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Mémoires du comte Reynier ... Campagne d'Égypte, deuxième partie

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires du comte Reynier ... Campagne d'Égypte, deuxième partie

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Title: Mémoires du comte Reynier ... Campagne d'Égypte, deuxième partie

Author: Jean-Louis-Ebenézer Reynier

Annotator: Isidore Langlois

Author: Louis-Alexandre Berthier

Release date: April 1, 2012 [eBook #39325]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU COMTE REYNIER ... CAMPAGNE D'ÉGYPTE, DEUXIÈME PARTIE ***

MÉMOIRES
DU
COMTE REYNIER,

GÉNÉRAL DE DIVISION.

CAMPAGNE D'ÉGYPTE,
IIe PARTIE.


PARIS
BAUDOUIN FRÈRES, ÉDITEURS,
RUE DE VAUGIRARD, No 17.
1827.

NOTICE
SUR
LE GÉNÉRAL REYNIER.

Reynier (E.), général de division, comte de l'Empire, etc., naquit à Lausanne, le 14 janvier 1771. Issu d'une famille noble, proscrite pour cause de religion, il profita du bénéfice des lois qui réintégraient les descendans des réfugiés dans les droits qu'ils avaient perdus. Il vint en France, se présenta à l'École des Ponts et Chaussées, où il fut admis dans le courant de mars 1790. Il y fit des progrès rapides, mérita les éloges de Prony, Lesage, Perronet, qui se plaisaient à rendre hommage à ses talens, et le proposaient pour modèle à leurs élèves. Ses cours achevés, il fut nommé officier de son arme: mais nous étions en 1792; l'Europe débordait sur la France; l'Assemblée avait déclaré la patrie en danger, Reynier quitta des épaulettes qui ne l'appelaient pas à la frontière. Il entra dans le bataillon du Théâtre-Français, et marcha comme simple canonnier à la rencontre de l'ennemi. Rappelé presque aussitôt par le directeur des fortifications qu'on élevait autour de la capitale, il fut employé comme ingénieur jusqu'à la fin d'octobre qu'il fut nommé adjoint aux adjudans-généraux de l'armée du Nord. Il fit en cette qualité la campagne de Belgique, assista à la bataille de Jemmapes, à celle de Nerwinde, et partagea cette longue suite de revers qu'entraîna la défection de Dumouriez. L'instruction avait fui: l'émigration, les défiances avaient éloigné les hommes capables; Reynier en devint d'autant plus précieux. Il fut fait chef de brigade, et attaché à l'état-major. C'était là que l'appelait son talent. Froid, réservé, peu propre à enlever la troupe, il était d'une aptitude rare aux méditations du cabinet. Personne ne concevait, ne disposait mieux un plan d'attaque, personne ne discutait mieux les chances d'une opération. La coupe, les accidens du terrain fixaient son attention d'une manière spéciale. Il sentait l'importance du champ de manœuvres, et mettait un soin particulier à le bien choisir. Il n'en mettait pas moins à plier le soldat à la discipline. Il avait vu les merveilles qu'avait exécutées son courage, et les revers que l'insubordination, le défaut d'habitude, avaient entraînés; il résolut d'y remédier. Il exerça, organisa mieux la troupe, et vit bientôt les bandes indisciplinées des volontaires, aussi dociles, aussi fermes, que les vieilles demi-brigades avec lesquelles elles combattaient. Ces heureuses tentatives et les succès dont elles furent couronnées, lui méritèrent la confiance du général en chef, dont il devint bientôt l'ami, le confident. Il avait préparé les victoires qui avaient signalé son commandement à l'armée du Nord, il le suivit à celle de Rhin-et-Moselle, qui lui fut déféré après les désastres de Pichegru. En quel état la perfidie de ce général avait mis des troupes long-temps victorieuses! Battues sous les murs de Mayence, elles avaient été ramenées devant Landau, où les maladies et la misère achevaient de les consumer. Les caisses, les magasins, étaient également épuisés. Point d'habits, point de subsistances, point de solde. L'officier était pieds-nus comme le soldat; tous succombaient aux privations. Assurés de l'homme odieux qui s'était chargé de faire périr les braves qui s'immolaient à sa gloire, les Autrichiens restèrent paisibles tant qu'il présida à ces horribles funérailles. Mais il ne fut pas plus tôt rappelé, qu'ils se mirent en mouvement. Ils se flattèrent sans doute d'achever ce qu'il avait si cruellement ébauché, et rompirent un armistice inconcevable dans des circonstances qui le rendaient plus inconcevable encore. Accordée au milieu de la victoire, la cessation des hostilités était repoussée après la défaite, au moment où elle semblait indispensable pour secourir Beaulieu. Cette conduite paraissait étrange; mais ils marchaient, force était de se mettre en mesure. La chose n'était pas aisée; les transports étaient nuls; la cavalerie n'avait que quelques chevaux galeux; l'artillerie s'était vainement épuisée à reformer ses attelages.

Obligé de suppléer à cet affreux dénûment, Reynier sut trouver, assembler des ressources. Il mit à contribution le patriotisme des campagnes; il obtint des vêtemens, réunit des subsistances, attacha des bœufs aux pièces, et l'armée, dont il avait adouci la misère, put enfin se porter sur Kayserlautern. Heureusement l'ennemi ne nous attendit pas. La victoire de Lodi s'était fait sentir sur les bords du Rhin; Wurmser fut obligé d'accourir au secours de Beaulieu. Jourdan s'était avancé sur la Sieg; les Autrichiens affaiblis, battus dans deux rencontres successives, avaient évacué le Palatinat. Ils ne conservaient plus sur la rive gauche que la position retranchée de la Rehute, en avant de la tête de pont de Manheim, et quelques postes autour de Mayence. On les suivit, on emporta une partie des ouvrages; on eût voulu franchir le fleuve et troubler le mouvement que le prince Charles dirigeait sur l'armée de Sambre-et-Meuse; mais on n'avait ni équipages de pont ni moyens de s'en procurer. On fut obligé de perdre un temps précieux à les chercher. Cette opération regardait plus spécialement le général Reynier; il mit à la préparer, une prévoyance, une habileté peu commune. Sans fonds, sans moyens, obligé de recourir au patriotisme qui lui avait déjà fourni des ressources abondantes, il sut l'animer, le stimuler, et lui arracher encore les sacrifices qu'exigeait l'opération secrète qu'il méditait. Il s'adressa aux administrations, aux villages; demanda des bateaux aux unes, des nacelles aux autres, couvrit ces apprêts de mouvemens de troupes, d'artillerie, et groupant tout à coup à Strasbourg et à Gambsem les corps qui devaient tenter le passage du fleuve, il l'effectua avant que l'ennemi eût vent de son dessein. Le général Latour essaya de nous refouler sur la rive gauche; mais battu dans deux actions consécutives, il fut obligé de s'éloigner en abandonnant des prisonniers et une artillerie nombreuse.

À la nouvelle de ces revers, le prince Charles s'arrêta. Il chargea le général Vartensleben de suivre l'armée de Sambre-et-Meuse, et, rassemblant tout ce qu'il avait de forces disponibles, il accourut avec l'intention de reprendre en sous-œuvre ce que n'avait pu faire son lieutenant. Il ne fut pas plus heureux. Arrêté sur les bords de la Murg, obligé de céder le terrain et les villages où il s'était établi, il se retira dans l'espérance de reprendre, dans une action générale, les avantages qu'il avait perdus. Il se déploya dans la plaine qui sépare Malsch de Memkenstram, jeta des corps dans les montagnes du Rosenthal, et attendit les Français dans cette formidable position. Ils ne tardèrent pas à paraître. Leurs masses étaient moins épaisses, leur cavalerie ne s'élevait pas au quart de celle qu'ils avaient à combattre, mais le courage, de bonnes manœuvres, la nécessité de vaincre, suppléèrent aux forces qui leur manquaient, et fixèrent la victoire. Battus le 21 messidor, à Rosenthal, les Autrichiens le furent encore le 22 à Friedberg par l'armée de Sambre-et-Meuse. Hors d'état désormais de contenir les deux armées qu'il avait sur ses ailes, l'archiduc prit le parti de sortir de la position périlleuse où il s'était placé; il nous abandonna Stuttgard, et se retira sur le Danube. Reynier profita de sa retraite pour se mettre en relation avec le duc de Wurtemberg, le margrave de Baden, qu'il réussit à détacher de la coalition. Il ne fut pas moins heureux avec le cercle de Souabe, et parvint ainsi, par d'adroites ouvertures, à affaiblir une armée dont ses conseils et ses dispositions ne tardèrent pas à accroître les revers. Elle s'était retirée derrière les montagnes d'Alb, et se flattait d'accabler les Français au moment où ils déboucheraient dans la plaine. Mais Reynier disposa les colonnes avec tant d'art, leur marche fut si bien coordonnée, si compacte, qu'elles culbutèrent l'archiduc, et le forcèrent, malgré l'obstination avec laquelle il revenait à la charge, à nous abandonner le champ de bataille. La défaite qu'il venait d'essuyer à Neresheim détermina le prince Charles à tenter un mouvement qui lui réussit. Il passa le Danube, rassembla tout ce qu'il avait de troupes lestes, aguerries, et profitant de la pénurie des Français, qui, dépourvus d'agrès, d'équipages de pont, ne pouvaient de sitôt tenter le passage du fleuve, il courut à la rencontre de l'armée de Sambre-et-Meuse. Il la joignit, la culbuta devant Amberg. Il reporta aussitôt un corps de douze mille hommes d'élite sur la ligne qu'il venait de quitter et se mit sur les traces de l'armée battue. Il l'atteignit à Wurtzbourg, l'attaqua, la défit encore, et menaça les communications de celle qui s'étendait dans la Bavière. Latour avait déjà marché contre les corps qu'elle avait devant la tête de pont d'Ingolstadt. Culbuté à Gessenfeld, taillé en pièces à Freiseing, il avait recueilli ses forces, et s'avançait de nouveau sur nous. D'une autre part, les garnisons que le prince Charles avait jetées dans les places qu'il conservait sur le Rhin, s'étaient réunies sur nos derrières. Le corps du Tyrol se portait sur la droite; notre position devenait critique. Moreau résolut néanmoins de tenter un dernier effort pour dégager l'armée de Sambre-et-Meuse. Il voulut à son tour donner des inquiétudes à l'archiduc sur ses derrières, et chargea le général Reynier de faire les dispositions qu'exigeait le mouvement. L'armée se rassembla vers Friedberg. Desaix passa le Danube; nos troupes s'avancèrent dans toutes les directions. Elles joignirent Latour, qui marchait à leur rencontre, le culbutèrent après un combat des plus vifs, et se répandirent jusqu'à Heidek. Mais rien n'arrivait par la route de Nuremberg; le prince Charles tirait tout de la Bohême; Desaix replia ses troupes, et la retraite de l'armée commença. Elle fut calme, sans désordre, telle qu'on pouvait l'attendre d'un homme froid, méthodique, comme celui qui en arrêtait les dispositions. En vain l'archiduc abandonnant les traces de l'armée de Sambre-et-Meuse, qui précipitait sa marche sur Neuwied, essaya-t-il d'intercepter nos derrières; en vain le général Saint-Julien chercha-t-il à nous déborder sur la droite; l'armée regagna les bords du Rhin, sans perte, sans échec. Ni les troupes descendues du Tyrol, ni celles qui la pressaient de front ne purent l'entamer. Reynier, que la confiance de son chef avait en quelque sorte investi du commandement, régla, disposa les marches, les mouvemens, avec une sagacité, un ensemble, qui lui méritèrent des éloges universels. Mais cette confiance si pleine, si entière, ne tarda pas à lui devenir fatale. La conduite de Moreau excita des soupçons. On le blâma d'avoir long-temps tenu secrets des projets coupables, et de ne les avoir divulgués que lorsque la connaissance ne pouvait plus en être utile. Du général les accusations descendirent au chef d'état-major. On refusa de croire qu'il n'y eût pas complicité; on ne put se persuader que dans l'intimité où ils étaient ensemble l'un ne fût pas au courant des projets de l'autre. Reynier fut victime de cette fausse conviction, et mis à la réforme. Desaix, qui s'intéressait vivement à lui, ne put, malgré ses instances, faire révoquer une mesure aussi rigoureuse[1]. Bonaparte fut plus heureux; il le plaça au nombre des généraux qui devaient former son état-major, et lui fit expédier des lettres de service pour l'armée qu'il allait conduire en Orient.

MÉMOIRES
DU GÉNÉRAL REYNIER
SUR LES OPÉRATIONS
DE L'ARMÉE D'ORIENT,
OU
DE L'ÉGYPTE
APRÈS LA BATAILLE D'HÉLIOPOLIS.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

SUR L'ORGANISATION PHYSIQUE, MILITAIRE, POLITIQUE ET MORALE DE L'ÉGYPTE.

Plusieurs voyageurs ont déjà fait connaître l'Égypte, et Volney, mieux que personne, a donné des idées générales sur l'état physique et politique de ce pays; mais aucun d'eux n'était appelé, par les circonstances et par ses fonctions, à l'étudier sous des rapports militaires et administratifs. Ces connaissances sont néanmoins indispensables pour juger les événemens militaires et politiques dont elle a été le théâtre, et pour apprécier les grandes espérances que cette brillante expédition pouvait donner pour les progrès de la civilisation, les développemens qu'elle procurait au commerce de la France dans l'Inde et la Méditerranée, et pour sentir enfin les causes de la perte de cette conquête.

Je vais esquisser quelques considérations générales sur cette organisation: distrait continuellement par des occupations militaires, je n'ai pu observer beaucoup de détails politiques; mais les savans qui ont partagé les fatigues de l'armée d'Orient, et qui ont dû à ses travaux de pouvoir s'occuper entièrement de recherches intéressantes, les feront connaître. Mon but, en ce moment, est de donner aux lecteurs qui ne connaissent pas l'Égypte, un aperçu de son organisation, considérée sous les rapports de sa défense et de l'état politique des habitans.

ORGANISATION PHYSIQUE.

L'Égypte est comme isolée du reste de la terre par des obstacles naturels: séparée de l'Asie par des déserts, un petit nombre de lieux bas, où l'on trouve de l'eau saumâtre, déterminent la route qu'une armée peut prendre pour venir l'attaquer. La côte plane de l'Égypte sur la Méditerranée, et les bouches du Nil, embarrassées par des bancs de sable, permettent seulement de débarquer sur quelques points connus. Bornée à l'ouest par des déserts immenses, elle est seulement exposée, de ce côté, aux émigrations des tribus arabes de la Barbarie. Séparée de la mer Rouge par un désert, elle craint peu d'être attaquée de ce côté: ses deux ports sur cette mer, n'offrent aucune ressource; à peine peut-on s'y procurer de l'eau; les vivres et les chameaux nécessaires pour passer le désert y doivent être envoyés d'Égypte.

Deux chaînes de montagnes arides bordent le Nil dans la Haute-Égypte; elles laissent entre elles une vallée de quatre à cinq lieues de largeur, dans laquelle le fleuve coule, et qu'il couvre lors de ses débordemens périodiques. C'est la seule partie cultivée et habitée. La chaîne orientale, qui sépare le Nil de la mer Rouge, est la plus élevée; elle se termine au bord de la vallée par un escarpement, qui, dans beaucoup d'endroits, a l'apparence d'une muraille fort élevée, interrompu de distance en distance par des ravins, ou quelques vallons étroits formés par les torrens éphémères de l'hiver, et qui servent de route pour gravir ces montagnes. La chaîne occidentale, qui sépare la vallée du Nil de celle des Oasis, se termine généralement en pente douce; elle devient cependant plus escarpée vers Siout; et depuis le coude que forme le Nil vers Kenëh, elle est taillée à pic, ainsi que la chaîne orientale jusqu'à Sienne, où les montagnes s'élèvent davantage et ne laissent qu'un passage étroit aux eaux du fleuve.

Près du Caire, ces deux chaînes s'écartent: l'orientale se termine vers l'extrémité de la mer Rouge, sans présenter aucune apparence de liaison avec les montagnes de l'Arabie, qui se terminent de même.[2]

L'occidentale s'abaisse aussi vers le Fayoum, prend, près du Caire, sa direction vers le nord-ouest, ensuite à l'ouest, où elle forme la côte de la Méditerranée. Les rochers qu'on trouve vers Alexandrie et Aboukir, paraissent une île qui a été détachée de cette chaîne.

Dans l'espace compris entre ces deux chaînes et la mer, est la plaine de la Basse-Égypte, formée en grande partie par les alluvions du Nil: elle est coupée par les branches de ce fleuve et par de nombreux canaux d'irrigation.

Les sept branches par lesquelles le Nil se dispersait autrefois dans le Delta, pour aller se jeter dans la mer par sept embouchures, sont actuellement réduites à deux principales, celle de Rosette et celle de Damiette. Quelques canaux navigables une partie de l'année sont les restes encore existans des autres branches. Le canal de Moez est l'ancienne branche Tanitique; celui d'Achmoun, la Mendésienne: leurs embouchures se retrouvent encore à Omfaredje et à Dibëh, au-delà du lac Menzalëh. Les canaux de Karinen et de Tabanieh, qui tombent dans la mer à Bourlos, sont l'ancienne branche Sébennitique.

On trouve moins de traces des branches Pélusiaque et Canopique, qui, rapprochées du désert, donnaient plus de développement au Delta; cependant celles de la Pélusiaque sont bien prononcées dans la province de Charkiëh, et on retrouve son embouchure à Tineh, vers les ruines de Péluse.

Il est probable que lorsqu'elles existaient toutes ensemble, ces branches recevaient un volume d'eau à peu près égal. La répartition inégale des eaux, des canaux dérivés mal à propos ou mal entretenus, et diverses autres causes, ont pu diminuer leur volume dans l'une de ces branches; alors l'équilibre a été rompu à l'embouchure; les eaux de la mer ont remonté dans le lit du fleuve, ont refoulé les eaux douces, et se sont mêlées avec elles. Leur salure a dû nuire à la culture des terres arrosées par les branches du fleuve où elles ont pénétré: l'abandon de ces terres en a été l'effet; l'inculture a augmenté tant que l'ignorance de la cause ou l'intérêt des cantons plus favorisés, ont empêché de rétablir l'équilibre, et réciproquement l'entretien des canaux a été abandonné à mesure que la population qui en cultivait les rives est allée s'établir dans des contrées plus fertiles.

On observe quelquefois cet effet sur les branches de Rosette et de Damiette; lorsque la rupture de quelques digues ou d'autres circonstances augmentent le volume d'eau d'une des branches aux dépens de l'autre, la mer pénètre dans celle-ci, imprègne les terres de sel, et force d'abandonner la culture, jusqu'à ce que l'équilibre étant rétabli, les eaux douces aient pu les laver suffisamment pour les rendre fertiles.

D'autres causes ont encore contribué à détruire la branche Pélusiaque; les Croisés, en ruinant et brûlant la ville de Péluse, ainsi que les principales villes de ce canton, déterminèrent les habitans à fuir cette province frontière, exposée à tous les malheurs de la guerre. La branche Pélusiaque ne fut plus entretenue; les riverains des autres branches, toujours avides de s'emparer des eaux du Nil, les détournèrent; les eaux de la mer remontèrent dans cette branche, les terres abandonnées s'imprégnèrent de sel, et des cantons considérables devinrent déserts et stériles.

On ne peut douter que la Basse-Égypte n'ait dû son existence, en grande partie, aux alluvions du Nil. Les troubles que le fleuve ne déposait pas sur ses rives, devaient s'en séparer à l'endroit où les mouvemens opposés du fleuve et de la mer étaient en équilibre. Ces dépôts y ont formé une barre ou banc de sable, que les divers mouvemens des eaux ont dû étendre à droite et à gauche: augmentés successivement par l'action des vents et des eaux, ils ont dû former la chaîne de dunes et de bancs de sable qui existe entre les diverses embouchures.

Ces bancs ont pu rester long-temps séparés des attérissemens directs du fleuve, par des intervalles ou lacs formés par les eaux de la mer, mais qui recevaient celles du fleuve lors des débordemens: ces lacs ont pu diminuer, à mesure que les attérissemens se sont augmentés et ont comblé leurs communications avec la mer.

Comme le limon est déposé naturellement dans les endroits les plus voisins du fleuve, ses rives ont dû s'exhausser les premières. Les attérissemens ont été plus tardifs dans les parties éloignées, et il s'est conservé des lacs vers les côtes les plus distantes des points où le Nil se séparait en plusieurs canaux; aussi, dans tous les temps il a existé des marais près de Péluse, et le terrain du lac Maréotis est resté fort bas.

Les alluvions du Nil devaient remplir ces lacs, étendre encore la Basse-Égypte, et suivre leur disposition à envahir sur la mer; mais elle lutte continuellement pour arrêter ces conquêtes. Les attérissemens du Nil sont peut-être arrivés à une période où ils ne peuvent gagner d'un côté qu'en perdant de l'autre. On observe que depuis plusieurs siècles les terrains envahis par la mer sont plus considérables que les attérissemens. On peut même prévoir que si des ouvrages d'art ne dirigent pas le travail de la nature; si on laisse le volume des eaux se disperser, et les branches principales s'élargir; si on n'entretient pas l'équilibre des eaux aux embouchures, la mer enlèvera de nouveaux terrains à la culture, au lieu d'en céder. C'est le sort qui menace l'Égypte, si elle reste entre les mains d'un peuple ignorant.

Lorsque, comme nous l'avons vu ci-dessus, la diminution du volume des eaux dans une branche, permet à celles de la mer d'y remonter, ces dernières se répandent dans les lieux bas, et dans les lacs voisins du fleuve; leurs mouvemens, aidés quelquefois par les orages qui élèvent momentanément les eaux de la mer, ont pu étendre ces lacs, détruire les attérissemens qui les séparaient des branches du fleuve, et faire abandonner la culture des terres imprégnées de leur salure.

C'est ainsi qu'on peut expliquer la formation des lacs marécageux et peu profonds qui existent vers les côtes d'Égypte. Le plus considérable, le lac Menzalëh, a envahi une grande partie du terrain qu'arrosaient les branches Pélusiaque, Tanitique et Mendésienne; le lac Bourlos est vers l'embouchure de l'ancienne branche Sébennitique et des canaux dérivés de la branche de Rosette; le lac de Maadiëh est vers l'ancienne bouche de Canope. Le lac d'Edko, nouvellement formé pendant l'inondation de l'an IX, a été causé par l'ouverture du canal de Deyrout, ordonnée légèrement par le général Menou: les eaux répandues en abondance dans les terrains bas, se sont frayées, à travers les dunes, une communication avec la mer. Après l'inondation, lorsque le niveau des eaux douces a baissé, elles n'ont plus eu d'écoulement par le canal qu'elles avaient formé près de la Maison carrée; la mer y a pénétré et a formé ce nouveau lac.

Le lac Maréotis était trop éloigné du fleuve pour être comblé par ses attérissemens; les travaux pour le canal destiné à conduire les eaux à Alexandrie, et ensuite le défaut d'entretien des canaux du Bahirëh, qui s'y écoulaient, en ont écarté les eaux du Nil, et sa communication avec la mer ayant été fermée, l'eau s'en est évaporée. Il était à sec depuis long-temps; mais une vase salée et un sable mouvant, imbibés en hiver par les eaux de pluie et par celles de l'inondation qu'y portent encore quoiqu'en petite quantité les canaux du Bahirëh, le rendaient marécageux une grande partie de l'année. Les Anglais ayant coupé pendant la dernière campagne la digue du canal d'Alexandrie[3] qui le sépare du lac Maadiëh, il a été rempli de nouveau par les eaux de la mer. Ce lac s'étend dans un vallon parallèle à la mer, et qui n'en est séparé que par un coteau dont la largeur, dans quelques endroits, n'est pas de cinq cents toises; il dépasse la Tour des Arabes.

Il existe aussi quelques lacs formés par le superflu des eaux d'inondation, qui se répandent dans des endroits bas où elles n'ont aucun écoulement, et se dissipent par l'évaporation. Tels sont ceux de Fayoum, du Grarak, de Birket-El-Hadji, l'Ouadi-Tomlat, et ceux nommés Krah, par lesquels passait le canal de Suez: ces derniers ne reçoivent les eaux que lors des grandes inondations.

Outre les branches ou canaux principaux dont nous venons de parler, la Basse-Égypte est coupée par un nombre considérable de canaux d'irrigation, dérivés des grandes branches. Les eaux de l'inondation, conduites dans ces canaux et retenues par des digues dans divers arrondissemens, arrosent d'abord les terrains supérieurs, et après avoir servi successivement à fertiliser plusieurs cantons, s'écoulent dans les lacs ou dans la mer.

La crue du Nil commence au solstice d'été; il acquiert sa plus grande élévation à l'équinoxe d'automne, reste quelques jours étalé et diminue ensuite. Les eaux s'écoulent plus lentement qu'elles n'ont monté; au solstice d'hiver, le fleuve est déjà très bas, mais il reste encore de l'eau dans les grands canaux: à cette époque les terres sont mises en culture, et bientôt après deviennent praticables.

Les grands canaux d'irrigation commencent à se remplir à la fin de thermidor. Toute l'Égypte est inondée en vendémiaire. Les eaux s'écoulent plus ou moins rapidement dans différens cantons. Généralement les communications se rouvrent, pour les hommes à pied, à la fin de brumaire. Les terrains bas et les canaux sont encore remplis d'eau et de vase: ils se sèchent en frimaire. À cette époque, plusieurs canaux principaux sont encore impraticables pour un corps de troupes et pour l'artillerie, parce que les eaux y sont trop basses pour y faire usage de bateaux et la boue trop tenace pour les passer à gué. Comme en Égypte les ponts et les digues sont fort rares, et qu'aucune route n'est tracée pour les grandes communications, on ne peut bien traverser le Delta que dans le mois de pluviôse.

Ces époques avancent ou retardent de quinze jours, même un mois, selon l'élévation de la crue du Nil; mais on peut établir en général que la Basse-Égypte n'est praticable, dans tous les sens, que depuis les premiers jours de ventôse jusqu'à la fin de thermidor; les grandes branches seules conservent de l'eau, et on y trouve toujours des bateaux pour le passage. Les cantons qui reçoivent l'eau par des canaux dérivés, après l'inondation des terres supérieures, sont praticables plus tard: telle est une partie de la province de Charkiëh.

D'après cet aperçu, les opérations de la guerre ne sont possibles que pendant sept mois dans la Basse-Égypte. Le reste de l'année, on peut bien marcher sur la lisière du désert; mais les villages qui le bordent sont hors d'état de fournir les subsistances nécessaires à une armée qui manque de tout, après un passage de désert; et de là on ne peut point communiquer avec les villages de l'intérieur, pendant vendémiaire, brumaire et frimaire. Ainsi à cette époque, et même pendant les deux autres mois de l'inondation du reste de l'Égypte, il n'est guère possible d'entreprendre, sur cette frontière, que des opérations partielles.[4]

De même une armée qui, ayant débarqué sur les côtes, voudrait à cette époque agir dans l'intérieur de l'Égypte, ne pourrait le faire que par eau: elle aurait cependant quelque avantage à arriver dans cette saison, si elle voulait se borner à faire des établissemens sur quelques points de la côte, où elle pût difficilement être attaquée, afin d'y rassembler ses moyens pour agir dans la belle saison.

L'armée qui aurait à défendre l'Égypte serait aussi gênée, pour ses opérations, pendant l'inondation; une partie de ses mouvemens ne pouvant s'effectuer que par eau, ils seraient fort lents et fort difficiles; il est même quelques points de la côte où elle ne pourrait se rassembler qu'avec beaucoup de peine, s'ils étaient inopinément attaqués.

SYSTÈME DE GUERRE ADOPTÉ PAR LES FRANÇAIS.

Telle est la charpente et l'organisation physique de l'Égypte. Nous ne nous arrêterons pas à considérer son influence sur la conduite de la guerre, non plus que sur les diverses manières d'attaquer, de défendre et de fortifier ce pays, relativement à la tactique et aux moyens militaires des nations voisines, cela nous jetterait dans trop de détails. Nous allons seulement examiner le système de guerre et de fortification que les Français y ont adopté.

Lorsque les Français débarquèrent en Égypte, tout y était nouveau pour eux, climat, tactique des mameloucks, mœurs des habitans, etc., etc. Ils avaient à combattre, non seulement la force armée du pays, les mameloucks, mais aussi les Arabes et les cultivateurs. En travaillant à s'établir et à se fortifier contre les ennemis intérieurs et extérieurs, il fallait se créer des ressources en tout genre, s'attacher la nation et la civiliser. Bonaparte eut bientôt saisi le système qu'il convenait d'adopter.

L'Égypte n'offre point ces lignes naturelles de défense, ces chaînes de montagnes ou ces rivières qui, en Europe, déterminent les systèmes de fortifications, d'attaque et de défense d'un pays. Elle n'a pas de ces postes dont la possession entraîne celle d'une province. La côte étendue et plane de la Méditerranée, est bien accessible partout pour les petites chaloupes; mais il n'est que peu de points propres à opérer un grand débarquement; dans un seul les vaisseaux peuvent trouver un abri contre les vents, et s'approcher assez de la côte pour soutenir les troupes. L'ennemi, une fois établi, peut, hors la saison de l'inondation, pénétrer facilement dans le pays. Tout est ouvert devant lui, rien ne l'oblige à s'arrêter, s'il n'est pas retenu dans sa marche par quelque corps d'armée qui occupe les points resserrés entre le Nil et les lacs. Des fortifications pour défendre le passage des bouches du Nil peuvent seules le gêner dans ses opérations; mais elles ne sont rien sans la protection d'une armée.

Le passage du désert de Syrie a nombre de difficultés; la route est déterminée par les lieux où l'eau se trouve; une partie de ces points peut être occupée et fortifiée, mais ils peuvent aussi être tournés par les corps de cavalerie qui composent les armées turques, aidés par de grands moyens de transports. Ces premières difficultés surmontées, l'Égypte est entièrement ouverte du côté du désert. Les places qu'on pourrait y construire n'arrêteraient pas l'ennemi, parce qu'il n'y a pas de route tracée par la nature et par l'art.

Si les Turcs, seuls ennemis dont l'armée d'Orient pût alors prévoir l'attaque, pénétraient dans l'intérieur du pays, le fanatisme devait faire soulever les habitans. Ils y auraient trouvé des auxiliaires, des subsistances et toutes les ressources que le pays aurait alors refusées à l'armée française; ce n'était qu'avec une armée qu'on pouvait s'y opposer.

Toutes ces considérations déterminèrent à adopter pour principe, que l'Égypte devait être défendue par une armée plutôt que par des fortifications qui, d'après l'état physique du pays et l'espèce d'ennemis qu'on avait à combattre, ne pouvaient avoir sur la campagne une influence suffisante.

Cependant la difficulté des transports en Égypte, le genre de nourriture des habitans, auquel les Français ne pouvaient encore s'habituer, et le besoin de réunir d'avance des subsistances sur des points où l'armée aurait à se rassembler, exigeaient qu'on y formât des magasins de vivres et de munitions. Il était nécessaire que ces dépôts fussent à l'abri des attaques des Arabes, de celles des habitans du pays et des partis ennemis; qu'à cet effet, ils fussent fortifiés, susceptibles d'être défendus par de petites garnisons, et peu multipliés, afin que l'armée ne fût pas affaiblie. Il convenait cependant que deux de ces postes, qui se trouvaient placés sur l'extrême frontière, fussent suffisamment forts pour résister aux attaques de l'ennemi, en attendant la réunion de l'armée. La surveillance nécessaire dans l'intérieur du pays, pour le gouverner et maintenir la tranquillité, exigeait encore des postes fortifiés, capables d'imposer aux habitans, et de servir de retraite aux détachemens français, dans les cas d'insurrection générale ou d'attaque formée par des partis ennemis supérieurs.

Bonaparte détermina, d'après ces principes, le centre des opérations et des dépôts de l'armée, les postes extrêmes et les postes intermédiaires: il établit aussi sur le Nil une marine capable de protéger les mouvemens et les transports.

FORTIFICATIONS CONSTRUITES PAR LES FRANÇAIS.

Les travaux de fortifications furent fort difficiles à organiser; méthodes de construction, moyens d'exécution et de transport, tout était différent des usages Européens. Le bois manquait absolument, les outils étaient rares; on en avait perdu un grand nombre sur la flotte: il fallut établir des ateliers pour en fabriquer. Les soldats, épuisés par le changement de climat, fatigués de courses continuelles, souvent mal nourris, privés entièrement de liqueurs fortes, pouvaient difficilement être employés à ces travaux; et, malgré les prix excessifs qu'on leur promettait, ils n'y mettaient aucune activité.

Les Égyptiens, étonnés et effrayés du changement de domination, venaient avec peine travailler à ces ouvrages; les bons traitemens et un paiement exact, qu'ils n'obtenaient jamais sous leur ancien gouvernement, les y déterminèrent, quoique lentement; mais ils ne purent jamais être employés qu'aux travaux les plus grossiers, et s'accoutumèrent difficilement à l'usage des machines et des outils européens, qui ménagent à la fois le temps et les forces de l'homme. La pénurie d'outils et d'ouvriers, ainsi que celle des finances, nuisit toujours aux fortifications; cependant elles s'élevèrent partout avec une rapidité qui surprit les Égyptiens, et fit sur eux une grande impression.

En même temps qu'on élevait ces ouvrages, on avait à résister aux attaques des ennemis et des habitans: il fallut, pour cette raison, les conduire de manière à ce qu'ils fussent promptement en état de défense, et l'on profita, partout où cela fut possible, des constructions anciennes; mais tous ces ouvrages furent tracés comme devant entrer dans le système général des fortifications permanentes.

La ville du Caire, placée à l'ouverture de la vallée du Nil, près du lieu où ce fleuve se divise, se présente naturellement comme le centre de toutes les opérations militaires, ainsi qu'elle est celui du gouvernement et du commerce: aussi fut-elle choisie pour être le lieu de rassemblement d'où l'armée pourrait se porter sur les frontières attaquées.

L'opinion en quelque sorte superstitieuse des habitans du pays, qui, dans toutes les guerres, et les dissensions civiles, regardent le parti qui occupe cette capitale comme le maître de l'Égypte, devait encore déterminer à ce choix.

Cette ville est trop étendue, et contenait une population trop considérable, pour qu'on pût penser à la fortifier et à la défendre; on occupa seulement les points qui la dominaient. On tira le parti le plus ingénieux de l'ancien château; et du chaos de ces vieilles constructions, s'éleva une citadelle susceptible d'être défendue par un petit nombre de troupes, dont l'artillerie et la position commandaient la ville du Caire, et imposaient aux habitans. D'autres petits forts furent construits autour de la ville, vers les quartiers éloignés de la citadelle, pour défendre, avec de faibles garnisons, quelques établissemens.

Il fallait aussi, au centre des opérations militaires, un dépôt nécessaire à l'armée, et des ateliers particulièrement pour l'artillerie; ces établissemens devaient être sur les bords du Nil pour la facilité des transports. Gizëh fut désigné; et, pour le fortifier, on profita d'une enceinte que Mourâd-Bey avait fait construire.

Après avoir déterminé le centre des opérations de l'armée, et les moyens de conserver ce point important pour la possession de l'Égypte, il fallut s'occuper de la défense d'un autre point plus intéressant pour l'armée française, du port de mer qui contenait sa marine, presque tous les magasins, et par lequel elle pouvait recevoir des secours.

L'influence militaire d'Alexandrie, comme place de guerre, est à peu près nulle. Cette ville, isolée par un désert, est presque regardée comme étrangère par les habitans: on peut posséder toutes les terres cultivées sans avoir besoin de cette ville, tandis qu'elle ne pourrait que difficilement exister sans l'eau du Nil et les vivres de l'Égypte; mais, comme port de mer excellent, et le seul qui existe sur la côte, Alexandrie en est vraiment la clef. Aucune opération maritime ne peut être bien consolidée sans sa possession; c'est là que se fait le principal commerce, parce que les boghaz de Rosette et de Damiette ne peuvent être franchis que par de petits bâtimens.

C'est près d'Alexandrie qu'est la rade d'Aboukir, dangereuse seulement lors des vents du nord et de nord-est: c'est aussi au fond de cette rade qu'est le point de la côte le plus favorable pour débarquer.

Toutes ces raisons déterminèrent à fortifier Alexandrie, et à augmenter d'autant plus les défenses de cette place, qu'elle était la seule exposée à l'attaque des troupes européennes. Mais ces fortifications exigeaient beaucoup de temps, de main-d'œuvre et des travaux considérables. L'armée ne pouvait, sans s'affaiblir, y laisser une forte garnison, et cependant la défense de la ville et du port embrassait un développement immense; tout le terrain environnant était couvert d'anciennes constructions et de montagnes de décombres. On tira parti d'une portion de l'enceinte construite par les anciens Arabes, du Phare, etc., pour former une ligne de défense qu'on fit flanquer par des redoutes tracées sur des montagnes de décombres très dominantes, et que dans la suite on convertit en forts revêtus. Ces travaux, poussés avec autant de rapidité que le peu de moyens disponibles le permettaient, eurent bientôt une apparence extérieure assez formidable, mais en effet, furent toujours très faibles.

Une vieille mosquée, bâtie sur l'île ou rocher du Marabou, fut convertie en fort; elle servit à défendre l'anse où l'armée avait opéré son débarquement, et la passe occidentale du port vieux d'Alexandrie.

Le vieux château d'Aboukir fut réparé et armé; il servit de batterie de côte; achevé, il aurait formé un réduit capable de résister jusqu'à l'arrivée de l'armée, si l'ennemi avait débarqué dans le fond de la rade.

Les autres points importans de la côte étaient les deux bouches du Nil: on s'occupa de leur défense. Les villes de Rosette et de Damiette étaient trop grandes et trop peuplées pour être converties en postes militaires; elles étaient trop éloignées de l'embouchure pour en défendre l'entrée, et les bâtimens de guerre postés en dedans du boghaz ne pouvaient le défendre efficacement, s'ils n'étaient protégés par des feux de terre. Un ancien château, situé à une demi-lieue au-dessous de Rosette, fut réparé et armé; on le nomma le fort Julien. Au-dessous de Damiette, dans l'endroit le plus resserré de la langue de terre qui sépare le Nil du lac Menzalëh, sur l'emplacement du village de Lesbëh, on construisit un fort. Ce fort, appelé Lesbëh, commandait le Nil, et aurait arrêté l'ennemi si, après avoir débarqué sur la plage à l'est de l'embouchure, il avait voulu marcher sur Damiette. Il était cependant trop éloigné du boghaz pour protéger les bâtimens chargés d'en défendre l'entrée: deux tours anciennement construites sur les deux rives, furent réparées et armées.

Il restait encore quelques points de la côte qu'il était nécessaire d'occuper, tels que les bouches de Bourlos, Dibëh et Omm-Faredje; mais on ne put y travailler que dans les derniers temps. On y construisit des tours couvertes d'un glacis, et armées de quelques pièces d'artillerie; elles furent en outre défendues par des bâtimens armés.

Un poste intermédiaire entre le fort Julien et Aboukir était utile pour protéger la communication avec Alexandrie, et augmenter la surveillance sur la côte la plus menacée; pour cet effet, un ancien kervan-serai, nommé la Maison carrée, fut converti en poste militaire; ce poste défendit aussi la bouche du lac d'Edko, qui s'est ouverte près de là.

Il était nécessaire d'avoir, pour les opérations de l'armée sur la côte, un centre d'action, un dépôt de vivres et de munitions. On choisit pour cet effet, près de Rahmaniëh, l'endroit où le canal d'Alexandrie sort du Nil; on y construisit une redoute, et des magasins y furent formés. Si le Caire était le centre des opérations pour toute l'Égypte, Rahmaniëh pouvait l'être pour les côtes; un corps de réserve se serait porté rapidement de là sur le point menacé entre Bourlos et Alexandrie. S'il était nécessaire de réunir toute l'armée, les corps pouvaient s'y rendre des différentes parties de l'Égypte, et de là marcher ensemble aux ennemis. De Rahmaniëh, il faut trois jours pour aller à Damiette, en traversant le Delta; quatre jours suffisent pour aller par le Delta de Rahmaniëh à Salêhiëh, sur la frontière de Syrie. Des routes, des ponts et des digues, construits dans cette direction, auraient pu rendre cette communication praticable pendant toute l'année.

Sur la frontière de Syrie, Belbéis et Salêhiëh furent choisis pour postes extrêmes: on voulut d'abord en faire de grandes places, mais les difficultés qu'on éprouvait à conduire des travaux considérables avec peu d'outils et d'ouvriers y firent renoncer. On en forma des postes de dépôts; et Salêhiëh, qui se trouvait sur la lisière des terres cultivées, vers le désert, dut être le plus considérable.

La campagne de Syrie développa les projets sur la défense de cette frontière; on pensa que le meilleur système était d'occuper, dans le désert, les principales stations. L'ancien château d'El-A'rych, placé presqu'à l'extrémité du désert vers la Syrie, fut choisi pour être occupé et fortifié; on construisit à Catiëh un poste intermédiaire.

Le vallon d'El-A'rych est tellement placé qu'une armée qui veut marcher de Syrie en Égypte doit nécessairement s'y arrêter, afin de réunir les moyens indispensables pour passer le désert. Une place construite à El-A'rych aurait bien certainement couvert l'Égypte, aurait même donné une attitude menaçante, si elle avait été placée de manière à commander tous les puits; si on avait pu y entretenir une garnison suffisante pour s'opposer à tout établissement dans le vallon; si les ouvrages avaient pu être assez promptement perfectionnés pour résister jusqu'à l'arrivée des secours; si elle avait pu être assez bien approvisionnée non seulement pour soutenir un long blocus, mais pour fournir aux besoins de l'armée qui serait venue la secourir, et poursuivre les ennemis en Syrie. Mais tout cela n'était pas; les constructions étaient fort lentes au milieu d'un désert où tout manquait; la mer n'étant pas libre, les vivres portés à dos de chameau suffisaient à peine pour une garnison très faible; l'ennemi pouvait s'établir dans le vallon d'El-A'rych, y trouver de l'eau pour son armée et en faire le siége, ou contenir avec peu de troupes sa faible garnison, tandis qu'il agirait en Égypte. Les travaux commencés n'étaient pas terminés, et ce poste était peu fortifié lorsque l'armée du visir vint l'assiéger dans le courant de nivôse an VIII; une manœuvre diplomatique et une surprise le livrèrent avant que l'armée française pût marcher à son secours.

Après la victoire d'Héliopolis, l'armée, obligée d'aller assiéger le Caire, ne put poursuivre le visir jusqu'à El-A'rych, et faire de ce fort un établissement solide, ou le détruire entièrement. On réfléchit ensuite que ces postes dans le désert étaient fort difficiles à entretenir et à fortifier convenablement; qu'ils forçaient à diviser l'armée; que plusieurs routes qu'on avait reconnues et qui les tournaient, pouvaient servir à des armées composées particulièrement de cavalerie, comme celles des Turcs, ou du moins à leurs partis, pour se répandre dans l'intérieur de l'Égypte, pendant que l'armée française serait divisée sur plusieurs points ou les attendrait dans le désert. On se rappela qu'avec les armées turques il importait toujours de se ménager l'offensive; que pour traverser le désert en corps d'armée, elles devraient nécessairement réunir des moyens à Catiëh et y séjourner, et qu'on aurait beaucoup d'avantage à s'y porter pour leur livrer bataille; ou si cela n'était pas possible, à les combattre avec l'armée réunie, lorsque, fatiguées du passage du désert, elles seraient près d'atteindre les terres cultivées.

On revint donc à peu près au premier projet. Salêhiëh forma un poste assez fort pour résister avec une faible garnison, en attendant l'arrivée de l'armée, et pour contenir les vivres qui lui seraient nécessaires pendant ses opérations dans le désert. Belbéis servit de dépôt intermédiaire entre Salêhiëh et le Caire.

On construisit dans l'intérieur, à Menouf, Miit-Khramer, Mansoura, etc., quelques postes pour protéger la navigation du Nil, contenir les habitans du pays, et servir de dépôts intermédiaires.

On établit aussi un poste à Souez; les travaux y éprouvèrent presque autant d'obstacles qu'à El-A'rych, parce qu'il fallait tout y porter par le désert; les fortifications qu'on y entreprit suffisaient pour protéger, contre les Arabes, les établissemens qu'on voulait y former; mais on pouvait d'autant moins songer à défendre Souez contre une attaque sérieuse, que celle-ci ferait probablement partie d'une invasion générale, qui empêcherait d'y envoyer des secours. D'ailleurs Souez tirant ses vivres de l'Égypte, et n'ayant pas de marine, il n'y avait aucun inconvénient à l'abandonner pendant quelque temps.

Son organisation isole en quelque sorte la Haute-Égypte des grandes opérations de la guerre, et la réduit à être le théâtre des dissensions intestines. L'arrivée par Cosséir de troupes étrangères peut seule la faire sortir de ce rôle; mais ces troupes ne peuvent traverser le désert que lorsqu'elles sont favorisées par des intelligences dans l'intérieur. Du temps des mameloucks, les partis chassés du Caire et les mécontens se retiraient dans la Haute-Égypte; aussitôt qu'ils s'étaient assez rétablis et organisés, ils cherchaient à se rapprocher; le parti dominant venait alors les combattre: cette longue vallée dans laquelle descend le Nil, était le champ de bataille. Les Français eurent, sous la conduite du général Desaix, une pareille guerre avec Mourâd-Bey; ils soumirent bientôt toute la Haute-Égypte, et dissipèrent presque entièrement les mameloucks; mais ce bey, qui connaissait tous les vallons et toutes les routes du désert, parvint toujours à s'échapper, suivi d'un petit nombre de cavaliers excellens, quoique accablés de fatigue.[5]

On croyait d'abord n'avoir besoin, dans la Haute-Égypte que de quelques postes militaires pour protéger la navigation du Nil, contenir les habitans du pays, et conserver les magasins de vivres et de munitions. Cependant l'arrivée d'un corps d'Arabes Mekkins, venus par Cosséir, fit sentir la nécessité d'occuper ce port; aussitôt qu'on eut réuni des moyens suffisans, on s'y établit, et on fortifia un ancien château. Kenëh, qui est sur le Nil au débouché du Cosséir, fut choisi pour la construction d'un fort servant de dépôt à ce port, et de poste militaire principal dans la Haute-Égypte. D'autres postes furent fortifiés à Girgëh, Siout, Miniet et Benesouef.

L'occupation de toute la Haute-Égypte et de Cosséir, et la guerre contre Mourâd-Bey, employaient beaucoup de troupes qu'il aurait été utile de réunir à l'armée, pour qu'elle fût bien en état de résister aux attaques extérieures. Il était cependant nécessaire de tirer de ce pays des ressources pour nourrir l'armée et payer ses dépenses. Kléber remplit ces deux objets par la paix avec Mourâd-Bey, qui devint tributaire pour les provinces dont il conserva le gouvernement. Les postes militaires de Siout, Miniet et Benesouef, furent gardés par un petit nombre de Français, chargés de protéger les opérations du gouvernement dans les provinces conservées. Kléber se réserva la faculté d'entretenir garnison à Cosséir; mais il voulut attendre, pour en profiter, que les troupes qu'on y enverrait y fussent moins isolées, après l'établissement de quelques communications maritimes entre Souez et Cosséir.

On aurait une idée très fausse des fortifications que les Français ont construites en Égypte, si on y appliquait ce qu'on entend en Europe par place, fort, poste militaire, etc., etc. Il faut toujours se rappeler ce que j'ai dit des obstacles qu'on eut à surmonter: on dut créer de nouveaux genres de fortifications et de constructions, applicables au pays, aux matériaux, et relatifs aux diverses attaques dont on pouvait être menacé.

Des maisons, ou d'anciennes constructions, armées de quelques pièces de canon et crénelées; de petites tours aussi crénelées et surmontées d'une terrasse et d'une ou deux pièces de canon, étaient des postes où une vingtaine de Français attendaient sans crainte ou repoussaient toutes les attaques de la cavalerie ennemie, ou d'une multitude soulevée, et n'y craignaient même pas quelques pièces d'artillerie mal servies. Une grande partie des postes que j'ai appelés forts étaient de ce genre. Les vivres et munitions pour la garnison et ceux en dépôt pour l'armée étaient mis dans des magasins construits dans l'intérieur, ou bien adossés extérieurement à ces constructions.

Afin de mettre ces postes un peu à l'abri du feu de l'artillerie, on éleva autour de quelques uns, des parapets, ou des chemins couverts. Ils formaient alors un réduit, et pour les attaquer avec succès, on aurait été obligé de cheminer et d'établir une batterie sur le glacis. C'est le système qu'on avait adopté pour Salêhiëh, et qui, par la succession des travaux, pouvait le transformer en place régulière.

D'anciens châteaux, autour desquels on n'avait pas eu le temps de creuser des fossés et de bâtir des contrescarpes revêtues, portaient le nom de forts; le pied de revêtement de plusieurs était à peine garanti par un léger bourrelet. Ces forts ne pouvaient par conséquent résister à l'artillerie. La plupart n'étaient aussi que de simples redoutes de campagne, qu'on commençait à revêtir et qui n'avaient pas de contrescarpe.

Presque tous ces ouvrages étaient entourés de palmiers, décombres, monticules de sable, etc., etc., qui rendaient les approches faciles, et dont on n'avait pu les dégager. Tous ces inconvéniens étaient réunis à Alexandrie; cependant les ouvrages dispersés sur un développement immense, se soutenaient réciproquement; mais les approches étaient faciles, et on avait dû négliger plusieurs points importans, pour mettre plus tôt les principaux ouvrages en état de résister. Dans les derniers temps on n'avait pas donné tout l'argent ni employé tous les bras qu'on aurait pu consacrer à ces travaux; et Alexandrie n'était pas en état de résister plus de huit jours à une attaque régulière.

On avait toujours regardé la ville du Caire comme trop considérable et trop peuplée pour être défendue; cependant, après le siége qu'il avait été obligé d'en faire, Kléber voulut éviter que dans des circonstances pareilles à celles d'Héliopolis, des partis ennemis pussent y pénétrer et occasionner une nouvelle révolte; en conséquence, il ordonna la réparation d'un ancien mur d'enceinte, la construction de quelques tours et l'occupation de plusieurs postes. Il destinait particulièrement à ce service les troupes auxiliaires grecques et cophtes, de manière qu'il aurait toujours eu l'armée disponible; mais, en ordonnant ces travaux, il n'avait jamais pensé que dans aucun cas elle dût s'y renfermer. Après sa mort on les continua; et comme ils s'exécutaient sous les yeux du chef de l'armée, on leur donna une importance qu'ils n'auraient jamais dû avoir: on les augmenta en nombre et en solidité, et on y employa des fonds et des ouvriers qui auraient été plus utiles ailleurs, particulièrement à Alexandrie.

Cet aperçu suffit pour donner une idée générale des fortifications faites en Égypte par les Français. Les officiers du génie, qui les ont dirigées avec tant de zèle et de talent, ont fait plus qu'on ne pouvait espérer en si peu de temps, ayant peu de moyens et de nombreux obstacles à surmonter.

Ces fortifications étaient excellentes contre des armées turques, inhabituées aux attaques régulières, qui n'en sont pas même susceptibles par leur organisation, et qui savent à peine se servir de leur artillerie; mais elles ne pouvaient opposer qu'une faible résistance aux attaques des troupes européennes. Cependant, considérées comme dépôts destinés à fournir aux besoins de l'armée, dans tous les lieux où elle pouvait se porter, elles remplissaient leur but. C'était sur l'armée que reposait la défense de l'Égypte; elle devait toujours être prête à se réunir pour marcher contre l'ennemi le plus dangereux.

DES ROUTES ET MARCHES D'ARMÉE DANS L'INTÉRIEUR DE L'ÉGYPTE.

Après avoir établi ces postes, qui donnaient les moyens de nourrir l'armée sur tous les points, les routes pour faciliter dans toutes les saisons ses marches étaient l'objet dont il était le plus nécessaire de s'occuper.

Les communications par eau furent organisées sur le Nil, et protégées par des barques armées. Bonaparte ordonna des reconnaissances pour celles de terre; elles furent continuées par ses successeurs. Si les marches étaient faciles pendant la sécheresse, on ne pouvait que par de grands travaux les rendre praticables pendant le reste de l'année: cela était cependant d'une importance majeure pour le temps où la retraite des eaux permettant d'agir sur la lisière du désert et sur une partie de la côte, des corps de troupes éprouvaient encore des difficultés pour traverser la Basse-Égypte.

Les routes qu'il importait particulièrement d'organiser étaient d'abord celle d'Alexandrie à Damiette en suivant la côte (elle le fut par l'établissement de barques pour le passage des bouches); celles de Rahmaniëh à Damiette, de Rahmaniëh à Salêhiëh, de Damiette à Salêhiëh, du Caire à Damiette, du Caire par Rahmaniëh à Alexandrie et Rosette.

Pour que ces routes fussent praticables pendant l'inondation, elles devaient être élevées au-dessus du niveau des eaux; on pouvait profiter de plusieurs digues et ponts qui existaient déjà. Les nouvelles levées et les ponts qu'on aurait dû faire, devaient se rattacher au système général d'irrigation de la Basse-Égypte; il était nécessaire de le bien étudier avant de commencer un travail qui pouvait avoir tant d'influence sur les cultures et l'état physique de l'Égypte. On devait chercher à perfectionner la distribution des eaux en traçant ces routes: ainsi les reconnaissances ne pouvaient qu'être fort lentes; et elles n'étaient pas terminées lorsqu'on dut abandonner le pays. Il aurait fallu construire un grand nombre de ponts et faire des levées fort étendues; mais ce travail, indispensable pour perfectionner le système de défense, demandait plusieurs années. Si on n'a pas eu le temps d'exécuter ces routes, les reconnaissances qu'elles ont occasionnées ont du moins procuré au génie militaire, aux ingénieurs des ponts et chaussées et aux ingénieurs géographes, des matériaux très précieux pour la connaissance parfaite de l'Égypte.

CONSIDÉRATIONS SUR LA CIVILISATION DES DIFFÉRENTES CLASSES D'HABITANS DE L'ÉGYPTE

La population de l'Égypte est composée de plusieurs races, qui ont toutes dans le caractère des traits communs, mais qui sont cependant distinguées par leur genre de vie, leurs mœurs, leur existence politique et leur religion. L'islamisme, qui est celle de la plus grande partie des habitans, exclut les individus des autres cultes de toute influence politique; tolérés par la loi, ils sont réduits à une entière dépendance, et sans cesse exposés au mépris de l'orgueilleux Musulman.

On observe, en Égypte, presque toutes les nuances de la civilisation, depuis l'état pastoral jusqu'à l'homme changé, dépravé même par le pouvoir et par le luxe; mais on n'y peut apercevoir celle de l'homme perfectionné par les arts et l'étude des sciences. On y trouve aussi des traces d'un système féodal, qui paraît inhérent aux premiers degrés de la civilisation.

Ces nuances seront plus frappantes si on examine séparément les habitans du désert, ceux des campagnes et ceux des villes.

DES ARABES

L'Arabe Bédouin, errant dans les déserts, y faisant paître ses troupeaux et se nourrissant de leur lait, retrace encore actuellement les anciens patriarches: mêmes mœurs, mêmes usages, même genre de vie; le pays qu'il habite n'en permettant pas d'autre, il n'a pu changer. Si certains auteurs avaient vécu avec ce peuple; s'ils avaient étudié les hommes formés par cette vie pastorale, ils se seraient épargné beaucoup de déclamations.

L'Arabe respecte surtout les vieillards; l'autorité paternelle est très étendue chez lui, et tous les enfans restent unis sous le pouvoir du chef de la famille; lorsqu'elle devient considérable, après plusieurs générations, elle forme une tribu dont les descendans du premier patriarche sont les chefs héréditaires chargés du gouvernement, ils attirent à eux l'influence et les richesses; ils finissent par dominer et par former une classe supérieure; alors ils usurpent une espèce d'autorité féodale sur le reste de la tribu.

Les cheiks représentent le père de la famille, et jugent les différends de leurs enfans; mais plus la famille ou la tribu est considérable, moins leurs jugemens sont respectés: de là naissent des querelles, et l'homme de la nature qui se croit lésé a recours à sa force personnelle. Les jalousies entre les frères, fruit d'un défaut d'équilibre entre l'affection qu'ils inspirent ou les biens qui leur sont dévolus, sont très fréquentes, notamment après la mort du père; et quoique le droit d'aînesse soit reconnu, il n'est pas rare de voir des frères guerroyer lorsqu'ils sont assez puissans pour que leurs querelles portent ce nom. Les rixes entre familles et tribus voisines sont assez fréquentes; des empiètemens sur les pâturages, des enlèvemens de bestiaux, etc., en sont la cause ou le prétexte. Aucune autorité supérieure n'existe pour les juger, ou pour les contraindre à un accommodement: et cette vie pastorale primitive, qu'on croyait si paisible, n'offre que le tableau d'un état de guerre presque continuel.

Rien ne lie les Arabes à une société générale: leur religion, qui devait être un moyen d'union, ne les a réunis que lors de l'impulsion fanatique donnée par Mahomet, et continuée sous ses successeurs, par une suite nombreuse de conquêtes étonnantes qui changèrent les mœurs de ces générations. Chaque tribu a son chef de religion, qui, dans les affaires intérieures trop importantes pour être décidées par le cheik, juge d'après les principes du Koran; mais ces ministres du culte ont peu d'influence pour étouffer les dissensions entre les tribus.

Les querelles sont interminables, des haines héréditaires font naître des combats, des pillages, des assassinats sans cesse renaissans; le sang doit être vengé par le sang. Les localités, des intérêts communs et des haines semblables, unissent quelquefois, pour un temps, des familles et des tribus sous un même chef; mais la fin de la guerre, le partage du butin, brisent ces liens d'un moment, dès que les mêmes dangers ne les forcent plus de rester alliées.

Quoique dominés par des passions haineuses et les jalousies qui naissent de cet état habituel de guerre, les Arabes ont de belles qualités morales. Ils exercent, même envers leurs ennemis, l'hospitalité, plus commune chez l'homme de la nature, malgré ses besoins, que chez l'homme civilisé au sein de ses trésors. Cette vertu commence à perdre chez eux de sa pureté, par l'ostentation qu'ils y mettent, et parce qu'elle tient au besoin qu'ils ont de trouver des asiles dans les orages fréquens auxquels ils sont exposés.

Passionnés pour leur indépendance, ils méprisent le cultivateur et l'homme des villes; ils ont de la fierté dans le caractère et quelques sentimens élevés. C'est même une question à résoudre, si la fausseté, la dissimulation qu'on leur reproche, notamment dans leurs relations politiques et particulières avec les classes plus civilisées, sont le résultat de leurs mœurs, ou de l'expérience de la mauvaise foi de ces dernières? La flatterie adroite qu'ils savent employer dans certaines occasions, tient-elle à leur caractère, où l'ont-ils apprise dans leurs relations étrangères?[6]

Les qualités que les Arabes estiment particulièrement, sont la franchise et la bravoure: chez eux, un des plus grands éloges est de dire d'un homme qu'il n'a qu'une seule parole. Ils étaient peu habitués, avant l'arrivée des Français, à rencontrer cette qualité chez les dominateurs de l'Égypte.

Aucun titre à leurs yeux n'est plus beau que celui de père; aussitôt qu'un Arabe a un fils, il change de nom et prend celui de père de ce fils. Ce que les Arabes désirent le plus, c'est la multiplication de leur race, parce que leur pouvoir et leur ascendant s'accroissent dans la même proportion; c'est comme leur donnant beaucoup d'enfans qu'ils honorent leurs femmes; réduites aux travaux du ménage et aux soins des troupeaux, elles n'ont ordinairement aucune influence publique. Cependant il est quelques exemples de femmes considérées pour leur aptitude aux affaires, qui ont succédé à leurs maris dans la place de cheik.[7]

Les guerres fréquentes ont déterminé les familles et tribus à convenir des limites de territoire, et des puits du désert qui appartiendraient à chacune d'elles; ce genre de propriété est général pour toute la tribu. Les propriétés personnelles sont les troupeaux, dont la vente leur produit des grains, des armes et du tabac; et leur industrie, qui se réduit à la location de leurs chameaux et à quelques branches très faibles de commerce, telles que le charbon, la gomme, le sel, le natron, l'alun, etc., etc., que les localités restreignent à certaines tribus.

Les Arabes ne connaissent pas l'usage des impôts pour subvenir aux dépenses générales. Le cheik est ordinairement le plus riche; il doit, avec ses biens, entretenir ses cavaliers, et subvenir aux dépenses qu'occasionnent l'hospitalité et les réunions des autres chefs: excepté dans ces circonstances, il vit aussi simplement que le reste de la tribu.

Piller est un besoin pour tous les Arabes. Les dépouilles sont partagées entre les familles, d'après des règles établies. Cet esprit de pillage est-il inhérent à leur degré de civilisation? Est-il le résultat des guerres qu'ils se font entre eux, ou naît-il de la jalousie qu'ils portent à l'aisance des classes plus civilisées qui habitent les terrains cultivés? Je ne déciderai pas ces questions. Les Arabes se justifient en disant que le pillage est un droit de conquête; ils regardent ce qu'ils prennent comme des trophées militaires, et se considèrent comme étant en guerre éternelle avec tout ce qui n'est pas eux.

L'Arabe étant habitué dès l'enfance à tout respecter dans les vieillards, forme ses opinions d'après la leur; rien n'excite en lui de nouvelles idées, et c'est ainsi que ses mœurs se sont perpétuées. Il ne trouve rien de plus beau, de plus noble que son existence. Occupé de ses chevaux, de ses chameaux, de courses et de pillages, tandis que ses femmes gardent les troupeaux et tissent ses grossiers vêtemens, il contemple avec mépris le reste des hommes, pense que c'est dégrader sa dignité que de s'adonner à la culture de la terre et habiter des maisons. Son mépris pour toutes les institutions étrangères s'oppose à leur influence.

C'est là ce qui conserve à tous les Arabes un caractère national, même à ceux qui ont eu le plus de relations avec les peuples civilisés, et qui ont adopté une partie de leurs usages. Mais quoique leur caractère ne soit pas sensiblement modifié par le contact des autres peuples, l'habitation des terres cultivées occasionne cependant quelques changemens dans leur état politique. Suivons-les, depuis l'Arabe isolé dans le désert, jusqu'à celui qui est établi en souverain dans certains cantons.

L'Arabe Bédouin, vivant dans le désert du produit de ses troupeaux et de ses pillages, est réputé le plus noble et le plus pur. Les plus riches, ceux qui vivent dans l'aisance, en font le plus grand éloge, et même regardent comme un grand honneur d'en descendre; mais ils ne sont pas tentés de l'imiter.

Il existe dans quelques tribus une classe composée de descendans de familles étrangères ou de fellâhs qui, fatigués de vexations, se sont sauvés dans le désert et ont embrassé la vie arabe. Cette classe n'est point admise à la noble oisiveté et à la vie militaire des Bédouins; elle est restreinte à la garde des troupeaux, à la conduite des chameaux et aux travaux de la terre, lorsque ces tribus ont quelques cultures: tels sont les Hattemëhs dans la Charkiëh. Quelques cheiks de tribus voisines des terres cultivées, ayant augmenté leur puissance et leurs richesses, ont réduit le reste de la tribu à cet état secondaire; leur famille, considérée comme d'origine noble et purement arabe, est seule exempte des travaux.

Les Arabes ne font pas d'esclaves dans leurs guerres[8]. N'ayant pas de travaux pénibles pour les occuper, ils leur seraient inutiles, et personne ne voulant les acheter, ils ne pourraient en faire un objet de commerce. Lorsque les ennemis tombent entre leurs mains, ils les tuent ou se bornent à les dépouiller; suivant l'importance qu'ils leur supposent chez leurs ennemis, quelquefois ils les gardent en otage. Ils connaissent cependant l'esclavage et achètent même des nègres de l'intérieur de l'Afrique; mais il n'est chez eux, comme dans presque tout l'Orient, qu'une espèce d'adoption. L'esclave acheté entre dans la famille; il n'est chargé d'abord que du service domestique, mais dès que son âge et ses forces le permettent, il accompagne son maître à la guerre; tout lui devient commun avec les enfans. Souvent le maître joint au don de la liberté celui des troupeaux nécessaires pour son établissement, et le marie. On voit des descendans de ces esclaves noirs partager l'autorité et la considération avec les autres Arabes; plusieurs sont même parvenus à la place de cheiks. Les tribus du désert achètent moins d'esclaves que celles qui sont voisines de terrains cultivés: celles-ci ont besoin d'une force armée considérable pour se maintenir et accroître leur puissance.

Plusieurs tribus se sont successivement établies sur la lisière des terres cultivées et du désert, d'autres dans des plaines sablonneuses qui forment des espèces d'îles au milieu des terres cultivées. Elles y vivent encore sous la tente et dans des cabanes de roseaux, et y conservent leurs mœurs. Elles ont aussi leur arrondissement dans le désert, où elles envoient paître leurs chameaux et peuvent se sauver avec leurs troupeaux dès qu'elles ont quelque attaque à redouter. Cette proximité des terres cultivées leur fait prendre des habitudes et des besoins dont les purs Bédouins sont exempts. Ces Arabes se nourrissent mieux et font cultiver quelques terres par les classes inférieures ou par les fellâhs. D'autres Arabes ont quitté les tentes pour habiter les villages; ils y sont distingués des fellâhs par leur oisiveté, par la vie militaire de tous ceux qui tiennent aux familles des cheiks, et par une espèce d'indépendance. Devenus propriétaires et cultivateurs, ils sont davantage sous la main du gouvernement; cependant plusieurs sont assez puissans pour lui résister ou pour s'en faire craindre; quelques uns ont des cantons où ils commandent en souverains. Le cheik Hamman était le véritable prince de la Haute-Égypte, lorsque Ali-Bey anéantit son pouvoir. Depuis, aucun ne s'est élevé à ce degré de puissance; mais il en est beaucoup qui possèdent des villages, soit comme propriétaires ou seigneurs, soit comme propriétaires de terrains francs. Ils maintiennent leur dignité par une nombreuse cavalerie, et sont craints et respectés par un gouvernement faible et divisé.

Les Arabes se considèrent comme établis en Égypte par droit de conquête; les différentes tribus s'en sont partagé toute l'étendue par arrondissemens ou juridictions[9], où chacune domine et a ses terres particulières. Ils regardent les fellâhs comme des vassaux qui doivent cultiver les terres nécessaires à leur subsistance, et payer un tribut pour celles qu'ils cultivent pour leur propre compte, pendant que, toujours à cheval et armés, ils les protégent contre les tribus ennemies. Ces tribus conservent dans cet état tout l'orgueil arabe, traitent avec les gouvernans de l'Égypte comme de souverain à souverain, trouvent indigne d'elles de payer des contributions fixes, mais se procurent la tranquillité par des présens que l'usage a conservés, et qui consistent en chevaux, en chameaux, très rarement en argent. Ils fuient dans le désert plutôt que de se soumettre entièrement. Redoutés des cultivateurs, et bravant le gouvernement dans leurs fuites et leurs retours faciles, ils forcent toujours les fellâhs d'acheter leur protection.

Le titre de cheik arabe est très vénéré en Égypte. Aussitôt que les cheiks de village sont assez riches pour entretenir une maison et un certain nombre de cavaliers, ils se procurent une généalogie qui les fait descendre de quelque ancienne famille arabe, et prennent le titre de cheik-el-arab.

Si les querelles et les haines invétérées des tribus arabes ne s'opposaient pas à leur réunion, elles pourraient rassembler quarante mille cavaliers, et seraient maîtresses de l'Égypte; mais l'esprit de division qui les domine en préserve le pays.

Les familles arabes qui habitent les villages, notamment les Aouarahs, dans la Haute-Égypte, paraissent descendre de ceux qui en firent la conquête sous les successeurs de Mahomet; mais l'établissement des autres tribus est plus moderne; je n'ai pu en découvrir l'époque, non plus que celle de la distinction de leurs arrondissemens. Les vieillards et les tribus établies près des terres cultivées, font remonter leur émigration au onzième ou douzième siècle. Dans tous les temps, le Nil a attiré sur ses rives les habitans du désert: du côté de la Charkiëh sont les tribus venues de l'Arabie; celles de la Barbarie s'arrêtent dans le Bahirëh, à l'ouest du Nil: elles sont plus belliqueuses et mieux armées que les autres. Il en arrive fréquemment de nouvelles des parties occidentales.

Outre les alliances entre les tribus, il existe encore chez les Arabes de grands partis ou ligues, dont les cheiks puissans sont les chefs: chaque famille ou chaque tribu tient à l'une de ces ligues, celles qui sont du même parti se soutiennent réciproquement dans leurs guerres. Lorsqu'il s'élève une rixe entre deux tribus du même parti, celle qui n'est pas soutenue par le reste de la ligue passe momentanément dans le parti opposé. Je n'ai pu découvrir l'origine de ces ligues; elles sont très anciennes, et se retrouvent chez tous les Arabes. Dans la Basse-Égypte, l'un des partis est nommé Sath, l'autre Haran; en Syrie, Kiech et Yemani; les familles de fellâhs et les villages sont attachés à l'une ou à l'autre de ces ligues. Les beys, dans leurs dissensions, s'en appuyaient lorsqu'il y avait deux partis principaux dans le gouvernement. À l'arrivée de l'armée française, Ibrahim-Bey, était Sath, et Mourâd-Bey, Haran. En général le parti sath était attaché au gouverneur du Kaire.

Les Arabes paraissent en quelque sorte former un cadre dans lequel la population de l'Égypte est enchâssée; ils constituent un gouvernement hors du gouvernement. Je me suis un peu étendu sur leur état politique, parce qu'on en trouve des traces dans toutes les autres classes.

DES FELLÂHS OU CULTIVATEURS.

Les fellâhs, ou cultivateurs de l'Égypte, tiennent beaucoup des Arabes, et sont probablement un mélange de leurs premières immigrations avec les anciens habitans. On retrouve chez eux la même distinction en familles; lorsqu'elles sont réunies dans un même village, elles forment une espèce de tribu. Les haines entre les familles ou les villages sont aussi fortes; mais l'extrême dépendance détruit chez eux l'esprit altier et libre qui distingue l'Arabe. Les fellâhs végètent sous un gouvernement féodal d'autant plus rigoureux qu'il est divisé, et que leurs oppresseurs font partie de l'autorité qui devrait les protéger; ils cherchent cependant toujours à se rapprocher de l'indépendance des Arabes, et s'honorent de les citer pour ancêtres.

Les fellâhs sont attachés par familles aux terres qu'ils doivent cultiver; leur travail est la propriété des mukhtesims ou seigneurs de villages, dont nous parlerons plus bas; quoiqu'ils ne puissent être vendus, leur sort est aussi affreux qu'un véritable esclavage. Ils possèdent et transmettent à leurs enfans la propriété des terres allouées à leur famille; mais ils ne peuvent les aliéner, à peine peuvent-ils les louer, sans la permission de leur seigneur: si, excédés de misère et de vexations, ils quittent leur village, le mukhtesim a le droit de les faire arrêter. L'hospitalité, exercée par les fellâhs comme par les Arabes, leur ouvre un asile dans d'autres villages, où ils louent leurs services et où ils demeurent si leur propriétaire n'est pas assez puissant pour les y poursuivre. Ils sont aussi reçus chez les Arabes. Ceux qui restent dans le village sont encore plus malheureux; ils doivent supporter tout le travail et payer les charges des absens: réduits enfin au désespoir, ils finissent par tout abandonner, et deviennent domestiques des Arabes du désert, s'ils ne peuvent se réfugier ailleurs. On voit plusieurs villages abandonnés, dont les terres sont incultes, parce que les habitans ont ainsi puni des propriétaires trop avides.

Les mukhtesims ou propriétaires de villages peuvent être comparés aux seigneurs du régime féodal; ils perçoivent la plus grande partie du produit des cultures, dont ils forment ensuite deux portions inégales; la plus faible, sous le nom de miry, est l'impôt territorial dû au grand-seigneur, et ils réservent pour eux la plus forte, sous les noms de fays, de barani, etc., etc. Outre ces droits, ils ont, ainsi que les seigneurs féodaux, la propriété immédiate d'une terre nommée oussieh, que les fellâhs doivent cultiver par corvées outre celles qu'ils possèdent.

Un village n'appartient pas toujours à un seul propriétaire, souvent il en a plusieurs. Pour établir clairement cette division des droits, on le suppose divisé en vingt-quatre parties, qu'on nomme karats, et chaque mukhtesim en a un nombre déterminé. Chaque portion du village cultivé par une ou plusieurs familles, a pour cheik un des chefs de ces familles, nommé par le mukhtesim. Celui de ces cheiks qui possède le plus de richesses, qui peut entretenir des cavaliers, et qui a la principale influence dans les querelles et dans les guerres, est reconnu pour cheik principal et traite des affaires générales; mais il n'a d'autorité que dans sa famille; ses avis ne sont suivis dans le reste du village, qu'en raison de la crainte ou de l'estime qu'il inspire.

Outre les cheiks, il y a dans les villages quelques autres fonctionnaires; l'oukil, chargé par les propriétaires du soin des récoltes de l'oussieh; le chahed et le kholi, espèce de notables, dépositaires du petit nombre d'actes qui se font dans les villages; le méchaid, le mohandis, espèces d'arpenteurs, etc., etc.

Le muckhtesim établit quelquefois un kaimakan, ou commandant de village chargé de le représenter, d'entretenir la police, de suivre les cultures, et de veiller au paiement des contributions. Lorsque cet homme est assez bien escorté pour se faire obéir, qu'il ne cherche pas uniquement sa fortune, et que le propriétaire connaît assez ses intérêts pour n'en pas faire l'instrument de ses vexations, il est utile aux villages, parce que les querelles sont plus facilement apaisées, et que la police étant mieux observée, les fellâhs se livrent entièrement à la culture.

Les fellâhs étant cultivateurs et propriétaires, ont plus de sujets de querelles que les Arabes: leurs cheiks n'ayant d'autorité réelle que dans leur famille, il n'existe aucune puissance municipale centrale; si l'un d'eux ne prend pas de prépondérance, si les mukhtesims ne s'accordent pas pour entretenir un kaimakan avec une force armée imposante, l'anarchie s'empare du village, et chaque famille veut venger elle-même ses querelles. Le besoin de s'occuper de la culture des terres les force cependant à des accommodemens; ils cherchent des arbitres ou des juges; mais il n'existe aucune force chargée de faire exécuter ces arrêts. Souvent l'une des parties qui se croit lésée par le jugement s'y soustrait, à moins que quelque homme puissant ne la force à s'y soumettre.

Les kadis, établis dans chaque province pour juger les différends, d'après le Koran, n'ont qu'un faible ascendant d'opinion. On ne s'adresse à eux que pour quelques affaires générales entre plusieurs villages, et pour des discussions d'intérêt où il faut présenter des pièces judiciaires. Les mukhtesims, qui trouvent plus convenable à leurs intérêts d'être juges dans leurs villages; les cheiks arabes qui veulent conserver leurs juridictions, ont écarté les affaires de ces kadis. Les mameloucks ont achevé de les neutraliser et de leur ôter toute considération. Leur avilissement contraint les fellâhs à s'adresser, pour terminer leurs querelles, à des arbitres assez forts pour faire exécuter leurs décisions: ils choisissent les principaux cheiks de leur village ou des villages voisins, des cheiks arabes, leurs propriétaires, ou le kiachef ou bey, gouverneur de la province.

Ces querelles interrompent quelquefois les cultures et les travaux nécessaires à l'irrigation: chacun cherche à piller ou à assassiner un de ses ennemis. On ne poursuit pas le coupable, qui souvent reste inconnu, mais toute la famille en devient responsable, et alors elle entraîne dans sa querelle ses alliés, des villages entiers, et jusqu'aux grandes ligues elles-mêmes; de là des guerres qu'un médiateur puissant a seul la faculté de terminer.

Le gouvernement n'étant pas toujours assez fort pour prévenir et réprimer les attaques auxquelles les villages sont continuellement exposés de la part des Arabes, ou les guerres qui naissent des haines de familles, a dû permettre le port d'armes. Les fellâhs ont, autant que leurs moyens le leur permettent, de mauvais fusils à mèches, des poignards, des sabres, des lances, des bâtons. Lorsqu'ils se croient assez forts pour se libérer du droit de protection qu'ils paient aux Arabes, ils vont en armes labourer ou faire leur récolte. La monture exclusive des cheiks, une jument arabe, est toujours pour eux, lorsqu'ils visitent leurs champs, l'instrument du combat ou de leur fuite. Chaque village établit des gardes pour veiller à la conservation des digues pendant l'inondation. Lorsque la crue du Nil est faible, ils se disputent l'eau. Des enclos flanqués de petites tours crénelées placés vers les puits éloignés des villages servent à défendre leurs troupeaux lorsque l'ennemi paraît.[10]

Les villages, presque tous entourés de murs de terre crénelés, sont autant de citadelles où les fellâhs se retirent avec leurs bestiaux et se défendent, s'ils ne sont pas assez forts en cavalerie pour tenir la campagne. Ces fortifications sont considérées comme presque imprenables par les Arabes et les fellâhs, qui n'ont point d'artillerie et fort peu d'armes à feu. Les mameloucks même évitaient de les attaquer lorsqu'ils pouvaient les soumettre par la douceur ou par la trahison.

Leurs guerres ne sont que des rencontres partielles; ce sont plutôt des assassinats que des combats. Le sang doit être vengé par le sang d'un ennemi, et ces hostilités seraient interminables si le gouvernement, les propriétaires ou les cheiks arabes puissans n'intervenaient pas comme médiateurs armés, et si l'usage du rachat du sang, en faisant payer des amendes aux deux partis, et des indemnités pour les familles qui ont perdu le plus d'hommes, ne suspendait pas les haines éternelles de famille à famille.[11]

Cet état de guerre presque continuel, ces alliances, ces ligues générales, habituent les fellâhs à résister aux vexations de leurs propriétaires et du gouvernement, lorsque des circonstances s'opposent à l'envoi de forces suffisantes. De là des révoltes très fréquentes dans certaines provinces, et particulièrement dans celles où les Arabes sont nombreux.

On pourrait difficilement imaginer des hommes plus malheureux que les fellâhs d'Égypte, s'ils connaissaient un terme de comparaison, si leur caractère et leurs préjugés religieux ne les portaient pas à la résignation, et s'ils n'étaient pas persuadés que le cultivateur ne doit pas jouir d'un meilleur sort. Ce n'est pas assez qu'ils paient au gouvernement et aux mukhtesims la plus grande partie du produit de leurs récoltes, qu'ils soient employés gratuitement à la culture des terres d'oussieh, que leurs mukhtesims aggravent tous les jours les droits qu'ils en tirent, les commandans de province exigent encore d'eux la nourriture de leurs troupes, des présens, et toute espèce de droits arbitraires dont les noms ajoutent l'ironie à la vexation, tels que raf el medzalim, le rachat de la tyrannie, etc. C'est peu que la justice soit nulle ou mal administrée; qu'ils doivent payer pour l'obtenir; que, ne le pouvant pas, et se la rendant eux-mêmes, ils soient obligés d'acquitter des amendes; que la fuite même puisse difficilement les soustraire à ces vexations, il faut encore, pour les achever, que les Arabes dont ils sont entourés les forcent à payer leur protection contre les autres tribus, protection nulle en effet, puisque, malgré cela, ils n'en partagent pas moins les dépouilles et les récoltes de leurs protégés; et lorsque le gouvernement poursuit les Arabes, les pertes et les punitions retombent encore sur les pauvres fellâhs, qu'ils ont contraints de s'attacher à leur sort.

On doit attribuer à cet état misérable l'indolence générale des fellâhs, leur sobriété, leur dégoût pour toute espèce de jouissance, et l'habitude d'enterrer l'argent, qui leur est commune avec toutes les classes. Certains d'attirer sur eux, par une apparence de bien-être, l'attention, et des avanies quelquefois plus fortes que leurs moyens, ils ont le plus grand soin de cacher ce qu'ils possèdent. Bien différens des fermiers d'Europe, qui mettent leurs plus beaux vêtemens lorsqu'ils vont chez leurs propriétaires, les fellâhs ont soin de se couvrir de haillons lorsqu'ils doivent paraître devant les leurs.

DES HABITANS DES VILLES, DES MAMELOUCKS ET DE LEUR GOUVERNEMENT.

La population des villes est un mélange de plusieurs races, d'origine, de mœurs et de religions très différentes. On y distingue particulièrement les artisans, les commerçans, tous diversifiés par leur pays et leur croyance; les propriétaires qui vivent de leur revenu; les chefs de la religion, et les militaires chefs du gouvernement.

Les habitans des grandes villes n'appartiennent pas, comme les fellâhs, à des seigneurs; ils possèdent leurs maisons, leurs jardins, etc., et ont la faculté de les vendre. Ces villes, peu nombreuses, sont le Caire, Damiette, Rosette et Alexandrie; Tenta est bien à peu près dans ce cas, mais c'est parce que son territoire appartient à une mosquée. D'autres villes n'ont pas de propriétaires, mais leurs revenus sont affectés aux gouverneurs des provinces.[12]

La distinction par famille se retrouve encore dans les villes; l'exercice des arts et métiers est héréditaire, le fils imite les procédés de son père et ne les perfectionne pas. Si plusieurs familles d'une même religion exercent un même métier, elles forment une corporation qui choisit pour chef le plus riche et le plus considéré entre les anciens; elles habitent un même quartier.

Les commerçans forment aussi des corporations, selon leur pays, leur genre de commerce et leur culte: chacune, au Caire, a ses chefs, ses magasins et ses quartiers particuliers. Tout est corporation dans les villes d'Égypte, depuis celle des orfèvres jusqu'à celle des porteurs d'eau, des âniers, et presque celle des voleurs[13]; le chef de la corporation est chargé de la surveillance de tous les individus, et répond d'eux aux chefs de la police. La seule classe qui ne forme pas corporation est celle des domestiques, qui est très nombreuse; ils dépendent des maîtres qu'ils servent. Les mameloucks et les mukhtesims choisissent surtout pour domestiques des fellâhs de leur village. Plusieurs, après avoir fait une espèce de fortune, non par l'économie de leurs gages, car ils sont peu payés, mais par les rétributions qu'ils exigent de tous ceux qui ont besoin de parler à leurs maîtres, obtiennent la permission de s'établir au Caire, et leur famille entre dans la classe des artisans ou des marchands. Quelquefois même ils se fixent dans les villages lorsqu'ils ont assez bien profité de la faveur de leurs maîtres, pour en obtenir le don de quelques portions de terre.

Chaque religion ou secte a son quartier séparé et son chef; elle en a plusieurs lorsqu'elle est suivie par plusieurs familles qui exercent divers métiers. Les Cophtes sont la classe la plus nombreuse de chrétiens établis en Égypte; la plus grande partie habitent les villes, où ils sont principalement chargés de la perception des contributions, et de gérer les biens particuliers des chefs du pays; seuls lettrés, et habitués à ce genre de travail, ils se sont rendus nécessaires. Plusieurs exercent dans les villes des métiers, tels que celui de maçon, menuisier, etc. D'autres habitent les villages, notamment dans la Haute-Égypte, et y cultivent les terres. Ils y sont peu distingués des autres fellâhs. Les chrétiens de Syrie établis en Égypte, font le commerce avec leur pays, et se chargent de quelques entreprises de finances. Les Grecs, dont la plupart commercent avec leur pays, exercent aussi quelques arts et fournissent des matelots. Les Juifs sont particulièrement serafs ou compteurs et changeurs de monnaies. Quelques uns sont orfèvres, fripiers ou serruriers; les préjugés qu'on a contre cette nation produisent les mêmes effets dans tous les pays. Les négocians européens établis en Égypte sont tous compris sous la dénomination de Francs; ils ont leur quartier particulier au Caire, et jouissent de quelques priviléges, quoique exposés à une foule de vexations.

Les commerçans et artisans de tous les cultes ne sont pas beaucoup plus heureux que les fellâhs: un gouvernement destructif et tyrannique pèse sur eux. Les droits multipliés sous diverses formes leur enlèvent une partie de leurs gains, et des avanies les font retomber dans la misère aussitôt que leur aisance est reconnue.

Les ministres de la religion musulmane et de la justice, forment une classe intermédiaire, composée d'individus des classes inférieures, mais qui participent au gouvernement, parce qu'ils sont chargés du dépôt des lois et qu'ils ont de l'influence sur l'opinion.

L'expression vague des préceptes du Koran, seules lois écrites dans les pays musulmans, laisse aux docteurs une grande latitude pour les interprétations, et bien des moyens d'augmenter leur autorité. Quoique cette religion ait peu de dogmes, le fanatisme qu'elle inspire est un instrument que les prêtres savent employer avec succès.

Toutes les classes d'habitans sont admises à embrasser cette carrière[14]; la première éducation se borne à apprendre et à réciter quelques passages du Koran, ensuite à lire et à écrire. Ceux dont les vues s'étendent plus loin, se perfectionnent dans la lecture et l'écriture, et étudient les commentaires du Koran, qui ont été faits par la secte qu'ils embrassent. Voilà toute la science nécessaire pour être admis; la plupart des imans et des servans des mosquées n'en savent pas davantage. La soumission aux chefs de la religion, des pratiques religieuses, l'art d'en imposer par des formes extérieures et l'affectation d'un langage plein de maximes, leur frayent la route aux premiers emplois. On remarque chez les principaux chefs de la religion, nommés cheiks de la loi, l'astuce commune à tous les prêtres, qui, pour mieux dominer, cherchent à s'emparer de l'esprit des hommes. Leur conversation est remplie de belles sentences morales, et de grandes images poétiques qu'ils pillent dans les livres arabes; c'est tout leur savoir: on ne doit pas chercher en eux d'autres connaissances sur la politique, les sciences, etc.; ils n'en soupçonnent pas plus l'existence que l'utilité.

Sous l'humble titre de fakir (pauvre) et de distributeurs des aumônes, ils jouissent de revenus considérables, affectés à l'entretien des mosquées et aux fondations pieuses. Ces revenus sont ceux de villages et de terres qui ont été successivement donnés aux fondations religieuses, par les souverains de l'Égypte et les particuliers; ils proviennent aussi de certains droits sur les consommations, etc., etc. Une autre cause a contribué à augmenter ces revenus. Les propriétaires craignant qu'après leur mort le gouvernement ne s'emparât de leurs possessions, et voulant les assurer à leurs enfans, en font hommage à des mosquées, sous la réserve de rentes qui doivent être payées à leur postérité: on nomme ces fondations risaks.

Les cheiks ont une grande influence morale sur le peuple. Les gouvernans les plus despotiques se sont toujours crus obligés de les respecter. Mahomet imprima dans l'esprit de ses disciples l'opinion que le Koran contenait tous les préceptes religieux et sociaux; les interprètes et les commentateurs de ce livre, devenus chefs de secte, l'ont transmise à leurs successeurs, et les mêmes études portent simultanément aux places de jurisprudence et religieuses; les mêmes individus passent de l'une à l'autre sans difficulté, quelquefois même les exercent ensemble; elles donnent toutes deux le titre d'uléma.

Lorsque les Turcs firent la conquête de l'Égypte et en organisèrent le gouvernement, ils ne voulurent pas laisser aux Égyptiens les emplois de judicature; la Porte nommait chaque année au Caire un grand-kadi, et des kadis secondaires qui en dépendaient dans chaque province: ces emplois s'achetaient à Constantinople. Bonaparte rendit aux Égyptiens le droit de se juger; les grands cheiks lui proposèrent des candidats; pour supprimer la vénalité de la justice, il défendit les présens et fixa les émolumens des juges.

Il existe au Caire deux familles qui jouissent de la considération attachée aux descendans directs du Prophète, dont les chefs occupent des places héréditaires, auxquels sont alloués de grands revenus. Le cheik El-Bekry, descendant d'Aboubekr, est cheik des cheiks de la religion; et le cheik Saadat, qui compte dans ses ancêtres Ali, gendre, et Fathmah, fille de Mahomet, ainsi que les califes Fathmites, est chef de la mosquée d'Hassan, fils d'Ali.

Beaucoup de familles de chérifs, ou descendans éloignés de Mahomet, qui sont originaires des villes de l'Hedjas et de l'Yemen, et qui y conservent des relations, forment aussi une classe un peu distinguée du reste des habitans; elles s'adonnent au commerce ou à la culture. Plusieurs villages sont entièrement habités par quelques unes d'elles, principalement ceux dont les revenus sont affectés à des fondations pieuses; elles jouissent d'une certaine considération, et sont moins dégradées que les autres fellâhs. On ne doit pas confondre ces chérifs avec ceux qui, par des alliances plus ou moins anciennes, ont acquis le droit d'en prendre le titre et de porter le turban vert.

La classe des propriétaires vivant dans les villes du produit de leurs villages, est composée particulièrement des descendans[15] des officiers turcs qui conquirent l'Égypte sous Sélim II, et des mameloucks qui partagèrent avec eux le gouvernement. Ces officiers avaient obtenu la concession d'une grande partie des villages; ils recevaient la plus forte portion de leurs revenus, comme appointemens, et pour l'entretien des soldats qu'ils devaient toujours être prêts à conduire à la défense de l'État. Ils tenaient ces villages sous des conditions analogues aux Tuiariots du reste de la Turquie et à la suzeraineté des temps féodaux; ils étaient aussi chargés de la perception des droits réservés par le grand-seigneur, qu'on regardait comme seul propriétaire des terres, et qui pouvait en disposer après la mort de celui qui en avait la jouissance. Ses héritiers demandaient ou plutôt achetaient du pacha de nouveaux titres de propriété. La corruption du gouvernement rendit les héritages plus faciles; les femmes obtinrent des villages de leurs maris, et purent les transmettre à leurs enfans et à leurs esclaves.

Ces propriétaires composaient les différens corps de milice, les Ingcharichs ou janissaires, les Odjaklis, les Assabs, etc., chargés de la défense de l'Égypte. Nous ne rappellerons pas que les chefs de ces milices, divisés par l'ambition, se sont entourés d'esclaves dont ils ne suspectaient pas la fidélité. Nous n'examinerons pas l'influence que les usages sur l'adoption des esclaves ont eue dans toutes les affaires politiques; comment la race turque a diminué, tandis que les mameloucks croissaient en nombre et en puissance: comment les mameloucks, surtout depuis Ali-Bey, se sont successivement emparés, par la terreur et par des alliances, de la plus grande partie des villages: ces considérations sont du ressort de l'histoire. À l'arrivée des Français, la classe des anciens propriétaires était réduite à un petit nombre d'hommes écrasés par les mameloucks, au point d'être obligés de recourir à la protection de quelques beys et même des cheiks arabes, pour obtenir de leurs fellâhs le paiement des revenus qui leur restaient sur des portions de village. S'estimant d'une classe supérieure à celle des artisans et des commerçans, ils végétaient dans les villes, et les mameloucks leur confiaient rarement des emplois subalternes.

Les mameloucks, dont l'organisation et la composition diffèrent totalement des institutions de l'Europe, ont été parfaitement peints par Volney, ainsi qu'une partie de leurs révolutions; je n'en donnerai qu'une idée générale.

C'est un phénomène très singulier que de voir à côté des Arabes, très attachés à la distinction des rangs transmise par leurs ancêtres, une classe nombreuse qui n'estime que l'homme acheté, dont les parens sont inconnus, et qui, de l'esclavage, s'est élevée aux premières dignités[16]. Cette opinion est aussi générale dans toute la Turquie, même à Constantinople, au centre du gouvernement qui a pour principe de conserver la race d'Osman, et où il existe des familles très anciennes et considérées. Cette opinion est-elle un hommage aux talens que l'homme parti du point le plus bas, a dû montrer pour parvenir? Tient-elle à ce caractère belliqueux qui fait préférer un jeune homme élevé pour la guerre loin de ses parens? Dans un gouvernement tout militaire, les chefs ont-ils pensé que des esclaves qui tiennent tout d'eux, qui n'ont aucune famille, et qui les regardent comme leur père, doivent être plus attachés à leurs personnes et moins dangereux dans les emplois de confiance, que ceux qui, ayant la facilité d'appuyer leur autorité de celle de leur famille, pourraient se former des partis et se rendre indépendans?

Dans un gouvernement militaire et féodal, cet usage de former des esclaves que l'on destine aux premiers emplois, pouvait seul parer aux dangers de l'agrandissement des familles principales. Lorsque l'Europe gémissait sous le régime féodal, les possesseurs de grands fiefs disputaient l'autorité entre eux, ainsi qu'aux rois et empereurs; l'anarchie des États était complète. C'est peut-être cette politique qui a prolongé l'existence des descendans d'Osman; quelques esclaves élevés à des pachalics ont visé à l'indépendance, mais ils ont eu rarement une postérité qui pût suivre leur exemple, et après leur mort tout rentrait dans le devoir. Aucune grande famille n'a pu s'élever assez pour disputer le gouvernement à la famille régnante, ni faire une scission dans l'empire: l'Égypte est la seule province que l'éloignement et l'organisation de son gouvernement aient disposée à former une exception. Le gouvernement ottoman a été plus sage à Constantinople que les chefs de l'Égypte: les janissaires ont souvent déposé des sultans, mais aucun de leurs chefs n'a pu se rendre indépendant; et, par principe, on a toujours écrasé ou appauvri les grandes familles qui auraient pu profiter de leur influence. Le gouvernement a sans cesse évité le danger d'avoir auprès de lui un corps armé toujours avide de pouvoir, disposé à s'en emparer, et qui pouvait servir d'instrument a des ambitieux.

Des mameloucks, que les califes fathmites avaient achetés pour former leur garde, finirent par s'emparer du gouvernement: les chefs transmirent leur puissance à leurs descendans, mais ceux de Salah-ed-din s'amollirent, augmentèrent, comme les califes, le nombre et la puissance de leurs mameloucks, et furent également supplantés. Les mameloucks n'eurent plus alors de chefs héréditaires: la force ou le choix décida de celui qui prendrait le commandement; sa mort amenait de nouvelles querelles, et les partis s'accordaient pour un même choix, ou se partageaient l'Égypte.

Sélim II saisit, pour les attaquer, le moment de ces dissensions, et admit l'un des partis à partager le gouvernement: ces mameloucks conservèrent une existence politique, et firent partie des corps de milice: des beys, choisis entre eux par les chefs de ces corps et le pacha, étaient chargés de la police des provinces, et admis aux délibérations du divan, qui servait de contre-poids à l'autorité du pacha. Les grands officiers du gouvernement, voulant augmenter leur puissance, achetèrent des mameloucks. Ibrahim-Kiaya, qui en possédait le plus grand nombre, et qui sut s'attacher les propriétaires des autres, s'en servit pour s'élever, se fit craindre et gouverna l'Égypte. Après sa mort, les beys, qu'il avait accoutumés à l'exercice de l'autorité, voulurent en jouir; Ali-Bey, supérieur en talens et en caractère à tous les autres, devint chef, et se rendit indépendant. La Porte rétablit bien un pacha, mais les mameloucks, habitués à régner sur l'Égypte, ne lui laissèrent que l'apparence de l'autorité.

Tous les mameloucks achetés par un chef, ou même par un de ses affranchis, sont regardés comme de sa famille et lui donnent le nom de père; c'est ce qui forme les grandes distinctions du corps des mameloucks. Ceux qui parviennent à jouer un rôle à leur tête, et qui y restent assez long-temps pour acheter beaucoup d'esclaves et pour les avancer, deviennent chefs de maison.[17]

Les affranchis et les esclaves d'un même maître se regardent comme frères; mais, à la mort de leur maître, les principaux sont souvent divisés d'intérêts, la faveur qu'ils ont eue de son vivant déterminant leur richesse et leur pouvoir. Celui qui en a le plus acquiert la plus grande influence, et ceux de ses frères qui ne peuvent pas lui disputer l'autorité le reconnaissent pour chef. Si plusieurs sont égaux en force, ils se font la guerre jusqu'à ce que l'un des deux succombe, ou qu'ils s'accordent par le partage de l'autorité.

Tous les mameloucks actuels sont de la maison d'Ibrahim-Kiaya; Ali-Bey, et Mohamed-Bey Aboudahab se disputèrent l'autorité, et l'exercèrent successivement. La maison d'Ali-Bey existe encore dans les mameloucks d'Hassan-Bey et d'Osman-Bey Hassan, qui, à l'arrivée des Français, étaient réfugiés dans le Saïd. Ibrahim-Bey et Mourâd-Bey, principaux esclaves de Mohamed-Bey Aboudahab, avaient fini leur longue querelle par gouverner ensemble l'Égypte; ils ont formé depuis deux maisons.

Des marchands turcs amènent des esclaves de Constantinople en Égypte: on les choisit depuis six jusqu'à seize et dix-sept ans[18]. Achetés par les beys, par les kiachefs et les mukhtesims, ils sont, pendant leur enfance, employés au service personnel; leur éducation est toute militaire, c'est elle qui leur donne l'adresse, la force et la souplesse qui les distinguent dans les exercices du corps, l'équitation et le maniement des armes: devenus assez forts et assez exercés, ils montent à cheval; c'est alors qu'ils sont employés dans les expéditions, et que, suivant le degré d'affection qu'ils inspirent, on les attache à la garde plus particulière de leur maître.

Lorsque, pour récompenser leurs services, leur maître les affranchit, ils quittent sa maison, reçoivent de lui des propriétés, souvent même il les marie à l'une de ses esclaves; ils ont alors le droit d'acheter des mameloucks, et cessent d'être employés au service intérieur; mais ils sont toujours prêts à obéir à leur maître, et le suivent à la guerre. La permission de laisser croître leur barbe est le signe extérieur de leur liberté. Quoique le nombre des kiachefs fût fixé, et que le corps des beys dût les choisir sous la confirmation du pacha, ceux qui avaient de l'influence nommaient leurs créatures, et les faisaient reconnaître par les autres. Les vingt-quatre beys étaient choisis parmi les kiachefs; lorsqu'une de ces places était vacante, ils en proposaient un au pacha, qui le confirmait; dans les derniers temps c'était une simple formalité, et le chef de maison le plus puissant nommait des beys de sa famille. Mourâd et Ibrahim, lorsqu'ils partagèrent le gouvernement, s'accordèrent pour avoir un nombre à peu près égal de beys.

Une grande carrière est donc toujours ouverte à l'ambition des mameloucks: d'esclaves ils peuvent devenir beys, chefs de maison, et même souverains de l'Égypte. Leurs moyens de parvenir sont l'attachement, le zèle et l'obéissance; la force et l'adresse dans les exercices militaires, la bravoure dans les combats; ils obtiennent ainsi la faveur de leur maître: des richesses et la liberté. Devenus kiachefs, ils peuvent obtenir des commandemens de provinces ou des expéditions, dans lesquelles ils pressurent les fellâhs et les Arabes: ils accumulent alors l'argent nécessaire pour acheter et entretenir un grand nombre d'esclaves. La considération qu'ils ont acquise, la crainte qu'inspire une force militaire imposante, et les richesses, les conduisent ensuite aux premiers emplois.

Les guerres entre les mameloucks des différentes maisons, dont les chefs se disputaient le gouvernement, entraînaient la chute d'un parti, qui se retirait dans la Haute-Égypte. Les vaincus étaient proscrits, leurs biens confisqués[19], et leurs beys étaient remplacés au divan par des kiachefs du parti victorieux, qu'on nommait beys à leur place. Le chef de la maison dominante, outre ce qu'il possédait par lui-même, devenait de cette manière possesseur d'une grande partie des villages de ses adversaires; il en obtenait encore par des concessions qu'il forçait les mukhtesims à lui faire, et par la succession des gens de sa maison qui mouraient sans héritiers. Il se servait de toutes ses propriétés pour augmenter ses propres revenus, pour enrichir ses créatures, et pour rendre sa maison plus puissante.

Les beys et les kiachefs recevaient chaque année le gouvernement de quelque province ou arrondissement. Ils y allaient faire une tournée pour forcer le paiement des impositions dues au gouvernement et aux mukhtesims, soumettre les Arabes et maintenir la police; mais leur intérêt propre les occupait bien davantage que les affaires publiques; ils s'appliquaient à percevoir les droits qui leur étaient alloués, saisissaient toutes les occasions de faire des avanies ou d'ordonner des amendes, forçaient les Arabes à leur offrir des présens, et nourrissaient leurs troupes aux dépens des villages.

Outre les mameloucks, tous à cheval, les beys et le gouvernement entretenaient quelques gardes à pied, etc. Fidèle à la politique turque de donner rarement une autorité militaire aux hommes du pays, cette infanterie, peu nombreuse, n'était pas composée d'Égyptiens, mais d'hommes de la partie occidentale de la Barbarie et d'Albanais. Ils étaient chargés en sous-ordre des mameloucks, de la garde des villes et de la police des villages des beys qui les avaient à leur solde.

Le pacha, envoyé de Constantinople, était bien censé le chef du gouvernement de l'Égypte; mais les beys, maîtres de toute l'autorité, ne lui laissaient que les marques honorables de sa place[20]. Je me dispenserai donc d'en parler, ainsi que des autres officiers et des effendis, envoyés par la Porte pour régler des comptes, que les beys faisaient toujours arranger de manière qu'on n'eût rien à envoyer à Constantinople.

Les revenus des mameloucks se composaient de ceux qui leur étaient particuliers et de ceux du gouvernement.

Les revenus particuliers étaient ceux des villages qui appartenaient aux beys, kiachefs et mameloucks comme mukhtesims; les différens droits qu'ils percevaient dans leur commandement, les avanies, les amendes, les présens qu'ils exigeaient. Les Cophtes ont toujours eu l'adresse de se rendre nécessaires; chaque bey, chaque mukhtesim en employait un par village, qui tenait les rôles de contributions et les percevait en son nom. Le bey propriétaire de plusieurs villages, avait un Cophte supérieur aux autres, qui était à la fois son intendant et son secrétaire. Ce dernier se dédommageait sur les subalternes et sur les fellâhs des humiliations qu'il devait supporter.

Les revenus publics se composaient du miry ou impôt territorial, que les mukhtesims percevaient et versaient entre les mains d'effendis envoyés de Constantinople, mais obligés d'obéir aux beys; des douanes; des droits sur le commerce intérieur; de la ferme de certaines exploitations; de la capitation des chrétiens, etc. Ces divers droits, à l'arrivée des Français, étaient affermés, les douanes à des chrétiens de Syrie, les droits intérieurs à des négocians musulmans, les exploitations et le commerce du natron et du séné à des Francs, etc., etc. Ces revenus publics étaient affectés aux dépenses du gouvernement. L'excédant devait être envoyé à Constantinople; mais les beys principaux en disposaient.

Après la conquête de l'Égypte, le gouvernement français devint propriétaire des villages qui appartenaient aux mameloucks et à des mukhtesims émigrés; il en perçut les revenus, ainsi que ceux des oussiehs, et se fit payer le miry. On ordonna un enregistrement des propriétaires de villages, pour constater les droits des mukhtesims qui étaient encore en Égypte. Les Cophtes étaient seuls instruits du mode de perception et du produit des contributions territoriales; on dut continuer à les employer. Les douanes et les autres contributions indirectes furent organisées. L'histoire générale de l'expédition fera connaître plus en détail ce que les Français ont fait pour une organisation des finances, également conforme au bien du peuple et aux intérêts du gouvernement.

L'évaluation des revenus que les mameloucks tiraient de l'Égypte, entraînerait à des détails que ne comportent pas ces considérations générales. On croit assez communément qu'elle leur produisait, de revenus publics et particuliers, trente-cinq à quarante millions. Ils ont varié chaque année sous les Français, selon les circonstances de la guerre; mais on peut les évaluer à vingt ou vingt-cinq millions. La raison de cette différence de produit est que, pendant la guerre, la douane et les contributions indirectes rapportaient fort peu; que les mameloucks qui surveillaient directement l'exploitation de leurs villages, et particulièrement celle de leurs oussiehs, en retiraient plus que les Français ne le pouvaient alors; enfin, qu'on avait supprimé les avanies, amendes et autres vexations qui rapportaient beaucoup aux beys.

Les Français n'ont pu recueillir aucun renseignement certain sur la population. Les Musulmans ont pris des Juifs une répugnance superstitieuse pour les dénombremens: à cet obstacle se joignait encore l'inquiétude des habitans pour le motif de pareilles recherches. N'imaginant pas qu'on pût avoir d'autre but que d'obtenir de l'argent, ils pensaient que les Français cherchaient à savoir leur nombre, pour leur imposer une capitation. Ils ne tiennent aucun registre des naissances et des morts; c'est avec beaucoup de peine que, dans quelques villes, on a obtenu la déclaration du nombre de ces derniers, et long-temps après celle des naissances; mais elles n'ont jamais été bien exactes. Les états recueillis par le citoyen Desgenettes sont les seules bases qu'on ait pu se procurer.

Si les mameloucks laissent peu de postérité, il n'en est pas de même des autres habitans, principalement des fellâhs. Quoique un petit nombre soient assez riches pour profiter de la loi qui autorise la polygamie, et que les femmes y passent très vite, ils ont tous beaucoup d'enfans; sans cette fécondité, les grandes pestes affaibliraient beaucoup l'Égypte. N'ayant aucun renseignement sur celle des campagnes, on ne peut l'estimer; cependant il paraît qu'on peut porter celle de toute l'Égypte à environ deux millions cinq cent mille habitans, ou à plus de trois millions, compris la ville du Caire, qui en a deux cent cinquante à trois cent mille.

RÉSUMÉ DE L'ÉTAT SOCIAL DES PEUPLES DE L'ÉGYPTE.

Depuis l'Arabe Bédouin jusqu'aux chefs du gouvernement, la force et les richesses sont la seule route qui conduise au pouvoir, et dès-lors l'unique objet de l'ambition. Tous sont peu délicats sur les moyens d'acquérir des trésors; tous cherchent à s'attacher des hommes qui leur soient dévoués, et dont ils puissent employer utilement le courage et l'adresse. Les beys et les mukhtesims achètent des esclaves blancs et quelques noirs; les cheiks arabes achètent des Nègres. Chacun s'entoure d'une milice plus ou moins redoutable. Se croit-il assez fort, il lutte et fait la guerre avec ses concurrens ou ses oppresseurs. Lorsqu'il n'existe pas dans le gouvernement une puissance capable d'imposer à toutes ces forces divisées, l'anarchie est complète; l'esprit de faction et les haines héréditaires se joignent aux querelles qui naissent journellement. Le cultivateur est presque toujours entraîné dans ces querelles; il en a aussi de personnelles, mais de quelque manière qu'elles se terminent, le produit de ses récoltes sert toujours à nourrir les combattans; il doit payer les profusions des chefs pour augmenter leur pouvoir: il n'est que le misérable instrument de leurs jouissances. Régi plutôt par les caprices des hommes puissans que par des lois fixes, il ne sait à qui du gouvernement de Constantinople, des beys, des mukhtesims ou des cheiks arabes il doit obéir. Obligé de les satisfaire tous, il exécute d'abord les ordres de celui dont, pour le moment, il redoute la vengeance; de là l'usage de mettre chaque année des troupes en campagne pour percevoir les contributions.

Les qualités morales et l'instruction ne conduisent à aucun emploi; elles ne procurent qu'une très faible considération, et nulle richesse; rien n'invite donc à les cultiver. La seule étude est celle de la dissimulation, cette arme de la faiblesse ambitieuse; elle est autant le partage de toutes les classes du peuple que la base de la conduite du gouvernement.

Des lois vagues, la vénalité des juges, l'absence d'une force spécialement destinée à poursuivre et à punir les coupables, les refuges qui leur sont toujours ouverts par l'hospitalité, déterminent le gouvernement à punir une famille, une corporation, un village, pour la faute d'un seul homme, souvent fugitif, plus souvent inconnu; il adopte ainsi l'usage des Arabes, d'étendre les vengeances personnelles à des familles entières: il reconnaît le territoire de chaque tribu pour exiger d'elle la restitution ou le paiement des vols qui s'y commettent. Dans un gouvernement mal organisé, cette méthode de punir une classe entière des fautes d'un seul homme, a du moins l'avantage d'intéresser tous les individus à se surveiller réciproquement. Les asiles sont une ressource que tous les habitans se procurent mutuellement contre l'oppression. Ce n'est pas par esprit d'ordre et de justice que les gouvernans, peu susceptibles de ces sentimens moraux, poursuivent le coupable, et cherchent à terminer les querelles; mais c'est que la culture, les récoltes et le paiement des contributions en souffrent; et que les accommodemens leur procurent toujours des présens ou des amendes.

Le peuple égyptien a été soumis dans presque tous les temps, a des conquérans étrangers dont il a successivement détesté le joug. Toujours prompt à se livrer aux apparences du succès, mais en proie aux haines, aux jalousies, effets de sa division en classes distinctes, jamais un concours simultané d'efforts n'exista pour briser ses chaînes; les soulèvemens partiels furent toujours sévèrement réprimés: il conserve encore le même esprit d'inquiétude. Le gouvernement des Osmanlis est celui qu'il déteste le plus; cette aversion est continuellement excitée par les mameloucks et les Arabes, dont l'esprit domine en Égypte: elle a sans doute contribué, malgré le fanatisme religieux, à l'attacher aux Français.

Les élémens de la société s'opposent, en Égypte, à toute espèce d'améliorations; aucun changement utile ne peut être opéré que par des étrangers appelés au gouvernement. Les Français se sont trouvés dans cette position; mais outre les difficultés d'un établissement, et celles qui naissent de l'état de guerre, combien d'obstacles moraux n'avaient-ils pas à surmonter? L'attachement aux anciens usages, l'orgueil de la superstition, et l'ignorance qui repousse toute idée nouvelle, la différence de langage et de culte, les mœurs et l'état social des différentes classes, etc., etc. Il fallait organiser la justice, établir des autorités municipales, une police générale et une administration uniquement occupées du bien public; effacer les distinctions politiques et religieuses, habituer les hommes de cultes différens à obéir aux mêmes lois, changer la nature des propriétés territoriales et l'état des fellâhs; il fallait intéresser les cultivateurs à perfectionner leurs cultures, les artisans et les commerçans à étendre leurs spéculations, par la certitude de jouir du fruit de leurs travaux; il fallait détruire les Arabes errans, ou saper, par des institutions, leurs préjugés contre la vie sédentaire; il fallait enfin lier tous les intérêts particuliers à l'intérêt général, perfectionner le système des impositions, améliorer la distribution des eaux et l'irrigation, développer la culture des plantes coloniales, creuser des canaux de navigation, etc., etc. Alors l'Égypte se serait élevée au plus haut degré de prospérité. Mais il était nécessaire d'étudier parfaitement ce peuple, de détruire ses préjugés, d'attirer sur les législateurs l'amour, l'estime et la vénération qui seuls pouvaient leur donner une force morale suffisante pour établir et consolider de nouvelles institutions. Cela ne pouvait être effectué que successivement et avec beaucoup de lenteur. C'est au moment où les Français avaient acquis en partie ces connaissances et l'ascendant moral d'où dépendait le succès, qu'ils ont abandonné l'Égypte. La paix, qui procure la tranquillité à tous les autres peuples, n'est pas un bienfait pour les Égyptiens; elle les rejette au sein des troubles et des dissensions intestines; elle les replonge dans la barbarie.

L'orgueilleux musulman connaissait les peuples de l'Europe, seulement par l'horreur que des barbares fanatiques avaient inspirée à ses ancêtres; il ignorait ou se refusait à penser que ces mêmes peuples, affranchis de leurs préjugés, avaient fait des pas immenses dans la carrière de la civilisation; tandis que lui, dégradé par ses propres institutions, peut à peine se compter au nombre des peuples civilisés. Lors de l'expédition de Bonaparte en Égypte, on vit pour la première fois les sciences et les arts s'unir à la marche d'un conquérant. Les Égyptiens apprécièrent dès-lors la puissance des Européens, la douceur de leurs lois, et l'étendue de leurs lumières; leurs braves admirèrent les exploits des Français: tous reconnurent leur supériorité.

L'armée d'Orient laisse en Égypte de grands souvenirs et des regrets. Ces impressions sont un germe que l'avenir et les événemens feront éclore.

DE L'ÉGYPTE
APRÈS
LA BATAILLE D'HÉLIOPOLIS.

PREMIÈRE PARTIE.
DEPUIS LE MOIS DE FLORÉAL AN VIII, JUSQU'AU MOIS
DE BRUMAIRE AN IX.

CHAPITRE PREMIER.

SITUATION DE L'ARMÉE D'ORIENT, ET PROJETS DE KLÉBER AVANT SA MORT.

Après la bataille d'Héliopolis et le siége du Caire, l'armée se trouva dans la situation la plus brillante. Les troupes, bien habillées, bien nourries, et payées régulièrement, étaient satisfaites de leur sort. La mauvaise foi des Anglais, lors de la rupture du traité d'El-A'rych, avaient excité leur indignation; les Turcs n'étaient point pour elles des ennemis redoutables. Depuis le 18 brumaire, leur confiance dans le gouvernement ajoutait au désir de conserver une conquête dont elles sentaient toute l'importance, et qui leur plaisait depuis qu'elles y jouissaient de quelque agrément et supportaient moins de privations.

Les habitans, étonnés de voir le visir de la Porte (le plus grand personnage que leur ignorance leur permît de connaître) battu par les Français, étaient persuadés que tous les efforts des Turcs seraient désormais inutiles; ils regardaient l'Égypte comme la propriété de leurs nouveaux maîtres, et prenaient une grande confiance en eux. Ils avaient éprouvé dans plusieurs occasions combien leurs révoltes avaient été facilement dissipées par un petit nombre de troupes. Les charges de guerre auxquelles les rebelles avaient été imposés les avaient pour toujours dégoûtés de semblables soulèvemens. La paix avec Mourâd-Bey contribuait encore à maintenir les Égyptiens dans ces sentimens.

Les contributions extraordinaires imposées au Caire, en punition de la révolte, donnaient les moyens de payer l'arriéré, qui s'élevait alors à onze millions, y compris la solde, et d'attendre la saison où l'on perçoit les impositions ordinaires, pour fournir aux dépenses courantes. Les améliorations que l'état de guerre et les difficultés inséparables d'un nouvel établissement avaient empêché Bonaparte d'effectuer dans un pays où la langue, les mœurs, les usages, tout élevait des obstacles, Kléber pouvait les faire après la bataille d'Héliopolis; celles qu'il ordonna dans toutes les parties de l'administration apportèrent beaucoup d'économie dans les dépenses, diminuèrent les frais de perception, et mirent un frein à beaucoup de vexations et de dilapidations.

Le général Kléber voulant profiter des dispositions générales des habitans, fit sentir particulièrement aux Cophtes que s'ils avaient été armés pendant la révolte du Caire, leur quartier n'aurait pas été pillé par les Turcs, et qu'il était de leur intérêt de concourir, avec les Français, à la défense commune. Il les engagea à former un bataillon de cinq cents hommes, qu'il fit habiller à la française: il comptait l'augmenter autant que les circonstances le permettraient.

Cette formation d'un corps était un moyen de développer le goût du service militaire; mais il était encore plus avantageux d'engager les habitans du pays, chrétiens et musulmans, à s'enrôler dans les demi-brigades, où ils pouvaient prendre plus facilement le moral du soldat français. Kléber encouragea ces recrutemens. Ils réussirent dans la Haute-Égypte; la 21e demi-brigade fit, en très peu de temps, trois cents recrues, qui se formèrent assez vite. Les habitans de la Basse-Égypte y paraissaient moins disposés; cependant on aurait pu vaincre leur répugnance.

Les Grecs, d'un caractère plus belliqueux, se présentaient avec bien plus de zèle. Deux compagnies avaient déjà été formées précédemment par Bonaparte; celle qui se trouvait au Caire lors du siége s'était fort bien battue. Kléber forma une légion où l'on engagea beaucoup de Grecs nouvellement arrivés dans les ports: elle fut bientôt d'environ quinze cents hommes.

L'armée avait éprouvé beaucoup d'obstacles pour les transports dans les momens difficiles, parce qu'alors les Arabes qui louaient leurs chameaux s'éloignaient. Afin d'assurer ce service important, Kléber fit établir un parc de cinq cents chameaux toujours disponibles, et qu'on employait, en temps ordinaire, aux différens services; il ordonna une levée des chevaux et des chameaux nécessaires pour remonter la cavalerie et l'artillerie; il fit établir des ponts volans, pour faciliter les passages du Nil aux troupes qui auraient à marcher de la côte sur les frontières de Syrie, et ordonna des reconnaissances pour organiser des communications entre les divers postes occupés par l'armée.

Il arrêta, pour le Caire, un plan de travaux simples qui remplissaient deux objets importans; celui de contenir les habitans de cette grande ville, et celui de la clore, de manière qu'aucun parti ennemi ne pût s'y introduire. Il ordonna aussi les travaux nécessaires pour la défense des côtes.

Il établit un comité administratif composé de cinq membres, chefs des principales administrations, qui discutaient avec lui les améliorations que les circonstances rendaient possibles. Il arrêta beaucoup de dilapidations; ôta le moyen de spéculer sur le bien-être du soldat, et améliora le sort des troupes en faisant payer les rations de viande et de fourrage, et en mettant une partie de l'habillement au compte des corps.

La flotte turque, commandée par le capitan-pacha, avait paru, dans les premiers jours de prairial, devant Alexandrie. Kléber, ignorant si elle portait des troupes et méditait quelque débarquement, partit, dès qu'il en eut la nouvelle, avec une partie des troupes qui étaient au Caire, et donna des ordres pour réunir à Rahmaniëh celles du Delta. Il quitta le Caire le 14 prairial, apprit à Rahmaniëh que le capitan-pacha était seulement venu parader devant Alexandrie, afin d'entamer quelques négociations, défendit de recevoir à terre aucun parlementaire, et revint au Caire laissant dans le Delta, vis-à-vis Rahmaniëh, un camp volant de deux demi-brigades et de deux régimens de cavalerie disponibles, pour aller sur tous les points de la côte qui pourraient être menacés, ou sur la frontière de Syrie.

Le général Menou était arrivé au Caire à la fin de floréal; depuis six mois il avait l'ordre de s'y rendre, d'abord pour être employé aux négociations avec les Turcs, ensuite pour la campagne qui se préparait, et après la prise du Caire, afin d'y commander. Mais en écrivant toujours qu'il allait partir, qu'il ne désirait rien tant que de combattre, il était resté paisiblement à Rosette, jusqu'au moment où les Osmanlis sortis du Caire et rejetés dans le désert, on n'eut plus qu'à jouir d'une tranquillité due aux victoires de l'armée. Arrivé au Caire, il fit des difficultés pour en prendre le commandement: celui de la Haute-Égypte, où il paraissait désirer de voyager, lui fut offert; mêmes obstacles. Enfin, Kléber lui écrivit qu'après lui avoir offert les plus beaux commandemens, il ne lui restait plus qu'à lui offrir celui de l'armée; le général Menou choisit celui de la Haute-Égypte; mais il ne partit pas.

Lorsque le général Kléber partit pour Rahmaniëh, il écrivit au général Reynier, qui était en tournée dans le Kalioubëh, de venir au Caire pour en prendre le commandement et surveiller la Haute-Égypte ainsi que la frontière de Syrie, tandis que lui serait sur les côtes. L'exprès s'égara, et le général Reynier ne put arriver qu'après son départ. Pendant ce temps, le général Menou sollicita ce commandement: Kléber le lui accorda en lui recommandant de se concerter avec le général Reynier pour les dispositions de défense, s'il y avait quelque mouvement du côté de la Syrie. Ce dernier, de retour au Caire, lui donna tous les renseignemens qui pouvaient lui être nécessaires sur les fortifications, les troupes, les habitans et la police de cette ville, qu'il connaissait peu.

Kléber fut de retour le 21 de Rahmaniëh; le 23, il montra au général Reynier la note qu'il faisait écrire en réponse à une lettre que Morier, secrétaire de lord Elgin, lui avait envoyée de Jaffa. Il entra dans quelques détails sur la conduite qu'il devait tenir avec les Turcs, et dont il l'avait déjà entretenu plusieurs fois. Il voulait profiter de la rupture du traité d'El-A'rych et des arrangemens pris alors par les Anglais, à l'effet d'occuper Alexandrie, Damiette et Souez, pour exciter le ressentiment des Turcs contre eux; il voulait aussi éviter les communications avec les chefs de ces deux armées, en même temps qu'il tâcherait d'établir une correspondance directe avec Constantinople. Par ce moyen, il espérait correspondre avec le gouvernement français, et faire consentir les Turcs à la neutralité jusqu'à la paix générale. Un arrangement aurait donné à l'armée française l'assurance de n'être attaquée que par une expédition maritime, que les Anglais n'auraient sûrement pas tentée sans l'appui des Turcs; il aurait augmenté les ressources en rétablissant une partie du commerce.

CHAPITRE II.

ASSASSINAT DE KLÉBER.—LE GÉNÉRAL MENOU PREND LE COMMANDEMENT.—SA CONDUITE DANS LES PREMIERS TEMPS, ET JUSQU'EN FRUCTIDOR.

Le 25 prairial, le général Kléber, après avoir passé, dans l'île de Raoudah, la revue de la légion grecque, vint au Caire voir les réparations qu'on faisait à sa maison. Il se promenait sur la terrasse de son jardin avec le citoyen Protain, architecte, lorsqu'il fut frappé de plusieurs coups de poignard. L'assassin, arrivé au Caire à la fin de floréal, avait suivi Kléber depuis Gisëh, s'était introduit dans la maison avec les ouvriers, et avait saisi le moment où ce général, occupé de sa conversation, ne pouvait l'apercevoir. Les généraux se réunirent dès qu'ils apprirent cette nouvelle. On fit la recherche de l'assassin, qui fut arrêté bientôt après, et on l'interrogea.

Les cheiks et les agas de la ville avaient été mandés; on voulait examiner si cet attentat n'était pas lié à quelque conspiration plus étendue. Un aide-de-camp vint demander s'ils devaient être introduits. Le général Reynier, à qui il porta la parole, lui dit de s'adresser au général Menou, qui le lui renvoya, et il s'établit entre eux une discussion sur le commandement de l'armée.

Le général Menou protesta que ce commandement ne lui convenait pas; que n'ayant pas fait la guerre activement, il était moins connu des troupes que le général Reynier, et qu'il l'avait déjà refusé dans d'autres occasions; il prodigua sa parole d'honneur qu'il donnerait plutôt sa démission d'officier-général que de l'accepter, et que même, si on l'y forçait, il s'en servirait pour ordonner au général Reynier de le prendre. Ce général lui observa qu'en pareilles circonstances les lois ordonnaient au plus ancien de grade de prendre le commandement provisoire, en attendant les ordres du gouvernement, et que s'il désirait avoir le temps de faire ses réflexions avant d'accepter, il ne pouvait du moins se dispenser de donner des ordres en sa qualité de commandant du Caire; que quant à lui, il croyait ce commandement trop délicat pour s'en charger légèrement. Voyant qu'il ne se décidait pas, il le prit à part, renouvela ses observations, en ajoutant qu'une pareille discussion devait être renvoyée à un moment plus calme.

Le général Menou répéta encore qu'il ne pouvait prendre le commandement; qu'il n'avait pas fait la guerre, et n'était pas connu des soldats, peut-être prévenus contre lui par son changement de religion. Le général Reynier lui dit qu'il ne devait point regarder ce changement comme un obstacle; que même il le rendrait plus agréable aux habitans du pays; qu'enfin, tous les généraux, et lui en particulier, l'appuieraient de tous leurs moyens et de leurs conseils. Il l'invita à répondre au moins comme commandant du Caire, et se retourna du côté de l'aide-de-camp; la discussion finit alors. On continua de faire des informations sur l'assassinat, et, dès le lendemain, le général Menou prit le titre de commandant l'armée par intérim. Il nomma le général Reynier président de la commission chargée de juger l'assassin.

Après les funérailles de Kléber et l'exécution du coupable, le général Menou prit le titre de général en chef. L'armée le vit avec beaucoup de peine succéder à ses anciens chefs. Plusieurs corps élevèrent des murmures; mais les généraux les apaisèrent; ils espéraient que son habitude des affaires suffirait pour bien diriger l'administration du pays, et qu'au moment du danger ils pourraient l'aider de leur expérience.

Le général Menou chercha pendant les premiers jours à se concilier les esprits: généraux, administrateurs, il les accueillit tous, leur fit de fréquentes visites; il sembla même aller au-devant de leurs avis. Mais bientôt des traits d'animosité contre son prédécesseur, des tracasseries pour sa succession, commencèrent à dévoiler au moins sa maladresse. Les murmures de l'armée et les reproches adressés au général Reynier de l'avoir engagé à prendre le commandement, excitèrent sa jalousie, quoique la conduite franche de ce général fût bien propre à le rassurer sur les suites de cette rivalité.

Le commandement de l'Égypte pouvait procurer à la fois les plus brillantes réputations, celles de militaire, de législateur et d'administrateur. Pour se les assurer, il fallait être confirmé par le gouvernement, et effacer le souvenir de la gloire de Kléber. Des partis coloniste et anti-coloniste furent inventés. Le général Menou se mit à la tête au premier, et proclama l'engagement de conserver l'Égypte. On répandit en France l'opinion que les autres généraux formaient le second, et voulaient renouveler le traité d'El-A'rych[21]. À cette époque l'Osiris fut expédié secrètement.

Convaincu qu'il ne pouvait pas aspirer à une réputation militaire, le général Menou tourna ses vues vers la carrière administrative; il affecta de s'occuper de tous les détails, et cherchant à donner une grande idée de sa moralité et de sa probité, il cria fortement contre les dilapidations; il promit enfin de détruire tous les abus, et cependant Bonaparte et Kléber en avaient peu laissé subsister. Pressé de donner des espérances favorables de son administration, et d'y intéresser l'armée, il publia l'engagement de tenir toujours la solde au courant, avant d'avoir assez étudié les finances de l'Égypte, pour en assurer les moyens; il mit beaucoup d'ostentation à créer une commission chargée de surveiller la fabrication du pain. Lorsqu'il crut apercevoir qu'on lui obéissait avec moins de répugnance, il changea de genre de vie, devint moins accessible; entouré de liasses de papiers, il avait l'air de travailler beaucoup, mais les affaires les plus pressées restaient en souffrance.

Sous Bonaparte et sous Kléber, l'armée d'Orient n'avait qu'un même esprit; tous étaient unis par les mêmes dangers et les mêmes espérances: un nouveau chef créa un nouvel esprit. Aisément il aurait pu se concilier l'armée, secondé par tous les généraux, qui, pénétrés de la nécessité d'être unis, agissaient de cœur; pour lui, il préféra de se faire quelques partisans par des menées sourdes; mais leur développement fut long-temps couvert d'un voile que ses démarches ostensibles rendaient plus difficile à soulever.

CHAPITRE III.

ÉVÉNEMENS POLITIQUES.

La note que Kléber avait préparée pour accompagner le renvoi de la lettre de Morier, secrétaire de lord Elgin, n'était pas encore partie; le général Menou en adoucit quelques expressions, et l'expédia le 2 messidor, telle qu'elle a été imprimée dans les journaux.

Le 9 du même mois, M. Wright, lieutenant du Tigre, arriva en parlementaire par le désert, avec des dépêches du visir et de Sidney-Smith. Il annonçait que l'Angleterre avait délivré les passe-ports nécessaires pour l'exécution du traite d'El-A'rych. Il s'était déjà présenté à Alexandrie; mais, refusé d'après les ordres de Kléber, il avait passé par la Syrie. M. Wright avait appris en route l'assassinat de Kléber, et avait tenu à Salêhiëh divers propos pour engager les soldats à se révolter contre les généraux qui refuseraient de les ramener en France. Ses discours n'avaient produit d'autre effet que l'indignation. D'après sa conduite, on aurait pu l'arrêter comme espion; il fut renvoyé.

De nouvelles lettres du visir arrivèrent le 15; elles étaient relatives à la note envoyée à Morier; il lui fut répondu de s'adresser à Paris. Le 13 fructidor il fit passer encore une dépêche; il essayait toujours d'entamer quelques négociations et craignait d'être prévenu par le capitan-pacha. Ces deux premières autorités de la Porte rivalisaient d'activité pour renouer avec l'armée française et s'en faire un mérite à Constantinople.

Le capitan-pacha était venu à Jaffa, avec Sidney-Smith, au commencement de messidor, pour concerter avec le visir un plan d'opérations militaires ou de négociations. Ils n'avaient pas de forces qui leur permissent de rien entreprendre; aussi la conférence entre le chef suprême de toutes les forces ottomanes, alors sans armée, dont le crédit à sa cour avait beaucoup baissé depuis la bataille d'Héliopolis, et le capitan-pacha, son subordonné mais favori du sultan, se passa sans rien décider, à s'observer mutuellement; puis ils se séparèrent, déterminés à négocier chacun de son côté.

Le capitan-pacha reçut à son bord, à Jaffa, l'aide-de-camp Baudot, enlevé par surprise à Héliopolis, et retenu pour servir à l'échange de Moustapha-Pacha, que Kléber avait gardé comme otage: ce pacha étant mort subitement à la nouvelle de l'assassinat de Kléber, cet événement prolongea la captivité de Baudot, qui ne fut rendu à Damiette qu'à la fin de thermidor. Le capitan-pacha avait eu pour lui des égards qui contrastaient avec les mauvais traitemens du visir.

Avec quelque adresse, on aurait pu se servir de l'intérêt personnel de ces deux chefs de l'empire ottoman, pour renouer des négociations tendant non à leur céder l'Égypte, mais à paralyser leurs efforts, à les éloigner des Anglais, et peut-être même à les disposer à la neutralité pendant la guerre[22]; mais le général Menou répondit à toutes leurs propositions, qu'il fallait s'adresser à Paris pour les arrangemens relatifs à l'Égypte: les Turcs, qui sont accoutumés à voir les gouverneurs de province se rendre indépendans, regardèrent cette réponse comme une défaite, et se persuadèrent que toute négociation devenait inutile.

Baudot, d'après les entretiens qu'il avait eus avec le capitan-pacha, pensait qu'en lui insinuant que les négociations sont ordinairement entamées par des commissaires pour l'échange des prisonniers, et qu'après la conduite des Anglais, et l'intention qu'ils avaient manifestée de s'emparer des ports, si le traité d'El-A'rych avait eu son exécution, on éprouverait de leur part des obstacles à tout rapprochement de la France avec la Porte qui viendrait à leur connaissance, il aurait consenti à l'envoi d'un agent français à Constantinople, qui, sous le prétexte de l'échange des prisonniers, aurait traité directement des affaires relatives à l'Égypte.

Le capitan-pacha alla faire de l'eau en Chypre: lorsqu'il reparut en vendémiaire, le général Menou chargea le général Baudot de lui conduire Endjeah-Bey, fait prisonnier sur un vaisseau qui avait échoué vers Aboukir, et de tâcher de faire un traite pour l'échange des prisonniers. Il écrivit au capitan-pacha qu'il fallait d'abord s'en occuper, et qu'il pouvait s'adresser ensuite à Paris pour le reste. Le capitan-pacha ne s'arrêta pas long-temps devant Alexandrie, il retourna à Rhodes; Baudot ne put remplir sa mission, et Endjeah-Bey fut, peu de temps après, renvoyé sur un bâtiment grec.

CHAPITRE IV.

ESPRIT DES HABITANS DE L'ÉGYPTE.—ÉVÉNEMENS MILITAIRES JUSQU'AU MOIS DE BRUMAIRE.

L'Égypte était fort tranquille; les contributions se payaient, dans toutes les provinces, sans qu'il fût besoin de forts détachemens pour les percevoir. La plupart des tribus arabes étaient soumises; celles qui ne l'étaient point encore avaient fui dans le désert, ou s'étaient dispersées dans les villages pour éviter les poursuites: convaincues de la puissance des Français, c'était moins des intentions hostiles, que leur caractère craintif et défiant qui les empêchait de se rapprocher d'eux. Le débordement prochain du Nil, et le mauvais état de l'armée du visir, garantissaient qu'avant plusieurs mois on n'aurait à redouter aucune attaque extérieure. Un parti de quatre cents cavaliers turcs, qui était venu à Catiëh pour servir d'escorte à M. Wright, ne pouvait donner aucune inquiétude. Des rapports annoncèrent, au commencement de thermidor, que l'armée du visir se préparait à marcher; cela n'était pas probable, cependant la garnison de Salêhiëh fut renforcée d'une demi-brigade, qui bientôt après rentra au Caire.

Mohamed-Bey-l'Elfy était venu de Syrie par désert, annonçant qu'il allait joindre Mourâd-Bey; mais il restait chez les Mahazi, tribu d'Arabes rebelles qui habite les déserts du Chark-Atfiëh. On le fit chasser par un détachement de dromadaires; d'autres partis se portèrent dans l'isthme de Souez pour l'arrêter, s'il cherchait à rétrograder. On le poursuivit long-temps; ses équipages furent pris; il fut même réduit à errer avec vingt-cinq cavaliers.

Le général Menou fit rentrer au Caire, à la fin de thermidor, la soixante-quinzième demi-brigade, que Kléber avait placée dans le Delta, pour y former un corps de réserve avec la vingt-cinquième et le vingt-unième régiment de dragons. Les ponts volans établis par Kléber à Rahmaniëh et à Semenhoud, pour faciliter les passages du Nil et les communications de l'armée depuis la côte jusqu'aux frontières de Syrie furent retirés.

Bientôt après, l'inondation couvrit les terres; l'armée ne pouvant être attaquée avant la retraite des eaux, aucune raison n'exigeait alors des mouvemens de troupes; cependant le général Menou ordonna à la division du général Friant d'aller relever à Alexandrie, Rosette et Rahmaniëh, celle du général Lanusse; qu'il voulait appeler au Caire. Des considérations très fortes auraient dû empêcher un pareil changement: Lanusse commandait depuis long-temps à Alexandrie, il connaissait très bien la défense de cette côte, et avait l'habitude des relations avec les habitans de la ville et ceux du Bahirëh; la peste régnant presque toujours à Alexandrie, il était à craindre que ce déplacement ne la portât au Caire; enfin ce mouvement ne pouvait s'opérer pendant l'inondation, qu'avec des barques, et c'était employer inutilement tous les moyens de transports, à la seule époque favorable pour approvisionner Alexandrie, etc. Mais le général Menou se souvenait que Kléber, fatigué de la prétention qu'il avait eue de commander Alexandrie et le Bahirëh sans sortir de Rosette, l'avait remplacé par Lanusse: il voulait aussi travailler l'esprit de ses troupes, et contraindre par des dégoûts cet officier qu'il n'aimait pas à demander son passe-port pour la France.

Trois tribus arabes des environs de Ghazah, les Tarabins, Teha et Anager, s'étaient réfugiées dans le désert, après une courte guerre contre les Osmanlis, qui avaient assassiné par trahison leurs principaux cheiks. Jamais les Arabes ne pardonnent cet attentat, dont les exemples sont si fréquens chez les Turcs. Ces tribus envoyèrent demander au général Reynier la permission de s'établir en Égypte, sous la protection des Français. Elles alléguaient en leur faveur que la cause de ces persécutions était leur alliance avec eux pendant la campagne de Syrie: c'était en effet le prétexte des Osmanlis; mais leur véritable motif était que Mahammed-Aboumarak, maître d'hôtel du grand-visir, qu'il venait de faire pacha de Ghazah, avait des haines de famille à satisfaire contre ces tribus, et qu'il profita de son élévation pour se venger.

Le général Reynier jugea que ces Arabes pouvaient être utiles; que, placés dans le désert entre la Syrie et l'Égypte, ils donneraient avis des mouvemens des Osmanlis. Il espéra qu'en éveillant leur intérêt, on les porterait à intercepter la contrebande de grains qui se faisait chaque jour sur cette étendue immense de désert; que, de plus, si l'on devait faire une nouvelle campagne en Syrie, ces Arabes pourraient servir. Il proposa au général Menou de leur accorder une partie de l'Occadi-Tomlat, et le désert qui le sépare de Catiëh et de Souez. Ces Arabes annonçaient être au nombre de sept mille, femmes, enfans et vieillards compris. Ils disaient avoir cinq cents cavaliers et huit cents hommes montés à dromadaire, ainsi que beaucoup de bestiaux; mais comme ils vinrent successivement et se dispersèrent dans le désert, on ne put pas juger exactement de leur nombre. Leurs principaux cheiks ayant été tués, il ne se trouvait plus parmi eux d'hommes influens dont on pût utiliser l'intelligence, et le général Menou les ayant reçus mesquinement, on n'en tira pas un grand parti.

CHAPITRE V.

INTRIGUES.—ORIGINE DES DIVISIONS.

Les mois de thermidor et de fructidor offrent peu d'événemens remarquables; les intrigues étaient encore obscures: on s'étonnait cependant des atteintes portées à la mémoire de Kléber. Ces coups étaient dirigés dans l'ombre, à la vérité, mais ceux qui les frappaient étaient accueillis: on s'apercevait déjà que c'était le meilleur moyen d'obtenir des grâces.

Le général Menou, dont la haine pour Kléber rejaillissait sur le général Damas, voyant que, malgré toutes ces tracasseries, ce général ne songeait pas à quitter sa place de chef d'état-major, et se jugeant assez fort (c'était en fructidor), lui ordonna de cesser ses fonctions. Sa lettre n'alléguait aucun motif. Ce général, étonné, lui répondit qu'il ne voyait pas ce qui pouvait donner lieu à une telle mesure, et qu'il convenait d'attendre les ordres du gouvernement, à moins qu'il n'existât des motifs suffisans pour le traduire devant un conseil de guerre: il ne reçut pas de réponse; le général Menou refusa même de lui parler.

Les généraux de division Reynier et Friant, peinés de cette discussion, qui tendait à diviser l'armée, allèrent chez le général Menou afin de l'engager à surmonter ses haines personnelles, d'autant moins fondées que le général Damas avait cherché à lui rendre service auprès de Kléber. Il s'excusa en disant qu'il croyait s'être aperçu qu'il y avait entre eux incompatibilité d'humeur, qu'il ne pouvait travailler avec lui; protesta, sur sa parole d'honneur, qu'aucune animosité particulière n'influençait sa conduite, et termina par offrir sa démission. Cette menace empêcha le général Reynier d'insister; déjà, par délicatesse, il ne lui avait pas représenté que, commandant l'armée par intérim, il ne devait pas se permettre un pareil changement, excepté dans les cas de la plus urgente nécessité, avant de connaître les intentions du gouvernement. Il se borna à lui demander d'avoir une explication avec le général Damas, pour se concilier avec lui, si cela était encore possible, ou lui donner un emploi convenable. Ce général, pour ne laisser aucun prétexte à des troubles dans l'armée, en occupant la place de chef de l'état-major malgré celui qui la commandait, accepta le commandement des provinces de Benesouef et de Fayoum. L'ordre du jour du 21 fructidor annonça sa retraite, et des éloges y furent donnés à sa conduite. Le général Menou fut plusieurs jours avant de lui désigner un successeur; ensuite il choisit le général Lagrange; mais en paraissant lui accorder toute sa confiance, il se réserva également tout le travail, même le plus minutieux; aussi les affaires languirent comme auparavant.

Le général Reynier avait pénétré l'intention du général Menou, de se former un parti; il aurait pu le dissoudre en éclairant sur sa marche tortueuse plusieurs personnes qui, étrangères à toute duplicité, ne le jugeaient que sous le masque dont il s'était couvert; mais les désabuser eût été les éloigner du général Menou, c'eût été diviser l'armée; il préféra garder le silence.

Le général Menou trouvant que le parti qu'il voulait se former ne grossissait pas assez promptement; instruit aussi que, quoique la plus grande discipline régnât dans l'armée, la plupart des officiers et des corps ne l'aimaient pas, voulut se les concilier. Il nomma, le 1er vendémiaire, six généraux de brigade, et les officiers nécessaires pour les remplacemens des autres grades; quelques officiers, préférant rester à leurs corps, voulaient refuser, mais leurs réclamations furent rejetées; il les força d'accepter. La plupart de ses choix tombèrent sur des officiers que des services rendus ou l'ancienneté de leur grade appelaient à recevoir de l'avancement; mais on s'aperçut qu'il avait moins l'intention de donner des récompenses militaires, que de paralyser par des bienfaits ceux qu'il redoutait, ou d'élever aux places des hommes dont la loyauté ne pourrait soupçonner sa tortueuse politique. On vit qu'il n'était plus besoin de services militaires ni d'actions d'éclat pour mériter de l'avancement. Le général Menou se servit de cette prodigalité de grades pour engager des officiers à lui rapporter tout ce qui se disait de lui: il trouva peu d'hommes assez vils pour gagner sa bienveillance à ce prix, presque tous rejetèrent ses avances avec indignation. On ignorait au Caire cet espionnage: le général Lanusse en fut averti le premier, à Alexandrie, par des officiers qui avaient reçu de pareilles offres du général Menou.

CHAPITRE VI.

INNOVATIONS DANS L'ADMINISTRATION DU PAYS.

Jusqu'en fructidor, le général Menou ne s'occupa que des détails de l'administration et de la police des hôpitaux, déjà réorganisées par Kléber après le siége du Caire; de la fabrication du pain, et de la rédaction de ses ordres du jour, qu'il remplissait de déclamations sur la morale, la probité, etc., afin de mieux séparer sans doute sa vie antérieure des circonstances où il se trouvait. Mais en fructidor, il entreprit d'organiser le gouvernement, ainsi que les finances de l'Égypte. Jetons un coup d'œil rapide sur son administration et sur ses nombreux arrêtés.

D'après un ancien usage, les mukhtesims, lorsqu'ils entrent en possession, confirment les cheiks existans ou en nomment d'autres, et les revêtent de béniches et de schals, cérémonie qui, dans les mœurs de l'Orient, annonce qu'ils demeurent investis de l'autorité. Les cheiks reconnaissent ce don par un présent de chevaux, chameaux ou bestiaux, d'une valeur ordinairement double de celle des vêtemens qu'ils ont reçus. Les propriétaires puissans renouvellent cette investiture toutes les fois qu'elle est conforme à leurs intérêts: quelques uns même l'ont convertie en une prestation en argent; et ce droit, qu'ils perçoivent tous les deux, trois ou quatre ans, est réparti sur tous les fellâhs.

Pour ne négliger aucun des moyens de retirer les impositions d'usage, et se procurer l'argent nécessaire aux dépenses de l'armée, il fallait percevoir ce droit: mais on devait saisir cette circonstance pour s'assurer de l'attachement des cheiks et les intéresser à la perception des contributions ordinaires. La continuation de l'usage de les revêtir, à de certaines époques, aurait donné dans la suite des débouchés aux produits de nos manufactures, et amené les habitans à se glorifier des marques distinctives des fonctions confiées par le gouvernement: c'était un pas vers la civilisation. Ceux qui avaient étudié, dans les provinces, l'organisation municipale des villages et l'influence des cheiks, savaient qu'il était nécessaire de les ménager, pour assurer la tranquillité intérieure du pays et la perception des impôts; ils savaient aussi que les cheiks, effrayés ou mécontens, abandonnent leurs villages et font déserter avec eux, ou même révolter les habitans, et qu'alors il devient impossible de percevoir les contributions, mais le général Menou fut séduit par l'espérance d'un produit de trois millions, qu'un faux calcul lui faisait apercevoir. Le payeur général, qui, par sa place, ne devait songer qu'à remplir ses caisses, sans entrer dans ces considérations politiques, adopta avec plaisir un projet qui lui promettait une augmentation de rentrées. On n'y vit qu'une opération de finances. L'arrêté fut mis à l'ordre du jour du 5 fructidor. Cependant rien n'en pressait la publication, puisqu'il ne pouvait être exécuté qu'après l'inondation.

Si un pareil droit avait plusieurs inconvéniens généraux, son administration était encore plus dangereuse. Les cheiks furent retirés de l'inspection des commandans de province, les seuls qui dussent, d'après les préjugés et les habitudes anciennes du pays, avoir de l'influence sur eux; ils passèrent sous la police du payeur général, et plus particulièrement sous celle d'inspecteurs turcs et d'un directeur général, que cette organisation faisait chef municipal de l'Égypte, qui, par sa place, avait le droit de correspondre avec tous les cheiks et pouvait soulever en même temps tout le pays, sur tous les points, sans qu'on s'en doutât. Cette place fut donnée à un cheik du Caire qui, déjà deux fois, avait trahi la confiance des Français.

Le général Menou nomma, le 12 fructidor, un directeur général et comptable des revenus de l'Égypte. Le citoyen Estève, payeur général, se prêta, par dévoûment au bien public, à son désir de changer le nom et les attributions de sa place; mais il fut constamment contrarié, et les projets qu'il forma furent estropiés.

L'ordre du jour du 20 fructidor nomma les directeurs et employés de cette nouvelle administration; ils furent plus nombreux et eurent des appointemens plus forts que sous Kléber.

L'ordre sur la marque des ouvrages d'or et d'argent, qui fut publié le 14 fructidor, était utile pour empêcher les friponneries des orfèvres et la fonte des monnaies; mais l'administration de ce droit coûta beaucoup plus qu'il ne pouvait rapporter.

Le général Menou se rappela qu'il y avait un conseil privé dans quelques colonies, et Kléber avait en partie imité cette institution, en formant un comité administratif de cinq membres. Il adjoignit d'abord plusieurs personnes à ce comité; ensuite il le supprima par son ordre du jour du 15 fructidor. Il lui substitua un conseil privé, composé de tous les chefs de l'armée résidant au Caire, et de quelques membres à son choix: mais qu'attendre d'une réunion de quarante à cinquante membres? Ce n'est pas une pareille assemblée qui travaille. Des discussions sur toutes les branches de l'administration auraient amené nécessairement la censure des mesures qu'il avait arrêtées; et lors même qu'on y aurait apporté tous les ménagemens possibles, elles auraient toujours excité, dans l'armée, une fermentation dangereuse pour la discipline: c'était enfin y créer un club. La plupart des chefs qui devaient composer ce conseil étaient déterminés à le faire dissoudre, en déclarant que les prédécesseurs du général Menou avaient administré l'Égypte sans une pareille institution, et qu'ils y voyaient trop d'inconvéniens. Soit qu'il les eût aperçus lui-même, ou qu'il n'eût publié son ordre que pour avoir l'air, en France, de s'entourer de l'opinion et des conseils de tous les chefs de l'armée, l'ouverture des séances fut retardée, puis on n'en parla plus.

On sait que, même en Europe, les innovations en fait d'impôts effraient le commerce. Tout nouveau droit rend peu les premières années, parce qu'on est obligé de mettre sa perception en régie, sujette à beaucoup de non-valeurs, puisqu'il ne peut être affermé d'une manière avantageuse avant que son produit soit bien connu. Ces inconvéniens sont bien plus forts dans un pays où les habitans s'effarouchent de la plus légère atteinte portée à leurs anciens usages. Ces considérations n'arrêtèrent pas le général Menou, qui publia, le 16 fructidor, un nouveau réglement sur les douanes. Il manifestait l'intention de favoriser le commerce avec la Syrie; mais il l'entrava de droits et de formalités qui rebutèrent les Arabes conducteurs des caravanes, et les décidèrent à faire la contrebande, que les frontières du pays leur rendaient très facile.

Kléber, afin d'encourager les bâtimens grecs à venir dans les ports d'Égypte, avait accordé des exemptions de droits et même des primes, pour l'importation des articles dont l'armée avait le plus grand besoin. Les droits furent rétablis, et on substitua aux primes des avis imprimés qui promettaient sûreté et protection à ceux qui viendraient; on les soumit en même temps à une foule de formalités pour la vente de leurs marchandises, et pour le chargement en retour.

Le commerce avec l'Arabie est fort avantageux à l'Égypte; elle y verse l'excédant des grains de la Haute-Égypte, et en tire en échange le café, les gommes, l'encens, des étoffes de l'Inde, etc., qui lui servent à solder les marchandises qu'elle tire d'Europe. Le port de Gosséir, qui, par sa proximité de ceux de l'Arabie, convient le mieux pour ce commerce, se trouvait dans l'apanage de Mourâd-Bey. Afin de forcer le commerce à refluer à Souez, fort occupé par les Français, on greva toutes les marchandises qui sortaient des terres de Mourâd-Bey, d'une douane excessive, sans offrir dans le port où l'on voulait attirer les Arabes, les articles dont ils ont besoin. Le commerce avec l'Arabie en souffrit, et le peu de bâtimens qui vinrent à Souez n'y trouvant pas de marchandises, vendirent en numéraire.

Le changement des droits de la douane établis à Siout, sur le commerce avec l'intérieur de l'Afrique, fit une mauvaise impression sur les caravanes, qui déjà se multipliaient d'après l'accueil que les premières qui virent les Français en avaient reçu.

Dans son ordre du jour du 20, le général Menou donna une nouvelle organisation, et fit des diminutions à un droit qui se percevait, depuis les temps les plus anciens, sur les successions, sous le nom de Beit-El-Mahl.

Les droits sur les consommations intérieures avaient été supprimés par l'ordre du 16 fructidor concernant les douanes; bientôt après, le général Menou les rétablit sous le nom d'octrois; mais l'organisation qu'il leur donna valait-elle l'ancienne? Dans les villes de commerce, les marchandises sont déposées dans de vastes bazars nommés okels. Les droits sur les consommations et sur les transits étaient affermés, chaque année, à des individus qui les percevaient à peu de frais et d'une manière fort simple à la porte de ces okels. L'état de guerre avait empêché de tirer un grand parti de ces fermages, dans les premiers temps de la conquête; mais la confiance s'étant rétablie, la concurrence des négocians en aurait beaucoup haussé le prix. Il y avait des droits particuliers sur certaines denrées, sur les consommations dans les petites villes, et sur les marchés dans quelques villages. Plusieurs abus, des vexations particulières et des non-valeurs, devaient être supprimés. Quelques portions de ces revenus étaient affectées par d'anciennes concessions, à des familles, des établissemens ou des mosquées. On pouvait améliorer le mode de leur recette et augmenter leur produit, sans s'exposer, par un changement total, aux incertitudes d'une innovation.

Ces droits ralentirent la circulation intérieure; toutes les denrées haussèrent de prix, et les troupes, dont les rations étaient payées en argent, en souffrirent. Il fallut une nuée d'employés pour les percevoir le premier mois. L'avidité et l'espoir d'être soutenus comme anciennement par l'autorité dans leurs vexations, déterminèrent plusieurs individus à se rendre fermiers. Ils promirent de très hauts prix; mais leurs espérances ayant été déçues, ils éprouvèrent des pertes sur la plupart des denrées.

Le divan du Caire s'était dissous après la convention d'El-A'rych, et Kléber n'avait pas jugé convenable de le rétablir avant l'entier paiement des dix millions auxquels cette ville avait été imposée. Mais après cette époque, ce corps devenait utile pour donner aux habitans une influence apparente dans le gouvernement, et les habituer aux affaires. L'idée d'en former en même temps une espèce de tribunal d'appel était bonne. La justice n'était pas rendue ou l'était mal, par des juges sans considération et sans autorité, guidés plutôt par leur intérêt personnel que par des lois invariables. Presque toujours les coupables échappaient aux recherches, les liaisons ou les haines de familles et de villages balançaient l'autorité; il n'existait aucune organisation municipale ni judiciaire.

Il y aurait eu un travail bien intéressant à faire pour préparer l'Égypte à un bon gouvernement: les progrès de la civilisation en dépendaient; on ne pouvait y conduire que par degrés un peuple ignorant, attaché servilement à ses anciens usages; il fallait beaucoup de ménagemens pour les opinions religieuses, afin d'amener des hommes divisés de culte, à obéir aux mêmes lois. Le général Menou avait nommé le 4 fructidor, une commission pour faire des recherches sur l'ancienne organisation de la justice et lui présenter un projet, mais il n'attendit pas que le travail qu'elle préparait fût achevé, et publia l'ordre du jour du 10 vendémiaire.

Bonaparte avait composé le divan d'hommes de toutes les religions, afin d'effacer la distinction des cultes. Le général Menou n'y admit, par ce nouvel arrêté, que des musulmans. Les chefs des autres religions, dont il se réservait le choix, n'eurent que le droit de séance, avec voix consultative. Il accorda aux musulmans des tribunaux investis du droit de les juger, non seulement entre eux, mais aussi dans leurs différends avec les chrétiens. Il laissait bien à ces derniers la faculté de terminer leurs procès par arbitrage; mais, dans certains cas, ils retombaient sous la police des kadis musulmans. Les ordres que Bonaparte avait donnés pour empêcher la corruption des juges furent renouvelés. Le général Menou défendit aussi le dieh ou rachat du sang, institution odieuse aux yeux de la raison, mais consacrée par l'usage, et que Mahomet lui-même a confirmée par le Koran. Rien de plus contraire aux lois des peuples civilisés; mais un usage aussi ancien et qui influait sur la tranquillité du pays, n'était pas de nature à être déraciné par un simple ordre du jour; il fallait d'abord se procurer les moyens d'arrêter les coupables, organiser une autorité dans les villages, et détruire les asiles qu'offrait l'hospitalité: mais ceux qui n'avaient jamais habité que le Caire et les autres grandes villes soumises à une police sévère, ignoraient que toutes les institutions nécessaires pour en établir une dans les campagnes manquaient à l'Égypte.

Les jurés peseurs, mesureurs et serafs percevaient un droit fixé par l'usage, d'après la nature des marchandises. Le général Menou porta leurs droits à deux et trois pour cent de la valeur. En un seul jour un peseur aurait pu faire sa fortune, s'il avait eu à livrer des objets de prix: les réclamations du commerce se multiplièrent à l'infini. Il avait aussi étendu cet ordre aux denrées que le gouvernement recevait pour impositions: c'était plus d'un dixième que l'on aurait perdu gratuitement, s'il n'avait pas modifié cet article après de nombreuses représentations.

Il était naturel de faire payer par l'armée les droits établis sur le commerce; il y aurait eu beaucoup d'inconvéniens à l'en exempter; mais l'ordre du 19 vendémiaire étendit aux successions des Français l'impôt appelé beit-el-mal. Cette extension était contraire aux lois de la République. Ce droit fut affermé à des habitans du pays; et pour en augmenter le produit à leurs yeux, on leur fit envisager, d'une manière indécente, ce qu'ils auraient à prélever sur la fortune des généraux et autres officiers qui viendraient à mourir..... Cet ordre révolta généralement.

À peine les marchands du Caire et de Boulack, dont les magasins avaient été pillés ou confisqués lors de la prise de cette dernière ville, qui avaient ensuite payé au-delà de la moitié des douze millions des charges de guerre, commençaient-ils à respirer et ranimaient-ils leurs affaires qu'ils furent grevés d'une foule de droits. Ceux de Damiette, de Mehallëh-El-Kébir, de Tanta, etc., qui avaient également été imposés, eurent le même sort. L'espoir de vendre leurs marchandises plus cher aux individus de l'armée, presque seuls consommateurs à cette époque, leur avait fait surmonter ces difficultés; mais l'ordre du 20 vendémiaire, qui établissait des droits sur les corporations, acheva de les accabler. La plupart abandonnèrent leur commerce; quelques uns tournèrent leurs spéculations sur les fermages des nouveaux droits; d'autres, comme chefs de corporations, et chargés en cette qualité des répartitions, en s'exemptant eux-mêmes et faisant payer les pauvres, conservèrent seuls un peu d'aisance.

Il fallait certainement, pour fournir aux dépenses de l'armée, établir des impositions régulières sur les villes, mais elles devaient être réparties sur les riches, sur leurs propriétés, enfin sur le luxe. On pouvait conserver quelques droits anciens sur quelques corps de métiers, qui sont presque tous concentrés dans les mêmes quartiers. On pouvait aussi, par un droit modéré de patente, établir une surveillance, qui aurait pu devenir la source de quelque amélioration; mais il aurait fallu d'avance étudier les anciennes impositions, examiner mûrement celles qu'il convenait d'établir, et on prit à peine des renseignemens nécessaires sur les lieux où il existait des corporations.

Pour civiliser l'Égypte et y établir un bon système d'administration, on devait principalement s'attacher à détruire l'influence politique des opinions religieuses. L'arrêté qui fait suite à celui des corporations, créa des impôts particuliers sur chaque corps de nation désigné par son culte; on y voit même figurer les Cophtes comme tribu étrangère. Sans doute il convenait de faire peser les impositions sur les riches capitalistes cophtes, qui, chargés de la perception des impôts, vexent le peuple et enfouissent leurs richesses plutôt que de les mettre en circulation: ils pouvaient payer chaque année le million auquel ils étaient taxés; mais on aurait dû les atteindre d'une autre manière. Si l'on voulait conserver quelques traces de ces distinctions religieuses, on pouvait modifier la capitation qui pèse sur les chrétiens, dans tout l'empire Turc, en accordant des exemptions à ceux d'entre eux qui se dévoueraient au service militaire, et les engager ainsi à former une milice pour la défense du pays.

Les négocians syriens avaient perdu une partie de leurs marchandises à Boulack; ils avaient déjà beaucoup payé aux Osmanlis pendant le siége: Kléber avait promis de les indemniser. Le général Menou les frappa, peu après avoir pris le commandement, d'une avance de 500,000 francs, dont une partie seulement put être perçue. Il fixa ensuite leur capitation à 150,000 francs, à une époque où presque tout leur commerce était suspendu.

Aucune nation ne devait être autant protégée et encouragée que les Grecs; ils pouvaient seuls, pendant la guerre, faire un peu de commerce maritime, et ils commençaient à s'y livrer. Quelques encouragemens qu'on leur aurait donnés, auraient eu de grands résultats pour l'armée. On pouvait ouvrir, par leur moyen, des relations politiques fort intéressantes avec l'Archipel: militaires par goût, par esprit national, ils pouvaient fournir des recrues pour la légion grecque. Il est à remarquer que hormis ceux qui portaient les armes, il n'y en avait qu'un très petit nombre d'établis en Égypte; on pouvait donc se dispenser de les vexer pour une modique somme de 50,000 francs, qu'on eût retrouvée et au-delà, si les droits sur les corporations avaient été répartis sans distinction de cultes.

Les Juifs, qui sont presque tous artisans, courtiers ou serafs, auraient aussi été bien plus également imposés sans cette condition.

La plupart des négocians francs avaient été pillés ou ruinés pendant le siége du Caire; plusieurs pères de famille, qui avaient été massacrés, laissaient leurs enfans sans ressources. Cette classe de négocians, autrefois privilégiés et accoutumés aux vastes spéculations du commerce de l'Orient, devait s'attendre à une protection spéciale.... ils furent imposés à 40,000 francs.

Enfin cet ordre du jour, qui ne parlait que d'encouragemens à donner au commerce, contenait en effet toutes les mesures les plus propres à le détruire. Au lieu d'exciter les Français venus à la suite de l'armée à former des établissemens, où elle se serait procuré bien des articles qui manquaient, il était terminé par l'annonce que, sous peu, on fixerait les droits qu'ils auraient à supporter. Cet avis produisit l'effet qu'on devait en attendre: beaucoup de Français qui avaient des projets d'établissement d'une utilité réelle, se hâtèrent d'y renoncer.

CHAPITRE VII.

DES FINANCES.

À l'époque où Kléber fut assassiné, une partie de la contribution en argent, imposée sur les habitans du Caire, et toute celle en marchandises n'étaient pas encore payées. On les perçut pendant le trimestre de messidor, ainsi qu'une partie des contributions territoriales ordinaires: la solde fut mise au courant, et la majeure partie des dettes fut acquittée. On assigna des fonds pour les fortifications, et les ingénieurs des ponts et chaussées en reçurent plus qu'il n'était nécessaire pour continuer les démolitions que la défense du Caire exigeait, et pour quelques embellissemens. Des gratifications, une augmentation de l'indemnité de rations, diverses dépenses inutiles, et la multitude d'employés français et turcs, suite d'une administration trop compliquée, portèrent successivement les dépenses de l'armée à 17 ou 1800,000 francs par mois; cependant tous les changemens avaient eu pour prétexte de substituer des économies à l'administration de Kléber, qui couvrait toutes les dépenses avec 13 ou 1400,000 fr.

Des ordres du jour annonçaient de fortes rentrées, produit des nouvelles impositions; le général Menou y répétait sans cesse l'engagement de tenir la solde au courant, et en vendémiaire presque tout était dépensé. Les droits ne rapportaient pas encore beaucoup; les impositions territoriales ne pouvaient être perçues qu'après l'inondation; enfin on manqua d'argent. On s'adressa aux Cophtes, et on leur ordonna de payer un emprunt forcé, que, d'abord, on leur promit d'hypothéquer sur les contributions arriérées; cette aliénation eût produit davantage, si elle avait été effectuée. Ce premier argent dépensé, on eut de nouveaux besoins, on fit un nouvel emprunt aux Cophtes. Nul doute qu'il ne convînt de leur faire regorger leurs brigandages; mais le général Kléber les regardait comme une réserve pour les momens critiques, et, en effet, il en tira, pendant le siége du Caire, tous les fonds dont il eut besoin.

Les rapports du citoyen Estève, et des personnes qui ont été chargées de la direction des différentes branches de l'administration, feront connaître avec précision les revenus que l'armée pouvait tirer de l'Égypte pendant l'état de guerre, et les augmentations que la paix et le rétablissement du commerce auraient occasionnées. J'en donnerai seulement ici une estimation approximative, d'après tous les renseignemens que je me suis procurés.

L'impôt territorial, depuis que Mourâd-Bey occupait le Saïd, ne pouvait pas s'élever à plus de 12,000,000, en y comprenant l'impôt impolitique sur les cheiks, qu'on fut ensuite forcé de leur présenter comme un à-compte sur les droits ordinaires 12,000,000
Les différentes impositions indirectes furent affermées environ 3,000,000, mais les fermiers éprouvant des pertes, on aurait dû leur accorder dans la suite une réduction, à moins que le commerce ne se fût ranimé 3,000,000
Les droits sur les corporations et corps de nation étaient fixés, par l'ordre du jour, à 2,000,000, et auraient dû être réduits; cependant, au moyen de nombreuses vexations, on pouvait les percevoir 2,000,000
La monnaie du Caire et les droits de marque sur les ouvrages d'or et d'argent, produisaient au plus 500,000
Les douanes pouvaient produire en temps de guerre, si le commerce avec l'Arabie et avec les Grecs était encouragé 1,000,000
(La paix aurait augmenté ce revenu de plusieurs millions.) Les oussiehs, les domaines nationaux, et l'enregistrement eussent produit 1,500,000
Le miry des propriétaires et le tribut de Mourâd-Bey 1,000,000
Total 21,000,000

Les revenus en nature suffisaient aux besoins de l'armée et alimentaient les magasins de réserve.

La somme totale des revenus d'Égypte pouvait donc s'élever à environ 21,000,000 de francs par an, ou 1,750,000 fr. par mois; mais leur perception dépendait de la tranquillité intérieure, que différentes causes pouvaient troubler: une attaque ou même l'attitude menaçante d'une armée ennemie, forçant à réunir les troupes, la suspendait entièrement; car dans tout l'Orient, il faut l'appareil militaire pour exiger l'impôt. Il était donc essentiel de mettre la plus grande économie dans les dépenses, afin que si la source des revenus venait à tarir momentanément, on eût toujours un fonds de réserve disponible pour subvenir aux besoins de l'armée. Toutes ces considérations ne purent arrêter le général Menou dans le cours de ses innovations, ni empêcher l'augmentation des dépenses. Il se persuadait toujours que rien ne pouvait, en dedans comme en dehors, troubler la tranquillité du pays. On doit cependant lui rendre cette justice, qu'en dissipant les ressources de l'armée, il a toujours montré du désintéressement personnel.

CHAPITRE VIII.

ADMINISTRATION DE L'ARMÉE; MAGASINS EXTRAORDINAIRES.

Tandis que le général Menou affectait de s'occuper exclusivement des besoins et de la subsistance du soldat, et qu'il entrait dans les détails les plus minutieux, il négligeait la formation des grands approvisionnemens. Il fit cesser, comme dispendieuse, la fabrication du biscuit; il était cependant indispensable en Égypte, attendu le petit nombre de fours, restreints aux seuls établissemens des Français, et afin d'en mettre en réserve à Alexandrie une quantité suffisante, pour fournir, soit à l'armée, si elle devait s'y porter en masse, soit aux vaisseaux qui apporteraient des secours. Persuadé que l'Égypte était à l'abri de toute attaque étrangère, il négligea, par économie, les magasins de siége; l'ordonnateur en chef Daure lui fit inutilement des représentations pour obtenir les moyens de former, dans toutes les places, des approvisionnemens considérables. Kléber les avait ordonnés, mais il périt avant l'époque où ils devaient être effectués: il voulait qu'il y eût à Alexandrie des vivres pour toute l'armée, pendant un an. Le général Menou permit seulement d'en réunir la quantité nécessaire pour nourrir deux mois l'armée, et un an la garnison.

Lorsque le général Menou connut la création des inspecteurs aux revues, il annonça à Daure qu'il voulait organiser les inspecteurs et les commissaires des guerres, conformément à l'arrêté des Consuls; il lui vanta l'importance des fonctions d'inspecteur en chef, et après quelques flagorneries, lui offrit cette place, en lui proposant de céder celle d'ordonnateur en chef à un autre, qu'il mettrait au fait des affaires. Daure ne soupçonnant pas la duplicité de cette offre, accepta; et quelques jours après parut l'ordre du 30 vendémiaire, où il se vit avec surprise porté comme simple inspecteur aux revues. Il réclama du général Menou l'exécution de sa promesse, ou la conservation de la place qu'il occupait; il lui représenta qu'il ne pouvait la quitter pour une place égale ou inférieure, sans donner lieu à des soupçons sur la pureté de sa conduite, et que, si l'on pouvait former quelque accusation contre lui, pour la manière dont il avait géré, on devait le faire passer à un conseil de guerre. Cet administrateur jouissait d'une estime méritée sous tous les rapports, et que Bonaparte et Kléber lui avaient accordée; on fut généralement indigné de cette injustice. Le général Menou fut sourd à la voix publique et aux représentations particulières. Il s'excusa sur l'augmentation de dépense qu'entraîneraient les appointemens de la place d'inspecteur en chef; mais ce motif ne l'avait pas retenu pour d'autres nominations. Sur les représentations qui lui furent faites par plusieurs généraux, il assura de n'avoir point donné sa parole; ensuite il promit de la tenir. Daure voyant qu'il ne pourrait faire le bien en conservant la place d'ordonnateur, accepta celle d'inspecteur en chef. Le général Menou ne songea plus dès-lors à organiser ce corps.

CHAPITRE IX.

MURMURES DE L'ARMÉE CONTRE LE GÉNÉRAL MENOU.—LES GÉNÉRAUX DE DIVISION LUI FONT DES REPRÉSENTATIONS.—SA CONFIRMATION.

Les innovations du général Menou, sa conduite envers plusieurs personnes, ses déclamations triviales, les leçons de morale et de probité, si souvent répétées dans ses nombreux ordres du jour, et qu'il semblait adresser à une armée démoralisée et sans honneur, excitaient un murmure presque général.

Les habitans, effrayés de tant d'innovations, se plaignaient de ce qu'un général musulman[23] dont ils auraient dû beaucoup espérer, les forçait à regretter un général chrétien. Ils étaient habitués, sous le gouvernement des Turcs et des mameloucks, à souffrir tous leurs caprices; ils auraient de même souffert ceux du général Menou, si les deux généraux qui l'avaient précédé, ne leur avaient pas fait connaître la douceur des lois européennes.

La conduite du général Menou ouvrait un vaste champ aux réflexions, et les questions suivantes se présentaient naturellement aux individus de l'armée, même les moins observateurs.

Quel but peut avoir un général qui, n'exerçant sa place que par intérim, bouleverse toute l'administration du pays pour y substituer des innovations évidemment contraires aux intérêts de l'armée, contraires aux vrais principes de l'administration du pays, aux usages invétérés des habitans, et aux moyens de civilisation? Pourquoi débuter par des expériences d'un succès incertain, à une époque où les besoins de l'armée exigent des ressources promptes et assurées?

Pourquoi, dans toutes les occasions, proclamer l'Égypte colonie, avant d'en avoir reçu l'ordre du gouvernement? Pourquoi contredire ce que Bonaparte et Kléber avaient toujours dit aux Turcs, que l'Égypte serait gardée en dépôt jusqu'à la paix? N'est-il pas démontré qu'il force lui-même la Porte à redoubler d'efforts et à réclamer les secours de toutes les puissances?

La responsabilité personnelle du chef qu'il met en avant, n'est-elle pas illusoire? la sûreté de l'armée ne peut-elle pas être compromise sous ce prétexte? Un homme, novateur par caractère, destructeur par système de tout ce qu'ont fait ses prédécesseurs, cherchant à éloigner les généraux et les administrateurs instruits, n'expose-t-il pas l'armée à des revers inévitables? Ne l'expose-t-il pas même à perdre une conquête précieuse, acquise au prix de son sang et de ses travaux?.... Et à quoi servira cette responsabilité?

Quel malheur ne peut-on pas prévoir pour l'armée, si elle vient à être attaquée sous les ordres d'un chef sans habitude de la guerre, qui anéantit ses ressources, refuse de former des magasins, divise les généraux, les abreuve de dégoûts et excite contre eux les soupçons des troupes?

Tout ce qu'il a fait ne présage-t-il pas ce qu'il peut faire encore? Les murmures ne doivent-ils pas faire craindre des troubles? la discipline une fois violée, la sûreté de l'armée, la conservation du pays même ne sera-t-elle pas évidemment compromise? Y a-t-il des moyens de prévenir ces désastres?

De quelle manière, vu la presque impossibilité de correspondre avec la France, détourner tous les maux que peut attirer sur l'armée un homme devenu son chef par les circonstances et l'ancienneté seulement?

Beaucoup de personnes jugeaient le général Menou incapable de commander l'armée, et croyaient qu'il fallait engager le général Reynier à en prendre le commandement. D'autres proposaient de lui faire son procès. D'autres, plus modérés, pensaient que les généraux devaient seulement se réunir pour lui faire des représentations.

Les généraux de division qui se trouvaient au Caire sentirent la justesse de ces réflexions. Ils pensèrent que, placés par leur grade sur la seconde ligne de l'autorité, ils devaient prévenir les malheurs que la conduite du général Menou, ou l'insurrection des troupes contre lui, pourrait occasionner; qu'éloignés du gouvernement, n'ayant que des moyens lents, incertains et difficiles de l'instruire de la vérité, ils devaient veiller au salut de l'armée; et de tous les moyens proposés, ils choisirent le dernier, qui leur parut avoir le moins d'inconvéniens.

La position du général Reynier devenait fort délicate; en engageant le général Menou à prendre le commandement de l'armée, il lui avait promis de l'aider de ses moyens et de ses conseils; ensuite il se trouva en butte à ses intrigues, et les méprisa. Il craignait l'influence que des partis pouvaient avoir sur les destinées de l'armée, et quoiqu'il évitât de les exciter, la foule des mécontens avait les yeux fixés sur lui. Il sentait qu'un autre chef devenait nécessaire à l'armée; mais il était fort délicat de succéder au général Menou. Le bouleversement de toute l'administration du pays, les dissensions qu'il avait fomentées, les économies de Kléber dissipées, tandis que les dépenses avaient augmenté, les promesses qu'il multipliait chaque jour de tenir la solde au courant, difficiles à réaliser; enfin, les espérances qu'il cherchait à inspirer de son administration; toutes ces causes réunies devaient avoir des résultats qui ne pouvaient encore être aperçus, mais dont les effets désastreux auraient été attribués à son successeur. À ces considérations se joignaient la probabilité de sa confirmation, le danger d'un tel exemple pour la discipline, etc. Ces réflexions déterminèrent le général Reynier à éviter de prendre part à toute résolution qui tendrait à le porter au commandement; il les communiqua aux autres généraux de division, et convint avec eux d'empêcher le général Menou, par leurs conseils, d'achever de diviser l'armée, et de désorganiser l'administration du pays.

Ils se disposaient à se rendre chez lui dans cette intention, le 4 brumaire, lorsqu'on annonça l'arrivée d'un officier dépêché de Toulon. Ils retardèrent leur démarche pour savoir s'il apportait la décision du gouvernement sur le commandement de l'armée; mais les dépêches étaient encore adressées à Kléber. En annonçant ces nouvelles de France à l'ordre du jour du 6 brumaire, le générai Menou proclama qu'il existait des dissensions dans l'armée; ce n'était pas sans doute le moyen de les apaiser. Cela détermina plus fortement encore les généraux de division Reynier, Damas, Lanusse, Belliard et Verdier, à la démarche qu'ils se proposaient de faire; et le même jour ils se rendirent chez lui. Le général Menou fut fort troublé de cette visite; ces généraux lui dirent qu'ayant constamment vécu aux armées, ils y avaient vu régner l'union et la bonne intelligence, parce que les intrigues y étaient inconnues; que l'armée d'Orient avait joui de la plus grande tranquillité sous Bonaparte et sous Kléber; qu'ils voyaient avec peine des germes de division s'élever, et qu'en recherchant leur cause, ils la trouvaient dans sa conduite, depuis qu'il avait pris le commandement; que le meilleur moyen de rétablir l'harmonie serait de revenir sur quelques mesures contraires à l'intérêt général, de se régler à l'avenir sur les lois de la République et sur les principes de la hiérarchie militaire, et surtout de mettre fin à toutes les intrigues. Ils s'appesantirent sur les inconvéniens des innovations en général, sur ceux d'une partie de ses arrêtés, tels que l'organisation du droit des cheiks et de celui sur les successions. Ils lui firent sentir qu'il ne pouvait, dans aucun cas, se mettre au-dessus des lois françaises; que s'il représentait le gouvernement par rapport à l'administration de l'Égypte, il n'était pour l'armée que général en chef, et qu'il avait en cette qualité une assez grande latitude pour faire le bien; que si l'Égypte était déclarée colonie, le gouvernement déterminerait son administration, et que ce devait être un motif pour lui de ne pas se hâter de tout innover. Ils ajoutèrent qu'il était imprudent de proclamer publiquement l'Égypte colonie, avant que le gouvernement se fût prononcé. Ils lui citèrent la politique de Bonaparte et de Kléber sur cet objet, et cherchèrent à lui faire sentir quelle inquiétude inspirerait aux Turcs cette dénomination. Ils l'invitèrent à suivre, dans sa conduite, l'exemple des généraux ses prédécesseurs, qui avaient toujours été réservés sur les innovations, afin de ne pas effrayer les habitans par des changemens trop précipités; à rédiger ses ordres du jour dans des termes plus convenables, et à supprimer ses déclamations sur la morale et la probité, qui tendaient à persuader que l'armée n'était qu'un amas de brigands, que Bonaparte et Kléber n'avaient pas su discipliner. Ils lui demandèrent aussi de ne pas correspondre directement avec les officiers subalternes, ce qui était contraire à la hiérarchie militaire. Ils l'invitèrent à ne faire, à l'avenir, que les nominations accordées aux généraux en chef, sur le champ de bataille, et pour les remplacemens nécessaires. Les généraux de division lui observèrent encore que pour le bien du service, et pour ne pas refroidir le zèle des individus chargés de fonctions publiques, il devait s'astreindre à la règle de ne destituer personne d'un emploi confié par le gouvernement, sans le faire juger par un conseil de guerre.

On lui parla de la souscription pour un monument à élever à Kléber, ainsi que de l'étonnement qu'avait dû produire son refus d'y souscrire, et même de l'annoncer à l'ordre du jour, en même temps que celle pour Desaix. Il donna d'abord sa parole d'honneur qu'on ne lui en avait jamais parlé; mais on lui cita des témoins de son refus, et promit d'en ordonner l'insertion. Il convint du renchérissement des denrées, occasionné par ses nouveaux droits d'octroi, et promit de mettre les troupes en état de se procurer des vivres avec leur indemnité. On évita de parler d'objets personnels. La discussion s'anima un peu sur quelques articles; le général Menou, embarrassé, ne fit que des réponses vagues; il finit par demander un jour de réflexion, annonçant une réponse par écrit. Il ne l'envoya pas; mais le lendemain, il dit à l'un des généraux qu'il avait trouvé leurs représentations fondées; qu'il désirait cependant ne revenir que successivement sur ses mesures, pour ne pas montrer trop d'instabilité. Le 10, il y eut une nouvelle entrevue avant la cérémonie funèbre pour Desaix. Il convint encore de la nécessité des changemens demandés, et dit qu'il avait déjà donné au payeur l'ordre de ne pas percevoir dans l'armée les droits sur les successions, ajoutant qu'il en ferait insérer l'annonce à l'ordre du jour; il promit de nouveau de se conformer en tout aux demandes qui lui avaient été faites.

Les troupes furent réunies le 10 brumaire pour rendre un hommage funèbre à Desaix; la cérémonie fut silencieuse. Cette perte était vivement sentie; mais il aurait fallu un chef militaire pour offrir dignement à l'un de nos plus estimables guerriers, l'expression des regrets de cette brave armée...... Le lieu redoublait le sentiment de la double perte qu'elle avait faite le même jour; c'était à la vue d'Héliopolis, de ce champ de bataille où Kléber avait reconquis l'Égypte, qu'était placé le cénotaphe. Il eût été naturel de jeter aussi quelques fleurs sur sa tombe..... Mais la haine du général Menou avait commandé le silence. Les généraux se turent pour ne pas aigrir les esprits déjà très exaspérés.

Vers cette époque, le général Menou fit proposer aux généraux Damas, Lanusse et Verdier, leurs passe-ports pour la France; mais zélés pour la conservation de l'Égypte, voyant l'armée en de débiles mains, ils espéraient lui être encore utiles; ils refusèrent.

Le général Menou n'avait rien adressé au gouvernement depuis le départ de l'Osiris, qui avait porté la nouvelle de la mort de Kléber; mais enfin, la crainte qu'il ne fût instruit du mécontentement de l'armée, et le besoin d'en prévenir l'effet, le déterminèrent à écrire. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour se concilier les porteurs de ses dépêches; mais pour mieux se prémunir contre les rapports que pourraient faire, au gouvernement, ceux qui obtinrent la permission de partir, il ne négligea pas d'envoyer des notes particulières contre eux, et d'annoncer que c'étaient des personnes au moins inutiles, pour ne pas dire plus.

Il annonça qu'il avait beaucoup de peine à faire le bien, et à lutter contre le prétendu parti anti-coloniste. Il multiplia à l'infini les obstacles qu'il disait éprouver à mettre de l'ordre dans l'administration et les finances; écrivit qu'il se faisait des ennemis, parce qu'il attaquait les intérêts particuliers; et tâcha, de cette manière, de prévenir en faveur de sa personne et de son administration, en ajoutant de grandes déclamations sur son dévoûment à la chose publique, et sur sa résolution de défendre l'Égypte.

Le rapport du général Kléber sur la campagne d'Héliopolis, continué après sa mort par le général Damas, fut envoyé; mais le général Menou y supprima tout ce qui était relatif à l'état de l'armée lors de la mort de ce général, et notamment à la formation des corps de troupes auxiliaires. Il avança ensuite que sa situation brillante n'était due qu'aux soins qu'il avait pris de l'administration, et que les habitans bénissaient sa justice et ses innovations. Enfin il trompa le gouvernement par de faux aperçus des ressources du pays et des dépenses qu'elles devaient couvrir. Il le trompa encore en lui parlant de fortifications, de travaux, d'encouragemens donnés aux sciences, de voyages et de recherches scientifiques dont il n'était nullement question en Égypte[24]. Les généraux de division, voulant attendre l'effet de leurs représentations, n'écrivirent pas au gouvernement par le premier bâtiment.

Un officier arriva de France le 12; des lettres particulières annoncèrent au général Menou qu'il était confirmé. L'officier porteur des dépêches donnait la nouvelle de la prise de Malte et de la paix avec les puissances barbaresques.

Le même jour, les généraux eurent une nouvelle entrevue avec le général Menou, qui promit encore de s'occuper des changemens qu'on lui demandait, mais en témoignant toujours le désir de ne les faire que successivement; il observa que déjà il avait suspendu l'arrêté sur les successions, qu'il avait mis à l'ordre du jour un surcroît d'indemnité pour les rations de viande des troupes, ainsi qu'une augmentation de solde pour les lieutenans et sous-lieutenans. Cette augmentation de solde et d'indemnité de rations grevait le trésor de l'armée d'une dépense de six cent mille francs par an. Il aurait été possible d'assurer le bien-être du soldat d'une manière moins onéreuse.

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