Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855
CHAPITRE V
NAPOLÉON À ROCHEFORT
Sommaire:—Réflexions faites par M. de Bonnefoux après avoir reçu la dépêche lui annonçant la prochaine arrivée de Napoléon.—Mesures prises par lui.—Paroles échangées entre Napoléon et M. de Bonnefoux au moment où l'empereur descendait de voiture.—L'appartement de grand apparat à la préfecture maritime.—Les frégates La Saale et La Méduse.—Le capitaine Philibert commandant de La Saale.—Ses fréquentes entrevues avec l'empereur.—Discours invariable qu'il lui tient.—Marques d'impatience de son interlocuteur.—Abattement de Napoléon.—Courrier qu'il expédie au gouvernement provisoire pour obtenir le commandement de l'Armée de la Loire.—Il fait demander le vice-amiral Martin, qui vivait à la campagne auprès de Rochefort.—Carrière de l'amiral Martin.—Sa conversation avec l'empereur.—Reproches obligeants que ce dernier lui adresse sur sa demande prématurée de retraite.—L'amiral répond que bien loin d'aspirer au repos il s'était déjà préparé à aller prendre le commandement de l'armée navale que l'on finit par confier à Villeneuve.—Amères réflexions de Napoléon sur les courtisans.—Ce qu'il dit sur la marine.—Arrivée du roi Joseph.—Son aventure à Saintes.—«Vive le Roi».—Napoléon sur la galerie de la préfecture maritime.—Excellente attitude de la population.—L'étiquette de la maison impériale.—L'impératrice Marie-Louise.—Arrivée d'une partie des équipages de Napoléon.—Annonce du voyage de l'archiduc Charles à Paris.—Joie qui en résulte.—Déception qui la suit.—Aucune réponse aux courriers expédiés à Paris.—Débat entre Napoléon et Joseph.—Napoléon ne veut pas partir en fugitif, sans autre compagnon que Bertrand.—Joseph tente seul l'aventure et réussit.—Paroles qu'il adresse à M. de Bonnefoux en le quittant.—Cadeau qu'il lui fait.—Les ordonnances de Cambrai.—Violente colère de Napoléon contre la famille royale.—Projet d'évasion du capitaine Baudin, commandant La Bayadère.—Projet du lieutenant de vaisseau Besson.—Projet des officiers de Marine Genty et Doret.—Hésitations de l'Empereur.—Tous ces officiers furent rayés des cadres de la Marine sous la Seconde Restauration.—Mme la comtesse Bertrand.—Elle se jette aux pieds de l'empereur pour le supplier de se confier à la générosité du peuple anglais.—Flatteries auxquelles Napoléon n'est pas insensible.—Le général Beker, beau-frère de Desaix.—Son fils, filleul de Napoléon.—Croix de légionnaire remise par le général Bertrand pour ce fils encore enfant.—Singularité de cet acte.—La rade de l'île d'Aix.—Le Vergeroux.—L'empereur offre au préfet maritime ses équipages et ses chevaux qu'il renonce à emmener.—Refus de M. de Bonnefoux.—Souvenir que Napoléon le prie d'accepter.—Paroles qu'il lui adresse.—Le départ de la préfecture maritime.—Cortège de voitures traversant la ville.—L'empereur prend une autre route et sort par la porte de Saintes.—Inquiétude des spectateurs.—La voiture gagne Le Vergeroux par la traverse.—Napoléon en rade passe en revue les équipages.—La croisière anglaise.—En voyant les bâtiments ennemis, l'empereur se rend mieux compte de sa situation.—Il entame des négociations avec les Anglais.—Aucune promesse ne fut faite par le capitaine Maitland.—Nouvelles hésitations de Napoléon. Lettre du capitaine Philibert au préfet maritime.—Ce dernier le charge de remettre à l'empereur une lettre confidentielle qui décide ce dernier à se rendre à bord du Bellérophon.—Conseils donnés à l'empereur par M. de Bonnefoux.
La robuste santé de M. de Bonnefoux avait fléchi sous le poids de ses occupations sans nombre; mais à l'annonce de l'arrivée de Napoléon, il sentit qu'il avait besoin de toute son énergie; le physique se releva par l'influence du moral; et, certes! quel moment que celui de l'arrivée de cet homme extraordinaire dont la destinée était de ne pouvoir plus être vu qu'avec enthousiasme ou déchaînement. Le préfet maritime se prépara aux difficultés qui s'élevaient pour lui par ces mots d'un grand sens, qu'il proféra, en décachetant la dépêche où il apprenait que son hôte futur avait quitté Paris. «Napoléon vient à Rochefort! Je sais ce qui m'attend; mais je l'ai reconnu. Ainsi Rochefort sera tranquille, et je ferai mon devoir jusqu'au bout!» Puis, continuant après une courte réflexion, et comme mû par un pressentiment secret qui n'était, peut-être, que l'effet de la vive pénétration de sa vaste intelligence: «Mais quel choix pour une évasion que ce port de Rochefort qui, situé au fond du golfe de Gascogne, pourrait bien, en ce cas-ci, n'être qu'une souricière!» Après une nouvelle pause, il ajouta enfin, et toujours les yeux fixés sur la fatale dépêche: «Évasion! Napoléon! Souricière! Quels odieux rapprochements et qu'ils étaient inattendus!»
Coupant court, alors, à ces pensées importunes, il se leva, sortit de son cabinet de travail particulier pour s'occuper de ses devoirs, et tout fut bientôt prévu pour le logement, pour le séjour, et pour l'embarquement de l'empereur. Les ressorts de la police, les règlements d'ordre, les rondes, les patrouilles, les consignes, tout fut préparé ou commandé par une tête prévoyante, tout fut maintenu par un bras ferme; et, réellement, pendant les cinq jours que Napoléon passa à l'hôtel de la préfecture, on n'entendit pas dire que, seulement, une rixe eût éclaté dans la ville!
Tout est digne d'étude ou de curiosité dans la vie de Napoléon; cependant le récit de son séjour à Rochefort n'existe nulle part[244], et c'est cette lacune que je vais essayer de remplir. Après les scènes agitées qui vont se présenter, l'esprit se reposera, sans doute, avec quelque charme sur la paisible sérénité de celui qui consacra, alors, tous ses moments, à alléger le poids de grandes infortunes[245].
Napoléon arriva à la préfecture, toujours escorté ou gardé par le général Beker, et suivi du fidèle Bertrand, et de quelques adhérents, parmi lesquels on remarquait les généraux Savary, Montholon, Gourgaud et M. de Las Cases. Son projet était de s'embarquer pour les États-Unis; et le général Beker devait rester auprès de lui jusqu'à son départ. M. de Bonnefoux s'avança pour le recevoir: Napoléon le reconnut et lui dit: «Je vous croyais malade, M. de Bonnefoux?»—«Sire, je ne le suis plus, et j'aurais été désolé de ne pas vous accueillir personnellement.»—«Je vous reconnais là, et j'en aurais été fâché aussi.»—À ces mots, il s'arrêta un moment, et, faisant, sans doute, allusion à la visite du duc d'Angoulême à Rochefort, et au projet qu'avait eu M. de Bonnefoux de quitter sa préfecture, il ajouta bientôt: «Je sais ce qui s'est passé, et, en vous conservant à votre poste, j'ai prouvé que je vous connaissais comme un homme d'honneur.—Oui, continua-t-il, j'aime mieux être reçu par vous que par tout autre.»
Involontairement, je m'interromps ici, et, en m'indignant, je me demande pour la millième fois, peut-être (et, sans doute, j'en ai quelque droit, puisque je refusai de servir activement dans les Cent Jours), je me demande, dis-je, comment quelques personnes ont pu blâmer M. de Bonnefoux d'avoir surmonté sa maladie pour recevoir Napoléon, et d'y avoir mis tant de zèle et d'empressement. Il en est même, oui, il s'en est rencontré dont les coupables pensées se sont égarées bien plus loin!... Sans m'étendre sur un si déplorable sujet, je leur répondrai à tous: «Le Préfet Maritime en agit ainsi parce que Napoléon était malheureux; parce qu'il était un homme d'honneur; parce qu'enfin le contraire aurait été une insigne lâcheté qui eût sans doute flétri le cœur généreux du Roi lui-même!» Eh quoi! Louis XVIII avait désiré, en partant, que chacun reconnût le gouvernement qui prenait place; Napoléon avait conservé M. de Bonnefoux dans sa préfecture; il venait à lui, avec confiance; et cette confiance aurait été trahie! Non, cette idée est odieuse, elle doit être mise sur le compte de l'esprit de parti, qui seul peut l'expliquer. Quant à M. de Bonnefoux, sa conduite, en ce moment, ne fut pas l'objet d'un doute pour lui; il crut qu'il n'y avait seulement pas lieu de s'en faire un mérite; il persévéra dans la ligne la plus respectueuse; et, pour me servir de ses propres expressions: «Il fit son devoir jusqu'au bout!»
Napoléon logea dans l'appartement de grand apparat, qui, jadis, avait été embelli pour lui, lorsque, passant à Rochefort, avec l'impératrice Joséphine, il allait s'emparer de Madrid, et c'était aussi celui que le duc d'Angoulême avait récemment occupé. Jeux bizarres de la fortune, et qui donnent lieu à de si graves réflexions!
Napoléon s'informa le plus tôt possible de ses deux frégates; M. de Bonnefoux répondit qu'elles étaient prêtes à le recevoir dignement, qu'il attendait ses ordres pour lui présenter le capitaine Philibert[246], leur commandant; mais qu'il devait ajouter qu'une forte croisière anglaise, absente depuis longtemps, venait de reparaître devant la rade pour la bloquer. Cette nouvelle inattendue fit une vive impression sur l'esprit de l'empereur; il parut alors se plaindre, comme d'un conseil perfide qu'on lui aurait donné, de s'être rendu à Rochefort, et il fit au capitaine Philibert diverses questions sur les Anglais, qu'il renouvela en plusieurs rencontres; mais ce capitaine, homme froid, brave et sincère, et ne s'écartant pas de son rôle d'officier essentiellement soumis à ses instructions, ne sortit jamais de la réponse suivante, ou du sens qu'elle renfermait: «Sire, les deux frégates[247] sont à votre disposition, elles partiront, quand Votre Majesté l'ordonnera; elles feront tout ce qu'elles pourront pour éluder ou pour forcer la croisière; et si elles sont attaquées, elles se feront couler, plutôt que de cesser le feu avant que Votre Majesté l'ait elle-même prescrit.» L'uniformité de ce discours donna même quelquefois des mouvements d'impatience à Napoléon, cette impatience était assurément facile à concevoir, par le fait de sa position qui devenait si critique, ou par celui de ce blocus inopportun; mais tous les hommes n'ont pas le talent d'orner leurs discours, et le langage du capitaine Philibert était, sans contredit, celui d'un militaire franc et loyal[248].
Quelque peiné que parût d'abord Napoléon par cette nouvelle, cependant comme il attendait huit ou dix de ses voitures de choix et une vingtaine de ses plus beaux chevaux destinés à être transportés aux États-Unis, comme il savait que son frère Joseph, l'ex-roi d'Espagne, devait bientôt arriver à Rochefort, et que, par-dessus tout, il espérait quelque changement important dans les affaires, il se familiarisa bientôt avec cette contrariété. Il avait demandé les journaux; ceux-ci représentaient l'armée de la Loire comme assez considérable; il pensa donc qu'il pourrait se mettre à la tête de cette armée; et, au fait, peu lui importait, alors, que Rochefort fût étroitement bloqué. Le général Beker était fort inquiet de son côté, car il pressentait son projet, et il n'était pas à même d'en empêcher l'exécution.
On ne voyait, généralement aussi, à Rochefort, que ce moyen, pour Napoléon, de succomber s'il le fallait, comme il convenait à un homme tel que lui; mais celui qui, naguère, était débarqué à Cannes avec six cents hommes pour conquérir la France, celui qui avait étonné le monde de ses faits audacieux, ce véritable incredibilium cupitor de Tacite, celui-là même se persuada que son influence sur les soldats de la Loire serait nulle, s'il se présentait de son chef et il persista dans cette dernière idée, qui prouve combien ses malheurs avaient altéré sa résolution et son caractère. Il expédia donc un courrier au gouvernement provisoire, pour obtenir de ce fantôme d'administration le commandement qu'il désirait d'une armée, qui le demandait avec tant d'enthousiasme! Souvent, à Rochefort, Napoléon donna des marques d'abattement assez fortes; je sais ce qu'on doit accorder à la rigueur du moment; mais encore faut-il relater le fait; il doit même être permis d'ajouter, que c'est dans de semblables occasions que peut le plus éclater la vraie magnanimité et qu'on est le mieux en position de donner ce spectacle tant admiré dans tous les siècles, celui d'un homme luttant, avec dignité, calme, courage, contre les plus rudes coups de l'adversité!
Napoléon, tranquillisé par le départ de son courrier, auquel, dit-on, bientôt après, il en fit succéder deux, attendait une réponse, en s'occupant de projets ou de souvenirs, et, parmi ces derniers, celui de l'amiral Martin[249] tient une place remarquable. Il avait entendu parler, pendant sa campagne d'Italie, de ce vaillant marin qui se faisait distinguer, par sa bravoure et ses talents, dans la Méditerranée où il commandait alors une escadre. Il était instruit de ses démêlés avec le représentant du peuple Niou, qui entravait ses élans guerriers par ses arrêtés, et qu'il désespérait en l'assurant, avec la colère la plus outrageante et la plus comique, que si les Anglais l'attaquaient en force supérieure, il se ferait couler, et avec lui, Niou, et tous ses arrêtés. Depuis, l'empereur l'avait connu personnellement; il l'avait nommé préfet maritime; et, finalement, il avait fait fixer sa pension de retraite, dont l'amiral jouissait à la campagne, près de Rochefort[250]. Napoléon voulut le revoir, et il le fit demander.
L'amiral Martin, pilote avant la révolution[251], avait été choisi pour tenir le journal nautique du duc d'Orléans dans sa campagne avec l'amiral d'Orvilliers; plus tard, pendant une station au Sénégal, où il commandait un petit bâtiment, il avait, par un grand fond d'esprit naturel, tellement gagné les bonnes grâces du fameux chevalier de Boufflers, gouverneur de cette colonie, que leurs relations n'ont cessé qu'avec la vie.
De très beaux services élevèrent ensuite cet officier au grade de vice-amiral. Sa taille était trapue, sa force, qui lui servit seule, et souvent, à calmer des séditions, était incroyable, son enveloppe était dure, grossière ainsi que sa parole; mais son intelligence était vive et pénétrante, son caractère noble, son courage bouillant, indomptable[252], et je tiens de son secrétaire intime que, quoiqu'il eût une capacité distinguée pour les affaires, il aimait pourtant à voir que, généralement, on ne la soupçonnât même pas. Il avait un frère, contre-maître dans le port de Rochefort, qu'il n'avait jamais voulu faire avancer, parce qu'il s'adonnait au vin, mais il avait amélioré son existence, il l'avait souvent à dîner avec lui, et le maréchal Augereau fut, un jour, charmé de la manière franche, sensible et spirituelle avec laquelle il lui avait présenté ce frère, dans sa préfecture, et à l'instant de se mettre à table.
Tous ces traits, que connaissait Napoléon, lui plaisaient extrêmement, aussi éprouva-t-il du plaisir à revoir l'amiral Martin; mais, bientôt, surpris de le trouver encore si vert, il lui témoigna un mécontentement obligeant d'avoir fait connaître, il y avait quelques années, qu'il désirait obtenir sa retraite. L'amiral avait été fort loin d'y jamais penser; au contraire, il avait appris, vers cette époque, qu'il avait été désigné par l'empereur pour prendre, à Cadix, le commandement de l'armée navale, qui se mesura si malheureusement ensuite contre Nelson à Trafalgar, et il avait été trop flatté de ce choix (que l'intrigue fit malheureusement changer), pour même hésiter. Il répondit donc en se récriant sur le fait de cette demande de retraite, et il ajouta qu'en attendant l'ordre de commander l'armée, ses apprêts de voyage avaient été faits et qu'il serait parti à la minute. Napoléon l'écouta avec une sombre attention, et après lui avoir encore demandé si, vingt fois, il n'avait pas énoncé le désir de se retirer du service, il s'exprima avec beaucoup de force et d'amertume sur la triste condition des princes de ne pouvoir tout vérifier par eux-mêmes et sur les menées coupables des ambitieux, à qui tous les moyens sont bons pour éloigner les plus dignes compétiteurs. C'est alors qu'il fit des réflexions bien justes et bien tardives sur la marine, et qu'il assura, en jetant un regard significatif sur l'amiral et sur M. de Bonnefoux, qu'il se reprochait bien de ne pas avoir suivi son inclination, souvent traversée, de récompenser plus qu'il n'avait fait ceux qu'il avait jugé, lui-même, devoir l'être davantage.
Joseph arriva[253]; il logea aussi à la préfecture, où sa présence produisit un moment de diversion. J'ignore si Napoléon sut qu'en passant par Saintes, Joseph avait entendu sous ses fenêtres quelques partisans des Bourbons crier: «Vive le Roi!» Le drapeau tricolore flottait encore en cette ville, et, croyant que l'ovation s'adressait à lui, comme ancien roi d'Espagne, Joseph avait prié le sous-préfet d'empêcher ces jeunes gens de se compromettre par un hommage aussi bruyant. On rit de cette méprise qui était feinte, peut-être, de la part de Joseph, et qui, d'ailleurs, était assez naturelle; mais rien de pareil n'eut lieu à Rochefort.
Napoléon, souvent avec son frère, souvent seul, portant un habit bourgeois vert, se promenait fréquemment tête nue, ou avec un chapeau rond, sur une galerie de la Préfecture, alors non vitrée et qui domine le port ainsi que le jardin. Des curieux, et qui ne l'eût pas été! accouraient des environs, pour arrêter un moment leurs regards sur lui; on causait, on faisait ses réflexions, les uns censuraient, les autres admiraient, mais à voix basse; on comprit ce qu'on devait de respect à l'objet le plus étonnant des vicissitudes de la fortune; et chacun sentit et remplit si bien des devoirs parfaitement tracés, que jamais un geste déplacé, une conversation élevée ne trahirent ni l'amour ou l'admiration, ni la haine ou l'emportement. Seulement, le soir, quand Napoléon tardait trop à paraître sur la galerie, ou, quand cédant aux désirs qu'on lui faisait connaître, il venait à se montrer, il était appelé ou remercié par des cris de: Vive l'empereur, auxquels, en se retirant, il répondait avec un salut de la main.
Napoléon conservait, à Rochefort, l'étiquette et le décorum de la souveraine puissance, autant au moins que les localités et les circonstances le permettaient. C'est donc en se modelant sur ces formalités que se faisaient les présentations et le service de son appartement. Il mangeait, même, seul, quoique son frère Joseph habitât le même hôtel, et quoique l'amitié parfaite du général Bertrand semblât aussi réclamer une exception: il se privait là d'un grand plaisir; et l'on a peine à concevoir que ce fût le même homme aux formes républicaines, qui en forçant le Conseil des Cinq Cents à Saint-Cloud, avait prescrit aux grenadiers de tourner leurs baïonnettes sur lui «si jamais, il usait contre la liberté d'un pouvoir qu'il avait fallu conquérir pour en assurer, disait-il, le triomphe».
On avait fait courir le bruit à Rochefort, que l'impératrice Marie-Louise s'était rendue à l'île d'Elbe pendant que Napoléon y avait séjourné, un frère du préfet maritime qui habitait l'hôtel de la préfecture, en fit, une fois, la question à une personne qui s'était trouvée, elle aussi, à l'île d'Elbe pendant ce même temps. Nous avions entendu un aide de camp nous raconter, comme témoin, la manière romanesque dont l'impératrice avait appris à Blois, où elle s'était réfugiée, la nouvelle de la première abdication de Napoléon: aussi ne fûmes-nous pas surpris d'entendre qu'on ne pensait même pas qu'aucune tentative d'entrevue eût été essayée de sa part.
On a su, depuis, qu'un mariage secret avec le général autrichien Neipperg avait ratifié des relations intimes qui suivirent de près cette abdication, et qui étaient trop évidentes, par leurs suites, pour n'avoir pas nécessité ce mariage. Napoléon eut certainement beaucoup à déplorer son alliance avec la maison d'Autriche, par la confiance qu'elle lui inspira, par le désespoir légitime où elle plongea Joséphine, et par la tournure fâcheuse et précipitée que prirent ses affaires à compter de ce moment. C'est ainsi qu'échoue la prévoyance humaine: l'empereur se crut, alors, en état de tout braver et jamais on n'osa moins impunément.
Cependant, une partie des équipages de Napoléon était arrivée; Joseph allait s'éloigner pour se rendre aux États-Unis. Les alliés dictaient à Paris leurs inflexibles conditions, Louis XVIII avait reparu sur la frontière et Napoléon persistait à ne pas vouloir se joindre à l'armée de la Loire. Il ne recevait pas de réponse de ses courriers, et la tristesse était empreinte sur les figures, lorsque les journaux annoncèrent que l'archiduc Charles arrivait à Paris pour un objet important à discuter avec le Gouvernement provisoire; l'espoir reprit promptement le dessus; mais ce fut un vide encore plus profond quand on vit que ça n'avait été qu'une fausse lueur, et que la nouvelle ne se confirmait point.
Quelle destinée pour celui qui avait été le dominateur des événements que d'en être devenu le jouet! Il semble que, puisque Napoléon ne voulait plus tenter les hasards des combats, il était plus naturel qu'il allât se jeter dans les bras de l'empereur d'Autriche, son beau-père, que de se rendre à Rochefort avec la presque certitude d'y être bloqué par des bâtiments ennemis.
On revint alors à s'occuper des frégates, de la croisière anglaise, du départ de Joseph, et enfin de projets d'évasion. L'impassible Philibert était toujours dévoué et prêt à tout; mais la croisière s'accroissait et elle redoublait de vigilance. Joseph voulait, d'ailleurs, que son frère partît seul avec lui, ou sans autre suite que le brave et fidèle Bertrand; mais Napoléon ne voulait point s'échapper tout à fait en fugitif; il voulait ses courageux adhérents, ses chevaux et son train impérial de maison. Joseph insistait en disant qu'avec de l'or, des billets de banque, des diamants, il suffisait de gagner les États-Unis et qu'ensuite on obtiendrait l'arrivée très précieuse d'amis aussi sincères; mais Napoléon montrait toujours de la répugnance, alléguant qu'il ne pouvait agir comme Joseph, souverain secondaire, disait-il, ou comme l'aurait pu faire, en semblable circonstance, un monarque successeur d'une longue suite de rois.
Joseph, dans ces scènes critiques, fit preuve de beaucoup de sang-froid, d'unité de dessein et de liberté d'esprit; il prit donc son parti et fit une heureuse traversée[254] que, par la suite, Napoléon, dans ses intérêts personnels, dut bien regretter de n'avoir pas tenté de partager[255].
Joseph eut, avant son départ, une entrevue avec M. de Bonnefoux; il lui parla avec reconnaissance, avec effusion, il le pria d'accepter une tabatière d'or embellie de son chiffre en brillants et il lui dit affectueusement: «Ceci n'est qu'un souvenir d'amitié, mais, si vous êtes persécuté pour vos soins nobles et délicats, venez me trouver, et tant que mon cœur battra, ce sera pour désirer de partager avec vous ce que la fortune m'aura laissé!»
Louis XVIII était en route pour la capitale, et Napoléon ne recevait pas de nouvelles particulières de Paris. Il eut connaissance de deux ordonnances datées de Cambrai relatives à la poursuite et à la mise en jugement de quelques uns des hauts personnages qui, avant le départ du Roi, avaient reconnu la puissance impériale. Napoléon, qui y vit figurer les hommes qui lui étaient le plus chers, éprouva un vif sentiment de douleur, auquel il faut, sans doute, attribuer des expressions très dures qu'il prononça contre la famille royale.
Ces expressions, cependant, ne peuvent être complètement justifiées, car la position de Napoléon était fâcheuse, il est vrai, mais elle était le résultat de circonstances auxquelles il avait eu la part la plus fatale. De ces sarcasmes, Napoléon revint ensuite à la disette de communications écrites où on le tenait de Paris; et faisant allusion à cet essaim de flagorneurs et d'intrigants, au cœur rongé par l'envie, qui, le visage riant et toujours tourné vers la fortune, sont la peste des cours et le fléau des princes, il exhala sa bile avec une véhémente richesse d'expressions, en accablant ceux que sa mémoire lui venait offrir, d'épithètes caustiques et peut-être trop méritées.
Les événements se succédaient avec rapidité, et le moment était venu de s'arrêter à un parti: l'armée de la Loire fut remise sur le tapis; toutefois ce moyen de vaincre ou de mourir militairement les armes à la main, fut écarté de nouveau, par les mêmes raisons qui paraissent si peu motivées; et ce fut heureusement pour la France, qui aurait eu encore à gémir de plaies civiles, peut-être plus profondes que les précédentes.
Plusieurs projets d'évasion furent alors présentés, principalement par le capitaine Baudin[256] qui commandait La Bayadère, corvette mouillée dans la Gironde, et qui n'a été rappelé au service qu'en 1830. Celui du lieutenant de vaisseau Besson[257], sur un bâtiment de commerce danois[258], à sa consignation, aurait très probablement réussi: il ne s'agissait que de s'enfermer pendant quelques heures dans une cachette destinée aux marchandises de contrebande et de s'exposer, sous pavillon neutre, à être visité par la croisière anglaise. Celui des officiers de Marine Genty[259] et Doret[260] était plus aventureux, mais, dans le beau temps de l'été, il laissait espérer beaucoup de chances de succès. Il consistait à partir sur une embarcation légère avec un bon nombre de personnes bien armées, à filer sous la terre après le coucher du soleil et à gagner le large; là, le premier bâtiment rencontré aurait été acheté, ou emporté de force et conduit aux États-Unis. Cependant, après avoir d'abord semblé se décider en faveur du projet de M. Besson qui, comme ses camarades, y mit une parfaite abnégation personnelle, Napoléon retomba dans ses incurables idées de prétendue dignité, et, toujours combattu, il parut y renoncer.
Il ne résulta de ces indécisions et des rumeurs qui s'en propagèrent, que la divulgation des efforts généreux de ces hardis marins, et le ministre de la Restauration eut l'illibérale rudesse de les rayer des listes de la Marine et de briser violemment ainsi la carrière d'officiers, dont le crime était d'avoir servi un autre souverain que le roi, qui, en pareille position, aurait été servi avec le même zèle, avait lui-même engagé à reconnaître. Je l'avoue, je n'ai jamais compris ces rigueurs impolitiques; les Ordonnances de Cambrai avaient parlé, tout devait être dit! et qu'en est-il résulté? Le temps, ce grand maître qui rectifie tant de jugements, le temps, même pendant les règnes de Louis XVIII et de Charles X, a amené la grâce de presque tous les prévenus atteints par ces Ordonnances; mais les officiers rayés des cadres, ainsi que bien d'autres subalternes, quoique rétablis pour la plupart, sur les listes, depuis la Révolution de 1830, n'en ont pas moins perdu, pendant longtemps, leurs grades si légitimement acquis, leurs moyens d'existence si chèrement achetés, leurs droits à l'avancement; et les ministres, par ces réactions odieuses dans les emplois inférieurs, ouvrirent la porte à d'infâmes délations qu'on fut fondé à attribuer aux royalistes, dont, par là, les sentiments furent compromis.
Mme la comtesse Bertrand[261] était effrayée de ces tentatives où, naturellement, son cœur redoutait une séparation d'avec son mari, qui, dans ces expéditions, aurait, seul et sans elle, partagé les hasards de Napoléon. Épouse, mère, et ayant avec elle ses deux enfants, ce n'était pas sans une terreur encore plus profonde qu'elle devait penser aux paroles du capitaine Philibert dont elle était probablement instruite, ainsi qu'à ses propositions foudroyantes de se faire couler bas. En proie aux plus affreux combats qui puissent se livrer dans le cœur d'une femme, toute à l'honneur de son mari qui ne se séparait pas d'un dévouement absolu, mais rappelée involontairement à des sentiments d'effroi par le cri de la nature, cette mère malheureuse, digne de l'intérêt et du respect les plus réels, ne voyait, ne pouvait voir d'autre ressource que de s'abandonner à la générosité des Anglais. C'est pénétrée de cette idée que, jusqu'à trois fois, dit-on, pâle, égarée, traversant les appartements avec le désespoir peint sur les traits, elle avait abordé Napoléon, avait embrassé ses genoux; et là, s'exprimant avec le langage de l'âme, elle lui avait représenté le peuple britannique comme un peuple magnanime, et elle lui avait dépeint un séjour de sa personne en Angleterre, comme devant être charmé, honoré, par le sentiment profond que cette nation devait avoir de sa grandeur et de ses exploits miraculeux.
Napoléon se sentit touché à ce projet d'une exécution si facile, développé d'un ton de si parfaite conviction et embelli d'un prestige caressant de flatterie, auquel il est vrai que le cœur humain ne sait, peut-être, jamais fermer tout accès. Qui pourrait se vanter d'y être insensible, si Napoléon céda, encore une fois, à son empire, s'il put oublier que tout, en Angleterre, est calculé, et que si le Gouvernement y montre parfois de la philanthropie, c'est que, sans doute, elle s'allie avec ses intérêts matériels? Cependant Napoléon avait trop haï, trop méprisé les Anglais, pour rien promettre encore, et il se contenta d'ordonner, en ce moment, que les apprêts fussent faits pour se rendre en rade, soit à bord de ses frégates, soit à l'île d'Aix qui protège cette rade, et dont les forts étaient servis par les troupes de la Marine.
Le général Beker apprit cette détermination avec beaucoup de plaisir; il était évident qu'il était impossible à ses cavaliers et à lui d'entraver en rien les desseins de Napoléon, et de l'empêcher, s'il l'eût voulu, d'aller se faire saluer de nouveau par l'armée de la Loire, du titre de général et d'empereur. Le général Beker avait été disgracié par Napoléon, et, comme on lui avait supposé des motifs de mécontentement, dont, au surplus, sa conduite à Rochefort prouve qu'il avait glorieusement déposé les souvenirs, le Gouvernement provisoire avait cru pouvoir le charger d'une mission, qui n'était compliquée qu'en raison du personnage. En effet, il ne s'était agi, d'abord, que d'arriver au port et d'y voir l'ex-empereur s'embarquer; mais la présence de la croisière anglaise, la variété des projets qui se traversèrent, surtout les longues irrésolutions qui s'en suivirent, devinrent bientôt de grandes difficultés. Le projet de départ de Rochefort pour la rade répandit donc beaucoup de calme dans les agitations du général Beker, et son esprit fut soulagé d'une pesante responsabilité.
Beau-frère de l'héroïque Desaix[262], à qui, ainsi qu'à Kellermann, l'on assure que Napoléon dut le gain de la fameuse bataille de Marengo, d'où se déroulèrent ses destinées, le général était père d'un jeune enfant que Napoléon avait tenu sur les fonts baptismaux. Il voyait avec regrets que Napoléon quittait la France avec l'idée, peut-être, que lui, général Beker, eût sollicité cette mission, ou qu'il avait agi, en la remplissant, avec haine et rancune. Tourmenté de cette pensée qui honore son caractère, il s'en ouvrit au général Bertrand, et il lui dit qu'il serait au comble du bonheur, s'il pouvait apprendre que Napoléon n'entretenait pas de semblables préventions; qu'une manière qui lui paraissait naturelle et sincère de prouver à lui et à tous qu'il n'en était rien, serait de se rappeler que le jeune Beker était son filleul; à ce titre, un témoignage d'intérêt, un léger présent, en forme de souvenir, serait très précieux à son cœur. Le général Bertrand promit d'en parler à Napoléon, qui, après quelques réflexions, et sans charger le général Bertrand d'aucune parole particulière sur son message, lui remit, afin d'être délivré au général Beker, et pour son fils, encore enfant, une simple croix de légionnaire. Le général Bertrand s'acquitta assez publiquement de cette injonction, dont l'intention ne put pas être expliquée; car avec le don de cette décoration, ne pouvait pas exister la faculté de la porter; ainsi, l'on ne put s'accorder à décider si Napoléon avait entendu répondre avec ironie, complaisance ou dédain, à la demande du beau-frère de son ami, et du père de son filleul. Toujours est-il que ce fils de Beker, mort depuis d'une manière funeste, le jour même où il allait contracter un grand mariage, s'est montré, par sa bravoure pendant la guerre d'Espagne, en 1823, aussi digne qu'aucun de ceux qui ont été décorés par les mains de l'empereur, de porter ce signe de l'honneur; et qu'alors, il mérita sur le champ de bataille, et sa croix, et le droit de la placer sur sa poitrine.
La rade de l'île d'Aix est à quatre lieues de Rochefort, mais pour abréger la route, il est ordinaire de ne prendre un canot qu'au Vergeroux; c'est un village situé sur les bords de la Charente à trois quarts d'heure de marche de la ville. Quand l'instant du départ fut fixé et arrivé, les voitures entrèrent dans la cour de la Préfecture; et les embarcations nécessaires pour Napoléon et pour sa suite se rendirent au Vergeroux.
Napoléon ne voulut pas se séparer du préfet maritime sans lui donner quelque témoignage de gratitude. Déjà, comme prélude de marques plus considérables de générosité, il lui avait offert de garder, en propriété, ses équipages et ses chevaux (qui étaient d'une haute valeur) et qu'il renonçait à emmener; mais le préfet maritime avait pris la liberté de refuser, en lui disant qu'il n'avait été soutenu dans les soins infinis dont voulait bien parler Napoléon, que par le seul désir de remplir convenablement ses devoirs, et que toute preuve de satisfaction autre qu'une simple approbation, lui serait extrêmement pénible. Napoléon n'avait pas insisté, mais à l'instant de partir, il dit à M. de Bonnefoux: «J'ai longtemps cherché comment m'acquitter envers vous, que j'ai trouvé si différent, en général, de ceux à qui, jusqu'à présent, j'ai pu faire quelques offres et qui, cependant, avez bouleversé et épuisé votre maison pour moi et pour les miens. Je conçois parfaitement vos scrupules, mais, quelque purs qu'ils soient, j'espère que vous accepterez cette boîte dont la simplicité ne peut vous effaroucher, et qui n'aura de prix que celui que vous pourrez y attacher et que je voudrais pouvoir lui donner.»
Cette boîte était d'or, le dessus portait un N en diamants, et comme M. de Bonnefoux paraissait chercher un prétexte de refus: «Je le vois, dit Napoléon, vous craignez qu'elle ne contienne quelque chose; mais, tranquillisez-vous, elle est absolument vide et elle est digne de vous!» Il accompagna ces mots d'un sourire, et quand on sait que les six ans qui se succédèrent furent de longs jours de captivité, où, sans doute, le malheur ne fut pas assez respecté, quand on pense qu'alors, irrévocablement éloigné de sa femme, de son fils et du théâtre de ses actions prodigieuses, aucun autre sourire ne revint probablement épanouir ses lèvres contractées par l'infortune et le chagrin... on ne peut, en revenant sur ces adieux touchants, concevoir assez combien le cœur de Napoléon devait renfermer d'amers pressentiments et combien il dut prendre sur lui, pour donner à ce présent mémorable, le prix le plus élevé qu'il pût posséder: celui de paraître partir d'une âme reconnaissante et d'un cœur momentanément satisfait.
À l'arrivée des voitures[263], la population de Rochefort inonda les rues et afflua aux fenêtres des maisons situées sur la route présumée de Napoléon, c'est-à-dire depuis l'hôtel de la préfecture jusqu'à la porte de la Rochelle. L'escorte était à son poste; les voitures se remplissent, le signal est donné, le cortège entre en mouvement; et, avec un grand fracas, il précipite sa course, il traverse la ville, et il se dirige vers le rendez-vous de l'embarquement. Les stores de la plupart des voitures étaient baissés, et l'on n'avait pu voir Napoléon lui-même dans aucune d'entre elles; mais il suffit que l'on pensât qu'il en occupait une, pour ne s'écarter nulle part de l'attitude du respect. Bien qu'on sût que le roi touchait aux portes de la capitale, bien que des drapeaux blancs s'arborassent sur divers points, cependant les ordres pour la tranquillité publique furent encore si bien entendus et exécutés, que pas une irrévérence ne vint troubler cette marche et ce départ, remarquables seulement par des saluts de «Vive l'empereur!»
J'avais aussi partagé la curiosité publique, j'étais placé à une croisée d'une maison voisine qui dominait, à la fois, la cour et le jardin de la Préfecture. Je me félicitais d'être assuré que Napoléon, cet élément de guerre, qui pouvait si facilement armer les Français contre les Français, eût enfin pris le parti de quitter la France; mais je ne pouvais maîtriser cet attendrissement secret qui s'attache aux grandes infortunes, et je m'y livrais en silence lorsqu'un nouveau bruit se fit entendre. Une belle voiture sortit de la cour des remises, traversa la porte grillée du jardin et vint s'arrêter au bas de la terrasse, en face de la porte d'entrée des appartements du rez-de-chaussée de l'hôtel; la portière s'ouvrit et la voiture attendit.
Mille idées se croisaient dans mon imagination quand, tout à coup, je vois apparaître Napoléon lui-même, que je croyais parti, et M. de Bonnefoux. Ils sortent, absolument seuls, de la Préfecture, et ils s'avancent: Napoléon a son costume favori, veste et culottes blanches, bottes à l'écuyère, habit vert d'uniforme avec épaulettes de colonel, son épée jadis si terrible, et le petit chapeau tant connu. Quelque chose de sévère est répandu sur ses traits; mais son pas précipité, révèle une vive agitation intérieure. Il traverse la terrasse, il en descend l'escalier, il s'appuie sur le marchepied de la voiture; il se retourne alors, il s'efface vers M. de Bonnefoux en écartant le bras gauche comme pour découvrir son cœur qui doit renfermer tant d'amertume, tant de combats, tant de déchirement; il prononce un nouvel et éternel adieu à la France et à lui... et il est emporté, avec la promptitude de l'éclair, vers la porte de Saintes qui est située au nord de la ville.
Il est facile de le concevoir, ce départ mystérieux, cette apparition tout à fait inattendue, la rapidité, la variété de la scène, cette dernière pause surtout qui semblait dire: «Vous ne me verrez plus!», tout aurait sans doute porté ma première émotion à son comble, si les cris redoublés: «Où va Napoléon?», qui sortirent naturellement de toutes nos bouches ne fussent venus occuper puissamment nos esprits. L'inquiétude était visible, et l'on se perdait en conjectures; mais nous apprîmes bientôt que la voiture, après être sortie par la porte de Saintes, avait pris sur la gauche pour rejoindre la route du Vergeroux; et il paraît qu'on avait seulement voulu éviter les hommages ou les regards[264].
Napoléon, en rade, passa en revue les équipages et les troupes si dévouées, qui étaient en très bon état; cet appareil de guerre lui plut, quoiqu'il ne dût lui paraître que comme un atome de sa puissance première.
Cependant l'aspect de la croisière anglaise le replongeait bientôt dans ses méditations; la difficulté de sa position semblait alors l'absorber. Voyant les choses par lui-même, il découvrit, en effet, que la tentative serait infructueuse, s'il voulait, avec ses frégates, combattre ou tromper des croiseurs si nombreux, et cela dans le cœur de l'été où, pour ainsi dire, il n'y a ni vent ni nuit[265]. Comme, en ce moment, il ne lui restait aucun autre parti, il se prépara à se livrer aux Anglais, et à faire un appel à leur générosité[266]. Il entama donc quelques négociations, dans lesquelles il manifesta l'espoir d'être libre d'habiter les États-Unis ou l'Angleterre.
On a beaucoup parlé de ces négociations, et quelques personnes ont paru croire que les Anglais avaient comme adhéré aux désirs de Napoléon, et qu'ensuite ils avaient trahi leurs promesses.
Je conviens, qu'en général, la réputation du Gouvernement britannique peut valider un tel soupçon; mais, en cette transaction, j'ai connu les officiers de notre marine qui y ont été employés plus ou moins directement, j'en ai ouï discuter toutes les particularités sur les lieux; et je puis déclarer avoir vu, alors, tout le monde persuadé que le capitaine Maitland reçut Napoléon à son bord, seulement en qualité de prisonnier de guerre se réfugiant sur son vaisseau, pour aller réclamer l'hospitalité du prince Régent, feu Georges IV, à qui Napoléon écrivit que, comme Thémistocle, il demandait à être admis au foyer de son plus généreux et plus puissant ennemi[267].
En y réfléchissant, d'ailleurs, ne voit-on pas que l'Angleterre n'était qu'un fragment de la vaste coalition de l'Europe entière, que le but avoué de cette coalition était de combattre la personne même de Napoléon, qu'enfin il était impossible que le ministère anglais pût prendre sur lui de rien statuer sur son compte, sans le concours des autres puissances? Les Anglais ne pouvaient donc rien stipuler par eux-mêmes, rien garantir, rien promettre; et le capitaine Maitland était moins en position, encore, que qui que ce fût, de se laisser aller à cet oubli de ses devoirs.
Une preuve concluante, c'est que Napoléon attendit jusqu'au dernier moment pour se rendre à bord des vaisseaux anglais; ses irrésolutions étaient même revenues dans toute leur force[268], quoi qu'elles n'eussent plus alors de but réellement fondé. Le capitaine Philibert en écrivit au préfet maritime; celui-ci s'attendait, à chaque instant, à apprendre officiellement la rentrée du roi à Paris; aussi adressa-t-il, sur-le-champ, une lettre secrète au capitaine Philibert, en lui donnant l'avis particulier de la montrer à Napoléon. Treize drapeaux blancs, arborés par des bourgs et des villages voisins, flottaient dans les airs et frappaient les yeux de Napoléon, lorsque cette lettre, probablement péremptoire et dans laquelle on pressent facilement que la loyauté de M. de Bonnefoux l'informait que, d'après sa correspondance particulière, il savait que l'ordre de s'opposer à tout départ et de l'arrêter, allait être expédié de Paris..., lorsque cette lettre, dis-je, l'arracha à ses incertitudes, et le décida à se faire conduire à bord du vaisseau anglais le Bellérophon, commandé par le capitaine Maitland[269]. Là, le nom de général, dont on le salua, fut le premier mot qui retentit à son oreille habituée à un titre plus pompeux; il ne put renfermer la peine qu'il en ressentit. Cette peine dut lui présager tout ce que, par la suite, son amour-propre aurait à souffrir dans sa détention de Sainte-Hélène qui dura six ans, qui amena prématurément le développement mortel de sa maladie, et qui imposée, avec des froissements continuels, à un homme de sa trempe, dut paraître un supplice bien long et bien cruel.
L'empereur avait montré trop de considération à M. de Bonnefoux pour n'avoir pas désiré connaître son opinion dans la conjoncture délicate de son départ, et cette opinion avait toujours été ou que l'Empereur, malgré la croisière anglaise qui bloquait Rochefort, partît pour les États-Unis, soit avec Joseph, soit de toute autre manière, ou qu'il allât se mettre à la tête de l'armée de la Loire, mais, surtout, qu'il ne se rendît pas aux Anglais[270]. Quelle horrible captivité de moins, si ce conseil avait été adopté!
Cependant, la vue de tant d'infortunes, le prestige qui s'attache à de si hauts personnages, tout avait fait naître dans le cœur des témoins des derniers jours politiques de l'empereur, un intérêt dont n'avaient pu se défendre ceux-mêmes qui, jouant un rôle passif, n'avaient pas partagé ses dernières espérances, ni embrassé son parti. Tous, ont pensé que si la vengeance de ses ennemis alla trop loin, la France et les Français sont, heureusement purs de tout reproche à l'égard d'un prince qui, malgré tout ce qui a pu s'ensuivre, les avait cependant délivrés du monstre de l'anarchie, les avait gouvernés pendant quinze ans, et avait répandu, sur leurs armes, un lustre que rien ne peut effacer.
CHAPITRE VI
LA RETRAITE DE M. DE BONNEFOUX
Sommaire:—La nouvelle du départ de Napoléon se répand à Rochefort.—Arrivée du préfet de la Charente-Inférieure, qui vient faire une enquête.—M. de Bonnefoux, son ami de collège, le conduit en rade.—La seconde Restauration.—Mission confiée par le ministre de la Marine à M. de Rigny.—Propos que tient ce dernier.—Destitution de M. de Bonnefoux.—Remise immédiate du service au chef militaire (aujourd'hui le Major général).—Situation pécuniaire.—Deux mille francs d'économies après treize ans d'administration.—Le chasse-marée.—Distribution des équipages et de la cave.—Le cheval que montait le général Joubert au moment de sa mort.—La petite propriété de Peyssot auprès de Marmande.—Liquidation de la pension de retraite de M. de Bonnefoux.—Deux ans plus tard, son condisciple le maréchal Gouvion-Saint-Cyr devient ministre de la Marine et le prie de se rendre à Paris.—M. de Bonnefoux s'y refuse.—Après la Révolution de 1830, on lui conseille sans succès de demander la Pairie.—Il consent seulement à se laisser élire membre du conseil général du Lot-et-Garonne.—Belle vieillesse de M. de Bonnefoux.
On apprenait, à peine, à Rochefort, le départ de Napoléon, les craintes des conséquences d'un séjour plus prolongé, en ce moment critique, étaient à peine écartées, que le préfet du département arriva de La Rochelle. C'était un ami de collège de M. de Bonnefoux, et il venait chercher, lui-même, la vérité des faits, pour en entretenir officiellement, de son côté, le ministre de l'Intérieur. M. de Bonnefoux lui proposa de le conduire en rade: cette offre fut acceptée; les deux préfets revinrent dans la nuit et le préfet de la Charente-Inférieure repartit aussitôt; car on venait d'apprendre la nouvelle de la seconde Restauration. En cette circonstance, aucun choc, aucune rumeur ne vinrent, après de si rudes commotions, troubler l'ordre public, à Rochefort. Or, c'est la vraie pierre de touche du mérite des chefs, c'est l'avantage que possèdent ceux qui sont justement chéris, d'obtenir dans tous les temps, non une obéissance factice, mais un dévouement illimité qu'ils imposent sans le commander. On voit souvent, il est vrai, conduire les hommes plus par des défauts qu'ils craignent d'irriter que par des qualités dont ils ne respectent pas assez la noblesse; ces qualités étaient celles de M. de Bonnefoux, mais son caractère était si évidemment ferme que, pour obtenir la soumission, il lui suffisait habituellement d'employer cette modération qui lui était propre.
Après des crises aussi vives, après tant de fatigues de corps et d'esprit, trop fier pour présenter une justification dont il croyait n'avoir pas besoin, ou qu'il n'aurait pu souffrir de voir qualifier d'adroite combinaison, M. de Bonnefoux ne pensa plus qu'à sa retraite. Elle devint d'autant plus l'objet de ses vœux, que, jugeant sa réputation principalement attaquée, et, en apparence, compromise, par cette multitude d'habitués des ministères et des palais, qui décident de tout sans approfondir les faits, il lui répugnait de leur répondre autrement que par le silence. Il se prépara donc à quitter ses emplois; mais ce fut en maintenant les esprits dans la concorde, en affaiblissant les exagérations, en sauvant à l'État le plus possible de ces officiers que les hommes du jour accusaient, artificieusement, d'être les ennemis du roi.
Peu après cette seconde Restauration, un officier supérieur de la Marine qui, depuis, a cueilli les lauriers de Navarin, et qui, à son tour, ensuite, est devenu préfet et même ministre de la Marine[271], M. de Rigny fut envoyé, de Paris, en mission à Rochefort. Il était accompagné de M. de Fleuriau[272], alors lieutenant de vaisseau; ces officiers dressèrent, sur les lieux, procès-verbal des événements et retournèrent à Paris. M. de Rigny avait dit à cette occasion, qu'il croyait que le ministre connaissait trop la position délicate où s'était trouvé M. de Bonnefoux, et qu'il lui rendait trop justice pour que celui-ci dût s'attendre à une disgrâce. M. de Bonnefoux qui savait que les ministres se laissent trop souvent dominer par l'intrigue ou par l'obsession, et qui, d'ailleurs, ne voyait pas la possibilité, ni ne formait le désir d'être alors conservé à son poste, en jugeait différemment. Bientôt, en effet, il fut destitué[273], reçut l'ordre de se démettre immédiatement de ses fonctions, et son remplaçant fut annoncé.
Le service était constamment à jour; le préfet maritime le remit au chef militaire du port (aujourd'hui le major général) et il eut seulement à faire connaître sa destitution qui, comme à Boulogne, fut une nouvelle de deuil. Ensuite, il prit congé des chefs de service, des chefs de corps et des officiers attachés à sa personne. Libre de soins de ce côté, il régla les comptes de sa maison, il congédia, récompensa tous ses serviteurs, et, au lieu de voir terminer ses emballages dans son hôtel ou d'y attendre son successeur, il loua en ville une simple chambre garnie, et il l'occupait deux heures après avoir lu la dépêche. Ce fut là qu'ayant séparé ce qu'il avait à payer, de ce qui lui restait, il me dit d'un air satisfait: «J'avais bien peur, mon cher ami, d'être obligé de monter à la mansarde; mais il me reste: deux milles francs! c'est plus qu'il ne m'en faut pour mettre ordre ici à mes affaires, et pour ma route, mais il faudra que je parte par mer et que j'économise beaucoup.» Qu'on pense à ces deux mille francs après avoir été treize ans préfet maritime et l'on dira si son administration aurait pu être plus libérale; quel éloge que ce seul fait!
Cependant les deux mille francs ne m'étonnèrent pas, car je savais que M. de Bonnefoux connaissait le véritable prix de l'argent, celui de faire des largesses à propos, et de s'attacher, à l'occasion, par des bienfaits, les mêmes hommes qu'il charmait par des égards affectueux: mais le voyage par mer que signifiait-il? je le demandai: «C'est, me dit-il, que je veux fréter un chasse-marée pour mes effets et pour moi, et que je veux arriver par eau à Marmande où je meublerai la petite maison de campagne dont vous savez que je viens de devenir propriétaire par nos arrangements de famille: j'aurai, là, plus de soixante louis de rente, et je sais que je puis très bien vivre avec six cents francs; je ne suis donc pas à plaindre, et je me trouverai beaucoup d'argent de reste à la fin de l'année.»
Cette maison de campagne venait de lui tomber effectivement en lot et c'était un fragment de la fortune de son père; elle était affermée 2.500 francs, mais elle devait 1.100 francs de rente viagère à son plus jeune frère, qui avait presque tout perdu par suite de son émigration. «Quelle gêne, lui dis-je alors, vous allez vous imposer par ce voyage! vous n'allez donc pas à Paris pour faire fixer votre retraite?» «Non, non, dit-il, on penserait que je veux me justifier, on croirait que je veux me plaindre, solliciter, intriguer. Non, je n'irai pas. J'ai servi de mon mieux, ma carrière militaire n'a été que trop longue; mais elle est finie, et je veux dorénavant vivre pour moi: d'ailleurs, voyez comme ces alliés nous traitent, quelles contributions ils exigent! Le trésor est épuisé et il est de la délicatesse d'un bon citoyen de ne rien demander lorsqu'il peut s'en passer; l'État a trop de services à reconnaître, il doit commencer par ceux qui ne savent pas se résigner, ou qui ne le peuvent pas, et qui pourraient croire avoir à se plaindre d'être négligés[274].» «Cependant, votre voyage sur ce chasse-marée!...»
«J'ai besoin, dit-il en m'interrompant, j'ai besoin d'être seul, et de respirer à mon aise; je veux aussi me remettre à la peine, car ce métier de préfet a trop de travail de cabinet, il amollit, et j'ai déjà eu plusieurs attaques de goutte!... Quant à vous, mon ami, ajouta-t-il avec émotion et après un moment de réflexion, vous resterez à Rochefort, vous y continuerez votre carrière, en évitant de vous prévaloir auprès de vos chefs ou de vos camarades, de n'avoir pas servi activement pendant la dernière crise; car il ne faut ni se faire meilleur que les autres, ni désirer son avancement pour un acte, très louable, sans doute, et que j'aurais voulu pouvoir imiter, mais dont la récompense est dans la conscience, tandis que les services, seuls, comme officier de Marine, doivent, chez nous, être comptés pour l'avancement. Je ne regrette rien de mes emplois qu'à cause de vous, que j'aurais pu mettre à même de paraître avec distinction. Vous avez été retardé par vos huit ans de prisonnier de guerre; vous le serez par l'obligation à laquelle j'ai dû céder de mettre Rochefort avant moi; vous le serez encore parce que ma disgrâce rejaillira sur vous[275], mais vous avez tous les éléments de la félicité privée; votre femme, vos enfants, votre humeur enjouée vous dédommageront de tout, et, peut-être votre sort sera-t-il envié par ceux-mêmes, que vous deviez devancer, et qui, profitant des circonstances, seront mis à votre place. Telle est la vie, tel est le monde, mais, quoique le hasard y joue un grand rôle, souvenez-vous, en définitive, que, presque toujours, notre bonheur individuel est en nous et qu'il dépend de nous.» «Élevé à votre école, lui répondis-je, j'ai de fortes raisons d'espérer que mon bonheur est, en effet, assuré...» et, détournant une conversation affligeante, je voulus revenir sur son projet de départ, mais rien ne put le dissuader; il persista: il partit seul, sans même un valet de chambre; il mit huit jours à son voyage; il sauva par sa présence d'esprit le chasse-marée, qui, sans sa vigilance et son activité, se serait perdu sur les roches, en entrant dans la Gironde; et, inébranlable dans ses projets, il arriva dans son pays natal, et il s'y installa pour toujours[276].
Louis XVIII, dont la bonne foi dans les engagements financiers contribua puissamment à fonder notre crédit public, ne pouvait pas faire une exception contre M. de Bonnefoux: le temps de ses services fut donc compté, et il reçut bientôt l'annonce, que sa pension de retraite était fixée, comme le prescrivaient les règlements, sur le pied de vice-amiral ou de lieutenant général. Il vit cette nouvelle faveur de la fortune comme toutes les autres, car il en conclut, pour lui, l'obligation de faire tourner cet accroissement de bien à la prospérité de l'État; il se mit donc à répandre de nouveaux secours à l'indigence, à donner plus de travail aux ouvriers, à ouvrir sa maison de campagne[277] à ses amis, à augmenter la valeur des produits de sa petite terre, à aider ceux qui étaient gênés. Il n'y avait que deux ans qu'il jouissait de son indépendance, lorsque le maréchal Gouvion-Saint-Cyr[278], son ancien condisciple, qu'il avait reçu à Boulogne avec un plaisir tout fraternel, obtint le portefeuille du ministère de la Marine, qu'il quitta pour paraître ensuite à la tribune, comme ministre de la Guerre, avec tant de noblesse et d'éclat. À son arrivée au ministère de la Marine, la première question de l'illustre maréchal fut de s'informer, en détail, des causes de la destitution de son ami; il lui écrivit, aussitôt, qu'il était impossible qu'il n'y eût pas un malentendu, et il le pria chaudement de se rendre à Paris. L'ancien préfet lui répondit avec affection, mais il ne quitta pas ses champs, et il garda sa liberté.
La Révolution de 1830 trouva M. de Bonnefoux en possession de cette même liberté.
Plusieurs articles parurent alors dans les journaux qui rappelèrent ses services et sa retraite prématurée. Il reçut même, de quelques amis très haut placés, l'avis que s'il demandait la pairie, elle lui serait accordée. «Je suis le pair des paysans de mon village; leur répondit-il; les paysans de mon village sont mes pairs, c'est la plus belle des pairies, et je m'y tiens.»
Les seules instances auxquelles il céda, furent celles de ses compatriotes qui le nommèrent membre du conseil général du département.
Il se rallia donc au nouveau Gouvernement, qu'après la chute de celui de la Restauration, il regardait comme le meilleur possible; mais je lui ai souvent entendu dire, d'abord, qu'il ne comprendrait jamais qu'un souverain se laissât déposséder, sans avoir épuisé tous les moyens de résistance, en second lieu, que, si l'on avait voulu réellement le triomphe de la liberté, il aurait fallu s'arrêter à une régence en faveur du duc de Bordeaux qui, tout en préservant le principe salutaire de l'hérédité, aurait donné tous les moyens d'améliorer, autant qu'il dépend des hommes, les institutions que le pays devait aux inspirations de Louis XVIII.
C'est après une si belle carrière de désintéressement, de faits honorables, de beaux services, et de vertus publiques, privées, civiles et militaires, qu'irrévocablement fixé dans un des plus beaux climats de l'univers, M. le baron de Bonnefoux, entouré d'amour, de louanges et de bénédictions, jouit d'une vieillesse bien digne d'envie, et dont on peut dire:
«C'est le soir d'un beau jour; rien n'en trouble la fin[279].»
APPENDICE I
VICTOR HUGUES À LA GUYANE[280]
Après la révolution du 18 brumaire, le premier consul, Bonaparte, par qui le Directoire à son tour avait été chassé chercha un homme à la main de fer pour rétablir l'ordre à la Guyane, et il jeta les yeux sur Victor Hugues[281], ancien révolutionnaire, un des promoteurs les plus violents des lois les plus violentes de l'époque, et un des appuis les plus énergiques ou des plus inexorables exécuteurs de ces mêmes lois. Il avait été envoyé à la Guadeloupe[282] pour y faire respecter l'autorité gouvernementale; il y avait déployé toute la sévérité qui était dans son caractère, et il avait si bien établi la terreur de son nom que ses moindres volontés y étaient exécutées sans hésitation, et que le travail et la tranquillité avaient reparu dans l'île.
En arrivant à Cayenne, Victor Hugues fit afficher la Constitution de l'an VIII et il joignit une proclamation dans laquelle il se bornait à dire qu'il venait pour activer la culture et pour faire exécuter les lois; or, il était trop connu pour la manière terrible dont il avait fait exécuter les lois à la Guadeloupe pour que les noirs et les hommes de couleur songeassent à lui résister; mais sa présence et son aspect contribuèrent plus encore à amener leur soumission que les menaces lointaines de la Convention, que les arrêtés de ses prédécesseurs ou des assemblées coloniales, et même que sa propre proclamation.
Il était, en effet, de taille moyenne, mais fort et trapu; son encolure était énorme; sa tête, large et carrée, était couverte d'une forêt de cheveux; il avait le regard menaçant, le geste impératif, la parole brève et acerbe, la voix grondante comme une sorte de tonnerre, et un accent provençal d'une rudesse extraordinaire; pourtant il n'était que le pâle reflet de ce qu'il avait été précédemment. Une femme avait entrepris de le métamorphoser; elle poursuivit cette œuvre avec autant de fermeté que de douceur et elle finit, plus tard, par la compléter. Cette femme était Mme Victor Hugues, ange de beauté, mais dont la grâce et la bonté surpassaient encore les perfections physiques dont la nature l'avait si libéralement douée.
Mme Hugues était de la Guadeloupe; sa famille était de celles que son mari n'avait jadis qualifiées que de caste aristocratique; et, cependant, lui, l'adversaire fougueux de cette prétendue caste, il avait demandé cette charmante jeune personne en mariage! À cette nouvelle, on dit que, d'abord, elle frissonna, et c'était assez naturel; mais, quoiqu'elle eût été laissée libre de son choix, elle l'accepta, craignant peut-être la proscription ou la mort pour ses parents, mais avec le projet conçu par elle et hautement avoué, d'employer l'ascendant que pourraient lui donner sa vertu, sa jeunesse et son attachement à ses devoirs, à tempérer les excès du caractère violent de son futur époux.
Elle tint parole et elle y réussit peut-être même au-delà de ses espérances; une fois, cependant encore, à Cayenne, Victor Hugues fit arrêter arbitrairement deux jeunes gens qu'il fit jeter en prison sans jugement, et pour lesquels la colonie craignit le sort fatal que tant d'autres avaient subi à la Guadeloupe. Mme Hugues, qui ne connaissait pas ces jeunes gens et qui en fut informée par la rumeur publique, se hâta d'agir et se présenta devant son mari; lui parlant de l'incarcération de ces deux jeunes gens, elle lui dit que, puisqu'il ne tenait pas les promesses sacrées qu'il lui avait faites, elle venait de préparer deux ou trois malles et qu'elle demandait à être transportée immédiatement sur un navire américain qui était en rade et prêt à partir pour les Antilles où elle se retirerait au sein de sa famille. Le farouche gouverneur voulut d'abord s'y refuser, puis il allégua la difficulté de rétracter un ordre donné, et enfin, il demanda du temps pour pouvoir arranger convenablement cette affaire; mais Mme Hugues fut inflexible et il fallut céder. Les deux jeunes gens furent, pendant la nuit même, extraits de leur prison, transportés à bord du navire américain et il leur fut compté 3.000 francs pour pourvoir aux dépenses de leur retour en France. Le bâtiment appareilla le lendemain; on convint qu'il serait dit que les deux jeunes gens s'étaient évadés en trompant la vigilance des gardes, et ce ne fut qu'à ces conditions que Victor Hugues pût rentrer en grâce auprès de son adorable femme et la conserver auprès de lui.
Une loi du 20 mai 1802 rétablit l'esclavage dans les colonies rendues à la France par le traité de paix d'Amiens; toutefois, comme la Guyane n'avait pas été prise par les ennemis et qu'elle n'avait pas cessé d'être française, le premier consul Bonaparte jugea convenable de me faire procéder, que par degrés, à ce rétablissement de l'esclavage; ce fut l'objet d'un arrêté du 7 décembre suivant.
Cette nouvelle loi fut exécutée à la Guyane par les soins de Victor Hugues, avec autant de facilité que les précédentes, et le calme, ainsi que le travail, y furent maintenus alors et après, avec la même obéissance que depuis son arrivée; il institua cependant un tribunal spécial pour juger militairement ceux qui essayeraient de résister, mais l'intervention en fut complètement inutile; la parole du gouverneur et sa fermeté étaient plus puissantes que tous ces morceaux de papier ou que ces messieurs des tribunaux, et la colonie continua à vivre; mais, abandonnée par le Gouvernement à ses propres forces, rien ne s'améliora d'une manière marquante faute de bras et de capitaux. Les prises qu'y amenèrent quelques corsaires qu'on arma à cette époque, contribuèrent à augmenter cette amélioration pendant quelque temps, mais ces corsaires ne tardèrent pas à être pris eux-mêmes par les Anglais. Toutefois, la colonie se maintint ainsi, en progressant, quoique lentement, jusqu'à l'époque où, après la rupture de la paix d'Amiens, elle fut attaquée par les Portugais et passa sous leur domination, ainsi que nous le ferons bientôt connaître. Qu'il nous soit, en effet, permis auparavant d'esquisser encore quelques traits du gouverneur qui a tant marqué dans l'histoire de ce pays, où il a rendu de si grands services en y rétablissant l'ordre, le travail, la paix qui en avaient été complètement bannis pendant les jours d'anarchie, et que nous y avions retrouvés lorsque nous y commandions la station navale de 1821 à 1823.
M. Hugues, retiré des affaires, habitait alors Cayenne où il avait une belle maison parfaitement tenue, ouverte à tous, et dont ses filles faisaient les honneurs avec une grâce parfaite. Il y aurait peut-être vécu heureux si deux grandes infortunes n'étaient venues attrister ses pensées et assombrir sa vieillesse. D'abord il était veuf, ensuite son regard, naguère si foudroyant, s'était éteint pour jamais, et il avait perdu la vue! Cependant quatre filles charmantes, d'une urbanité, d'une élégance, d'une douceur exquises, lui restaient de son mariage et elles possédaient tout ce qu'il fallait pour alléger de si grands malheurs. L'aînée était mariée en France, deux autres l'étaient à Cayenne à deux officiers de ma connaissance particulière, et la plus jeune, âgée de seize ans, était une ravissante personne, recherchée en mariage par un autre officier qui était de mes amis.
Victor Hugues, cet ancien et ardent partisan de la liberté, de l'égalité républicaines, ne possédait pas moins dans la Guyane une belle habitation mise en valeur par trois cents esclaves qui étaient sa propriété, et il jouissait d'une belle aisance. Mélancolique par l'effet de son infirmité, mais non point triste, sa conversation avait beaucoup d'attraits; il était riche de mémoire, n'avait rien que d'agréable à dire; mais quoi qu'il eût vu la Restauration avec plaisir, il ne parlait jamais politique. Ma liaison avec ses gendres m'avait conduit dans sa maison où il m'accueillait avec une affection toute particulière; il savait, cependant, que mon père et un de mes oncles, emprisonnés en 1793 et 1794, avaient été à la veille de monter les marches fatales de la Terreur; il n'ignorait pas que trois de mes cousins germains et cinq autres parents du même nom que moi avaient pris parti dans l'émigration; mais il n'en semblait que plus disposé à me traiter avec distinction; il paraissait même prendre un certain plaisir à prononcer la particule autrefois si criminelle qui précède mon nom.
APPENDICE II
NOTE SUR L'ÉCOLE NAVALE[283]
L'opportunité du maintien de l'École navale sur le vaisseau le Borda qui est amarré sur un corps-mort en rade de Brest a été récemment discutée par la Commission du Budget; et le rapporteur, M. Berryer, a conclu, au nom de cette commission, à la translation de cette école dans un établissement à terre, disposé pour cette destination.
Peu de temps auparavant, une semblable décision avait été prise à une grande majorité par la commission supérieure de perfectionnement de l'École navale, et il faut ajouter que la presse avait précédemment traité ce sujet, et l'avait envisagé sous le même aspect.
L'Assemblée législative adoptera vraisemblablement les conclusions posées par M. Berryer, et il ne restera plus alors qu'au Gouvernement à se prononcer. La question se présente sous deux faces: celle des dépenses et celle de la convenance ou de l'utilité qui, il faut le dire, l'emporte infiniment sur la première. Toutefois, pour le cas dont il s'agit et sous le double rapport des dépenses et de l'utilité, nous pensons que ce changement est avantageux ou désirable, et nous allons déduire les motifs de notre conviction, afin que, ces deux points étant discutés, ce soit en parfaite connaissance de cause que le projet puisse être apprécié à sa juste valeur.
M. Taupinier, lorsqu'il était directeur des ports, après une tournée et une inspection administrative dans nos divers arsenaux, présenta au ministre un rapport sur le matériel naval de la France, qui fut imprimé en 1838, et dans lequel il évaluait alors la dépense annuelle de l'École navale à environ 400.000 francs; cette somme lui paraissait forte, mais si le but était rempli, il déclarait avec raison que, par cela même, la dépense était justifiée et devait avoir lieu.
Pour 1850, cette somme est encore plus élevée; en effet, si l'on se reporte au budget synoptique de M. de Montaignac, qui est inséré dans le numéro du mois de janvier des Nouvelles annales de la marine, on trouve qu'outre la pension annuelle de 700 francs payée par chaque élève de l'École navale, le total de la dépense de cette école est pour 1850, de 598.339 francs, repartis ainsi qu'il suit:
| Élèves | 105.400 | fr. |
| Examinateurs (indemnités) | 14.000 | |
| Équipages (solde et habillement) | 198.739 | |
| Vivres | 70.200 | |
| Coque et armement du vaisseau (entretien) | 140.000 | |
| Boursiers de la marine | 70.000 | |
| ———— | ||
| Total égal | 598.339 |
Cette somme excède beaucoup celle de 80.000 francs que coûtait annuellement l'École de marine située à Angoulême; mais quoiqu'il soit facile de présumer que l'école nouvelle, qui serait sans doute dans un port entraînerait à des frais qui surpasseraient 80.000 francs par an, on peut affirmer que ces mêmes frais seraient bien loin d'atteindre ceux de l'École navale en rade de Brest.
Dans les évaluations précédentes, ne sont pas compris 200.000 francs qu'a coûtés l'installation du vaisseau-école l'Orion, ni 200.000 francs pour celle du vaisseau-école le Borda qui, au bout de quatorze ans, a remplacé l'Orion et qu'il faudra remplacer lui-même après un pareil laps de temps. Les dépenses d'une école de marine flottante sont donc exorbitantes puisque, d'après ce que nous venons d'exposer, chaque élève ne coûte pas au Gouvernement moins de 6.000 francs par an, et l'économie qui résulterait de l'appropriation ou même de la construction totale à terre d'un édifice pour servir d'école navale serait si considérable que, sous ce rapport seulement, il y a urgence à y procéder sans délai. On peut ajouter qu'il est surprenant qu'on n'y ait pas procédé plus tôt.
Le côté financier étant ainsi et péremptoirement éclairci, il reste à traiter les points de convenance ou d'utilité; mais afin de pouvoir bien pénétrer jusque dans le cœur de cette question, qui est des plus intéressantes, soit pour l'État, soit pour un très grand nombre de familles, il est à propos d'exposer, auparavant, quels sont les divers systèmes qui ont été suivis pour instruire et former, à diverses époques, le corps des jeunes gens destinés à devenir officiers de marine, et, par la suite, à commander nos bâtiments de guerre, nos escadres, et enfin, nos armées navales.
Aucune marine au monde n'a compté un plus grand nombre d'officiers illustres que celle de Louis XVI; tels furent entre autres, Suffren, La Mothe-Piquet, de Guichen, d'Orvilliers, du Couédic, La Clocheterie, Borda, de Chabert, Ramatuelle, de Potera, de Fleurieu, de Verdun, du Pavillon, Lapérouse, d'Entrecasteaux, de Rossel, de Vaudreuil, de Missiessy, de Bougainville. Il suffit de citer ces noms pour réveiller des souvenirs éclatants de bravoure, de science, de gloire, de grands services rendus. Ils brillèrent soit comme guerriers, soit comme savants ou comme grands navigateurs; et, depuis lors, si quelques-uns ont été égalés, il en est qui, peut-être, ne seront jamais surpassés.
Ces officiers provenaient des gardes de la marine qui étaient un corps de jeunes gens organisé vers le commencement du siècle dernier et composé de trois compagnies pour chacun de nos trois plus grands ports, Brest, Toulon et Rochefort. Les gardes de la marine étaient désignés par le ministre qui les choisissait d'ordinaire, dans la noblesse du royaume; ils recevaient une instruction spéciale dans ces compagnies, et ils subissaient des examens, soit pour y être admis, soit pour acquérir leur grade d'officier.
Les ordonnances de 1716 et de 1726 établirent, en outre, une compagnie appelée: des gardes du pavillon, composée de quatre-vingts jeunes gens provenant des trois compagnies des gardes de la marine. Les gardes du pavillon avaient pour fonctions particulières de garder le pavillon de l'amiral et de former la garde du grand amiral.
Vers la fin du règne de Louis XVI, on remarqua, cependant, qu'il y avait trop de divergence pour l'instruction, entre les trois compagnies des gardes de la marine: afin de rendre cette instruction plus uniforme, plus complète, on créa deux Écoles de marine dans l'intérieur des terres: l'une à Vannes pour les jeunes gens des familles du Nord et du Nord-Ouest de la France; l'autre à Alais pour les jeunes gens de celles du Sud et du Sud-Est. Il est à remarquer que la marine si savante de Louis XVI approuva cet établissement de deux Écoles de marine à terre et dans l'intérieur; mais la Révolution survint; une loi du 15 mai 1791 les supprima toutes les deux, et l'on ne put pas juger, par les résultats, des fruits que cette éducation était susceptible de porter.
Pendant notre première république, les gardes de la marine, ainsi que ceux du pavillon, furent également supprimés, et presque tous les officiers de la marine de Louis XVI venant à émigrer, il y eut, d'abord, un moment d'urgence pendant lequel on prit des officiers de tous côtés, surtout parmi ceux de l'ancienne compagnie des Indes, parmi les pilotes et dans la marine du commerce. Ces sources diverses donnèrent plusieurs excellents officiers au nombre desquels on remarque le vice-amiral Gantheaume, le vice-amiral Willaumez, l'énergique vice-amiral Martin, le brave et digne capitaine Pierre Bouvet, l'intrépide Bergeret et l'amiral Duperré qui a parcouru une si belle carrière maritime!
Bientôt, cependant, on songea à former une pépinière pour alimenter régulièrement le corps des officiers, qui eût et qui généralisât l'instruction indispensable à tout marin destiné à diriger, à commander un bâtiment. Ce fut alors que l'on créa des aspirants de marine, divisés en trois classes, qu'un peu plus tard on réduisit à deux.
Pour être nommé aspirant, il fallait, à un âge déterminé, satisfaire à un examen public sur les sciences mathématiques, sur la pratique de la navigation, et avoir été embarqué pendant un temps prescrit; il en était de même, ensuite, pour être nommé officier. C'était à peu près l'organisation des gardes de la marine; mais les aspirants n'étaient pas réunis dans des compagnies pour y cultiver ou y étendre leur instruction, et chacun avait le droit de se présenter aux examens, sans autres conditions que l'âge fixé, les connaissances et la navigation requises. Sous ce dernier rapport, il se glissa des abus qu'il était facile de faire disparaître, en tenant la main à ce que la navigation des élèves fut réelle et non fictive; mais c'était un très bon système et fort peu compliqué, que des hommes consciencieux ont souvent désiré voir revivre, et qui, surtout, était fort peu onéreux pour l'État, puisque toutes ses dépenses consistaient à solder des professeurs pour tenir des cours publics dans les ports, et des examinateurs pour juger du mérite des prétendants. C'est ce système, qui, entre autres, a donné à la France l'illustre amiral Roussin, les vice-amiraux Baudin, Hugon, Lalande et les contre-amiraux Dumont-d'Urville et Freycinet.
L'empereur créa des écoles flottantes où les aspirants étaient casernés et instruits; mais, lors de la Restauration, ces écoles flottantes tombèrent, en quelque sorte, d'elles-mêmes: elles se sont relevées cependant, comme on le voit de nos jours, sous le nom d'École navale, et avec les perfectionnements que le temps et l'expérience ont pu leur faire acquérir; aussi remettrons-nous à nous occuper de détailler leurs avantages ou leurs inconvénients au moment où, en suivant le cours des événements, nous serons amenés à traiter spécialement de l'École navale, telle qu'elle existe en ce moment.
La Restauration eut donc à recueillir les élèves des écoles flottantes de l'empire, et c'est ce qu'elle fit en les formant en trois compagnies, une pour chacun de nos trois plus grands ports: Brest, Toulon et Rochefort. On y reconnut un but marqué et très louable de rétablir les gardes de la marine qui, pendant plus de cent ans, avaient doté la France d'officiers du plus grand mérite. Toutefois, pour ne point blesser les idées nouvelles, que des mots impressionnent si facilement, on s'abstint de faire revivre la dénomination de gardes de la Marine et, pour ne pas conserver celle d'aspirants, qui rappelait trop la République, ces jeunes gens furent désignés sous le nom d'Élèves de la marine. Le Gouvernement actuel est revenu à la dénomination d'Aspirants.
Il fallait cependant alimenter ces compagnies d'Élèves; on n'était pas encore bien fixé sur les moyens de les recruter; aussi, pour obvier aux retards qui en résultaient et afin de se donner le temps d'en délibérer avec réflexion, on créa provisoirement des volontaires qui étaient nommés après des examens publics, et qui faisant, pour ainsi dire, corps avec les élèves, concouraient avec eux dans le service qu'ils avaient à remplir.
Tous, élèves et volontaires, naviguaient ensemble, et, à tour de rôle, quand les armements, le requéraient; mais, avant comme après, ils ralliaient le port où se trouvaient leurs compagnies; et là, dans des salles très bien disposées, ils suivaient des cours sur toutes les parties de l'instruction que doit posséder un officier de marine.
Cependant le budget de la marine était alors fort réduit, ainsi que le cadre du personnel naval; il y avait donc peu d'élèves, et l'on remarqua que bientôt ils seraient tous si souvent embarqués, que les compagnies seraient désertes; d'ailleurs, il fallait prendre un parti sur le mode de recrutement du corps des élèves: ce parti fut l'établissement d'une École de marine à terre et, peu de temps après, la suppression des compagnies.
À la suite de longues recherches ou d'études approfondies sur le choix d'un local, on s'arrêta à discuter les propositions qui parurent les plus acceptables; l'une présentant les magasins de l'ancienne Compagnie des Indes au port de Lorient, comme très convenables pour cette destination; l'autre se prononçant en faveur d'un magnifique local, bâti par la ville d'Angoulême pour un établissement de bienfaisance, mais qui n'avait pas encore été occupé; la ville en faisait don gratuitement au Gouvernement, à la seule condition que l'École de marine y serait placée et maintenue.
Une commission fut nommée pour examiner ces deux propositions et pour émettre un avis sur ce point. La commission prit une connaissance minutieuse des deux bâtiments et finit par conclure en faveur du local d'Angoulême, se fondant principalement sur ce fait, qu'avant d'avoir seulement démoli tout ce qu'il faudrait abattre des magasins de l'ancienne Compagnie de Lorient, pour y réédifier le local nouveau, on aurait dépensé des sommes beaucoup plus considérables que l'achèvement et la mise complète en état de celui d'Angoulême n'en devaient coûter. Cet argument avait beaucoup de poids dans l'état où étaient nos finances à cette époque.
On se décida donc, pour ce dernier parti, et peut-être y fut-on porté par le souvenir des écoles de Vannes et d'Alais que les officiers de la marine de Louis XVI, pourtant si éclairés, avaient vu créer dans l'intérieur des terres sans y faire aucune objection. Quoiqu'il en soit, qu'il nous soit permis de dire à cette occasion, que les faits que nous venons de rapporter détruisent une calomnie dont on s'est fait une arme puissante pour attaquer l'établissement d'Angoulême, et qu'ils prouvent que ce n'était nullement parce que le prince, que l'on voyait à cette époque, dans la ligne de succession à la couronne, s'appelait le duc d'Angoulême, que l'École de marine avait été placée dans la ville de ce même nom. Non pas, certes, que nous ne pensions que cette École ne fût encore mieux dans un port ou à portée d'une rade; mais parce qu'il est utile de dire la vérité, et que, d'ailleurs, l'expérience a prouvé, malgré tout, que de très bons résultats pouvaient être obtenus à Angoulême!
Dans un local, aussi vaste, aussi beau que celui dont la ville d'Angoulême venait de faire la cession au Gouvernement, il était facile de distribuer une école magnifique et on y réussit parfaitement. Mais nous devons nous appesantir sur ce point parce que la discussion doit s'établir sur la préférence que mérite soit l'École de marine à terre soit l'école flottante, et qu'aucun détail essentiel ne doit être omis.
L'installation ne laissa donc rien à désirer: la chapelle ou petite église, les amphithéâtres pour les classes ou pour les leçons, la salle d'étude et celle de récréation lorsque le temps interdisait la fréquentation d'une immense cour plantée d'arbres, l'infirmerie, les dortoirs où chaque élève avait une chambre close mais aérée, la bibliothèque, le cabinet de physique, les logements de l'état-major, les cuisines et, puisqu'il faut tout dire, les lieux d'aisance, si dégoûtants en plusieurs collèges, et là, si proprement, si décemment disposés, tout fut établi avec une intelligence qu'on ne pouvait se lasser d'admirer. Ajoutez à cela une position centrale, un climat exceptionnellement sain, et des eaux pures circulant dans toutes les parties de l'établissement.
Un vaisseau de quatre-vingts canons, réduit à l'échelle d'un douzième, complètement gréé et voilé, pivotait dans une grande salle, de sorte que la nomenclature entière d'un bâtiment et plusieurs de ses évolutions pouvaient y être enseignées; un brick avait été conduit de Rochefort par la Charente, jusqu'auprès d'Angoulême; les élèves y apprenaient à le gréer, à le dégréer, à prendre ou larguer des ris, à enverguer ou serrer des voiles, à monter dans la mâture, à élonger des ancres ou des câbles; ils avaient des embarcations où ils s'exerçaient à ramer; et l'on a vu des marins très surpris de tout ce que ces jeunes gens y avaient appris de pratique, lorsqu'ils les voyaient à l'œuvre après leur départ d'Angoulême.
On y institua une école de natation; ainsi disparut cette anomalie fâcheuse et singulière qu'on avait remarquée jusque-là, de jeunes gens destinés à vivre sur l'eau et qui ne savaient pas nager.
Eh bien! ce local qui réunissait tant d'heureuses conditions, qui était situé en plaine, au pied de la ville ou près de la rivière, et non point sur une montagne, comme on l'a calomnieusement encore articulé et répété, cette école d'un état sanitaire excellent, et si favorable à l'accroissement des forces physiques de la jeunesse, ne coûtait que 80.000 francs par an au Gouvernement.
Mais tant de soins en faveur de cet établissement ne parurent pas encore suffisants pour une École spéciale; car, afin d'achever de la rendre telle, on attacha deux corvettes au service de cette école: ces corvettes devaient partir tous les ans de Toulon, ayant à bord les jeunes gens qui avaient fini leurs études à Angoulême, pour leur faire faire une campagne de huit à dix mois avant qu'ils fussent embarqués sur les bâtiments de l'État, afin d'y remplir leur service d'élèves. Ce temps de pratique en pleine mer valait sans doute mieux que les exercices nautiques des élèves de l'École navale, tels qu'ils leur sont donnés sur leur corvette d'instruction; de même que les deux ans d'études théoriques de l'École d'Angoulême se passaient dans des conditions beaucoup meilleures que ceux de l'École navale. Enfin, dans l'une comme dans l'autre de ces Écoles, on n'était admis qu'au-dessous de dix-sept ans, et après examen public; il fallait également satisfaire à d'autres examens à la fin de chaque année d'études, soit pour passer de la seconde division à la première, soit pour être nommé Élève de la marine. Au surplus, les résultats prouvent, aujourd'hui, qu'il pouvait sortir d'Angoulême des sujets très bien préparés; car si l'on jette les yeux sur la liste des officiers supérieurs de notre marine, on verra qu'une bonne partie de ceux qui sont cités comme les plus distingués proviennent de cette source.
L'École d'Angoulême dura douze ans en état constant de progrès: mais mal connue, mal défendue à la tribune, n'ayant pas encore pour elle la sanction des résultats obtenus, elle ne put résister plus longtemps à la violence des attaques et à la calomnie. Toutefois, la presse opposante ne varia pas ses arguments: c'était toujours une École de marine située sur le sommet d'un rocher, uniquement par esprit de flatterie envers M. le duc d'Angoulême; et l'on ajoutait, avec une ironie qu'on croyait d'excellent goût, qu'autant vaudrait une École de cavalerie à bord d'un vaisseau. Le ministère céda devant toutes ces critiques; et le renouvellement d'une École flottante fût décidé en 1826; enfin cette dernière école se trouvant réorganisée en 1829 et prenant, bientôt après, le nom d'École navale, celle d'Angoulême fut supprimée.
Mais, en même temps, on eut l'heureuse idée d'utiliser ce bel établissement, en y créant une école de marine préparatoire pour des élèves de moins de quinze ans, qui y devaient faire de bonnes études classiques, et apprendre le français, l'anglais, le latin, la géographie, l'histoire, la littérature, les éléments des mathématiques et de la physique et le dessin. Les exercices nautiques et la natation y furent maintenus. Les frais de cette École préparatoire n'excédaient pas 50.000 francs.
C'était, pour la marine, ce que le Collège de La Flèche est pour l'année de terre, et il n'y avait que justice, car aujourd'hui, pendant que celle-ci a ce Collège et les Écoles spéciales de Saint-Cyr, de l'État-Major, et Polytechnique, la marine est réduite à sa seule École navale, attendu qu'elle ne reçoit que de quatre à six élèves de l'École Polytechnique par an.
On a vu, à toutes les époques, parmi les officiers de l'armée de terre, se développer des hommes qui ont paru à la tribune avec beaucoup d'éclat, et qui, sans cesser d'être de bons et vaillants guerriers, ont rempli, avec une grande distinction, de hautes fonctions diplomatiques, politiques ou administratives: or, la marine est, depuis nos nouvelles institutions, d'une infériorité relative très grande à cet égard, et on ne peut l'attribuer qu'au défaut de bonnes études classiques, telles qu'on les fait à La Flèche, et qu'on aurait pu les faire à l'École préparatoire d'Angoulême.
Les officiers de la marine, avant la première révolution, provenaient en grand nombre, d'excellents collèges, où leurs familles leur faisaient faire des études complètes avant de se présenter aux compagnies des gardes de la marine; tel était Chateaubriand venant à Brest pour s'y faire admettre, lorsque les circonstances et son émigration l'empêchèrent de donner suite à ce projet; tels furent encore l'amiral de Bruix, les ducs de Crès et de Cadore, les comtes de Villèle et de Caffarelli, le baron de Bonnefoux et autres officiers de la marine de Louis XVI, que nous avons vus parfaitement à la hauteur des positions considérables et difficiles où ils ont été placés.
L'École préparatoire de la marine aurait, sans doute, donné de semblables résultats, mais la révolution de 1830 éclata et elle cessa d'exister. Revenons cependant à l'École navale.
Il est très vrai que l'idée d'une École de marine sur un vaisseau a quelque chose de séduisant au premier coup d'œil. On se plaît à penser qu'il est bien d'élever des jeunes gens destinés à devenir officiers de marine, sur l'élément qu'ils doivent parcourir toute leur vie, de les familiariser de bonne heure avec la vue de la mer, avec les habitudes du bord, de les charmer par le spectacle des scènes variées d'une rade; et l'on aime à croire que ces premières impressions se graveront dans leur esprit, qu'elles fortifieront leur âme, qu'elles les soutiendront dans les épreuves qu'ils sont appelés à subir.
Nous convenons que ce sont des avantages, mais il ne faut en exagérer ni la portée ni la valeur; il ne faut pas oublier que ce que l'on doit enseigner aux élèves ce sont des sciences, que c'est leur instruction théorique qu'il s'agit de compléter, et qu'il faut faire concorder cet enseignement avec plusieurs autres exigences premières de l'éducation, telles que la religion, l'hygiène, la discipline, le développement des forces physiques et le contentement intérieur. Il faut enfin réfléchir que cette éducation sur un vaisseau en rade n'est pas indispensable, que l'expérience en a été faite, et que les compagnies des gardes de la marine, ainsi que l'École d'Angoulême, ont produit un très grand nombre de fort bons officiers spéciaux.
Cela posé, il n'y a plus actuellement qu'à comparer entre eux, les points analogues principaux des deux Écoles d'Angoulême et de Brest, et l'on verra que cette comparaison sera toute à l'avantage de l'école à terre.
Tout était disposé à Angoulême pour que le service religieux y fût accompli avec fruit, avec dignité: les localités, à Brest, s'opposent presque entièrement à ce qu'il en soit ainsi.
L'instruction nautique, à Brest, se donne à bord du vaisseau-école, pour les leçons élémentaires; et, pour l'application, sur une corvette qui louvoie en rade tous les dimanches, tous les jeudis, pendant la belle saison, et fait une excursion d'un mois environ sur les côtes, pendant l'intervalle de temps qui sépare la fin de chaque année du commencement de la suivante. À Angoulême, nous avons déjà vu comment s'y donnait cette instruction nautique, et il est facile de conclure, de la comparaison entre les deux écoles, que, même sous le rapport de la pratique du métier, le système de l'École d'Angoulême était supérieur à celui de l'École de Brest.
Pour prouver qu'il en doit être ainsi de l'instruction théorique ou scientifique, il suffit de remarquer qu'à Brest les professeurs, et souvent les élèves, sont dans un état presque incessant de malaise, que les cours sont faits dans des réduits bas, étouffés, sombres, qui sont ménagés dans les batteries du vaisseau, et que les élèves y sont constamment distraits par l'aspect animé des navires ou des canots de la rade, tandis qu'à Angoulême, il y avait de belles salles fort bien installées, aérées pendant l'été, chauffées en hiver et où l'enseignement était confortablement donné et reçu dans le calme et le recueillement. La salle de dessin, surtout, y était extrêmement claire; à Brest, au contraire, le jour y arrive de si bas que l'étude de cet art y devient difficile et fatigante pour la vue. D'ailleurs, le mauvais temps, qui y est fréquent, pendant six mois, est encore une cause de malaise; il y occasionne même parfois le mal de mer aux professeurs ainsi qu'aux élèves et va jusqu'à forcer d'interrompre les cours.
À Angoulême, une vaste cour permettait aux élèves de se livrer aux jeux, à la gymnastique fortifiante de leur âge; la campagne était à proximité, et on pouvait les y conduire en promenade. À Brest, ces jeunes gens n'ont d'autres ressources, sous ce rapport, que de marcher en emboîtant le pas et en tournant autour d'une partie du pont ayant dix mètres environ de longueur, et qui est leur seul lieu de promenade en plein air. Cette réclusion, cette gêne, cette privation de course, de sauts, de jeux, de joyeux ébats sont un supplice à cet âge; c'est une situation contre nature, et qui dure pendant une période de deux ans, si longue pour la jeunesse. C'est au moins une cause de mécontentement et peut-être de révolte!
À Brest, le réfectoire est la batterie basse qui sert à la fois de salle d'étude, de dortoir, de réfectoire, de salle de dessin, et de salle de récréation. À Angoulême, toutes ces pièces étaient distinctes, on ne peut mieux distribuées, et la police y était faite seulement avec cinq officiers et six adjudants. À Brest, il faut huit officiers et dix ou douze adjudants; encore est-il difficile de penser que la surveillance de nuit y soit assurée, puisque les élèves sont couchés dans des hamacs rapprochés l'un de l'autre à un mètre de distance. Quel air, au surplus, à respirer que celui d'une batterie de vaisseau, fermée de tous les côtés pendant la nuit, et pour un si grand nombre de jeunes gens qui non seulement y couchent et y mangent, mais qui y passent presque tout le temps de la journée!
Le personnel de l'équipage est si nombreux sur le vaisseau-école, et l'exiguïté du local y rend les rapprochements si faciles, que l'introduction frauduleuse de liqueurs spiritueuses, de gravures ou livres licencieux, de tabac et autres objets défendus y est bien plus facile qu'à Angoulême, où les élèves n'avaient même aucune communication avec les domestiques.
Par suite de toutes ces circonstances, la santé des élèves se maintenait en bon état, beaucoup mieux à Angoulême qu'à Brest. Là, lorsqu'ils étaient malades, ils étaient soignés à l'infirmerie de l'École; ici, il faut les faire sortir du vaisseau, les envoyer à l'hôpital du port, ce qui donne lieu à de graves inconvénients; il en résulte qu'en général le nombre annuel des journées de malades y est plus que triple qu'à Angoulême.
Ainsi donc, s'il est vrai que, pour l'établissement d'une école spéciale, on doive choisir le lieu le plus convenable à la santé des élèves, à une bonne disposition d'esprit, à l'accroissement de leurs forces, à la promptitude, à la solidité des études, à la nécessité d'une surveillance efficace, et, en même temps, qui soit le moins dispendieux, il n'est pas douteux que la préférence doive être définitivement donnée à l'école à terre sur l'école à bord.
Tout ce que nous avons dit est le fruit de l'expérience, car nous avons, pendant de longues années, servi, soit à l'École spéciale, soit à l'École préparatoire d'Angoulême, soit enfin à l'École navale de Brest, et nous les avons observées avec soin, avec impartialité; nous nous prononçons donc, sans restrictions, pour l'établissement d'une école à terre; et, s'il fallait nous prévaloir d'autorités de grand poids, pour appuyer notre conclusion, nous en trouverions de nombreuses à citer; bornons-nous à une seule, à celle des États-Unis d'Amérique dont le peuple est, sans contredit, le plus véritablement marin du monde entier. Lorsqu'il fut question d'instituer dans ce pays une école de marine, l'opinion publique donna l'assentiment le plus cordial à ces paroles si claires, si nettes, que le président adressa au Congrès, lors de l'ouverture de la session de 1828, et qui furent alors reproduites dans notre Moniteur du 6 janvier de ladite année; voici ces paroles.
«La pratique de l'homme de mer et l'art de la navigation peuvent s'acquérir durant les croisières, que, de temps à autre, nous expédions dans les mers les plus éloignées; mais une connaissance suffisante de la construction des vaisseaux, des mathématiques, de l'astronomie; les notions littéraires qui doivent mettre l'éducation de nos officiers de marine au niveau de celle des officiers des autres nations maritimes; la connaissance des lois municipales et nationales que, dans leurs relations avec les gouvernements étrangers, ils peuvent être dans le cas d'appliquer; et, par-dessus tout, celles des principes d'honneur et de justice, et des obligations plus imposantes encore de la morale et des lois générales, divines et humaines, qui constituent la grande distinction entre le guerrier patriote et le voleur breveté; toutes ces choses ne peuvent être enseignées et apprises, d'une manière convenable, que dans une école permanente à terre et pourvue de maîtres, de livres et d'instruments.»
Après un langage si concluant, et dont chaque mot est un enseignement, après les faits que nous avons cités plus haut, l'École navale sera probablement transférée à terre; mais quel est l'emplacement que choisira l'autorité?
Si nous avions une préférence à exprimer, nous le désignerions cet emplacement, et nous dirions qu'il existe un local à Brest que nous avons fort souvent visité, mais jamais sans éprouver ce tressaillement involontaire, cette émotion saisissante que nous ressentons toutes les fois que nous sommes en présence des lieux ou des hommes dont les noms, consacrés par une tradition historique ou populaire, nous rappellent de grands souvenirs. Ce local est celui qui était occupé par l'ancienne Compagnie des gardes de la marine, devenu depuis l'hôpital Saint-Louis, et que rien n'empêche de destiner à la nouvelle École navale.
Oui, qu'elle y soit placée; qu'on y revoie une pépinière de jeunes marins avides de gloire, studieux, disciplinés, qui s'y préparent, résolument, à dévouer toute leur vie à leur pays, à leurs devoirs; qu'ils s'y enthousiasment en pensant à leurs devanciers, parmi lesquels on compte tant d'hommes de talent, de valeur et du premier mérite; et puisse-t-elle cette École, donner de nouveau à la France, beaucoup d'officiers aussi illustres que Suffren et Lamothe-Piquet; aussi savants que Fleurieu, Chabert et Verdun; aussi habiles que Lapérouse, Entrecasteaux ou Bougainville; et qui fassent revivre le génie de Borda!
TABLE
PRÉFACE
LIVRE PREMIER
MON ENFANCE
CHAPITRE PREMIER
Sommaire: La famille de Bonnefoux.—Histoire du chevalier de Beauregard, mon père.—Son entrée au service, ses duels, son voyage au Maroc.—Ses dettes, le régiment de Vermandois.—Le régiment de Vermandois aux Antilles; Mme Anfoux et ses liqueurs.—Rappel en France.—Garnisons de Metz et de Béziers.—L'esplanade de Béziers, mariage du chevalier de Beauregard; ses enfants 1
CHAPITRE II
Sommaire: Mes premières années, le jardin de Valraz et son bassin.—Détachements du régiment de Vermandois en Corse, le chevalier de Beauregard à Ajaccio, ses relations avec la famille Bonaparte.—Voyage à Marmande.—M. de Campagnol, colonel de Napoléon.—Retour à Béziers.—La Fête du Chameau ou des Treilles.—L'École militaire de Pont-le-Voy.—Changement de son régime intérieur.—Renvoi des fils d'officiers.—À l'âge de onze ans et demi, je quitte Pont-le-Voy, vers la fin de 1793, pour me rendre à Béziers.—Rencontre du capitaine Desmarets.—Cincinnatus Bonnefoux.—Bordeaux et la guillotine.—Arrivée à Béziers 15
CHAPITRE III
Sommaire: La famille de Bonnefoux pendant la Révolution.—Les États du Languedoc.—Le chevalier de Beauregard reprend son nom patronymique.—La question de l'émigration.—Révolte du régiment de Vermandois à Perpignan.—Belle conduite de mon père.—Sa mise à la retraite comme chef de bataillon.—Revers financiers.—Arrestation de mon père.—Je vais le voir dans sa prison et lui baise la main.—Lutte avec le geôlier Maléchaux, ancien soldat de Vermandois.—Mise en liberté de mon père.—Séjour au Châtard, près de Marmande.—M. de La Capelière et le Canada.—Les Batadisses de Béziers.—Mort de ma mère.—M. de Lunaret.—M. Casimir de Bonnefoux, mon cousin germain, est nommé adjudant général (aujourd'hui major général) du port de Brest 33
LIVRE II
ENTRÉE DANS LA MARINE.—CAMPAGNES MARITIMES SOUS LA RÉPUBLIQUE ET SOUS
L'EMPIRE
CHAPITRE PREMIER
Sommaire: Je suis embarqué comme novice sur le lougre la Fouine.—Départ pour Bordeaux.—Je fais la connaissance de Sorbet.—La Fouine met à la voile en vue d'escorter un convoi jusqu'à Brest.—La croisière anglaise.—Le pertuis de Maumusson.—La Fouine se réfugie dans le port de Saint-Gilles.—Sorbet et moi nous quittons la Fouine pour nous rendre à Brest par terre.—Nous traversons la Bretagne à pied.—À Locronan, des paysans nous recueillent.—Arrivée à Brest.—Reproches que nous adresse M. de Bonnefoux.—La capture de la Fouine par les Anglais.—Je suis embarqué sur la corvette la Citoyenne 51
CHAPITRE II
Sommaire:—L'amiral Bruix quitte Brest avec 25 vaisseaux.—Les 17 vaisseaux anglais de Cadix.—Le détroit de Gibraltar.—Relâche à Toulon.—L'escadre porte des troupes et des munitions à l'armée du général Moreau, à Savone.—L'amiral Bruix touche à Carthagène et à Cadix et fait adjoindre à sa flotte des vaisseaux espagnols.—Il rentre à Brest.—L'équipage du Jean-Bart, les officiers et les matelots.—L'aspirant de marine Augier.—En rade de Brest, sur les barres de perroquet.—Le commandant du Jean-Bart.—Il veut m'envoyer passer trois jours et trois nuits dans la hune de misaine.—Je refuse.—Altercation sur le pont.—Quinze jours après, je suis nommé aspirant à bord de la corvette, la Société populaire.—Navigation dans le golfe de Gascogne. La corvette escorte des convois le long de la côte.—L'officier de santé Cosmao.—La Société populaire est en danger de se perdre par temps de brume.—Attaque du convoi par deux frégates anglaises.—Relâche à Benodet.—Je passe sur le vaisseau le Dix-Août.—Un capitaine de vaisseau de trente ans, M. Bergeret.—Exercices dans l'Iroise.—Les aspirants du Dix-Août, Moreau, Verbois, Hugon, Saint-Brice.—La capote de l'aspirant de quart.—Le général Bernadotte me propose de me prendre pour aide de camp; je ne veux pas quitter la marine.—Le ministre désigne, parmi les aspirants du Dix-Août, Moreau et moi comme devant faire partie d'une expédition scientifique sur les côtes de la Nouvelle-Hollande.—Départ de Moreau, sa carrière, sa mort.—Je ne veux pas renoncer à l'espoir de prendre part à un combat, et je reste sur le Dix-Août 57
CHAPITRE III
Sommaire: Je suis nommé second du cutter le Poisson-Volant, puis je reviens sur le Dix-Août.—Ce vaisseau est désigné pour faire partie de l'escadre du contre-amiral Ganteaume, chargée de porter des secours à l'armée française d'Égypte.—L'escadre part de Brest.—Prise d'une corvette anglaise en vue de Gibraltar.—Les indiscrétions de son équipage.—Le surlendemain, le Jean-Bart et le Dix-Août, capturent la frégate Success, qui ne se défend pas.—Chasse appuyée par le Dix-Août au cutter Sprightly.—Je suis chargé de l'amariner.—L'amiral change brusquement de route et rentre à Toulon.—Le commandant Bergeret quitte le commandement du Dix-Août; il est remplacé par M. Le Goüardun.—Mécontentement du premier consul.—Ordre de partir sans retard.—L'escadre met à la voile.—Abordage du Dix-Août et du Formidable, dans le sud de la Sardaigne.—Graves avaries.—Relâche à Toulon.—L'amiral reçoit l'ordre de participer à l'attaque de l'île d'Elbe. Bombardement des forts.—Assaut.—Je commande un canot de débarquement.—Soldat tué par le vent d'un boulet.—Prise de l'île d'Elbe.—L'amiral Ganteaume débarque ses nombreux malades à Livourne.—Il fait passer ses 3.000 hommes de troupes sur quatre de ses vaisseaux et renvoie les trois autres sous le commandement du contre-amiral Linois.—Le moral des équipages et des troupes.—Le premier consul accusé d'hypocrisie.—Digression sur le duel.—L'escadre passe le détroit de Messine, et arrive promptement en vue de l'Égypte.—À la surprise générale, l'amiral ordonne de mouiller et de se préparer à débarquer à 25 lieues d'Alexandrie.—Apparition de deux bâtiments anglais au coucher du soleil.—L'escadre appareille la nuit.—Un mois de navigation périlleuse sur les côtes de l'Asie-Mineure et dans l'Archipel.—Retour sur la côte d'Afrique, mais devant Derne.—Nouvel ordre de débarquement et nouvelle surprise des officiers.—Verbois, Hugon et moi, nous commandons des canots de débarquement.—À 50 mètres du rivage, l'amiral nous signale de rentrer à bord.—Fin de nos singulières tentatives de secours à l'armée d'Égypte.—Retour à Toulon.—Souffrance des équipages et des troupes.—La soif.—Rencontre à quelques lieues de Goze, du vaisseau de ligne de 74, Swiftsure.—Combat victorieux du Dix-Août contre le Swiftsure.—Pendant le combat, je suis de service sur le pont, auprès du commandant.—Mission dans la batterie basse.—Le porte-voix du commandant Le Goüardun.—Le point de la voile du grand hunier.—Paroles que m'adresse le commandant.—Capture du Mohawk.—Arrivée à Toulon.—Grave épidémie à bord de l'escadre et longue quarantaine.—La dysenterie enlève en deux heures de temps mon camarade Verbois couché à côté de moi dans la Sainte-Barbe.—Je le regrette profondément.—Fin de la quarantaine de soixante-quinze jours.—Le commandant Le Goüardun demande pour moi le grade d'enseigne de vaisseau.—Histoire de l'aspirant Jérôme Bonaparte, embarqué sur l'Indivisible.—Les relations que j'avais eues avec lui à Brest, chez Mme de Caffarelli.—Après la campagne, il veut m'emmener à Paris.—Notre camarade, M. de Meyronnet, aspirant à bord de l'Indivisible, futur grand-maréchal du Palais du roi de Wesphalie.—Paix d'Amiens.—Le Dix-Août part de Toulon pour se rendre à Saint-Domingue.—Tempête dans la Méditerranée.—Naufrage sous Oran, d'un vaisseau de la même division, le Banel.—Court séjour à Saint-Domingue.—Retour en France.—À mon arrivée à Brest, M. de Bonnefoux me remet mon brevet d'enseigne de vaisseau.—Commencement de scorbut.—Histoire de mon ancien camarade Sorbet.—Congé de trois mois. Séjour à Marmande et à Béziers.—L'érudition de M. de La Capelière.—Je retourne à Brest, accompagné de mon frère, âgé de quatorze ans, qui se destine, lui aussi à la marine 73
CHAPITRE IV
Sommaire: La reprise de possession des colonies françaises de l'Inde.—L'escadre du contre-amiral Linois.—Le vaisseau le Marengo, les frégates la Belle-Poule, l'Atalante, la Sémillante.—Mon frère et moi nous sommes embarqués sur la Belle-Poule, mon frère comme novice et moi comme enseigne.—Avant le départ de l'expédition, mon frère passe, avec succès, l'examen d'aspirant de 2e classe.—Après divers retards, la division met à la voile, au mois de mars 1803.—À la hauteur de Madère, la Belle-Poule qui marche le mieux, et qui porte le préfet colonial de Pondichéry, se sépare de l'escadre et prend les devants.—Passage de la ligne.—Arrivée au cap de Bonne-Espérance, après cinquante-deux jours de traversée.—L'incident de l'albatros.—Une de nos passagères, Mme Déhon, craint pour moi le sort de Ganymède.—Coup de vent qui nous éloigne de la baie du Cap.—Nouveau coup de vent qui nous écarte de celle de Simon et nous rejette en pleine mer.—Rencontre de trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes, auxquels nous parlons.—Étrange embarras des équipages.—Ignorant que la guerre était de nouveau déclarée, et que, depuis un mois, les Anglais, en Europe, arrêtaient nos navires marchands, nous manquons notre fortune.—Retour de la frégate vers la baie de Lagoa ou de Delagoa.—Infructueux essais d'accostage.—Un brusque coup de vent nous écarte une troisième fois de la côte.—Le commandant se dirige alors vers Foulpointe, dans l'île de Madagascar, pour y faire de l'eau et y prendre des vivres frais.—Relâche de huit jours à Foulpointe.—Le petit roi Tsimâon.—Partie champêtre.—Sarah-bé, Sarah-bé.—À la suite d'un manque de foi des indigènes, je tente d'enlever le petit roi Tsimâon, et je capture une pirogue et les trois noirs qui la montaient.—On les garde comme otages à bord de la frégate, jusqu'à ce que satisfaction nous soit donnée.—Résultats peu brillants de mes ambassades.—Arrivée à Pondichéry cent jours après notre départ de Brest.—Nous débarquons nos passagers; mais les Anglais ne remettent pas la place.—Une escadre anglaise de trois vaisseaux et deux frégates se réunit même à Gondelour, en vue de la Belle-Poule.—Branle-bas de combat.—Plainte de M. Bruillac au colonel Cullen, commandant de Pondichéry.—Réponse de ce dernier.—Pondichéry, les Dobachis, les Bayadères.—L'amiral débarque à Pondichéry, vingt-six jours après nous.—Instruit des difficultés relatives à la remise de la place, il envoie la Belle-Poule à Madras pour essayer de les lever.—Réponse dilatoire du gouverneur anglais.—Guet-apens tendu à la Belle-Poule, à Pondichéry.—La frégate est sauvée.—Elle se dirige vers l'Île de France.—Grandes souffrances à bord par suite du manque de vivres et d'eau.—La division arrive à son tour à l'Île-de-France.—Récit de ses aventures.—Le brick le Bélier.—Perfidie des Anglais.—L'aviso espion.—La corvette le Berceau mouille à l'Île-de-France, apportant des nouvelles de la métropole.—Installation du général Decaen et des autorités civiles.—La frégate marchande la Psyché est armée en guerre et reste sous le commandement de M. Bergeret, qui rentre dans la Marine militaire.—Un navire neutre me rapporte ma malle, laissée dans une chambre de Pondichéry.—La fidélité proverbiale des Dobachis se trouve ainsi vérifiée 93
CHAPITRE V
Sommaire:—Coup d'œil sur l'état-major de la division.—L'amiral Linois, son avarice.—Commencement de ses démêlés avec le général Decaen.—M. Vrignaud, capitaine de pavillon de l'amiral.—M. Beauchêne, commandant de l'Atalante; M. Motard, commandant de la Sémillante.—Le commandant et les officiers de la Belle-Poule.—M. Bruillac, son portrait.—Le beau combat de la Charente contre une division anglaise.—Le second de la Belle-Poule, M. Denis, les prédictions qu'il me fait en rentrant en France.—Son successeur, M. Moizeau.—Delaporte, lieutenant de vaisseau, son intelligence, sa bonté, l'un des hommes les meilleurs que j'aie connus.—Les enseignes de vaisseau par rang d'ancienneté, Giboin, L..., moi, Puget, «mon Sosie», Desbordes et Vermot.—Triste aventure de M. L..., sa destitution.—Croisières de la division.—Voyage à l'île Bourbon.—Les officiers d'infanterie à bord de la Belle-Poule, MM. Morainvillers, Larue et Marchant.—En quittant Bourbon, l'amiral se dirige vers un comptoir anglais nommé Bencoolen, situé sur la côte occidentale de Sumatra.—Une erreur de la carte; le banc appelé Saya de Malha; l'escadre court un grand danger.—Capture de la Comtesse-de-Sutherland, le plus grand bâtiment de la Compagnie anglaise.—Quelques détails sur les navires de la Compagnie des Indes.—Arrivée à Bencoolen.—Les Anglais incendient cinq vaisseaux de la Compagnie et leurs magasins pour les empêcher de tomber entre nos mains.—En quittant Bencoolen, l'escadre fait voile pour Batavia, capitale de l'île de Java.—Batavia, la ville hollandaise, la ville malaise, la ville chinoise.—Après une courte relâche, la division à laquelle se joint le brick de guerre hollandais, l'Aventurier, quitte Batavia au commencement de 1804, en pleine saison des ouragans pour aller attendre dans les mers de la Chine le grand convoi des vaisseaux de la Compagnie qui part annuellement de Canton.—Navigation très pénible et très périlleuse.—Nous appareillons et nous mouillons jusqu'à quinze fois par jour.—Prise, près du détroit de Gaspar, des navires de commerce anglais l'Amiral-Raynier et la Henriette, qui venaient de Canton.—Excellentes nouvelles du convoi.—Un canot du Marengo, surpris par un grain, ne peut pas rentrer à son bord. Il erre pendant quarante jours d'île en île avant d'atteindre Batavia.—Affreuses souffrances.—Habileté et courage du commandant du canot, M. Martel, lieutenant de vaisseau.—Il meurt en arrivant à Batavia.—Conversations des officiers de l'escadre.—On escompte la prise du convoi.—Mouillage à Poulo-Aor.—Le convoi n'est pas passé.—Le détroit de Malacca.—Une voile, quatre voiles, vingt-cinq voiles, c'est le convoi.—Temps superbe, brise modérée.—Le convoi se met en chasse devant nous; nous le gagnons de vitesse.—À six heures du soir, nous sommes en mesure de donner au milieu d'eux.—L'amiral Linois ordonne d'attendre au lendemain matin.—Stupéfaction des officiers et des équipages.—Le mot du commandant Bruillac, celui du commandant Vrignaud.—Le lendemain matin, même beau temps.—Nous hissons nos couleurs.—Les Anglais ont, pendant la nuit, réuni leurs combattants sur huit vaisseaux.—Ces huit vaisseaux soutiennent vaillamment le choc.—Après quelques volées, l'amiral Linois quitte le champ de bataille et ordonne au reste de la division d'imiter ses mouvements.—Déplorables résultats de cet échec.—Consternation des officiers de la division.—Récompense accordée par les Anglais au capitaine Dance 104
CHAPITRE VI
Sommaire: Retour de l'escadre à Batavia.—Le choléra.—Mort de l'aspirant de 2e classe Rigodit et de l'officier de santé Mathieu.—Les officiers de santé de la Belle-Poule: MM. Fonze, Chardin, Vincent et Mathieu.—Visite d'une jonque chinoise en rade de Batavia.—Réception en musique.—Les sourcils des Chinois.—Le village de Welterfreder.—Conflit avec les Hollandais.—Déplorable bagarre.—Fuyards du convoi de Chine.—Départ de Batavia.—Le détroit de la Sonde.—Violents courants.—Terreur panique de l'équipage.—Belle conduite du lieutenant de vaisseau Delaporte.—Le Marengo, la Sémillante et le Berceau, se dirigent vers l'Île-de-France.—La Belle-Poule et l'Atalante croisent à l'entrée du golfe de l'Inde, et rentrent à l'Île-de-France après avoir visité les abords des côtes occidentales de la Nouvelle-Hollande.—Pendant cette longue croisière, prise d'un seul navire anglais, l'Althéa, ayant pour 6 millions d'indigo à bord.—Le propriétaire de l'Althéa, M. Lambert.—Craintes de Mme Lambert.—Sa beauté.—Scène sur le pont de l'Althéa.—L'officier d'administration de la Belle-Poule, M. Le Lièvre de Tito.—Un gentilhomme, laudator temporis acti.—Ses bontés à mon égard.—Plaisanteries que se permettent les jeunes officiers.—Les fruits glacés de M. Le Lièvre de Tito.—Sa correspondance avec Mme Lambert.—Départ de M. et Mme Lambert, après un séjour de quelques mois à l'Île-de-France.—M. Lambert souhaite nous voir tous prisonniers, en Angleterre, pour nous prouver sa reconnaissance.—Réponse de Delaporte.—Part de prise sur la capture de l'Althéa.—Décision arbitraire de l'amiral Linois.—Nous ne sommes défendus ni par M. Bruillac, ni par le général Decaen.—Au mois d'août 1804, le Berceau est expédié en France.—Je demande vainement à l'amiral de renvoyer, par ce bâtiment, mon frère Laurent pour lui permettre de passer son examen d'aspirant de 1re classe 121
CHAPITRE VII
Sommaire: La division met à la voile.—L'amiral donne rendez-vous à la Belle-Poule dans le sud-est de Ceylan.—Rencontre, sur la côte de Malabar, d'un navire de construction anglaise monté par des Arabes.—Odalisques et cachemires de l'Inde.—Chasse appuyée par la frégate à la corvette anglaise le Victor.—Émouvante lutte de vitesse.—La corvette nous échappe.—La Belle-Poule prend connaissance de Ceylan.—Trente jours employés à louvoyer au sud-est de l'île.—Une montre marine qui se dérange.—Graves conséquences de l'accident.—La division passe sans nous voir.—La batterie de la Belle-Poule, les jours de beau temps.—Puget et moi.—Observations astronomiques.—Cercles et sextants.—Sur la côte de Coromandel.—Prise du bâtiment de commerce anglais, la Perle.—M. Bruillac m'en offre le commandement.—Je refuse.—Retour vers l'Île-de-France.—Le blocus de l'île.—La frégate se dirige vers le Grand-Port ou port du sud-est.—Plan du commandant Bruillac.—La distance de Rodrigue à l'Île-de-France.—Le service que nous rend la lune.—Les frégates anglaises.—Le Grand-Port.—Arrivée de la division deux jours après nous.—L'Upton-Castle, la Princesse-Charlotte, le Barnabé, le Hope.—Combat, près de Vizagapatam, contre le vaisseau anglais le Centurion.—L'Atalante se couvre de gloire.—Le Centurion se laisse aller à la côte.—Impossibilité de l'amariner à cause de la barre.—Importance stratégique de l'Île-de-France.—Les Anglais lèvent le blocus.—La division appareille pour se rendre au port nord-ouest.—Curieuse histoire du Marengo.—La roche encastrée dans son bordage.—Le Trou Fanfaron.—Le Marengo reste à l'Île-de-France.—La Psyché va croiser.—L'amiral expédie la Sémillante aux Philippines pour annoncer la déclaration de guerre faite par l'Angleterre à l'Espagne.—Nouvelles de France.—Proclamation de l'Empire.—Projet de descente en Angleterre.—Le chef-lieu de la préfecture maritime du 1er arrondissement est transporté à Boulogne.—M. de Bonnefoux est nommé préfet maritime du 1er arrondissement et chargé de construire, d'armer et d'équiper la flottille.—Il assiste à la première distribution des croix de la Légion d'honneur et reçoit, lui-même, des mains de l'empereur, celle d'officier.—Une lettre de lui.—La Belle-Poule et l'Atalante quittent l'Île-de-France au commencement de 1805.—M. Bruillac, commandant en chef.—Croisière de soixante-quinze jours.—Calmes presque continus.—Rencontre, près de Colombo, de trois beaux bâtiments, que nous chassons et approchons à trois ou quatre portées de canon.—M. Bruillac les prend pour des vaisseaux de guerre.—Il m'envoie dans la grand'hune pour les observer.—Je descends en exprimant la conviction que ce sont des vaisseaux de la Compagnie des Indes.—Le commandant cesse cependant les poursuites.—Nouvelles apportées plus tard par les journaux de l'Inde.—Le golfe de l'Inde.—Notre présence est signalée par des barques de cabotage.—L'une d'elles, que nous capturons, nous apprend le combat de la Psyché et de la frégate anglaise de premier rang, le San-Fiorenzo.—Récit du combat.—Valeur du commandant Bergeret, de ses officiers et de ses matelots.—Sa présence d'esprit.—Capitulation honorable.—Tous les officiers tués, sauf Bergeret et Hugon.—La Belle-Poule et l'Atalante quittent les côtes du Bengale, et visitent celles du Pegou.—Capture de la Fortune et de l'Héroïne.—Un aspirant de la Belle-Poule, Rozier, est appelé au commandement de l'Héroïne.—On lui donne pour second Lozach, autre aspirant de notre bord.—Belle conduite de Rozier et de Lozach.—Rencontre par l'Héroïne d'un vaisseau anglais de 74 canons entre Achem et les îles Andaman.—Rozier accueilli avec enthousiasme à l'Île-de-France.—Paroles que lui adresse Vincent.—Retour de la Belle-Poule et de l'Atalante à l'Île-de-France.—Observations astronomiques faites par Puget et par moi devant Rodrigue.—Elles confirment nos doutes sur la situation exacte de cette île.—Sur notre rapport, un hydrographe est envoyé à Rodrigue par la colonie.—Les résultats qu'il obtient sont conformes aux nôtres.—Quarante-cinq navires de commerce ennemis capturés par nos corsaires, malgré les treize vaisseaux de ligne, les quinze frégates et les corvettes qu'entretenaient les Anglais dans l'Inde.—Séjour prolongé à l'Île-de-France.—Les colons.—M. de Bruix, les Pamplemousses, le Jardin Botanique.—MM. Céré, père et fils.—Paul et Virginie.—La crevasse de Bernardin de Saint-Pierre.—Bruits de mésintelligence entre le général Decaen et l'amiral Linois.—Projets attribués à l'amiral.—La Sémillante bloquée à Manille.—L'Atalante reste au port nord-ouest pour quelques réparations.—Le cap de Bonne-Espérance lui est assigné comme lieu de rendez-vous.—Les bavardages de la colonie sur l'affaire des trois navires de Colombo.—M. Bruillac me met aux arrêts.—Il vient me faire des reproches dans ma chambre 135
CHAPITRE VIII
Sommaire: Préparatifs de départ de l'Île-de-France.—Arrivée à bord de Céré fils engagé comme simple soldat.—Son enthousiasme patriotique et ses sentiments de discipline.—Au moment de l'appareillage de la Belle-Poule, tentative de mutinerie d'une partie de l'équipage.—Admirable conduite de M. Bruillac. Ses officiers l'entourent. L'ordre se rétablit.—Paroles que m'adresse le commandant en reprenant son porte-voix pour continuer l'appareillage.—Le Marengo et la Belle-Poule se dirigent vers les Seychelles.—Mouillage à Mahé.—Mahé de la Bourdonnais et Dupleix.—But de notre visite aux Seychelles.—M. de Quincy.—Un gouverneur qui tenait encore sa commission de Louis XVI.—Un homme de l'ancienne cour.—Chasse de chauve-souris à la petite île Sainte-Anne.—Danger que mes camarades et moi nous courons.—Le «chagrin».—Les caïmans.—De Mahé, la division se rend aux îles d'Anjouan.—Croisière à l'entrée de la mer Rouge.—Croisière sur la côte de Malabar, devant Bombay.—Aucune rencontre.—Dommage causé indirectement au commerce anglais.—Pendant mon quart, la Belle-Poule est sur le point d'aborder le Marengo.—L'équipage me seconde d'une façon admirable et j'en suis profondément touché.—L'abordage est évité.—Réflexions sur le don du commandement.—Mes diverses fonctions à bord, officier de manœuvre du commandant, chargé de l'instruction des aspirants, des observations astronomiques, des signaux.—M. Bruillac m'avait proposé de me décharger de mon quart et de le confier à un aspirant. J'avais refusé. Pendant toute la durée de la campagne, je ne manquai pas un seul quart.—Visite des abords des îles Laquedives et des îles Maldives.—En approchant de Trinquemalé, rencontre de deux beaux vaisseaux de la Compagnie des Indes.—Manœuvre du commandant Bruillac contrariée par l'amiral.—Un des vaisseaux se jette à la côte et nous échappe.—À la suite d'une volée que lui envoie, de très loin, la Belle-Poule, l'autre se rend.—C'était le Brunswick, que l'amiral expédie en lui donnant pour premier rendez-vous la baie de Fort-Dauphin (île de Madagascar) et False-bay pour le second.—Continuation de la croisière à l'entrée de la mer de l'Inde.—Après avoir traversé cette mer dans le voisinage des îles Andaman, la division se dirige vers la Nouvelle-Hollande, et aux environs du Tropique, elle remet le cap vers l'ouest. Nous nous trouvons alors, par un temps de brume, à portée de canon de onze bâtiments anglais, que l'on prend pour onze vaisseaux de la Compagnie.—L'amiral attaque avec résolution.—Ces bâtiments portaient trois mille hommes de troupes, qui font un feu de mousqueterie parfaitement nourri.—Les voiles de la Belle-Poule sont criblées de projectiles.—M. Bruillac et moi nous avons nos habits et nos chapeaux percés en plusieurs endroits.—Le vaisseau de 74 canons, le Blenheim, qui escortait les dix autres bâtiments, parvient enfin à se dégager.—Intrépidité et habileté du commandant Bruillac.—La Belle-Poule canonne le Blenheim, pendant une demi-heure, sans être elle-même atteinte.—Elle lui tue quarante hommes.—L'amiral qui se trouvait un peu sous le vent, signale au commandant Bruillac de cesser le combat et de le rejoindre.—La division reprend sa direction vers le Fort-Dauphin.—En passant près de l'Île-de-France.—«Elle est pourtant là sous Acharnar.»—Nous ne trouvons pas le Brunswick à Fort-Dauphin.—Traversée du canal de Mozambique.—Changement des moussons.—La terre des Hottentots 155
CHAPITRE IX
Sommaire: False-bay et Table-bay.—Partage de l'année entre les coups de vent du sud-est et les coups de vent du nord-ouest.—Nous mouillons à False-bay.—Excellent accueil des Hollandais.—Nous faisons nos approvisionnements.—Arrivée du Brunswick avec un coup de vent du sud-est.—Naufrage du Brunswick.—Croyant la saison des vents du sud-est commencée, nous nous hâtons de nous rendre à Table-bay.—Arrivée de l'Atalante à Table-bay.—La division est assaillie par un furieux coup de vent du nord-ouest en retard sur la saison.—Trois bâtiments des États-Unis d'Amérique, trompés comme nous, vont se perdre à la côte.—La Belle-Poule brise ses amarres.—Elle tombe sur l'Atalante, qu'elle entraîne.—Le naufrage paraît inévitable.—Sang-froid et résignation de M. Bruillac.—L'ancre à jet de M. Moizeau.—La Belle-Poule est sauvée.—L'Atalante échoue sur un lit de sable sans se démolir.—On la relève plus tard, mais ses avaries n'étant pas réparées au moment de notre départ, nous sommes obligés de la laisser au Cap.—Le Marengo et la Belle-Poule quittent le cap de Bonne-Espérance, peu avant la fin de l'année 1805.—Visite de la côte occidentale d'Afrique.—Saint-Paul de Loanda, Saint-Philippe de Benguela, Cabinde, Doni, l'embouchure du Zaïre ou Congo, Loango.—Capture de la Ressource et du Rolla expédiés à Table-bay.—En allant amariner un de ces bâtiments, la Belle-Poule touche sur un banc de sable non marqué sur nos cartes. Elle se sauve; mais ses lignes d'eau sont faussées et sa marche considérablement ralentie.—Relâche à l'île portugaise du Prince.—La division se dirige ensuite vers l'île de Sainte-Hélène.—But de l'amiral.—Quinze jours sous le vent de Sainte-Hélène.—À notre grand étonnement, aucun navire anglais ne se montre.—Apparition d'un navire neutre que nous visitons.—Fâcheuses nouvelles.—Prise du cap de Bonne-Espérance par les Anglais.—L'Atalante brûlée, de Belloy tué, Fleuriau gravement blessé.—Le gouverneur de Sainte-Hélène averti de notre présence probable dans ses parages.—Tous les projets de l'amiral Linois bouleversés par ces événements.—Sa situation très embarrassante.—Le cap sur Rio-Janeiro.—La leçon de portugais que me donne M. Le Lièvre.—Changement de direction.—En route vers la France.—Un mois de calme sous la ligne équinoxiale.—Vents contraires qui nous rejettent vers l'ouest.—Le vent devient favorable.—Hésitations de l'amiral.—Où se fera l'atterrissage? À Brest, à Lorient, à Rochefort, au Ferrol, à Cadix, à Toulon?—État d'esprit de l'amiral Linois.—Son désir de se signaler par quelque exploit avant d'arriver en France.—Le 13 mars 1806, à deux heures du matin, nous nous trouvons tout à coup près de neuf bâtiments.—M. Bruillac et l'amiral.—Est-ce un convoi ou une escadre?—La lunette de nuit de M. Bruillac, les derniers rayons de la lune les trois batteries de canons. Ordre de l'amiral d'attaquer au point du jour.—Dernière tentative de M. Bruillac.—Manœuvre du Marengo.—La Belle-Poule le rallie et se place sur l'avant du vaisseau à trois-ponts ennemi.—Ce dernier souffre beaucoup; mais, à peine le soleil est-il entièrement levé, que le Marengo a déjà cent hommes hors de combat.—L'amiral Linois et son chef de pavillon, le commandant Vrignaud, blessés.—L'amiral reconnaît son erreur.—Il ordonne de battre en retraite et signale à la Belle-Poule de se sauver; le trois-ponts fortement dégréé; mais deux autres vaisseaux anglais ne tardent pas à rejoindre le Marengo, qui est obligé de se rendre à neuf heures du matin.—L'escadre anglaise composée de sept vaisseaux et de deux frégates.—La frégate l'Amazone nous poursuit.—Marche distinguée; néanmoins elle n'eût pas rejoint la Belle-Poule avant son échouage sur la côte occidentale d'Afrique.—Combat entre la Belle-Poule et l'Amazone.—À dix heures et demie, la mâture de la frégate anglaise est fort endommagée, et elle nous abandonne; mais nous avons de notre côté des avaries.—Deux vaisseaux ennemis s'approchent de nous, un de chaque côté.—Deux coups de canon percent notre misaine.—Gréement en lambeaux, 8 pieds d'eau dans la cale, un canon a éclaté à notre bord et tué beaucoup de monde.—M. Bruillac descend dans sa chambre pour jeter à la mer la boîte de plomb contenant ses instructions secrètes.—Il me donne l'ordre de faire amener le pavillon.—Transmission de l'ordre à l'aspirant chargé de la drisse du pavillon.—Commandement: «Bas le feu!»—L'équipage refuse de se rendre. J'envoie prévenir le commandant, qui remonte, radieux, sur le pont.—Le pavillon emporté par un boulet.—Le chef de timonerie Couzanet (de Nantes), en prend un autre sur son dos, le porte au bout de la corne et le tient lui-même déployé.—Autres beaux faits d'armes de l'aspirant Lozach, du canonnier Lemeur, du matelot Rouallec et d'un grand nombre d'autres.—Le vaisseau anglais de gauche, le Ramilies, s'approche à portée de voix sans tirer.—Son commandant, le commodore Pickmore, se montre seul et nous parle avec son porte-voix. «Au nom de l'humanité.»—M. Bruillac, s'avance sous le pavillon et ordonne à Couzanet de le jeter à la mer.—La Belle-Poule se rend au Ramilies.—L'escadre du vice-amiral Sir John Borlase Warren.—Prisonniers.—Rigueur de l'empereur pour les prisonniers.—Mon frère sain et sauf.—La grand'chambre de la Belle-Poule après le combat 169
CHAPITRE X
Sommaire: Le commandant Parker, à bord de la Belle-Poule.—Un commandant de vingt-huit ans.—Belle attitude de Delaporte.—Avec mon frère, Puget et Desbordes, je passe sur le vaisseau le Courageux commandé par M. Bissett.—Le lieutenant de vaisseau Heritage, commandant en second.—Le lieutenant de vaisseau Napier, arrière-petit-fils de l'inventeur des Logarithmes.—Ses sorties inconvenantes contre l'empereur.—Je quitte la table de l'état-major, et j'exprime à M. Heritage mon dessein de manger désormais dans ma chambre et de m'y contenter, s'il le faut, de la ration de matelot.—Intervention de M. Bissett.—Il me fait donner satisfaction.—Je reviens à la table de l'état-major.—La croisière de l'escadre anglaise.—Armement des navires anglais.—Coup de vent.—Avaries considérables qui auraient pu être évitées.—Communications de l'escadre avec le vaisseau anglais, le Superbe, revenant des Antilles.—Encore un désastre pour notre Marine.—Destruction de la division que notre amiral Leissègues commandait aux Antilles, par une division anglaise sous les ordres de l'amiral Duckworth.—Portrait de Nelson suspendu pendant l'action dans les cordages.—Les bâtiments de l'amiral Duckworth, fort maltraités, étaient rentrés à la Jamaïque pour se réparer.—L'amiral se rendait en Angleterre à bord du Superbe.—Le même jour, un navire anglais, portant pavillon parlementaire, traverse l'escadre.—Mon ami Fleuriau, aspirant de l'Atalante.—Télégraphie marine des Anglais.—J'imagine un système de télégraphie que, peu de temps après, j'envoyai en France.—L'amiral Warren renonce à sa croisière.—M. Bruillac réunit tous les officiers de la Belle-Poule, et nous faisons en corps une visite à l'amiral Linois, qui était encore fort souffrant. Il nous adresse les plus grands éloges sur notre belle défense.—L'amiral Warren.—Le combat contre la frégate la Charente.—Quiberon.—Relâche à Sâo-Thiago (îles du Cap Vert).—Arrivée à Portsmouth, après avoir eu le crève-cœur de longer les côtes de France.—Soixante et un jours en mer avec nos ennemis 185
LIVRE III
LA CAPTIVITÉ EN ANGLETERRE
CHAPITRE PREMIER
Sommaire: Les vaisseaux de la Compagnie des Indes mouillés à Portsmouth célèbrent notre capture en tirant des salves d'artillerie.—Bons procédés de l'amiral Warren et de ses officiers.—L'état-major du Courageux nous offre un dîner d'adieu.—Franche et loyale déclaration de Napier.—Le perroquet gris du Gabon, que j'avais donné à Truscott, l'un des officiers du Courageux.—Le «cautionnement» de Thames.—Détails sur la situation des officiers prisonniers vivant dans un «cautionnement».—Lettre navrante que je reçois de M. de Bonnefoux.—M. Bruillac me réconforte.—Lettre de ma tante d'Hémeric.—Mes ressources pécuniaires.—Mon plan de vie, mes études, la langue et la littérature anglaises.—Visite, que nous font, à Thames, M. Lambert (de l'Althéa) et sa femme.—Le souhait exprimé autrefois par M. Lambert se trouve réalisé.—Il tient parole et nous fête pendant huit jours.—Il nous dit qu'il espère bien voir un jour M. Bonaparte prisonnier des Anglais.—Nous rions beaucoup de cette prédiction.—Avant de repartir pour Londres, M. Lambert apprend à Delaporte sa mise en liberté, qu'il avait obtenue à la suite de démarches pressantes et peut-être de gros sacrifices d'argent.—Delaporte avait commandé l'Althéa après sa capture.—Départ de cet admirable Delaporte que j'ai eu la douleur de ne plus revoir.—Description de Thames.—Les ouvriers des manufactures.—Leur haine contre la France, entretenue par les journaux.—Leur conduite peu généreuse vis-à-vis des prisonniers.—La bourgeoisie.—Relations avec les familles de MM. Lupton et Stratford.—M. Litner.—Agression dont je suis victime, un jour, de la part d'un ouvrier.—Rixe entre Français et ouvriers.—Le sang coule.—Je conduis de force mon agresseur devant M. Smith, commissaire des prisonniers.—État d'esprit de M. Smith.—Il m'autorise cependant à me rendre à Oxford pour porter plainte.—Visite à Oxford.—Le château de Blenheim.—Le magistrat me répond qu'il ne peut entamer une action entre un Anglais et un prisonnier de guerre.—Retour à Thames.—Scène violente entre M. Smith et moi.—Plainte que j'adresse au Transport Office contre M. Smith.—Réponse du Transport Office.—M. Smith reçoit l'ordre de me donner une feuille de route pour un autre cautionnement nommé Odiham, situé dans le Hampshire, et de me faire arrêter et conduire au ponton, si je n'étais pas parti dans les vingt-quatre heures.—Ovation publique que me font les prisonniers en me conduisant en masse jusqu'à l'extrémité du cautionnement, c'est-à-dire jusqu'à un mille.—Ma douleur en me séparant de mon frère et de tous mes chers camarades de la Belle-Poule.—Autre sujet d'affliction.—Miss Harriet Stratford.—Souvenir que m'apporte M. Litner.—Émotion que j'éprouve 193
CHAPITRE II
Sommaire: J'arrive à Odiham, en septembre 1806.—La population d'Odiham.—Les prisonniers.—Je trouve parmi eux mon ami Céré.—Je suis l'objet de mille prévenances.—La Société philharmonique, la loge maçonnique, le théâtre des prisonniers, son grand succès.—La recherche de la paternité en Angleterre.—L'aventure de l'officier de marine français, Le Forsoney.—Ne pouvant payer la somme de 600 francs environ destinée à l'entretien de l'enfant mis à l'hospice, il allait être emprisonné.—Je lui prête la somme dont il avait besoin; affectueuse reconnaissance de Le Forsoney, qui écrit à sa famille et ne tarde pas à s'acquitter vis-à-vis de moi.—Une maxime de M. Le Lièvre, agent d'administration de la Belle-Poule.—En juin 1807 un amateur de musique, M. Danley, m'emmène secrètement passer une journée à Windsor.—Je vois, sur la terrasse du château, le roi Georges III, la reine, quatre de leurs fils, leur fille Amélie.—Le château de Windsor.—Nous rentrons à Odiham, où nul ne s'était douté de mon absence.—Je commets l'imprudence de raconter mon équipée à deux de mes camarades dans la rue, devant ma porte, sous les fenêtres d'une veuve qui, ayant été élevée en France, connaissait parfaitement notre langue.—La bonne d'enfants, Mary.—Le billet trouvé par la veuve.—Énigme insoluble expliquée par notre conversation.—Articles de journaux qui me donnent, à mon tour, une énigme à deviner.—Dénonciation au Transport Office.—L'écriture du billet à Mary, rapprochée de celle d'une lettre de moi à mon frère.—M. Shebbeare, agent des prisonniers, à Odiham, reçoit l'ordre de me faire arrêter sur-le-champ et partir le lendemain sous escorte pour les pontons de la rade de Chatham.—Mon indignation.—D'après les règlements j'étais seulement passible d'une amende d'une guinée, et encore à condition que quelqu'un se fût présenté pour réclamer cette guinée, comme prix de sa dénonciation.—Petit coup d'État de la police.—M. Shebbeare, agent des prisonniers à Odiham, ses excellents procédés à mon égard.—Il me laisse en liberté jusqu'au lendemain.—À l'heure dite, je me présente chez lui.—Il me remet entre les mains d'un agent de la police.—Les pistolets de l'agent.—Digression sur Rousseau, aspirant de 1re classe pris dans l'affaire de Sir T. Duckworth.—Son héroïsme.—Lettre qu'il avait écrite au Transport Office pour reprendre sa parole d'honneur.—Au moment où je quittais à mon tour Odiham, on venait de le conduire sur les pontons.—L'hôtel du Georges, la voiture à mes frais.—Je me sauve par la fenêtre de l'hôtel.—Mystification de l'agent aux pistolets.—Joie des prisonniers.—Hilarité des habitants.—La nuit close, je me rends dans une petite maison habitée par des Français.—J'y reste caché trois jours.—Une jeune fille de seize ans, Sarah Cooper, vient m'y prendre le soir du troisième jour, et elle me conduit par des voies détournées à Guilford, capitale du Surrey, distante de six lieues d'Odiham.—Dévouement de Sarah Cooper.—De Guilford une voiture me conduit à Londres, tandis qu'une autre ramène Sarah à Odiham.—Je descends à Londres à l'hôtel du café de Saint-Paul.—Dès le lendemain, grâce à des lettres que m'avait remises Céré et qu'il tenait d'une Anglaise, j'avais acheté un extrait de baptême ainsi que l'ordre d'embarquement d'un matelot hollandais nommé Vink, matelot sur le Telemachus, qui avait Hambourg pour lieu de destination.—Le capitaine, qui était seul dans le secret, m'autorise à rester à terre jusqu'au jour de l'appareillage.—Je passe trente et un jours à Londres, et je visite la ville et les environs.—Départ de Londres du Telemachus.—L'un des passagers, le jeune lord Ounslow.—Il me prend en amitié.—Les vents et les courants nous contrarient pendant cinq jours.—Nous atteignons Gravesend.—Au moment où le Telemachus partait enfin, un canot venant de Londres à force de rames, l'aborde.—Un agent de police en sort et demande M. Vink.—Mon arrestation.—Offres généreuses de lord Ounslow.—Je suis jeté à fond de cale dans le bâtiment où étaient gardés les malfaiteurs pris sur la Tamise.—J'y reste deux jours.—Affreuse promiscuité.—Plus d'argent.—Le canot du ponton le Bahama, de la rade de Chatham. 205
CHAPITRE III
Sommaire: Le Bahama.—Rencontre de Rousseau évadé du ponton de Portsmouth, repris au milieu de la Manche et conduit sur le Bahama trois jours auparavant.—Façon dont les prisonniers du Bahama accueillaient les nouveaux arrivants: «Il filait 6 nœuds! avale ça, avale ça!» Cette mystification nous est épargnée à Rousseau et à moi.—Chatham et Sheerness.—Cinq pontons mouillés sur la Medway, entre Chatham et Sheerness, sous une île inculte et vaseuse.—Description détaillée du ponton. Cette description se passe de commentaires.—La nourriture; l'habillement.—Les lieutenants de vaisseau qui commandaient les pontons étaient, en général, le rebut de la Marine anglaise.—La garnison du ponton.—Les officiers de corsaires à bord des pontons; il y en avait une trentaine sur le Bahama.—Leur poste près de la cloison de l'infirmerie.—Rousseau y avait été admis.—L'antipathie violente des officiers de corsaires pour les officiers du «grand corps».—La majorité décide, cependant, qu'on m'accueillera.—La minorité se venge en m'adressant des lazzis.—Mon explication courtoise, mais ferme, avec l'un des membres de cette minorité, Dubreuil.—Je m'en fais un ami.—La masse des prisonniers veut m'astreindre aux corvées communes.—Je refuse.—Mon grade doit être respecté.—Des menaces me sont faites; mais la majorité ne tarde pas à se ranger de mon côté.—Première tentative d'évasion.—Les soldais anglais nous vendent tout ce que nous voulons.—Le projet des barriques vides.—Rousseau, inventeur du projet.—Les cinq prisonniers dans les cinq barriques.—Rousseau, moi, Agnès, Le Roux, officiers de corsaires, le matelot La Lime.—Les cinq barriques sont hissées de la cale et placées dans une allège avec les autres destinées à renouveler la provision d'eau du Bahama.—Le vent et la marée contrarient l'allège; elle n'entre pas dans le port ce jour-là et est obligée de mouiller à mi-chemin.—L'équipage de l'allège va coucher à terre.—La Lime, dont la barrique avait été mise par erreur au fond de la cale, nous appelle.—Le petit mousse laissé à bord.—Il donne l'éveil.—Nous sommes pris.—Ramenés au ponton.—Dix jours de black-hole.—Le black-hole est un cachot de 6 pieds seulement dans tous les sens où l'air ne parvient que par quelques trous ronds très étroits.—La punition supplémentaire de la réduction à la demi-ration jusqu'à réparation complète des dégâts.—Conduite honteuse de l'Angleterre.—L'esprit de solidarité des prisonniers.—Seconde tentative d'évasion.—À ma grande joie, ma malle m'arrive d'Odiham.—Je réalise une dizaine de guinées en vendant ma montre et divers effets.—Un certain nombre de prisonniers âgés et paisibles sont envoyés dans une prison à terre.—Rousseau, moi, et deux autres, nous nous substituons à quatre d'entre eux en leur payant leurs places et en nous grimant; nous espérons nous évader en route.—Nous partons. Le lendemain, le roulage fait une réclamation à l'occasion de ma malle.—Un appel sévère a lieu. On nous ramène Rousseau et moi au ponton.—Les deux autres s'évadent et arrivent en France.—Ma malle m'avait perdu.—Trois matelots de Boulogne, récemment faits prisonniers, sont embarqués sur le Bahama. Ils préparent sans tarder leur évasion.—Ils font un trou à fleur d'eau en avant de l'une des guérites qui avoisinaient la proue.—Ils se jettent dans l'eau glacée, un soir de décembre. L'un d'eux avait des obligations envers M. de Bonnefoux, préfet maritime de Boulogne. Il me propose de m'emmener et jure de me conduire à terre. Je crains de les perdre et je refuse.—Le trou appartenait à tous un quart d'heure après leur départ.—Un tirage au sort avait eu lieu. Rousseau avait le no 5.—Le no 2 manque périr de froid et crie au secours.—Il est remis à bord par les Anglais.—Le cadavre du no 1 paraît le lendemain, à marée basse, à moitié enfoui dans les vases de l'île; le malheureux était mort de froid.—Le commandant du ponton n'a pas honte de le laisser à cette même place jusqu'à ce qu'il tombe en putréfaction.—Quant aux trois Boulonnais, ils se sauvent et rentrent dans leurs familles.—Le lieutenant de vaisseau Milne, commandant du Bahama.—Ses goûts crapuleux.—À deux reprises, le feu prend dans ses appartements pendant des orgies.—La seconde fois, l'incendie se propage rapidement.—Dangers graves que courent les prisonniers enfermés dans la batterie.—Milne, en état d'ivresse, ordonne aux troupes de faire feu sur nous en évacuant les meurtrières, si le feu se propage jusque-là.—Heureusement l'incendie est éteint.—Grave querelle parmi les prisonniers.—L'officier de corsaire Mathieu blesse un soldat prisonnier qui l'insulte et prend du tabac malgré lui dans sa boutique.—Nous réussissons, non sans peine, à faire évader Mathieu par l'infirmerie.—Compromis qui intervient.—Le tribunal arbitral dont je suis le président.—La séance du tribunal.—Scène burlesque.—La sentence.—L'ordre se rétablit 218
CHAPITRE IV
Sommaire:—Au mois de mars 1808.—Troisième tentative d'évasion; je suis l'auteur du projet, et je m'associe Rousseau et Peltier, aspirant qui vivait dans l'entrepont avec des matelots de son pays.—La yole du radeau.—Pendant les tempêtes, la sentinelle du radeau obligée de remonter sur le pont.—Je perce le ponton à la hauteur des sabords et non pas à la flottaison, comme l'avaient fait les Boulonnais.—Une nuit de gros temps, à deux heures du matin, je me laisse glisser sur le radeau à l'aide d'une corde. Rousseau, puis Peltier, me suivent.—L'officier de corsaire, Dubreuil, glisse généreusement cinq guinées en or dans ma chemise au moment où je quitte le ponton.—Nous nous emparons de la yole et quittons le bord sans être aperçus des sentinelles.—Nous abordons sur le rivage Nord de la rade et passons la journée dans un champ de genêts.—La nuit suivante, nous nous remettons en route. Rencontre d'un jeune paysan.—Peltier a la tête un peu égarée.—En marche vers la Medway.—Grande charité de l'Anglais Cole. Il nous reçoit dans sa maison et nous fait traverser la rivière en bateau.—La grande route de Chatham à Douvres.—Canterbury.—Nos provisions.—La mer.—La terre de France à l'horizon.—Châteaux en Espagne.—Douvres.—Depuis le départ des Boulonnais, toutes les embarcations sont cadenassées et dégarnies de mâts et d'avirons.—Exploration infructueuse sur la côte.—À Folkestone, nous sommes reconnus.—Nous nous sauvons chacun de notre côté en nous donnant rendez-vous à Canterbury.—Le lendemain soir, nous nous retrouvons.—En route sur Odiham.—Cruelles souffrances endurées pendant nos courses.—La soif.—Jeunes bouleaux entaillés par Rousseau.—Nous atteignons Odiham un soir, à la nuit close, et nous sommes accueillis par un Français nommé R...—Repos pendant huit jours.—Céré et Le Forsoney nous procurent tout ce que nous désirions.—Au moment où nous allions nous mettre en route, la police nous arrête chez M. R...—En prison.—Le billet de Sarah.—Tentative d'évasion.—Mis aux fers comme des forçats.—Paroles du capitaine polonais Poplewski.—Soupçons qui atteignent M. R...—Céré le provoque.—M. R... grièvement blessé.—Nous quittons Odiham.—Je ne devais revoir ni Le Forsoney ni Céré.—Histoire de Céré: Sa mort.—L'escorte qui nous ramène au ponton.—Précautions prises pour nous empêcher de nous échapper.—L'escorte de Georges III.—Projet de supplique.—Quatre jours à Londres dans la prison dite de Savoie.—Les déserteurs anglais.—Les onze cents coups de schlague de l'un d'eux.—Fâcheuse compagnie.—Arrivée à Chatham, le 1er mai 1808.—Magnifique journée de printemps.—Le Bahama.—Les dix jours de black-hole 233
CHAPITRE V
Sommaire:—Exaspération des prisonniers du Bahama.—Réduits à la demi-ration après notre évasion.—Projet de révolte.—Disputes et querelles.—Lutte de Rousseau contre un gigantesque Flamand.—Les prisonniers ne reçoivent que du biscuit, à cause du mauvais temps.—Ils réclament ce qui leur est dû, et déclarent qu'ils ne descendront pas du parc avant de l'avoir reçu.—Milne appelle du renfort.—Il ordonne de faire feu; mais le jeune officier des troupes de Marine, qui commande le détachement, empêche ses soldats de tirer.—Je monte sur le pont en parlementaire.—Je n'obtiens rien.—Stratagème dont je m'avise.—À partir de ce jour, les esprits commencent à se calmer.—Nouvelles tentatives d'évasion.—Milne emploie des moyens usités dans les bagnes.—Ses espions.—Nouvelle agitation à bord.—Audacieuse évasion de Rousseau.—Il se jette à l'eau en plein jour en se couvrant la tête d'une manne.—Il est ramené sur le Bahama.—Tout espoir de nous échapper se dissipe.—La population du ponton.—Sa division en classes: les Raffalés, les Messieurs ou Bourgeois, les Officiers.—Subdivision des Raffalés, les Manteaux impériaux.—Le jeu.—Rations perdues six mois d'avance.—Extrême rigueur des créanciers.—Révoltes périodiques des débiteurs.—Abolition des dettes par le peuple souverain.—Nos distractions.—Ouvrages en paille et en menuiserie.—Le bois de cèdre du Bahama.—Ma boîte à rasoirs.—Je me remets à l'étude de la flûte.—Les projets de Rousseau.—La civilisation des Iroquois.—Charmante causerie de Rousseau, les bras appuyés sur le bord de mon hamac.—Je lui propose de commencer par civiliser le ponton.—Nous donnons des leçons de français, de dessin, de mathématiques et d'anglais.—J'étudie à fond la grammaire anglaise.—Le Bahama change de physionomie.—Conversions miraculeuses; le goût de l'étude se propage.—Le bon sauvage Dubreuil.—Sa passion pour le tabac.—La fumée par les yeux.—En juin 1809, après vingt mois de séjour au ponton, je reçois une lettre de M. de Bonnefoux par les soins de l'ambassadeur des États-Unis.—Cet ambassadeur, qui avait été reçu à Boulogne par M. de Bonnefoux, obtient du Gouvernement anglais ma mise au cautionnement.—Je quitte le ponton et me sépare, non sans regrets, de Rousseau, de Dubreuil et de mes autres compagnons d'infortune 247
CHAPITRE VI
Sommaire: Le cautionnement de Lichfield.—La patrie de Samuel Johnson.—Agréable séjour.—Tentatives infructueuses que je fais pour procurer à Rousseau les avantages du cautionnement.—Je réussis pour Dubreuil.—Histoire du colonel Campbell et de sa femme.—Le lieutenant général Pigot.—Arrivée de Dubreuil à Lichfield.—Un déjeuner qui dure trois jours.—Notre existence à Lichfield.—Les diverses classes de la société anglaise.—La classe des artisans.—L'agent des prisonniers.—Sa bienveillance à notre égard.—Visite au cautionnement d'Ashby-de-la-Zouch.—Courses de chevaux.—Visite à Birmingham, en compagnie de mon hôte le menuisier Aldritt et de sa famille.—J'entends avec ravissement la célèbre cantatrice Mme Catalani.—Les Français de Lichfield.—L'aspirant de marine Collos.—Mes pressentiments.—Le cimetière de Thames.—Les vingt-huit mois de séjour à Lichfield.—Le contrebandier Robinson.—Il m'apprend, au nom de M. de Bonnefoux, que j'ai été échangé contre un officier anglais et que je devrais être en liberté.—Il vient me chercher pour me ramener en France.—Il m'apprend qu'un de ses camarades, Stevenson, fait la même démarche auprès de mon frère, qui, lui aussi, a été échangé.—Mes hésitations; je me décide à partir.—J'écris au bureau des prisonniers. J'expose la situation et je m'engage à n'accepter aucun service actif.—Robinson consent à se charger de Collos, moyennant 50 guinées en plus des 100 guinées déjà promises.—La chaise de poste.—Arrivée au petit port de pêche de Rye.—Cachés dans la maison de Robinson.—Le capitaine de vaisseau Henri du vaisseau le Diomède sur lequel Collos avait été pris.—Il se joint à nous.—Cinquante nouvelles guinées promises à Robinson.—Au moment de quitter la maison de Robinson à onze heures du soir, M. Henri donne des signes d'aliénation mentale, et ne veut plus se mettre en route. Je lui parle avec une fermeté qui finit par faire impression sur lui.—Nous nous embarquons et nous passons la nuit couchés au fond de la barque de Robinson.—Ce dernier met à la voile le lendemain matin et passe la journée à mi-Manche en ralliant la côte d'Angleterre quand des navires douaniers ou garde-côtes sont en vue.—Coucher du soleil.—Hourrah! demain nous serons à Boulogne ou noyés.—La chanson mi-partie bretonne, mi-partie française du commandant Henri.—Terrible bourrasque pendant toute la nuit.—Le feu de Boulogne. La jetée.—La barque vient en travers de la lame.—Grave péril.—Nous entrons dans le port de Boulogne le 28 novembre 1811.—La police impériale.—À la préfecture maritime.—Brusque changement de situation.—M. de Bonnefoux m'annonce que je viens d'être nommé lieutenant de vaisseau.—Robinson avant de quitter Boulogne apprend, par un contrebandier de ses amis, le malheur arrivé à mon frère et à Stevenson.—Ils avaient été arrêtés au moment où ils s'embarquaient à Deal.—Le ponton le Sandwich voisin du Bahama en rade de Chatham.—Départ de M. Henri pour Lorient, de Collos pour Fécamp.—Je séjourne dix-neuf jours chez mon cousin et je quitte Boulogne avec un congé de six mois pour aller à Béziers. 260
LIVRE IV
APRÈS MA RENTRÉE EN FRANCE. MA CARRIÈRE MARITIME DE 1811 À 1824
CHAPITRE PREMIER
Sommaire: Séjour à Paris; mes camarades de l'Atalante, de la Sémillante, du Berceau, du Bélier.—Visite au ministère.—Le roi de Rome.—J'assiste à une revue de 4.000 hommes passée par l'Empereur dans la cour du Carrousel.—Les théâtres de Paris en 1811.—Arrivée à Marmande.—Joie de mon père.—Son chagrin de la catastrophe de mon frère.—Lettre écrite par lui au ministère de la Marine.—Mon père constate le triste état de ma santé.—Il presse lui-même mon départ pour Béziers.—Ma tante d'Hémeric et ma sœur sont épouvantées à mon aspect.—On me croit poitrinaire.—Traitement de notre cousin le Dr Bernard.—Pendant un mois on interdit toute visite auprès de moi et on me défend de parler.—Affectueux dévoûment de ma sœur.—Au bout de trois mois j'avais définitivement repris le dessus.—Excellents conseils que me donne le Dr Bernard pour l'avenir.—Ordre de me rendre à Anvers pour y être embarqué sur le vaisseau le Superbe.—Lettre que j'écris au ministère.—Tous les Bourbons sont-ils morts?—Récit que j'ai l'occasion de faire à ce sujet.—Avertissement qui m'est donné par le sous-préfet.—À la fin de mon congé, je pars pour Paris, en compagnie de mon ami, M. de Lunaret fils, auditeur à la Cour d'appel de Montpellier.—Nous passons par Nîmes, Beaucaire, Lyon.—Nouveau séjour à Paris.—J'obtiens, non sans peine, d'être débarqué du vaisseau le Superbe.—Décision ministérielle en vertu de laquelle les officiers de Marine revenus spontanément des cautionnements seront employés au service intérieur des ports.—M. de Bonnefoux passe à la préfecture maritime de Rochefort.—Je suis attaché à son état-major ainsi que Collos, nommé enseigne de vaisseau.—Visite que je fais à Angerville à la mère de Rousseau.—État des esprits en 1812.—Mécontentement général.—Société charmante que je trouve à Rochefort.—Excellentes années que j'y passe jusqu'à la Restauration en 1814.—Missions diverses que me donne M. de Bonnefoux.—Au retour d'une de mes dernières missions, je trouve une lettre de mon ami Dubreuil. Il avait été envoyé en France comme incurable et se trouvait à l'hôpital de Brest inconnu et sans argent.—J'écris à un de mes camarades de Brest, nommé Duclos-Guyot.—Je lui envoie une traite de 300 francs et je le prie d'aller voir Dubreuil.—Nouvelle lettre de Dubreuil pleine d'affectueux reproches.—J'en suis désespéré.—J'écris aussitôt à Duclos-Guyot et je reçois presque aussitôt une réponse de ce dernier à ma première lettre.—Il était absent et, à son retour à Brest, Dubreuil était mort.—Cette mort m'affecte profondément.—Séjour d'un mois à Marmande auprès de mon père.—Voyage aux Pyrénées-Orientales pour affaires de service.—Je m'arrête de nouveau à Marmande à l'aller et au retour, et j'assiste à Béziers au mariage de ma sœur.... 273
CHAPITRE II
Sommaire: 1814.—Prise de Toulouse et de Bordeaux.—Rochefort menacé.—Avènement de Louis XVIII.—M. de Bonnefoux m'envoie à Bordeaux comme membre d'une députation chargée d'y saluer le duc d'Angoulême et de traiter d'un armistice avec l'amiral anglais Penrose.—Une lettre m'apprend à Bordeaux que mon père est atteint d'une fluxion de poitrine.—Je cours à Marmande et je trouve mon père très malade et désespéré à la pensée qu'il ne reverra pas mon frère, que la paix allait lui rendre.—Il meurt en me serrant la main le 27 avril 1814. Il avait soixante-dix-neuf ans.—Je suis nommé au commandement de la corvette à batterie couverte le Département des Landes chargée d'aller à Anvers prendre des armes et des approvisionnements.—Avant mon départ, le duc d'Angoulême nommé grand amiral arrive à Rochefort au cours d'une tournée d'inspection des ports de l'Océan.—Il y séjourne trois jours. M. de Bonnefoux me nomme commandant en second de la garde d'honneur du Prince.—Je mets à la voile et me rends à Anvers.—Au retour, une tempête me force de reprendre le Pas-de-Calais que j'avais retraversé et de chercher un abri à Deal, à Deal où, naguère, j'étais errant et traqué comme un malfaiteur.—Je pars de Deal avec un temps favorable mais au milieu de la Manche un coup de vent me jette près des bancs de la Somme.—Dangers que court la corvette. Je force de voiles autant que je le puis afin de me relever.—Après ce coup de vent, je me dirige vers Brest.—Un pilote venu d'Ouessant me jette sur les Pierres Noires.—Une toise de plus sur la gauche, et nous coulions.—Je fais mettre le pilote aux fers et je prends la direction du bâtiment qui faisait beaucoup d'eau.—La corvette entre au bassin de radoub.—Le pilote jugé et condamné.—J'apprends à Brest une promotion de capitaines de frégate qui me cause une vive déception.—Ordre inattendu de réarmer la corvette pour la mer.—Je demande mon remplacement. Fausse démarche que je commets là.—Je quitte Brest et le Département des Landes.—Arrivée à Rochefort où je trouve mon frère, licencié sans pitié par le Gouvernement de la Restauration.—Il passe son examen de capitaine de la Marine marchande et part pour les États-Unis où il réussit à merveille.—Voyage de M. de Bonnefoux à Paris.—Il fait valoir les raisons de santé qui m'ont conduit à demander mon remplacement.—On lui promet de me donner le commandement de la Lionne et de me nommer capitaine de frégate avant mon départ.—Le retour de l'Île d'Elbe empoche de donner suite à ce projet.—Pendant les Cent-Jours, je reste chez moi.—L'empereur, après Waterloo, vient s'embarquer à Rochefort et passe cinq jours chez le préfet maritime.—Disgrâce de M. de Bonnefoux.—Je suis, par contre-coup, mis en réforme.—Je songe à obtenir le commandement d'un navire marchand et à partir pour l'Inde.—On me décide à demander mon rappel dans la marine.—Je l'obtiens et je suis attaché comme lieutenant de vaisseau à la Compagnie des Élèves de la Marine à Rochefort.—Grand malheur qui me frappe au commencement de 1817. Je perds ma femme.—Après un séjour dans les environs de Marmande chez M. de Bonnefoux, je vais à Paris solliciter un commandement.—Situation de la Marine en 1817.—Je suis nommé Chevalier de Saint-Louis.—Retour à Rochefort.—Je me remarie à la fin de 1818.—En revenant de Paris, je retrouve à Angerville, Rousseau, mon camarade du ponton.—Histoire de Rousseau 285
CHAPITRE III
Sommaire:—L'avancement des officiers de marine sous la seconde Restauration.—Conditions mises à cet avancement.—Un an de commandement.—En 1820, je suis désigné par le préfet maritime de Rochefort pour présider à l'armement de la corvette de charge, L'Adour qui venait d'être lancée à Bayonne.—En route pour Rochefort.—Le pilote-major.—À Rochefort.—La corvette est désarmée. Il me manque trois mois de commandement.—La frégate l'Antigone désignée pour un voyage dans les mers du Sud.—Je suis attaché à son État-major.—Je demande un commandement qui me permette de remplir les conditions d'avancement.—Je suis nommé au commandement de la Provençale, et de la station de la Guyane.—Le bâtiment allait être lancé à Bayonne.—Mon brusque départ de Rochefort.—Maladie de ma femme. La fièvre tierce.—Mon arrivée à Bayonne.—Accident qui s'était produit l'année précédente pendant que je commandais l'Adour.—Mes projets en prenant le commandement de la Provençale, mes Séances nautiques ou Traité du vaisseau à la mer.—Le Traité du vaisseau dans le port que je devais plus tard publier pour les élèves du collège de Marine.—La Barre de Bayonne.—Tempête dans le fond du golfe de Gascogne.—Naufrage de quatre navires. Avaries de la Provençale.—Relâche à Ténériffe.—Traversée très belle de Ténériffe à la Guyane en dix-sept jours.—Mes observations astronomiques.—M. de Laussat, gouverneur de la Guyane.—Je lui montre mes instructions.—Mission à la Mana, à la frontière ouest de la côte de la Guyane.—Je rapporte un plan de la rade, de la côte, de la rivière de la Mana.—Conflit avec le gouverneur à propos d'une punition que j'inflige à un homme de mon bord.—Lettre que je lui écris.—Invitation à dîner.—Mission aux îles du Salut en vue de surveiller des Négriers.—Sondes et relèvements autour des îles du Salut.—Mission à la Martinique, à la Guadeloupe et à Marie-Galande.—La fièvre jaune.—Retour à la Guyane.—Navigation dangereuse au vent de Sainte-Lucie et de la Dominique.—Les Guyanes anglaise et hollandaise.—Surinam, ancienne possession française, abandonnée par légèreté.—Arrivée à Cayenne.—Le nouveau second de La Provençale, M. Louvrier.—Je le mets aux arrêts.—Mon entrevue avec lui dans ma chambre.—Je m'en fais un ami.—Arrivée à Cayenne.—Mission à Notre-Dame de Belem sur l'Amazone.—Les difficultés de la tâche.—Mes travaux hydrographiques.—Le Guide pour la navigation de la Guyane que fait imprimer M. de Laussat d'après le résultat de mes recherches.—M. Milius, capitaine de vaisseau, remplace M. de Laussat comme gouverneur de la Guyane.—L'ordre de retour en France.—Je fais réparer la Provençale.—Pendant la durée des réparations, je fréquente la société de Cayenne.—La Provençale met à la voile.—La Guerre d'Espagne.—Je crains que nous ne soyons en guerre avec l'Angleterre.—Précautions prises.—Le phare de l'île d'Oléron.—Le feu de l'île d'Aix.—Le 23 juin 1823, à deux heures du matin, la Provençale jette l'ancre à Rochefort.—Mon rapport au ministre.—Travaux hydrographiques que je joins à ce rapport. 297
CHAPITRE IV
Sommaire:—Je suis remplacé dans le commandement de la Provençale, et je demande un congé pour Paris.—Promotion prochaine.—Visite au ministre de la Marine, M. de Clermont-Tonnerre.—Entrevue avec le directeur du personnel.—Nouvelle et profonde déception.—Je suis nommé Chevalier de la Légion d'honneur, mais je ne suis pas compris dans la promotion.—Invitation à dîner chez M. de Clermont-Tonnerre.—Après le dîner, la promotion est divulguée.—Tous les regards fixés sur moi.—Au moment où je me retire, le ministre vient me féliciter de ma décoration. Je saisis l'occasion de me plaindre de n'avoir pas été nommé capitaine de frégate.—Le ministre élève la voix. Paroles que je lui adresse au milieu de l'attention générale.—Le lendemain le directeur du personnel me fait appeler.—Reproches peu sérieux qu'il m'adresse. Il m'offre, de la part du ministre, le choix entre le commandement de l'Abeille, celui du Rusé, et le poste de commandant en second de la compagnie des élèves, à Rochefort. J'accepte ces dernières fonctions.—Arrivée à Rochefort.—Séjour à Rochefort pendant la fin de l'année 1823 et les sept premiers mois de 1824.—Voyage à Paris pour l'impression de mes Séances nautiques.—Le jour même de mon arrivée à Paris, le 4 août 1824, je suis nommé, à l'ancienneté, capitaine de frégate.—Mes anciens camarades Hugon et Fleuriau.—Fleuriau, capitaine de vaisseau, aide de camp de M. de Chabrol, ministre de la Marine.—Il m'annonce que le capitaine de frégate, sous-gouverneur du collège de Marine à Angoulême, demande à aller à la mer.—Il m'offre de me proposer au ministre pour ce poste.—J'accepte.—Entrevue le lendemain avec M. de Chabrol.—Gracieux accueil du ministre.—Je suis nommé.—Nouvelle entrevue avec le ministre.—Il m'explique que je serai presque sans interruption gouverneur par intérim. M. de Gallard gouverneur de l'école de Marine. 315
LIVRE V
MA CARRIÈRE À PARTIR DE MA NOMINATION AU COLLÈGE DE MARINE
CHAPITRE PREMIER
Sommaire:—Plan de conduite que je me trace.—La ville d'Angoulême.—Une École de Marine dans l'intérieur des terres.—Plaisanteries faciles.—Services considérables rendus par l'École d'Angoulême.—S'il fallait dire toute ma pensée, je donnerais la préférence au système d'une école à terre.—En 1827, M. de Clermont-Tonnerre, alors ministre de la Guerre, au cours d'une inspection générale des plates fortes, visite le Collège de Marine.—En l'absence de M. de Gallard, je suis gouverneur par intérim et je le reçois.—Le prince de Clermont-Tonnerre, père du ministre, qui voyage avec lui, me dit que son premier colonel a été un Bonnefoux.—Il fait, à son retour à Paris, obtenir à mon fils une demi-bourse au Prytanée de La Flèche.—En 1827, je demande un congé pour Paris.—Promesses que m'avait faites M. de Chabrol eu 1824, sa fidélité à ses engagements.—Bienveillance qu'il me montre.—Ne trouvant personne pour me remplacer il fait assimiler au service de mer mon service au Collège de Marine.—Je retourne à Angoulême.—Le ministère dont faisait partie M. de Chabrol est renversé.—Le nouveau ministère décide la création d'une École navale en rade de Brest. Il supprime le Collège de Marine d'Angoulême, et laisse seulement s'achever l'année scolaire 1828-1829.—Je reçois un ordre de commandement pour l'Écho.—Au moment où le franchissais les portes du collège pour me rendre à Toulon un ordre ministériel me prescrit de rester.—Projet d'École préparatoire pour la Marine, analogue au Collège de la Flèche.—On m'en destine le commandement.—M. de Gallard intervient et se le fait attribuer.—Ordre de me rendre à Paris.—Offre du poste de gouverneur du Sénégal, que je refuse.—Le commandant de l'École navale de Brest.—Promesse de me nommer dans un an capitaine de vaisseau.—Le directeur du personnel me presse de servir en attendant comme commandant en second de l'École navale.—Je ne puis accepter cette position secondaire après avoir été de fait, pendant cinq ans, chef du Collège de Marine. 325
CHAPITRE II
Sommaire: Le commencement de l'année 1830.—Situation fâcheuse.—Je suis chargé des tournées d'examen des capitaines de la Marine marchande dans les ports du Midi.—Expédition d'Alger.—Je demande en vain à en faire partie.—La révolution de 1830.—M. de Gallard.—Je refuse de le remplacer si on le destitue.—Il donne sa démission.—Démarche spontanée des cinq députés de la Charente en ma faveur.—Au ministère on leur apprend que je suis nommé au commandement de l'École préparatoire.—J'arrive à Angoulême avec le dessein de m'y établir d'une façon définitive.—Nouvelle ordonnance sur l'avancement.—Le vice-amiral de Rigny.—Ordonnance qui supprime brutalement l'École préparatoire.—On ne permet même pas aux élèves de finir leur année scolaire.—Offres qui me sont faites à Angoulême.—Je les refuse et je pars pour Paris.—La fièvre législative en 1831.—La loi sur les pensions de retraite de l'armée de terre.—Projet tendant à l'appliquer à l'armée de mer.—Atteinte portée aux intérêts des officiers de marine.—Le Conseil d'Amirauté.—Requête que je lui adresse.—Je fais une démarche auprès de M. de Rigny.—Réponse du ministre.—La fièvre législative me gagne.—Après avoir entendu lire le projet de loi à la Chambre des députés, je me rends chez M. de Chabrol.—Retour sur la vie politique de M. de Chabrol.—M. de Chabrol dans le cabinet Polignac.—Sa destitution.—Les votes de M. de Chabrol comme pair de France après la Révolution de 1830.—Accueil bienveillant que je trouve auprès de lui.—Profond mécontentement de M. de Chabrol en apprenant que, d'après le projet ministériel, le service des officiers qui avaient rempli à terre des fonctions assimilées à l'embarquement ne leur était pas compté.—Copie de la lettre que M. de Chabrol m'écrit séance tenante et de celle qu'il adresse au ministre.—Nouvelle pétition à M. de Rigny.—Entrevue de M. de Chabrol et M. de Rigny à la Chambre des pairs.—Déclaration faite par M. de Chabrol. Il est alors convenu qu'un des députés, auxquels j'en avais déjà parlé, déposerait un amendement et que M. de Rigny ne le combattrait pas.—L'amendement est adopté.—Mes droits sont reconnus et je suis placé sur la liste des officiers ayant rempli les conditions voulues pour changer de grade.—Le nombre des capitaines de vaisseau est réduit de 110 à 70, celui des capitaines de frégate de 130 à ce même nombre de 70; appréciation de la mesure.—Je suis de nouveau chargé des examens pour les capitaines de la Marine marchande, d'abord dans les ports du Nord, ensuite dans ceux du Midi.—Comment je comprends mes fonctions.—Je compose un Dictionnaire de Marine abrégé.—Quelques-uns de mes compatriotes de l'Hérault me proposent une candidature à la Chambre des députés.—Revers financiers.—En 1835, je sollicite le commandement de l'École navale pour le cas où il deviendrait vacant.—Des capitalistes m'offrent la direction d'une entreprise industrielle.—Le ministère refuse de m'accorder jusqu'en 1836 un congé avec demi-solde ou même sans solde, pour me permettre d'achever ma période de douze années de grade.—Je reviens alors à mes demandes d'embarquement, mais le commandant de l'École navale insistant pour être remplacé, je suis nommé capitaine de vaisseau, le 7 novembre 1833 et appelé au commandement du vaisseau-école l'Orion.—Paroles aimables que m'adresse à ce propos l'amiral Duperré, ministre de la Marine.—Lettre que j'écris à M. de Chabrol.—Une année de commandement de l'École navale. 334
Vie de mon cousin le baron C. de Bonnefoux, ancien préfet maritime
CHAPITRE PREMIER
CARRIÈRE DU BARON DE BONNEFOUX JUSQU'EN 1803
Sommaire: Origine du baron Casimir de Bonnefoux.—Son éducation, sa personne.—Entrée dans la marine.—La guerre de l'Indépendance d'Amérique.—La frégate la Fée.—Campagnes postérieures.—La Révolution.—Émigration des frères de M. de Bonnefoux.—Son incarcération à Brest.—Il est promu capitaine de vaisseau, puis chef de division.—L'amiral Morard de Galle.—Le vaisseau le Terrible.—Séjour de plusieurs années à Marmande.—Voyage à Paris en vue de faire rayer un ami de la liste des émigrés.—L'amiral Bruix, ministre de la Marine.—M. de Bonnefoux est nommé adjudant général du port de Brest.—Son œuvre.—Armement de l'escadre de l'amiral Bruix.—Histoire du vaisseau la Convention, armé en soixante-douze heures.—Le Consulat.—L'organisation des préfectures maritimes.—M. de Caffarelli.—Démarches faites par M. de Bonnefoux pour quitter la marine.—Refus de sa démission par le premier consul.—Paroles qu'il prononce à cette occasion.—M. de Bonnefoux est nommé au commandement du vaisseau le Balave.—Offres obligeantes du préfet de Caffarelli.—L'inspection générale de côtes de la Méditerranée donnée à M. de Bonnefoux. 353
CHAPITRE II
M. DE BONNEFOUX, PRÉFET MARITIME DE BOULOGNE
Sommaire:—La paix d'Amiens.—Reprise des hostilités.—L'empire.—Le chef-lieu du premier arrondissement maritime transporté de Dunkerque à Boulogne.—M. de Bonnefoux préfet maritime du premier arrondissement.—Projets de débarquement en Angleterre.—La flottille.—Activité de M. de Bonnefoux.—Son aide de camp, le lieutenant de vaisseau Duperré.—Anecdote relative à l'amiral Bruix.—Gouvion-Saint-Cyr.—M. de Bonnefoux nommé d'abord officier de la Légion d'honneur est plus tard créé baron.—Les Anglais tentent d'incendier la flottille.—Leur échec.—Le préfet maritime favorise l'armement de corsaires.—Insinuations du ministre de Crès.—Napoléon et la Marine.—Abandon progressif de la flottille de Boulogne.—M. de Bonnefoux passe du Ier au Ve arrondissement maritime.—Regrets qu'il laisse à Boulogne.—Vote unanime du Conseil municipal de cette ville. 362
CHAPITRE III
LA PRÉFECTURE MARITIME DE ROCHEFORT
Sommaire:—Difficultés que rencontre M. de Bonnefoux pour approvisionner l'escadre de la rade de l'île d'Aix pendant une année de disette.—Le pain de fèves, de pois et de blé d'Espagne.—Réformes apportées dans la mouture du blé et la confection du biscuit de mer. Mise en état des forts et batteries de l'arrondissement.—Ingénieuse façon d'armer un vaisseau d'une façon très prompte.—M. Hubert, ingénieur des constructions navales.—Projet du fort Boyard.—Le port des Sables d'Olonne.—Le naturaliste Lesson.—Travaux d'assainissement et d'embellissement de Rochefort.—Anecdote sur l'hôtel de la préfecture maritime de Rochefort et M. le comte de Vaudreuil, commandant de la marine sous Louis XVI.—M. de Bonnefoux accomplit un tour de force en faisant prendre la passe de Monmusson au vaisseau de 74, le Regulus, destiné à protéger le commerce de Bordeaux en prenant position dans la Gironde.—Invasion du midi de la France par le duc de Wellington.—Siège de Bayonne.—Bataille de Toulouse.—Occupation de Bordeaux au nom de Louis XVIII.—Résistance du fort de Blaye.—Le fort du Verdon et le vaisseau le Regulus se font sauter.—Reconnaissances poussées par les troupes ennemies jusques à Etioliers sur la route de Bordeaux à Rochefort.—État d'esprit des populations du Midi.—Le duc d'Angoulême à Bordeaux.—Mise en état de défense de Rochefort.—Le Comité de défense décide la démolition de l'hôpital maritime.—M. de Bonnefoux se refuse à exécuter cette décision et prend tout sur lui.—Propos d'un officier général de l'armée de terre.—Attitude du préfet.—Abdication de l'empereur.—La Restauration.—Députation envoyée au duc d'Angoulême à Bordeaux et à l'amiral anglais Penrose.—L'amiral Neale lève le blocus de Rochefort.—M. de Bonnefoux le reçoit.—Anecdote sur deux alévrammes de vin de Constance.—Visite à Rochefort du duc d'Angoulême, grand amiral de France.—Réception qui lui est faite.—Le duc d'Angoulême reçoit le préfet maritime chevalier de Saint-Louis.—Opinion du duc d'Angoulême sur M. de Bonnefoux.—Son désir de le voir appelé au ministère de la Marine. 371
CHAPITRE IV
LES CENT JOURS
Sommaire: Les émigrés.—Retour de l'île d'Elbe.—Indifférence des populations du sud-est.—Arrivée à Rochefort d'un officier, se disant en congé.—Conseils donnés par le préfet maritime au général Thouvenot.—Départ du roi de Paris et arrivée de Napoléon.—M. de Bonnefoux se prépare à quitter Rochefort.—M. Baudry d'Asson, colonel des troupes de la marine.—Son entrevue avec le préfet maritime.—M. Millet, commissaire en chef du bagne.—Motifs pour lesquels M. de Bonnefoux se décide à conserver son poste.—L'empire reconnu militairement.—Défilé des troupes dans le jardin de la Préfecture.—Waterloo.—Seconde abdication de Napoléon.—Mission donnée au général Beker par le Gouvernement provisoire.—Arrivée de Napoléon à Rochefort. 385
CHAPITRE V
NAPOLÉON À ROCHEFORT
Sommaire:—Réflexions faites par M. de Bonnefoux après avoir reçu la dépêche lui annonçant la prochaine arrivée de Napoléon.—Mesures prises par lui.—Paroles échangées entre Napoléon et M. de Bonnefoux au moment où l'empereur descendait de voiture.—L'appartement de grand apparat à la préfecture maritime.—Les frégates la Saale et la Méduse.—Le capitaine Philibert commandant de la Saale.—Ses fréquentes entrevues avec l'empereur.—Discours invariable qu'il lui tient.—Marques d'impatience de son interlocuteur.—Abattement de Napoléon.—Courrier qu'il expédie au Gouvernement provisoire pour obtenir le commandement de l'Armée de la Loire.—Il fait demander le vice-amiral Martin, qui vivait à la campagne auprès de Rochefort.—Carrière de l'amiral Martin.—Sa conversation avec l'empereur.—Reproches obligeants que ce dernier lui adresse sur sa demande prématurée de retraité.—L'amiral répond que bien loin d'aspirer au repos il s'était déjà préparé à aller prendre le commandement de l'armée navale que l'on finit par confier à Villeneuve.—Amères réflexions de Napoléon sur les courtisans.—Ce qu'il dit sur la marine.—Arrivée du roi Joseph.—Son aventure à Saintes.—«Vive le Roi.»—Napoléon sur la galerie de la préfecture maritime.—Excellente attitude de la population.—L'étiquette de la maison impériale.—L'impératrice Marie-Louise.—Arrivée d'une partie des équipages de Napoléon.—Annonce du voyage de l'archiduc Charles à Paris.—Joie qui en résulte.—Déception qui la suit.—Aucune réponse aux courriers expédiés à Paris.—Débat entre Napoléon et Joseph.—Napoléon ne veut pas partir en fugitif, sans autre compagnon que Bertrand.—Joseph tente seul l'aventure et réussit.—Paroles qu'il adresse à M. de Bonnefoux en le quittant.—Cadeau qu'il lui fait.—Les ordonnances de Cambrai.—Violente colère de Napoléon contre la famille royale.—Projet d'évasion du capitaine Baudin, commandant La Bayadère.—Projet du lieutenant de vaisseau Besson.—Projet des officiers de marine Genty et Doret.—Hésitations de l'empereur.—Tous ces officiers furent rayés des cadres de la marine sous la Seconde Restauration.—Mme la comtesse Bertrand.—Elle se jette aux pieds de l'empereur pour le supplier de se confier à la générosité du peuple anglais.—Flatteries auxquelles Napoléon n'est pas insensible.—Le général Beker, beau-frère de Desaix.—Son fils, filleul de Napoléon.—Croix de légionnaire remise par le général Bertrand pour ce fils encore enfant.—Singularité de cet acte.—La rade de l'île d'Aix.—Le Vergeroux.—L'empereur offre au préfet maritime ses équipages et ses chevaux qu'il renonce à emmener.—Refus de M. de Bonnefoux.—Souvenir que Napoléon le prie d'accepter.—Paroles qu'il lui adresse.—Le départ de la préfecture maritime.—Cortège de voitures traversant la ville.—L'empereur prend une autre route et sort par la porte de Saintes.—Inquiétude des spectateurs.—La voiture gagne le Vergeroux par la traverse.—Napoléon en rade passe en revue les équipages.—La croisière anglaise.—En voyant les bâtiments ennemis, l'empereur se rend mieux compte de sa situation.—Il entame des négociations avec les Anglais.—Aucune promesse ne fut faite par le capitaine Maitland.—Nouvelles hésitations de Napoléon.—Lettre du capitaine Philibert au préfet maritime.—Ce dernier le charge de remettre à l'empereur une lettre confidentielle qui décide ce dernier à se rendre à bord du Bellérophon.—Conseils donnés à l'empereur par M. de Bonnefoux. 393
CHAPITRE VI
LA RETRAITE DE M. DE BONNEFOUX
Sommaire:—La nouvelle du départ de Napoléon se répand à Rochefort.—Arrivée du préfet de la Charente-Inférieure, qui vient faire une enquête.—M. de Bonnefoux, son ami de collège, le conduit en rade.—La seconde Restauration.—Mission confiée par le ministre de la Marine à M. de Rigny.—Propos que tient ce dernier.—Destitution de M. de Bonnefoux.—Remise immédiate du service au chef militaire (aujourd'hui le major général).—Situation pécuniaire.—Deux mille francs d'économies après treize ans d'administration.—Le chasse-marée.—Distribution des équipages et de la cave.—Le cheval que montait le général Joubert au moment de sa mort.—La petite propriété de Peyssot auprès de Marmande.—Liquidation de la pension de retraite de M. de Bonnefoux.—Deux ans plus tard, son condisciple le maréchal Gouvion-Saint-Cyr devient ministre de la Marine et le prie de se rendre à Paris.—M. de Bonnefoux s'y refuse.—Après la Révolution de 1830, on lui conseille sans succès de demander la Pairie.—Il consent seulement à se laisser élire membre du conseil du Lot-et-Garonne.—Belle vieillesse de M. de Bonnefoux. 420
Appendice I.—Victor Hugues à la Guyane. 429
Appendice II.—Note sur l'École navale. 435