Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855
CHAPITRE II
Sommaire: 1814.—Prise de Toulouse et de Bordeaux.—Rochefort menacé.—Avènement de Louis XVIII.—M. de Bonnefoux m'envoie à Bordeaux comme membre d'une députation chargée d'y saluer le duc d'Angoulême et de traiter d'un armistice avec l'amiral anglais Penrose.—Une lettre m'apprend à Bordeaux que mon père est atteint d'une fluxion de poitrine.—Je cours à Marmande et je trouve mon père très malade et désespéré à la pensée qu'il ne reverra pas mon frère, que la paix allait lui rendre.—Il meurt en me serrant la main le 27 avril 1814. Il avait soixante-dix-neuf ans.—Je suis nommé au commandement de la corvette à batterie couverte le Département des Landes chargée d'aller à Anvers prendre des armes et des approvisionnements.—Avant mon départ, le duc d'Angoulême nommé grand amiral arrive à Rochefort au cours d'une tournée d'inspection des ports de l'Océan.—Il y séjourne trois jours. M. de Bonnefoux me nomme commandant en second de la garde d'honneur du Prince.—Je mets à la voile et me rends à Anvers.—Au retour, une tempête me force de reprendre le Pas-de-Calais que j'avais retraversé et de chercher un abri à Deal, à Deal où, naguère, j'étais errant et traqué comme un malfaiteur.—Je pars de Deal avec un temps favorable mais au milieu de la Manche un coup de vent me jette près des bancs de la Somme.—Dangers que court la corvette. Je force de voiles autant que je le puis afin de me relever.—Après ce coup de vent, je me dirige vers Brest.—Un pilote venu d'Ouessant me jette sur les Pierres Noires.—Une toise de plus sur la gauche, et nous coulions.—Je fais mettre le pilote aux fers et je prends la direction du bâtiment qui faisait beaucoup d'eau.—La corvette entre au bassin de radoub.—Le pilote jugé et condamné.—J'apprends à Brest une promotion de capitaines de frégate qui me cause une vive déception.—Ordre inattendu de réarmer la corvette pour la mer.—Je demande mon remplacement. Fausse démarche que je commets là.—Je quitte Brest et le Département des Landes.—Arrivée à Rochefort où je trouve mon frère, licencié sans pitié par le Gouvernement de la Restauration.—Il passe son examen de capitaine de la Marine marchande et part pour les États-Unis où il réussit à merveille.—Voyage de M. de Bonnefoux à Paris.—Il fait valoir les raisons de santé qui m'ont conduit à demander mon remplacement.—On lui promet de me donner le commandement de la Lionne et de me nommer capitaine de frégate avant mon départ.—Le retour de l'Île d'Elbe empêche de donner suite à ce projet.—Pendant les Cent-Jours, je reste chez moi.—L'empereur, après Waterloo, vient s'embarquer à Rochefort et passe cinq jours chez le préfet maritime.—Disgrâce de M. de Bonnefoux.—Je suis, par contre-coup, mis en réforme.—Je songe à obtenir le commandement d'un navire marchand et à partir pour l'Inde.—On me décide à demander mon rappel dans la marine.—Je l'obtiens et je suis attaché comme lieutenant de vaisseau à la Compagnie des Élèves de la Marine à Rochefort.—Grand malheur qui me frappe au commencement de 1817. Je perds ma femme.—Après un séjour dans les environs de Marmande chez M. de Bonnefoux, je vais à Paris solliciter un commandement.—Situation de la Marine en 1817.—Je suis nommé Chevalier de Saint-Louis.—Retour à Rochefort.—Je me remarie à la fin de 1818.—En revenant de Paris, je retrouve à Angerville, Rousseau, mon camarade du ponton.—Histoire de Rousseau.
Ce fut peu de temps après que l'empereur rentra en France après avoir perdu ses armées en Russie, et il y fut suivi par l'Europe soulevée, qui envahit toutes les frontières. Toulouse, Bordeaux, furent pris; Rochefort fut sur le point d'être attaqué, et Collos et moi, étant considérés comme prisonniers de guerre, nous reçûmes l'ordre de nous retirer dans l'intérieur; mais Paris fut occupé par les ennemis avant notre départ et les Bourbons remontèrent sur le trône.
M. de Bonnefoux m'envoya alors à Bordeaux comme membre d'une députation chargée d'y saluer le duc d'Angoulême, neveu de Louis XVIII qui s'y trouvait, et de traiter d'un armistice avec l'amiral Anglais Penrose. J'allais retourner à Rochefort quand une lettre de Marmande m'annonça que mon père était atteint d'une fluxion de poitrine; je volai auprès de lui... Hélas! il n'était que trop mal, et ce qui empirait son délire, c'est que la paix allait lui rendre son fils Laurent, et qu'il sentait la mort venir avant ce doux moment: il avait vraiment le cœur brisé! Dans sa tendresse, il voulut, cependant, lui donner une marque d'amitié: il avait pensé que ma sœur serait convenablement établie avec la fortune future de ma tante d'Hémeric, avec celle qu'avait son mari. Quant à moi, il me voyait en possession d'un état qui avait été considérablement froissé, il est vrai, mais qui me plaçait, toutefois, en position tolérable; pour mon frère, tout disait que cet état était perdu, et mon père avait fait tout préparer pour lui assurer, en sus de sa part, le quart dont la loi lui permettait de disposer sur une dizaine de mille francs qu'il avait économisés depuis qu'on lui payait sa pension. Il ne voulait, cependant, rien faire sans mon consentement que je donnai de grand cœur; il reprit, alors, un peu de sérénité, et il mourut le 27 avril, en tenant une de mes mains, et en fixant sur mes yeux baignés de larmes un regard de paix et de bonté!
Ce sont de rudes moments, mais il y a certainement du bonheur, pour un bon fils, à être alors au chevet de son père; et, en y pensant, j'ai bien souvent rendu grâces à l'heureuse étoile qui m'avait fait quitter l'Angleterre et qui m'avait ramené en France. Je conserve précieusement une boîte en écaille et or avec une jolie peinture, et que mon père affectionnait beaucoup. À Rochefort, j'avais appris à tourner, et je consolidai cette boîte en y ajoutant des cercles en ivoire; ce bijou se retrouve souvent sous mes yeux, car j'y serre mes décorations et leurs rubans... Destination bien naturelle que d'employer à contenir ces symboles de l'honneur, le meuble chéri du brave militaire qui expia dignement les erreurs de sa jeunesse, qui vécut soixante-dix-neuf ans et fut le type achevé de tous les sentiments nobles et élevés.
Lors des premiers armements maritimes auxquels la paix donna lieu à Rochefort, le préfet me fit accorder le commandement d'une corvette à batterie couverte comme l'ont les frégates, et que le département des Landes avait donnée au Gouvernement; par ce motif, elle était nommée elle-même: le Département des Landes; ma destination était Anvers, d'où la France avait à retirer quelques débris des dépenses incalculables qu'elle y avait faites.
Cependant, le duc d'Angoulême, nommé grand amiral, faisait l'inspection des ports de l'Océan. Il arriva à Rochefort avant mon départ: M. de Bonnefoux me nomma commandant en second de la garde d'honneur du Prince, qui séjourna trois jours parmi nous. Je mis à la voile aussitôt après son départ, et j'eus lieu de me convaincre que huit ans d'interruption ne suffisent pas pour faire oublier notre état, lorsqu'on l'a bien appris précédemment. Collos était embarqué avec moi.
Je me rendis à Anvers sans rien éprouver de remarquable. Au retour, une tempête me força de reprendre le Pas-de-Calais que j'avais retraversé, et de chercher un abri à Deal; Deal, où alors, je me présentais entouré d'honneurs, comblé de politesses, et où, naguère, j'étais traqué et errant comme un malfaiteur! J'en partis avec un temps favorable, mais au milieu de la Manche, un coup de vent me jeta près des bancs si dangereux de la Somme et aux environs de Dieppe. Je forçai de voiles autant que je le pus, afin de me relever; et ma résolution que je vis bien qu'on taxait d'audacieuse imprudence, me réussit! Mais un mât cassé, une voile déchirée, et j'étais irrémissiblement à la côte. Je restai constamment sur le pont; tous les yeux fixés sur moi cherchaient à scruter mes pensées; je faisais bonne contenance, mais je voyais l'étendue entière du péril, et j'arrangeais, dans ma tête, mes dispositions pour le cas où j'aurais continué à être porté sur ces bancs, et pour chercher à sauver mon bâtiment et mon équipage! Les dispositions qui me vinrent à l'esprit dans ce moment critique ont, depuis, été décrites dans mes Séances nautiques, et elles ont reçu l'approbation des marins.
Après cette épreuve, je me dirigeai vers Brest, où ma corvette devait désarmer: tout allait bien, lorsqu'un pilote, qui venait d'Ouessant, me jeta sur les rochers appelés Pierres-Noires! La secousse fut violente, mais comme nous n'avions touché le rocher qu'en le rasant avec notre flanc, nous ne coulâmes pas sur place. Une toise de plus sur la gauche, et c'en était fait de nous tous! Je fis mettre le pilote aux fers, et je me chargeai du bâtiment qui faisait beaucoup d'eau, mais que je réussis à faire entrer à Brest. Le pilote fut jugé, cassé, emprisonné; et la corvette entra en radoub.
En arrivant à Brest, j'avais appris que six officiers de mon grade, dont quatre étaient mes cadets, et qui, à Brest et à Lorient, avaient fait le service de gardes d'honneur auprès du grand amiral, s'étaient vu, pendant ma campagne, nommer capitaines de frégate par l'intervention du Prince. Je réclamai, et j'écrivis au contre-amiral qui accompagnait le duc. J'appris, par la réponse, que si M. de Bonnefoux l'avait demandé, à Rochefort, pour moi, on se serait empressé d'accéder à sa proposition; M. de Bonnefoux, à qui je mandai ces détails, me dit, de son côté, qu'il ne lui serait jamais venu dans l'idée qu'on pût accorder un grade pour un service honorifique; mais que, puisque cette faveur avait été accordée à d'autres, il profiterait d'un voyage qu'il ferait bientôt à Paris pour présenter mes droits à être traité comme mes six camarades. Il est certain que si je n'avais pas été à la mer, à cet époque, j'aurais eu connaissance de ces démarches, et qu'agissant au moment utile, j'aurais probablement réussi: je vis, par là, que le hasard sert souvent mieux que le zèle; mais ce n'est pas une raison pour ne pas sacrifier constamment au devoir.
Je m'occupais de retourner à Rochefort, lorsque l'ordre inattendu de réarmer la corvette pour la mer arriva à Brest. Mais j'avais été si contrarié de n'avoir pas figuré dans la promotion, et je craignis tellement que quelques intérêts ne souffrissent d'une nouvelle absence, que je demandai mon remplacement. C'était assurément une fausse démarche, et elle fut jugée encore plus sévèrement qu'elle ne le méritait, car ma santé avait vraiment beaucoup souffert des fatigues incessantes de mon retour d'Anvers; et c'était le motif que j'avais allégué. J'eus tort évidemment dans cette circonstance, car j'agis dans des vues étroites et avec un esprit d'amour-propre blessé. Un véritable chagrin que j'eus en quittant Brest et le Département des Landes fut de me séparer de Collos dont l'âme franche et loyale mérite certainement qu'on lui applique le mot de Cornelius Nepos, au sujet d'Epaminondas: «Adeo veritatis diligens, ut ne joco quidem mentiretur.»
Mon frère était à Rochefort quand j'arrivai: que de choses nous eûmes à nous dire! Nous allâmes à Marmande pour régler nos affaires; il poussa jusqu'à Béziers, revint me prendre à Rochefort, et comme il avait été, sans pitié, licencié par le gouvernement de la Restauration, il ne se vit d'autre ressource que de passer son examen de capitaine de la Marine marchande; et il se disposa ensuite à aller aux États-Unis, où son intelligence, son caractère, sa loyauté, sa connaissance de la langue du pays l'ont conduit à une assez belle fortune.
Le préfet se rendit à Paris; il s'y occupa de moi, mais on y était mécontent de ma demande de remplacement. Il dit de ma santé ce qu'il en savait, ramena les esprits; et, comme on refusait rarement quelque chose à un chef tel que lui, il fit agréer qu'on m'éprouverait par l'offre d'un nouveau commandement, et qu'on me nommerait capitaine de frégate avant de mettre à la voile. C'eût été fort beau, car je n'avais que trente-deux ans, et j'aurais ainsi regagné une partie du temps perdu par ma captivité. Il n'en fut pas ainsi, et il faut avouer que je ne fus pas heureux dans cette affaire dont je vais reprendre la suite.
Le bâtiment qui me fut destiné était la Lionne, toutefois, au lieu de s'occuper de m'expédier mes lettres de commandement, auxquelles il ne manquait plus que la signature, le Gouvernement eut à tourner ses pensées vers des objets d'une tout autre importance, qui absorbèrent toutes ses facultés et qui amenèrent sa chute. Ce fut le retour de l'Île d'Elbe de Napoléon. Ailleurs, je parlerai, plus en détail, de cet événement prodigieux, des difficultés sans nombre qu'il attira à M. de Bonnefoux, et de la manière glorieuse dont il surmonta ces difficultés. Ici, je me contenterai de dire que M. de Bonnefoux reconnut l'empereur; mais qu'il approuva l'opinion où j'étais, que je me trouvais libre, par la nature de cette révolution, de servir ou de ne pas servir; et qu'il permit que, considérant Napoléon comme l'auteur des maux sans nombre auxquels je prévis que notre patrie allait être en proie, je restasse étranger à son système et à ses opérations. Ainsi donc, au lieu d'un grade que je croyais tenir, qui était sous ma main, je me vis de nouveau voué à l'inactivité, et je restai chez moi, en quelque sorte incognito.
L'empereur ne fit que passer; en tombant, il entraîna ses partisans, M. de Bonnefoux et moi, par contre-coup, qui fus condamné à la réforme. Il fallait vivre, cependant, car tel est le propre des Révolutions en général, qu'elles font des plaies profondes à l'État, et qu'elles brisent bien des existences. J'allai à Bordeaux où mes amis me firent la promesse positive d'un navire marchand à commander pour les mers de l'Inde. C'était un moyen de fortune assurée si la paix durait: mais quelle certitude en avait-on? Et puis, quitter l'uniforme et la carrière militaire!... Tout cela fut débattu et considéré sous toutes les faces; enfin, je ne voulus pas résister à de douces instances, et je demandai mon rappel dans la marine, en faisant valoir mon éloignement volontaire, lors du règne de Cent-Jours de l'empereur. Cette démarche fut suivie d'un prompt succès, et l'on me plaça comme lieutenant de vaisseau dans la compagnie des élèves de la Marine à Rochefort. Quant au grade de capitaine de frégate, il n'y avait plus à y penser; et il fallut abandonner à ceux qui se trouvaient dans la position que j'avais perdue, les chances d'avancement que M. de Bonnefoux ne laissait pas échapper pour moi, quand il y avait jour à les faire valoir.
Nous arrivâmes ainsi, au commencement de 1817. Rochefort fut, alors, témoin d'un de ces événements douloureux qui frappent une population au cœur. Je t'ai raconté, mon fils, les malheurs poignants que subit ma famille pendant mon enfance, ainsi que l'influence qu'ils eurent sur mon éducation. Quelques jours ravissants vinrent ensuite luire pour moi à Marmande et au Châtard. Puis, arrivèrent douze années d'études, de travaux, de fatigues, de combats, de dangers, de prison, de ponton, d'efforts pour ma liberté, et qui se terminèrent par le délabrement de ma santé et par un retard irréparable dans ma carrière; succédèrent alors les moments vraiment enchanteurs de mon séjour à Rochefort entre 1812 et 1814, et ceux de mon mariage; mais à cette époque, une série d'infortunes vint m'assaillir à coups répétés, et cette série ne pouvait se terminer d'une manière plus poignante que par l'événement cruel qui t'enlevait ta mère et qui me plongeait dans un profond désespoir.
Quand ce funeste arrêt de la Providence fut consommé, je te laissai aux bons soins de ta grand-mère[187]; je partis de Rochefort et j'allai chercher de la solitude chez M. de Bonnefoux qui s'était retiré à la campagne, près de Marmande. Il y vivait tranquille, isolé; c'était ce qu'il me fallait. De quelles bontés, de quelles consolations, son cœur généreux, son esprit aimable remplirent les trois mois qu'il me fut permis d'y rester! Je l'aurais quitté avec bien du regret, si ce n'avait été pour te revoir. Je retournai donc à Rochefort; j'établis tout, comme je l'entendais; ta santé qui était si faible quand tu naquis, se raffermit promptement. Enfin, je mis ordre à mille petits détails, et, d'après le conseil de M. de Bonnefoux, je me rendis à Paris pour y solliciter un commandement, afin de pouvoir réparer, autant que possible, le temps perdu pour mon avancement.
En effet, un commandement de bâtiment était, pour moi, le seul moyen d'aller à la mer au moins de longtemps. La marine se trouvait alors dans la plus grande stagnation; les lieutenants de vaisseau n'embarquaient qu'à leur tour; et, tout bien calculé, ayant été inscrit à la fin de la liste d'embarquement après ma campagne de l'Escaut, je ne pouvais espérer d'être placé sur un navire, avant la fin de l'année 1820. Au contraire, les commandants de bâtiments étaient tous au choix du roi; et ç'avait été pour être proposé à ce choix par le ministre, que j'avais entrepris ce voyage de Paris.
Je n'avais fait aucun apprentissage du rôle de solliciteur, qui était pour moi une chose toute nouvelle, bien inattendue, et n'allant nullement à mon caractère, accoutumé d'ailleurs, que j'étais à voir, auparavant, mes désirs prévenus; et il faut convenir que je fus bien gauche dans les démarches que je crus devoir essayer.
Le ministère m'accueillit parfaitement, mais ne me donna de commandement que l'espérance un peu éloignée; retard, ajouta-t-on, causé par le petit nombre d'armements maritimes auxquels nous astreignait la fâcheuse position des finances de l'État. Par compensation, il fut question de me faire accorder la croix de la Légion d'honneur, demandée si souvent pour moi par M. Bruillac, ancien Commandant de la Belle-Poule, mais l'empereur, d'abord, Louis XVIII, ensuite, et enfin, encore l'empereur, dans les Cent-Jours, avaient fait un tel abus de ce genre de récompense, que le grand chancelier venait d'obtenir du roi qu'il ne serait plus délivré de décoration de cet ordre, que lorsque ses bureaux auraient pu débrouiller la confusion qui y régnait et présenter un état exact de tous les légionnaires, opération qui, disait-on, devait durer trois ans! Le ministre ne voulut pas, cependant, me laisser partir de Paris sans une marque de satisfaction, il pensa que la croix de Saint-Louis remplacerait, fort bien, celle de la Légion d'honneur qu'on désirait me voir obtenir, et il me présenta à l'approbation du roi, qui signa ma nomination. Que mon père aurait été heureux s'il avait assez vécu pour voir sur ma poitrine cette décoration, qu'il avait été si fier lui-même de porter, et à laquelle il tint au point de sacrifier sa liberté!
Je vis, cependant, bientôt après, que je n'obtiendrais rien de plus; je revins donc à Rochefort te revoir, et attendre la réalisation des espérances d'un commandement qu'on me réitéra avant mon départ, mais qui, n'étant plus soutenues par l'appui d'un protecteur puissant, promettaient réellement peu de recevoir leur accomplissement.
Je passe rapidement sur plusieurs choses peu importantes, et j'arrive à la fin de 1818, époque où j'attendais toujours, en vain, le commandement promis, redemandé, repromis plusieurs fois. Un bâtiment de la force de ceux qu'on donnait à commander aux officiers de mon grade, allait alors être armé à Rochefort, j'écrivis pour qu'il me fût accordé; mais d'autres firent également des démarches; je ne l'obtins pas; et je me retrouvai plus seul, plus assombri que jamais, car je ne voyais plus, de bien longtemps, un embarquement possible; et c'était le soulagement le plus direct que je pusse espérer à un chagrin qui me possédait presque exclusivement. Le monde, la société, cette vie qu'on appelle de garçon m'étaient devenus insupportables, comme il arrive à tout homme qui n'est plus jeune et qui a été bien marié, enfin, je traînais péniblement une existence sur laquelle toi seul répandais quelque intérêt, lorsque j'eus à me prononcer sur un sujet qui devait te donner une seconde mère, et te replacer sous le même toit que moi.
J'hésitais longtemps car je ne pouvais me dissimuler les inconvénients d'un second mariage[188]............
Je restais peu de temps à Paris. Nous en partîmes dans une voiture particulière, avec une famille qui en complétait les places. Je me sentis indisposé dès le départ. À une lieue d'Étampes, notre essieu se brisa: il fallut, par un assez mauvais temps, nous rendre à pied jusqu'à cette ville où l'accident fut réparé, mais où mon malaise augmenta. Je crus, pourtant, pouvoir continuer le voyage, mais la fièvre devint si forte que je fus bientôt obligé de m'arrêter. Heureusement que ce fut à Angerville[189] où je fis avertir Rousseau, mon ancien camarade de ponton, qui habitait cette petite ville avec une femme ravissante de beauté qu'il venait d'épouser. Rousseau s'empressa auprès de moi, sa femme auprès de la mienne, et la santé me revint.
Rousseau, toujours préoccupé de grandes idées, et ayant été licencié, comme mon frère, lors de son retour en 1814, montait alors une brasserie de bière sur une vaste échelle. Cette entreprise cessa bientôt de lui plaire, il voulait quelque chose de plus éclatant.
Il avait momentanément ajourné son projet de civilisation des Iroquois, auquel on assure qu'il n'a pas encore bien renoncé[190]; et après bien des réflexions, il s'arrêta au dessein d'assèchement de terrains au moyen d'endiguements sur les bords de la partie de la mer qui avoisine Brest. Il transporta, effectivement, dans le Finistère, toute sa fortune ainsi que celle de sa femme. Là, après beaucoup d'essais malheureux, de travaux gigantesques; soutenu par des capitalistes, à l'aide d'une persévérance inébranlable, il est enfin parvenu à conquérir, à fertiliser des terrains étendus; et c'est là, qu'incessamment, je compte aller le revoir, lui, aussi bon, aussi aimable qu'autrefois, cinq enfants qui lui sont survenus, et sa digne compagne qui, dans ces circonstances difficiles, a montré une force d'âme, un caractère inouïs, et lui a prêté un appui que le pays entier proclame avec enthousiasme[191].
J'achetai à Angerville une petite chaise de poste, et je revins à Rochefort.
CHAPITRE III
Sommaire:—L'avancement des officiers de marine sous la seconde Restauration.—Conditions mises à cet avancement.—Un an de commandement.—En 1820, je suis désigné par le préfet maritime de Rochefort pour présider à l'armement de la corvette de charge, L'Adour qui venait d'être lancée à Bayonne.—En route pour Rochefort.—Le pilote-major.—À Rochefort.—La corvette est désarmée. Il me manque trois mois de commandement.—La frégate l'Antigone désignée pour un voyage dans les mers du Sud.—Je suis attaché à son État-Major.—Je demande un commandement qui me permette de remplir les conditions d'avancement.—Je suis nommé au commandement de la Provençale, et de la station de la Guyane.—Le bâtiment allait être lancé à Bayonne.—Mon brusque départ de Rochefort.—Maladie de ma femme. La fièvre tierce.—Mon arrivée à Bayonne.—Accident qui s'était produit l'année précédente pendant que je commandais l'Adour.—Mes projets en prenant le commandement de la Provençale, mes Séances nautiques ou Traité du vaisseau à la mer.—Le Traité du vaisseau dans le port que je devais plus tard publier pour les élèves du collège de Marine.—La Barre de Bayonne.—Tempête dans le fond du golfe de Gascogne.—Naufrage de quatre navires. Avaries de la Provençale.—Relâche à Ténériffe.—Traversée très belle de Ténériffe à la Guyane en dix-sept jours.—Mes observations astronomiques.—M. de Laussat, gouverneur de la Guyane.—Je lui montre mes instructions.—Mission à la Mana, à la frontière ouest de la côte de la Guyane.—Je rapporte un plan de la rade, de la côte, de la rivière de la Mana.—Conflit avec le gouverneur à propos d'une punition que j'inflige à un homme de mon bord.—Lettre que je lui écris.—Invitation à dîner.—Mission aux îles du Salut en vue de surveiller des Négriers.—Sondes et relèvements autour des îles du Salut.—Mission à la Martinique, à la Guadeloupe et à Marie-Galande.—La fièvre jaune.—Retour à la Guyane.—Navigation dangereuse au vent de Sainte-Lucie et de la Dominique.—Les Guyanes anglaise et hollandaise.—Surinam, ancienne possession française, abandonnée par légèreté.—Arrivée à Cayenne.—Le nouveau second de La Provençale, M. Louvrier.—Je le mets aux arrêts.—Mon entrevue avec lui dans ma chambre.—Je m'en fais un ami.—Arrivée à Cayenne.—Mission à Notre-Dame de Belem sur l'Amazone.—Les difficultés de la tâche.—Mes travaux hydrographiques.—Le Guide pour la navigation de la Guyane que fait imprimer M. de Laussat d'après le résultat de mes recherches.—M. Milius, capitaine de vaisseau, remplace M. de Laussat comme gouverneur de la Guyane.—L'ordre de retour en France.—Je fais réparer la Provençale.—Pendant la durée des réparations, je fréquente la société de Cayenne.—La Provençale met à la voile.—La Guerre d'Espagne.—Je crains que nous ne soyons en guerre avec l'Angleterre.—Précautions prises.—Le phare de l'île d'Oléron.—Le feu de l'île d'Aix.—Le 23 juin 1823, à deux heures du matin, la Provençale jette l'ancre à Rochefort.—Mon rapport au ministre.—Travaux hydrographiques que je joins à ce rapport.
Depuis la seconde Restauration des Bourbons, on avait imposé des conditions de commandement à remplir pour pouvoir être avancé; or, plus ces conditions étaient rigoureuses, moins il y avait de chances d'avancement pour les officiers qui n'étaient pas appuyés par des personnages élevés, puisque ces personnages obtenaient, pour leurs protégés, la presque totalité des commandements. Ceux à qui ils étaient donnés étaient donc les seuls en évidence, les seuls en mesure de prouver leur capacité ou d'en acquérir, les seuls qui pussent facilement remplir ces conditions, lesquelles, par exemple, pour donner des droits à être capitaine de frégate, étaient l'exercice d'un commandement de bâtiment pendant au moins un an. Les réductions avaient, d'ailleurs, été si considérables dans nos cadres, les promotions étaient si peu fréquentes, si limitées, que lors même que des officiers qui n'étaient pas recommandés par des hommes influents arrivaient à avoir rempli les conditions, il était, encore, fort rare qu'ils fussent choisis pour l'avancement. Que pouvais-je faire en pareille situation? me résigner; penser qu'ayant été précédemment dans la catégorie des officiers favorisés, il était injuste de me plaindre que d'autres profitassent des avantages dont j'avais joui, dont ma captivité ou des événements extraordinaires m'avaient empêché de retirer le plus grand fruit; et tout en attendant l'heure de ma retraite après laquelle je soupirais ardemment, chercher, dans mon intérieur, un bonheur plus doux, plus sûr que celui qui accompagne ordinairement les fatigues de notre état, ou les luttes de l'ambition.
Mon service à la compagnie des élèves de Rochefort, à laquelle j'étais toujours attaché, exigeait trop peu de temps pour que je ne fusse pas constamment libre de me livrer aux soins de votre éducation ou de ma maison. J'avais appris à tourner, je m'étais fait un charmant atelier; je fréquentais un peu le monde avec ma femme; nous voyions grandir nos enfants avec délices; notre économie, notre ordre doublaient notre aisance; nous jouissions de la considération publique, enfin, à tous égards, nous étions dans une des meilleures conditions possibles de félicité.
Cependant, le préfet maritime de Rochefort reçut l'ordre, en 1820, d'expédier à Bayonne un état-major pour la corvette de charge, l'Adour, qui venait d'y être lancée. Il s'agissait de la charger de bois de mâture des Pyrénées, et de la diriger sur Rochefort où elle devait être désarmée. Je fus désigné par le préfet pour commander ce bâtiment qui était presque aussi grand que la Belle-Poule. Dans l'espoir que le préfet me donna de la continuation ultérieure de l'armement de ce navire, par suite de la demande pressante qu'il comptait en faire au ministre, cette mission me faisait le plus grand plaisir.
J'éprouvai, d'abord, beaucoup de peines et de fatigues dans l'armement de l'Adour, et ensuite beaucoup de contrariétés au bas de la rivière de Bayonne qui s'appelle aussi l'Adour, et qui charrie des sables que la mer refoule immédiatement vers son embouchure; il en résulte un obstacle qu'on appelle barre; or cette barre mobile, variable pour l'étendue, le gisement et la hauteur, est telle qu'avec un bâtiment d'aussi grandes dimensions que le mien, on ne peut la franchir qu'en certains temps et avec certains vents.
Je crus, toutefois, m'apercevoir que le pilote-major qui, lorsque le vent était favorable, allait sonder la profondeur de l'eau sur la barre, ne m'en indiquait pas exactement la mesure par ses signaux. Un jour, à l'improviste, j'envoyai sur les lieux un officier pour surveiller les opérations du pilote-major. Il sonda lui-même, trouva plus de fond que celui-ci ne le disait, et, malgré son opposition, il me signala trois pieds d'eau de plus que l'on ne venait de m'en accuser. J'étais prêt, je levai mon ancre et me couvris de voiles. Le pilote-major stupéfait se rendit à bord; là, craignant beaucoup pour sa responsabilité, soit pour n'avoir pas fait un signal exact, soit pour la difficulté qu'il allait avoir à me tirer de la passe, il voulut faire des représentations, mais ce n'était pas le moment d'en écouter, car nous étions sur la barre où nous éprouvâmes trois rudes lames qui me rappelèrent l'échouage de mon ancienne frégate sur la côte d'Afrique; mais nous doublâmes sans accident, et quittant le pilote-major dont l'esprit était devenu aussi expansif qu'il avait été assombri, je fis route pour Rochefort où j'eus le désagrément de voir désarmer mon bâtiment lorsque je n'avais que neuf mois de commandement y compris celui du Département des Landes. C'était trois mois de moins que ce qu'il me fallait strictement pour les conditions d'avancement. Je repris mon service à la compagnie des élèves.
En 1821, la frégate l'Antigone fut armée à Rochefort. Ma mission de l'Adour qui n'avait été considérée que comme une corvée, n'ayant point donné lieu à changer mon rang sur la liste des tours d'embarquement, je me trouvais alors à la tête de cette liste, et je fus, par conséquent présenté au ministre pour faire partie de l'état-major de cette frégate. Elle devait effectuer un voyage dans la mer du Sud, et elle était commandée par un capitaine de vaisseau de ma connaissance qui se trouvait enseigne de vaisseau dans l'Inde sur le Berceau quand je l'étais sur la Belle-Poule, mais dont la carrière n'avait pas été paralysée par la captivité.
Un tel embarquement était fort beau, mais il lésait tous mes intérêts puisqu'il ne me servait pas à remplir les conditions pour l'avancement, et qu'après une campagne probable de trois ans, je n'aurais acquis aucun titre de plus. Je commençais à être un des anciens lieutenants de vaisseau, et comme, sans les conditions je n'aurais même pas pu être nommé capitaine de frégate à l'ancienneté, je réclamai auprès du préfet contre cette destination. Il ne pouvait pas la changer, mais il reconnaissait la justice de ma demande; il m'engagea à la formuler par écrit, et il me promit de la faire valoir auprès du ministre. J'exposai donc mes motifs, priai le ministre de m'accorder un commandement afin de ne pas me trouver exclu de tout avancement futur, et ne manquai pas de terminer ma lettre en disant qu'à tout événement j'étais prêt à m'embarquer sur l'Antigone. L'affaire fut bien présentée par le préfet et la réponse fut le commandement que le ministre m'accorda de la Provençale et de la station de la Guyane. Ce bâtiment allait être lancé à Bayonne d'où je devais partir pour ma station dont la durée était fixée à deux ans au moins, et où je devais trouver deux bâtiments qui se rangeraient sous mes ordres à mon arrivée.
Une aussi longue séparation d'avec ma famille ne pouvant être que fort douloureuse, je jugeai que le meilleur parti à prendre était d'en brusquer le moment. Mes affaires particulières constamment à jour m'en laissèrent la faculté; ainsi, dans les vingt-quatre heures, j'avais dressé la liste des objets à m'envoyer à Bayonne sur un navire qui était à Rochefort en chargement pour ce port, mes adieux étaient faits, et j'étais parti avec une simple malle. Mais les choses n'arrivent que bien rarement selon nos désirs ou même selon les probabilités; et ma femme, qui n'avait pas besoin de cette nouvelle secousse, en fut vivement affectée.
Rochefort fut, autrefois, une contrée extrêmement malsaine: à force de grands travaux et de plantations, l'air marécageux qui l'environne s'est considérablement purifié, et le sang y est aujourd'hui aussi beau que dans les pays les plus favorisés; néanmoins les jours caniculaires y sont encore funestes à un grand nombre de personnes, surtout à celles qui n'observent pas un régime alimentaire bien entendu, ou qui sont sous l'influence de peines morales. Ma femme fut de ce nombre, la fièvre tierce la prit, et j'en eus la nouvelle à mon arrivée à Bayonne.
Le meilleur remède est, sans contredit, de s'éloigner du foyer du mal. Terrifié comme je l'étais de l'état où se trouvait ma femme lorsque je m'étais éloigné d'elle, état qui était aggravé par la fièvre, ainsi que par le long isolement où elle allait vivre, je fus si sensiblement touché, que si j'avais pu, honorablement, me désister de mon commandement, je l'aurais fait, et je vous aurais tous arrachés à une ville qui devenait pour moi un objet de mortelle inquiétude. Ne pouvant m'arrêter à ce projet, j'en formai soudainement un autre. J'écrivis à ma femme de prendre immédiatement sa place pour Paris, de partir, sans hésiter, avec ses deux enfants pour aller rejoindre Mme La Blancherie.
Il n'y avait guère qu'un an que j'avais quitté Bayonne sur l'Adour, lorsque j'y revins pour la Provençale; or, cette circonstance me rappelle un accident fatal arrivé sous mes yeux pendant la première de ces époques, et qui vaut peut-être la peine d'être relaté.
Un jour de fête publique, l'Adour, mouillée près des allées marines[192], avait une salve à faire. Je posai des sentinelles à terre pour empêcher les curieux de se mettre sous la volée de mes pièces qui, cependant, n'étaient pas chargées à boulet. La salve était en train, quand un ancien militaire franchit les sentinelles, qui, ne le suivant pas au milieu de la fumée, lui crient de revenir, et auxquelles, caché derrière un arbre, il répond qu'il veut, selon ses anciennes habitudes, voir le feu de plus près. Dans ce but, il démasqua sa tête en dehors de l'arbre, pour mieux apercevoir le bâtiment; au moment même, le valet ou pelote de cordage, qui servait à bourrer une des pièces, l'atteint; et ce malheureux que les batailles et le feu de l'ennemi avaient longtemps respecté tombe, atteint d'un coup mortel! C'est ainsi que les réjouissances de la paix accomplissent, quelquefois, ce que n'ont pu faire les périls des combats.
Ce qui me souriait le plus dans mon embarquement de la Provençale était moins encore l'espoir d'être avancé au retour de ma campagne, que la faculté que j'allais avoir de relire sur mer mes Séances Nautiques ou Traité du Vaisseau à la mer, ouvrage que j'avais ébauché pour les élèves de la compagnie de Rochefort, que je considérais comme le résumé de ma carrière maritime ou de mes services, et auquel je mis, en effet, la dernière main pendant cet embarquement, soit en expérimentant, avec plus de soins que jamais, plusieurs manœuvres sur mon bâtiment soit en éclaircissant des questions contestées ou des points encore douteux.
Afin de sauver, s'il était possible, l'aridité d'un sujet si spécial, je crus devoir y citer plusieurs exemples intéressants ou divers faits concluants, et j'en éloignai, le plus que je le pus, les détails scientifiques. C'est ce livre que je publiai en 1824, qui ensuite a été réimprimé, qui le sera encore (chose rare en marine), si j'en crois les offres récentes d'un libraire de Toulon, et que le public naviguant paraît avoir adopté. Depuis les temps florissants de la puissante marine de Louis XVI, où brillaient Borda, Fleurieu, Verdun de la Crène, de Buor, du Pavillon, Bourdé, Romme, tous auteurs du premier mérite, aucun officier, en France, n'avait pris la plume pour marquer les progrès survenus, avec la succession des temps, dans la science nautique. Ce fut donc moi qui rouvris la lice, et j'y ai été suivi par de redoutables rivaux. C'est peut-être, ici, le cas d'anticiper sur les dates afin de tout épuiser sur ce sujet, et de dire que plus tard, à Angoulême, et pour les élèves du Collège de Marine, j'ajoutai, à mes Séances Nautiques, un nouveau volume ayant pour second titre: ou Traité du vaisseau dans le port. Mais revenons!
La barre de Bayonne me fut encore fâcheuse par une longue obstination de vents contraires: une trentaine de bâtiments de commerce étaient retenus avec moi. Une petite brise favorable enfin se manifesta. Fatigué que l'on était d'attendre, on crut, comme il est d'ordinaire, que c'était le commencement d'un beau vent frais; mais ainsi qu'on l'a judicieusement dit et remarqué: «Rien n'est fin, rien n'est trompeur, comme le temps!»
Effectivement, à peine étions-nous dehors, que vint une tempête qui fit naufrager quatre des navires sortis en même temps que moi. Le fond du golfe de Gascogne, où nous étions tous, sans ports de facile accès, est on ne peut plus dangereux lorsqu'on y est surpris par de forts vents du large.
Il n'y eut donc que ceux d'entre nos bâtiments qui se trouvaient bien pourvus, bien installés, ou de bonne construction, qui purent supporter le mauvais temps; et encore, non sans d'assez fortes avaries. Je réparai, immédiatement, les miennes, du mieux que je le pus, mais je ne pouvais penser à traverser ainsi l'Atlantique, et je songeai à relâcher à la Corogne d'abord, puis à Lisbonne, et enfin à Ténériffe, car le vent me contraria dans mes deux premiers projets. C'est la plus importante des îles Canaries, et je m'y remis parfaitement en état.
Ma traversée de Ténériffe à la Guyane fut très belle; elle ne dura que dix-sept jours, pendant lesquels un temps magnifique me permit de me familiariser à nouveau avec les observations astronomiques que j'avais tant pratiquées, et que je repris pendant toute ma campagne. En cette circonstance, elles me firent connaître que les positions géographiques de Lancerotte[193] et Fortaventure[194], deux des Canaries, étaient inexactement déterminées sur mes plans, et plus tard, j'adressai au ministère le résultat de mon travail à cet égard. Elles m'avertirent encore, vers la fin de mon voyage, que j'étais quatre-vingt-cinq lieues plus près du continent d'Amérique que les calculs ordinaires ou de l'estime ne l'établissaient; or, cette différence, due aux courants des parages que j'avais parcourus, se trouva vérifiée quand j'eus pris connaissance de la terre.
M. de Laussat était alors gouverneur de la Guyane[195]; il résidait à Cayenne, capitale des possessions françaises dans cette colonie, et située à l'embouchure de la rivière du même nom: je lui remis, outre ses dépêches officielles, des lettres et paquets de ses charmantes et très aimables filles, qui s'étaient rendues de Pau qu'elles habitaient, à Bayonne, pour être vues, avant mon départ, par quelqu'un qui allait, bientôt, être près de leur père. Cette visite avait donné lieu à plusieurs fort jolies parties que nous fîmes sur l'Adour, et dans les agréables sites qui se trouvent sur ses bords.
Je fus parfaitement accueilli par M. de Laussat. C'était un homme intègre, capable, mais d'une activité, ou peut-être, d'une tracasserie qui lui aliénait l'affection des colons, et qui éloignait de lui quelques fonctionnaires, ainsi que la plupart des officiers de la marine. Averti, sur ce point, par le capitaine que je relevais, je résolus de me tenir sur mes gardes. Dans ce dessein, je montrai mes instructions à M. le gouverneur: celles-ci me laissaient la haute main pour la police des bâtiments de la station, et m'astreignaient seulement à remplir les missions que M. de Laussat pourrait me donner. Ainsi, et presque à mon arrivée, j'allai à la Mana, point qu'on voulait coloniser à la frontière ouest de la côte de la Guyane, mais où les moyens d'exécution vinrent bientôt alors à manquer. Il me semble qu'il valait mieux procéder de Cayenne, point central, vers la circonférence, que d'éparpiller ses ressources ou ses moyens aux deux extrémités du rayon. Je revins avec un plan (qui n'existait pas) de la rade, de la côte, de la rivière de la Mana; M. le gouverneur me combla de politesses, et il envoya copie de ce plan au dépôt des cartes à Paris.
Cependant, peu de jours après, j'avais eu l'occasion de hisser le pavillon rouge, de tirer un coup de canon, de punir publiquement un homme de mon bord coupable d'un grave délit, et j'avais préalablement fait avertir le capitaine du port qu'il allait être fait justice sur la Provençale. Malgré cette précaution, toute de politesse, il m'arriva presque aussitôt un aide-de-camp de M. de Laussat, porteur d'une lettre très sèche, et qui me demandait un compte immédiat de ma conduite, en cette occasion. Ma première idée fut de renvoyer, en réponse, une copie de mes instructions; mais je vis bientôt qu'il n'était pas convenable de répondre à une exigence déplacée par une impolitesse, et je pris la plume. Je répondis donc en racontant tout simplement ce qui s'était passé: ensuite, je ne manquai pas, sous des expressions de forme très respectueuse, de faire observer que ces explications, je ne les devais pas; que je ne les donnais que par une sorte de complaisance ou de déférence pour l'âge du gouverneur; et que j'honorais tellement son caractère qu'il me trouverait toujours disposé à lui être agréable, lors même qu'il y aurait dans ses demandes quelques paroles que, d'une autre personne, je n'aimerais pas à supporter. Cette lettre fit merveilles. En homme d'esprit, M. de Laussat m'envoya pour le lendemain une invitation à dîner: là, il me dit les choses les plus aimables, et cette considération dont il me favorisa depuis, il me la conserva toujours, même en France, où il se rendit par la suite; car il fut remplacé en 1822 par M. le capitaine de vaisseau Milius[196]. Il ne cessa, en effet, de demander mon avancement au ministère, et il alla, plusieurs fois, voir ma femme pour lui faire part d'espérances qui, en définitive, ne se réalisèrent pas. M. de Laussat est mort, il y a trois ans, dans un âge très avancé.
Ma mission suivante fut aux îles du Salut où je me tins en observation, appareillant tous les jours pour me diriger vers Sinnamari, Iracoubo et Organabo, points que M. le gouverneur supposait fréquentés par des Négriers à l'effet d'y opérer leurs débarquements illicites. Aucun bâtiment de cette nature ne s'y étant présenté pendant cette sorte de croisière, je n'eus pas de résultats à constater à cet égard. Toutefois, il y avait désaccord entre les marins ou pilotes de la Guyane sur l'existence de roches sous l'eau aux environs des îles du Salut; je m'occupai de cet objet, sans nuire en rien à l'objet de ma mission, et je ne revins qu'après avoir bien éclairci ce doute par des sondes et des relèvements qui satisfirent tous les esprits.
À peine de retour à Cayenne, je fus expédié pour la Guadeloupe, la Martinique et Marie-Galande, remarquable par le nom qu'elle a conservé du bâtiment que commandait l'illustre Christophe Colomb, lors de son second voyage en Amérique. J'avais quelques troupes, des passagers, des dépêches qui y furent déposés, et j'en rapportai des graines, des plantes en caisse dont la Guyane avait le louable désir de propager la culture qui a parfaitement réussi. La fièvre jaune venait d'exercer, et exerçait encore des ravages affreux dans ces îles; mais mon bâtiment en fut heureusement préservé. En revanche, il eut, au retour, des temps très rigoureux à supporter, notamment près du «Diamant», que je ne parvins à doubler qu'à l'aide d'une manœuvre hardie que j'ai décrite dans mes Séances Nautiques. Les débouquements, ma navigation au vent de Sainte-Lucie et de la Dominique furent également semés de dangers; une fois, entre autres, plusieurs personnes désespérèrent de notre salut!
Nous parvînmes, enfin, à reconnaître la terre continentale. Ce fut aux lieux même où Colomb en avait fait la découverte, c'est-à-dire au sud de la Trinité. C'est aussi dans ces parages que Daniel Foë place l'île de son ingénieux et patient Robinson.
Il y avait beaucoup à faire pour remonter de là à Cayenne, car nous avions vents et courants contre nous. Nous y réussîmes, non sans peine, en traversant les eaux de l'Orénoque, et en passant devant plusieurs villes ou rivières de la Guyane anglaise ou hollandaise, telles que Esséquèbe, Démérari, Berbice, et Surinam; Surinam que la France a possédée; que, par légèreté, elle abandonna pour aller s'établir sur les côteaux de Cayenne et que ses possesseurs actuels plus laborieux, plus persévérants que nous, plus entendus dans l'art de coloniser, élevèrent bientôt à un point de prospérité dont n'a pas encore approché Cayenne, quoique très favorisée par la nature, et où, ni la fièvre jaune, ni les ouragans n'ont jamais encore fait leur redoutable invasion. Surinam, ou plutôt la ville de Paramaribo (car Surinam, est le nom de la rivière, et on le donne souvent à la ville) Surinam, dis-je, a un beau port et Cayenne ne peut recevoir que des bâtiments de douze à quatorze pieds de tirant-d'eau. On ne comprend vraiment pas que, bénévolement, nous ayons renoncé à cet avantage. Après Surinam, nous cherchâmes l'entrée du Maroni, fleuve considérable qui sépare la Guyanne française de la hollandaise, et nous poursuivîmes ensuite notre route vers Cayenne.
J'ai, maintenant, à te raconter un fait de peu d'importance, peut-être; mais il s'agit d'une lutte d'hommes ou plutôt de caractères; et je ne néglige pas ces occasions, dans l'espoir qu'il en résultera quelque fruit pour toi. Mon second, malade à la Martinique, y avait été remplacé par M. Louvrier, officier de beaucoup de moyens, d'une grande énergie, mais d'une indiscipline qui n'était égalée que par son audace à la soutenir; du moins, c'est ainsi qu'il me fut dépeint, mais trop tard, car je ne l'aurais pas accepté à bord. Les premiers jours furent charmants; pourtant, j'apercevais la tendance qu'on m'avait signalée.
Ces symptômes, toutefois, n'étant pas assez caractérisés pour cadrer avec mes projets, à cet égard, je fermai les yeux pour laisser augmenter le mal, ce qui ne tarda pas à arriver. Un jour que mon homme était sur le pont et bien dans son tort, je lui adressai la parole avec un air grave que ses manières bruyantes ne purent ébranler, et je l'envoyai dans sa chambre, aux arrêts. Lorsque ces arrêts furent levés, il vint, d'une voix étouffée, me demander à débarquer dès notre arrivée à Cayenne. Je m'y attendais et mon thème était prêt. Je l'engageai à s'asseoir, à m'écouter froidement, et lui dis, qu'ayant reconnu en lui mille qualités, j'aimais trop mon bâtiment pour le priver de ses excellents services; que c'était un point arrêté et qu'ainsi ce qu'il y avait de mieux à faire était de nous habituer réciproquement à nos défauts, et de chercher à nous supporter. Je soutins fermement ce rôle, qu'il chercha à renverser, et l'affaire fut si bien conduite, qu'au lieu d'un ennemi mortel que j'aurais eu, si j'avais consenti à sa proposition, il finit par me demander la permission de m'embrasser, par avouer sa faute, et par m'assurer que je n'aurais jamais d'ami plus dévoué. Le reste de la campagne répondit à ces protestations. Il n'y a guère que deux ans que je l'ai revu à Toulon, et toujours dans les mêmes sentiments. Il y exerçait alors, dans le grade de capitaine de corvette, le commandement supérieur de tous les bateaux à vapeur dans la Méditerranée, où sa prodigieuse activité, qui m'avait été si utile, rendait à l'État des services éminents. Une fièvre cérébrale l'emporta vers cette époque; ce fut une grande perte pour le Corps de la Marine, car il s'était dépouillé de cette grande fougue de la jeunesse qui lui était si préjudiciable, et il ne restait plus que ses rares qualités.
Un consul, sa femme et sa fille, destinés pour Notre-Dame de Belem, ville de la province du Brésil, nommée Para, et située à vingt lieues en remontant le fleuve des Amazones, étaient arrivés quelques jours avant mon retour des Antilles, et M. le gouverneur comptait sur mon bâtiment pour les faire parvenir à leur destination. Je fis mes préparatifs, et je partis.
L'entrée du fleuve est semée d'écueils redoutables, et M. de Laussat n'avait pu mettre à ma disposition ni cartes de ce pays, ni instructions nautiques, ni pilotes ou pratiques. C'est dans cet état qu'un bâtiment expédié quelque temps auparavant, pour cette même ville, en était revenu, sans avoir accompli sa mission, après avoir touché sur un banc où il avait été à deux doigts d'une destruction complète. Ces circonstances ne servirent qu'à enflammer mon courage; mais il fallait aussi de la prudence, et, repassant dans mon esprit ce que je savais qu'avaient accompli de glorieux les navigateurs qui s'étaient voués aux découvertes, je m'efforçai de marcher sur leurs traces et j'eus le bonheur d'y réussir. Je triomphai même des entraves honteuses qu'apportent les Portugais à la publication de leurs cartes, et à la levée de leurs côtes par des étrangers; je rapportai un plan, que je dressai pendant mon voyage, pour la navigation depuis Cayenne jusqu'à Notre-Dame de Belem. M. de Laussat fit annoncer, dans le journal de la colonie, qu'il tiendrait ce plan à la disposition des capitaines qui auraient à fréquenter ces parages; il en envoya une copie au ministre à qui il recommanda mon travail, comme très utile, très rare, très précieux; et, dans ma carrière d'officier, mes souvenirs se reportent toujours avec plaisir sur l'accomplissement de cette difficile mission.
Pendant mes divers voyages de la station, j'avais remarqué plusieurs erreurs géographiques sur les côtes de la Guyane, que je demandai à rectifier. M. le gouverneur y consentant, je fis une campagne de près de deux mois pour y parvenir. Je revins avec des cartes, des sondes, des relèvements, des vues, enfin avec tous les éléments d'un ouvrage que, sous le titre de Guide pour la navigation de la Guyane, M. de Laussat fit imprimer, après qu'à mon retour, j'eus coordonné ces divers éléments. Il m'écrivit, en même temps, qu'il me ferait valoir auprès du ministre, comme je le méritais.
Les missions que j'eus ensuite furent: 1o aux îles de Rémire, pour la translation à l'une des îles du Salut d'une léproserie qui était établie; 2o sur la côte de l'Est pour la police de la navigation; 3o au devant de la frégate la Jeanne d'Arc, qui, trop grande pour entrer à Cayenne, me remit un chargement de machines à vapeur, de caisses et de plantes françaises pour la colonie; 4o enfin, à la rencontre de la corvette la Sapho qui apportait le gouverneur, M. Milius[197], destiné à remplacer M. de Laussat.
L'ordre de mon retour en France étant arrivé, en même temps, je m'occupai de faire convenablement réparer La Provençale. Comme cette opération devait durer deux mois, je pus fréquenter plus souvent et achever quelques connaissances[198] que je n'avais fait qu'ébaucher dans nos courtes relâches, et qui m'ont laissé de profonds souvenirs par la grâce de leur accueil[199].
M. Milius me chargea de dépêches à laisser, en passant, à la Martinique, ainsi qu'à la Guadeloupe, où je ne m'arrêtai que le temps de prendre des vivres frais.
Continuant ma route pour la France, je fus assez longtemps contrarié par des vents qui me portèrent jusqu'auprès du banc de Terre-Neuve. J'atteignis ensuite assez facilement le voisinage des Açores. Cependant, je conjecturais que la France devait avoir envoyé une armée en Espagne. Les Anglais pouvaient en avoir saisi un prétexte de guerre, et je résolus de naviguer avec beaucoup de circonspection. Plusieurs bâtiments se présentèrent sur mon passage; je les jugeai de force supérieure à la mienne, et je les évitai, sans, cependant, qu'il y eût apparence de timidité. Toutefois il en vint un que, par son aspect et sa marche inférieure, je ne pus supposer qu'un petit bâtiment de commerce anglais, je m'en approchai, j'appris que je ne m'étais pas trompé, et, comme il venait de Londres, je fus informé, par ses journaux, que la Grande-Bretagne se contentait du rôle de spectatrice, dans la lutte qui s'était engagée. J'eus alors un plaisir pur en pensant au peu d'obstacles qui me restaient à franchir pour vous revoir, et je dirigeai ma route sur Rochefort.
Le jour de l'atterrage, je ne pus pas découvrir la terre le soir, mais le temps était si beau, le succès de mon voyage au Para si encourageant, mes observations astronomiques ainsi que mes sondes si concluantes, mon impatience de vous donner de mes nouvelles si grande, que je conservai toute ma voilure, après le coucher du soleil, dans l'espoir de découvrir le phare de l'île d'Oléron. Un saisissement de cœur me prit quand ce phare se fut montré dans sa radieuse clarté, et je continuai ma route, en me guidant sur sa position, pour prendre connaissance du feu de l'île d'Aix située dans la rade de Rochefort. Tout réussit à souhait, et, le 23 juin, à deux heures du matin, je jetai l'ancre en dedans du bâtiment stationnaire dont je passai à demi-portée de voix, et avec tant d'ordre et de silence qu'il ne m'entendit ni ne me vit prendre mon mouillage.
Soumis à une quarantaine d'observation de cinq jours, j'en profitai, pour achever le rapport au ministre auquel les capitaines sont tenus à leur retour, et je lui expédiai, en même temps, un ouvrage complet sur la navigation de la Guyane anglaise, hollandaise, française, portugaise, ainsi que sur celle de Cayenne aux Antilles, au Para, et retour. Ce travail, remis plus tard par le ministre à un officier expressément chargé de la géographie de ces parages, a été fondu dans son livre, et il en est résulté un volume officiel où je suis souvent cité, et où, dans un cas douteux que j'avais éclairci, il est dit que mes observations méritent toute confiance.
CHAPITRE IV
Sommaire:—Je suis remplacé dans le commandement de la Provençale, et je demande un congé pour Paris.—Promotion prochaine.—Visite au ministre de la Marine, M. de Clermont-Tonnerre.—Entrevue avec le directeur du personnel.—Nouvelle et profonde déception.—Je suis nommé Chevalier de la Légion d'honneur, mais je ne suis pas compris dans la promotion.—Invitation à dîner chez M. de Clermont-Tonnerre.—Après le dîner, la promotion est divulguée.—Tous les regards fixés sur moi.—Au moment où je me retire, le ministre vient me féliciter de ma décoration. Je saisis l'occasion de me plaindre de n'avoir pas été nommé capitaine de frégate.—Le ministre élève la voix. Paroles que je lui adresse au milieu de l'attention générale.—Le lendemain le directeur du personnel me fait appeler.—Reproches peu sérieux qu'il m'adresse. Il m'offre, de la part du ministre, le choix entre le commandement de l'Abeille, celui du Rusé, et le poste de commandant en second de la compagnie des élèves, de Rochefort. J'accepte ces dernières fonctions.—Arrivée à Rochefort.—Séjour à Rochefort pendant la fin de l'année 1823 et les sept premiers mois de 1824.—Voyage à Paris pour l'impression de mes Séances nautiques.—Le jour même de mon arrivée à Paris, le 4 août 1824, je suis nommé, à l'ancienneté, capitaine de frégate.—Mes anciens camarades Hugon et Fleuriau.—Fleuriau, capitaine de vaisseau, aide-de-camp de M. de Chabrol, ministre de la Marine.—Il m'annonce que le capitaine de frégate, sous-gouverneur du collège de Marine à Angoulême, demande à aller à la mer.—Il m'offre de me proposer au ministre pour ce poste.—J'accepte.—Entrevue le lendemain avec M. de Chabrol.—Gracieux accueil du ministre.—Je suis nommé.—Nouvelle entrevue avec le ministre.—Il m'explique que je serai presque sans interruption gouverneur par intérim.—M. de Gallard gouverneur de l'école de Marine.
Après avoir obtenu la libre pratique avec Rochefort, je demandai un congé pour Paris; et quand la formalité de la remise des comptes de mon bâtiment à l'administration, ou au successeur que le ministre me désigna, furent remplies, je partis bien joyeux pour rejoindre les miens.
Une promotion allait avoir lieu. Fier de ma campagne, la mémoire pleine de mes anciens services, presque à la tête de la liste des lieutenants de vaisseau, ayant rempli au triple les conditions pour l'avancement, je me présentai comme un homme sûr de son fait au directeur du personnel[200] qui était un ancien ami de M. de Bonnefoux. J'avais vu, auparavant, comme je le devais, le ministre, M. de Clermont-Tonnerre[201], qui m'avait dit, en style officiel, il est vrai, de ces choses agréables, mais vagues, qui n'engagent à rien celui de qui elles émanent.
Je comptais être beaucoup plus à mon aise et recevoir des assurances beaucoup plus positives et satisfaisantes en m'adressant au directeur du personnel. Quel fut mon étonnement quand cet officier général me dit qu'il avait tout tenté pour moi, qui méritais tant le grade de capitaine de frégate, mais que l'intrigue et la faveur l'emportaient et que le ministre assiégé par de hautes recommandations, ne m'avait pas classé parmi les favorisés! Toutefois, il avait obtenu la croix de la Légion d'honneur pour moi, et je la reçus effectivement le lendemain (jour où devait paraître la promotion) ainsi qu'une invitation à dîner pour le même jour, chez notre ministre, que je plaignais sincèrement de se laisser ainsi circonvenir et lier les mains dans l'exercice de sa prérogative la plus belle.
Je me rendis à cette invitation, le cœur bien gros de mon désappointement, et non sans avoir été tenté de refuser et de prendre ma retraite, car j'en avais acquis le temps à Cayenne et l'occasion était bonne; mais tel est le cours des choses humaines que des considérations imprévues vous retiennent dans l'exécution de plans qui semblaient bien arrêtés, de projets auxquels on avait complaisamment souri; or rien ne me souriait plus, après avoir payé ma dette à mon pays, que de me dégager de tous les liens de service, et de jouir en repos de l'existence modique, mais suffisante selon nos goûts, où la fortune nous avait placés. La considération qui me retint fut qu'au plus tard, je passerais capitaine de frégate à l'ancienneté, en 1824, car j'allais être le sixième sur la liste après la promotion, et qu'alors, deux ans de service au port me suffiraient pour me donner droit à la pension de retraite de ce grade qui était beaucoup plus avantageuse que celle de lieutenant de vaisseau.
On verra que des circonstances analogues m'ont, ensuite, et souvent, retenu au service, et que moi, qui, de tous les hommes peut-être, aime le moins à commander ou à obéir, je me trouve, douze ans encore après, incertain du jour où je serai rendu à moi-même et à ma liberté!
Après le dîner chez M. de Clermont-Tonnerre, un des invités divulgua le nom des promus, dont l'avancement, signé dans l'après-midi par le roi, devait paraître, le lendemain, dans les colonnes du Moniteur. Ce fut un coup de poignard pour moi qui regardai comme une humiliation manifeste de voir tous les yeux fixés sur ma personne, et d'entendre éclater des félicitations pour la plupart de ceux qui m'environnaient. Vraiment, j'avais l'air d'avoir démérité, l'on eut même pu penser qu'il existait comme une préméditation de me mystifier, et je me disais, en moi-même, que si j'avais pu prévoir entendre proclamer la promotion après le dîner, je n'aurais pas balancé à refuser ce dîner et à m'arrêter au parti de demander à être admis à la retraite.
La position n'était pas tenable, je crus que m'en aller était ce qu'il y avait de plus convenable, et j'allai sortir, lorsque le ministre vint, avec un sourire gracieux, m'adresser des paroles flatteuses sur ma nouvelle décoration. En ce moment, je sentis qu'il se présentait une occasion de m'exprimer avec une franche noblesse sur l'indigne procédé dont j'étais victime. Mon cœur se dégonfla, mon visage reprit sa sérénité, et j'attendis, avec sang-froid, les derniers mots du compliment de M. de Clermont-Tonnerre. Je lui dis, alors, que j'étais excessivement honoré d'avoir le droit de porter une aussi belle décoration, mais que je ne pouvais taire que mon ancienneté, mes services, ma dernière campagne avaient semblé à bien des personnes, notamment à M. le gouverneur de la Guyane, mériter une récompense plus complète, celle de mon avancement. Le ministre se retrancha sur son droit et sur celui du choix du roi. Je convins qu'en fait, l'un et l'autre étaient incontestables, mais je fis observer que l'émulation, dans le corps, dépendait, principalement, d'une sage exécution dans l'exercice de ces droits. Le ministre se sentit blessé; il voulut m'écraser; il éleva la voix avec sévérité, et il me dit: «Monsieur, votre insistance m'étonne; eh bien! sachez que lors d'une promotion, services, ancienneté, mérite, tout est pesé; je me suis d'ailleurs aidé des lumières de M. le directeur du personnel et si vous n'avez pas été avancé, c'est que vous ne deviez pas l'être!» À ces paroles, l'attention de quarante personnes, devenues immobiles, se concentra sur nous. Il faut le dire, je fus sur le point de perdre toute présence d'esprit, mais je fis un appel soudain au calme de mon caractère, et d'une voix froide, assurée, mais d'un degré moins élevée que celle du ministre, je répondis: «Rien ne m'est plus agréable que d'entendre citer M. le directeur du personnel qui est là, qui nous entend, car il m'a dit lui-même, vous avoir proposé mon nom comme celui d'un officier rempli de talent, de zèle, d'expérience, ce sont ses expressions; or ce n'est pas un officier rempli d'expérience, de zèle, de talent, qui peut voir, sans amertume, treize de ses cadets lui passer sur le corps; il est clair, d'après cela, que mes services vous fatiguent, et il vaut mieux vous en débarrasser.»—«Monsieur, finissons cette conversation», répliqua le ministre qui pirouetta sur ses talons et s'éloigna. J'en fis autant, et je sortis, bien soulagé, bien content, quelques conséquences qui en dussent arriver.
Le lendemain, le directeur du personnel me fit demander. Dans la pièce qui précédait son cabinet, une dizaine d'officiers attendaient audience, qui, dès qu'ils m'aperçurent, vinrent au-devant de moi, me louant beaucoup de la manière dont, la veille, j'avais soutenu si bien ma dignité, les intérêts du corps, et m'excitant adroitement à me tenir dans cette ligne. Je ne sache rien de plus dangereux pour un homme que ces éloges publics et ces encouragements à se déclarer le champion des autres; il faut être très sobre de ces mouvements et ne s'y porter que lorsque cela devient indispensable. En cette circonstance, par exemple, qui m'exaltait, qui me poussait? Des hommes mécontents! Or ces mêmes hommes, s'ils avaient été favorisés ou compris dans la promotion, ils se seraient trouvés la veille chez le ministre où, tant que l'œil du maître plana sur l'assemblée, nul n'eut plus l'air de me reconnaître après notre altercation, et où, devinant l'embarras de mes camarades et y compatissant, j'évitai d'en accoster aucun et de lui adresser la parole. Ce sont des pièges où l'on prend les maladroits, qu'on enferre ainsi, que l'on perd, et qui sont abandonnés quand ils ont servi les projets de ceux, dont sans s'en douter ils ont favorisé les vues. Un homme qui a de l'expérience se met en avant pour lui quand il est dans son droit; avec les autres quand il y a accord, justice ou bonne foi; mais jamais pour les désappointés ni pour les intrigants.
Quant au directeur du personnel, qui avait donné l'ordre de m'introduire immédiatement, il débuta par quelques reproches, mais fort peu sérieux, et il en était de même, sans doute, du prétendu mécontentement du ministre, dont il me dit quelques mots, puisqu'il m'offrit, de sa part, le choix entre le commandement de l'Abeille, celui du Rusé, et le poste de commandant en second de la compagnie des élèves à Rochefort, toujours occupé, jusque-là, par un capitaine de frégate. J'acceptai ces dernières fonctions, et après avoir vu finir le congé de trois mois que j'avais obtenu en arrivant de la mer, et qui s'acheva en parties de plaisir en famille, je quittai Paris, avec vous tous, pour aller prendre possession de mon poste qui, à la vérité, ne formait pas de moi un capitaine de frégate, mais qui m'en faisait remplir le service, et m'en donnait la considération. Ainsi se termina cette scène, d'où je retirai une fois de plus la preuve qu'il est toujours utile de faire respecter sa dignité, et qu'on le peut sans sortir de la voie des convenances et sans employer des moyens violents.
Nous prîmes, à Rochefort, un fort joli logement. L'été suivant (1824) j'arrêtai un appartement de saison à la campagne afin de vous sauver des risques de la fièvre caniculaire du pays. Mon service était fort doux, nos relations de société ne laissaient rien à désirer, mon ménage prospérait au sein de l'ordre, de la bonne humeur, des soins de votre éducation; et je comptais bien résolument attendre ainsi mon brevet de capitaine de frégate, pour prendre ma retraite dans ce grade, lorsque certaines difficultés d'exécution pour l'impression de mes Séances nautiques m'appelèrent à Paris.
Le jour même de mon arrivée, une promotion paraissait, et j'eus enfin, par droit d'ancienneté, ce que je n'avais pas été assez favorisé pour obtenir par mes services, par mon zèle et mes efforts. En revanche, je ne devais rien à personne, et j'en étais fort à mon aise, toujours dans la pensée qu'après deux ans de possession de mon nouveau grade, rien ne s'opposerait à mon désir de quitter le service.
Des jeunes amis de mes longues campagnes, il ne restait guère que Hugon et Fleuriau, et comme Paris est le lieu où il est le plus fréquent de retrouver ses connaissances, ce fut principalement eux que je cherchai. Depuis l'Inde, je n'avais revu le premier des deux que quelques jours, en 1818, lors de mon mariage. Il avait appris que je me trouvais à Paris et m'avait cherché jusqu'à ce qu'il m'eût rencontré. Digne et modeste ami, qui, mêlant ses larmes à ses embrassements, disait ne pouvoir comprendre qu'il fût devenu mon ancien! Il devait être mon garçon d'honneur, mais un ordre pressé d'embarquement lui fit quitter la capitale huit jours avant la cérémonie. Il n'était pas revenu à Paris depuis cette époque, mais Fleuriau s'y trouvait; il était alors capitaine de vaisseau et aide de camp de M. de Chabrol[202], successeur de M. de Clermont-Tonnerre.
«Je pensais à vous», me dit Fleuriau après les premières paroles de reconnaissance, «et j'en parlais tout à l'heure au ministre qui cherche un capitaine de frégate pour remplacer celui qui est sous-gouverneur du Collège de Marine à Angoulême et qui demande à aller à la mer. Je me félicite que vous soyez ici, car vous n'avez qu'un mot à dire, et cette affaire sera, je crois, bientôt arrangée.»—«Oui» dis-je, sans hésiter. «Eh bien! demain, venez me voir à midi; j'aurai pris les ordres du ministre, et si, depuis que je l'ai quitté, il n'a pas fait de choix, il sera enchanté, j'en suis sûr, quand il vous aura vu, de celui que je lui aurai proposé!» Le lendemain, je fus présenté à M. de Chabrol.
«M. de Bonnefoux,» me dit M. de Chabrol à la fin de mon audience, «je vais faire dresser l'ordonnance qui vous nomme sous-gouverneur; aussitôt après, je monte en voiture pour aller prier Sa Majesté de vouloir bien la signer; veuillez revenir demain, vous pourrez entrer en vous nommant, car je vais donner des ordres pour que les portes de mon cabinet vous soient toujours ouvertes, et j'espère avoir le plaisir de vous remettre, personnellement, alors, cette ordonnance, qui témoignera de mon estime particulière pour vous, et de la bienveillance du roi.»
Que ces messieurs les grands du jour sont aimables quand ils le veulent; il y a vraiment lieu de se demander comment ils ne le veulent pas plus souvent! Aux douces paroles du ministre, dont l'austère figure respirait, d'ailleurs, la probité, la bonté la plus parfaite, je sentis remuer, en mon cœur, quelque chose des bouffées d'ambition de ma jeunesse; mon goût de retraite s'affaiblissait, et je crois même que je cessais d'en vouloir à M. de Clermont-Tonnerre du retard qu'il avait apporté à mon avancement. J'étais, en effet, pleinement justifié; mon amour-propre était complètement vengé; car j'étais sciemment choisi pour un poste aussi difficile qu'important, moi, le même officier qu'à la suite d'un passe-droit manifeste, on avait cherché à humilier devant un cercle entier d'auditeurs. Ce n'était pas le tout encore que ma nomination, car une circonstance particulière en rehaussait considérablement le prix. En effet, M. de Gallard[203], gouverneur du Collège de Marine, qui était alors l'école spéciale pour notre arme, était député; ainsi, durant le temps des sessions qui duraient au moins six mois, durant celui d'un congé de deux mois qu'il prenait ensuite, pour aller visiter une terre en Gascogne, j'allais me trouver presque sans interruption, gouverneur par intérim, et c'est ce qui avait rendu M. de Chabrol si circonspect dans le choix qu'il voulait faire. Il fut, le lendemain, plus aimable encore que la veille en me donnant ces détails, et je pris congé de lui après avoir pris ses instructions particulières, plus touché, s'il est possible, de son inépuisable affabilité, que flatté du poste que je devais à sa volonté, ainsi qu'à l'amicale intervention de Fleuriau. L'impression de mes Séances nautiques était alors en assez bon train pour que je pusse bientôt quitter Paris. Ma femme qui était ravie de ces bonnes nouvelles dont je l'avais instruite par écrit, se fit une fête d'aller habiter Angoulême; je préparai tout pour son départ de Rochefort d'où je m'en allai, seul, car la rentrée des classes me pressait; mais vous ne tardâtes pas à venir me joindre et nous nous installâmes parfaitement.
Tu avais huit ans à cette époque, et ta mémoire doit facilement te rappeler soit sur cet événement de famille, soit la plupart de ceux qui l'ont suivi; j'aurai donc, par la suite, moins de détails à te donner. Il ne me restera plus guère à te parler que de M. de Bonnefoux, mais je m'y suis préparé: ce qui le concerne est pour ainsi dire achevé, et ce ne sera ni sans plaisir pour moi, ni sans utilité pour toi, ni sans juste orgueil de parenté pour nous deux que je te communiquerai les pages où sont consignées la vie et les actions d'un des plus beaux modèles d'hommes qui aient jamais existé.
LIVRE V
MA CARRIÈRE À PARTIR DE MA NOMINATION AU COLLÈGE DE MARINE
CHAPITRE PREMIER
Sommaire:—Plan de conduite que je me trace.—La ville d'Angoulême.—Une École de Marine dans l'intérieur des terres.—Plaisanteries faciles.—Services considérables rendus par l'École d'Angoulême.—S'il fallait dire toute ma pensée, je donnerais la préférence au système d'une école à terre.—En 1827, M. de Clermont-Tonnerre, alors ministre de la Guerre, au cours d'une inspection générale des places fortes, visite le Collège de Marine.—En l'absence de M. de Gallard, je suis gouverneur par intérim et je le reçois.—Le prince de Clermont-Tonnerre, père du ministre, qui voyage avec lui, me dit que son premier colonel a été un Bonnefoux.—Il fait, à son retour à Paris, obtenir à mon fils une demi-bourse au Prytanée de la Flèche.—En 1827 je demande un congé pour Paris.—Promesses que m'avait faites M. de Chabrol en 1824; sa fidélité à ses engagements.—Bienveillance qu'il me montre.—Ne trouvant personne pour me remplacer il fait assimiler au service de mer mon service au Collège de Marine.—Je retourne à Angoulême.—Le ministère dont faisait partie M. de Chabrol est renversé.—Le nouveau ministère décide la création d'une École navale en rade de Brest.—Il supprime le Collège de Marine d'Angoulême, et laisse seulement s'achever l'année scolaire 1828-1829.—Je reçois un ordre de commandement pour l'Écho.—Au moment où je franchissais les portes du collège pour me rendre à Toulon un ordre ministériel me prescrit de rester.—Projet d'École préparatoire pour la Marine, analogue au Collège de la Flèche. On m'en destine le commandement. M. de Gallard intervient et se le fait attribuer.—Ordre de me rendre à Paris.—Offre du poste de gouverneur du Sénégal, que je refuse.—Le commandant de l'École navale de Brest.—Promesse de me nommer dans un an capitaine de vaisseau.—Le directeur du personnel me presse de servir en attendant comme commandant en second de l'École navale.—Je ne puis accepter cette position secondaire après avoir été de fait, pendant cinq ans, chef du Collège de Marine.
Je ne pouvais penser à arriver à Angoulême sans avoir réfléchi sur mes nouvelles fonctions, sans m'être fait un plan de conduite. J'avais cru reconnaître qu'il devait exister deux hommes en moi: le délégué du Gouvernement et le représentant des familles. Ainsi, dans le premier cas, et lorsque je paraissais sous un jour officiel, ce devait être le règlement à la main; partout ailleurs, il me semblait convenable que ce ne fut qu'avec des paroles d'encouragement et de bonté. Je reconnaissais, surtout, qu'il me faudrait un calme à toute épreuve, une patience imperturbable, une persévérance que rien ne pourrait lasser; de la sévérité, parfois, mais beaucoup de formes et d'équité; jamais une parole irritante; le plus tôt possible, une connaissance approfondie de tous les noms, de toutes les familles, de la capacité, du caractère de chacun, et, surtout, point de système particulier; car si le proverbe marin «selon le vent, la voile» est vrai, c'est spécialement avec la jeunesse qui est si mobile et si impressionnable.
Je me proposai d'avoir, de temps en temps, de l'indulgence, mais comme moyen de ramener au bien, ou seulement dans les occasions où elle ne pourrait pas être taxée de faiblesse; ainsi quand j'avais à punir, c'était avec impassibilité, et parce que mon devoir m'y obligeait; et quand j'avais à récompenser, c'était le plaisir dans toute ma contenance, et parce que mon cœur m'y portait. Peu de propos m'ont plus flatté que ces mots adressés par le maître d'équipage, Bartucci, à quelques élèves qui lui avaient fait une espièglerie: «Laissez faire, mes amis, le commandant vous attrapera sans courir.»
Je tenais beaucoup à ce qu'ils me vissent chez moi, quand ils avaient à se présenter dans mon cabinet, toujours laborieux ou utilement occupé, car il est bon de prêcher d'exemple et l'on peut bien certainement dire de l'esprit de l'homme: sequitur facilius quam ducitur. Enfin, je pensais qu'il fallait m'appliquer à résumer en moi les qualités souvent opposées, et qui sont si nettement exprimées par ce vers de Voltaire, empreint du caractère d'une impérissable vérité:
Qui n'est que juste est dur; qui n'est que sage est triste.
Tel est le fond du plan que je me fis, que j'ai suivi sans déviation et à l'aide duquel, à une époque où il y avait, dit-on, tant de turbulence parmi les jeunes gens, en général, je n'ai remarqué parmi ceux qui se sont trouvés sous ma direction, qu'application et docilité.
Te dirai-je, à ce sujet, ce qui vient d'avoir lieu ici, à l'époque de l'arrivée de ta mère et de ta sœur à Brest. Le commandant en second était malade à terre; pendant trois jours, je fus obligé de laisser la direction du service, pour aller installer ces dames, au plus ancien lieutenant de vaisseau. Le commandant en second s'en trouvait fort préoccupé, les élèves le surent; ils lui écrivirent aussitôt, ainsi qu'à moi, qu'il suffisait qu'ils connussent notre position pour nous assurer que jamais la règle ne serait mieux observée; et qui proposa cette lettre? de grands et robustes jeunes gens que les notes écrites, qui m'avaient été laissées, qualifiaient d'ingouvernables, de très dangereux, et qui sont, actuellement, sur le point de sortir de l'École d'une manière fort distinguée. Je sais pourtant que, en ceci, les succès passés ne garantissent pas la réussite à venir; toutefois, il ne dépendra pas de moi que, jusqu'au bout, je ne remplisse ma tâche avec honneur.
Ce fut un temps bien doux que celui que nous passâmes à Angoulême, ville d'urbanité, de bienveillance, où nous fûmes adoptés comme si nous avions été élevés dans son sein, et dans laquelle je n'étais pas tellement captivé par mon service que, pendant les quatre mois que le gouverneur résidait à l'école, je ne pusse tous les ans, jouir d'un congé de deux à trois mois. C'est pendant ces congés que, successivement, nous visitâmes Bordeaux, Marmande, Béziers et Rochefort.
Comme établissement utile, beaucoup de choses ont été dites sur la situation d'une École de Marine dans l'intérieur des terres; mais ses détracteurs, tout en convenant qu'on y enseignait bien la théorie du métier, taisaient, avec soin, que les élèves, avant de jouir de l'exercice de leur grade, avaient, en sortant d'Angoulême, un an de pratique à acquérir, en mer, sur une corvette d'instruction. Me trouvant, aujourd'hui, à la tête de l'École, qui a été substituée au Collège de Marine, et dans laquelle l'enseignement théorique marche de front avec la pratique, sur rade, je dois être compétent dans la question. Je pense donc, la main sur la conscience, que les deux régimes me semblent avoir une somme à peu près égale d'avantages ainsi que d'inconvénients. L'expérience, au surplus, est là pour démontrer que la plupart des élèves provenant d'Angoulême sont devenus des officiers qui peuvent rivaliser de talents avec tous ceux à qui on voudra les comparer; aussi, s'il fallait dire le fond de ma pensée, je donnerais la préférence au système d'une École à terre qui, d'ailleurs, est beaucoup plus économique pour l'État.
En quittant le ministère de la Marine, M. de Clermont-Tonnerre avait reçu le portefeuille de la Guerre. En 1827, il jugea convenable de faire l'inspection générale des places fortes de nos frontières; son retour s'effectua par Angoulême, où il s'arrêta pour visiter une poudrerie qu'on venait d'y établir sur de nouveaux procédés, ainsi que la fonderie de canons de Ruelle, très voisine d'Angoulême, et le Collège de Marine où je lui rendis les honneurs de son rang. Il savait, sans doute, que M. de Gallard était absent, et que j'étais alors gouverneur par intérim; sans doute aussi, il se souvenait de l'épisode à la suite du dîner où il m'avait invité, en 1824; car sans me le rappeler précisément, et ni lui, ni moi, ne le devions, il me combla de paroles gracieuses et me donna les marques du plus affectueux intérêt. Il voyageait avec le prince de Clermont-Tonnerre, son père, qui, m'entendant nommer, me dit que son premier colonel avait été un Bonnefoux, et qui, te voyant, désira que tu entrasses à la Flèche avec une demi-bourse qu'il te fit accorder, lors de son retour à Paris, en se fondant sur les services de ma famille et sur le manque de fortune privée de ta mère et de moi. Tu vois que cette visite dut être bien satisfaisante pour moi, qui éprouvai, il faut le dire, plus que de la joie à montrer au ministre, un aussi bel établissement, prospérant par le concours des soins de l'officier que lui-même avait auparavant exclu d'une promotion où tout semblait l'appeler.
M. de Chabrol, lorsqu'il m'avait annoncé la signature de l'ordonnance qui me nommait sous-gouverneur, avait eu la bonté de me dire plusieurs choses extrêmement obligeantes, dont pas une ne devait sortir de ma mémoire. Je dois mettre en première ligne l'espoir que je tenais de lui de mon avancement, qu'il voulait rendre aussi prompt que possible pour me dédommager des lenteurs, dont il savait, par Fleuriau, que ma carrière avait été entravée. «Revenez me voir dans trois ans», m'avait-il dit, «je vous mettrai en évidence sur un beau bâtiment, et dès que vous aurez rempli les conditions qui sont imposées par l'ordonnance, vous n'attendrez pas longtemps le grade de capitaine de vaisseau.»
Au bout de trois ans (en 1827), je me présentai ponctuellement à lui. J'avais su par le directeur du personnel, chez qui j'étais allé avant de songer à paraître devant M. de Chabrol, que lorsque j'avais fait la demande d'un congé pour Paris, l'exact et scrupuleux ministre lui avait ordonné de me réserver la Bayadère qui était destinée à naviguer sur la mer Méditerranée pour y servir de corvette d'instruction aux élèves, dont la sortie d'Angoulême allait avoir lieu; mais que quand il avait été question d'effectuer mon remplacement, les officiers sur lesquels le choix aurait pu tomber étaient absents, et que M. de Chabrol avait été forcé de changer d'avis. Il me fit, en effet, prier, lorsqu'il me sut arrivé, de passer dans son cabinet, et après m'avoir dit, lui-même, que je ne commanderais pas la Bayadère et qu'il allait m'ordonner de continuer mes fonctions de sous-gouverneur, il s'exprima ainsi: «Je suis trop juste, cependant, pour vous imposer une obligation qui vous serait préjudiciable; il existe une ordonnance par laquelle le service des gouverneurs des Colonies est assimilé au service de mer; le vôtre, et pour vous seul, au Collège de Marine, vient d'être rangé dans la même catégorie, ainsi votre avancement n'en souffrira pas; soyez-en bien persuadé.»
Ma position nouvelle fut notifiée dans les bureaux et à Angoulême, où je retournai le cœur pénétré d'un nouveau respect pour le ministre qui savait si bien allier la justice, la probité aux exigences du service, et qui, plus tard, comme homme d'État, dans une circonstance des plus imposantes dont j'aurai l'occasion de parler, prouva qu'en politique comme partout, la fidélité aux engagements pris constitue le plus utile aussi bien que le plus noble des conseillers.
Lorsque, en 1806, je revenais de l'Inde, avec les espérances les plus fondées d'être nommé lieutenant de vaisseau pendant cette même année, la méprise ainsi que les irrésolutions de l'amiral Linois causèrent une captivité qui retarda cet avancement de cinq ans. Lorsque, ensuite, le voyage du duc d'Angoulême dans les ports de l'Océan eut amené une circonstance qui devait me faire nommer capitaine de frégate en 1815, l'arrivée de l'Empereur et les suites qui en découlèrent retardèrent cet autre avancement de neuf nouvelles années. En 1828, enfin, tout me disait que j'aurais dû être capitaine de vaisseau, mais d'autres événements supérieurs entravèrent cette nomination qui n'a eu lieu que sept ans après. De compte fait, voilà donc vingt et un ans bien réels, perdus, en quelque sorte, dans ma carrière, et dont quelques-uns de mes camarades plus favorisés ont eu l'heureuse chance de pouvoir tirer parti dans la leur.
Mais pourquoi se comparer aux plus favorisés? pourquoi ne pas jeter les yeux du côté opposé, pourquoi, par exemple, ne pas penser aux centaines d'amis ou d'officiers, victimes des réactions ou des révolutions politiques? pourquoi, surtout, ne pas me féliciter de n'avoir pas partagé la triste destinée des Augier, des Verbois, des Delaporte, des Céré, et autres si cruellement moissonnés à la fleur de leur âge; et, en somme, n'est-ce pas, après tout, un bonheur assez grand que d'être arrivé au point où je suis, avec l'estime générale, sans exciter l'envie, à l'abri des reproches, exempt d'infirmités, et n'ayant éprouvé aucun de ces revers ou de ces malheurs qui empoisonnent toute une existence: Segnius homines bona, quam mala sentire.
Au moment où les bienveillantes intentions que M. de Chabrol avait bien voulu me manifester allaient se réaliser, un revirement de politique vint renverser le cabinet dont ce ministre faisait partie: alors, non seulement, il ne fut plus question de donner des marques de satisfaction aux chefs ou employés du Collège de Marine; mais la suppression de cet établissement fut méditée, la création de l'École Navale en rade de Brest fut effectuée, et l'on ne voulut accorder que le temps nécessaire pour laisser achever, aux élèves du Collège, les études commencées pendant l'année, et pour nous donner des destinations ou des retraites.
En ce qui me concernait, je reçus un ordre de commandement pour l'Écho qui venait de forcer très glorieusement le golfe de Lépante, et dont le capitaine, promu au grade de capitaine de vaisseau après ce beau fait d'armes, devait, à son retour en France, quitter son bâtiment pour obtenir une position correspondant à son nouveau grade.
Toutefois, mes paquets étaient faits, et j'étais prêt à partir à la première annonce de l'arrivée de l'Écho à Toulon; mais, ce n'était pas sans me trouver froissé de n'être pas avancé d'un pas de plus que lorsque, deux ans auparavant, j'avais été désigné pour commander la Bayadère. Enfin, le jour de quitter Angoulême parut, et je franchissais les portes du Collège, quand une dépêche ministérielle vint me prescrire de rester.
Le lendemain, une lettre officieuse d'un ami, que j'avais dans les bureaux, m'apprit qu'il était décidé que l'établissement d'Angoulême serait érigé en École préparatoire, comme La Flèche l'est pour Saint-Cyr; et que le ministre, ayant l'intention de m'en donner le commandement, m'avait, pour cet objet, dépossédé de l'Écho; l'Ordonnance était, disait-on, à la signature du roi.
Il n'en fut, cependant, pas ainsi, car le gouverneur qui se trouvait à Paris, apprit aussi cette nouvelle, réclama ce commandement qu'on n'avait nullement cru pouvoir lui convenir, tant il le faisait descendre en rang aussi bien qu'en émoluments, et il l'obtint.
J'avoue que j'étais fort peu satisfait, et que mes idées de retraite, revinrent, dans mon esprit, dominantes et fondées; mais, d'un côté, j'avais près de six ans de grade de capitaine de frégate, et, à cette époque, après dix ans, l'on avait droit à la pension de retraite et au rang honorifique du grade supérieur: de l'autre, le ministre m'appelait en termes très obligeants pour me proposer un poste de confiance. Je résolus donc de suspendre mes projets de retraite jusqu'à ce que j'eusse connu quelles étaient les vues que l'on avait sur moi, quitte à mettre ces projets à exécution, si l'on m'imposait des obligations qui ne pussent pas cadrer avec le dessein bien arrêté de n'achever mes dix ans que tout à fait selon ma convenance.
Avant de quitter Angoulême, j'avais été informé que si je voulais demander le gouvernement du Sénégal, je l'obtiendrais facilement. Je n'aurais jamais voulu ni conduire ma famille dans cette sorte d'exil, ni m'en séparer pour le laps de temps que cette mission exigeait, et j'avais répondu que ce serait me désobliger infiniment que de donner une suite sérieuse à cette communication; il n'en fut plus question, et il restait à savoir quelles étaient les vues du ministre. Je les appris bientôt par le nouveau directeur du personnel, qui m'annonça que le ministre avait le désir de me nommer commandant de l'École navale dans un an, époque où le commandant actuel avait exprimé son intention formelle d'être remplacé; qu'alors je serais nommé capitaine de vaisseau; mais, qu'en attendant, il fallait que je servisse dans cette École en qualité de commandant en second. Je commençai par m'étonner que les ministres ne se regardassent pas comme solidaires des promesses de leurs prédécesseurs, et qu'on ajournât à un an ce qui avait été une condition de la prolongation forcée de mon séjour à Angoulême; je fis ensuite remarquer que j'avais été de fait, pendant cinq ans, chef du Collège de Marine, et que me voir ensuite, en sous ordre, semblerait prouver à tous, que je convenais avoir démérité; enfin que, quant à mon avancement, je préférais gagner mes épaulettes de capitaine de vaisseau, à la mer, où j'étais prêt à aller dès que le ministre l'ordonnerait.
CHAPITRE II
Sommaire: Le commencement de l'année 1830.—Situation fâcheuse.—Je suis chargé des tournées d'examen des capitaines de la Marine marchande dans les ports du Midi.—Expédition d'Alger.—Je demande en vain à en faire partie.—La Révolution de 1830.—M. de Gallard.—Je refuse de le remplacer si on le destitue.—Il donne sa démission.—Démarche spontanée des cinq députés de la Charente en ma faveur.—Au ministère on leur apprend que je suis nommé au commandement de l'École préparatoire.—J'arrive à Angoulême avec le dessein de m'y établir d'une façon définitive.—Nouvelle ordonnance sur l'avancement.—Le vice-amiral de Rigny.—Ordonnance qui supprime brutalement l'École préparatoire.—On ne permet même pas aux élèves de finir leur année scolaire.—Offres qui me sont faites à Angoulême.—Je les refuse et je pars pour Paris.—La fièvre législative en 1831.—La loi sur les pensions de retraite de l'armée de terre.—Projet tendant à l'appliquer à l'armée de mer.—Atteinte portée aux intérêts des officiers de marine.—Le Conseil d'Amirauté.—Requête que je lui adresse.—Je fais une démarche auprès de M. de Rigny.—Réponse du ministre.—La fièvre législative me gagne.—Après avoir entendu lire le projet de loi à la Chambre des députés, je me rends chez M. de Chabrol.—Retour sur la vie politique de M. de Chabrol.—M. de Chabrol dans le cabinet Polignac.—Sa destitution.—Les votes de M. de Chabrol comme pair de France après la Révolution de 1830.—Accueil bienveillant que je trouve auprès de lui.—Profond mécontentement de M. de Chabrol en apprenant que, d'après le projet ministériel, le service des officiers qui avaient rempli à terre des fonctions assimilées à l'embarquement ne leur était pas compté.—Copie de la lettre que M. de Chabrol m'écrit séance tenante et de celle qu'il adresse au ministre.—Nouvelle pétition à M. de Rigny.—Entrevue de M. de Chabrol et M. de Rigny à la Chambre des pairs.—Déclaration faite par M. de Chabrol.—Il est alors convenu qu'un des députés, auxquels j'en avais déjà parlé, déposerait un amendement et que M. de Rigny ne le combattrait pas.—L'amendement est adopté.—Mes droits sont reconnus et je suis placé sur la liste des officiers ayant rempli les conditions voulues pour changer de grade.—Le nombre des capitaines de vaisseau est réduit de 110 à 70, celui des capitaines de frégate de 130 à ce même nombre de 70; appréciation de la mesure.—Je suis de nouveau chargé des examens pour les capitaines de la Marine marchande, d'abord dans les ports du Nord, ensuite dans ceux du Midi.—Comment je comprends mes fonctions.—Je compose un Dictionnaire de marine abrégé.—Quelques-uns de mes compatriotes de l'Hérault me proposent une candidature à la Chambre des députés.—Revers financiers.—En 1835, je sollicite le commandement de l'École navale pour le cas où il deviendrait vacant.—Des capitalistes m'offrent la direction d'une entreprise industrielle.—Le ministère refuse de m'accorder jusqu'en 1836 un congé avec demi-solde ou même sans solde, pour me permettre d'achever ma période de douze années de grade.—Je reviens alors à mes demandes d'embarquement, mais le commandant de l'École navale insistant pour être remplacé, je suis nommé capitaine de vaisseau le 7 novembre 1835 et appelé au commandement du vaisseau-école l'Orion.—Paroles aimables que m'adresse à ce propos l'amiral Duperré, ministre de la Marine.—Lettre que j'écris à M. de Chabrol.—Une année de commandement de l'École navale.
Ma position était loin d'être belle, lorsque l'année 1830 s'ouvrit. Mon refus de m'embarquer en second sur le vaisseau l'Orion, ou l'École navale était établie, me laissait fort peu d'espoir qu'on me donnât un commandement à la mer, et il faut le dire, je m'en souciais peu, par la crainte de voir se renouveler l'abandon où l'on m'avait laissé après mes campagnes de la Provençale; je pensais donc à retourner à Rochefort, qui est mon département, comme officier de marine, lorsque j'appris que le capitaine de frégate qui faisait habituellement les tournées d'examen des capitaines de la Marine du commerce dans les ports du Midi, venait d'obtenir un bâtiment; je me présentai pour le remplacer, et je fus nommé. Je crus avoir eu une chance fort heureuse; mais faible portée des conceptions humaines! C'était encore la perte de mon avancement. En effet, un mois après, l'expédition contre Alger fut résolue; tous mes camarades sans emploi y eurent des commandements, et à moi, qui demandai que ma mission me fût retirée, pour faire partie de l'escadre, on répondit, ainsi que d'ailleurs je m'y attendais, qu'il était impossible que l'on mît à ma place un officier qui, dans ce moment, ne pourrait voir cette mesure que comme une marque signalée de mécontentement. Le succès le plus complet, le plus glorieux couronna les armes de la France; il y eut, par suite, dans tous les grades de la marine, des promotions nombreuses autant que méritées, mais pour mon compte, je vis que si j'avais eu le plaisir d'embrasser, pendant ma tournée, nos parents de Béziers, de Marmande, de Rochefort, d'un autre côté, il était certain que la fortune ne paraissait pas disposée à me traiter plus favorablement que par le passé.
Toutefois, j'avais acquis une position très agréable: quatre mois d'examens, par an, dans des contrées ravissantes et amies, et huit mois, à Paris, d'un travail très doux dans les commissions du ministère. C'était, à défaut d'avancement, ce que je pouvais espérer de mieux pour arriver à mes dix ans de grade, afin d'avoir droit à la retraite et au grade honorifique de capitaine de vaisseau. Mais il était dit que cette position ne devait pas durer, quoiqu'elle parût de nature à ne pouvoir être changée que par un miracle; or, ce miracle arriva, et ce fut la Révolution de 1830 qui le fit.
Je ne parlerai pas ici des commotions qu'elle occasionna. Il me suffit, en effet, de te dire qu'elle atteignit M. de Gallard, ancien émigré, et de la connaissance particulière de Charles X. Dès les premiers jours de tranquillité, je fus appelé au ministère, où l'on m'informa que j'allais être nommé commandant de l'École préparatoire d'Angoulême, et qu'il était décidé qu'on n'y laisserait pas M. de Gallard. Une destitution de ce chef avec qui j'avais été en rivalité, pour le commandement de l'établissement quand il était devenu école préparatoire, et qu'on aurait pu m'attribuer pour m'approprier son héritage, éveilla ma délicatesse, et elle me sembla une trop mauvaise porte d'entrée pour que je ne déclarasse pas aussitôt qu'à ce prix on ne devait pas compter sur moi. Je demandai qu'on laissât faire au temps, mes raisons furent goûtées; et, comme M. de Gallard ne tarda pas à donner lui-même sa démission, rien ne s'opposa plus à ma nomination, et je partis.
Les cinq députés de la Charente étaient dans les rangs libéraux ou plutôt constitutionnels; ils avaient su que, pendant mon séjour à Angoulême, l'esprit fanatique de la Restauration avait introduit, dans le Collège, des exigences ultra-religieuses dont j'avais toujours repoussé, pour moi, mais avec décence, dans des formes polies, sans troubler l'harmonie de l'établissement, tout ce qui blessait mon for intérieur ou attaquait ma conscience. Dans d'autres circonstances, ces Messieurs avaient connu mon opinion sur plusieurs questions vitales, qu'un gouvernement, qui ne voyait pas que l'opposition constitutionnelle est un instrument de consolidation aussi bien que de perfectionnement, ne pouvait pas comprendre: aussi, ces cinq députés se transportèrent-ils, spontanément, au ministère de la Marine pour demander que je fusse nommé chef de l'École où ils m'avaient connu; leur satisfaction fut grande, quand ils apprirent que c'était à moi qu'on avait pensé. La ville d'Angoulême honora ma nomination d'une semblable approbation; et la musique de la garde nationale voulut bien s'établir, en quelque sorte, l'interprète de la satisfaction publique, en venant le jour même de mon arrivée, fêter mon installation.
Je m'établis à Angoulême, et je pensai même à m'y établir pour toujours, car une ordonnance sur l'avancement parut bientôt qui révoqua toutes les précédentes, et qui, au mépris des droits acquis, des services rendus, des promesses faites, ne permit plus de compter, pour arriver d'un grade à un autre, que le temps rigoureusement passé à la mer. Ce fut M. le vice-amiral de Rigny qui provoqua cette ordonnance; et, sans vouloir affaiblir ici les services qu'il a rendus comme militaire, il doit être permis de dire que son trop long passage au ministère de la Marine n'y fut guère marqué que par des actes désavantageux à l'organisation et au personnel du corps, à la tête duquel il se trouvait placé. Il fallait donc renoncer à me trouver dans aucune promotion, et me contenter de ma position qui, sous beaucoup d'autres rapports, il est vrai, était très satisfaisante.
Angoulême est un très beau pays où nous étions parfaitement bien. Je conçus donc le dessein, non seulement d'y rester tant qu'on y serait content de mes services comme chef de l'École, mais encore d'y passer mes vieux jours. Dans ce but, je résolus de faire l'acquisition d'une jolie maison de campagne entourée de quelques champs, qui se trouvait en vente, et de placer ainsi les capitaux de ma femme, dont une grande partie, plus tard, hélas!... J'entrai en marché pour cette terre; je vis même une jolie voiture que je voulais acheter en même temps. Vains projets, démarches inutiles! Une ordonnance aussi bizarre, aussi brutale qu'imprévue vint supprimer l'École que je commandais, sans même donner aux élèves, dont quelques-uns venaient, tout récemment, d'être admis parmi nous, le temps de finir leurs classes ou leurs cours de l'année. Je reçus l'ordre de rendre l'établissement à un commissaire de la Marine qui fut si émerveillé de la beauté, de la tenue de l'édifice que je lui remettais, qu'il prétendit qu'il avait plutôt l'apparence d'être disposé pour recevoir des élèves, que pour les voir partir. Enfin, je quittai Angoulême pour toujours, et je me rendis à Paris en congé.
J'avais, cependant, été vivement sollicité de rester; plusieurs personnes notables de la ville, sentant la perte et le vide que la suppression d'un aussi bel établissement allait occasionner chez eux, conçurent le projet de l'utiliser en y organisant une grande école, dans le même genre, mais plus belle encore, que celles de Vendôme, de Sorrèze ou de Pont-le-Voy; la commune aurait donné à ces mêmes personnes, comme elle l'avait fait au département de la Marine, la jouissance du local; et de leur côté, elles auraient fait tous les frais d'installation; mais ces Messieurs voulaient, avant tout, que je consentisse à rester à la tête de la maison. C'était extrêmement flatteur, cependant il aurait fallu prendre ma retraite, avant d'avoir mes dix ans de grade, il aurait fallu me mettre, en quelque sorte, en tutelle, sous la surveillance, sous l'autorité même de conseils ou d'inspecteurs délégués par la ville; et comme c'est chose souverainement déplaisante à qui, pendant toute sa vie, a porté l'habit militaire et n'a obéi qu'à des injonctions militaires, je me confondis en remerciements, et je refusai.
Lorsque j'arrivai à Paris, en 1831, une fièvre législative s'était emparée de tous les esprits; on voulait tout refaire, tout régler, tout remettre en question, et la Marine ne restait pas en arrière. Une des lois qui parurent alors améliorait les pensions de retraite de l'armée de terre. On nous l'appliqua; mais elle fut fâcheuse pour nous, car nous y perdîmes le grade honorifique supérieur et la pension de ce grade, après dix ans d'exercice; et, au lieu de ces dix ans, on en exigea douze pour atteindre le nouveau maximum qui, pour nous, est sensiblement inférieur à l'ancien. Cette loi fut un bienfait pour l'Infanterie; mais elle lésa considérablement les corps spéciaux, dits royaux.
Quant à moi, je me vis, en outre, forcé d'ajourner au 4 août 1836 les projets de retraite que je méditais pour le 4 août 1834. L'avancement fut également soumis à la sanction des trois Pouvoirs. L'occasion me parut favorable pour faire valoir mes droits méconnus dans l'ordonnance précédente. Comme les projets de loi sur la Marine sont ordinairement discutés en Conseil d'Amirauté avant de passer à celui des ministres, je fis parvenir une requête au premier de ces Conseils pour demander que les anciens titres fussent réservés, et pour que le service des officiers qui avaient rempli, à terre, des fonctions assimilées à l'embarquement leur fût compté, quant au temps passé, suivant la teneur des ordonnances sous l'empire desquelles ces officiers avaient exercé ces fonctions.
L'Amirauté me répondit qu'elle venait de se dessaisir du projet de loi, qu'elle l'avait approuvé sans modifications importantes, et que le ministre ou le Conseil des Ministres, seuls, pouvaient en ce moment faire droit à ma réclamation.
Je m'adressai aussitôt à M. de Rigny, qui me répondit à son tour, que le Conseil des Ministres avait reconnu le projet bon, qu'on ne pouvait pas revenir sur une semblable décision, et que, très probablement, la loi serait portée à la Chambre des députés, telle qu'elle avait été approuvée par le Conseil d'Amirauté.
Ces réponses défavorables, qui consacraient une injustice manifeste, me blessèrent au dernier point. La fièvre législative me gagna à mon tour, et je résolus d'intervenir, non pas directement, puisque je n'avais pas accès à la tribune, mais par les journaux dans lesquels je fis insérer plusieurs articles préparatoires, et par l'influence de plusieurs députés que je vis, et qui eurent bientôt, à cet égard, la même manière de voir que moi.
Je devins ensuite l'habitué fidèle des séances de la Chambre, afin d'y voir paraître la loi dès qu'elle y serait présentée, car j'en voulais promptement bien connaître les détails pour agir sans retard, avec pleine connaissance de cause. Je n'eus pas longtemps à attendre. J'en entendis lire tous les articles et, quand je fus bien assuré que la disposition à laquelle je tenais n'y était pas renfermée, je quittai la salle des séances, et je me rendis chez M. de Chabrol pour lui raconter mes doléances.
Ce digne homme venait de voir passer des jours bien pénibles pour lui. Il avait fait partie du dernier cabinet de Charles X, en qualité de ministre des Finances. Le roi lui-même l'avait amicalement pressé d'approuver les fameuses ordonnances qui amenèrent la révolution de 1830. M. de Chabrol, qui en avait compris la portée, s'y était noblement refusé; il offrit même sa démission, mais le monarque qui tenait à voir ces ordonnances contresignées par un homme aussi honorable, n'avait pas accepté cette démission, et il avait chargé M. de Polignac, président du Conseil, de tâcher d'ébranler la résolution de M. de Chabrol. Toutefois le sage ministre des Finances persista dans ses refus. Des instances nouvelles furent faites; ce fut alors que le ferme opposant prononça ces paroles qui peignent la plus belle âme, alliée à la plus profonde connaissance des affaires de l'époque. «Jusqu'ici j'avais offert ma démission comme moyen de conciliation; mais, puisque je découvre, plus que jamais, dans quelle voie fâcheuse on veut entrer, je reprends l'offre, qui n'a pas été acceptée. Il faudra donc me destituer; mais, pour en venir à une pareille extrémité, on y regardera peut-être à deux fois. Puissent des réflexions salutaires arrêter, alors, ceux qui s'attachent à la perte de leur souverain! Je n'ai plus que ce moyen de leur ouvrir les yeux, et je désire du fond du cœur qu'ils voient l'abîme qu'ils creusent sous leurs pas.» Rien ne fut écouté. M. de Chabrol fut destitué, et la Révolution eut lieu!
Ce n'était pas tout, car une de ces crises qu'engendrent toujours les révolutions, même les plus pures, venait en outre de se passer sous les yeux mêmes de M. de Chabrol qui, par sa position précédente de ministre, devait en être péniblement affecté. L'exaltation des esprits demandait les têtes de quatre de ses anciens collègues, ex-ministres de Charles X, qui n'avaient pas eu le bonheur de réussir à quitter la France; et la Chambre des Pairs, dont M. de Chabrol faisait partie, était appelée à les juger. Casimir Périer, illustre Président du Conseil d'alors, et les Pairs, montrèrent en cette cruelle circonstance le caractère le plus ferme. La justice ne se laissa pas intimider, et prononça le seul arrêt que l'humanité pût avouer, au mépris des plus sanglantes émeutes et des plus menaçantes vociférations.
Enfin la loi sur l'hérédité de la Pairie, qu'on voulait abolir, quoique, seule, elle puisse donner une indépendance complète à cette branche du pouvoir, et la dégager de la sphère d'action de l'influence ministérielle, avait ensuite été mise en discussion. M. de Chabrol avait des vues trop saines, trop élevées, pour ne pas tenir à l'hérédité; mais il est des moments où des résistances mal calculées excitent des passions déjà exaltées, et n'amènent que de fâcheuses complications. L'adversaire énergique des ordonnances était devenu le votant réfléchi de la perte d'un privilège aussi brillant que fécond en beaux résultats, et ainsi il se trouvait, toujours par la passion de ses devoirs et du bien public, tantôt l'homme de la résistance vis-à-vis du Souverain qu'il aimait personnellement, lorsque ce Souverain se trompait, tantôt le pair impassible, qui, à l'occasion, savait laisser passer les flots populaires et leur dangereux torrent.
Je savais tout cela; c'en était plus qu'il n'en fallait pour me faire craindre d'être au moins indiscret, en abordant un homme aussi préoccupé, et que j'allais entretenir d'affaires bien puériles auprès des grandes émotions qui devaient agiter son esprit. Mais il existe quelque chose de si rassurant dans le caractère d'un homme au cœur juste que mes doutes s'effaçaient à mesure que je m'approchais de son hôtel; mes inquiétudes cessèrent quand son concierge m'eût dit qu'il était chez lui toujours disposé à recevoir ceux qui le demandaient, et mes craintes, enfin, s'évanouirent lorsque j'eus revu cet homme si simple et si élevé, et que sa bouche bienveillante eût, sans hésitation, prononcé mon nom; il était absolument surprenant qu'il ne l'eût pas oublié. Tel est le type parfait de l'homme de bien, qu'il sera toujours reconnu, parce qu'il sera toujours le même; toujours accessible, toujours maître de lui et toujours supérieur:
«... servetur ad imum
Qualis ab incœpto, et sibi constet!»
À mesure que j'expliquais le motif de ma visite, la physionomie de M. de Chabrol passait de la surprise au mécontentement, et, enfin, à une sorte d'indignation, «Ça ne saurait être ainsi, me dit-il dès que j'eus fini; on ne peut se jouer de la sorte ni de moi, ni surtout de vous. Ce qui me reste d'influence va y être employé, et tout de suite. Mais il faut donner à tout ceci une tournure officielle; ainsi approchez-vous de cette table et, sur-le-champ, écrivez-moi le résumé de ce que vous venez de me dire!»
Je me mis à l'œuvre, et ce brave homme, qui s'animait de plus en plus par la haine de l'injustice, s'était également assis près de la même table, et comme il savait d'avance quel allait être le contenu de ma lettre, il s'était mis à tracer les deux suivantes, dignes d'être conservées comme monuments de bienveillance et d'équité. La première était à mon adresse, l'autre à celle de M. de Rigny; mais il me fut permis d'en prendre copie avant qu'elle fût cachetée.
«J'ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et je m'empresse d'y répondre.
C'est avec plaisir que je déclare que lorsque vous me demandâtes à quitter les fonctions de sous-gouverneur du Collège d'Angoulême pour prendre du service à la mer, je n'eus, en vous ordonnant de continuer vos fonctions, d'autre but que de faire tourner au profit de l'établissement des services que je considérais comme fort distingués et fort importants. Ce fut, même, pour vous dédommager d'un commandement à la mer, que je trouvai juste de faire assimiler vos services du Collège Royal de Marine à ceux de la mer.
Au surplus, ceci est une affaire de bonne foi qui ne peut être interprétée contre un officier qui, en obéissant, doit trouver toute garantie dans les ordres qu'il reçoit et dans les dépêches qui émanent du Ministère; et si le portefeuille de la Marine était resté, quelque temps encore, entre mes mains, j'aurais prié le roi de vous récompenser par le grade de capitaine de vaisseau, du sacrifice que j'exigeais de vous. Agréez, etc.»
«Monsieur le Ministre, j'ai reçu, aujourd'hui, une réclamation de M. de Bonnefoux relative à ses services à Angoulême. Il est certain qu'en imposant à cet officier, qui demandait à aller à la mer, l'obligation de continuer ses fonctions au Collège de la Marine, j'entendis, en le plaçant dans le régime de l'ordonnance du 4 août 1824, que ses services seraient assimilés à ceux de la mer pour son avancement, et les ordres qu'il reçut n'avaient que ce juste but. Je recommande donc ce capitaine de frégate à votre justice, et je lui réponds dans le sens de la présente lettre. J'ai l'honneur, etc.»
J'adressai une nouvelle pétition à M. de Rigny, et je ne manquai pas d'y insérer une copie de la première de ces deux lettres, la seconde lui fut envoyée par M. de Chabrol. Il se passa quelques jours sans que j'entendisse parler de la suite de cette affaire; un billet, cependant, de M. de Chabrol m'arriva; sur son invitation, je me rendis chez lui et j'appris que M. de Rigny ne lui avait pas répondu par écrit, mais qu'ayant été rencontré par lui à la Chambre des Pairs et interrogé à cet égard, il lui avait répondu qu'il trouvait plus convenable d'en causer avec lui, à la première occasion, que d'en faire l'objet d'une correspondance; mais qu'au résumé, les choses étaient trop avancées pour qu'il crût qu'il existât un remède possible. M. de Chabrol qui pensait qu'il n'était jamais trop tard pour réparer une injustice, lui dit qu'il ne pouvait être de cet avis, et qu'il croyait devoir l'avertir que si la loi ne consacrait pas mes services et ceux des officiers qui étaient dans des positions analogues à la mienne, il y proposerait un amendement quand elle serait discutée à la Chambre des Pairs; qu'il avait tout lieu d'espérer que cet amendement serait adopté, qu'alors la loi reviendrait à la Chambre des députés, et qu'il était bien préférable d'introduire aussitôt cet amendement.
Après avoir discuté le fait assez longuement, mon protecteur ne changea pas d'avis, et cet avis prévalut. Il fut donc convenu qu'un des députés, à qui j'avais déjà parlé, présenterait l'amendement lors de la discussion de la loi, et que M. de Rigny ne le combattrait pas. Ce fut effectivement la tournure que cette affaire prit. La disposition convenue et rédigée par moi fut proposée aux votes de la Chambre, adoptée par elle, insérée dans la loi comme un de ses articles; mes droits furent reconnus, garantis; je fus placé sur la liste des officiers qui avaient rempli les conditions voulues pour changer de grade; et j'eus la satisfaction, non seulement de rentrer dans ces droits, mais encore d'y rentrer par l'appui persévérant de l'honnête homme qui épousa ma cause, comme si elle lui eût été personnelle, et dont je ne pus trop admirer la droiture et l'équité.
Il ne fallait pourtant rien moins que le succès pour compenser toutes les démarches, courses, lettres, visites, explications, écrits que cette affaire nécessita; enfin, je réussis et je me consolai de tout; mais il est réellement difficile d'être plus tiraillé, ballotté, contrarié que je ne l'avais été pendant cette affaire et, en général, depuis deux ans.
Il ne suffisait pas, cependant, que mes droits fussent reconnus et que je fusse placé sur la liste des officiers qui avaient rempli les conditions; car, pour profiter de cet avantage, il fallait de la place, ou des vacances dans le cadre des capitaines de vaisseau; et comme, en outre, toutes les nominations à ce grade sont au choix du roi et aucune à l'ancienneté, et que je n'étais pas du nombre des favorisés, il y avait tout lieu de penser, que je n'avais, au moins pour bien longtemps, obtenu qu'un avantage chimérique.
Le ministre de la Marine avait, en effet, cédé aux Chambres sur tous les points; et, sous prétexte qu'il y avait plus d'officiers en activité qu'il n'était rigoureusement nécessaire pour le service de paix, les capitaines de vaisseau avaient été réduits de 110 à 70, et les capitaines de frégate de 130 à ce même nombre de 70. Rien n'est funeste comme ces mesures violentes qui font placer à la retraite, avant le temps, des officiers pleins de zèle et d'ardeur qui ont bien servi; rien n'est mal calculé comme de limiter les cadres aux besoins stricts du service, tandis qu'il est si évident qu'il faut laisser de l'espérance à ceux qui peuvent se distinguer, et que l'émulation ne s'entretient qu'autant qu'elle a le véhicule de la récompense et de l'avancement.
Aucun ministre, jusque-là, n'avait autant transigé avec les Chambres; tous avaient, à la tribune, soutenu les intérêts du corps; aussi, la marine entière s'étonna-t-elle de voir celui d'entre eux qui, jusque-là, avait eu, depuis la chute de l'empire, le plus de relations avec les officiers de l'arme, prouver, par une série de mesures fatales, que le ministère n'était pour lui qu'une affaire de calcul et d'ambition. Plus tard, effectivement, il passa au ministère des Affaires étrangères, celui de tous dont le rôle est le plus difficile à soutenir devant les Chambres, et où il se montra peu à la hauteur d'un poste si brillant.
Mais pour en revenir à ce qui me concernait, j'avais réussi; et il me restait à ne pas désespérer que quelque circonstance avantageuse se présentât dans la suite des temps.
Après l'issue des négociations que le consciencieux appui de M. de Chabrol rendit si heureuses, j'appris que l'officier qui était chargé des examens pour les capitaines de la Marine marchande dans la tournée du Nord venait, comme tant d'autres, de subir une retraite prématurée. Je fus invité à demander à le remplacer, je fus nommé et je fis cette tournée; mais, à mon retour, voyant dans les journaux que celui qui examinait dans le Midi avait, après sa tournée, obtenu le commandement d'un bâtiment destiné à prendre la mer, je fis connaître mon désir d'être rétabli dans cette tournée qui était celle que j'avais faite en 1830, et ayant été agréé, je me retrouvai en possession de ces charmants voyages que j'ai, périodiquement, continués tous les ans, aux mêmes époques, aux mêmes lieux, jusque et y compris 1835.
J'étais vraiment heureux et de mes séjours à Paris et de mes travaux aux commissions du ministère, et de mes fonctions elles-mêmes, qui me faisaient si bien accueillir dans les beaux ports que je visitais toujours avec un plaisir nouveau. Là, je m'efforçais de concilier mes devoirs avec la bienveillance, d'obtenir, par la douceur ou par des questions convenablement posées, la conviction du savoir de mes candidats; de les interroger comme un marin qui en veut mettre d'autres à même de prouver qu'ils connaissent le métier, de forcer ceux mêmes que j'étais obligé de refuser à convenir qu'à eux seuls en était la faute; enfin, de donner à mes examens une tournure propre à éclairer la partie capable de l'auditoire sur la force des examinés, ainsi qu'à propager, chez l'autre partie, la connaissance des bonnes doctrines, des solutions satisfaisantes, et à déraciner les routines, les préjugés qui entravent les progrès de l'art naval.
Je sentis, en outre, la nécessité de ramener tous les idiomes maritimes de nos ports divers à un même étendard grammatical, d'adopter des définitions précises, de signaler les locutions vicieuses; et c'est dans ces mêmes tournées que j'exécutai le projet de composer un Dictionnaire de marine abrégé[204], que, cependant, j'enrichis d'une grande quantité de mots nouveaux ou bien oubliés jusqu'alors; et qui, à cet avantage, joignit celui de ne toucher qu'aux définitions; de faire connaître, entre plusieurs mots de signification pareille, celui qui était le plus accrédité, le plus correct; d'élaguer, enfin, tout ce qui tient aux traités, ou qui est trop variable de sa nature, pour figurer dans un livre aussi positif qu'un dictionnaire. Les noms des machines à vapeur furent aussi introduits dans mon livre[205], ainsi qu'une traduction en anglais et en espagnol, des termes principaux qui se rattachent à la Marine.
Ces tournées me valurent, enfin, une marque souverainement flatteuse d'estime de quelques-uns de mes compatriotes de l'Hérault.
Peu après les dernières élections pour la Chambre des députés, je me trouvais dans ce département, où, pour s'opposer à un candidat que la majorité ne voulait pas porter, on en nomma un qui accepta seulement par déférence pour l'opinion publique. On en parlait devant moi, lorsqu'un des assistants s'étonna que l'idée ne fût venue à personne de faire choix de moi; d'autres répondirent qu'on y avait pensé, mais que la date du jour des élections était alors trop rapprochée pour qu'on eût le temps de m'écrire à Paris, afin de savoir si je payais le cens. On m'engagea à m'expliquer sur ce point et le premier des assistants, qui avait le plus contribué à faire nommer le député actuel, annonça son dessein, auquel les autres assistants promirent de s'associer, de m'honorer de son suffrage ainsi que de ceux dont il pourrait disposer. Les élections reviendront dans deux ou trois ans; mais mon zélé partisan est mort depuis cette époque, mais l'interruption de mes tournées doit refroidir les esprits; mais enfin, je ne suis plus en règle pour le cens, car ma belle-mère et moi, nous payons, en moins, une assez bonne somme d'impôts, depuis que nous avons quitté nos appartements de Paris, elle pour se retirer à Orly, et moi pour habiter Brest. Une perspective si honorable est donc probablement perdue; mais il m'en restera un excellent souvenir.
De bien gaies, de bien douces, de bien belles années se passèrent ainsi; toutefois, la fin en fut attristée par une banqueroute qui, en nous faisant perdre moitié sur une somme assez considérable, nous enleva cette portion de nos rentes d'où nous tenions le superflu qui rendait notre existence si agréable à Paris.
Depuis assez longtemps, les bureaux m'avaient assuré que le commandant de l'École navale ne désirant pas y prolonger son séjour au-delà de l'année 1835, ils s'étaient promis de me proposer au ministre pour lui succéder; je m'occupais peu de ce projet, parce que je pensais que la détermination de quitter un si beau poste ne s'effectuerait pas avant 1836, et qu'à cette époque j'aurais les douze ans de grade requis pour mon maximum de retraite, mais les choses étaient changées, et je résolus de me mettre sérieusement en avant pour ce commandement s'il venait à vaquer, ou pour tout autre qui pourrait se présenter.
Avant d'aller plus loin, je dois déclarer que, s'il est une chose au monde que je déteste cordialement comme antipathique à mon caractère, c'est le rôle, ou seulement l'apparence du rôle de solliciteur; ainsi, j'avais bien voulu habiter Paris, mais j'aurais été désolé que l'on pût croire que c'était pour demander, intriguer ou me pousser. J'avais donc pris la résolution de me tenir à l'écart ou hors du contact privé de toute autorité; et, tout en paraissant dans les bureaux ou dans le cabinet du ministre, quand mon devoir m'en imposait la nécessité comme examinateur ou comme membre rapporteur ou président de quelque commission, je m'abstins, pendant ma longue résidence à Paris, de me montrer une seule fois dans les salons, soit du ministre, soit des officiers généraux qui avaient l'habitude de recevoir. Je ne changeai pas de manière d'agir en présentant mes demandes, je les formulai avec insistance, mais avec dignité; je les appuyai de ma personne ainsi que du suffrage de quelques dignes amis; mais je ne pénétrai ni dans les maisons, ni dans les rendez-vous de l'intrigue, et je m'en rapportai tout à fait à la bonté de ma cause et à l'équité.
Ce fut alors que, connu de quelques capitalistes intéressés dans une entreprise industrielle, je reçus la proposition d'accepter la direction de la compagnie, avec avantages satisfaisants; on voulait même me nommer sur-le-champ: c'était une fausse démarche, car je dépendais du ministère qui pouvait ne pas y consentir. Espérant, toutefois, qu'il ne s'y opposerait pas, je priai ces Messieurs de m'écrire pour me faire une offre officielle, et je leur dis que cette lettre me suffirait pour agir auprès du ministre. Cet avis étant adopté, une lettre signée par l'unanimité des intéressés me fut adressée; j'allai prier le ministre de me permettre d'accepter; et, comme nous étions en 1835, et que mes douze ans de grade n'expiraient qu'en 1836, de m'accorder, pendant cet intervalle, un congé avec demi-solde ou même sans solde. L'affaire traîna quelques jours pendant lesquels on me donnait des espérances; mais des informations étant venues du ministère de la Guerre, où l'on en avait pris pour savoir s'il existait des cas analogues, ces informations détruisirent ces espérances, et ma demande fut rejetée. J'en fus contrarié, car cette occupation me plaisait: c'était, pour mes vieux jours, une position douce, de l'activité sans fatigue, une installation fixe, et je restais à Paris.
Je revins alors à mes demandes d'embarquement; mais le commandant de l'École navale faisant, réellement, connaître qu'il désirait être remplacé, je fus nommé à ce commandement, et l'amiral Duperré, qui était ministre, eut la bonté de me dire que j'aurais pu me dispenser d'en faire la demande, car ni lui ni personne dans les bureaux ne pensait à un autre choix. Le grade de capitaine de vaisseau vint en même temps, et naturellement, je pensai à M. de Chabrol de qui je le tenais en quelque sorte; aussi, lui écrivis-je pour lui faire connaître ma nomination et pour lui renouveler tous mes sentiments de reconnaissance. Lors de la publication de mon dictionnaire, j'avais également saisi cette occasion de lui adresser une lettre qui accompagnait un exemplaire de cet ouvrage dont je le priais de vouloir bien accepter l'hommage. En cette circonstance, je lui parlai, non seulement de mon dévouement à sa personne, mais encore de mon respect pour son administration comme ministre de la Marine, pendant laquelle les intérêts de l'arme avaient été soutenus avec chaleur, la justice universellement observée, et plusieurs mesures très utiles introduites. C'était l'expression de la vérité, et le cri de la gratitude.
Une année presque entière s'est écoulée depuis que j'ai été nommé au commandement que j'occupe, et j'ai eu bien des embarras de service, de voyage, d'emménagement, d'affaires, de déplacements.
Mais tout est fini, l'École va bien, nous sommes bien casés; il n'y a donc plus rien à désirer, si ce n'est que cet état de choses continue; et, surtout, que les inquiétudes que je ne puis m'empêcher d'avoir sur ton admission[206], soient entièrement dissipées. Ceci s'éclaircira bientôt, et j'attends, je t'assure, cette solution avec bien de l'impatience.
Ma tâche, alors, serait finie, mon cher fils, car tu seras bientôt majeur, et tu connais toute ma vie. Puissent mes récits contribuer à te donner quelque expérience, et à graver dans ton âme l'amour du bien, le dévouement à tes devoirs ainsi qu'à ton pays que tu es destiné à servir de ton épée, l'attachement à la famille, et le besoin de te distinguer!
C'est par là que tu marcheras ferme dans le sentier de l'honneur, et que tu parviendras à la fin de ta carrière avec l'estime de toi-même et celle des honnêtes gens.
VIE DE MON COUSIN C. DE BONNEFOUX
ANCIEN PRÉFET MARITIME[207]
CHAPITRE PREMIER
CARRIÈRE DU BARON DE BONNEFOUX JUSQU'EN 1803
Sommaire: Origine du baron Casimir de Bonnefoux.—Son éducation, sa personne.—Entrée dans la marine.—La guerre de l'Indépendance d'Amérique.—La frégate la Fée.—Campagnes postérieures.—La Révolution.—Émigration des frères de M. de Bonnefoux.—Son incarcération à Brest.—Il est promu capitaine de vaisseau, puis chef de division.—L'amiral Morard de Galle.—Le vaisseau le Terrible.—Séjour de plusieurs années à Marmande.—Voyage à Paris en vue de faire rayer un ami de la liste des émigrés.—L'amiral Bruix, ministre de la Marine.—M. de Bonnefoux est nommé adjudant général du port de Brest.—Son œuvre.—Armement de l'escadre de l'amiral Bruix.—Histoire du vaisseau la Convention, armé en soixante-douze heures.—Le Consulat.—L'organisation des préfectures maritimes.—M. de Caffarelli.—Démarches faites par M. de Bonnefoux pour quitter la marine.—Refus de sa démission par le Premier Consul.—Paroles qu'il prononce à cette occasion.—M. de Bonnefoux est nommé au commandement du vaisseau le Batave.—Offres obligeantes du préfet de Caffarelli.—L'inspection générale des côtes de la Méditerranée donnée à M. de Bonnefoux.
M. le baron Casimir de Bonnefoux[208] fit ses études au Collège de Louis-le-Grand; il en sortit pour embrasser la profession de marin, où l'on franchissait alors les premiers grades avec assez de rapidité. Il était né en 1761[209], d'une famille de l'Agenais, toute adonnée aux armes depuis le XIVe siècle, et dont l'illustration militaire remonte jusqu'au règne du roi Jean. À partir de cette époque, et sans exception, les Bonnefoux ont constamment servi de leur épée, et depuis l'institution de l'Ordre de Saint-Louis, tous en avaient reçu la décoration, destinée, comme celle de la Légion d'honneur, à servir de véhicule aux grandes actions, mais plus spécialement à récompenser les services guerriers.
Ce jeune officier apporta dans le monde une figure où la santé, la fraîcheur, la finesse et la gaieté s'étaient réunies avec un charme inexprimable. Des contrastes rares s'y faisaient remarquer: ainsi, l'on y voyait une extrême vivacité, et des traits qui eussent fort bien caractérisé la physionomie la moins mobile. La bonté, le désir de plaire, le besoin même d'obliger en étaient l'expression dominante, et nul, cependant, n'eut, à l'occasion, plus de sévérité dans le regard, plus de fermeté dans la manifestation du commandement, plus de force dans cette parole, tout à l'heure si douce et si aimable. Il a conservé des dehors aussi remarquables jusqu'à l'âge le plus avancé. La beauté, selon Platon, est un des plus grands avantages que la nature puisse nous accorder; il en est peu, cependant, dont on doive moins se glorifier. Cet avantage, que M. de Bonnefoux semblait ignorer, contribua sans doute à prévenir bien des personnes en sa faveur, mais s'il gagna toujours le cœur de ses camarades, de ses chefs, ou de ses subordonnés, ce fut aussi par ses qualités morales.
Ses débuts dans la marine[210] eurent lieu à l'époque où Louis XVI avait donné à nos flottes une attitude redoutable, qu'il eût été dans l'intérêt de la France de maintenir dans une jalouse intégrité. Il se trouva lié, dès sa jeunesse, avec les Bruix, les de Crès[211], et autres esprits vigoureux qui semblaient prévoir leur future élévation et qui s'y préparaient par tous les moyens que leur offraient l'étude, la pratique et le travail. Il fit la guerre de l'Indépendance des États-Unis sur la frégate la Fée[212], renommée par les beaux combats qu'elle livra sous le commandement du capitaine Boubée, dont la valeur tenait du prodige, et dont la modestie égalait la valeur.
La paix vint ensuite rendre le calme au monde; mais M. de Bonnefoux continua à s'exercer aux difficultés de son état dans les Antilles, où il commanda un brig de guerre[213]; et il y avait sept ans qu'il n'avait interrompu ses voyages, lorsque, rentrant en France, il trouva la monarchie renversée et les esprits en délire. Il apprit, en même temps, que ses trois frères, ainsi que plusieurs autres officiers d'infanterie du même nom, avaient tous émigré, et qu'un de ses frères avait péri pendant l'émigration; ces faits étaient plus que suffisants pour éveiller la farouche susceptibilité du gouvernement de la Terreur qui prévalait alors. Il fut incarcéré à Brest; son procès fut commencé par les tribunaux révolutionnaires, et, sans la chute de Robespierre, il aurait probablement porté sa tête sur l'échafaud.
Cependant, l'horreur de cette captivité, la tristesse de ces sombres lieux avaient été adoucies par le tour ingénieux de ses saillies, ainsi que par l'enjouement invincible de son humeur.
Ces malheureux prisonniers parvinrent ainsi à braver leurs tyrans; ils leur montrèrent la plus imposante fermeté, et s'ils attendirent leur sort avec la résignation la plus gaie, ce fut certainement à l'impulsion que donna leur nouveau compagnon d'infortune, et à l'ascendant que parvinrent à acquérir et sa jeune philosophie et son esprit entraînant.
Peu après sa mise en liberté, il fut successivement nommé capitaine de vaisseau, chef de division[214], et il eut plusieurs commandements, notamment celui du vaisseau à trois ponts le Terrible[215] qui prit la mer portant le pavillon du vice-amiral Morard de Galle[216]. L'esprit d'insubordination, excité par de folles idées d'égalité absolue, agitait alors toutes les têtes; et les casernes, les vaisseaux présentaient souvent le spectacle de la révolte. Le vice-amiral Thévenard[217] qui commandait à Brest, ne se crut jamais aussi certain de réprimer les émeutes, que lorsque M. de Bonnefoux était présent, et, à la mer, rien de sérieux n'éclata jamais à bord du Terrible, grâce à un regard d'autorité qu'on n'osait méconnaître, et qui était soutenu par une fermeté, par un ton de supériorité d'éducation qui seront toujours l'arme la plus sûre d'un officier contre la désobéissance.
Cependant les temps s'adoucirent, M. de Bonnefoux obtint de pouvoir se rendre dans sa famille, et, pensant aux circonstances désastreuses qui avaient porté ses frères et ses parents dans les rangs étrangers, il voulut renoncer au service, il espéra qu'on l'oublierait chez lui, et il y goûta, pendant quelques années, les douceurs d'un vrai repos.
Mais une occasion imprévue l'appela à Paris; il s'agissait de faire rayer de la liste des émigrés un de ses amis d'enfance, qui avait tout bravé pour venir incognito dans sa famille.
Les démarches de l'amitié, l'activité du solliciteur, ses manières séduisantes furent suivies du succès; cependant, il avait trouvé au ministère de la Marine, M. de Bruix qui, sentant tout ce que son administration pouvait espérer du concours de son ancien camarade, usa de toute son influence pour le rattacher au service. Toutefois, ayant à combattre ses scrupules, relatifs à l'émigration de ses frères, le ministre ne put le décider à accepter ses offres, qu'en lui promettant de ne l'employer que dans les arsenaux, et il le nomma adjudant général du même vice-amiral Morard de Galle dont il avait été capitaine de pavillon[218], et qui, courbé sous le poids d'un grand âge, avait besoin d'un bras énergique pour faire respecter son autorité dans le port de Brest, qu'il commandait.
Presque tous les officiers de l'ancienne marine si formidable de Louis XVI avaient émigré; ils avaient été remplacés, d'une manière improvisée, par des hommes, qu'à de très honorables exceptions près, tout excluait de si brillantes destinées, et qui n'avaient rien de ces liens de corps, de ces sentiments élevés, de cette instruction solide, sans lesquels on prétendrait en vain l'emporter sur les marins anglais. Ces causes avaient principalement occasionné les revers de notre marine pendant la guerre de notre révolution. M. de Bonnefoux le savait; aussi, tous ses soins se portèrent à établir à Brest un véritable aspect militaire, un ordre réparateur, et principalement à encourager les jeunes gens qui s'y précipitaient alors pour se rendre dignes de remplacer les anciens officiers, et qui, depuis, ont paru avec tant de distinction sur tous les points du globe où se montre notre pavillon.
Tous se souviennent encore, avec attendrissement, des bontés de l'adjudant général du port de Brest, de ces jours éloignés et des marques d'intérêt qu'alors ou plus tard, il sut trouver les moyens de leur témoigner[219].
Ce fut en 1799 que le ministre Bruix, destiné à commander une armée navale de vingt-cinq vaisseaux de ligne et nombre de frégates ou corvettes, arriva à Brest avec de pleins pouvoirs. Il avait compté sur le zèle de son ami; sa confiance ne fut pas trompée, car les vaisseaux étaient prêts et bien approvisionnés. Il allait parcourir la Méditerranée, porter des secours à Moreau près de Savone; ramener l'armée navale espagnole de Cadix à Brest, et l'on sait avec quels talents militaires et diplomatiques il accomplit cette haute mission, qui assura à la France l'alliance du roi d'Espagne[220].
Il fallait à l'amiral Bruix un chef d'état-major habile; il s'en ouvrit à M. de Bonnefoux, et il lui offrit le grade de contre-amiral; mais il ne put surmonter ses mêmes scrupules, «et, d'ailleurs, lui répondit celui-ci, la mer est un théâtre qu'on ne doit jamais quitter sous peine de se trouver bientôt au-dessous de soi-même; et depuis trop longtemps j'ai cru devoir y renoncer».
Le ministre amiral fut plus heureux pour l'armement du vaisseau la Convention: il le vit à peine radoubé dans un des bassins du port, et il regretta de ne l'avoir pas désigné pour être adjoint à son armée. «Pourquoi des regrets, lui dit M. de Bonnefoux, si tu le veux, tu l'auras». «Mais je dois partir sous trois jours.» «Tu l'auras, te dis-je, commande et il sera prêt.» L'amiral donna l'ordre avec l'air du doute, et cet ordre fut exécuté: avant soixante-douze heures, le vaisseau était en pleine mer! De nos jours, dans un état prospère, cette opération tiendrait du prodige; qu'était-elle donc dans ces temps de dénuement presque absolu de munitions, de matelots, d'argent et d'officiers; et, pour que tout fût vraiment extraordinaire dans cet armement précipité, ce vaisseau étonna tous les autres par la supériorité de sa marche.
Mais nous arrivions à ces jours où le deuil profond de la France commençait à se dissiper. Le premier consul encourageait, accueillait tous les projets d'amélioration publique; il lui en fut présenté un bien remarquable pour le département de la marine: celui de l'organisation des préfectures maritimes. M. de Caffarelli[221], lieutenant de vaisseau de l'ancienne marine royale, frère de l'intrépide général de ce nom, qui avait succombé si glorieusement sur les bords du Nil, et devenu conseiller d'État, fut l'heureux auteur de ce plan d'ordre, de force et d'économie. Il en fut noblement récompensé; en effet, on présuma que celui qui avait si bien conçu le système l'exécuterait le mieux; et il fut nommé préfet maritime de l'arrondissement qui renfermait le port de Brest dans ses limites étendues.
Cette création admettait, en second, des chefs militaires ou d'état-major et l'on conjectura dans les ports que le Gouvernement penserait à M. de Bonnefoux, mais sa famille, son père, très âgé, l'appelaient auprès d'eux, il se prononça donc clairement sur les bruits qui coururent de sa nomination, il autorisa un de ses amis à se mettre en ligne sans craindre de traverser ses vues; et, quand ce service fut mis en vigueur, il cessa ses fonctions d'adjudant général, et il fit des démarches pour quitter la marine.
Bonaparte ne voulut pas statuer légèrement à son égard, il demanda un rapport sur son compte, et lorsqu'il eut parcouru ce rapport, il répondit qu'il ne voulait pas entendre parler de cette démission: «Donnez à cet officier, dit-il, le commandement du vaisseau le Batave où sera placé le dépôt des élèves de la Marine, qu'il veille sur cette précieuse pépinière, et bientôt nous verrons!»
Le préfet Caffarelli lui annonça cette décision invariable et lui dit obligeamment que son vaisseau ne pourrait l'occuper tout entier, qu'il avait besoin de ses conseils, que pour en profiter plus souvent, il lui faisait préparer un appartement dans son hôtel, et qu'il serait très contrarié s'il était refusé. Le nouveau préfet apporta dans ses fonctions difficiles sa profondeur de vues accoutumée; le port de Brest gagna considérablement par son crédit ou par les soins qu'il lui donna, et s'il arriva que, dans le début, quelques derniers efforts de troubles furent encore tentés par les fauteurs de l'anarchie, la répression fut si absolue et si dédaigneuse qu'on ne les vit plus se renouveler.
Le premier consul n'oublia pas sa promesse: l'inspection générale des côtes de la Méditerranée fut donnée à M. de Bonnefoux[222], qui entra dans les détails les plus minutieux. Le compte écrit qu'il rendit de sa longue mission jeta une grande lumière sur des faits importants, ainsi que beaucoup d'éclat sur la capacité de celui qui l'avait rédigé.
CHAPITRE II
M. DE BONNEFOUX, PRÉFET MARITIME DE BOULOGNE
Sommaire:—La paix d'Amiens.—Reprise des hostilités.—L'empire.—le chef-lieu du premier arrondissement maritime transporté de Dunkerque à Boulogne.—M. de Bonnefoux préfet maritime du premier arrondissement.—Projets de débarquement en Angleterre.—La flottille.—Activité de M. de Bonnefoux.—Son aide de camp, le lieutenant de vaisseau Duperré.—Anecdote relative à l'amiral Bruix.—Gouvion-Saint-Cyr.—M. de Bonnefoux nommé d'abord officier de la Légion d'honneur est plus tard créé baron.—Les Anglais tentent d'incendier la flottille.—Leur échec.—Le préfet maritime favorise l'armement de corsaires.—Insinuations du ministre de Crès.—Napoléon et la Marine.—Abandon progressif de la flottille de Boulogne.—M. de Bonnefoux passe du Ier au Ve arrondissement maritime.—Regrets qu'il laisse à Boulogne.—Vote unanime du Conseil municipal de cette ville.
La guerre maritime avait cessé, l'Europe avait profité des courts moments de paix qui s'ensuivirent pour observer le premier consul, et Pitt s'était retiré; mais ce devait être pour reparaître bientôt à la tête des affaires, où il se maintint jusqu'à sa mort, en faisant à son ennemi une guerre d'extermination dont il légua la continuation au cabinet qui lui succéda, et qui suivit les mêmes errements.
Je ne contesterai ni les talents, ni la persévérance de l'illustre fils du célèbre Lord Chatham et je ne scruterai pas si les subsides dont, pendant plus de vingt ans, sa politique greva son pays, si l'accroissement monstrueux de la dette publique en Angleterre, furent en accord avec les avantages que cet empire retira de cette lutte opiniâtre. Quelle qu'ait été toutefois la hauteur des conceptions du ministre britannique, on ne contestera pas, non plus, que le refus de la reddition de Malte, au mépris de la lettre des traités, et que les préliminaires de la guerre de 1803, n'aient été des actes portant le cachet de la jalousie, de la haine et de cette mauvaise foi alors si familière au gouvernement des Trois-Royaumes. Bonaparte était trop habile pour ne pas présenter ces faits avec tout l'avantage qui convenait à sa position; aussi, selon le système qu'il a toujours suivi, de parler plus à l'imagination qu'au cœur des Français, il conçut l'idée d'un projet de descente en Angleterre, et il le fit goûter par la nation. Il ne conduisit pas, il est vrai, ce projet jusqu'à sa dernière période, mais dans les préparatifs formidables qu'il dut faire, il trouva tout formés, des éléments de batailles qu'il ne tarda pas à employer pour seconder l'essor de son génie ambitieux. Bientôt il se crut indispensable à la sécurité, à la gloire de la patrie; il osa tout, et il se fit proclamer empereur.
Le point central choisi pour l'armement, fut Boulogne qui devint, au lieu de Dunkerque, le chef-lieu du premier arrondissement maritime, et, cette préfecture venant à être sans chef, l'empereur n'hésita pas à y nommer M. de Bonnefoux[223]. C'est alors qu'on vit celui-ci, animé d'une activité prodigieuse, consacrer tous ses moments à la construction, à l'armement, à l'approvisionnement des milliers de petits bâtiments de cette flottille. On sait qu'une médaille fut frappée en 1804 à l'occasion de cette construction[224]. Dans cette multiplicité infinie de travaux, les ressources de son esprit ne l'abandonnèrent jamais: il étonnait par sa facilité à aplanir les difficultés; il méditait comme un administrateur consommé; il exécutait, comme un vrai militaire, adoré de ses subordonnés; il surveillait comme un inspecteur intéressé, et, s'il sortait de son hôtel ou de ses bureaux, c'était sans faire acception de jour, de nuit, de beau ou de mauvais temps, et pour paraître à l'improviste au milieu des travaux, ou sur divers points de son commandement. Chacun s'observait; nul ne respirait que son zèle et son esprit; ses aides de camp étaient des sentinelles vigilantes[225]; mais sa présence loin d'être redoutée, était partout regardée comme un bienfait et comme une récompense. Il revit à Boulogne son ami Bruix qui devait commander la flottille pendant la descente, et qui pouvait compter sur le dévouement de tout le personnel de la marine, rassemblé, pour ainsi dire, dans cet arrondissement. Il y vit son ancien camarade de collège, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, ainsi que ses vaillants collègues Soult, Ney, et la plupart des officiers généraux les plus distingués des armées de terre et de mer; il captiva leurs suffrages, il obtint leur estime et leur amitié[226]. L'empereur Napoléon qui vint aussi à Boulogne, ratifia tant de louanges, par des éloges qu'il n'accordait qu'au vrai mérite. Il avait nommé le préfet maritime, officier de la Légion d'honneur[227]. Il le créa baron[228], et ainsi M. de Bonnefoux obtint, par lui-même, ce titre que, plus tard et dans un temps plus paisible, la naissance devait lui donner après la mort de son frère aîné.
Vers cette époque, Boulogne et la flottille furent attaquées par les Anglais armés de fusées et de machines flottantes incendiaires; mais l'on était sur ses gardes, et cette entreprise audacieuse fut repoussée avec sang-froid et tourna à la confusion complète de l'ennemi. Ces fusées, ces machines qui sont si peu dans les mœurs guerrières du temps, et que les Anglais semblent beaucoup affectionner, coûtèrent des sommes considérables à leur gouvernement; et si elles pénétrèrent à Boulogne, ce ne fut pas comme l'avait entendu le ministère britannique; mais seulement pour faire le sujet de tableaux destinés à servir d'ornement et de trophée aux galeries de la Préfecture.
Le préfet maritime adopta, contre cette agression, des représailles plus nobles et plus efficaces, car il avait compris, avec tous les bons esprits, que l'expédition de corsaires contre la marine marchande des Anglais leur serait très funeste, et il donna à ces armements l'appui le plus prononcé[229]. On ne connaissait pas alors ce que, sans doute, nous verrons en France à l'avenir: d'inexpugnables garde-côtes à vapeur; invention de première importance, puisqu'elle peut devenir le boulevard assuré du faible, en rendant impossibles les orgueilleux blocus si fréquents pendant la dernière guerre, et en garantissant la rentrée des croiseurs, dans les ports désormais protégés par ces batteries flottantes. Le crédit du préfet maritime ou ses encouragements, donnèrent à ces équipements une grande étendue et des succès multipliés les accompagnèrent presque toujours.
Ce système, s'il eût été suivi en France sur la plus grande échelle, y aurait sans doute produit d'incalculables résultats. Un corsaire pris était remplacé par dix corsaires que la témérité française précipitait hors de nos ports de la Manche.
Des actions glorieuses, des prises opulentes se succédaient et se renouvelaient sans cesse; et cette activité, ces combats, ces richesses, ces fêtes splendides où les familles notables de la ville étaient toujours appelées, tout fixait les regards sur M. de Bonnefoux, tout était rapporté à ce chef, en qui se concentraient les plus chères affections des Boulonnais.
Personnellement, d'ailleurs, il vivait avec une frugalité qui ne s'est jamais démentie. «Il faut du luxe dans ma maison, disait-il souvent, parce que mon rang le prescrit, mais je n'en veux ni pour moi, ni sur moi, ni dans mon appartement particulier.» Il maintenait donc la plus rigoureuse économie dans ses dépenses privées ou dans celles des personnes qui lui appartenaient; et il prétendait que les vastes bâtiments, les meubles somptueux n'étaient point pour l'usage et le maître, mais pour la montre et le spectateur. Aussi, il pouvait, à l'occasion, faire face à des dépenses extraordinaires, et, devancer souvent ou satisfaire, par sa générosité, les plaintes discrètes de l'infortuné.
L'histoire nous apprend que l'Angleterre a été conquise toutes les fois que ses ennemis ont pu se développer sur son propre sol. Jules César et plusieurs de ses successeurs, les Saxons et les Danois, Guillaume le Conquérant et Guillaume III, tous ont réussi dans leurs projets d'invasion. Napoléon aurait sans doute rencontré des obstacles plus grands que ceux des guerriers qui avaient exécuté cette hardie entreprise; mais les faits passés donnaient une présomption de succès; et, certainement, la difficulté, en 1804, résidait moins dans la résistance à vaincre sur terre que dans le départ, la traversée, l'atterrage, ou dans la descente elle-même. Pour cette descente, il fallait une forte escadre de protection dans la Manche; les vents, la mer devaient se trouver comme à souhait, et la durée de deux marées, au moins, était nécessaire, car Boulogne et les ports voisins assèchent à moitié marée, ce qui ne laissait pas assez de temps pour la sortie de la première division de la flottille, en une fois.
Aussi, est-ce un problème que j'ai entendu discuter, savoir: si, avec des chances partagées, Napoléon jugeait cette descente possible, et s'il voulait réellement la tenter; ou si, par un appareil formidable, et qui pouvait couvrir d'autres desseins, il entendait seulement porter l'épouvante chez les Anglais, et les amener à la paix par la crainte de ses armes. Il faut le dire, si cette dernière hypothèse était le but de l'empereur, il connaissait peu le caractère personnel de Pitt et des Anglais, et moins encore le génie des institutions de leur pays. Un ministre constitutionnel peut voir le triomphe d'armées ennemies; mais il ne peut être accessible à de telles frayeurs; et tout succombe avant qu'il ait pu faire exécuter une mesure pusillanime. L'opposition, sinon lui, veille attentivement sur ses actes, et elle saurait le redresser ou le supplanter, au premier mouvement de faiblesse qu'il dénoterait.
Il est moins douteux que Napoléon n'a pas cru à l'utilité d'avoir une bonne marine; qu'il a trop dédaigné ce département, et qu'il avait peu de foi en des triomphes où, de sa personne, il ne pouvait prétendre aucune part. Malheur, j'ose le dire, à tout homme d'État, en France qui, pendant la guerre, néglige, suivant les temps, les usages et les progrès des arts, de combattre à outrance les Anglais dans leur marine ou leur commerce, et qui, pendant la paix, ne s'y prépare pas! Napoléon, s'il avait su se contenter des grandes limites que sa puissance avait déjà données à son empire, pouvait, tout en s'y faisant respecter, destiner le superflu de ses ressources à remplir les arsenaux de munitions et de bâtiments; les plus forts auraient été gardés dans les ports pour forcer les Anglais à se tenir, à grands frais, en haleine devant nos rades; et les frégates, les corvettes, les corsaires auraient pris la mer, avec ordre de s'attaquer spécialement à la marine marchande ennemie.
S'il eût donc apprécié l'utilité des forces navales, s'il n'eût, surtout, découragé Fulton, qui vint en France s'offrir à lui, Napoléon, aidé du génie créateur de cet admirable mécanicien, aurait pu opérer, de son temps, le changement, désormais inévitable, de l'état de la guerre maritime, réduire à la nullité, peut-être, les flottes de l'Angleterre, et effectuer, pour ainsi dire à coup sûr, avec des bâtiments à vapeur, cette descente qui était presque chimérique avec des bateaux plats. Alors, il est permis d'ajouter qu'en dictant à Londres même les conditions de la paix, il aurait rétabli, dans le partage des colonies, l'équilibre que nos anciens droits, l'intérêt de notre commerce, l'accroissement de notre population, ne peuvent toujours laisser subsister avec l'inégalité choquante où il se trouve; enfin, mieux que personne, il pouvait venger l'Europe en faisant restituer à leurs légitimes possesseurs, les boulevards tels que Malte, ou Gibraltar, que les Anglais, à la honte des nations, ont usurpés sur toutes les mers, qu'ils ne doivent pas toujours conserver et qui ne peuvent être reconquis que dans le cœur même de leur patrie. Ces succès étaient plus utiles, plus glorieux, plus certains que ceux que Napoléon a recherchés, par lesquels il s'est élevé, il est vrai, au premier rang parmi les guerriers, mais dont les suites lui ont été si fatales, et ont amené la double invasion de l'Europe sur le territoire français.
Cette gloire n'était pas réservée à Napoléon, ni celle plus grande encore, d'établir, au dedans, des institutions que les esprits éclairés préféreront toujours à des conquêtes au dehors. Or, ces institutions, bien mieux que des victoires, auraient servi ses projets de souveraineté, qu'elles seules, si la chose était possible, pouvaient consolider. Ses destinées s'accomplirent donc, cette belle occasion d'affranchir le continent fut perdue; et ces vérités sur la force navale, il fut conduit à les reconnaître plus tard, lorsque dans les jours de son agonie politique à Rochefort, et quelques moments avant de monter sur les vaisseaux anglais qui allaient l'éloigner de la France à jamais, il s'écria avec amertume: «Je n'ai point assez fait pour la marine!» Ce regret, dans un instant si solennel, démontre, sans réplique, l'évidence de ces mêmes vérités.
À la série, sans exemple, de guerres continentales que l'or, la politique et les ruses des Anglais nous suscitèrent, d'abord pour faire diversion à la descente, et ensuite pour effectuer la ruine de leur ennemi, Napoléon répondit par un système inouï d'envahissement qui fit briller nos armes de l'éclat le plus vif, mais qui troubla le monde entier pendant dix ans. Tout à ses projets nouveaux, il abandonna peu à peu la flottille de Boulogne, et elle se trouvait n'être plus qu'un simulacre, quand M. le baron de Bonnefoux, dont les talents demandaient un théâtre plus élevé, fut déplacé et nommé préfet maritime du Ve arrondissement, qui s'étend de l'embouchure de la Loire à celle de l'Adour, et dont le chef-lieu est Rochefort, l'un des grands ports militaires de la France.
Le jour de son départ fut un jour de deuil, ce qui fut prouvé par une déclaration libre, spontanée, unanime et publique du Conseil municipal de la ville de Boulogne; les termes honorables en furent imprimés, répandus à un grand nombre d'exemplaires, et reproduits sur papier, sur soie, et sur le parchemin de féodale mémoire qui redevint, à cette occasion, un titre de noblesse bien flatteur.
CHAPITRE III
LA PRÉFECTURE MARITIME DE ROCHEFORT
Sommaire:—Difficultés que rencontre M. de Bonnefoux pour approvisionner l'escadre de la rade de l'île d'Aix pendant une année de disette.—Le pain de fèves, de pois et de blé d'Espagne.—Réformes apportées dans la mouture du blé et la confection du biscuit de mer.—Mise en état des forts et batteries de l'arrondissement.—Ingénieuse façon d'armer un vaisseau d'une façon très prompte.—M. Hubert, ingénieur des constructions navales.—Projet du fort Boyard.—Le port des Sables d'Olonne.—Le naturaliste Lesson.—Travaux d'assainissement et d'embellissement de Rochefort.—Anecdote sur l'hôtel de la préfecture maritime de Rochefort et M. le comte de Vaudreuil, commandant de la marine sous Louis XVI.—M. de Bonnefoux accomplit un tour de force en faisant prendre la passe de Monmusson au vaisseau de 74 le Regulus, destiné à protéger le commerce de Bordeaux en prenant position dans la Gironde.—Invasion du Midi de la France par le duc de Wellington.—Siège de Bayonne.—Bataille de Toulouse.—Occupation de Bordeaux au nom de Louis XVIII.—Résistance du fort de Blaye.—Le fort du Verdon et le vaisseau le Regulus se font sauter.—Reconnaissances poussées par les troupes ennemies jusques à Etioliers sur la route de Bordeaux à Rochefort.—État d'esprit des populations du Midi.—Le duc d'Angoulême à Bordeaux.—Mise en état de défense de Rochefort.—Le Comité de défense décide la démolition de l'hôpital maritime.—M. de Bonnefoux se refuse à exécuter cette décision et prend tout sur lui.—Propos d'un officier général de l'armée de terre.—Attitude du préfet.—Abdication de l'empereur.—La Restauration.—Députation envoyée au duc d'Angoulême à Bordeaux et à l'amiral anglais Penrose.—L'amiral Neale lève le blocus de Rochefort.—M. de Bonnefoux le reçoit.—Anecdote sur deux alévrammes de vin de Constance.—Visite à Rochefort du duc d'Angoulême, grand amiral de France.—Réception qui lui est faite.—Le duc d'Angoulême reçoit le préfet maritime chevalier de Saint-Louis.—Opinion du duc d'Angoulême sur M. de Bonnefoux.—Son désir de le voir appelé au ministère de la Marine.
M. de Bonnefoux se rendit à Rochefort. Il fut là comme partout, dévoué à ses devoirs, affectueux avec les habitants, accessible à ses subordonnés, obligeant pour tous, grand dans ses manières, toujours la providence des malheureux; et il y acquit, encore, cette sorte de popularité qu'il est difficile de perdre, parce qu'elle est fondée sur l'obligeance, la justice et la fermeté.
Il avait à approvisionner une escadre mouillée à l'embouchure de la Charente, dans les eaux de la rade de l'île d'Aix, et il vainquit bien des difficultés pour y parvenir, pendant une année de disette, où la France, étroitement bloquée par mer, éprouvait le fléau de la famine.
Dans cette crise redoutable, il mangeait, lui-même, pour l'exemple, un pain noir de fèves, de pois et de blé d'Espagne dont le pauvre était obligé de se sustenter: Or, chacun savait qu'il s'imposait sévèrement cette nourriture, et qu'il veillait avec attention à ce que le pain blanc ou mêlé de farine de blé fût banni de sa maison, comme devant être réservé pour les malades, les hôpitaux, les vieillards, les femmes et les enfants.
Les exploits retentissants de nos soldats dans les divers États du continent plongèrent nos côtes des deux mers dans un calme profond; mais, attentif à chercher toutes les occasions du bien, M. le baron de Bonnefoux sut, pourtant, en découvrir quelques-unes, et il s'en empara avec bonheur: il ne prévoyait pas, alors, les difficultés qu'il devait rencontrer, par la suite, dans sa nouvelle préfecture, et à quelles anxiétés il y serait livré: ce fut, cependant, l'épreuve où il puisa ses plus beaux titres de renommée, car, sans ces événements, sans l'intérêt magique qui s'attache au nom de Napoléon éternellement lié à ces mêmes événements, la carrière de M. de Bonnefoux ne serait pas embellie de l'héroïsme qu'il eut à déployer dans une situation sans pareille, et dont il traversa les écueils en n'y sacrifiant que sa seule personne. Mais, n'anticipons pas sur l'avenir, et montrons comment le préfet maritime de Rochefort y employa ses premiers moments.
Frappé des abus que présentait le système de mouture des blés et de confection du biscuit de mer, il surveilla ce service et le fit surveiller par un sous-inspecteur de la marine, très intelligent, avec cette minutieuse attention, avec cet esprit de recherche qui manquent rarement le but, et il présenta bientôt un travail très curieux, d'un résultat fort économique sur cet objet.
Il fit une revue exacte des forts et batteries des côtes et fleuves de l'arrondissement, il vérifia ce qui leur manquait pour être en bon état, et tout ce que le préfet maritime put leur accorder, il le fournit des approvisionnements du port; quant à ce qui était au-dessus de ses ressources, il en donna connaissance au Gouvernement.
Un vaisseau de l'escadre de l'île d'Aix devait être désarmé et remplacé, mais on voulait éviter des lenteurs; c'était là que se surpassait M. de Bonnefoux: le vaisseau à ce destiné se présenta à l'embouchure de la Charente, celui qu'on voulait réparer vint se placer le long de son bord et par un simple transbordement, le même capitaine, le même état-major et le même équipage retournèrent presque aussitôt prendre leur poste en rade, avec ce nouveau vaisseau parfaitement en état: comme les savants mécaniciens, c'était écarter habilement les obstacles qui sont les frottements des machines administratives, et qui, souvent, les empêchent d'agir.
Les finances ne prenaient leur cours vers la marine qu'avec une extrême parcimonie, et un jeune ingénieur des ports, très habile, M. Hubert[230], signalait ses débuts par un esprit d'invention qui diminuait considérablement les dépenses sur divers chapitres. M. de Bonnefoux tenait toujours son esprit en haleine, et par des distinctions, des problèmes à résoudre ou des encouragements, il cherchait constamment à rendre ses conceptions encore plus fécondes.
Il fit relever les carcasses des bâtiments échoués ou perdus qui obstruaient l'embouchure ou les mouillages de la Gironde, de la Charente, de l'île d'Aix ou des Sables d'Olonne; ces opérations se firent avec économie, promptitude, et elles présentaient, pourtant, beaucoup de difficultés. Des corps-morts, pour assurer la bonne tenue des bâtiments au mouillage, furent établis en plusieurs points. Le plan de tous les forts, de toutes les batteries fut levé par ses ordres. Le projet du fort Boyard qui devait croiser ses feux avec celui de l'île d'Aix fut achevé, et une carte fort désirée de la rade et du port des Sables d'Olonne, fut également dressée: il attachait beaucoup d'importance à ce petit port, qui a son ouverture au sud; qui est fort difficile à bloquer; dont on peut sortir à la voile avec des vents d'ouest, et qui, par cet avantage unique parmi nos ports sur l'Océan, donne aux corsaires de grandes chances de succès.
Portant partout son esprit d'ordre, de vigilance, d'amélioration, il rendit le service facile; il le débarrassa d'entraves inutiles; il adoucit la police et le régime des bagnes; il créa, dans l'arsenal, des établissements dès longtemps désirés; il y déblaya, dessécha, nettoya ce qui, dans le ressort de son autorité, pouvait nuire à l'assainissement tant recherché de la contrée; il fit des plantations pour y contribuer, et toujours en employant les économies que lui fournissait sa manière d'administrer, et, sans être à charge au Trésor, il enrichit l'Enclos Botanique, où il remarqua souvent et stimula le jeune Lesson[231] dont le savoir est aujourd'hui connu dans toutes les parties du monde; il fit cultiver le terrain qui avoisine cet enclos, et il ajouta de nouveaux embellissements au jardin de la Préfecture qu'il laissa, le premier, ouvert au public, dans l'été, jusqu'à dix ou onze heures du soir, afin d'y attirer l'élite de la société. Ce jardin renferme un parterre, situé sous la façade nord de l'hôtel de la Préfecture dont il est séparé par une belle et large terrasse; sur d'assez grandes dimensions, il est bordé d'allées, de massifs qui rappellent les royales Tuileries: il est, en un mot, ravissant de fraîcheur, et, s'il y manquait alors quelque chose, c'était seulement un jet d'eau[232]: encore le bassin avait-il été creusé, garni provisoirement de gazon; et tout avait été préparé pour lui donner cet ornement quand les tristes scènes que j'aurai à rapporter vinrent détruire ce riant projet[233].
Ce fut encore pendant le commandement de M. Bonnefoux à Rochefort, que le commerce maritime de Bordeaux étant fréquemment inquiété, le ministre désira faire mouiller un vaisseau de soixante-quatorze canons au milieu de l'embouchure de la Gironde, afin d'en interdire l'accès aux croiseurs ennemis. Mais d'où faire sortir ce vaisseau, et comment traverser le blocus? Le préfet maritime s'en chargea; il exécuta ce qui ne s'était jamais fait, ce qu'on n'espérait pas, ce qu'on ne tentera plus désormais; il fit armer le Regulus, et il le fit filer, entre la côte d'Arvert et l'île d'Oléron, par la passe de Monmusson qui est l'effroi des marins. Le Regulus arriva sain et sauf, Bordeaux le salua de ses acclamations, et les Anglais en furent comme stupéfaits.
Tout à sa famille, comme à ses devoirs, il apprit, à peu près vers cette époque, que son frère aîné, ruiné par l'émigration, avait un besoin pressant d'une assez forte somme d'argent comptant. Cet infortuné n'avait plus pour propriété qu'une modeste habitation sauvée du naufrage par M. de Cazenove[234], son neveu, aimable et bon jeune homme, lié par le talent avec un de nos premiers poètes[235] et qui lui avait restitué ce mince débris. Il pensait peut-être à se défaire de ce reste d'héritage cher à son cœur; mais son frère, le préfet, est instruit de sa position, soudain, il rassemble quelques économies, il vend une magnifique calèche, des chevaux, une partie de son argenterie: et il envoie à son frère le bonheur et le repos! C'est ainsi que chez lui, le bien faire et la bienfaisance n'étaient jamais séparés.
Cependant, l'horizon politique s'était rembruni; une ambition exagérée avait irrité peuples et souverains; nos ennemis étaient, non plus la simple coalition de gouvernements, irrésolus, mais l'union terrible de nations exaspérées: le despotisme le plus complet pesait sur la France; les glaces de la Russie et l'imprudence d'un homme avaient détruit notre plus belle armée; la fortune et la victoire ne nous souriaient plus, ne se montraient plus à nous qu'à de rares intervalles, et l'Espagne avait porté sur le sol de la France, le duc de Wellington qui, il est juste de le remarquer, y fit preuve, comme partout, d'une rare circonspection et de beaucoup d'humanité. Le duc voulut attaquer Bayonne, qui dépendait de l'arrondissement maritime de Rochefort. La ville, loyalement défendue par une vaillante garnison, lui fit bientôt changer de projet. Il se dirigea alors vers Toulouse, où il rencontra l'énergie militaire du maréchal Soult, et il envoya jusqu'à Bordeaux, un détachement de troupes anglaises qui devaient y être reçues et qui en prirent possession! Il est vrai qu'ostensiblement, ce fut au nom de Louis XVIII, prétendant, comme l'aîné des Bourbons, au trône français, et à qui la patrie allait enfin devoir la paix et l'aurore du régime constitutionnel.
Le fort de Blaye n'imita pas cet exemple, et n'ouvrit pas ses portes; celui du Verdon situé sur la rive gauche, vers l'embouchure de la Gironde, craignant d'être pris par le revers, se fit sauter et il en fut de même du vaisseau le Regulus: ainsi, les Anglais furent, à peu près, les maîtres de la navigation du fleuve, et ils poussèrent même, avec facilité, leurs reconnaissances jusqu'à Etioliers, petite ville placée sur la route de Bordeaux à Rochefort.
On voyait, en général, dans le Midi, les populations, fatiguées de guerres interminables dont elles ne comprenaient pas le but, aller, pour ainsi dire, au-devant de la conquête, tandis que les troupes, les garnisons et les généraux, animés de cette soumission militaire qui est le cachet de leur honneur, opposaient partout la résistance la plus opiniâtre; mais leurs efforts devaient être infructueux.
Nous vîmes encore, alors, de combien d'appuis manque un gouvernement, même fondé par la victoire, lorsqu'il ne possède pas ou qu'il n'a pas conservé la sanction de l'opinion. Le duc d'Angoulême, neveu de Louis XVIII et de Louis XVI, avait paru en France avec Wellington, et il avait fait son entrée à Bordeaux. Son nom, sa personne, étaient oubliés ou même inconnus en France; cependant la correspondance de la préfecture dénota, à cet égard, les alarmes les plus vives de la part du ministère; des ordres y étaient donnés pour éviter que la nouvelle de l'arrivée d'un Bourbon ne se propageât, l'on désirait même qu'elle fût ridiculisée ou contredite; mais M. de Bonnefoux savait trop bien qu'une dénégation, qu'une controverse ne pouvait que donner plus d'importance à un tel fait; et, comme on s'en rapportait à son jugement pour ce dernier objet, il ne voulut rien hasarder sur ce point, et il se contenta de faire parvenir à Paris, sous trois enveloppes, suivant ses instructions, les gazettes, les écrits, les brochures, les proclamations, les pamphlets, les lettres dont les Anglais inondaient le pays; il cherchait, de tout son pouvoir, à les dérober à la connaissance publique, et il se les faisait traduire, dans le silence le plus profond de la nuit, avant de les expédier. Cependant il se prépara à une vigoureuse résistance.
L'occupation de Bordeaux, la destruction du fort du Verdon, les croisières anglaises augmentées, les nouvelles d'Etioliers, l'équipage du Regulus qui se replia sur Rochefort, tout annonçait une crise peu commune: malheureusement, nos ports sont, en général, peu défendus du côté de la terre, et Rochefort n'est enveloppé que d'une faible chemise, mais tout prit, en peu de temps, un aspect militaire. Administrateurs, élèves en médecine, commis, ouvriers, tout fut fait soldat et exercé; les remparts furent hérissés de canons, sur affûts marins, des fossés, des canaux, des ouvrages avancés furent creusés ou établis; des batteries nouvelles couronnèrent toutes les hauteurs et Rochefort pouvait défier un corps d'armée assez considérable, lorsque les nouvelles annoncèrent que ce port allait être attaqué[236].
Il fut, alors, prétendu dans le comité de défense, que l'hôpital de la Marine, situé hors des remparts, et qui domine la place au nord-ouest, pourrait, en cas de siège, servir aux ennemis pour incommoder considérablement la ville; la chose étant discutée, une forte majorité se porta pour l'affirmative, et elle conclut à la démolition immédiate de cet édifice qui a coûté des millions et vingt ans de travaux[237]. M. de Bonnefoux ne put entendre sans frémir un pareil projet de destruction; il se rendit au comité, il allégua que ce n'était un parti que de dernière extrémité, et, parlant avec cette forte éloquence de conviction qui enchaîne la réplique, il se chargea de faire évacuer sur-le-champ, malgré mille difficultés qu'il leva toutes, le mobilier, le personnel, les malades et les sœurs, et de faire entourer l'édifice de redoutes, afin d'être en mesure de le pulvériser au besoin. Il fit plus encore, car il en prit toute la responsabilité, et son avis fut adopté[238].
Honneur au préfet maritime de Rochefort, pour avoir mis sa gloire à préserver ce superbe établissement, gloire solide, gloire flatteuse, et qui subsistera autant que le monument lui-même, ou que la mémoire des citoyens et la tradition des événements! Ce fut dans ces temps fâcheux qu'on put clairement s'assurer, par l'exemple, que nous allons citer, combien l'homme, dont nous retraçons ici les actions, s'oubliait personnellement, et combien ses vues étaient toujours fixées sur le bien public. Un officier général de l'armée de terre, en service à Rochefort pour son département, et dont l'opinion était contraire aux mesures adoptées, parut goûter quelque plaisir à s'en dédommager en se permettant, sous la réserve d'un double sens, un propos piquant pour le corps de la Marine, en général; le préfet maritime, qui avait pourtant la répartie vive, se contenta de lui répondre avec sagesse en interprétant le propos du bon côté; nous pensâmes que sa préoccupation l'avait empêché de saisir la maligne amphibologie de la phrase; mais il ne manqua pas de dire assez publiquement ensuite: «On me connaît mal, si l'on croit que je vais, en ce moment, faire assaut de pointes et de bons mots; qu'on me laisse sauver l'hôpital, qu'on me laisse assurer la défense de la ville, et ensuite si l'on me cherche, on me trouvera!» Nous crûmes entendre quelques-unes de ces paroles pleines de patriotisme des modèles de l'antiquité.
Mais la puissance de l'empereur touchait à sa phase suprême, et l'opinion, dont il s'était tant servi pour renverser le Directoire, l'avait lui-même abandonné. Napoléon ne pouvait plus résister aux forces de l'Europe conjurée, ni à la disposition intérieure de ses États qui s'indignaient des maux ainsi que des remèdes; et tandis qu'il pouvait encore périr les armes à la main, comme il l'avait annoncé, comme il le répéta publiquement par la suite, il se résigna; il consentit, à la surprise générale, à abdiquer la couronne, à s'exiler à l'île d'Elbe avec un vain titre d'empereur, et, comme une conséquence, à se voir séparé pour toujours de sa femme et de son fils!
Les deux frères de Louis XVI arrivèrent à Paris avec des paroles de paix, d'espérance et de bonté; et Louis XVIII, à la voix duquel tombèrent, comme par l'effet d'un pouvoir surhumain, les armes des souverains coalisés, et s'anéantirent leurs folles prétentions, proclama qu'il prenait pour règle de conduite particulière le Testament de son malheureux frère, et pour règle de gouvernement la charte-constitutionnelle, qu'après tous nos désastres, il présentait comme un port assuré de bonheur et de liberté.
L'honneur de la France était intact, chacun pouvait, avec un sentiment de dignité, se soumettre au nouvel ordre de choses; M. de Bonnefoux s'en félicita sincèrement dans l'intérêt public. Il releva chacun des obligations que le siège présumé de Rochefort avait imposées; il dépêcha, par mer, un courrier parlementaire à Bayonne ou, aussitôt, s'arbora le pavillon blanc; enfin une députation fut envoyée à Bordeaux, d'abord pour présenter l'hommage respectueux du préfet et celui de la Marine au duc d'Angoulême, et, en second lieu, pour traiter avec l'amiral Penrose de quelques arrangements relatifs à la navigation de la Gironde pendant l'occupation britannique, dont bientôt la France allait enfin être délivrée. Le duc chargea la députation de ses remerciements pour le préfet maritime; et c'est un devoir d'ajouter que l'amiral anglais se montra très conciliant.
Sur ces entrefaites, un autre officier général anglais, l'amiral Neale écrivit au préfet maritime qu'il allait lever le blocus de Rochefort, mais qu'il ne voulait pas partir sans lui envoyer[239] un message d'estime; et, par ce départ, Rochefort passa à une situation complète de paix. On ne respirait encore que l'ivresse et le plaisir d'un état si nouveau, si inespéré, lorsque le duc d'Angoulême, nommé grand-amiral de France, voulut visiter les ports de l'Océan et se rendit à Rochefort.
M. de Bonnefoux, jaloux de l'honneur d'accueillir avec distinction l'un des héritiers présomptifs de la Couronne[240], ne voulut rien demander au ministère pour le défrayer de ses dépenses de réception, et il n'oublia aucune chose dans l'arsenal ni chez lui, pour que le duc et sa suite fussent accueillis militairement et avec splendeur. Il avait voulu que j'eusse ma part de l'honneur de cette visite, il m'avait précédemment nommé de la députation de Bordeaux, et il me fit alors descendre de rade, où je commandais une corvette, pour commander en second la garde d'honneur destinée au prince; il conduisit cette garde au-devant de lui jusqu'au moulin de la belle Judith, où il avait fait dresser un arc de triomphe et une tente élégante; il l'y attendit avec un brillant état-major entouré de la masse de la population, et, pendant trois jours, nous accompagnâmes le prince dans ses inspections, et nous cherchâmes à lui prouver, par nos respects et nos efforts, que nous nous ralliions franchement au nouvel ordre de choses qui paraissait devoir s'établir.
Il fut aisé de voir que le duc d'Angoulême, s'il ne possédait pas ces dehors brillants qui séduisent si vivement la multitude, était, au moins, d'un affabilité extrême et montrait la plus grande bonne foi dans ses promesses de bonheur et de liberté; or, après tant de despotisme, c'en était assez pour satisfaire tous les cœurs.
Il récompensa M. de Bonnefoux comme il aimait à l'être, c'est-à-dire d'une manière toute particulière, et par des marques d'estime et de bonté. Ainsi, non seulement, il le nomma chevalier de Saint-Louis, mais encore il voulut le recevoir lui-même. Ce fut la première croix de cet ordre, et la seule qui fût alors donnée à Rochefort. Plein des souvenirs de sa famille, et d'un oncle, père de l'auteur de cet écrit, qui, pendant la Terreur, avait préféré la prison à l'abandon de sa croix, M. de Bonnefoux ne put retenir son émotion dans cette mémorable cérémonie. Nous vîmes des larmes d'attendrissement sillonner son noble visage; et l'honneur d'embrasser celui qu'on voyait sur la ligne de la succession à la couronne de France, était une distinction, un bonheur que rien, à ses yeux, ne pouvait égaler[241].
Avant de quitter Rochefort, le duc eut l'attention de demander à M. de Bonnefoux si son crédit à Paris pourrait lui être utile. Le préfet maritime aimait trop à rendre service à ses subordonnés et à réparer les oublis ou les injustices du pouvoir, pour ne pas saisir cette excellente occasion, il pensa à tous ceux qui avaient des droits à être récompensés, et il laissa respectueusement entre les mains du prince un état de grâces qui furent ensuite accordées. Pour lui-même, accoutumé à juger sainement les choses, M. de Bonnefoux considérait une grande fortune comme une grande servitude, il redoutait le poids des dignités plus que d'autres n'en chérissent l'éclat, et quant à ceux qui lui appartenaient par les liens du sang, il était tout disposé à leur fournir les moyens de se distinguer, mais il faisait peu de demandes en leur faveur «car c'était, disait-il, à leurs actions à parler pour eux».
Le duc d'Angoulême fut étonné qu'il s'oubliât entièrement en cette circonstance; M. de Bonnefoux répondit «que ses désirs étaient plus que satisfaits d'avoir reçu Son Altesse Royale, et d'avoir obtenu de sa main une honorable décoration».
Toutefois, il paraît que le prince ne borna pas là le cours de ses bonnes intentions. Après sa tournée, il était revenu à Paris; c'était l'époque où M. Malouet, ami de M. de Bonnefoux, et ministre secrétaire d'État de la Marine, venait de mourir. On écrivit alors au préfet maritime de Rochefort que le duc d'Angoulême avait parlé de lui au roi comme étant, de toutes les personnes du département de la Marine qu'il eût vues, celle qui lui paraissait la plus digne de recevoir l'héritage du portefeuille. Il fut pareillement écrit à divers officiers de Rochefort qu'il en était fortement question, et venant à m'entretenir de ces bruits avec M. de Bonnefoux et à lui demander s'il ne jugerait pas convenable, en cette circonstance, de faire le voyage de Paris, il fit un mouvement de désapprobation, qu'il accompagna de quelques paroles tendant à prouver qu'il se croirait trop accablé de ces importantes fonctions pour paraître les rechercher; qu'il avait été question, aussi, de lui donner, auparavant, le gouvernement de la Guadeloupe, et que, s'il avait, alors, osé dire que sa préfecture était au-dessus de ses forces, il l'aurait certainement dit. Il ne fut pas nommé, car il est rare que l'homme modeste le soit; la présentation de sa personne lui parut plus précieuse que le ministère lui-même, quoiqu'il fût le marchepied de la pairie, et la crise fatale, impérieuse approchait où il eût sans doute préféré n'avoir pas cette même préfecture, dont sa prévoyance, peut-être, lui avait fait, naguère, redouter le fardeau.
CHAPITRE IV
LES CENT JOURS
Sommaire: Les émigrés.—Retour de l'île d'Elbe.—Indifférence des populations du sud-est.—Arrivée à Rochefort d'un officier, se disant en congé.—Conseils donnés par le préfet maritime au général Thouvenot.—Départ du roi de Paris et arrivée de Napoléon.—M. de Bonnefoux se prépare à quitter Rochefort.—M. Baudry d'Asson, colonel des troupes de la marine.—Son entrevue avec le préfet maritime.—M. Millet, commissaire en chef du bagne.—Motifs pour lesquels M. de Bonnefoux se décide à conserver son poste.—L'Empire reconnu militairement.—Défilé des troupes dans le jardin de la Préfecture.—Waterloo.—Seconde abdication de Napoléon.—Mission donnée au général Beker par le gouvernement provisoire.—Arrivée de Napoléon à Rochefort.
La Restauration avait vu surgir et pulluler une foule d'hommes qui, n'ayant rien du siècle, calomniaient la génération actuelle, le courage, les services rendus, les intentions, les sentiments les plus généreux, et qui prétendaient imposer à la France leurs personnes et leurs travers.
Les militaires de l'Empire avaient franchement posé les armes, les hommes raisonnables avaient salué l'aurore de paix et de bonheur qui semblait luire au retour d'un roi sage, éclairé, trop valétudinaire, cependant, pour voir par lui-même; mais tout fut mis en usage pour altérer ces sentiments de concorde et de modération, pour changer le cœur de Louis XVIII et pour en bannir l'œuvre qui devait lui être la plus chère, la pratique de sa charte, et l'accomplissement de ses désirs d'harmonie et de fusion.
Nous connaissons pourtant des émigrés mêmes, vivement blessés par la Révolution dans leurs idées, leur fortune, leur état, leurs plus tendres affections et qui, comprenant les maux et les besoins de la patrie, avaient sacrifié à son autel et déposé avec sincérité leurs griefs et leurs ressentiments. Tout était possible si cet exemple eût été général; les Français n'eussent été que des frères, et le roi, fermement assis sur un trône de force et de liberté, n'aurait pas éprouvé de nouveaux malheurs: il n'en fut pas ainsi.
M. de Bonnefoux gémissait souvent, en secret, de la folie et des exigences de ces prétendus amis du roi, qu'il appelait plus et, bien différemment, royalistes que le roi lui-même; et il redoutait quelques déchirements intérieurs, lorsque Napoléon, trop bien instruit de l'état de la France, n'hésita pas à quitter l'île d'Elbe et à reparaître sur nos rivages avec six cents soldats qui l'avaient suivi dans son exil. Paris l'apprit par le télégraphe, et le préfet maritime de Rochefort, par un courrier extraordinaire que lui expédia le ministre de la Marine.
D'après les ordres qu'il reçut, il renferma ce secret dans son cœur; mais bientôt les journaux et les lettres les plus authentiques en divulguèrent la redoutable nouvelle. Les populations attendirent l'issue des événements, sinon avec espoir, du moins avec indifférence, et elles ne se serrèrent pas autour du trône, comme elles l'auraient fait sans doute si le trône avait pu être considéré par elles comme le palladium de nos libertés, et si la tendance du Gouvernement avait été de plus en plus favorable au développement de nos institutions. Celui qui émet ces réflexions n'est animé que par l'amour de la vérité; il est loin d'avoir aucune partialité politique pour les adhérents qu'eut alors Napoléon, puisqu'il refusa de le servir pendant les Cent Jours de son invasion; mais il voudrait, par dessus tout, prouver ici que l'exagération, la méfiance, sont toujours de dangereux, de tristes conseillers, et que la passion, qui ne suit que son premier mouvement d'injustice, est bien au-dessous de la raison qui n'agit qu'avec sagesse et qui aime mieux excuser que blâmer.
Les esprits, en général, à Rochefort, étaient encore sans idée bien arrêtée sur les opérations de Napoléon, lorsqu'un officier venant des départements du Sud-Est s'y présenta; il avait obtenu un congé, il allait en jouir dans sa famille, en Bretagne; comme il s'était trouvé sur le passage de Napoléon, celui-ci lui avait dit: «Vous allez en congé, jeune homme, je ne prétends pas vous priver de ce bonheur; gardez votre cocarde, allez et dites partout que vous m'avez vu, car je ne suis venu que pour le bonheur de la France.»
Cet officier devait rester deux jours à Rochefort, sous prétexte de repos, il racontait d'un ton simple, et comme Sinon à Troie, l'enthousiasme des villes au passage de Napoléon, les promesses fastueuses qu'il prodiguait, la défection des troupes royales; et il ne manquait pas d'insinuer, avec adresse, ses prétendues craintes sur la difficulté d'empêcher cet audacieux ennemi de s'emparer, à Paris, du souverain pouvoir. Le général Thouvenot se trouvait en service à Rochefort; il vint aussitôt conférer, sur cette étrange circonstance, avec le préfet maritime qui pressentit d'où venait réellement cet officier, et qui, en engageant le général à ne pas le laisser passer, convint néanmoins, qu'il serait injuste ou impolitique de le faire arrêter. «Un moyen, cependant, nous est offert, ajouta-t-il; prenez sur vous de lui donner un ordre de service, attachez-le à votre personne comme aide de camp; alors vous l'occuperez et le dirigerez de manière à trancher tous ces discours.» Cet avis lumineux fut adopté.
Mais les événements se précipitaient, et rien ne pouvait empêcher le trône d'être conquis par Napoléon; ni les villes qu'il devait traverser, ni les garnisons qu'il avait rencontrées, ni les troupes échelonnées, ni le maréchal Ney, grande victime d'un fatal entraînement, et qui brillerait peut-être encore parmi nous, s'il avait été défendu dans le même esprit que Ligarius le fut par Cicéron; ni, enfin, la présence du frère du roi, qui, roi plus tard, perdit son trône pour n'avoir pas assez médité sur ces hautes leçons! La France devait encore porter la peine de ses haines intestines, la guerre déployer de nouveau ses étendards, Napoléon reparaître, en souverain, à la tête d'une puissante armée. Il devait être battu dans une grande bataille décisive et Paris revoir ces farouches hordes étrangères, qui cette fois, exigèrent des sommes inouïes, pour avoir assuré, chez nous, le maintien de leurs princes et le repos de leur pays.
Les Bourbons ne voulurent pas essayer de résister, en France, à Napoléon; ils pensaient, quoique ce fût un très mauvais calcul, que l'Europe était trop intéressée dans cet événement, pour ne pas y prendre une part très active; ainsi, s'étant éloignés momentanément de la France, ils avaient recommandé que chacun se soumît au Gouvernement de fait qui allait s'établir. Cette injonction fut suivie presque en tous lieux; mais quelques officiers ou employés ne s'arrêtèrent pas à ce point, et ils firent l'abandon de leurs grades ou emplois. M. de Bonnefoux se crut encore plus lié qu'un autre par les bontés du duc d'Angoulême; il ne voulait pas, d'ailleurs, coopérer aux maux qu'il prévoyait. Il projeta donc de se démettre de sa préfecture et fit ses préparatifs pour quitter Rochefort. Mais, malgré la réserve qu'il observa, ses desseins furent connus, et il ne tarda pas à se trouver dans la position la plus délicate où puisse être placé un homme de bien. Nous l'avons vu, jusqu'à présent, dignement agir ou commander dans mille situations épineuses; mais enfin, son devoir était écrit; et, à la rigueur, il n'avait été louable que de l'avoir bien exécuté. Aujourd'hui et dans tous les jours qui vont suivre, il n'aura de conseil à prendre que de ses propres inspirations; il faudra qu'il foule aux pieds ses penchants, et, quelque parti qu'il prenne, il aura de sévères contradicteurs; mais qu'on se pénètre bien de ses embarras, qu'on se mette un moment à sa place, qu'on pèse ses motifs, et rien, sans doute, ne manquera à sa justification.
M. Baudry d'Asson, colonel des troupes de la Marine ayant appris la nouvelle de ses apprêts de voyage était venu chez lui pour remonter à la source de ces bruits. La scène fut animée. «Général, on dit que vous partez.» «Baudry, vous êtes un ami de trente-six ans, et je puis vous le confier, c'est vrai.» «Eh bien, général, je pars aussi et la plupart d'entre nous.» Tel fut le début et le sens d'une conversation fort longue où tous les arguments du projet furent produits avec franchise des deux parts, et à la suite de laquelle le colonel resta dans l'inébranlable résolution d'abandonner son poste si le préfet maritime quittait lui-même Rochefort. M. Millet, commissaire en chef du bagne, remplaça M. Baudry; il y eut ici moins d'épanchement mais le même résultat; et M. de Bonnefoux, voyant qu'il ne pouvait rien par la persuasion, promit d'y réfléchir pendant la nuit, et, dans tous les cas, de ne pas partir sans donner avis à son ami Baudry.
La nuit fut réellement employée à ces considérations difficiles. Il s'agissait, d'abord, d'un parti pris dont il fallait se désister; mais, surtout pour un homme qui a fait ses preuves, la vraie fermeté exclut cette fausse honte de n'oser reculer quand une démarche entreprise peut devenir funeste: revenir au bien, c'est montrer de la droiture, et non de l'inconstance et de la faiblesse; c'est affermir l'autorité et non pas l'ébranler; les inférieurs n'ignorent pas que les chefs peuvent errer, mais comme ils voient que, rarement, ils savent le reconnaître, ils n'en sont que plus enclins à respecter celui qui, par amour pour le bien public, aura sacrifié ses premiers jugements ou son intérêt personnel. Ce n'est donc pas sous ce point de vue rétréci que le préfet maritime envisagea la question. D'un côté, il voyait dans son départ, non ce qui, pour lui, était sans attraits, c'est-à-dire son avancement futur et une faveur signalée (car il doutait peu du prochain retour de Louis XVIII) mais il pensait à ses engagements et à sa réputation: de l'autre, il considérait Rochefort, privé momentanément de chefs qui maintenaient les esprits, qui rassuraient le port et les habitants, qui contenaient les troupes et les forçats; Rochefort, dis-je, livré aux troubles, aux dissensions, au désordre; en butte même aux Anglais qui s'approchaient avec leurs vaisseaux, et qui, habiles à profiter de nos divisions, auraient peut-être saisi cet arsenal, qu'ils n'auraient, probablement, rendu aux Bourbons que par la force, ou dans la ruine et le délabrement. Il jugeait encore qu'après avoir sauvé Rochefort, ses motifs seraient mal appréciés, qu'une disgrâce, en apparence méritée, en serait l'inévitable fruit; mais réduisant tout à sa juste valeur, s'oubliant entièrement, et ne regardant que ce qu'il croyait être son devoir dans le sens le plus intime, il mit un terme à cet examen laborieux, il me fit appeler, et il me dit ces paroles si désintéressées: «Avant de me devoir à ma personne, je me dois à Rochefort, au dépôt qui m'est confié, et aux braves gens que je commande: je sais que je me perds; mais il le faut, je cède, et je reste à mon poste.» Bientôt, la nouvelle en fut répandue et l'on vit alors ce qu'est un chef véritablement aimé. À quel point, fallait-il que le dévouement fût porté, puisque les méfiances de l'esprit de parti se turent, et que les amis les plus ardents de Napoléon ayant connu le projet de départ du préfet maritime, se réjouirent pourtant qu'il ne l'eût pas exécuté, ils se félicitèrent qu'il fût resté pour les commander. La suite prouva bientôt, combien il était heureux pour Rochefort, qu'il s'y trouvât un homme tel que celui à qui s'étaient adressées les instances de MM. Millet et Baudry.
Pour moi, quoique je connusse combien M. de Bonnefoux était sincèrement persuadé que l'ordre de choses menacé pouvait seul prolonger la paix en Europe, je m'attendais à cette détermination; mais je ne l'en admirai pas moins.
Le Préfet maritime ne faisait jamais son devoir à moitié; et il n'y dérogea pas en cette circonstance. La reconnaissance de Napoléon se fit donc publiquement, militairement, en présence des troupes, dont plusieurs détachements furent rassemblés, et qui défilèrent, dans le jardin de la Préfecture, au son d'une musique mâle et guerrière[242]; le préfet maritime, avec un nombreux état-major, était placé au centre du bassin de gazon de ce jardin. Il éleva la voix, il parla peu, il fit ressortir les dangers de la guerre civile, du désordre, de l'anarchie et des vues possibles des Anglais sur Rochefort; mais, si l'on voyait sur sa physionomie les traces d'un long combat intérieur, tout disait aussi, dans ses yeux, qu'un sacrifice jugé nécessaire à la patrie ne devait pas être incomplet. Par la suite, il agit donc conformément à ses paroles; quelques officiers, quelques hommes voulurent par exemple, ne prendre aucune part aux affaires, ou furent dénoncés par la police impériale, il usa de son pouvoir, il engagea sa responsabilité pour laisser aux uns la faculté de la retraite ou du repos, pour adoucir ou faire changer, à l'égard des autres, les rigueurs ou les mesures qu'il jugea être mal fondées; mais il fut inébranlable dans un dévouement personnel à ses nouvelles obligations.
Waterloo fut la péripétie sanglante du drame terrible des Cent jours; et Napoléon, abandonnant ses soldats qui se retirèrent dans une noble attitude sur les bords de la Loire revint à Paris, demander aux Chambres législatives des secours en hommes et en argent. La France était envahie sur toutes ses frontières, les esprits étaient très divisés; aussi, ne trouva-t-il que des refus auxquels il aurait dû s'attendre; et, n'ayant tenu aucune des promesses faites lors de son arrivée en France, n'ayant pu obtenir de la cour d'Autriche, ni sa femme, ni son fils dont il avait solennellement annoncé le retour aux Français qu'il avait trompés, il prononça une seconde abdication qui, cette fois, paraissait une formalité tout à fait inutile, et il se livra de lui-même à un gouvernement provisoire qui s'établit jusqu'à la rentrée du roi, et qui le confia à la surveillance du général Beker[243], délégué par ce gouvernement; ainsi, escorté de quelques cavaliers ou plutôt gardé par eux, il traversa cette même Loire, où son armée n'attendait que lui, et il arriva à Rochefort, où deux frégates armées, La Méduse et La Saale, devaient être mises à sa disposition.