprit national mal entendu, par haine excessive contre Napoléon[167], se montrait à tous moments d'une taquinerie insupportable. Comme je parlais assez bien l'anglais, il s'adressait ordinairement à moi, d'autant qu'il avait cru remarquer, car j'avais eu le tort de le lui laisser pénétrer, que j'étais loin d'admirer les conceptions politiques de l'empereur. Je soutenais les discussions en termes généraux, et je m'efforçais de les y ramener quand elles en sortaient; le bon Heritage m'appuyait pour éloigner les personnalités qui font le venin des querelles; mais l'ardent Napier brisait tous les obstacles, et reprenait toujours son thème favori. Un jour, il sortit tellement des bornes que, par respect pour le souverain de mon pays, je quittai la table; je me retirai dans ma chambre, et j'exprimai à M. Heritage mon dessein formel d'y manger désormais, et de m'y contenter, s'il le fallait, de la ration de matelot. M. Heritage voulut ramener les esprits; mais il ne put rien sur moi sans m'avoir promis quelques réparations; et, pour obtenir, après bien des pourparlers, que je renonçasse au projet que j'avais formé, il fallut que M. Bissett intervînt; en effet, le commandant Bissett me fit assurer que M. Napier, à qui il en avait fait de vifs reproches, lui en avait exprimé ses regrets, et qu'il avait la certitude que ma juste susceptibilité ne serait plus blessée par le retour de conversations aussi déplacées. À ces conditions, je revins. Heritage parut au comble du bonheur. Napier devint le plus aimable des hôtes; et je sais que le respectable Bissett aurait fait débarquer Napier, plutôt que de souffrir que je fusse encore molesté, et qu'en attendant il m'aurait donné un couvert à sa table. Voilà comment les affaires peuvent s'arranger sans duels, sans scènes ignobles; mais encore je commis une faute en ceci: de ne pas avoir prévu les suites d'une première tolérance, et de n'avoir pas, dès le principe, pris le parti auquel, plus tard, il fallut arriver.

L'escadre anglaise continua sa croisière au même point: c'est un avantage signalé que de connaître ses ennemis; je mis, pendant que je restais avec eux, mon temps à profit sous ce rapport. J'y appris beaucoup de choses; car notre Gouvernement s'occupait si peu de marine que nos armements ne pouvaient pas soutenir le parallèle avec ceux des bâtiments anglais; aussi ne doit-on pas s'étonner s'ils eurent si bon marché de nos flottes à Trafalgar et en quelques autres circonstances. Toutefois je trouvai les officiers anglais moins bons marins, moins instruits que ceux d'entre nos marins qui avaient fait de longues campagnes, et, à chaque instant, ils étaient en faute dans leur navigation ou dans leurs évolutions; en un mot je leur vis faire des avaries considérables qu'ils auraient pu empêcher par l'emploi de précautions ou de moyens qui nous étaient très familiers. Un coup de vent se déclara; plusieurs nouvelles avaries, et de très graves, eurent lieu, et je ne trouvai point chez ces hommes l'à-propos, l'habileté, le sang-froid surtout, sans lesquels il n'est pas de bon marin. Dans cette tempête, le Marengo fut démâté de tous ses mâts et faillit périr; mais il avait tant souffert dans sa vaillante résistance qu'il n'y avait rien d'étonnant.

L'escadre continuait encore sa croisière lorsqu'un vaisseau anglais, revenant des Antilles, la joignit. Des communications eurent lieu, des signaux multipliés furent faits, des démonstrations de joie éclatèrent; mais, près de nous il y eut une réserve complète dont nous nous abstînmes de chercher à pénétrer le mystère; il finit cependant par être connu; c'était encore un désastre pour notre Marine. Le nouveau vaisseau était le Superbe monté par l'amiral Duckworth[168], qui se rendait en Angleterre, après avoir détruit l'escadre que notre amiral Leissègues[169] commandait aux Antilles.

Nelson, à Trafalgar, après avoir donné ses ordres particuliers à ses capitaines, signala à l'armée navale: «L'Angleterre compte que chacun fera son devoir.» Duckworth, rencontrant notre escadre des Antilles[170], suspendit un portrait de Nelson dans les cordages au-dessus de sa tête, et il signala: «Ceci sera glorieux.» Rendons justice à nos ennemis et avouons que ce sont de sublimes inspirations. Les bâtiments de l'amiral Duckworth étant fort maltraités[171], rentrèrent à la Jamaïque pour se réparer; mais l'Amiral en était parti sur le Superbe qui, le premier, fut mis en état de reprendre la mer, afin d'aller en Angleterre rendre compte de sa mission.

Les prisonniers français furent consternés de ce nouvel échec; les Anglais, Napier lui-même, mirent, cependant, devant nous, beaucoup de discrétion dans leurs transports; et c'était se respecter que nous respecter ainsi; mais on ne reçoit un pareil hommage que lorsqu'on l'a mérité; et, peut-être que si, précédemment, j'avais supporté avec indifférence des sarcasmes proférés devant moi, j'aurais eu à subir un redoublement de jactance en ce moment.

Le jour même de la rencontre du Superbe, un autre navire anglais, portant pavillon parlementaire, traversa l'escadre. Comme il passait le long du Courageux, j'aperçus un individu qui attira mes regards par la manière attentive dont il me fixait. C'était Fleuriau, mon ami Fleuriau, aspirant de l'Atalante qui, blessé dans l'affaire du cap de Bonne-Espérance, avait obtenu d'être renvoyé en France comme malade. Il était pâle, affaibli; mais il paraissait heureux de retourner dans sa patrie que, comme lui, j'aurais bien voulu avoir l'espérance de revoir au même prix! Il me salua de la main, me montra sa poitrine où avait frappé le coup fatal; je lui tendis les bras; mais le vent soufflait; le navire obéissait au timonier, et je le perdis de vue, absorbé dans mes regrets. Mélange étonnant, concours singulier d'événements! On eût dit que, sur un point de l'univers, vainqueurs, vaincus, amis, infortunés, avaient cherché à triompher de mille difficultés pour se réunir un instant, se communiquer leurs émotions, et se séparer après s'être seulement entrevus. J'appris, par la suite, que l'air natal, les bons soins de sa famille, les douceurs du pays, avaient rétabli à la longue la santé alors très altérée de Fleuriau.

En France, nous n'avions pas encore appliqué à la Marine la télégraphie, qui est, pourtant, l'invention d'un Français. Je fus honteux qu'on pût nous faire plus longtemps un reproche dont je sentais la justesse par la rapidité avec laquelle les plus minces détails de l'affaire de l'amiral Duckworth étaient parvenus au Courageux. Je ne pouvais cependant pas prétendre à ce que les Anglais me communiquassent l'explication de leur système; mais l'idée première devait me suffire pour en trouver la clef ou pour en former un autre équivalent.

Je me mis donc à l'œuvre, et j'en traçais effectivement un que, peu de temps après, j'envoyai en France; mais telle était l'insouciance avec laquelle on y traitait les affaires navales que ce ne fut que sept ans après que cette innovation précieuse fut définitivement introduite sur nos vaisseaux. Ce travail, en particulier, me rendit le plus grand service pendant le temps que je restai sur mer avec nos ennemis et qui dura soixante et un jours. C'est en effet le propre de l'étude d'adoucir les chagrins, d'affaiblir les idées sombres, de calmer l'esprit, de soulager le cœur de ses douleurs.

Le résultat de la mission de l'amiral Duckworth rendant inutile la croisière de l'amiral Warren, celui-ci se décida à y mettre un terme et à aller se ravitailler à Sâo-Thiago (îles du cap Vert) pour ensuite retourner en Angleterre. Quelques moments, toutefois, avant de faire route, M. Bruillac obtint la permission de réunir tous les officiers de la Belle-Poule pour faire une visite de corps à l'amiral Linois, qui commençait à entrer en convalescence. Je regardais cette visite comme un devoir en présence des Anglais, comme une déférence au malheur; mais j'avouerai qu'en toute autre position j'aurais préféré m'en abstenir, tant j'attribuais de part à M. Linois dans l'éternelle captivité par laquelle mes pas se trouvaient arrêtés. Il était encore fort souffrant; il nous fit cependant les plus grands éloges sur notre belle défense; et nous en fîmes la remarque; car, jusque-là, il avait été fort sobre de compliments: encore s'il avait su profiter des bons avis!

Je n'omettrai pas de mentionner que M. Bruillac avait trouvé dans M. Warren, l'ex-commandant de la division à laquelle il avait, jadis, sur la Charente, porté de rudes coups devant Bordeaux, et que M. Warren ne lui en témoigna que plus d'estime et d'égards: ainsi les querelles militaires qui se décident les armes à la main diffèrent généralement des chicanes de particuliers; celles-ci sont étroites, mesquines, rancunières; les autres, au contraire, portent un cachet de grandeur et de loyauté. C'est encore M. Warren qui commandait les forces navales de l'Angleterre dans la fatale expédition de Quiberon, en 1795, où il déploya tant d'humanité.

La relâche à Sâo-Thiago, le voyage en Angleterre, ne présentèrent aucun incident remarquable, et nous arrivâmes à Portsmouth, après avoir eu le crève-cœur de longer les côtes de France, d'en apercevoir les sites riants et de nous en éloigner avec le pénible sentiment de notre liberté perdue!

LIVRE III
LA CAPTIVITÉ EN ANGLETERRE

CHAPITRE PREMIER

Sommaire: Les vaisseaux de la Compagnie des Indes mouillés à Portsmouth célèbrent notre capture en tirant des salves d'artillerie.—Bons procédés de l'amiral Warren et de ses officiers.—L'état-major du Courageux nous offre un dîner d'adieu.—Franche et loyale déclaration de Napier.—Le perroquet gris du Gabon, que j'avais donné à Truscott, l'un des officiers du Courageux.—Le «cautionnement» de Thames.—Détails sur la situation des officiers prisonniers vivant dans un «cautionnement».—Lettre navrante que je reçois de M. de Bonnefoux.—M. Bruillac me réconforte.—Lettre de ma tante d'Hémeric.—Mes ressources pécuniaires.—Mon plan de vie, mes études, la langue et la littérature anglaises.—Visite que nous font, à Thames, M. Lambert (de l'Althéa) et sa femme.—Le souhait exprimé autrefois par M. Lambert se trouve réalisé.—Il tient parole et nous fête pendant huit jours.—Il nous dit qu'il espère bien voir un jour M. Bonaparte prisonnier des Anglais.—Nous rions beaucoup de cette prédiction.—Avant de repartir pour Londres, M. Lambert apprend à Delaporte sa mise en liberté, qu'il avait obtenue à la suite de démarches pressantes et peut-être de gros sacrifices d'argent.—Delaporte avait commandé l'Althéa après sa capture.—Départ de cet admirable Delaporte que j'ai eu la douleur de ne plus revoir.—Description de Thames.—Les ouvriers des manufactures.—Leur haine contre la France, entretenue par les journaux.—Leur conduite peu généreuse vis-à-vis des prisonniers.—La bourgeoisie.—Relations avec les familles de MM. Lupton et Stratford.—M. Litner.—Agression dont je suis victime, un jour, de la part d'un ouvrier.—Rixe entre Français et ouvriers.—Le sang coule.—Je conduis de force mon agresseur devant M. Smith, commissaire des prisonniers.—État d'esprit de M. Smith.—Il m'autorise cependant à me rendre à Oxford pour porter plainte.—Visite à Oxford.—Le château de Blenheim.—Le magistrat me répond qu'il ne peut entamer une action entre un Anglais et un prisonnier de guerre.—Retour à Thames.—Scène violente entre M. Smith et moi.—Plainte que j'adresse au Transport Office contre M. Smith.—Réponse du Transport Office.—M. Smith reçoit l'ordre de me donner une feuille de route pour un autre cautionnement nommé Odiham, situé dans le Hampshire, et de me faire arrêter et conduire au ponton, si je n'étais pas parti dans les vingt-quatre heures.—Ovation publique que me font les prisonniers en me conduisant en masse jusqu'à l'extrémité du cautionnement, c'est-à-dire jusqu'à un mille.—Ma douleur en me séparant de mon frère et de tous mes chers camarades de la Belle-Poule.—Autre sujet d'affliction.—Miss Harriet Stratford.—Souvenir que m'apporte M. Litner.—Émotion que j'éprouve.

Il se trouvait, à Portsmouth, un assez grand nombre de vaisseaux de la Compagnie des Indes; notre capture leur procura un sentiment de satisfaction qu'ils manifestèrent par des salves d'artillerie; il y avait de quoi flatter notre amour-propre pour le passé; mais, comme tout nous parlait de notre captivité actuelle, nous fûmes peu longtemps sensibles à cet hommage indirect; car enfin, malgré tout, nous ne pouvions pas ne pas voir que nous prenions place parmi les quatre-vingt mille autres prisonniers, marins ou soldats; nombre qui s'accrut encore, par la suite, en Angleterre, et qui s'élevait à cent vingt mille, lors de la chute de l'empereur.

L'amiral Warren, les commandants, les officiers des bâtiments sous ses ordres, M. Bissett surtout à mon égard, à l'instant où nous allions nous séparer, redoublèrent de bons procédés envers nous. À cette occasion, même, l'état-major du Courageux donna un dîner d'adieux où furent invités plusieurs de leurs amis, ainsi que quelques jeunes dames de leur connaissance, de Portsmouth. Je rapporte cette circonstance, parce qu'elle me rappelle deux souvenirs vraiment touchants: le premier est une franche déclaration de Napier des torts qu'il avait eus avec moi, qu'il fit en présence de tous, pour que je n'emportasse aucun levain contre lui, pour qu'il pût, dit-il, se réconcilier entièrement avec lui-même. N'est-ce pas un bonheur que de commettre des fautes, quand on sait les réparer ainsi?

Pour expliquer le second de ces souvenirs, je dois remonter jusqu'à l'Île-du-Prince, où j'avais acheté un perroquet gris du Gabon, qui avait le talent tout à fait particulier d'imiter, au naturel, le bruit argentin d'une petite sonnette. Ce bel animal, qui parlait avec une facilité prodigieuse, avait eu une patte cassée à bord; je l'avais soigné; je l'avais guéri; et, quoiqu'il se fût montré fort reconnaissant de mes bons soins, je ne soupçonnais pas jusqu'où allait son attachement pour moi. Aussi, après notre prise, ayant vu qu'il plaisait beaucoup à M. Truscott, l'un des officiers du Courageux, je fus enchanté de pouvoir le lui offrir. Cependant, les transports que le perroquet manifestait lorsque j'allais voir Truscott dans sa chambre, m'avaient décidé à n'y plus retourner. Il y avait donc cinquante jours que nous ne nous étions vus, lorsque, pendant ce dernier dîner, Truscott voulut montrer l'oiseau miraculeux à ses convives.

On l'apporta sur la table; à peine y fut-il qu'il s'élança sur moi, s'accrocha à ma cravate, et me fit tant de caresses que tous, particulièrement nos jolies visiteuses, en furent attendris. Truscott voulut me le rendre; il insista, pressa, et j'avoue qu'il me fallut beaucoup prendre sur moi pour m'y refuser. Mais, comment me décider à en priver l'aimable Truscott, comment ne pas reculer devant les embarras du transport, pendant les phases probables de ma captivité?

L'amiral Linois fut destiné pour Cheltenham[172], plus tard pour Bath[173], lieux renommés par l'agrément, la salubrité de leurs bains, où il passa le temps de son infortune. L'état-major du Marengo et de la Belle-Poule, ainsi que les aspirants et les chirurgiens, reçurent l'ordre de se rendre à Thames, qui était déjà le cautionnement de cent cinquante prisonniers. On appelait cautionnements, les petites villes où étaient les divers dépôts d'officiers prisonniers qui avaient la permission d'y résider, après s'être engagés, sur leur parole d'honneur, à ne pas s'en écarter à plus d'un mille de distance, à rentrer tous les soirs chez eux au coucher du soleil, et à comparaître deux fois par semaine devant un commissaire du Gouvernement. L'Angleterre accordait, par jour, 18 pence (36 sous) à chaque officier, quel que fût son grade, et 1 schelling (24 sous) à chacun des prisonniers qui, par faveur ou autrement, ayant obtenu la faculté d'habiter un cautionnement, étaient au-dessous du grade d'officier. Ces rétributions étaient juste ce qu'il fallait, en ce pays, pour se loger, pour se vêtir, pour ne pas mourir de faim, et ceux d'entre nous qui n'avaient pas de ressources en France, étaient obligés d'utiliser leurs talents ou leurs forces physiques, afin de subvenir aux nécessités les plus pressantes. Que d'officiers déjà anciens, que de militaires décorés, que d'hommes ayant versé leur sang dans les batailles, n'y ai-je pas vus, bêchant noblement la terre, exerçant courageusement un dur métier, et préférant présenter la main pour recevoir une rémunération bien acquise, que la tendre pour demander un secours, ou que s'engourdir dans la misère et l'oisiveté. Les matelots, les soldats, étaient renfermés dans quelques prisons à terre mais le plus grand nombre dans des pontons, lieux d'horrible mémoire, et dont je n'aurai que trop à parler dans la suite.

Les premières nouvelles que je reçus de ma famille furent déchirantes par le chagrin qu'elles respiraient, et bien peu rassurantes sur mon avenir.

M. de Bonnefoux, qui avait acquis la certitude qu'au premier travail qui devait paraître très prochainement, nous serions nommés, moi, lieutenant de vaisseau, et mon frère, enseigne, m'annonça qu'il n'avait plus aucun espoir de ce côté, tant les intentions de l'empereur étaient bien connues à cet égard. M. Bruillac, à qui je communiquai cette nouvelle, n'en fut pourtant pas découragé: il me répéta que, dans le rapport de son combat, il avait demandé, comme stricte justice, de l'avancement et la croix pour moi, et il me donna sa parole qu'il ne cesserait de faire valoir mes droits, ceux de mon frère, ceux enfin, de ses subordonnés dont la conduite le méritait. Ma bonne tante d'Hémeric, au milieu de ses larmes, me disait, dans ces premières nouvelles, qu'elle achèverait de faire rentrer les 10.000 francs (pour lesquels je lui avais envoyé procuration) qui me revenaient, ainsi que je l'ai déjà dit, pour appointements, traitement de table, parts de prises, arriérés; qu'elle les placerait, et qu'elle m'en ferait exactement tenir la rente, alors bien utile pour moi.

Comme j'avais en réserve quelque argent de l'Inde, je pus, sans être trop gêné, attendre ces envois, qui se faisaient fort difficilement, à cause des entraves apportées par le Gouvernement anglais à tout ce qui émanait du Gouvernement français. Quelquefois donc je me suis trouvé assez à mon aise, pendant ma captivité, et quelquefois très réduit en finances; mais au résultat, avec l'ordre, avec la prévoyance que la nécessité m'eut bientôt enseigné à adopter, je parvins à être, en général, assez bien sous ce rapport.

Il fallait, cependant, prendre mon parti; il fallait oublier que j'étais arrivé aux portes de la France, qu'elles s'étaient fermées sur moi, au moment où j'avais acquis l'expérience, l'instruction voulues pour commencer à commander un petit bâtiment; que ce commandement eût été le premier échelon de distinction, toujours si difficile à monter, à saisir et que la position de M. de Bonnefoux, préfet à Boulogne, ami intime du Ministre, connu, considéré par l'empereur, me l'eût rendu aisé à trouver. Ainsi j'arrivais, jeune, aux grades supérieurs, les prédictions de mes camarades s'accomplissaient; je marchais de front avec ceux qui, dans la même catégorie que moi, mais étant libres, allaient servir, commander, avancer, toujours avancer, toujours commander, toujours servir...; au lieu de cela, que voyais-je? la prison, l'inaction, un exil d'une durée incalculable, l'oubli de mon état, mon éloignement de ma famille, la perte de ma jeunesse, enfin, et de toutes mes espérances.

À tant de maux, il n'y avait qu'un palliatif: celui qui, à la mer, m'y faisait trouver le temps agréable, celui qui, à bord du Courageux, avait calmé mes premières angoisses; celui dont Cicéron a dit: Nobiscum peregrinatur, je veux dire l'étude; et quand je fus un peu remis de mon premier étourdissement, je m'attachai fortement à l'idée du travail. Je vis que j'avais beaucoup à faire, beaucoup à acquérir; que n'ayant plus aucun devoir qui vînt me distraire, j'aurais abondamment le temps nécessaire pour y parvenir, et je traçai un plan dont je ne me départis plus: celui de distribuer les heures de ma journée entre mes occupations et mes camarades. Exact aux premières, j'y puisai bientôt un charme croissant; mes idées changèrent insensiblement de direction; mes réflexions s'adoucirent peu à peu; et je vis, en quelques semaines, que, lorsque j'arrivais parmi mes amis, mon esprit, comme sentant le besoin de se détendre, mon corps fatigué du repos, me portaient naturellement à un élan, à une gaieté, à un entraînement, qui bannissaient le découragement de beaucoup d'entre nous, et qui, peut-être, n'avaient été surpassés, en moi, à aucune autre époque de ma vie.

Je m'appliquai spécialement à l'anglais, à la littérature, aux bons ouvrages de cette langue que je voulus connaître à fond et bien parler, j'étudiai les mœurs, la politique, le gouvernement de l'Angleterre, à qui l'arme puissante de la liberté de la presse, qu'elle sait si bien employer, suffit pour résister à l'ascendant guerrier de Napoléon; je voulus refaire un cours complet de ma propre langue, que je m'étais déjà aperçu ne pas connaître suffisamment; j'écrivis beaucoup pour dégrossir mon style, soit en français, soit en anglais; je me remis au latin; enfin je continuai à cultiver l'escrime, le dessin et la flûte, sur laquelle je n'ai jamais eu qu'un talent très médiocre, mais qui, par les amis qu'elle m'a procurés, par les liaisons qui en sont résultées, par les heures de solitude ou de réflexions pénibles qu'elle a remplies ou adoucies, a été, dans mille circonstances, du charme le plus heureux pour moi.

Ressouvenons-nous, actuellement, que, lorsque M. Lambert (de l'Althéa) avait pris congé de l'Île-de-France, il avait exprimé le souhait que nous fussions faits prisonniers de guerre, afin d'avoir le plaisir de nous revoir dans son pays. Ce souhait sauvage était accompli; quant à notre rencontre, elle ne tarda pas à avoir lieu, car M. Lambert arriva à Thames presque en même temps que nous, et il y arriva avec sa femme plus belle, plus aimable que jamais, leurs deux enfants (celui de l'Île-de-France et un nouveau-né), une foule de domestiques, deux voitures et tout le train d'un prince. M. Lambert prit le plus bel hôtel à sa disposition; il tint table somptueuse, où nous fûmes constamment invités, ainsi que les Anglais les plus distingués de la ville; et il fut assez agréable de sa personne, même quand il parlait de M. Bonaparte, qu'il espérait bien, un jour, voir prisonnier des Anglais: nous en rîmes beaucoup; mais il ne disait que trop vrai! Mme Lambert, dans les veines de qui coulait beaucoup de sang français, l'empêchait souvent de se lancer ou de s'appesantir sur ce sujet délicat; et, grâce à elle, tout se passa bien sous ce rapport. Sous tous les autres, on ne pouvait pas être plus affectueux, plus empressé, plus prévenant.

Cette visite dura huit jours, passés dans les fêtes, et elle se termina d'une manière encore plus satisfaisante, c'est-à-dire par la liberté de Delaporte, le commandant de l'Althéa, après qu'elle fût tombée en notre pouvoir; M. Lambert apprit, quelques moments avant de repartir pour Londres, la nouvelle de cette liberté qu'il avait sollicitée, qu'il ne dut qu'au crédit accordé, en ce pays plus qu'en aucun autre, à une grande fortune, et qui, dans les circonstances actuelles, lui coûta peut-être fort cher. La singulière chose, cependant, qu'une connaissance qui, datant d'un combat, prélude à coups de canon, commence en Asie, près du tropique du Capricorne, se cultive sur l'immensité de l'Océan, se cimente dans une île de l'Afrique, et amène, finalement, en Europe, la liberté de l'un d'entre nous! Il partit peu de temps après, ce cher Delaporte, à qui je n'ai encore trouvé personne que je puisse lui comparer; il était bien heureux; mais, hélas! il ne tarda pas à succomber, à son poste, à bord d'un vaisseau qu'il commandait en second avec le grade de capitaine de frégate, et j'ai eu la douleur de ne plus le revoir.

Thames est une petite ville de l'Oxfordshire, située près de la source de la Tamise, qui n'y est qu'un faible ruisseau, et dans un pays pluvieux, autant, à peu près, que le reste de l'Angleterre, mais boisé, pittoresque, et parfaitement bien cultivé. Nous y étions arrivés au mois de mai 1806, et il y avait si longtemps que je n'avais joui de l'aspect du printemps que la beauté des sites me parut encore plus grande.

Il se trouvait dans cette ville des manufactures, dont les ouvriers, formant une population flottante, ne tenaient au pays par aucun lien de famille, et chez qui la responsabilité d'une conduite répréhensible était d'un poids fort léger.

Cette tourbe, sur laquelle l'action de journaux remplis de virulentes imprécations contre la France était toute-puissante, laissait éclater envers nous, prisonniers sans défense, ses ressentiments peu généreux, et manquait rarement l'occasion de nous provoquer par quelque insulte, et d'engager ensuite une lutte à coups de pierres ou corps à corps. Les habitants paisibles de la ville gémissaient de ces scènes dégoûtantes; mais ils étaient presque tous dans la crainte des ouvriers; ils redoutaient de passer pour mauvais patriotes; et c'était beaucoup, quand ils s'abstenaient de paraître approuver les perturbateurs.

Quelques familles, cependant, se trouvèrent amenées, par des circonstances particulières ou par de pressantes recommandations, à entretenir quelques relations avec certains d'entre nous; telles furent celles de MM. Lupton et Stratford, chez qui je fus introduit par un officier nommé Litner, charmant jeune homme récemment sorti de Saint-Cyr, avec qui je n'avais pas tardé à me lier, et qui, comme moi, venait de voir briser son épée par la fortune adverse. M. Lupton avait un fils et deux filles; M. Stratford, deux filles; il se réunissait, quelquefois, chez eux, des personnes de connaissance: et, en ce moment, une élégante de Londres, très grande amie des dames Lupton, Miss Sophia Bode, était en visite chez elles, visite qu'elle renouvelait tous les ans.

Mes occupations, auxquelles mon frère se joignait, mes amis, cette société... et j'étais parvenu à trouver le temps supportable, d'autant que ces dames étaient bien élevées, jolies et fort instruites. Elles faisaient des vers charmants, miss Jane Lupton surtout; elle en composa au sujet d'un moineau que j'avais apprivoisé, qu'elle avait malicieusement nommé Flora, du nom d'une petite épagneule appartenant à miss Harriet Stratford, et qui mourut au milieu de nos soins et de nos regrets.

Dans les révolutions fâcheuses de la vie, il n'y a, sans doute, rien de mieux à faire que de chercher les bons côtés des contre temps, et que de s'attacher à les rendre moins pénibles. C'est ce que j'avais réussi à effectuer à Thames; mais cet état de chose ne dura pas longtemps. Je rentrais, un jour, avec Litner, lorsqu'un ouvrier, passant près de moi, me heurta rudement à la poitrine. Je le poussai plus rudement encore, et il tomba. Il cria; des camarades vinrent à lui: des Français accoururent vers nous; une bagarre s'ensuivit à coups de pierres où j'étais si redoutable, à coups de poings, à coups de cannes ou de bâtons; et quand on parvint à nous séparer, des meurtrissures étaient faites, et le sang coulait depuis assez longtemps. Je n'avais pas perdu de vue mon agresseur, et je parvins à le traîner devant M. Smith, commissaire des prisonniers, à qui je demandai sa punition. Il me la promit; mais, au bout de quelques jours, il me dit qu'il n'y pouvait rien, qu'il fallait que l'affaire allât à Oxford, et il m'autorisa à m'y rendre pour porter plainte au procureur du roi.

Je crus voir que M. Smith, craignant le ressentiment des ouvriers, ne cherchait qu'à traîner l'affaire en longueur pour qu'elle s'éteignît d'elle-même.

Je n'en saisis pas moins, avec empressement, l'occasion d'aller voir Oxford, son Université, ses vingt-deux collèges, ses belles promenades, et Blenheim, qui l'avoisine, Blenheim, château fastueux, récompense nationale décernée à Churchill, duc de Marlborough, général de la reine Anne contre Louis XIV et dont les gigantesques proportions, un parc grandiose de huit lieues de tour, la profusion de tout ce qui peut flatter la vanité, forment le caractère distinctif.

Le magistrat me répondit qu'il ne pouvait entamer une action entre un Anglais et un prisonnier de guerre sans l'autorisation du Gouvernement. Cette justice qui, pour les affaires civiles, nous jetait hors du droit commun, me parut assez singulière dans un pays qui se prétend si impartial.

Je revins donc à Thames, sans solution, et je pressai de nouveau M. Smith. Comme son mauvais vouloir ne pouvait manquer de paraître en tout son jour, je lui en fis des reproches: une scène s'ensuivit; il me menaça même de voies de fait, et saisit une canne.

Aussi prompt que lui, je m'armais d'un poker[174], et le défiai; sa femme, ses domestiques accoururent; je le défiai encore devant eux; je le traitai de misérable, et je sortis en lui disant que j'allais dresser une plainte contre lui, par devers le Transport Office qui, à Londres, est le bureau chargé du service des bâtiments-transports, auquel, pendant la guerre, on ajoute celui de la garde, de la surveillance, du soin des prisonniers.

Dans cette plainte que je revins bientôt remettre à M. Smith lui-même, pour qu'il l'expédiât au Transport Office, je demandais son renvoi, et toujours justice contre l'agresseur dans la bagarre. M. Smith s'offrit alors à me faire des excuses, dans son cabinet; mais je les exigeai en présence de dix prisonniers; nous ne pûmes nous accorder, et ma plainte partit. La réponse fut un nouvel acte de mépris du droit commun, car M. Smith reçut l'ordre de me donner une feuille de route pour un autre cautionnement, nommé Odiham, situé dans le Hampshire[175]; et si je n'étais pas parti dans les vingt-quatre heures, de me faire arrêter et conduire au ponton. Voilà, au moins, ce qui s'appelait parler; c'était du turc, c'était du despotisme bien franc, bien pur. On voit alors clairement ce que les gens entendent par justice; on se soumet, on les méprise, et l'on part. Telle est, en général, pourtant, l'Angleterre, ayant un Gouvernement machiavélique, qui ne recule devant aucun acte de mauvaise foi quand il le croit utile à ses intérêts; affligée d'une populace toujours prête à servir les plus mauvaises passions, et au milieu de tout cela, possédant des hommes du plus noble caractère, des militaires de la plus grande loyauté, des particuliers à qui aucune belle action n'est difficile.

Je crois que les prisonniers m'avaient un peu mis en avant en tout ceci; ils m'en récompensèrent par une espèce d'ovation publique, en me conduisant, en masse, jusqu'à l'extrémité du mille. Là, j'embrassai MM. Bruillac et Moizeau, si bons pour moi; mon sosie Puget, inconsolable de mon départ; l'affectueux Desbordes; l'excellent Vincent; l'aimable Chardin; ce cher M. Le Lièvre, qui me serrait dans ses bras avec le pressentiment que je ne le reverrais plus; mon frère, enfin, de qui on me séparait si brutalement, et, je les quittai tous, frappé au cœur d'abandonner des amis si éprouvés.

J'avais encore un sujet réel d'affliction. Je n'ai pas besoin d'expliquer qu'il s'agissait de mon nouvel ami Litner, ainsi que des familles Lupton, Bode et Stratford. Je leur avais fait mes adieux la veille; mais, à l'instant du départ, Litner, qui avait été appelé par elles, me remit quelques objets de souvenir à moi destinés, et qu'il en avait reçus le matin même. Puis, mystérieusement, il ajouta qu'il avait, en outre, obtenu de la jeune miss Harriet, aux beaux yeux bleus, au teint éblouissant, à la physionomie animée, à la taille divine, une boucle de ses admirables cheveux blonds qu'il mit entre mes mains, disant que j'étais un mortel bien heureux, et qu'il ne regretterait pas de quitter Thames, s'il pouvait en obtenir autant de miss Sophia.

L'impression que j'en éprouvai m'apprit, sur mon propre compte, plus que je n'en soupçonnais; et c'était, selon la saine raison, un vrai bonheur pour moi que mon départ, car je ne pouvais, sans folie, penser à me marier en ce moment; or, il ne devait y avoir aucune autre issue à cette passion naissante, si j'eusse continué à rester auprès de celle qui l'avait allumée, et qui paraissait la partager.

CHAPITRE II

Sommaire: J'arrive à Odiham, en septembre 1806.—La population d'Odiham.—Les prisonniers.—Je trouve parmi eux mon ami Céré.—Je suis l'objet de mille prévenances.—La Société philharmonique, la loge maçonnique, le théâtre des prisonniers, son grand succès.—La recherche de la paternité en Angleterre.—L'aventure de l'officier de marine français, Le Forsoney.—Ne pouvant payer la somme de 600 francs environ destinée à l'entretien de l'enfant mis à l'hospice, il allait être emprisonné.—Je lui prête la somme dont il avait besoin; affectueuse reconnaissance de Le Forsoney, qui écrit à sa famille et ne tarde pas à s'acquitter vis-à-vis de moi.—Une maxime de M. Le Lièvre, agent d'administration de la Belle-Poule.—En juin 1807, un amateur de musique, M. Danley, m'emmène secrètement passer une journée à Windsor.—Je vois, sur la terrasse du château, le roi Georges III, la reine, quatre de leurs fils, leur fille Amélie.—Le château de Windsor.—Nous rentrons à Odiham, où nul ne s'était douté de mon absence.—Je commets l'imprudence de raconter mon équipée à deux de mes camarades dans la rue, devant ma porte, sous les fenêtres d'une veuve qui, ayant été élevée en France, connaissait parfaitement notre langue.—La bonne d'enfants, Mary.—Le billet trouvé par la veuve.—Énigme insoluble expliquée par notre conversation.—Articles de journaux qui me donnent, à mon tour, une énigme à deviner.—Dénonciation au Transport Office.—L'écriture du billet à Mary, rapprochée de celle d'une lettre de moi à mon frère.—M. Shebbeare, agent des prisonniers, à Odiham, reçoit l'ordre de me faire arrêter sur-le-champ et partir le lendemain sous escorte pour les pontons de la rade de Chatham.—Mon indignation.—D'après les règlements j'étais seulement passible d'une amende d'une guinée, et encore à condition que quelqu'un se fût présenté pour réclamer cette guinée, comme prix de sa dénonciation.—Petit coup d'État de la police.—M. Shebbeare, agent des prisonniers à Odiham, ses excellents procédés à mon égard.—Il me laisse en liberté jusqu'au lendemain.—À l'heure dite, je me présente chez lui.—Il me remet entre les mains d'un agent de la police.—Les pistolets de l'agent.—Digression sur Rousseau, aspirant de 1re classe pris dans l'affaire de Sir T. Duckworth.—Son héroïsme.—Lettre qu'il avait écrite au Transport Office pour reprendre sa parole d'honneur.—Au moment où je quittais à mon tour Odiham, on venait de le conduire sur les pontons.—L'hôtel du Georges, la voiture à mes frais.—Je me sauve par la fenêtre de l'hôtel.—Mystification de l'agent aux pistolets.—Joie des prisonniers.—Hilarité des habitants.—La nuit close, je me rends dans une petite maison habitée par des Français.—J'y reste caché trois jours.—Une jeune fille de seize ans, Sarah Cooper, vient m'y prendre le soir du troisième jour, et elle me conduit par des voies détournées à Guilford, capitale du Surrey, distante de six lieues d'Odiham.—Dévouement de Sarah Cooper.—De Guilford une voiture me conduit à Londres, tandis qu'une autre ramène Sarah à Odiham.—Je descends à Londres à l'hôtel du café de Saint-Paul.—Dès le lendemain, grâce à des lettres que m'avait remises Céré et qu'il tenait d'une Anglaise, j'avais acheté un extrait de baptême ainsi que l'ordre d'embarquement d'un matelot hollandais nommé Vink, matelot sur le Telemachus, qui avait Hambourg pour lieu de destination.—Le capitaine, qui était seul dans le secret, m'autorise à rester à terre jusqu'au jour de l'appareillage.—Je passe trente et un jours à Londres, et je visite la ville et les environs.—Départ de Londres du Telemachus.—L'un des passagers, le jeune lord Ounslow.—Il me prend en amitié.—Les vents et les courants nous contrarient pendant cinq jours.—Nous atteignons Gravesend.—Au moment où le Telemachus partait enfin, un canot venant de Londres à force de rames, l'aborde.—Un agent de police en sort et demande M. Vink.—Mon arrestation.—Offres généreuses de lord Ounslow.—Je suis jeté à fond de cale dans le bâtiment où étaient gardés les malfaiteurs pris sur la Tamise.—J'y reste deux jours.—Affreuse promiscuité.—Plus d'argent.—Le canot du ponton le Bahama, de la rade de Chatham.

La population d'Odiham, beaucoup plus sédentaire que celle de Thames, était aussi moins malveillante, et les prisonniers s'y trouvaient bien moins mal. J'en rencontrais un assez grand nombre, absents de France depuis moins longtemps que ceux de Thames; ils étaient, pour la plupart, gais, aimables et ils s'efforçaient d'oublier leur position, en se réunissant fréquemment de manière à s'étourdir sur leur captivité, ou en employant agréablement leur temps. Ainsi ils avaient institué une société philharmonique, une loge de franc-maçonnerie et un théâtre. Je fus ravi d'être en si joyeuse compagnie, surtout lorsqu'à mon inexprimable bonheur j'eus appris que Céré, mon inséparable de l'Île-de-France, mon inébranlable subordonné de la Belle-Poule, aujourd'hui mon égal par le malheur, que Céré, enfin, toujours mon ami, venant par le crédit de sa famille d'obtenir la faveur d'un cautionnement, était au nombre de mes nouveaux camarades. La correspondance établie entre les prisonniers des diverses villes avait instruit ceux de ma résidence actuelle de la persistance que j'avais mise dans la bagarre de Thames; il n'en fallut pas davantage pour me faire accueillir à Odiham avec enthousiasme. Je fus donc l'objet de mille prévenances; toutefois je ne voulus pas me départir de mon plan de travail; mais, en mesurant bien mon temps, il m'en resta encore assez pour faire face à tout. Je m'associai aux réunions philharmoniques où se comptaient des amateurs fort distingués. Je m'affiliai aux francs-maçons, mais, la vérité me force à le déclarer, leurs mystères et leurs cérémonies me frappèrent d'un ennui si complet que, depuis Odiham, il ne m'est plus jamais arrivé de désirer partager leurs travaux. Enfin je me lançai dans la carrière du théâtre. La salle avait été installée, décorée par les prisonniers, les acteurs, les actrices,—et il y en avait d'un talent très remarquable,—étaient aussi des prisonniers; enfin costumes, mise en scène, musique, couplets, orchestre, composition ou arrangement des pièces, tout était notre ouvrage. C'était une source inépuisable d'occupation; nous nous amusions beaucoup; les Anglais en raffolaient; il en venait même de Londres pour nous voir jouer, et, vraiment, c'était de très bon goût. L'heureux âge que celui où les chagrins les plus vifs fuient au seul aspect du plaisir.

Les lois anglaises sont prévoyantes à l'excès pour assurer l'existence des enfants nés hors du mariage: lorsqu'il en vient un au monde, la mère est interrogée par un magistrat et tenue de nommer le père. Dès lors celui qui est désigné, quel qu'il soit (et, une fois, une fille poussée à bout désigna le magistrat, lui-même, qui était loin de s'y attendre); dès lors, dis-je, cet homme est obligé, sous peine de prison, de payer soit une pension alimentaire, soit une somme, une fois comptée, d'environ 600 francs à l'hospice où l'enfant est placé. Peu après mon arrivée, un de nos officiers de Marine, nommé Le Forsoney, se trouva dans cette situation fâcheuse; il n'avait pas les 600 francs, et la justice anglaise, qui s'était récusée quand il s'était agi de me venger d'un outrage, n'hésita pas à prononcer quand elle eut à sévir contre un autre prisonnier. Le Forsoney allait donc être enfermé dans une maison de détention; mais j'avais encore quelques réserves de l'Inde, et je le libérai. Il m'était souvent, et il m'est encore arrivé depuis, d'obliger des ingrats ou de perdre, en prêts d'obligeance, des sommes même considérables; mais, cette fois, le bienfait fut bien placé; il m'attira à un haut degré l'estime de mes compatriotes, la considération des Anglais, et Le Forsoney, qui en conserva une affectueuse reconnaissance et qui avait écrit à sa famille, ne tarda pas à se libérer envers moi. J'y comptais peu, cependant, avant notre retour en France; aussi avais-je mis en usage, à cette occasion, une noble maxime de l'expérimenté M. Le Lièvre, celle que, lorsqu'il était question de dettes entre camarades, il fallait prendre note non pas de ce que l'on prêtait, mais de ce que l'on devait; chose qui, au surplus, ne m'est jamais arrivée que pour des bagatelles ou de courts intervalles. Il est, en effet, fort peu de circonstances où un homme d'ordre, de cœur et de prévoyance ne puisse se suffire à lui-même. Cette aventure acheva de me mettre en vogue dans le pays; elle me fut fort utile dans une position très pénible où je ne tardai pas à me trouver, et où, à côté de beaux sentiments, il y eut, comme à l'ordinaire, de l'envie, de la jalousie dont je devins la victime; car, à tout prendre, ici comme partout, le bonheur n'est pas dans l'éclat, et il s'attache rarement à ceux qui sont le plus en évidence.

Un amateur anglais, M. Danley, qui faisait souvent sa partie dans nos concerts, me rechercha beaucoup depuis ce moment. Il me dit un jour qu'il avait le projet d'aller le lendemain à Windsor, ville située à neuf lieues d'Odiham, où se trouve un château royal, et il m'offrit de se charger de moi, si je voulais n'en parler à personne. Je me gardai bien de refuser, et nous partîmes. La famille royale se trouvait alors à Windsor: Georges III régnait. Sur la belle terrasse où affluaient les spectateurs, il se promena avec la reine, avec cinq de ses fils (le prince de Galles et le duc de Sussex étaient absents) et avec une de ses filles nommée Amélie, une des plus jolies femmes qui aient jamais existé, et que, peu d'années après, une courte maladie enleva à l'admiration de l'Angleterre[176]! Les quatre princes étaient des hommes superbes. La cour était fort brillante, les troupes en tenue parfaite, les chevaux de toute beauté, les équipages resplendissants, la musique des régiments excellente. Nous vîmes une grande partie des appartements pendant que la famille royale assistait au service divin du matin; nous visitâmes les jardins, le parc, la forêt, les chasses, les meutes; nous allâmes voir la magnifique église, où nous assistâmes à l'office du soir, célébré avec de très belles voix; enfin nous revînmes à Odiham extrêmement contents de notre journée, et ayant si bien pris nos mesures que nul ne se douta de mon absence. Mais la jeunesse est indiscrète: j'étais arrivé à Odiham en septembre 1806; j'avais fait la partie de Windsor en juin 1807, et j'avais gardé mon secret jusqu'au mois de septembre suivant. C'était beaucoup; mais quoique Danley, alors, ne pût plus être inquiété, pour ce fait, ce n'était pas assez. Surtout, ce qu'il fallait éviter, c'était de faire mes confidences dans la rue, en rentrant chez moi, un soir, accompagné de deux de mes camarades et achevant de leur raconter tous les détails de mon voyage, arrêté avec eux devant ma porte, sous les croisées des maisons voisines.

Une veuve qui, ayant été élevée en France, en entendait parfaitement le langage, était alors sans lumière derrière les jalousies de sa chambre, où elle respirait l'air frais de la soirée. Placée immédiatement au-dessus de notre tête, elle ne perdit pas un mot de notre conversation. Depuis quelque temps on lui avait rapporté qu'une charmante bonne d'enfants de sa maison, nommée Mary, chargée de promener souvent les siens, avait été vue plusieurs fois avec moi, causant en divers endroits; elle avait encore su que j'avais été chez elle, un soir qu'elle assistait à notre spectacle, après une pièce où j'avais joué, et pendant la suivante où je n'avais pas de rôle: finalement, elle avait surpris un billet, non signé, il est vrai, mais où il était dit à Mary: «Demain, j'aurai le chagrin de ne pas vous voir, mais je verrai votre roi.» Ç'avait été pour la veuve une énigme qui lui fut dévoilée par mon voyage à Windsor, et aussitôt elle conçut le projet d'une infernale vengeance: heureusement que je n'avais compromis que moi dans mes discours et que je n'avais pas poussé l'imprudence jusqu'à dire que j'avais été emmené par un Anglais.

Mon tour vint bientôt d'avoir une énigme à expliquer. Je vis, en effet, à très peu de jours de là, un article dans les journaux informant le public qu'un étranger fort suspect, ayant des projets criminels contre le roi d'Angleterre, avait osé pénétrer jusque dans son château de Windsor, qu'il s'était mêlé à la foule quand elle entourait la famille royale, lors de sa promenade sur la terrasse, mais que la police tenait les fils de cette intrigue, et que, sous peu, cet audacieux étranger serait probablement arrêté. Excepté les vues d'un conspirateur, je reconnus aussitôt ce qui m'était relatif dans ce récit, mais, ignorant, ce que j'ai su depuis de la vindicative veuve, je ne pus lier les faits entre eux, et j'abandonnai cette idée. D'abord, aussi, j'avais cru avoir laissé, à notre hôtel de Windsor, quelque chiffon de papier, quelques lignes de mon écriture; je voulais même ne plus écrire à mon frère, de ma propre main, pour ne pas fournir ce moyen de conviction au Transport Office, qui lisait toutes nos lettres; mais je renonçai également à ce dessein.

Je continuai donc, avec mon frère, ma correspondance comme à l'ordinaire; c'était pourtant ce que le Transport Office attendait; la veuve m'avait dénoncé d'une manière indigne; à l'appui de sa relation envenimée, elle avait joint le billet surpris. L'écriture en fut confrontée avec ma première lettre à mon frère, et un ordre fut aussitôt lancé à M. Shebbeare, agent des prisonniers à Odiham, de me faire arrêter sur-le-champ et de me faire partir, le lendemain, sous escorte, pour les pontons de la rade de Chatham. C'était la punition infligée à ceux d'entre nous qui quittaient le cautionnement pour rompre leur parole en cherchant à se rendre en France.

Lorsque nous nous écartions des limites du mille accordé, ou que nous sortions en dehors des heures autorisées et seulement dans un but de promenade, nous étions passibles d'une amende d'une guinée. Ce cas-ci était bien le seul qui me fût applicable; encore eût-il fallu que l'on m'eût arrêté, et que quelqu'un se fût présenté pour réclamer la guinée; mais la police, en Angleterre comme partout, voulait se rendre importante et se faire valoir; on préféra un petit coup d'État, et, sans que je fusse entendu, sans justification ni explications possibles, la dénonciation porta tous ses fruits.

Bien différent de M. Smith, M. Shebbeare était un homme de bonne éducation qui me plaignit, me consola beaucoup, s'engagea à s'employer pour me faire revenir au cautionnement, et qui, sous sa responsabilité, poussa la complaisance jusqu'à me laisser, comme auparavant, en liberté pour faire mes apprêts de départ. Le cautionnement était bouleversé; les Français étaient indignés; les Anglais blâmaient hautement l'autorité; Mary, quittant sa veuve et retournant dans son pays, courait dans les rues comme une insensée; plusieurs maisons me furent offertes pour me cacher; mais je ne pouvais tromper M. Shebbeare, envers qui je m'étais lié, et, le lendemain, à l'heure convenue, je me rendis chez lui. Il me remit entre les mains d'un agent de la police, qui s'assura que je n'avais pas d'armes sur moi, me montra ses pistolets, les chargea en ma présence, et me dit poliment qu'à l'hôtel du Georges il y avait une voiture, à mes frais, laquelle l'attendait pour me conduire au ponton!

Avant de parler de mon départ d'Odiham, je dois dire que ce cautionnement venait de perdre un des plus utiles soutiens de nos réunions, Rousseau[177], aspirant de 1re classe, pris dans l'affaire de l'amiral Duckworth, où il s'était fait remarquer par sa valeur. Quelque temps auparavant, il avait proposé de se dévouer, pour aller, de nuit, à la nage, attacher sous la poupe d'un vaisseau anglais, mouillé en observation devant un de nos ports, un appareil qui devait l'incendier! Le départ inattendu de ce vaisseau avait seul empêché l'exécution de cet audacieux projet. La mère de Rousseau était veuve; ses lettres indiquaient un chagrin profond, que rien, si ce n'est le retour de son fils, ne pouvait alléger; et celui-ci, retenu par sa parole d'honneur, nourrissait depuis longtemps, pour revoir sa mère, sans manquer à ses engagements, le plan d'une résolution que son âme héroïque mit enfin à exécution. Il écrivit au Transport Office les motifs sacrés qu'il avait de retourner en France, et il acheva sa lettre en déclarant qu'il retirait sa parole d'honneur, et que si, sous huit jours, il n'était pas arrêté et conduit au ponton, d'où il espérait s'évader et d'où il le pourrait sans parjure, il se regarderait comme entièrement dégagé et quitterait le cautionnement. En réponse à cette admirable déclaration, le Transport Office demanda si Rousseau persistait, et, d'après sa réponse affirmative, il fut dirigé sur les pontons de la rade de Portsmouth. Je ne connais pas de plus touchant exemple de tendresse filiale, de courage et d'honneur.

Cependant mon garde, avec ses pistolets, me conduisit gravement à l'hôtel du Georges. On attelait la fatale voiture, et quelques camarades m'y attendaient. Je mangeai un morceau avec eux; nous bûmes le verre des adieux, et j'allai en régler le compte dans le cabinet de la maîtresse de l'hôtel. Le susdit garde, se confiant, sans doute, en la toute-puissance de ses pistolets, ne m'y suivit que de l'œil. La maîtresse ne s'y trouvait pas, ce qu'on ne pouvait voir que lorsqu'on était entré, car le comptoir était derrière la porte. Une croisée, donnant sur un jardin était à côté du comptoir, je l'ouvre, je saute, je franchis le jardin, une haie, puis un pré, j'entre dans un fossé que je parcours à quatre pattes et qui me conduit assez loin; je pénètre, ensuite, dans un taillis, le traverse; enfin, je me blottis dans un nouveau fossé garni, des deux côtés, d'une haie pour ainsi dire impénétrable. Un quart d'heure, au moins, s'écoula avant que l'on se fût bien assuré de mon évasion. Grandes furent la mystification du garde avec ses pistolets, la joie des prisonniers, l'hilarité des habitants, et les perquisitions de la police. Agents, mouchards, constables, gens à pied, gens à cheval, guetteurs, chiens même, furent lancés après moi, mais inutilement.

J'attendis la nuit close; alors je sortis de ma retraite, et regardai, comme l'asile le plus sûr, une petite maison du cautionnement, habitée par quelques Français et située sur les confins de la ville; j'y fus reçu avec attendrissement. On commença par m'y restaurer le corps, puis on s'occupa de me pourvoir de quelques effets, car ma malle avait été saisie. Ensuite on alla aux enquêtes pour savoir quelle était la route la plus prudente à prendre; car mon signalement avait été donné partout, et les chemins étaient soigneusement surveillés. Céré et Le Forsoney furent les seuls des autres prisonniers que je fis informer du lieu où j'étais; ils s'employèrent avec zèle et intelligence à m'en faire sortir. Pendant trois jours il fut impossible de songer à mettre les pieds dehors; ce ne fut qu'au bout de ce temps qu'à la faveur de quelques bruits jetés dans le public que j'avais été vu à Winchester, ville voisine, puis sur la route de Douvres, que les poursuites commencèrent à s'affaiblir dans les environs d'Odiham. Enfin, un soir, je vis arriver une jeune personne de seize ans, nommée Sarah Cooper, dont j'avais fait la connaissance chez sa mère, marchande de gâteaux, et qui me dit qu'ayant été instruite du lieu de ma retraite par MM. Céré et Le Forsoney, elle accourait pour m'offrir ses services; elle ajouta que ces Messieurs m'attendaient sur la route pour me faire leurs adieux, et qu'elle se chargeait de me conduire à Guilford, capitale du Surrey, d'où nous n'étions qu'à six lieues, dont elle connaissait le chemin par des voies détournées, et qui se trouvait dans la direction où il y avait, pour moi, le plus de chances de salut. Je demandai à Sarah si sa mère connaissait son projet; elle me répondit qu'elle en serait instruite à dix heures du soir, qu'elle serait certainement enchantée de la bonne œuvre projetée, mais qu'on ne lui en parlerait pas avant que notre départ ne fût consommé, de peur que, par crainte, elle ne vît mal les choses en ce moment, tandis que, ce départ effectué, il ne lui resterait plus que son approbation à donner, et que cette approbation était sûre; je dis alors à Sarah, que je pensais qu'il pleuvrait pendant la nuit; elle répliqua que peu lui importait; enfin j'objectai cette longue course à pied, sa toilette et sa capote blanches, car c'était un dimanche, et elle leva encore cette difficulté en prétendant qu'elle avait du courage et que, dès qu'elle avait appris qu'elle pouvait me sauver, elle n'avait voulu ni perdre une minute pour venir me chercher, ni rentrer chez elle pour changer de costume, dans le doute d'y être retenue par quelque obstacle imprévu. Je n'avais plus un mot à dire; car, pendant qu'elle m'entraînait, d'une de ses petites mains elle me fermait gracieusement la bouche, de l'autre, elle se mit à mon bras, me conduisit d'abord vers Céré et Le Forsoney, qui me serrèrent sur leur poitrine, me dirigea ensuite avec autant de gentillesse que de présence d'esprit, essuya en riant, sous l'abri d'un arbre, une averse d'une heure, et m'installa enfin dans un bon hôtel de Guilford où nous arrivâmes au point du jour. Une historiette de sa composition, fort bien racontée par elle, suffit, avec quelques démonstrations de bourse bien garnie, pour nous faire bien accueillir; car, dans ce pays d'Angleterre, les entraves, les passeports, sont choses presque inconnues aux voyageurs, de quelque nation qu'ils soient.

Après quelques moments de repos bien nécessaires, surtout pour Sarah, nous prîmes un bon déjeuner, nous demandâmes deux voitures, l'une pour Londres, l'autre pour ramener ma libératrice à Odiham, et, embrassant, les larmes aux yeux, cette charmante et bien généreuse enfant, je la quittai, mais non sans la plus grande émotion. Nous nous regardâmes longtemps par la portière; mais les chevaux nous emportaient; bientôt nous ne vîmes plus que nos mains se disant un pénible adieu, puis l'extrémité de nos voitures réciproques; puis quelque poussière qui s'élevait à leur suite, puis, enfin, plus rien! J'arrivai à Londres; j'y descendis à l'hôtel du Café de Saint-Paul.

J'avais reçu de Céré diverses lettres, adresses, recommandations, qu'il tenait d'une bienveillante Anglaise, et qui me furent si utiles à Londres, que, dès le lendemain, j'avais fait l'acquisition d'un extrait de baptême, ainsi que de l'ordre d'embarquement d'un Hollandais, appelé Vink, qui allait entrer en fonctions, comme marin, sur le navire le Telemachus, destiné pour Hambourg, et que je fus accueilli, en son lieu et place, à bord de ce bâtiment. Toutefois, comme je ne parlais pas hollandais, le capitaine, qui était seul dans le secret, m'autorisa à rester à terre jusqu'au jour de l'appareillage.

Je quittai alors mon hôtel et je me logeai dans Mansel-Street, quartier bien moins brillant.

Le bâtiment n'étant point prêt, je fus forcé de passer trente et un jours à Londres; et comme j'y restai en pleine sécurité, voyant tout, visitant tout, allant partout, même dans les environs, à Greenwich, par exemple, à Chelsea, à Kensington, à Dalston, je fus loin d'en être fâché. Enfin nous partîmes de Londres: le jeune lord Ounslow, l'un de nos passagers, me remarqua sous les habits de marin dont je m'affublai pour le bord, et me parla. Je lui répondis, en anglais, que je venais des Indes Orientales, que mes parents m'avaient fait élever à Pondichéry, et que, parlant mieux le français et l'anglais que le hollandais, je le priai de causer avec moi, non plus en hollandais, mais dans l'une des deux autres langues. Il fut aise d'avoir cette occasion de s'exercer au français, qu'il possédait pourtant fort bien, et c'est ainsi que nous nous entretenions. Il était jeune, communicatif, confiant; il ne mit pas ma fable en doute, me supposa de quelque bonne famille hollandaise que j'allais rejoindre; et il eut, malheureusement, le temps de s'attacher beaucoup à moi, puisque les vents et les courants nous contrarièrent pendant cinq jours et nous contraignirent à laisser tomber, plusieurs fois, l'ancre, en descendant la Tamise.

Nous n'avions ainsi atteint que Gravesend; pendant la marée montante, M. Ounslow et moi, nous étions allés nous promener à terre. Nous revînmes pour la marée descendante, car le vent était devenu bon, et le Telemachus était même occupé à mettre sous voiles. Nous partions enfin, lorsqu'un canot léger, venant de Londres à force de rames, nous aborde; il en sort un agent de police qui demande M. Vink; malgré mes efforts et ceux du capitaine, malgré les réclamations énergiques du jeune lord, il fallut céder; il fallut quitter le Telemachus ainsi que l'affectueux compagnon de voyage que le ciel m'avait donné, et qui s'offrit, quand il eût connu ma position, à me cautionner de sa fortune pour me sauver du ponton, et à ne pas poursuivre son voyage pour chercher à me dégager; mais il lui fut bientôt démontré que c'était tout à fait impossible. Vraiment ce monde est un dédale inextricable: je suis trahi, dénoncé, vendu à Londres par le véritable Vink que j'avais grassement payé; et, au même moment, le généreux Ounslow, qui me connaissait à peine, qui ne me devait rien, voulait tout sacrifier pour moi. Quelle douce consolation dans un revers si accablant!

Le Telemachus continua donc sa route; et moi, je fus jeté à fond de cale dans le bâtiment qui recélait les malfaiteurs pris en flagrant délit sur la Tamise. J'y restai deux jours, dans la vermine, au milieu des ordures, nourri des aliments les plus grossiers, ayant sous les yeux la plus dégoûtante dépravation; aussi, lorsqu'on vint me dire qu'un canot du ponton, le Bahama, de la rade de Chatham[178], était venu me chercher, je partis pour ma nouvelle prison, comme si ç'avait été un lieu de délivrance! Mais je n'en étais pas moins prisonnier; et, pour comble de malheur, mes finances étaient à bout; ainsi, sans argent, puni sans être entendu ni jugé, éloigné de toutes connaissances, souillé par le contact immonde des malfaiteurs, privé de ma liberté, condamné au ponton, je m'écriai plus de cent fois, avant d'arriver à bord du Bahama: «Maudits mille fois, l'ignoble Hollandais, l'inique justice anglaise, la vindicative veuve, l'étourdi voyage de Windsor, et la sotte démangeaison d'en parler!»

CHAPITRE III

Sommaire: Le Bahama.—Rencontre de Rousseau évadé du ponton de Portsmouth, repris au milieu de la Manche et conduit sur le Bahama trois jours auparavant.—Façon dont les prisonniers du Bahama accueillaient les nouveaux arrivants: «Il filait 6 nœuds! avale ça, avale ça!» Cette mystification nous est épargnée à Rousseau et à moi.—Chatham et Sheerness.—Cinq pontons mouillés sur la Medway, entre Chatham et Sheerness, sous une île inculte et vaseuse.—Description détaillée du ponton. Cette description se passe de commentaires.—La nourriture; l'habillement.—Les lieutenants de vaisseau qui commandaient les pontons étaient, en général, le rebut de la Marine anglaise.—La garnison du ponton.—Les officiers de corsaires à bord des pontons; il y en avait une trentaine sur le Bahama.—Leur poste près de la cloison de l'infirmerie.—Rousseau y avait été admis.—L'antipathie violente des officiers de corsaires pour les officiers du «grand corps».—La majorité décide, cependant, qu'on m'accueillera.—La minorité se venge en m'adressant des lazzis.—Mon explication courtoise, mais ferme, avec l'un des membres de cette minorité, Dubreuil.—Je m'en fais un ami.—La masse des prisonniers veut m'astreindre aux corvées communes.—Je refuse.—Mon grade doit être respecté.—Des menaces me sont faites; mais la majorité ne tarde pas à se ranger de mon côté.—Première tentative d'évasion.—Les soldats anglais nous vendent tout ce que nous voulons.—Le projet des barriques vides.—Rousseau, inventeur du projet.—Les cinq prisonniers dans les cinq barriques.—Rousseau, moi, Agnès, Le Roux, officiers de corsaires, le matelot La Lime.—Les cinq barriques sont hissées de la cale et placées dans une allège avec les autres destinées à renouveler la provision d'eau du Bahama.—Le vent et la marée contrarient l'allège; elle n'entre pas dans le port ce jour-là et est obligée de mouiller à mi-chemin.—L'équipage de l'allège va coucher à terre.—La Lime, dont la barrique avait été mise par erreur au fond de la cale, nous appelle.—Le petit mousse laissé à bord.—Il donne l'éveil.—Nous sommes pris.—Ramenés au ponton.—Dix jours de black-hole.—Le black-hole est un cachot de 6 pieds seulement dans tous les sens où l'air ne parvient que par quelques trous ronds très étroits.—La punition supplémentaire de la réduction à la demi-ration jusqu'à réparation complète des dégâts.—Conduite honteuse de l'Angleterre.—L'esprit de solidarité des prisonniers.—Seconde tentative d'évasion.—À ma grande joie, ma malle m'arrive d'Odiham.—Je réalise une dizaine de guinées en vendant ma montre et divers effets.—Un certain nombre de prisonniers âgés et paisibles sont envoyés dans une prison à terre.—Rousseau, moi, et deux autres, nous nous substituons à quatre d'entre eux en leur payant leurs places et en nous grimant; nous espérons nous évader en route.—Nous partons. Le lendemain, le roulage fait une réclamation à l'occasion de ma malle.—Un appel sévère a lieu. On nous ramène Rousseau et moi au ponton.—Les deux autres s'évadent et arrivent en France.—Ma malle m'avait perdu.—Trois matelots de Boulogne, récemment faits prisonniers, sont embarqués sur le Bahama. Ils préparent sans tarder leur évasion.—Ils font un trou à fleur d'eau en avant de l'une des guérites qui avoisinaient la proue.—Ils se jettent dans l'eau glacée, un soir de décembre. L'un d'eux avait des obligations envers M. de Bonnefoux, préfet maritime de Boulogne. Il me propose de m'emmener et jure de me conduire à terre. Je crains de les perdre et je refuse.—Le trou appartenait à tous un quart d'heure après leur départ.—Un tirage au sort avait eu lieu. Rousseau avait le no 5.—Le no 2 manque périr de froid et crie au secours.—Il est remis à bord par les Anglais.—Le cadavre du no 1 paraît le lendemain, à marée basse, à moitié enfoui dans les vases de l'île; le malheureux était mort de froid.—Le commandant du ponton n'a pas honte de le laisser à cette même place jusqu'à ce qu'il tombe en putréfaction.—Quant aux trois Boulonnais, ils se sauvent et rentrent dans leurs familles.—Le lieutenant de vaisseau Milne, commandant du Bahama.—Ses goûts crapuleux.—À deux reprises, le feu prend dans ses appartements pendant des orgies.—La seconde fois, l'incendie se propage rapidement.—Dangers graves que courent les prisonniers enfermés dans la batterie.—Milne, en état d'ivresse, ordonne aux troupes de faire feu sur nous en évacuant les meurtrières, si le feu se propage jusque-là.—Heureusement l'incendie est éteint.—Grave querelle parmi les prisonniers.—L'officier de corsaire Mathieu blesse un soldat prisonnier qui l'insulte et prend du tabac malgré lui dans sa boutique.—Nous réussissons, non sans peine, à faire évader Mathieu par l'infirmerie.—Compromis qui intervient.—Le tribunal arbitral dont je suis le président.—La séance du tribunal.—Scène burlesque.—La sentence.—L'ordre se rétablit.

La première figure qui frappa mes regards en arrivant à bord du Bahama, fut celle de Rousseau, du Rousseau d'Odiham, que je croyais à Portsmouth et qui se jeta dans mes bras dès que je fus sur le vaisseau: «—Vous ici?—Oui, moi ici!—Vous étiez à Portsmouth?—Évadé, repris au milieu de la Manche, et conduit ici depuis trois jours!—On s'évade donc d'ici?—Oui, quand on a du courage!—On est donc heureux ici?—Oui, répéta-t-il, mais quand on a du courage!—Eh bien, nous serons heureux!»—Il n'y avait là que quatre ou cinq phrases entrecoupées; mais elles changèrent toutes mes idées; elles rassérénèrent mon esprit; elles soulagèrent mon cœur; je pris un air riant; et, sentant à mes côtés un ami ferme, instruit, intrépide, frappé du doux espoir d'une prompte liberté, je vis tout, autour de moi, sous un jour moins sombre que je ne m'y étais préparé. Les prisonniers du Bahama avaient une manière, qu'ils trouvaient fort divertissante, d'accueillir les nouveaux arrivants: ils les entouraient poliment, comme pour s'enquérir de nouvelles, les questionnaient longtemps avec beaucoup de sérieux, leur faisaient raconter comment ils avaient été pris, et finissaient par leur demander combien leur bâtiment filait de nœuds (faisait de chemin) à l'instant où il avait succombé; l'interrogé répondait, par exemple, «6 nœuds!» alors, ils se regardaient entre eux et se disaient dix ou douze fois les uns aux autres: «Monsieur filait 6 nœuds; ah, Monsieur filait 6 nœuds! Il n'est pas possible que Monsieur filât 6 nœuds; mais comment se fait-il que Monsieur filât 6 nœuds?» et ainsi de suite. L'arrivant affirmait, insistait, protestait, prouvait; enfin l'on paraissait convaincu, et la scène finissait par une explosion de cris: «Il filait 6 nœuds, avale ça, avale ça!» qui se répétaient, retentissant avec fracas, autour du patient, partout où il portait ses pas, et qui duraient, quelquefois, jusqu'à la fin du jour. C'était une mystification, ou, comme vous diriez, à Saint-Cyr, une brimade, assez innocente, en elle-même, mais fort vexante en réalité. Toutefois elle fut épargnée à Rousseau, et par suite à moi, comme provenant l'un et l'autre d'une évasion, et, par conséquent, comme ayant déjà subi les dures étreintes de la prison.

Chatham et Sheerness[179], qui en est fort près, sont deux ports qui n'en forment, pour ainsi dire, qu'un. C'est un des arsenaux les plus considérables de l'Angleterre, et il est situé sur la Medway, rivière qui, devant Sheerness, se perd dans la Tamise. Entre Chatham et Sheerness, est une petite île qui partage la Medway en deux branches. Cinq pontons étaient mouillés sous cette île qui est inculte et vaseuse; mais les bords opposés de la Medway sont encaissés par de jolis coteaux, de sorte qu'à quelque distance la vue avait, au moins, à se reposer sur des sites assez agréables: voilà pour le pays qui nous avoisinait; parlons actuellement du lieu que nous habitions; je veux dire le ponton.

Un ponton était un vieux vaisseau, n'ayant qu'une mâture suffisante pour servir à soulever ou embarquer des fardeaux, peint extérieurement d'une manière lugubre, ayant les ouvertures des sabords grillées, installé en prison, et presque entouré, à fleur d'eau, d'une galerie extérieure surmontée de six guérites pour autant de sentinelles, qui étaient armées de fusils chargés, à l'effet de prévenir les évasions, surtout pendant la nuit. Un petit radeau, sur lequel était encore une sentinelle, se trouvait placé au bas de l'escalier; c'était là qu'accostaient quelques marchands de tabac, de savon, de comestibles, et qu'on permettait à un prisonnier, à la fois, d'aller faire ses emplettes.

Près de la partie centrale de la seconde batterie, était ménagée une sorte d'enceinte découverte, d'une quarantaine de pieds de longueur sur autant de largeur, appelée parc. Les prisonniers pouvaient y prendre l'air pendant le jour; toutefois, lorsqu'il faisait beau, on permettait, quelquefois, à six d'entre eux, d'aller se promener sur la petite partie du pont nommée gaillard d'avant. Le parc, dominé par les corridors appelés passavants, était, ainsi que le gaillard d'avant, lorsqu'il y avait promenade, l'objet d'une stricte surveillance.

Le jour, les mantelets ou volets des sabords étaient levés, ce qui donnait lieu à des courants d'air fort vifs, fort humides, fort dangereux; la nuit, les sabords étaient fermés, et l'on étouffait. On a vu des sergents s'évanouir quand, au matin, ils ouvraient, sans prendre de précautions, la trappe par où l'on communiquait du parc aux batteries.

La partie de l'avant de la première batterie était disposée en infirmerie ou hôpital; c'est-à-dire que les sabords y étaient garnis de châssis vitrés, et qu'il s'y trouvait des petits lits en fer; car, pour qu'on occupât moins d'espace, on faisait coucher dans des hamacs les prisonniers bien portants.

À l'exception du parc, la seconde batterie était réservée, ainsi que la dunette qui la surmonte vers la poupe, pour nos gardes et pour leurs officiers; les cuisines s'y trouvaient aussi; or, comme il y avait, par vaisseau, de sept à huit cents prisonniers, on doit voir dans quelle gêne ils devaient être, puisqu'ils n'avaient pour tout espace que la première batterie (moins l'hôpital qui en enlevait le tiers), et l'entrepont, qui est situé entre la cale et la première batterie. Les hommes d'une taille un peu élevée ne trouvaient ni dans cette batterie ni dans l'entrepont assez de hauteur pour se tenir debout. Les lieux d'aisance étaient dans ces deux mêmes vastes salles, mais n'en étaient séparés par aucune porte ni cloison; enfin la première batterie et l'entrepont étaient bornés, vers la poupe, par une forte muraille en planches percée de meurtrières, afin que, du réduit ainsi formé, nos gardes pussent nous épier et, au besoin, faire feu sur nous. Dans l'hiver, le froid y était excessif pendant le jour, et jamais notre local n'était chauffé.

Je n'accompagne d'aucune réflexion ces descriptions, qui suffisent sans doute pour saisir d'horreur à la simple lecture. Il est, en effet, difficile d'imaginer un supplice plus rigoureux; il est cruel de l'établir pour un temps indéfini, d'y soumettre, enfin, les prisonniers de guerre qui méritent beaucoup d'égards, et qui sont incontestablement les innocentes victimes des chances de la fortune! Les pontons ont laissé de longues traces dans l'esprit des Français qui y ont survécu; un ardent désir de vengeance a longtemps couvé dans leurs cœurs; aujourd'hui même[180], que de longs rapports de paix ont établi tant de sympathie entre les deux nations, alors ennemies, je doute que, si l'harmonie venait à être troublée entre elles, le souvenir de ces lieux horribles, dont l'établissement fut la honte de l'Angleterre, n'éveillât encore d'âpres ressentiments, de vifs mouvements de courroux chez ceux qui furent condamnés à les habiter, ou seulement qui ont entendu, de leurs parents, le récit des maux qu'ils y ont soufferts.

Du pain noir, de très mauvaise qualité, point de bière, de vin, ni de liqueurs spiritueuses; de mauvaise eau; quelquefois un peu de viande fraîche simplement bouillie; ordinairement du poisson et des vivres salés; telle était notre nourriture! Une grosse chemise, un pantalon, une veste, un gilet en grossier drap jaune, un bonnet de laine, tel était notre costume. Cependant on permettait, à ceux qui avaient quelque argent, de se nourrir, de se vêtir un peu moins mal; mais c'était l'infiniment petit nombre; d'ailleurs, l'agent supérieur des pontons, qui se faisait délivrer les sommes que l'on pouvait avoir sur soi en entrant, ou qu'on nous envoyait de France, ne nous en remettait que de faibles portions à la fois, et à des intervalles éloignés.

Il me reste à faire observer que les pontons étaient commandés par des lieutenants de vaisseau qui, en général, étaient le rebut de la Marine anglaise; ils avaient sous leurs ordres quelques vieux maîtres, et quelques matelots âgés, pour le service des embarcations ou de la propreté, et une centaine de militaires de l'infanterie de marine, y compris leurs officiers.

Les capitaines des bâtiments de commerce et des corsaires pris par les Anglais avaient la faveur du cautionnement; mais les officiers de ces bâtiments subissaient le ponton. Le Bahama contenait une trentaine de ceux-ci, provenant des corsaires des Antilles. Peu d'hommes eurent jamais plus d'énergie, plus de courage. Leurs mœurs maritimes mêlées de générosité et de cruauté, suivant les occasions, leur mépris de la mort, les rapprochaient des anciens flibustiers, une espèce d'hommes si remarquable, tantôt sublimes, tantôt féroces, quelquefois admirables d'humanité, d'autres fois se vautrant dans le crime, comme à plaisir. Ils s'étaient réunis dans un coin du ponton, vers la cloison de l'infirmerie; ils y avaient accueilli Rousseau; mais c'était plus difficile pour moi, car j'étais officier de ce que, par ironie, ils appelaient «le grand corps». Il fut pourtant décidé qu'on se gênerait un peu pour moi et qu'on m'inviterait à prendre place dans ce poste.

Toutefois la minorité voulut me faire acheter cette politesse par de piquants lazzis. J'ignorais cette disposition d'esprit; mais j'en devinai bientôt une partie; en conséquence, coupant court à tout, j'allai droit à Dubreuil, l'un de ces officiers, qui m'avait le plus blessé, et je lui parlai avec tant de politesse et de fermeté que, ce même soir, le farouche marin me dit: «Je t'ai d'abord tutoyé parce que je te méprisais, actuellement je continue, par ce que je désire être ton ami.» Je lui rendis son tutoiement; j'acceptai son amitié, et cette amitié fut ensuite cimentée par des services signalés, réciproquement rendus.

Fort de cette victoire, je ne désespérai pas d'en remporter une autre sur la masse des prisonniers, qui voulaient m'imposer de faire avec eux toutes les corvées du bord, comme de gratter le pont, hisser l'eau, nettoyer les commodités, faire la cuisine, etc. Rousseau s'y était indirectement soumis, en payant un homme qui agissait pour lui; mais Rousseau n'était qu'aspirant et ne comptait pas encore, pour ainsi dire, dans la Marine. Je crus donc, ici, avoir mon caractère d'officier à soutenir, et je déclarai que je ne transigerais nullement à cet égard; que j'étais trop fier d'être le plus élevé en grade des prisonniers, pour m'exposer à leurs justes mépris; qu'ils me couperaient par morceaux, s'ils s'oubliaient assez pour me faire violence; mais que je ne faiblirais pas, que je vendrais cher ma vie, et que tôt ou tard ma mort serait vengée! Des menaces éclatèrent; mais, après avoir été méconnu un moment, le respect dû à un chef se réveilla dans le cœur du plus grand nombre; il fut décidé que je serais complètement exempté, et, chose étonnante, les officiers de corsaires en témoignèrent beaucoup de satisfaction. Je fis ensuite du bien à quelques-uns des prisonniers les plus malheureux; mais le principe fut garanti et ma dignité respectée.

Toutefois une évasion était sur le tapis; les soldats anglais eux-mêmes, tout en nous gardant fort bien, nous vendaient outils, cartes géographiques, provisions, liqueurs spiritueuses, tout enfin, s'exposant à la punition du fouet, à la dégradation même, par l'appât de quelques schellings; les prisonniers, s'étant procuré scies, tarières et ciseaux, avaient percé l'entrepont, s'étaient glissés dans la cale, et là, avec une merveilleuse dextérité, ils avaient enfermé cinq d'entre eux dans des barriques vides si bien disposées que, d'un coup de pied donné d'en dedans, le fond de la barrique pouvait, en se détachant, laisser une libre issue. Ces cinq personnes étaient: Rousseau (l'inventeur de ce projet), moi, Agnès, Le Roux (officiers de corsaires), et un matelot nommé La Lime, qui avait le plus mis la main à l'œuvre pour l'exécution.

C'était le jour où une allège venait de Chatham chercher les barriques vides du ponton, pour les déposer dans le port, afin d'être remplies, le lendemain, de la provision d'eau du bord. Les prisonniers furent appelés sur le pont, lors de l'arrivée de l'allège; ils hissèrent les barriques de la cale et les placèrent dans cette allège, qui partit ensuite pour Chatham. Le malheur voulut que le vent manqua et que la marée nous contraria, car nous comptions être mis à terre, puis quitter nos barriques, enfin sortir facilement, la nuit, à la nage ou autrement, de l'enceinte du port. Au contraire, la nuit arriva, et nous étions encore dans l'allège qui fut obligée de mouiller à moitié chemin. Nous entendîmes un canot s'en détacher; ensuite il y eut un silence qui nous fit présumer que les marins du navire étaient tous allés coucher à terre. Nul de nous ne bougea pourtant jusqu'à neuf heures.

Alors La Lime qui, par erreur, avait été mis au fond de la cale, défonça sa barrique; mais, obstrué par celles qui l'avoisinaient, il ne put se dégager, et il nous appela. En ce moment un petit bruit se fit entendre; mais bientôt il cessa. Aussitôt, d'un mouvement spontané, Rousseau, moi, Agnès et Le Roux, nous ouvrons nos barriques et nous paraissons sur le pont. Nous nous demandions si nous chercherions à dégager La Lime, ou si nous nous jetterions à la nage, lorsqu'une douzaine d'embarcations arrivèrent de la rade ou du port, et nous attaquèrent comme un navire qu'on veut prendre à l'abordage.

Le petit bruit que nous avions entendu avait été causé par un mousse couché à bord qui, effrayé par les cris de La Lime, avait pris un petit canot qui restait, pour aller jeter l'alarme. Le choc fut rude; nous fûmes durement traités, Le Roux surtout, qui eut, malgré son chapeau, le crâne atteint d'un coup de sabre! Enfin nous fûmes saisis, garrottés, embarqués et conduits à bord du Bahama, où nous eûmes à subir la punition des prisonniers déserteurs savoir: dix jours de black-hole, qui était un cachot de 6 pieds seulement dans tous les sens, pratiqué dans la cale, et où l'air ne parvenait que par quelques trous ronds, qui n'auraient pas suffi au passage d'une souris.

Heureusement on ne nous avait pas fouillés, de sorte que, avec quelques outils que nous avions sur nous, nous pratiquâmes une ouverture dans une des cloisons et que, de temps en temps, nous allions respirer dans la cale et boire un petit supplément d'eau, prise dans ces mêmes barriques d'où nous avions espéré nous élancer vers la liberté! C'était d'autant plus facile qu'on ne venait qu'une fois par vingt-quatre heures nous visiter pour nous porter du pain, de la soupe, de l'eau, et changer la boîte de nos excréments, laquelle passait les vingt-quatre heures avec nous. Voilà ce qu'était le black-hole! Serait-ce sans raison qu'on se demanderait, à ce sujet, si l'Angleterre ne s'est pas ravalée au-dessous des nations les plus cruelles qui aient déshonoré l'humanité! Nous en sortîmes couverts de vermine, exténués, semblables à de vrais cadavres.

Il fallait, en outre, en ce cas-là, payer les dégâts ou les réparations; mais, comme aucun de nous n'avait de fonds chez l'agent supérieur, les Anglais, suivant l'usage par eux établi, nous réduisirent à demi-ration! Autre exemple de justice à leur manière! Il était tout simple qu'ils nous gardassent bien; mais, par une conséquence logique, nous étions dans notre droit en cherchant à tromper leur surveillance; or, quand cette surveillance était éludée, eux seuls avaient tort et non pas nous. Cette dernière punition, d'une longueur infinie, tendait inévitablement à nous faire périr d'inanition; les prisonniers le sentaient si bien qu'il était adopté en règle et convenu entre eux que la suppression de demi-rations pour cette cause serait toujours supportée par la totalité d'entre eux.

Nous n'en travaillâmes pas moins à organiser une nouvelle évasion; car l'art des Trenk, des Latude, préoccupait seul notre imagination. Bientôt, en effet, une autre occasion, dont je pus profiter, se présenta d'autant plus avantageusement que ma malle m'avait été envoyée d'Odiham; j'avais réalisé une dizaine de guinées provenant de la vente de plusieurs effets, ainsi que de ma montre, qui me restait encore. Outre les pontons, les Anglais avaient quelques prisons à terre, telles que Mill, près de Plymouth, où l'insalubrité du climat fit succomber tant de Français, et Norman-Cross, dans le nord de l'Angleterre. Ces prisons se peuplaient du trop-plein des pontons. Le moment était venu; les prisonniers les plus paisibles, les plus âgés, furent désignés pour y être envoyés; mais, moyennant une petite gratification, l'un d'eux me céda sa place et ses vêtements. Rousseau s'introduisit pareillement dans la même escouade; nous nous grimâmes la figure; nous partîmes; nous nous associâmes à deux autres prisonniers de l'escouade, résolus à tout tenter pour s'évader en route, ce qui semblait devoir être facile, dans un long trajet par terre. Hélas! le lendemain, on m'avait fait demander à bord pour une réclamation du roulage au sujet de ma malle. Je ne paraissais pas; les prétextes que l'on donnait éveillèrent les soupçons; on fit un appel nominal très sévère, qui amena la découverte de la vérité, et l'on nous fit prendre, Rousseau et moi, pour nous ramener au ponton, où cependant nous ne fûmes pas mis au black-hole, car il n'y avait que présomption de tentative d'évasion. Les deux autres prisonniers de l'escouade, auxquels nous nous étions associés, s'échappèrent comme ils l'avaient projeté; ils arrivèrent en France, et moi, qui m'étais tant félicité de revoir ma malle! Je vis que les hommes sont bien aveugles de regarder comme un bienfait ce qui, souvent, n'est que la cause d'un malheur.

Cependant il était arrivé, à bord, trois robustes matelots de Boulogne, qui étaient animés d'un désir, égal au nôtre, de s'évader, et qui s'occupaient de faire un trou à fleur d'eau, immédiatement en avant de l'une des guérites qui avoisinaient la proue. Ils avaient enlevé un bordage entier, et cela en évidant le bois près de la tête des clous; cette opération faite, ils avaient scié la membrure du vaisseau et avaient avancé l'ouvrage jusqu'à une demi-ligne de la surface extérieure. Pendant qu'ils travaillaient, ils avaient des amis qui veillaient; une ronde venait-elle visiter, frapper, cogner partout, ils remettaient le bordage, bouchaient le vide près des clous, avec du mastic noir, et il devenait impossible de rien découvrir. Le soir de leur départ, ils achevèrent leur trou, et se déshabillèrent tout nus; leurs membres athlétiques furent oints de suif à plusieurs reprises; ils mirent un gilet, un caleçon, des bas, une cravate de flanelle, le tout pour être moins sensibles à la froidure de l'eau, car nous étions en décembre, et il gelait. Une paire de souliers fut attachée aux ailes de leur chapeau dont la forme renfermait, en outre, une chemise et un gilet; enfin une vessie remplie d'effets tenait à leur cou au moyen d'une petite ligne à l'aide de laquelle cette vessie devait les suivre dans leur trajet jusqu'à terre. C'étaient d'intrépides nageurs; l'un d'eux ayant des obligations particulières à M. de Bonnefoux, alors préfet maritime à Boulogne, voulait absolument m'emmener, jurant de me conduire à terre ou de périr; mais la rigueur du temps que moi, homme du Midi, je n'aurais pu supporter, l'embarras que je lui aurais causé si j'étais arrivé sans connaissance sur la plage, en firent pour moi une affaire de conscience, et je refusai. De quel avantage il est, en ce monde, pourtant, d'appartenir à une famille respectée; quelle marque de reconnaissance plus éclatante était-il permis d'espérer!

Ces trois hommes déterminés nous dirent enfin adieu, puis ils partirent avec mille précautions pour n'être pas entendus de la sentinelle, qui piétinait à un pied de distance de leur tête. Leur trou, un quart d'heure après leur départ, devenait la propriété de tous; aussi, longtemps à l'avance, les tours avaient été tirés au sort; Rousseau, assez vigoureux pour tenter l'aventure, eut le cinquième numéro; mais celui qui avait le second numéro pensa périr de froid, et il cria au secours. Les sentinelles tirèrent sur lui; il fut manqué, s'accrocha aux plates-formes des guérites, dit qu'il se rendait, et fut remis à bord par les Anglais qui, ne pouvant s'imaginer qu'on fût dans le cas de supporter, dans l'eau, une pareille température, ne firent pas d'autres perquisitions, et se contentèrent d'allumer un fanal placé à l'embouchure extérieure du trou. Ce ne fut qu'à l'appel du lendemain qu'ils apprirent que quatre prisonniers s'étaient réellement évadés. Ils en eurent bientôt, du moins pour le quatrième, une preuve plus certaine; ce malheureux parut, à marée basse, à moitié enfoui dans les vases de l'île, où il était mort de froid en arrivant à terre. Le commandant du ponton eut le raffinement de barbarie de le laisser à cette même place, comme un spectacle significatif destiné à nous dissuader de futures évasions, jusqu'à ce que son corps fût tombé en putréfaction. Quant aux trois Boulonnais, ils survécurent, gagnèrent Douvres, enlevèrent sur le rivage une embarcation garnie de voiles, traversèrent le Pas-de-Calais, et, cinq jours après, ils avaient revu leurs familles.

Il fallut laisser passer cette époque rigoureuse de l'année et nous borner à des projets; car chacun avait le sien pour les autres ou pour soi, pour le conseil ou pour l'exécution. Ce temps fut pénible, d'autant qu'il fut marqué par deux tristes épisodes.

Le commandant du Bahama s'appelait Milne; il quittait rarement le bord; mais, pour s'en dédommager, il y attirait assez souvent compagnie.

Or cette compagnie, tant du côté des femmes que des hommes, se ressentait de la crapule des goûts de l'Amphitrion. Une fois, pendant une orgie, le feu avait pris dans les appartements du commandant; mais il avait été promptement éteint. Une seconde fois, le même accident eut lieu et l'incendie fit de rapides progrès. La fumée nous parvenait déjà dans la batterie et nous attaquait la respiration. Des vociférations affreuses partaient de tous les points du ponton; les figures prenaient l'expression du désespoir; les uns se blottissaient dans des coins; d'autres, à moitié nus, marchaient dans tous les sens, agitant des couteaux dont ils menaçaient ceux qu'ils rencontraient; enfin c'était une confusion extrême. Nous nous bornâmes, les officiers de corsaires, Rousseau et moi, à faire respecter notre poste, et nous y parvînmes; mais nous étions fort inquiets. En effet, un peu plus longtemps et nos efforts auraient été inutiles; un vrai carnage allait commencer. Heureusement qu'on réussit à maîtriser le feu et que nous fûmes délivrés des massacres dont nous étions sur le point d'être les acteurs, les témoins ou les victimes. Nous ignorions toutefois d'autres dangers non moins grands que nous avions courus. Or nous apprîmes, après l'événement, que Milne était ivre et que, sous le prétexte que les prisonniers (pourtant renfermés dans leurs entreponts) pouvaient se révolter, il avait fait charger les armes de la troupe et qu'il lui avait ordonné de faire feu sur nous en évacuant les meurtrières, si le feu gagnait jusque-là. Cette conduite abominable ne fut seulement pas blâmée par le Gouvernement; le même homme demeura commandant du ponton!

Vint ensuite une querelle d'intérieur qui ameuta presque tout le vaisseau. Mathieu, l'un des officiers de corsaires, tenait une petite boutique, qu'il avait mis tout son avoir à monter. Un soldat prisonnier, qui lui devait beaucoup voulait, néanmoins, obtenir encore du tabac à crédit. Mathieu refusa; le soldat insista, puis, d'une main, lui releva le menton et, de l'autre, prit du tabac. Un couteau de table était sur la boutique; Mathieu s'en saisit avec colère, frappa le soldat et, du coup, lui traversa le bras et le blessa au côté. Le sang coula abondamment; des cris tumultueux s'élevèrent, tels que «vengeance, vengeance contre les officiers», qui devinrent un mot de ralliement.

La première chose que nous fîmes fut d'enfoncer la cloison de l'infirmerie pour faire échapper Mathieu, que l'infirmier conduisit aux Anglais, auxquels il raconta l'événement. Dans nos bagarres, les Anglais ne se hasardaient jamais parmi nous; cette fois, ils firent parler à travers les meurtrières; ils menacèrent de tirer, si l'on ne dégageait pas notre poste, et tout se calma à peu près. Il avait fallu bien de l'énergie pour tenir aussi longtemps; mais enfin nous y étions parvenus sans de graves accidents.

Mathieu était fort aimé, et nous voulions l'avoir de nouveau parmi nous; c'était impossible sans s'exposer à des rixes incessantes ou sans un compromis; ce fut à ce dernier parti que l'on s'arrêta. On nomma un tribunal composé d'amis des deux adversaires; j'en fus élu président. Alors au tragique succéda le burlesque. Les juges s'assirent sur le pont au-dessous des hamacs qui étaient suspendus, attendu que c'était le soir; les uns n'avaient que leur chemise; d'autres étaient seulement enveloppés de leur couverture; moi, j'avais ma chemise, mon bonnet de coton, un caleçon court et point de bas. L'un des juges tenait un morceau de chandelle allumé à la main, et le greffier écrivait sur une gamelle renversée entre ses genoux. Les débats seraient certainement comiques à rapporter; mais il suffit de savoir que le blessé fut grassement indemnisé en argent, en tabac, que les conditions furent ponctuellement remplies des deux parts et que, dès le lendemain, Mathieu revint parmi nous.

CHAPITRE IV

Sommaire:—Au mois de mars 1808.—Troisième tentative d'évasion; je suis l'auteur du projet, et je m'associe Rousseau et Peltier, aspirant qui vivait dans l'entrepont avec des matelots de son pays.—La yole du radeau.—Pendant les tempêtes, la sentinelle du radeau obligée de remonter sur le pont.—Je perce le ponton à la hauteur des sabords et non pas à la flottaison, comme l'avaient fait les Boulonnais.—Une nuit de gros temps, à deux heures du matin, je me laisse glisser sur le radeau à l'aide d'une corde. Rousseau, puis Peltier, me suivent.—L'officier de corsaire, Dubreuil, glisse généreusement cinq guinées en or dans ma chemise au moment où je quitte le ponton.—Nous nous emparons de la yole et quittons le bord sans être aperçus des sentinelles.—Nous abordons sur le rivage Nord de la rade et passons la journée dans un champs de genêts.—La nuit suivante, nous nous remettons en route. Rencontre d'un jeune paysan.—Peltier a la tête un peu égarée.—En marche vers la Medway.—Grande charité de l'Anglais Cole. Il nous reçoit dans sa maison et nous fait traverser la rivière en bateau.—La grande route de Chatham à Douvres.—Canterbury.—Nos provisions.—La mer.—La terre de France à l'horizon.—Châteaux en Espagne. Douvres.—Depuis le départ des Boulonnais, toutes les embarcations sont cadenassées et dégarnies de mâts et d'avirons.—Exploration infructueuse sur la côte.—À Folkestone, nous sommes reconnus.—Nous nous sauvons chacun de notre côté en nous donnant rendez-vous à Canterbury.—Le lendemain soir, nous nous retrouvons.—En route sur Odiham.—Cruelles souffrances endurées pendant nos courses.—La soif.—Jeunes bouleaux entaillés par Rousseau.—Nous atteignons Odiham un soir, à la nuit close, et nous sommes accueillis par un Français nommé Ruby.—Repos pendant huit jours.—Céré et Le Forsoney nous procurent tout ce que nous désirions.—Au moment où nous allions nous mettre en route, la police nous arrête chez M. R....—En prison.—Le billet de Sarah.—Tentative d'évasion.—Mis aux fers comme des forçats.—Paroles du capitaine polonais Poplewski.—Soupçons qui atteignent M. R...—Céré le provoque.—M. R... grièvement blessé.—Nous quittons Odiham.—Je ne devais revoir ni Le Forsoney ni Céré.—Histoire de Céré: Sa mort.—L'escorte qui nous ramène au ponton.—Précautions prises pour nous empêcher de nous échapper.—L'escorte de Georges III.—Projet de supplique.—Quatre jours à Londres dans la prison dite de Savoie.—Les déserteurs anglais.—Les onze cents coups de schlague de l'un d'eux.—Fâcheuse compagnie.—Arrivée à Chatham, le 1er mai 1808.—Magnifique journée de printemps.—Le Bahama.—Les dix jours de black-hole.

Le mois de mars 1808 était pourtant venu; c'est la saison des coups de vent, et c'est ce que j'avais attendu pour un nouveau projet d'évasion que j'avais conçu, et dans lequel je m'étais associé Rousseau et Peltier, autre aspirant qui vivait dans l'entrepont avec des matelots de son pays, mais qui, depuis quelque temps, se rapprochait de nous. C'était un grand jeune homme de vingt-cinq ans, rempli d'ardeur.

Voici mon projet: Pendant les tempêtes, la sentinelle du radeau était obligée de monter à bord à cause des lames qui y déferlaient, et, tous les soirs, sur ce radeau, on hissait une yole qu'on y amarrait pour la nuit. Au lieu donc de percer le ponton à la flottaison, je le perçai à hauteur des sabords dans la direction du radeau, et j'attendis un gros temps, qui arriva comme à souhait.

À deux heures du matin, qui était le moment où les sentinelles étaient le plus fatiguées, je sors du ponton, je me laisse glisser sur le radeau au moyen d'une corde, et je m'accroupis près de la yole, attendant Rousseau qui me suit et Peltier qui suit Rousseau.

Nous coupons les amarres de la yole, nous la poussons à l'eau, nous nous y embarquons, nous nous allongeons dedans, et la laissons dériver. J'avais compté que la yole serait aperçue par quelque sentinelle; mais je pensais qu'on la supposerait enlevée par un coup de mer, et que, si on faisait courir après, ce serait sans précipitation; d'ailleurs, le soir, toutes les autres embarcations étaient hissées à bord et le temps de réveiller l'équipage, de mettre un canot à l'eau, était plus que suffisant pour nous donner l'avance nécessaire. Voilà, selon moi, ce qui était probable; mais nous fûmes encore plus favorisés, car nous passâmes sous les pieds de deux sentinelles des galeries, contre lesquelles une seule vague un peu malencontreuse aurait pu nous briser, et nous ne fûmes même pas découverts! tant les sentinelles s'étaient enveloppées de leurs manteaux, et s'occupaient à se préserver du froid ou du vent.

Chacun de nous avait, autour du corps, une laize de calicot qu'il déploya avec ses bras en guise de voile, quand nous nous trouvâmes à une centaine de toises du Bahama; chacun de nous avait aussi une petite planche serrée contre la poitrine. Ces planches, percées d'un trou pour y passer les doigts et servir de poignée, nous tinrent lieu d'avirons ou de gouvernail. En un mot tout réussit parfaitement; nous dirigeâmes la yole vers le rivage nord de la rade; nous primes terre, grimpâmes la côte, trouvâmes un chemin, courûmes longtemps pour nous éloigner; et, au point du jour, nous nous cachâmes dans un champ de genêts, où nous passâmes la journée, mangeant les provisions que nous avions emportées du Bahama, et remerciant la Providence d'avoir récompensé notre audace. Un sentiment profond de reconnaissance ne me permet pas d'oublier qu'à l'instant où, le corps hors du ponton, j'allais en sortir ma tête avec laquelle je faisais un signe d'adieu, je vis venir à moi Dubreuil qui me dit, en ouvrant ma chemise et y glissant un papier: «C'est une lettre que tu feras parvenir à ma mère.» Généreux jeune homme! J'avais senti, à ce papier, un certain poids qui me décela une ruse touchante; il contenait réellement cinq guinées en or qui nous furent de la plus grande utilité, car nous étions loin d'être bien en fonds.

Il avait plu une partie de la journée, aussi nous tardait-il de pouvoir marcher. À la nuit, nous prîmes notre point de départ, en nous dirigeant d'après le crépuscule. Une route se présenta à nous, nous y pénétrâmes. Arrivant à un détour, un jeune campagnard se trouva face à face de nous; il s'arrêta interdit; je lui demandai le chemin de Chatham: «N'y allez pas, répondit-il en tremblant, car le pont est gardé et vous seriez arrêtés.» Peltier, en ce moment, avait la tête un peu égarée; d'ailleurs, il comprenait peu l'anglais, de sorte qu'à ce mot «arrêtés», qui acheva de le bouleverser, il tira de son pantalon le morceau de fleure en forme de poignard dont chacun de nous était armé, et il s'avança disant qu'il voulait tuer cet homme. Rousseau se jeta sur Peltier, moi je couvris l'Anglais de mon corps, et nous déclarâmes résolument à M. Peltier que nous désirions ardemment notre liberté, que nous nous défendrions bravement à l'occasion; que nous attaquerions même des hommes armés; mais que, s'il voulait procéder par l'assassinat, il n'avait qu'à se séparer de nous. Ces paroles le ramenèrent à la raison. L'Anglais comprit, cependant, la portée du péril qu'il avait couru, et, par remercîment, il nous dirigea vers un chemin de traverse qui devait nous conduire jusqu'à une espèce de village, où nous pourrions traverser la Medway[181] sans être inquiétés.

Nous suivîmes longtemps cette direction sans trouver le Medway. Il était très tard et nous étions très fatigués, lorsque, voyant une petite maison d'où sortaient quelques rayons de lumière, nous nous décidâmes à frapper à la porte, qui, sans aucune méfiance, fut ouverte par un paysan d'une quarantaine d'années, et ayant au moins six pieds. Je lui demandai l'hospitalité, lui disant franchement qui nous étions, ajoutant, pour la forme, que nous étions bien armés et que sa vie nous appartenait. Particulièrement dans les campagnes, l'Angleterre abonde en âmes généreuses pour lesquelles la charité est un devoir. «Je me nomme Cole», nous dit l'homme à qui nous nous adressions, «je sers Dieu; j'aime mon prochain; je puis vous être utile, comptez sur moi!» Il appela sa femme, sa fille, qui se levèrent (elles étaient dans la chambre au-dessus de celle où se passait la conversation), firent bon feu, préparèrent quelques mets, descendirent un matelas, et là deux de nous se reposèrent pendant que l'autre veillait, et alternativement. Cole souriait en voyant cette précaution prise contre lui; il aurait voulu que tous les trois satisfissent en même temps leur besoin de sommeil; mais il comprenait pourtant le motif qui nous dirigeait. Une heure avant le jour, il prit un grand bâton, marcha en avant de nous, nous fit traverser la rivière dans un bateau et nous mit dans un chemin qui allait couper la grande route de Chatham à Douvres; nous le quittâmes, pénétrés de gratitude, mais ayant beaucoup de peine à lui faire accepter une guinée pour prix du feu, des vivres, du logement, du temps, qu'il nous avait si complaisamment donnés.

Nous continuâmes notre route de manière à n'entrer à Canterbury qu'à la brune. Cette ville était à peu près à moitié du chemin que nous avions à faire pour arriver à Douvres, et nous devions y prendre beaucoup de provisions. J'étais le moins jeune des trois, celui qui s'exprimait le mieux en anglais, qui avait les habits le plus à la mode du pays; c'était moi qui étais chargé des achats. Rousseau me rasait, me brossait, me grimait au besoin, blanchissait mes cols de chemise avec de la craie et disait mille bouffonneries; nous nous donnions, par précaution, plusieurs rendez-vous consécutifs, et puis j'allais à mes emplettes. Je fis plusieurs courses à Canterbury, qui est assez grand pour qu'un étranger excite peu de curiosité; et nous en partîmes bien pourvus, chacun avait sa bouteille, son rhum, ses vivres particuliers, car il fallait prévoir les séparations.

Avant de nous remettre en route, nous fîmes un bon repas derrière une haie. Vers minuit, nous trouvâmes de la paille près d'une grange; nous nous y enfouîmes pour dormir sans être exposés au froid, et nous nous y trouvâmes si bien que, sans nous en apercevoir, le crépuscule paraissait lorsque nous en sortîmes. Nous marchâmes cependant jusqu'assez avant dans le jour; toutefois Peltier était si mal habillé, plusieurs voyageurs nous regardèrent avec tant d'affectation, le voisinage toujours croissant de la côte nous parut si dangereux à affronter ainsi que, profitant de la première occasion de nous cacher dans les champs, nous nous dérobâmes à tous les regards pendant le reste du jour, mais après avoir renouvelé nos provisions dans un village que nous eûmes l'occasion de traverser.

Le soir, nous reprîmes notre voyage, marchâmes toute la nuit, entrâmes, au lever du soleil, dans un bois et, bientôt après, nous eûmes devant nous le plus ravissant tableau qui pût charmer nos cœurs: la mer, à quelques milles, et, dans le lointain, la terre de France qui bornait l'horizon! Notre journée se passa à faire des plans, des projets, des châteaux en Espagne, et à nous délecter de l'enivrante perspective qui absorbait nos regards.

Tout allait bien: le soir, nous entrâmes dans Douvres; nous nous assurâmes des endroits où nous pourrions trouver des embarcations, mais quand il fallut s'en emparer, nous rencontrions des gens qui se promenaient, qui passaient ou qui veillaient. Il fallut retourner dans notre bois; mais il pleuvait; les provisions diminuaient, et nous avions sommeil. Nous nous abritâmes du mieux que nous pûmes pour nous reposer. Enfin le soir vint; mais nous ne pouvions nous embarquer sans quelques vivres, et nous ne voulions pas nous risquer à en acheter à Douvres. Nous retournâmes donc jusqu'à un village où, le lendemain, nous en prîmes abondamment. Le soir, nous revînmes vers Douvres, que nous contournâmes, afin d'en visiter les anses avoisinantes. Là nous découvrîmes des embarcations, il est vrai; mais il paraît que, depuis le départ de nos trois Boulonnais, les ordres les plus stricts avaient été donnés pour qu'aucun bateau ne demeurât sur le rivage sans être enchaîné, cadenassé à terre et dégarni de ses mâts ou avirons. Ce fut pour nous le supplice de Tantale, car nous étions environnés de toutes les richesses que nos cœurs convoitaient, et elles se soustrayaient impitoyablement à notre usage.

Voyageant avec les mêmes précautions, soumis à des privations de toute espèce, le courage nous donnait des forces, nous faisait braver la faim, la soif, les veilles, les marches, les inquiétudes, les dangers, les fatigues; et nous allâmes ainsi de Douvres à Deal[182], de Deal à Douvres, de Douvres à Folkestone; mais nous trouvâmes, partout, les mêmes obstacles. Enfin, en explorant ce dernier petit port, nous fûmes reconnus et poursuivis! «À Canterbury!» dis-je tout bas à ces messieurs. Aussitôt nous prîmes la fuite, chacun dans une direction différente, et nous la prîmes si bien que nous nous sauvâmes tous. Le lendemain soir, nous nous revîmes au rendez-vous; je retournai aux provisions qui furent copieuses; et, tout en nous restaurant, nous décidâmes qu'il fallait aller à Odiham; que nous nous y reposerions chez des Français; que nous y emprunterions de l'argent, car nous n'en avions presque plus; que nous y achèterions de bons vêtements, que nous reviendrions sur la côte quand nous présumerions que l'alarme actuelle serait calmée; que nous apporterions avec nous des limes pour couper les chaînes des embarcations, des scies ou autres outils pour abattre de petits arbres dont nous ferions des mâts, du calicot pour faire une voile, et qu'alors nous verrions bien si l'on pourrait encore nous empêcher de rendre nôtre un de ces bateaux, qui paraissaient si fort à notre convenance.

Que nous avions souffert dans nos expéditions! Un jour, nous restâmes les vingt-quatre heures entières sans rien prendre. Jamais un toit ne nous voyait sous son abri. Il fallait dormir pendant le jour, dans les fossés, les bois où les haies; et, la nuit, il fallait veiller, chercher, marcher, nous exposer. Une fois, nous n'eûmes, pour apaiser une soif excessive que l'eau bourbeuse des ornières d'un chemin, ou celle renfermée dans les trous formés par les pieds des chevaux. Nous étions enfin, dans la saison du vent, des grains, de la pluie, des brouillards, et encore du froid.

Quel est donc cet âge, où l'on possède assez de forces physiques pour ne s'apercevoir qu'à peine de tant de rigueurs? Quelle est donc l'énergie de ce sentiment de la liberté, qui doue l'âme de tant de mépris pour ces rigueurs? Quel est, enfin, le bonheur de l'organisation de la jeunesse, pour trouver encore des paroles aimables dans ces cruelles positions, et pour oublier l'amertume de ces positions à la suite d'une lueur d'espérance, ou d'un instant d'adoucissement qui semble dissiper tant de soucis?

Une fois, nous étions dans un taillis: «Faites-moi un boudoir», dis-je à Rousseau. Avec ses matériaux ordinaires, branches, feuilles sèches, mousse, pierres, joncs, genêts, morceaux d'écorce, tourbe, gazon, il construisit fort lestement une cabane vraiment charmante, où je m'étalai de mon long et dormis deux bonnes heures.

Rousseau était allé à la découverte, et, depuis mon réveil, je l'attendais sans impatience, car il ne rapportait jamais ni proie, ni butin, ni nouvelles. J'avais attrapé une de ces petites bêtes qu'on appelle du Bon Dieu, et j'exerçais sa persévérance en la faisant monter, à l'infini, d'un doigt sur l'autre.—«Vous avez l'air bien heureux», me dit Rousseau, quand il revint.—«Il est vrai que, depuis longtemps, je ne m'étais autant amusé.»—«C'est bien de s'amuser; mais il faudrait que ce ne fût pas aux dépens de la liberté de cet animal; car, comme dit Sterne, le monde est assez grand pour vous deux.—«Vous avez raison, même sans le secours de Sterne, et je vais le laisser s'envoler; mais je détournais ainsi l'idée de la soif qui me dévore.» Rousseau me dit alors qu'il avait trouvé des sources magnifiques. Je me levai subitement, pris sa main et le suivis: il avait l'air d'un illuminé! Tout à coup il s'arrêta, et me montra un nombre infini de cataractes dont pas une, pourtant, ne frappait mes yeux. Je le croyais atteint de vertiges, et je m'en retournais, quand il m'expliqua que j'étais entouré de jeunes bouleaux dont il avait entaillé l'écorce, et qu'à chacune des centaines d'incisions qu'il avait faites, je trouverais constamment deux ou trois gouttes d'eau potable. C'était vrai, je me désaltérai, et lui, nouveau Moïse, posant en inspiré, il donna l'essor à sa verve enthousiaste dont les élans étaient toujours fort divertissants.

Quant à Peltier, en longeant le taillis, il avait vu un fossé bordant un champ où paissaient des moutons gardés par des bergers. Avec de la mousse, avec des cravates noires, Rousseau s'était imaginé l'avoir métamorphosé en loup, et Peltier attendait dans le fossé un instant favorable pour s'emparer d'un des membres du troupeau, dont il voulait d'abord boire le sang tout chaud, et ensuite nous préparer la chair, car nous avions tout ce qu'il fallait pour faire du feu; mais nous ne l'osions presque jamais, à cause de la fumée qui pouvait nous faire découvrir. Toutefois les bergers ne se séparèrent pas; leur troupeau se tint rallié; et notre loup en fut pour sa transformation. Je préférais les bouleaux de Rousseau et sa riante imagination.

Nous traversâmes Canterbury; nous prîmes la route de Londres dont, le soir, nous aperçûmes les édifices, à deux lieues de distance. Depuis l'hospitalité reçue chez Cole, nous n'avions franchi le seuil d'aucune maison pour nous y arrêter. Voyant, alors, une taverne sur la gauche de la route, où était pour enseigne le portrait de l'amiral Bathurst, il nous prit fantaisie d'y entrer, d'autant que, paraissant très fréquentée, nous pensions qu'on ne s'y occuperait que de nous servir. Nous cédâmes à ce désir qui nous valut un repas que l'abri seul dont nous jouissions aurait suffi pour rendre excellent. Cette halte nous soutint jusque de l'autre côté de Londres, que nous franchîmes sans nous arrêter, au grand regret de mes compagnons; mais nous pensions que nous y reviendrions, la bourse bien garnie. Bientôt nous aperçûmes Honslow-Heath; c'est la petite ville, près de laquelle Richardson prétend que sir Charles Grandisson croisa et arrêta la voiture où se trouvait Henriette Byron, traîtreusement enlevée par sir Hargrave Follexfren. Enfin, notre voyage continuant à être aussi heureux, nous atteignîmes Odiham, un soir, à la nuit close. Nous y fûmes accueillis chez un Français, nommé R..., qui occupait seul une de ces petites maisons situées à l'extrémité de la ville, bâties pour être louées aux Français; et nous prîmes celle-ci de préférence, parce qu'il aurait fallu traverser Odiham pour parvenir à celle où je m'étais réfugié lorsque je m'étais échappé des mains de mon garde quelque temps auparavant.

Huit jours suffirent à peine pour remettre nos corps des fatigues que nous avions essuyées, pour guérir nos pieds qui étaient dans un état déplorable. Céré et Le Forsoney, seuls entre tous les Français, furent informés de notre présence; ils nous pourvurent de tout ce que nous désirions, et nous allions recommencer nos expéditions, lorsque nous fûmes arrêtés dans la maison de M. R..., qui avait été investie par la force armée. On nous enferma dans la prison de la ville. Le guichet était ouvert de midi à deux heures; les Français, les Anglais, venaient, à flots, nous visiter.

Dans ce nombre, puis-je oublier la jeune Sarah qui, me tendant sa jolie main, laissa dans la mienne un billet où elle m'annonçait qu'elle savait que nous devions nous évader pendant la nuit, qu'elle se tiendrait à portée, et que, cette fois, elle ne me quitterait que lorsqu'elle m'aurait conduit en France!

En effet nous avions des outils sur nous quand on nous arrêta, et nous ne fûmes pas fouillés; nous avions percé les murs de la prison; nous pouvions donc en gagner la cour pendant l'obscurité, et nos amis devaient, à minuit, nous jeter, par dessus le mur de clôture, une bonne échelle de corde. Tout cela fut exécuté; mais, à l'instant de mettre le pied à l'échelle, comme les courses nocturnes des Français avaient excité l'attention de la police, des coups de fusil partirent, les portes s'ouvrirent, nous fûmes saisis, mis aux fers comme des forçats, et jetés dans un cachot d'où l'on ne nous laissait sortir que de midi à une heure pour prendre l'air dans une cour. Rousseau se promenait à grands pas dans cette cour, marchant comme s'il ne s'apercevait pas qu'il avait une grande chaîne qui suivait ses pieds avec un grand fracas; ses bras étaient croisés, ses yeux levés au ciel; il avait l'air de chercher des idées pour quelque grande composition poétique. Peltier, comme s'il avait été toute sa vie un habitant des bagnes, avait relevé sa chaîne, l'avait attachée à sa ceinture, et semblait ne pas même se douter qu'il fût aux fers. Pour moi, je restais assis sur la paille de ma prison, me cachant à moi-même, autant que je le pouvais, ces horribles chaînes, et cherchant, en lisant ou écrivant, à m'étourdir sur cette affreuse position dont, par anticipation, j'ai dit deux mots précédemment.

Dans le nombre des prisonniers du cautionnement qui nous avaient fait leur visite, se trouvait un capitaine polonais, nommé Poplewski; ce bel et brave homme, avec son excellente figure, était venu me prier d'accepter une fort belle montre que je refusai, en lui montrant ce que je devais à l'obligeante amitié de Céré et Le Forsoney. Il en parut très mortifié, et il lui échappa de dire que si nous nous étions réfugiés chez lui, nous n'aurions pas été saisis. Le propos fut entendu et commenté; enfin, Poplewski, qui n'avait hésité à parler que parce qu'il n'avait que des doutes, fut amené à dire qu'étant allé chercher quelque argent chez l'agent, peu d'heures avant notre arrestation, il y avait rencontré M. R... qui, à sa vue inopinée, avait cherché à se cacher. Il n'en fallut pas davantage pour notre jeunesse, dont l'exaspération fut au comble. En bouillant créole, en ami irrité, Céré fut le premier à aller chercher M. R..., l'apostrophant si vivement qu'un duel en fut la suite immédiate. M. R... fut grièvement blessé; mais, dès les premiers symptômes du mieux, l'agent le fit monter secrètement en voiture, et, sous un nom différent, l'envoya, dit-on, dans un cautionnement en Écosse. Depuis lors aucun de nous n'a pu retrouver sa trace; et, à tort ou à raison, il resta entaché dans le cautionnement, d'avoir, par intérêt ou par crainte d'être personnellement compromis, livré nos personnes à l'agent.

Nous restâmes trois longs jours aux fers; des ordres de nous faire reconduire à Chatham arrivèrent alors, et, la nuit, six soldats et un sergent vinrent nous emmener sans que nous pussions prendre congé de nos amis. Hélas! j'en ai bien peu revu; je n'ai même jamais eu la douceur de me retrouver ni avec Céré ni avec Le Forsoney. Celui-ci fut licencié du service à sa rentrée en France, lorsque la paix fit opérer tant de réformes dans le personnel de la marine. Céré, par le crédit de sa famille, fut échangé, peu de temps après notre départ; il se rendit en France, fut nommé sous-lieutenant, alla se battre à côté de nos illustres guerriers, ne tarda pas à devenir lieutenant, se battit encore et fut blessé. «—Guérissez-vous, lui dit l'empereur, soyez capitaine, continuez, et vous irez loin!» «—Sire, lui avait répondu le noble jeune homme, je ne m'arrêterai qu'aux marches du trône.» Mais sa blessure était plus dangereuse qu'il ne le pensait, et elle l'enleva à sa famille, à ses amis, à sa patrie, qu'il aurait sans doute illustrée.

Au départ de Céré, Le Forsoney lui avait remboursé ce qu'il m'avait prêté; bientôt, à mon tour, je pus en envoyer le montant à ce digne ami.

Enfin Sarah se maria, par la suite, à l'un de nos prisonniers; elle a montré sa ravissante figure à Paris, en 1814; elle s'informa de moi; elle m'écrivit à Rochefort; mais j'étais à la mer; et quand, au retour de ma campagne, sa lettre me fut remise, elle était repartie pour l'Angleterre!

Excellents amis, fille dévouée, que votre attachement nous avait fait de bien! Comme il nous dédommagea de nos malheurs!

Notre escorte prit un excellent moyen pour déjouer les ressources de notre esprit entreprenant. Nous marchions toujours au milieu d'eux. Leurs armes étaient chargées. Dans les auberges, ils ne nous quittaient pas. Un soldat couchait à la porte de notre chambre, un autre, près de la croisée. Le sergent se faisait remettre, tous les soirs, nos vêtements, nos chapeaux, nos souliers, qu'il enfermait sous clef. Lorsque l'un de nous allait aux lieux d'aisance, deux d'entre eux l'y accompagnaient; une fois, pourtant, un seul m'y conduisit, et simplement armé de sa baïonnette; aussitôt après, j'achetai une tabatière que je fis remplir de tabac, dans le dessein de lui jeter cette poudre aux yeux, s'il s'avisait, une autre fois, de me conduire sans son camarade, et je me serais alors facilement sauvé, car ces cabinets se trouvaient presque toujours dans le voisinage de quelque jardin; mais, comme l'a dit Paterculus, l'occasion, voilée de la tête aux pieds, marche à reculons, elle n'a de cheveux qu'une mèche qui s'échappe de son front à travers le voile: elle est donc difficile à reconnaître, difficile à saisir, et il ne faut pas la laisser s'échapper. Or elle ne repassa plus pour moi.

Nous revînmes de nouveau à Londres, où nous changeâmes d'escorte; mais, avant d'y entrer, une garde brillante qui nous atteignit au galop annonça le passage de Georges III qui revenait de Windsor. L'idée nous vint de nous précipiter devant sa voiture, agitant un papier, comme pour demander grâce! Rousseau goûta beaucoup ce projet; mais je lui fis observer qu'on ne pouvait implorer Sa Majesté qu'à genoux, et cette démarche, qui paraissait assurer notre liberté et qui avait été saisie avec enthousiasme, fut fièrement repoussée avec indignation.

Le désir que nous avions précédemment formé d'un petit séjour à Londres, lors de notre retour, se trouva réalisé, car on nous y laissa quatre jours, mais détenus, et dans la prison dite de Savoie où l'on renfermait les déserteurs de l'armée anglaise, et qui, lorsque Charles-Quint visita Londres, lui avait servi de palais. Des Français au milieu de déserteurs anglais; quelle fête pour ceux-ci! La réception fut cordiale; ils nous prodiguèrent soins, sympathie; ils burent à notre santé, beaucoup plus, même, que nous le voulions. Ils se promettaient de déserter de nouveau, se proposaient de nous revoir en France, et en juraient par les cicatrices de coups de schlague, ou de fouet, dont leurs corps étaient sillonnés pour délit de désertion! Un d'entre eux en avait déjà reçus onze cents, et il en attendait trois cents autres, le jour de notre départ. Malgré tant de marques d'affection, nous nous trouvions là en très mauvaise compagnie; aussi les quittâmes-nous avec plus de plaisir que nous ne leur en témoignions.

Rien de particulier jusqu'à Chatham où nous arrivâmes, le 1er mai 1808, par un soleil magnifique levé, comme tout exprès, pour nous faire envisager notre prison avec plus de douleur! C'était le seul jour vraiment beau que l'on eût eu de l'année en ce pays; nous remarquâmes, toutefois, que, quoique assez au sud de l'Angleterre, les buissons d'aubépine avaient à peine de bourgeons. C'était néanmoins bien séduisant pour nous, qui pensions au black-hole qui nous attendait, et où, effectivement, nous fûmes ensevelis pendant dix jours, mais sans outils pour faire des excursions dans la cale, car on nous les avait retirés avant de nous mettre aux fers, à Odiham.

CHAPITRE V

Sommaire:—Exaspération des prisonniers du Bahama.—Réduits à la demi-ration après notre évasion.—Projet de révolte.—Disputes et querelles.—Luttes de Rousseau contre un gigantesque Flamand.—Les prisonniers ne reçoivent que du biscuit, à cause du mauvais temps.—Ils réclament ce qui leur est dû, et déclarent qu'ils ne descendront pas du parc avant de l'avoir reçu.—Milne appelle du renfort.—Il ordonne de faire feu; mais le jeune officier des troupes de Marine, qui commande le détachement, empêche ses soldats de tirer.—Je monte sur le pont en parlementaire.—Je n'obtiens rien.—Stratagème dont je m'avise.—À partir de ce jour, les esprits commencent à se calmer.—Nouvelles tentatives d'évasion.—Milne emploie des moyens usités dans les bagnes.—Ses espions.—Nouvelle agitation à bord.—Audacieuse évasion de Rousseau.—Il se jette à l'eau en plein jour en se couvrant la tête d'une manne.—Il est ramené sur le Bahama.—Tout espoir de nous échapper se dissipe.—La population du ponton.—Sa division en classes: les Raffalés, les Messieurs ou Bourgeois, les Officiers.—Subdivision des Raffalés, les Manteaux impériaux.—Le jeu.—Rations perdues six mois d'avance.—Extrême rigueur des créanciers.—Révoltes périodiques des débiteurs.—Abolition des dettes par le peuple souverain.—Nos distractions.—Ouvrages en paille et en menuiserie.—Le bois de cèdre du Bahama.—Ma boîte à rasoirs.—Je me remets à l'étude de la flûte.—Les projets de Rousseau.—La civilisation des Iroquois.—Charmante causerie de Rousseau, les bras appuyés sur le bord de mon hamac.—Je lui propose de commencer par civiliser le ponton.—Nous donnons des leçons de français, de dessin, de mathématiques et d'anglais.—J'étudie à fond la grammaire anglaise.—Le Bahama change de physionomie.—Conversions miraculeuses; le goût de l'étude se propage.—Le bon sauvage Dubreuil.—Sa passion pour le tabac.—La fumée par les yeux.—En juin 1808, après vingt mois de séjour au ponton, je reçois une lettre de M. de Bonnefoux par les soins de l'ambassadeur des États-Unis.—Cet ambassadeur, qui avait été reçu à Boulogne par M. de Bonnefoux, obtient du Gouvernement anglais ma mise au cautionnement.—Je quitte le ponton et me sépare, non sans regrets, de Rousseau, de Dubreuil et de mes autres compagnons d'infortune.

Nous trouvâmes le ponton dans un grand état d'exaspération. Notre évasion avait excité l'irascibilité du commandant Milne, qui ne traitait plus les prisonniers qu'avec une sauvage dureté. D'abord il entreprit de trouver leurs outils; mais ses recherches ne l'ayant pas conduit à leur découverte, il réduisit à moitié leur ration, déjà si exiguë et il finit par obtenir la restitution de ces instruments de désertion en plaçant nos camarades dans la cruelle alternative, ou de les rendre ou de souffrir éternellement de la faim. Les autres ordres que ce monstre à face humaine avait donnés sur la police intérieure étaient empreints du même cachet. Aussi n'y avait-il qu'un cri dans le ponton, celui de révolte; qu'une pensée, celle de massacrer les Anglais qui nous gardaient!... et puis, sauve qui peut!

Nous nous associâmes, Rousseau et moi, avec ardeur, à ces plans de vengeance. Le complot fut promptement organisé, et le succès en semblait assuré; mais, quand nous approchâmes du moment de l'exécution, nous ne comptâmes plus, excepté dans les audacieux Corsairiens, que de tièdes coopérateurs; et, en effet, enlever le ponton ou s'en rendre maîtres: facile! Exterminer la garnison: facile! Mais sauve qui peut!... restreint à un fort petit nombre d'entre nous, car, quelle que fût l'heure de l'entreprise, les autres pontons devaient en avoir connaissance et envoyer du secours! Admettons même qu'il n'en fût rien, qui gagnait la terre après ce coup de main? Deux cents prisonniers tout au plus que pouvaient contenir les canots du Bahama! et qui aurait ramené ces embarcations, pour venir chercher les six cents restants, dans trois autres voyages consécutifs? Quels eussent été les deux cents premiers? Sur ce chiffre, combien n'y en aurait-il pas eu sans argent, sans vêtements convenables, sans connaissance de la langue anglaise? Enfin pouvait-on se faire illusion sur l'activité des recherches, la rigueur des lois du pays, la probabilité des représailles, et, au bout de tout cela, on était bien forcé de voir l'échafaud, l'échafaud menaçant et ignominieux qui nous attendait. Ces considérations finirent par prévaloir; on abandonna ce projet de colère; mais les cœurs restèrent ulcérés, et Milne, qui en eut quelque connaissance, redoubla d'implacabilité.

L'aigreur qui avait gagné nos caractères se manifestait à tout moment. L'on ne voyait à bord que disputes, menaces, querelles, duels ou combats: dans un de ceux-ci, Rousseau se mesurant contre un colossal Flamand qui l'avait défié à la lutte, s'élança sur ce géant, et faisant l'effet d'une formidable catapulte, le frappa de la tête contre le creux de l'estomac, le renversa dans le sang qu'il lui fit vomir, appuya sur lui son genou victorieux, le tint d'une main par les cheveux, et l'autre levée, prête à l'assommer s'il avait fait signe de résistance, il représentait le bel Hercule de Bosio que je n'ai jamais pu voir, aux Tuileries, sans me rappeler la pose sublime de mon robuste ami.

Mais une scène plus terrible éclata à cette époque: un très mauvais temps avait empêché de porter les vivres qui, journellement, nous venaient de terre. Il n'y avait que du biscuit à bord: on nous en donna. Les prisonniers réclamèrent ce qui leur était dû, et déclarèrent qu'à la nuit ils ne descendraient pas du parc, s'ils ne l'avaient pas reçu. Milne appela main-forte des autres pontons, les soldats se rangèrent en armes sur le pont, et autour du parc qu'ils dominaient. L'heure de descendre sonna, Milne nous fit sommer d'évacuer le parc; personne n'obéit. «Feu!» cria-t-il. Mais un jeune officier d'infanterie de marine, qui était le chef direct de la troupe, ne répéta pas cet ordre que Milne répéta avec rage, et qui pourtant ne fût pas donné par l'officier. Honneur à tant d'humanité! cet admirable jeune homme, recommandant bien à ses soldats de ne pas tirer sans son commandement exprès, se pencha alors vers nous et il prononça quelques paroles dont on pouvait deviner la bienveillance par ses gestes, mais elles furent couvertes par les cris: «Égorgez-nous!» M'apercevant cependant, que la noble conduite de l'officier avait produit quelque impression, trouvant d'ailleurs moins d'énergie dans les derniers cris des prisonniers, je montai sur un banc. Agitant alors la main comme pour réclamer le silence, je parvins à l'obtenir et, prétextant qu'il pouvait y avoir quelque malentendu, je demandai l'assentiment pour aller m'en expliquer avec Milne, ce que Français et Anglais acceptèrent.

Je montai, alors, sur le pont; toutefois je ne pus rien gagner en demandant de la modération, et je m'acheminai vers le parc pour rejoindre mes compagnons d'infortune. Le jeune officier, à la figure douce et blonde, voulut me retenir en alléguant le carnage qui allait avoir lieu. «Et mon honneur?» lui dis-je, en me dégageant de sa main pour continuer ma route; mais, à peine atteignais-je la porte de l'échelle, qu'une lueur nouvelle frappa mon esprit, et je revins sur mes pas.

Dans les grandes crises, s'il est, parfois, un moment unique où la voix de la conciliation peut se faire entendre, et si j'avais été assez heureux pour pouvoir me faire écouter dans le parc, au milieu de l'agitation générale, il en est un, aussi, où, souvent, on réussit en frappant plus fort. Ce moyen opposé, je résolus de le tenter sur les Anglais, et je revins vers Milne dont la figure était vraiment, alors, celle d'un tigre: il en avait la gueule écumante, les yeux enflammés, la voix rugissante, la démarche tortueuse: «Eh bien», lui dis-je, «faites feu, puisque vous le voulez, mais c'est votre arrêt de mort! vous ne connaissez pas les Français, je le vois bien! Sachez donc que ces huit cents hommes qui sont sous vos yeux et dont la moitié ressemble à des squelettes, vont s'animer à l'odeur de la poudre; vous allez en faire des lions que rien n'arrêtera; ils monteront sur les cadavres, le parc sera franchi, le pont sera envahi; les soldats seront massacrés: il en arrivera ce qui pourra, mais vous, oui, vous, ils vous chercheront à plaisir et vous déchireront en pièces.» Milne fut terrifié; il me demanda ce qu'il fallait qu'il fît. «Rien», lui répondis-je, «gardez vos soldats, fiez-vous-en à leur chef et contentez-vous de nous surveiller. Deux heures ne seront pas écoulées, croyez-moi, que le malaise, la fraîcheur de la nuit, la fatigue, le sommeil, l'ennui s'empareront des prisonniers. D'eux-mêmes, alors, ils se décideront à descendre, pourvu qu'ils ne croient pas y être forcés: ils s'en vanteront, peut-être; vous ferez semblant de ne pas entendre; vous éviterez ainsi l'effusion du sang par un petit sacrifice d'amour-propre; et, demain, il n'y paraîtra plus!» L'officier fut de mon avis, Milne résista quelque temps; enfin il céda à la raison, et peut-être à la crainte. Je redescendis, alors; je dis aux prisonniers qu'on reconnaissait que nous étions dans notre droit, qu'on nous laissait la faculté de rester dans le parc; et je n'avais pas fini de parler que cinq ou six quolibets furent lancés contre les Anglais; mais la moitié d'entre nous étaient déjà en train de descendre, et la seconde ne tarda pas à suivre la première. Ainsi finit ce terrible complot, cet épisode orageux; mais si jamais j'ai cru au dernier de mes jours, ce fut, certes, celui dont je viens d'esquisser les événements.

Par une conséquence ordinaire, à partir de ce moment, où nous sortions d'un état violent poussé jusqu'à ses dernières limites, les esprits se calmèrent visiblement et, bientôt, nous nous remîmes à soudoyer nos gardes, à nous procurer de nouveaux outils, et à faire encore des trous à ce malheureux ponton.

Le premier ne fut pas heureux; les Anglais le découvrirent lorsqu'il était seulement à moitié fait. Celui-ci avait été percé dans le bois; le second fut pratiqué dans les grilles qui barraient les sabords, et dont nous entreprîmes de scier une partie suffisante pour passer le corps, mais il fut encore découvert. Ces deux trous appartenaient à Rousseau et à moi. Deux autres dans les flancs du navire et pour d'autres prisonniers eurent le même sort; mais nos geôliers y mirent si peu de cérémonie, ils allèrent si droit au but, que nous ne pûmes plus douter que Milne n'avait pas rougi d'employer un moyen qui n'est usité que dans les bagnes, et qu'il payait un espion parmi nous. Ainsi, nous étions odieusement trahis! Il éclata un nouveau cri de vengeance à bord; les têtes se montèrent de nouveau, les soupçons, les menaces les plus foudroyantes se portèrent tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, mais, comme il devait y avoir beaucoup d'injustice dans ces soupçons, il fallut s'attacher à calmer ces premiers mouvements, il fallut surtout ne plus faire de trous puisqu'ils étaient inutiles et que c'eût été renouveler la fermentation générale. On vit, alors, Milne sourire, parfois, avec une joie cruelle en nous regardant dans le parc, et disant qu'il était certain que plus un prisonnier ne sortirait du Bahama, et qu'il voulait être damné s'il était trompé.

Toutefois, sa joie fut courte: je me promenais, un jour, avec Rousseau sur le gaillard d'avant; nous regardions du côté de la poulaine où il vit une espèce de corbeille de bord appelée manne; tout à coup, il me dit qu'il allait en bas pour chercher un bout de corde, et un bilboquet, ce qu'il fit en effet. Il me pria alors d'occuper, en jouant au bilboquet, l'attention de la sentinelle qui, dans sa guérite, s'était mise à l'abri d'une petite pluie. J'y réussis; lui, pendant ce temps s'était coiffé de la manne jusqu'aux épaules, l'avait bien attachée, après y avoir, en outre, logé ses vêtements dont il s'était dépouillé; il s'était ensuite laissé glisser dans l'eau, et, en plein jour, nageant debout, passant même sous la galerie de Milne, il s'était confié au courant qui l'entraîna assez rapidement vers la Tamise: je le perdis de vue après une heure d'intervalle, et je le crus sauvé. Mais, ô malheur! Un canot qui revenait de Londres à Sheerness passa si près de lui au moment où il allait prendre terre, que les avirons heurtèrent la manne, la couchèrent, et alors parut à leurs yeux l'infortuné fugitif qui fut ramené à bord, et que l'affreux Milne, rugissant comme il n'avait jamais rugi, fit renfermer dans le black-hole sans lui donner le temps ni de se reposer, ni de se sécher. Je demandai à partager son cachot, alléguant que j'avais coopéré à l'évasion et que, s'il y avait eu deux mannes j'aurais été de la partie avec Rousseau; mais Milne ne comprenait pas ce langage; il crut, en refusant ma demande, punir avec aggravation celui que chacun ne regardait plus qu'avec un sentiment de chaleureuse admiration, et sa réponse fut encore un long rugissement.

Après la fatale reprise de Rousseau, nous fûmes tellement resserrés, tellement espionnés que tout espoir de nous échapper se dissipa, et que nous pûmes voir à nu l'horreur d'une position, adoucie jusque-là, par quelques chances de liberté. Jusqu'à présent, je n'ai parlé du ponton qu'en homme qui n'en ressentait pas l'odieux malaise, tant nos idées se concentraient sur notre évasion! Mais le désenchantement était venu et force fut bien de voir où nous étions.

Les pontons, ce séjour d'étroite détention, était aussi celui d'une liberté illimitée, ou plutôt d'une licence sans frein, car il n'existait ni crainte, ni retenue, ni amour-propre dans la classe qui n'avait pas été dotée des bienfaits de quelque éducation. On y voyait donc régner insolemment l'immoralité la plus perverse, les outrages les plus honteux à la pudeur, les actes les plus dégoûtants, le cynisme le plus effronté, et dans ce lieu de misère générale, une misère plus grande encore que tout ce qu'on peut imaginer.

La population s'y divisait en trois classes: Les Raffalés, les Messieurs ou Bourgeois, les Officiers. Les Raffalés qu'on appelait aussi le Peuple souverain était une formidable agrégation des plus mauvais sujets; leur rendez-vous habituel était l'entrepont. Les marins ou soldats qui avaient conservé quelque chose de la dignité humaine, composaient les Bourgeois qui, avec les Officiers des corsaires ou des navires marchands, logeaient dans la première batterie.

Parmi les Raffalés, se trouvait une subdivision plus abrutie encore ou plus malheureuse, à laquelle on donnait le nom de Manteaux Impériaux. Ceux-ci étaient réduits à ne plus posséder au monde que leur couverture qu'ils appelaient Manteau, et comme elle était couverte de milliers de poux, on avait irrespectueusement imaginé que c'était la représentation des abeilles du manteau de cérémonie de l'Empereur, et de là le nom de Manteau Impérial. Ces infortunés ne mangeaient rien, tant que la clarté du jour durait; seulement, le soir, ils se répandaient de tous côtés sous les hamacs, marchant à quatre pattes, et cherchant, pour les dévorer, des pelures de pomme de terre, des croûtes de pain, des os ou autres débris qu'ils pouvaient trouver dans les coins ou au milieu des tas d'ordures de la batterie. Leur coucher n'était pas plus somptueux; ils s'étendaient sur le dos et sur le plancher du pont, côte à côte, avec leur fidèle et unique couverture. Quand minuit sonnait, l'un d'eux commandait: «Par le flanc droit!» ils se mettaient alors sur le côté droit, en emboîtant leurs genoux dans le dessous des jarrets de leurs voisins; et à trois heures du matin, au commandement de «Pare à virer!» ils changeaient de côté et se plaçaient sur le flanc gauche.

Ils avaient, cependant, leur ration, leur hamac, leurs vêtements, tout comme les autres; mais le jeu les réduisait à s'en déposséder aussitôt qu'ils les avaient reçus; et quel jeu! Au plus fort numéro avec deux ou plusieurs dés! Ainsi, d'abord, ils perdaient tout ce qu'ils avaient en propre; ensuite leurs habits et leurs vivres, pour un, deux, huit jours et jusqu'à six mois en avance. Les gagnants se faisaient impitoyablement payer dès la réception, et s'ils ne se servaient pas, pour eux-mêmes, soit de la ration, soit des vêtements, ils vendaient pour deux sous, à d'autres prisonniers, ce qui réellement en valait vingt.

Les vaincus commençaient par se soumettre, mais lorsque au bout de quelques mois ils se trouvaient en majorité, ils s'insurgeaient, se choisissaient un chef qu'ils décoraient de deux fauberts ou balais de petits cordages, en guise d'épaulettes; nommaient un tambour auquel ils donnaient un accoutrement fantastique, une gamelle en bois pour caisse, et ils parcouraient le ponton, proclamant avec une joie infernale que le Peuple Souverain reprenait ses droits, qu'il décrétait l'abolition des dettes, que l'égalité était sa devise et que... malheur à qui appellerait de cette décision! Il fallait alors se mettre en garde contre cette brutale boutade, mais dès le lendemain, les dés reprenaient leurs droits; il se formait un nouveau noyau de Manteaux Impériaux composé des moins heureux ou des plus maladroits, et, tout au plus, il n'y avait qu'un déplacement de personnes, car le fonds des choses restait le même; et, après une nouvelle révolution de temps, arrivait une autre explosion de démonstrations soi-disant républicaines! Qui reconnaîtrait dans ces tableaux, cette orgueilleuse espèce humaine dont on a dit:

.....Cœlumque tueri
Jussit et erectos ad sidera tollere vultus.

Malgré le juste effroi que nous causaient, de temps à autre, les Manteaux Impériaux, les Raffalés et le Peuple Souverain, nous savions, cependant, qu'ils craignaient la police anglaise en cas de tentative de meurtre ou de meurtre même, et ce que nous redoutions d'eux, réellement, à part leur ignoble aspect, était la quantité de poux de corps qu'ils mettaient en circulation parmi nous, et dont nul n'était exempt. Au bout de huit jours un pantalon en avait des nichées indestructibles; ils pleuvaient en quelque sorte sur nous. En adoptant des caleçons que je faisais laver à l'eau bouillante, j'étais parvenu à en avoir moins qu'auparavant, mais il était à peine suffisant d'en changer deux fois par semaine.

Voilà pourtant à quoi nous étions réduits, et nos seules distractions étaient, dans notre coin particulier, une partie de reversis, le soir; puis force pipes de tabac qui achevaient de désorganiser nos poitrines, et certains travaux comme ouvrages en paille ou en menuiserie. Le Bahama était un vaisseau construit en bois de cèdre et pris sur les Espagnols: le bois sorti de nos trous servait à divers de ces ouvrages; et tout l'intérieur du nécessaire de toilette que j'avais dès ce temps-là, et que j'ai encore, fut alors mis à neuf avec le bois du trou par lequel Rousseau, Peltier et moi, nous nous étions évadés. Tous les jours, je me sers de mes rasoirs, et, en ouvrant la boîte où ils sont renfermés, je frisonne involontairement quelquefois, en me reportant à ces temps d'un détestable souvenir! Je tiens à ce meuble cependant, parce que, lorsqu'il m'arrive quelque événement fâcheux, il me dit, aussi, que j'ai vu des jours plus malheureux encore, et c'est une sorte de consolation.

Je cherchai à me remettre à ma flûte, mais les sons ne sortaient pas; les doigts se refusaient à l'exécution. J'y mis pourtant de l'insistance; peu à peu, j'en fis mon occupation chérie, et l'étude revint ensuite qui, seule, pouvait efficacement soutenir mon moral.

Rousseau eut beaucoup plus de peine à prendre son parti. D'abord, ne pas agir pour sa liberté, pour lui ce n'était pas vivre, mais comme il avait une excessive exaltation, il finit par trouver une idée à laquelle il s'attacha exclusivement, et, s'adonnant à ses nouveaux projets avec sa chaleur accoutumée, il parut soulagé. Il songeait à la civilisation des Iroquois, chez lesquels un jour, il projetait d'aller s'établir, et il s'en occupait avec tant de bonne foi qu'il acheva tout son plan, et qu'il nous débitait à cet égard mille folies fort divertissantes, mêlées de beaucoup d'esprit et, parfois d'un grand sens.

Un jour qu'il s'était levé de très bonne heure, il vint me présenter quelques difficultés d'exécution qui avaient troublé son sommeil. Ses deux bras étaient appuyés sur le bord de mon hamac, et là, avec une amabilité charmante, il m'entretenait de ses rêves. Il était surtout fort embarrassé de la place qu'il me donnerait dans ses États. Nous devisions sur ce sujet, car je caressais sa chimère puisque cela lui faisait du bien, lorsque je vins à lui demander si, pour s'exercer à la science de la civilisation, il ne pourrait pas commencer par s'essayer à civiliser le ponton. À ces mots, il me regarda comme s'il eût été pétrifié, il me serra dans ses bras, m'engageant à m'associer à cette œuvre, ce à quoi je consentis volontiers, et, dès lors, tournant toutes les facultés de son esprit vers ce nouveau but, il me proposa de procéder par l'instruction élémentaire, et de chercher, sans relâche, à la répandre dans les masses. Cette entreprise eut pour nous un avantage bien grand auquel nous n'avions pas pensé, car ayant ainsi l'occasion de donner des leçons de français, de dessin, de mathématiques et d'anglais, à quelques prisonniers assez bien en fonds pour en obtenir une rétribution, nous eûmes un peu de bière et de fromage à ajouter à notre simple ration, quand l'envoi des sommes que nous avions à recevoir de France tardait un peu; et lorsqu'elles nous parvenaient, nous faisions tourner ces rétributions au bien-être des plus malheureux du ponton. C'est encore à cette circonstance que je dois d'avoir pénétré aussi avant que je le fis, dans les difficultés de la langue du pays et d'avoir composé la Grammaire anglaise qui, ensuite, a été imprimée.

Depuis ce moment, le Bahama changea visiblement de physionomie; nous fîmes des conversions miraculeuses; là, comme il était arrivé à bord de la Belle-Poule on vit le goût de l'étude se propager, se populariser, s'enraciner, changer les caractères, épurer les esprits, et procurer une sorte de bonheur.

Dubreuil même, le bon et sauvage Dubreuil, qui ne connaissait que sa pipe, fut aussi de nos disciples: avec ses mœurs flibustières, ce corsairien était un homme qui avait quelquefois des saillies étonnantes. Je lui disais même, une fois, à ce sujet, qu'il ne lui manquait qu'un peu de politesse pour être partout d'un commerce fort agréable; il me demanda alors ce que c'était que la politesse. Voulant un peu l'embarrasser, je lui répondis par ces vers de Voltaire:

La politesse est à l'esprit,
Ce que la grâce est au visage;
De la bonté du cœur elle est la douce image.
—Et c'est la bonté qu'on chérit.

Dubreuil me répondit: «Va-t-en dire à celui qui parle ainsi qu'il est un sot: Sa grâce du visage, ce sont des grimaces; d'ailleurs, moi, je veux qu'on m'aime pour ma bonté et non pas pour la douce image de ma bonté!» puis il répéta plus de vingt fois: la douce image et toujours, par la suite, quand quelque chose lui paraissait peu sincère, il disait: c'est de la douce image.

Ce pauvre Dubreuil, il avait eu un bien grand chagrin, celui d'arriver à ne pas posséder un seul sou, et de ne plus avoir rien à vendre pour acheter du tabac. Nous n'étions pas plus en fonds que lui pour le moment, car nous n'en étions pas encore à nos leçons et nous ne pouvions, Rousseau ni moi, lui procurer les moyens d'en avoir. Je crus qu'il en deviendrait fou; il essayait quelquefois de se casser la tête contre la muraille du vaisseau; il en fut enfin si malheureux, tant il est funeste d'avoir des habitudes aussi enracinées qu'une sombre mélancolie s'empara de lui et menaça sa vie. Enfin, je trouvai quelque argent à emprunter, nous lui fîmes, à grand peine, accepter sa provision quotidienne et il reprit sa bonne humeur accoutumée.

La manière dont il me remercia mérite d'être citée: Il voulait, dit-il, m'enseigner, en fumant, à faire sortir la fumée par les yeux. Peu m'importait assurément, mais je crus devoir me prêter à cette marque singulière de gratitude. Il me pria alors, de bien observer les grimaces qu'il serait obligé de faire en activant sa pipe; et quand il frapperait du pied de lui presser la poitrine avec le plat de la main pour donner plus de force à ses poumons. Je suivis ponctuellement ses instructions; lorsque ma main fut à l'endroit indiqué, il baissa sur mes doigts sa pipe qui était brûlante et me fit jeter un cri. En relevant le bras, je cassai sa maudite pipe entre ses dents, puis des deux mains je le pris par le cou, mais il riait si fort, il avait une si bonne figure que je le laissai aller. «Vois, me dit-il, comme tu es ingrat; tu devrais me payer pour t'avoir appris un si joli tour de société; eh bien, c'est moi qui veux payer, et au premier argent que je recevrai, c'est moi qui me charge du règlement.» Il tint, ma foi, bien parole quelque temps après.

Nous arrivâmes ainsi au mois de juin 1809, et il y avait vingt mois que j'étais au ponton lorsque je reçus une lettre de M. de Bonnefoux qui me parvint par les soins d'un ambassadeur des États-Unis, accueilli par lui à Boulogne, accomplissant une mission d'abord à Paris, ensuite à Londres. En reconnaissance des politesses ou des bons offices de M. de Bonnefoux, il lui avait promis de me faire remettre au cautionnement, et effectivement, le lendemain, les portes du ponton me furent ouvertes! Trop de larmes de joie, trop de délire, trop de regrets, en même temps vinrent se mêler à cette inespérée nouvelle pour que j'essaie de les décrire! Craignant, toutefois, que je ne me chargeasse de lettres de la part de prisonniers on ne me donna que cinq minutes pour faire mes apprêts, et, je puis le dire avec sincérité, mon cœur saigna de douleur, mes larmes coulèrent avec abondance en me séparant de Rousseau, de Dubreuil, de mes compagnons d'infortune, de mes élèves, et en m'arrachant à leurs embrassements, à leurs pleurs, à leurs manifestations d'amitié.

CHAPITRE VI

Sommaire: Le cautionnement de Lichfield.—La patrie de Samuel Johnson.—Agréable séjour.—Tentatives infructueuses que je fais pour procurer à Rousseau les avantages du cautionnement.—Je réussis pour Dubreuil.—Histoire du colonel Campbell et de sa femme.—Le lieutenant général Pigot.—Arrivée de Dubreuil à Lichfield.—Un déjeuner qui dure trois jours.—Notre existence à Lichfield.—Les diverses classes de la société anglaise.—La classe des artisans.—L'agent des prisonniers.—Sa bienveillance à notre égard.—Visite au cautionnement d'Ashby-de-la-Zouch.—Courses de chevaux.—Visite à Birmingham, en compagnie de mon hôte le menuisier Aldritt et de sa famille.—J'entends avec ravissement la célèbre cantatrice Mme Calalani.—Les Français de Lichfield.—L'aspirant de marine Collos.—Mes pressentiments.—Le cimetière de Thames.—Les vingt-huit mois de séjour à Lichfield.—Le contrebandier Robinson.—Il m'apprend, au nom de M. de Bonnefoux, que j'ai été échangé contre un officier anglais et que je devrais être en liberté.—Il vient me chercher pour me ramener en France.—Il m'apprend qu'un de ses camarades, Stevenson, fait la même démarche auprès de mon frère, qui, lui aussi, a été échangé.—Mes hésitations; je me décide à partir.—J'écris au bureau des prisonniers. J'expose la situation et je m'engage à n'accepter aucun service actif.—Robinson consent à se charger de Collos, moyennant 50 guinées en plus des 100 guinées déjà promises.—La chaise de poste.—Arrivée au petit port de pêche de Rye.—Cachés dans la maison de Robinson.—Le capitaine de vaisseau Henri du vaisseau le Diomède sur lequel Collos avait été pris.—Il se joint à nous.—Cinquante nouvelles guinées promises à Robinson.—Au moment de quitter la maison de Robinson à onze heures du soir, M. Henri donne des signes d'aliénation mentale, et ne veut plus se mettre en route. Je lui parle avec une fermeté qui finit par faire impression sur lui.—Nous nous embarquons et nous passons la nuit couchés au fond de la barque de Robinson.—Ce dernier met à la voile le lendemain matin et passe la journée à mi-Manche en ralliant la côte d'Angleterre quand des navires douaniers ou garde-côtes sont en vue.—Coucher du soleil.—Hourrah! demain nous serons à Boulogne ou noyés.—La chanson mi-partie bretonne, mi-partie française du commandant Henri.—Terrible bourrasque pendant toute la nuit.—Le feu de Boulogne. La jetée.—La barque vient en travers de la lame.—Grave péril.—Nous entrons dans le port de Boulogne le 28 novembre 1811.—La police impériale.—À la Préfecture maritime.—Brusque changement de situation.—M. de Bonnefoux m'annonce que je viens d'être nommé lieutenant de vaisseau.—Robinson avant de quitter Boulogne apprend, par un contrebandier de ses amis, le malheur arrivé à mon frère et à Stevenson.—Ils avaient été arrêtés au moment où ils s'embarquaient à Deal.—Le ponton le Sandwich voisin du Bahama en rade de Chatham.—Départ de M. Henri pour Lorient, de Collos pour Fécamp.—Je séjourne dix-neuf jours chez mon cousin et je quitte Boulogne avec un congé de six mois pour aller à Béziers.

Retourner au cautionnement produisit en moi une telle illusion de liberté, que je crus jouir de la réalité même. Cette illusion fut bientôt augmentée quand j'arrivai à Lichfield, nouveau séjour qui m'était destiné, ville charmante, située au cœur de l'Angleterre, la seconde du Staffordshire, où les Français jouissaient d'autant de considération que ses affables habitants eux-mêmes, et où l'on semblait s'être évertué à former une réunion de nos compatriotes les plus distingués.

Lichfield est la patrie du célèbre Samuel Johnson[183]. Cependant, Rousseau et Dubreuil ne sortaient pas de ma pensée. Je voulais absolument leur donner, au moins, la vie du cautionnement; mais les diverses tentatives que je fis pour Rousseau échouèrent complètement. Quant à Dubreuil, il m'avait souvent raconté que dans un des cent abordages où il s'était couvert de sang et de la gloire des combats, il avait pris, jadis, un colonel Campbell, dont la femme, passagère avec lui, allait essuyer les derniers outrages de la part des marins de Dubreuil, lorsque celui-ci, touché de la douleur de Campbell, s'était avancé, était parvenu, avec des menaces de mort, à faire respecter la malheureuse victime, et la lui avait rendue en leur donnant la liberté à tous les deux.

Après bien des pas perdus, je finis par faire connaître ce trait au lieutenant général Pigot, qui passait une partie de l'année à Lichfield. Il avait heureusement connu le colonel Campbell, et, après s'être assuré de la vérité du fait, il obtint pour Dubreuil la résidence de Lichfield. J'avais tenu mes démarches secrètes, car je ne voulais pas le bercer de frivoles espérances; il n'en fut donc instruit que comme moi, c'est-à-dire cinq minutes avant l'instant où on lui signifia qu'il pouvait quitter le Bahama.

Il arriva boitant, fumant, jurant et me cherchant. Puis il m'invita à déjeuner au meilleur hôtel, et il s'y trouva si bien qu'il fit durer ce premier repas pendant trois jours entiers. Chacun allait le voir par curiosité: il fumait, mangeait, parlait, riait, buvait, chantait, et il tutoyait tout le monde. Il y composa même, tout en vidant son verre, tout en rechargeant sa pipe, une chanson fort comique, où il n'oublia pas de parler de la grâce du visage, ainsi que de la douce image qu'il prétendait bien n'être pas mon fait, et il finissait chaque couplet par ce refrain en mon honneur:

De Bonnefoux nous sommes enchantés,
Nous allons boire à sa santé!

Il buvait effectivement à ma santé, trinquant avec tous, chantant avec tous; et ce qu'il y eut de plus heureux, sans nuire à la sienne, du moins en apparence, car lorsqu'il eut achevé cet incommensurable déjeuner, il était aussi frais qu'auparavant.

Notre existence à Lichfield était charmante. Vivant on ne peut mieux avec les Anglais, admis chez eux, trouvant parmi nous mille agréments, telles que personnes instruites, salon littéraire, tavernes ou cafés, réunions pour jeux de société, musiciens, billards, promenades pittoresques, nous avions tout ce qu'on peut souhaiter quand on est éloigné de son pays par une cause impérieuse, qu'on n'a pas la douceur de voir ses parents, et qu'on perd, tous les jours davantage, la perspective de réussir dans un état commencé.

Quelques-uns d'entre nous voyaient la haute société, d'autres la moyenne, d'autres, enfin, celle des artisans; c'est dans celle-ci que les circonstances m'avaient placé; mais, en Angleterre, cette classe est si belle, l'instruction, celle des femmes principalement, y est si avancée, on y possède si bien l'esprit des convenances que presque tout ce qui était jeune, parmi nous, avait choisi de ce côté.

La classe moyenne a plus de préjugés de nation ou de position; la plus élevée a trop de luxe et d'orgueil et les raffinements de ce luxe, qui lui est si cher, lui sont ordinairement funestes, puisque de là provient une délicatesse qui attaque bientôt la santé. La classe des artisans, au contraire, a ce qu'il faut de bien-être pour donner un nouvel éclat à la beauté naturelle du sang britannique, et il est difficile de voir rien de plus agréable à l'œil que les réunions des jeunes gens des deux sexes, lors des foires et des marchés.

L'agent des prisonniers, de son côté, était le plus brave homme des Trois-Royaumes. Je voulus aller voir un officier français de mes amis au cautionnement d'Ashby-de-la-Zouch[184], ville du Derbyshire, comté voisin, et il me le permit; une vaste mine à charbon sur ma route, une machine à vapeur pour en épuiser les eaux, un chemin de fer pour en porter les produits à un canal, étaient, alors pour moi, des merveilles qui attirèrent toute mon attention. Les Français désiraient assister aux courses de chevaux qui avaient lieu tous les ans, près de Lichfield, mais hors des limites des prisonniers; ces courses sont, en Angleterre, d'un intérêt très vif; il y règne une profusion éblouissante de voitures, de chevaux, d'hommes en tenue, de femmes parées, de campagnards au beau sang, à la mise soignée, et l'agent nous en facilitait les moyens. Mon hôte, le menuisier Aldritt et sa famille, lui demandèrent de m'emmener avec eux à Birmingham, ville de fabriques, d'usines, où deux cent mille habitants vivent, là, où il y a cent ans, on ne voyait guère qu'un bourg, et il les y autorisa. La célèbre cantatrice de l'époque, Mme Catalini, qui réunissait les moyens de Mme Casimir au goût exquis de Mme Damoreau, était alors dans cette ville, et nous allâmes l'entendre. Pour la première fois, mon âme fut enthousiasmée par l'impression profonde que produit souvent le chant italien; et jusqu'à présent, ce plaisir éprouvé en entendant les magnifiques voix de ce pays de l'harmonie musicale, n'a fait que s'accroître en moi. Mary Aldritt, fille aînée de mon hôte, et la belle Nancy Fairbrother, son amie, partagèrent mon extase, et furent enchantées de l'admirable perfection de Mme Catalini.

En fait de Français, je fis à Lichfield la connaissance intime d'un aspirant de marine, nommé Collos, jeune homme de manières élégantes, musicien, ayant de la gaieté, de la raison cependant, du commerce le plus sûr, du dévouement le plus absolu. Nous ne nous quittions presque jamais, logeant, mangeant ensemble et faisant à tour de rôle notre petit ménage et notre cuisine particulière. Il était fort divertissant quand, en costume d'intérieur, il cirait ses bottes; il prétendait alors qu'il jouait de la basse; la brosse était son archet, la cire, sa colophane, et c'était l'accompagnement de quelque chant joyeux qu'il entonnait en ce moment. Jamais accord entre camarades ne fut plus justifié par une intimité plus parfaite, par une sympathie qui ne s'est jamais démentie. En lui, je ne trouvais ni la bouillante amitié de l'infortuné Céré, ni les hauts mouvements de l'aimable Rousseau, ni la noble dignité de Delaporte; mais il y avait quelque chose de solide sur quoi l'on aimait à se reposer, et s'il me rappelait une liaison passée et bien chère, c'était celle du sage Augier, moins, toutefois, le haut degré de son instruction, mais plus, beaucoup de grâce et d'enjouement. Collos est aujourd'hui à Brest, où il vit paisiblement, après avoir pris sa retraite comme lieutenant de vaisseau; il s'y est marié depuis longtemps, et l'aîné de ses fils est un des élèves les plus jeunes et les plus avancés de l'École navale. C'est un bonheur peu commun que d'être le chef des enfants d'amis aussi sincères.

Je n'ai jamais attaché de l'importance aux pressentiments, ni à l'influence des nombres. Une fois cependant, entrant à Thames, dans un de ces cimetières si bien soignés qu'on trouve au milieu des villes de l'Angleterre, j'avais été frappé de l'idée que l'âge du trépassé dont je rencontrerais, le premier, l'inscription sur sa pierre, serait l'annonce de celui auquel j'étais destiné à parvenir, et j'avais trouvé vingt-six ans. Jusqu'à ce que j'eusse passé cet âge, cette idée m'était revenue, il est vrai, plusieurs fois, mais d'une manière assez vague. Depuis lors, j'avais remarqué que j'avais séjourné quatre mois à Thames; huit mois de plus, c'est-à-dire douze mois à Odiham; huit mois de plus, c'est-à-dire vingt mois au ponton; et il y avait huit mois de plus, c'est-à-dire vingt-huit mois que je menais à Lichfield une vie bien douce sous beaucoup de rapports, lorsque je parlai à Collos de cette circonstance, en lui disant que la période des huit mois aurait certainement tort comme le cimetière de Thames, et que les cinq ans et demi de prison que j'avais alors, y compris le temps passé à bord du Courageux, s'accroîtraient probablement de beaucoup encore. Toutefois, le soir même, en rentrant chez moi, je fus accosté par un Anglais qui m'attendait près de ma demeure, il s'assura bien que j'étais Bonnefoux, et il me dit ensuite une particularité qui m'avait été écrite par mon parent de Boulogne; à savoir que, par les soins du capitaine (aujourd'hui amiral) Duperré, dévoué à ce parent, j'avais été échangé à la mer; et que, comme le Gouvernement anglais, toujours prêt à contredire ou anéantir ce qui se faisait au nom de l'Empereur, ne m'avait pas rendu à la liberté, quoique la personne libérée pour moi fût arrivée en Angleterre, il venait de la part du préfet de Boulogne, avec des preuves dont je ne pouvais douter, me chercher pour me ramener en France. En un mot, cet homme, nommé Robinson, était un contrebandier qui fréquentait beaucoup les ports français de la Manche, et qui était réellement envoyé pour me ramener. Il m'apprit, en même temps, qu'un de ses camarades, nommé Stevenson, s'était rendu à Thames pour délivrer mon frère, également échangé à la mer, et par conséquent, n'étant pas plus tenu que moi au contrat que nous avions souscrit, en arrivant au cautionnement où nous nous étions engagés à résider jusqu'à ce que nous fussions échangés.

Que cette offre était tentante! mais il y avait deux obstacles: la crainte du ponton, si j'étais repris, et la question de ma parole; car, il faut bien l'avouer, l'échange quoique réel, n'était pas dans les formes régulières; et, en fait de parole, il ne doit pas y avoir d'équivoque. Je fis entrer Robinson chez moi pour y attendre Collos, qui ne tarda pas à venir, et pour le consulter. La chance était si belle, qu'elle l'emporta sur la sombre perspective du ponton; restait l'autre obstacle, sur lequel Collos ne voulait pas s'expliquer. Il fallait, cependant, prendre un parti, car Robinson ne pouvait pas prolonger son séjour.

Après bien des irrésolutions, je vins à penser que celui qui m'envoyait chercher, était l'honneur même et qu'il me servait de père; j'étais, d'ailleurs, si exténué par mes campagnes, mon ponton, mes désertions, ma vie de prisonnier, que mon tempérament s'affaiblissait tous les jours, et que, parfois, je crachais du sang; enfin, l'idée m'étant venue d'écrire au bureau des prisonniers, d'expliquer mes raisons, de déclarer positivement qu'une fois en France, je continuerais à m'y considérer comme lié par ma parole et n'y accepterais aucun service actif, cette idée acheva de dissiper mes scrupules et je me décidai. J'écrivis, je portai la lettre à la poste et je partis, non pas seul, toutefois, mais avec Collos qui, au moment même, et d'une santé aussi altérée que la mienne, se résolut à partager ma fortune et qui écrivit dans les mêmes termes, à peu près, que moi. Nous marchâmes à pied, en avant de Robinson. Celui-ci prit une voiture de poste à Lichfield, nous joignit sur la route; et, en peu de temps, nous conduisit à Rye[185], petit port de pêche, à quelques milles de Folkestone, et en face de Boulogne. Robinson faisait tous les frais; il devait recevoir 100 guinées de moi ou de M. de Bonnefoux, et il s'était chargé de Collos pour 50 guinées de plus, dont je m'établis caution.

Tout allait bien, jusque-là! Cachés dans la maison de Robinson, nous attendions la nuit pour nous embarquer, quand je vis passer, sous nos croisées, une personne en qui je crus reconnaître le capitaine Henri, du vaisseau le Diomède, sur lequel Collos avait été pris: j'envoyai Robinson s'en assurer adroitement. C'était effectivement lui, il devint quasi fou, en voyant des Français de connaissance qui lui garantissaient presque son salut. Désertant, lui-même, avec un guide, il avait été trompé, volé, maltraité, abandonné, et, sans un sou, ne sachant pas un mot d'anglais, il errait à l'aventure, s'attendant à tout instant, à être reconnu, croyant, même, que Robinson l'avait arrêté pour le conduire au ponton! Les embarras augmentèrent, il est vrai, pour Robinson, mais 50 autres guinées promises, et tout s'arrangea. Quelle journée pour un contrebandier!

Nous devions sortir de Rye le lendemain, dans la barque de Robinson, comme si elle était destinée à pêcher sur la côte; mais il fallait nous y rendre avant minuit, à cause de la lune qui devait se lever à cette heure.

Robinson vint nous chercher à onze heures dans notre chambre: tout était prêt; la route était sans obstacles et nous n'avions qu'à le suivre, un à un, c'est-à-dire dans trois voyages successifs, afin de moins éveiller de soupçons, en cas de rondes ou de rencontres. Qui partirait le premier? Je proposai de le tirer au sort. Ce fut M. Henri, puis moi, ensuite Collos. M. Henri, nous l'avions remarqué, avait déjà donné quelques signes d'aliénation; sa raison continua de s'égarer en ce moment et il dit qu'il ne partirait pas, qu'il ne pouvait, qu'il ne devait point partir, qu'il n'en dirait pas les motifs.

À ses expressions, à son langage, à sa physionomie, il était facile de voir que la tête n'y était plus; mais que faire de ce brave homme, comment se décider à le laisser, comment l'entraîner avec sa résistance et ses cris? Je priai, je pérorai, je suppliai: rien! Collos, plein du respect qu'il portait à l'ancien commandant, qui avait si vaillamment défendu son Diomède, n'osait articuler une parole. Je n'avais pas de tels motifs pour m'abstenir de dire ma façon de penser; j'étais un peu plus âgé que Collos; j'avais été au ponton où je ne me souciais pas de retourner; aussi, je ne ménageai rien, et, tâchant d'agir par un mouvement impressif sur ce cerveau malade, je lui tins un langage, comme indubitablement, jamais capitaine de vaisseau n'en entendit d'un inférieur, et tel, que Collos dit encore, qu'il n'en est pas bien revenu. M. Henri se décida alors à parler; il prétendit qu'il était déshonoré par les coups qu'il avait reçus de son guide, qu'il ne pouvait songer à retourner en France sans en avoir tiré vengeance; qu'il fallait donc qu'il se mît en route pour chercher cet homme et pour le provoquer en duel.

Je cherchai à démontrer la frivolité de ce prétexte, mais impossible! Cependant, le temps pressait, je pris alors ma montre, je la mis sur la table d'un air solennel, et je dis impérativement à M. Henri: «Dans deux minutes à bord ou vous êtes abandonné et enfermé dans cette chambre jusqu'au surlendemain!» À ces mots, il fut pris d'un long rire insensé, dans les saccades duquel on entendit ces paroles: «Très bien! puisque en Angleterre, les enseignes deviennent les capitaines, il faut bien que les capitaines deviennent les enseignes; allons, vous l'ordonnez, je n'ai plus qu'à obéir!» Bonne volonté, dont nous profitâmes sans délai!

L'embarquement se passa bien; nous nous couchâmes dans le fond de la barque. M. Henri, dont je redoutais quelque retour, se tut, cependant, mais non sans avoir dit encore qu'il fallait bien que je le lui eusse ordonné. Le lendemain matin, Robinson sortit de Rye, passa la journée à mi-Manche, en ralliant la côte d'Angleterre, quand il voyait les navires douaniers ou garde-côtes du pays, et en nous recommandant de rester toujours couchés au fond du bateau. Enfin, au coucher du soleil, il s'élança au milieu de nous, nous aida, de son bras vigoureux, à nous lever, et poussant un grand hourrah! «La nuit sera cruelle, dit-il, voici un coup de vent furieux; mais la mer est libre de croiseurs, et demain, nous serons à Boulogne... ou noyés!»—«Noyés, dit le capitaine Henri, à qui le calme revenait un peu, et à qui nous interprétâmes ce discours, il ne sait ce qu'il dit!» et il se mit à chanter une chanson moitié française, moitié bas-bretonne, où il défiait les vents, la tempête et les flots!

Cette frêle barque, au milieu d'une mer déchaînée; la lumière blafarde de la lune que d'horribles nuages noirs, rapides comme la flèche, obscurcissaient incessamment; le vent, dans toute son impétuosité; la pluie, qui, par intervalles, nous inondait; le contrebandier qui, ferme comme un roc, ne faisait qu'un avec son gouvernail; l'affreux mugissement des vagues dont les éclats nous couvraient fréquemment Collos et moi qui étions aux écoutes des voiles; M. Henri qui, assis sur l'avant, avec l'innocente sérénité d'un enfant sur la figure, ne cessait de chanter tranquillement sa chanson... Ce sont de ces scènes uniques qu'il faut avoir vues pour en bien comprendre l'incomparable sublimité!

La bourrasque ne mollit point de toute la nuit, elle augmenta même; tel fut le contrebandier qui ne mollit pas non plus, et qui, aussi, redoubla de fermeté. Cependant, de son œil perçant et exercé, il avait vu, reconnu le feu de Boulogne; au point du jour, il était à l'entrée du port où il s'engagea avec les lames qui nous poussaient et qui étaient comme des montagnes. Mais, voilà qu'en contournant la terre, le vent, interrompu par la hauteur de la jetée, nous manqua, et la barque, venant en travers, menaça d'être engloutie. Robinson pâlit; je sentis comme mon cœur se déchirer en pensant que nous allions faire naufrage au port. Il me resta pourtant la présence d'esprit de dire à Collos: «Habit bas, pour nous sauver à la nage, si c'est possible, et armons un aviron sur l'avant!» Dans un clin d'œil nous fûmes en corps de chemise, l'aviron fut armé, il fut mis en mouvement, la barque évita, nous fîmes un peu de chemin, la brise nous revint et le contrebandier, toujours à son gouvernail, nous jeta un coup d'œil approbateur. Quant à M. Henri, toujours imperturbable, toujours chantant, il avait dédaigneusement jeté un coup d'œil à droite, un coup d'œil à gauche, et d'un air impassible il avait levé les épaules à la mer en furie, et il avait tranquillement souri aux vents en courroux. Enfin, nous atteignîmes les eaux calmes du port; là, hors de tout danger, je pus contempler, à mon aise, les villages chéris, le sol si désiré de la France; où, après tant d'efforts et de périls, j'allais retrouver patrie, famille, amis, bonheur et liberté.

Ce fut, cependant, le géant aux cent bras de la police impériale qui nous reçut; car, en France, il était partout, il dominait tout, particulièrement dans les ports de la Manche, où le voisinage de l'Angleterre inspirait à Napoléon des craintes perpétuelles. Les prisonniers de guerre évadés, subissaient, eux-mêmes, en arrivant, de longues détentions, et ils étaient soumis à de minutieuses enquêtes; heureusement pour nous que M. de Bonnefoux était préfet maritime à Boulogne, et qu'il ne fallut que me nommer pour être réclamé, garanti par lui, et pour que nous fussions libérés. Quel jour dans la vie d'un homme! Quel changement de situation! D'où venais-je en effet? Où avais-je été pendant près neuf ans? Quelle nuit ne venais-je pas de passer? Et tout à coup, le 28 novembre 1811, jour d'ineffable mémoire, je me trouvais chez un second père, dans un palais, entouré de soins, d'attentions, et ne pouvant former un désir qui ne fût à l'instant satisfait.

Pour comble de bonheur, je venais d'être nommé lieutenant de vaisseau! M. Bruillac m'avait tenu parole; il avait tant et tant demandé ce grade pour moi, qu'à la fin il était arrivé, quoique, le jour de ma nomination, je ne fusse pas encore en France, et que l'empereur se fût prononcé contre toute promotion de prisonniers, auxquels il faisait un tort irrémissible de leur captivité. Je ne connais, avec moi, qu'un autre exemple d'avancement en Angleterre; et j'ai lieu de croire que, malgré notre longue campagne, notre beau combat contre l'amiral Warren sur lequel on s'appuyait pour le demander, on ne put réussir à le faire signer par Napoléon, qu'à la faveur d'une longue promotion où nos noms se trouvaient en quelque sorte perdus.

Mon pauvre frère fut bien loin d'être aussi favorisé que moi. Lui et Stevenson, qui était son contrebandier, furent arrêtés comme ils s'embarquaient à Deal. Stevenson fut condamné à 500 guinées d'amende et à être déporté à Botany-bay; mon frère fut confiné à bord du Sandwich dans cette même rade de Chatham, près de ce même Bahama où j'avais vu passer vingt mois de misères et de douleurs! Nous en apprîmes la nouvelle par Robinson qui la tenait d'un autre contrebandier, leur ami commun, et qui arriva à Boulogne pendant que Robinson y était encore.

Robinson ne séjourna que cinq jours à Boulogne où il se chargea de marchandises françaises, prohibées en Angleterre pour les 200 guinées que M. de Bonnefoux me remit pour lui compter et dont chacun de nous lui rendit ensuite exactement sa part. Collos partit pour Fécamp, son pays natal; M. Henri, envers qui je me morfondis en respect pour lui prouver mon désir d'effacer les impressions de Rye, se remit assez bien pour pouvoir quitter Boulogne; mais il eut le malheur de se casser une jambe en se rendant à Lorient où sa famille résidait; et moi, après dix-neuf jours d'un repos où j'oubliai, sans retour, mes mauvaises habitudes de bord, de ponton ou de cautionnement, même celle de fumer qui était pourtant bien invétérée, je quittai Boulogne, avec un congé de six mois pour aller à Béziers, près de ma tante d'Hémeric et de ma sœur, chercher à réparer une santé qui ne tenait plus que par un fil. Ma route était par Paris et Marmande, ce qui s'arrangeait merveilleusement avec mon désir de voir la capitale et de passer quelques jours avec mon père.

LIVRE IV
APRÈS MA RENTRÉE EN FRANCE. MA CARRIÈRE MARITIME DE 1811 À 1824

CHAPITRE PREMIER

Sommaire: Séjour à Paris; mes camarades de l'Atalante, de la Sémillante, du Berceau, du Bélier.—Visite au ministère.—Le roi de Rome.—J'assiste à une revue de 4.000 hommes passée par l'Empereur dans la cour du Carrousel.—Les théâtres de Paris en 1811.—Arrivée à Marmande.—Joie de mon père.—Son chagrin de la catastrophe de mon frère.—Lettre écrite par lui au ministère de la Marine.—Mon père constate le triste état de ma santé.—Il presse lui-même mon départ pour Béziers.—Ma tante d'Hémeric et ma sœur sont épouvantées à mon aspect.—On me croit poitrinaire.—Traitement de notre cousin le Dr Bernard.—Pendant un mois on interdit toute visite auprès de moi et on me défend de parler.—Affectueux dévoûment de ma sœur.—Au bout de trois mois j'avais définitivement repris le dessus.—Excellents conseils que me donne le Dr Bernard pour l'avenir.—Ordre de me rendre à Anvers pour y être embarqué sur le vaisseau le Superbe.—Lettre que j'écris au ministère.—Tous les Bourbons sont-ils morts?—Récit que j'ai l'occasion de faire à ce sujet.—Avertissement qui m'est donné par le sous-préfet.—À la fin de mon congé, je pars pour Paris, en compagnie de mon ami, M. de Lunaret fils, auditeur à la Cour d'appel de Montpellier.—Nous passons par Nîmes, Beaucaire, Lyon.—Nouveau séjour à Paris.—J'obtiens, non sans peine, d'être débarqué du vaisseau le Superbe.—Décision ministérielle en vertu de laquelle les officiers de Marine revenus spontanément des cautionnements seront employés au service intérieur des ports.—M. de Bonnefoux passe à la préfecture maritime de Rochefort.—Je suis attaché à son état-major ainsi que Collos, nommé enseigne de vaisseau.—Visite que je fais à Angerville à la mère de Rousseau.—État des esprits en 1812.—Mécontentement général.—Société charmante que je trouve à Rochefort.—Excellentes années que j'y passe jusqu'à la Restauration en 1814.—Missions diverses que me donne M. de Bonnefoux.—Au retour d'une de mes dernières missions, je trouve une lettre de mon ami Dubreuil. Il avait été envoyé en France comme incurable et se trouvait à l'hôpital de Brest inconnu et sans argent.—J'écris à un de mes camarades de Brest, nommé Duclos-Guyot.—Je lui envoie une traite de 300 francs et je le prie d'aller voir Dubreuil.—Nouvelle lettre de Dubreuil pleine d'affectueux reproches.—J'en suis désespéré.—J'écris aussitôt à Duclos-Guyot et je reçois presque aussitôt une réponse de ce dernier à ma première lettre.—Il était absent et, à son retour à Brest, Dubreuil était mort.—Cette mort m'affecte profondément.—Séjour d'un mois à Marmande auprès de mon père.—Voyage aux Pyrénées-Orientales pour affaires de service.—Je m'arrête de nouveau à Marmande à l'aller et au retour, et j'assiste à Béziers au mariage de ma sœur.

La saison était trop peu favorable pour que je pusse satisfaire, à Paris, toute ma curiosité, je me promis donc de m'en dédommager une autre fois, je visitai seulement les points principaux; mais je ne voulus pas en partir sans avoir vu plusieurs de mes camarades de l'Atalante, de la Sémillante, du Berceau, du Bélier, alors présents à Paris qui n'avaient pas été faits prisonniers, et qui, au moment où je devais me féliciter d'avoir été nommé lieutenant de vaisseau, étaient déjà capitaines de vaisseau, pour la plupart, ou au moins de frégate. Je me présentai aussi au ministère où je reçus très bon accueil, et où je donnai connaissance de ma lettre de départ au Transport-Office. Je me procurai les moyens de voir le roi de Rome, fils de l'empereur ayant alors neuf mois seulement; enfant que l'on croyait attendu par les plus brillantes destinées, et mort à la fleur de l'âge avec un nom et sous un uniforme autrichiens! Enfin, un jour de revue, pour lequel je prolongeai mon séjour à Paris, je me rendis au Carrousel où l'empereur fit défiler quatre mille hommes qui partaient pour la Grande-armée, et où, pour la première fois, je vis le grand guerrier des temps modernes, l'homme prodigieux, à qui, jusque-là, tout avait souri dans les combats, mais qui allait se rendre en Russie, où les glaces d'un hiver qu'il aurait dû prévoir, flétrirent, pour la première fois, les palmes innombrables que la main de la victoire avait entassées sur son front. Napoléon était à pied, mais un cheval isabelle était tout prêt, derrière lui, avec de magnifiques harnais. À quelque distance, à sa droite, on voyait huit ou dix pages de service, et à sa gauche, quelques généraux qui commandaient le défilé. L'empereur me parut très soucieux: il remarqua un gros major (actuellement lieutenant-colonel) qu'il crut en faute; il le fit appeler par le comte (aujourd'hui maréchal) Lobau, à la voix retentissante, et il lui parla avec une sévérité qui, certainement, était empreinte de ce ton d'emportement auquel on disait que l'empereur était fort sujet. Les troupes montrèrent de l'enthousiasme en défilant, et moi qui me trouvais à moins de dix pas de l'empereur, et qui ne perdis pas un de ses mouvements, je trouvai, dans le moment, tout cela fort beau; mais j'y ai souvent pensé depuis, et à tort ou à raison, je n'ai pas tardé à trouver que ce n'était pas ainsi que j'entendais la véritable grandeur.

Je visitai aussi la plupart des théâtres et j'eus le ravissement d'y voir de vrais modèles dans les personnes de Talma, Elleviou, Martin et de Mesdemoiselles Mars, Georges et Duchesnois.

Mon père m'attendait avec bien de l'impatience; il avait soixante-dix-sept ans, et quoique sa santé fût bonne, il sentait que c'était un âge où l'on supporte mal les délais; en vain lui disait-on que tout lui promettait encore d'assez longs jours, que la mort n'épargnait pas plus l'enfance que la vieillesse, il répondait avec beaucoup de sens qu'il savait bien que les jeunes gens pouvaient mourir, mais qu'il était évident que les vieillards ne pouvaient pas vivre longtemps. Avec quel plaisir nous nous revîmes; mais avec quel chagrin il me parla de la catastrophe de mon frère! Dans son désespoir, il avait écrit au ministère de la Marine pour exprimer son étonnement qu'un échange contracté au nom de l'empereur, comme l'était celui de son fils, ne fût pas exécuté; il avait ajouté qu'il ne comprenait pas que Napoléon se laissât insulter, et autres expressions qu'on aurait dû mettre sur le compte de sa douleur, mais auxquelles on répondit un peu sèchement. Heureusement qu'alors je me trouvai là, car il voulait absolument aller à Paris provoquer le chef du bureau d'où partait la réponse; et j'eus mille peines à le retenir.

Quand il se fut bien délecté de la douce satisfaction de me revoir, de me conduire chez ses amis, il ne put ne pas s'apercevoir du triste état où ma santé se trouvait réduite; alors, il pressa lui-même mon départ pour Béziers où je devais suivre un traitement complet. Je l'embrassai avec attendrissement, ainsi que tous nos parents de Marmande qui avaient montré la plus grande joie de mon retour, et je partis.

Ma sœur, près de qui je me trouvai en peu de jours, fut comme par le passé, la plus tendre des sœurs. Ma tante d'Hémeric, en me voyant si maigre, si défait, ne put s'empêcher de me comparer à ma mère avant la dernière période de sa maladie, disant que je la lui rappelais en tout, particulièrement par mon regard affaibli, que, cependant, elle ne pouvait se lasser de contempler, tant elle y retrouvait la mémoire de sa sœur.

Il ne pouvait pas être question d'autre chose que de ma santé, et il n'était pas possible de mieux rencontrer, car, outre les soins de ces dames, nous avions dans la famille un cousin, autrefois médecin accrédité, mais n'exerçant plus par suite d'un mariage fort riche qu'il avait dû aux qualités les plus aimables, aux sentiments les plus distingués. Il s'appelait Bernard, il ne donnait plus que des conseils désintéressés, ou ne faisait des visites qu'à des amis ou des parents: à ce titre il se chargea de moi, me traita avec une affection sincère, et, disant qu'il espérait beaucoup en mon âge, en la force précédente de ma constitution, il dicta un régime bien entendu, et qui fut rigoureusement observé. La base de ce régime fut du lait d'ânesse tous les matins dans mon lit, un bouillon de veau entre mon déjeuner et mon dîner, et une soupe légère avant de me coucher; ensuite, des repas substantiels, peu copieux et régulièrement pris; des promenades modérées, aucun exercice fatigant, enfin un coucher et un lever aussi exactement réglés que mes repas.

À force d'entendre parler de ma santé, j'avais fini par y regarder, par sentir que de vives douleurs de poitrine, sur lesquelles je m'étais étourdi, existaient réellement, et qu'elles se manifestaient avec des symptômes effrayants, car plus d'une fois j'avais craché et je crachais encore du sang. Ma sœur fut glacée d'effroi lorsqu'elle en eut acquis la conviction, un rapprochement naturel se fit dans son esprit, ainsi que dans celui de ma tante, entre mon état et la maladie mortelle de ma mère, et le premier mois fut bien triste. On alla jusqu'à interdire toute visite auprès de moi, jusqu'à me défendre de parler; et, pour chasser l'ennui, ma sœur passait les journées auprès de moi, lisant tout haut, babillant avec ma tante comme si rien de sérieux ne la préoccupait; chantant, jouant du piano comme si la joie était dans son cœur. Cependant le cousin Bernard revenait toujours avec sa franche sérénité, assurant que le danger n'était pas imminent, que le mieux se manifesterait bientôt, et il eut raison. Tant de soins, tant de judicieuses ordonnances, tant d'amitié, tant de vœux ne tardèrent pas à faire sentir leur bienfaisante influence: au bout de trois mois, j'avais décidément repris le dessus; à l'expiration de mon congé, j'étais aussi bien qu'on pouvait raisonnablement l'espérer.

Le Dr Bernard ne se contenta pas de m'avoir guéri, il voulut encore s'efforcer de prévenir en moi, pour longtemps, toute maladie future, et, comme il avait étudié mon organisation avec un intérêt attentif, il me donna d'excellents conseils pour l'avenir. Selon lui, tout homme sensé doit s'attacher à se connaître; et, parvenu à trente ans, peut être son propre médecin. Il prétendait qu'il ne faut ni s'énerver par trop de précautions, ni s'user par trop de confiance en ses forces; il m'exposa tout ce qu'il pensait de ma constitution, m'indiqua jusqu'où je pouvais aller en tout, me fit connaître comment je pourrais réparer les échecs que je subirais par mes imprudences, si j'en commettais; mais il me défendit expressément tout régime curatif hors de propos ou au-delà du terme nécessaire pour ma guérison. Tout cela était si raisonnable, si affectueux; tout cela était dit avec tant de charme, de conviction, de bonté, que mon esprit en a été éternellement frappé. Je les ai suivis ces admirables préceptes, et je leur dois une santé qui fut bientôt affermie, un corps devenu, en dix ans, remarquablement robuste, un embonpoint modéré, une jeunesse qui s'est longtemps prolongée, une disposition à la gaieté qui n'a pas été affaiblie, comme il est d'ordinaire, quand on est en butte aux souffrances physiques, une existence, enfin, exempte jusqu'ici, de maladies sérieuses et de toute espèce d'infirmités: quel bonheur pour moi d'avoir rencontré un tel homme, et, en même temps, deux femmes qui mettaient leur bonheur à seconder le pouvoir de son expérience et les inspirations de ses talents!

Il est fort doux d'être mené quand on l'est aussi bien, quand on voit un corps ruiné se remettre, quand on est entouré de tant d'affection! Aussi les regrets furent bien aigus lorsqu'il fallut songer au départ; et il fallut bien y songer, car, vers la fin de mon congé, un ordre m'était venu de me rendre à Anvers, pour y être embarqué sur le vaisseau le Superbe, faisant partie de l'armée navale entretenue par l'empereur sur l'Escaut.

Je savais que l'empereur ne se faisait pas scrupule d'employer activement les officiers évadés, car les hommes ne lui suffisaient nulle part, mais je croyais qu'on aurait fait exception pour moi, en raison de la connaissance que j'avais donnée à Paris de ma lettre au Transport-Office. Je répondis donc que, comme ma route pour Anvers était par Paris, j'y donnerais, en passant, des explications sur cette destination qui, je l'espérais, la feraient changer. Je parlai aussi d'un fait qui venait d'avoir lieu: celui d'un général espagnol, appelé Miranda, qui, prisonnier sur parole en France et évadé, avait été repris, les armes à la main, par nos troupes, mis en jugement par ordre de l'empereur, condamné à mort, mais grâcié par Napoléon, toutefois avec l'avertissement, publié dans les journaux, que ce premier exemple de clémence qu'il donnait pour ce délit serait le dernier, s'il se renouvelait. Il était par trop étrange, en effet, d'agir avec une telle sévérité, et d'exiger que nous fussions exposés à d'aussi cruelles représailles, mais comme je ne pouvais m'appesantir, par écrit, sur des faits qui pouvaient être considérés comme des reproches graves contre un gouvernement d'ailleurs fort ombrageux, j'avais préféré me tenir sur la réserve à cet égard.

Pendant mon séjour à Béziers, je venais, effectivement, d'avoir une preuve de la facilité qu'avait la police impériale à s'alarmer. On y disait, un jour, devant moi, que les Bourbons étaient probablement tous morts, puisque rien ne transpirait sur leur compte. À ce sujet, je me rappelai avoir vu passer, assez récemment, par Lichfield le comte de Lille (nom que portait Louis XVIII avant la Restauration) son frère (depuis Charles X) et un des fils de ce dernier qui se rendaient en visite chez l'opulente et belle marquise de Stafford, et je racontai ce fait qui ne fut suivi d'aucun commentaire inconvenant. Eh bien! moins de quinze jours après, par ordre de Paris, le sous-préfet vint me voir, me recommanda, à cet égard, le silence le plus absolu, et me dit que j'aurais été mis en surveillance, sans mon caractère d'officier, si mon nom n'était pas connu comme offrant toute garantie, et si l'on n'avait pensé qu'il suffirait de me faire connaître les intentions de l'empereur à cet égard. Entendre un pareil langage, de semblables recommandations, quand on venait de l'Angleterre où la liberté de penser, celle de parler étaient, même pour les prisonniers, poussées à leurs dernières limites, c'était, en vérité, plus qu'il n'en fallait pour exciter une surprise de la plus triste espèce!

Il fallut pourtant m'arracher de ce Béziers où j'avais passé des jours si paisibles, où j'avais revu la plus tendre des familles, où j'avais rencontré le plus sage des médecins, et où j'avais embrassé, avec reconnaissance, l'ancien ami de la maison, celui qui m'avait admis chez lui comme un second fils, M. de Lunaret, dont l'attachement ne s'est jamais démenti. Son fils était alors auditeur à la Cour d'appel de Montpellier; le brevet de conseiller à cette même Cour lui était annoncé de Paris où il était sur le point de se rendre, et, sachant que je devais également aller dans la capitale, il régla son départ sur le mien, m'attendit à Montpellier où je le joignis, et, nous effectuâmes notre voyage en passant par Nîmes, Beaucaire, Lyon, et en nous arrêtant partout où il y avait quelque chose d'intéressant à voir ou à observer.

Lunaret et moi, nous fûmes ravis de notre séjour à Paris où nous satisfîmes amplement notre curiosité, et où nous nous procurâmes tous les agréments qui flattaient nos goûts. L'affaire de mon débarquement du Superbe ne marcha pas d'abord aussi bien au gré de mes désirs, et sans le jugement du général Miranda que je m'appliquai à faire valoir, je ne sais ce qui en serait advenu, tant le gouvernement impérial tenait à rassembler des hommes autour de lui. Mais cette circonstance domina la position. On fut alors forcé de la considérer sous un point de vue général, et l'on finit par décider que les officiers de marine revenus spontanément des cautionnements anglais en France, seraient débarqués s'ils étaient sur des vaisseaux, et que tous seraient employés au service intérieur des ports. Je trouvai cette solution fort convenable, car j'étais décidé à donner ma démission, en cas de contrainte d'embarquement, et comme M. de Bonnefoux venait de passer à la préfecture de Rochefort, ce fut le port pour lequel je demandai et obtins une destination.

Collos venait d'être nommé enseigne de vaisseau; je priai M. de Bonnefoux de le réclamer; il s'y prêta de bonne grâce; le ministre y consentit, et nous fûmes, lui et moi, attachés à l'état-major du préfet maritime. En me rendant auprès de lui, je passai par Angerville, pays de Rousseau: l'amitié me faisait un devoir de m'y arrêter, son excellente mère me reçut comme si j'avais été son fils, et je demeurai trois jours auprès d'elle.

Je venais de me trouver, en peu de temps, placé au centre et aux points de la France les plus éloignés, du nord au sud et de l'est à l'ouest. J'avais facilement remarqué, et je m'y attendais, que sous les rapports industriels et commerciaux, nous étions de vingt ans en arrière de l'Angleterre qui, par ses institutions, sa position géographique et l'empire qu'on lui avait laissé prendre sur les mers, offrait toute sécurité à ses citoyens et à ses vaisseaux marchands. Mais ce qui excita mon étonnement fut le mécontentement absolu des esprits que j'avais cru trouver sous le charme magique des exploits de Napoléon. Je ne tardai pas à être détrompé: partout des impôts écrasants qui se reproduisaient sous mille formes; un despotisme qui n'avait aucun frein; des levées d'hommes qui ne laissaient plus dans l'intérieur que des vieillards, des femmes ou des enfants, une police, enfin, qui s'attachait à tout, dénonçait tout, punissait tout. On ne se plaignait pas, car on n'osait pas se plaindre, mais on gémissait comme si l'on eût été étouffé entre deux matelas. On voyait, en effet, des choses navrantes, et qui seraient, à peine, crues aujourd'hui: par exemple, des jeunes gens qui avaient payé deux remplaçants, morts successivement, être forcés de partir pour l'armée, et d'aller, eux-mêmes, remplacer leurs remplaçants! Des jeunes filles riches être notées par la police, et désignées par l'empereur pour n'être mariées qu'à quelque officier en faveur, ou même mutilé à la guerre, pour qui elles étaient réservées comme une pension!

Toutefois, Rochefort était un port militaire et une place forte; l'argent du Trésor public y abondait pour les besoins du service; dans les divers grades de l'armée de terre ou de mer, on y voyait plusieurs jeunes gens, et je trouvai dans cette ville, ce que j'avais, en vain, cherché dans l'intérieur, c'est-à-dire de l'aisance, du contentement, de la gaieté, des relations agréables à former: la société y était charmante, les réunions nombreuses; ma position auprès du préfet maritime, ma liaison avec Collos que tout le monde recherchait, me mirent à même de jouir de tant d'avantages avec plus de plaisir que qui que ce soit, et j'en jouis dans toute leur plénitude jusques à la première Restauration qui date de 1814. C'était pour moi bien du bon temps, après tant d'années de travaux, de fatigues et de malheurs[186].

Comme à Lichfield cependant et les divers endroits où j'avais fait quelque séjour, je réservais scrupuleusement de bons moments pour l'étude, et j'y trouvais toujours mon compte, car jamais, je n'ai mieux goûté le charme des distractions, qu'après avoir tenu, pendant quelques heures, mon esprit sérieusement occupé. D'ailleurs, le préfet ne voulait pas que nos fonctions auprès de sa personne fussent un service inutile ou de salon: nous étions, par ses ordres, souvent dans le port, les chantiers, les usines, les directions, les ateliers; nous avions des rapports journaliers à lui adresser, et il nous envoyait même hors de Rochefort pour des missions particulières. Ainsi, je fus chargé, à deux reprises, de faire l'inspection et le plan de tous les forts de l'arrondissement; je m'assurai de l'état de plusieurs carcasses de bâtiments coulés dans la Gironde, qu'il fallut relever pour faciliter la navigation et de l'établissement de corps morts, dans ce fleuve, pour le mouillage des navires. Je parcourus les départements avoisinants pour l'approvisionnement de l'escadre et du port de Rochefort; je procédai deux fois à la levée de marins appelés au service, soit sur le littoral, soit dans les îles de Ré ou d'Oléron; je levai le plan du port et de la rade des Sables d'Olonne; je dirigeai comme major du recrutement, une conscription maritime dans le département des Pyrénées-Orientales; je fus envoyé à Nantes pour y procéder à l'armement de la frégate l'Étoile, jusques à l'arrivée de l'officier nommé pour la commander, et qui, pour des raisons de service, ne pouvait s'y rendre aussitôt...

Ainsi, M. de Bonnefoux nous initiait aux difficultés de son administration militaire, il nous mettait en mesure d'acquérir des connaissances diverses; il utilisait nos services et il nous dédommageait, autant que possible, de l'impossibilité où nous étions d'être embarqués sur les vaisseaux.

Au retour d'une de mes dernières missions, je trouvai à Rochefort une lettre de Brest qui m'y attendait depuis quelques jours. Je reconnus l'écriture de mon ami, le corsairien Dubreuil, et j'appris que sa santé ayant décliné rapidement, depuis mon départ, par l'usage perpétuel qu'il avait fait du tabac et des liqueurs fortes, auxquels il avouait avoir renoncé beaucoup trop tard, son état était devenu désespéré, et qu'il avait été renvoyé en France comme incurable. Il était à l'hôpital, inconnu, sans argent, et il me demandait cinquante écus. Je lui répondis aussitôt en lui faisant passer une traite de 300 francs, et j'envoyai la lettre et la traite à Brest, à un de mes camarades, nommé Duclos-Guyot, à qui j'écrivais en même temps d'aller voir Dubreuil immédiatement et de lui compter ses 300 francs sans attendre l'échéance de la traite. Duclos-Guyot était absent en ce moment; il s'écoula quelques jours avant son retour, et Dubreuil qui ne voyait rien venir, et qui ne pouvait s'expliquer ces retards, m'écrivit une seconde fois, mais quelle lettre! il me reprochait mon ingratitude en amitié, et me disait qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre, mais qu'il me pardonnait avant de mourir! À cette nouvelle je fus désespéré, je m'accusai de mille torts qui n'étaient que trop fondés, j'écrivis encore à Duclos-Guyot; en même temps, j'écrivis, comme j'aurais dû le faire tout d'abord, à Dubreuil directement ainsi qu'à trois autres personnes que je chargeai d'aller voir Dubreuil sur-le-champ et de lui compter tout ce qu'il demanderait; mais, à peine ce courrier était-il parti, que je reçus une réponse de Duclos-Guyot à ma première lettre, et j'appris son absence, son empressement à se rendre, dès son retour, auprès de Dubreuil; mais le malade avait succombé, et avec la douleur d'une amitié déçue! Il est difficile d'être plus péniblement affecté, de recevoir une leçon plus incisive sur le peu de prévoyance qu'on apporte souvent à ce qui touche l'amitié, et ce n'est jamais sans un grand serrement de cœur que mes souvenirs se reportent sur cette malheureuse catastrophe.

Pendant mon séjour à Rochefort, j'avais eu un congé pour aller à Marmande voir mon père avec qui je passai un mois. Lors de ma mission aux Pyrénées-Orientales, j'y étais retourné, je l'avais revu en allant et en venant et je m'étais aussi rendu à Béziers où j'eus par un charmant hasard le bonheur de me trouver lors du mariage de ma sœur, mariage dont j'ai parlé plus haut.

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