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Mémoires du comte Reynier ... Campagne d'Égypte, deuxième partie

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Si c'est de l'Égypte que vous voulez parler, je dois vous assurer, monsieur, que les troupes françaises qui sont à Alexandrie, ne se conduiront pas comme celles du Caire: elles soutiendront leur réputation avec d'autant plus d'énergie qu'elles auront à lutter contre des généraux et des troupes faites pour être estimées sous tous les rapports.

Dans toute autre circonstance, monsieur, je n'aurais peut-être pas répondu à une lettre qui n'est que sous la forme d'une note; mais ici les circonstances sont telles que tout devient extrêmement intéressant, et qu'un jour tout ce qui s'est passé en Égypte devra être rendu public, parce que, sous tous les rapports, il faut que la vérité soit connue.

J'ai d'ailleurs saisi avec d'autant plus d'empressement, monsieur, l'occasion de vous témoigner mon estime, que j'ai su parfaitement, dans le temps, que c'était vous qui aviez averti avec beaucoup de loyauté le général en chef mon prédécesseur, que la capitulation d'El-A'rych allait être rompue, et qu'il devait prendre ses précautions.

J'ai l'honneur.

Abdallah Menou.

(No 12.)

Caire, le 25 thermidor an VIII (13 juillet 1800).

Au général en chef Menou.

Chacun, dans ce bas monde, suit, sans s'en douter, le chemin bon ou mauvais que le destin lui prescrit. Les uns font des conquêtes, les autres font des souliers; les uns font des constitutions, les autres font des enfans, des arrêtés, des processions, des tableaux, etc.; moi, citoyen Général, je fais des projets; c'est ma partie: de même que l'immortel Raphaël a placé le Père éternel, coiffé de son triangle équilatéral, au haut du firmament, pour juger les mortels; moi, je me place souvent de moi-même au-dessus du monde physique et moral. Là, du néant où le hasard m'a plongé depuis quelques années, je travaille tout à mon aise; et, si quelque obstacle ose s'opposer à mon pouvoir suprême, mon imagination le surmonte bientôt. Quelle belle chose que l'imagination! combien elle fait d'heureux! autrefois je l'étais; par elle je me figure l'être encore. Cette jouissance vaut bien la première, pour un philosophe qui n'a point su définir le bonheur.

Je pris la liberté de vous proposer dans le temps, citoyen Général, de contenir pour toujours l'Égypte par les effets contraires du fanatisme de ses habitans: vous n'avez cessé de rire de cette idée, qui aurait, dites-vous, fait crucifier Crébillon; mais vous rirez peut-être bien davantage, lorsque, dans un mémoire raisonné d'après toutes les règles de la logique et de l'hydraulique, sans autre dépense pour le gouvernement que cinq cent mille livres une fois payées, dix hommes par village, à mes frais pendant dix ans, cent quintaux de poudre par trimestre, et un brevet de folie, que déjà tout le monde m'accorde gratuitement, je rendrai le Nil si docile à vos ordres, que vous pourrez alors lui faire arroser, à votre bon plaisir et dans les divers temps de l'année, tous les terrains, même les plus élevés de l'Égypte. Cet ouvrage, digne des temps les plus reculés de ces contrées fameuses, procurera annuellement une inondation également bonne, en centuplant au moins la surface cultivable de l'Égypte. Je vous demande dès à présent, citoyen Général, la propriété des déserts que je rendrai cultivables. Cette marque de bonté de votre part me servira de stimulant nécessaire au travail qu'il me reste à faire encore, pour porter cette idée sublime à la perfection que je voudrais lui donner avant de la soumettre à votre approbation. Mais, comme je ne désire être riche que pour embellir l'Égypte, les revenus des déserts rendus comme ci-dessus à l'agriculture, seront par moi employés à l'édification de la nouvelle ville française.

À Batn-el-Bahra, deux mille toises environ au nord de l'angle sud du Delta, s'élèveront les murs de cette ville; sa droite défendue par la branche orientale, sa gauche par la branche occidentale du Nil. Un canal de soixante pieds de largeur sur trente de profondeur, apportera dans le centre de cette ville magnifique les productions du milieu de l'Afrique, que l'entière liberté de plus de mille lieues de navigation de ses fleuves y amènera sans cesse. Cette ville recevra dans son sein les marchandises de l'Europe et de l'Asie par deux autres canaux, qui, dérivés du premier ci-dessus au centre de la ville, aboutiront à la branche de Rosette et de Damiette. Les richesses de tout l'univers seront ainsi conduites par eau jusque dans les divers quartiers de cette ville unique: elles y seront vendues et expédiées par toute la terre. Deux superbes ponts, aboutissant chacun à un faubourg au-delà des deux branches du Nil, seront défendus par de bons ouvrages. Ils éloigneront ainsi toute hostilité de la ville centrale, qui, de trois côtés, sera ainsi rendue imprenable. Quant à son front vers le Delta, il offrira une longue ligne droite flanquée de bastions et autres ouvrages, dont les feux seront tellement croisés sur les approches, qu'il sera impossible à des assiégeans de la pénétrer.

Cette ville opulente couvrira bientôt les campagnes voisines de toutes les beautés que l'art et la nature s'efforceront à l'envi de produire. On y verra s'élever, comme par enchantement, des palais magnifiques, dont le Bédouin hideux ne pourra que convoiter les richesses; des jardins vastes et délicieux, des routes, des canaux plantés d'arbres de toute espèce. Là, sous un ciel toujours pur, et à l'ombre de bosquets verts et impénétrables aux ardeurs du soleil, les petites maîtresses de Paris que les affaires de commerce de leur maison, ou mille autres motifs, amèneront en Égypte, oubliant les plaisirs bruyans et passagers de la France, s'abandonneront aux charmes réels et constans de la douce volupté orientale, que l'influence des mœurs et du climat leur fera bientôt préférer: et si elles deviennent par la suite des épouses fidèles et laborieuses; si, entièrement occupées de l'intérieur de leur harem, elles écartent d'elles-mêmes tous les vices séducteurs, qui font en Europe la peste des familles, cette heureuse régénération du sexe français sera due au séjour charmant de Ménopolis.

Mais, citoyen Général, c'est, comme on le dit quelquefois fort élégamment, attacher la charrette avant les bœufs. Avant que vous soyez maître d'ordonner l'inondation du Nil, avant que moi-même j'élève les murs de la superbe Ménopolis, nous devons chercher à rendre la conquête de l'Égypte profitable à la patrie, soit que la paix générale nous assure ou nous prive de cette belle colonie.

Si elle nous l'assure, vous aurez vous-même, je l'espère, citoyen Général, le bonheur de la conduire à cet état de splendeur que votre patriotisme, vos lumières, et même un sentiment de commisération pour ces pauvres Égyptiens, promettent déjà à leur pays, digne d'un meilleur sort. Comme les ressources naîtront alors sous vos pas, et que tout nous prouve à présent que vous saurez bien en profiter à cette heureuse époque, je crois superflu de hasarder ici mes opinions particulières sur les moyens de porter cette colonie au plus haut point d'utilité pour la métropole.

Mais si la malheureuse Égypte, ou plus encore, si ses malheureux habitans ne doivent être considérés à la paix générale que comme un pur objet d'échange, et que nous soyons obligés de sortir d'ici; comme nous connaissons actuellement trop bien ce pays pour ne pas chercher à le revoir en son temps, je suis persuadé que la France l'aura alors ou de gré ou de force. Dans cette hypothèse, il serait très important d'y laisser un parti puissant, qui pût s'y maintenir armé pour y entretenir notre influence politique et commerciale, et seconder enfin les Français d'un côté, tandis qu'ils l'attaqueraient de l'autre.

Mais comment trouver ce parti? En quels lieux et comment pourrait-il se maintenir en force?

Ce parti est tout trouvé; il n'y a plus qu'à presser son organisation. L'Égypte, si on doit l'abandonner à la paix, ne pouvant retourner qu'à ses anciens maîtres, ils y extermineraient par vengeance ou par fanatisme toutes nos créatures. La sédition du Caire n'a que trop bien prouvé leurs sentimens sanguinaires; tous ceux qui ont à craindre leur retour en sont si persuadés, qu'ils deviendraient plutôt soldats contre eux que de s'exposer à leur ressentiment barbare. Il ne faut donc plus que seconder loyalement leurs généreux efforts, pour en recueillir nous-mêmes tous les avantages et les préserver ainsi de l'horrible boucherie dont toute la honte rejaillirait sur la France, si, comme on allait le faire, ces malheureuses victimes de leur dévoûment aux Français, pour prix des services qu'ils leur ont rendus, allaient par nous être livrées aux vengeances, aux haines particulières que nous avons suscitées, en un mot, au fanatisme général qui animera pour toujours les Osmanlis gouvernans, contre nos amis malheureux et abandonnés. Le voilà donc ce parti.

En quels lieux et comment pourrait-il se maintenir en force? Ceci est très simple: il n'a qu'à abandonner le midi de l'Égypte, et aller ainsi renforcer Mourâd-Bey, qu'un traité d'alliance nous oblige de soutenir en cas d'évacuation. Fort de ses mameloucks et de nos auxiliaires, que le séjour des Français en Égypte aguerrira toujours plus, il ne tardera pas d'en chasser les Osmanlis et de s'en rendre totalement maître. Dès-lors nos auxiliaires, par un traité secret conclu avec lui, seront considérés par Mourâd-Bey dans le Saïd, comme nous-mêmes nous l'y considérons aujourd'hui. Ils le tiendront, en quelque manière, dépendant de la France par le besoin qu'il aura d'en être étayé; ils maintiendront ainsi notre influence politique et commerciale dans ces contrées que d'autres puissances jalouses nous enlèveraient bientôt, si Mourâd gouvernait seul l'Égypte. Il est trop fin sans doute en ce moment pour ne pas paraître entièrement dévoué à nos intérêts tant qu'il devra nous craindre, ou attendre de nous sa réintégration définitive; mais qui peut nous répondre de lui, lorsque se voyant étayé par des alliances qu'il trouvera aisément contre nous, nous serons loin de lui et hors d'état de lui nuire?

Soutenir comme ci-dessus l'indépendance de nos créatures en Égypte, pour y conserver l'influence de la France et nous ménager ainsi des moyens faciles d'y rentrer, tels sont, citoyen Général, les avantages que vous pouvez aisément procurer de vous-même à la République, si, à la paix générale, elle doit renoncer à ce pays. Ceux qu'elle pourra obtenir en traitant elle-même son évacuation, et qui doivent être très considérables, ne peuvent plus se négocier qu'entre les puissances belligérantes, qui seules peuvent et doivent avoir ce droit. C'est une vérité hardie, qu'il était réservé à vous seul, citoyen Général, de proclamer à l'armée, à une époque difficile et mémorable, où moins de sagesse, de caractère et de dévoûment en son chef eût pu la perdre sans ressource.

J'ose donc, citoyen Général, appeler toutes vos sollicitudes sur l'augmentation, l'instruction militaire et l'armement de nos auxiliaires d'Égypte. Déjà par vos ordres, ils se rallient à un chef qui, soldat, prodigue, et français plus qu'aucun des scribes ses confrères, a manifesté son courage et ses talens en combattant avec nous pour la conquête du Saïd. Sans cesse entouré de dangers pour nous servir, il brave en ce moment les menaces des habitans du Caire, qu'il contraint d'expier leur révolte; il est revêtu de l'entière confiance des siens; comme eux il est issu de ces anciens Égyptiens qui étonnent encore l'univers par leurs monumens: quels souvenirs ces monumens rappellent! Quelles lumières! Quelle politique! En un mot, quelle civilisation ces pyramides, ces temples, ces lacs, ces canaux, annoncent chez les peuples qui les imaginèrent! Mais, ô vicissitude des temps! des hommes, maîtres de toute la terre sous le grand Sésostris, sont méconnaissables dans leurs descendans. Le Cophte, avili, abruti même par des milliers d'années d'esclavage, n'a su jusqu'ici que ramper servilement aux pieds de ses maîtres, sans cesse renaissans pour lui; mais si les Perses, les Grecs, les Romains, les Turcs, furent des tyrans barbares et fiers, les Français, dont la philosophie sait apprécier la dignité de l'homme, seront pour eux des vainqueurs généreux; et si des circonstances majeures font qu'on doive pour un temps les abandonner, ce ne sera qu'en les mettant à même, comme je l'ai dit ci-dessus, de pouvoir se garantir contre de nouveaux possesseurs sanguinaires et fanatiques, qui, en exterminant même par le conseil de leurs alliés, nos auxiliaires d'Égypte, rassureraient leurs craintes, en détruisant nos vues politiques sur ce pays.

J'ai tâché jusqu'ici de démontrer la nécessité des auxiliaires, dans le cas où la paix nous enlèverait cette précieuse conquête: il me reste à vous prouver son utilité dans le cas où elle nous la conserverait.

Par eux toutes les riches productions de l'intérieur de l'Afrique s'amoncellent en Égypte; il ne faut pour cela que former deux ou trois établissemens de sept à huit mille hommes chacun, sur le Nil, ou le fleuve Abiad qui s'y joint; ces établissemens ne sauraient être formés que par des hommes déjà accoutumés aux chaleurs de l'intérieur de l'Afrique: la latitude des lieux qu'ils occuperaient serait peut-être fatale à des Européens. Ces établissemens assureront à la France plus de mille lieues de navigation intérieure de cette partie du monde encore si peu connue; elle ne le deviendra successivement alors que par le commerce exclusif que pourront y faire nos négocians Français établis en Égypte.

Le destin, qui me prescrit de faire des projets, vous donne à vous seul, citoyen Général, les moyens faciles de les exécuter. Les idées ci-dessus, immenses dans leurs résultats, sont simples et faciles dans leur exécution; elles se réduisent pour le moment à protéger et encourager nos auxiliaires, et accorder de la confiance et des honneurs à leur chef.

Excusez, citoyen Général, si j'ai tâché d'être plaisant en commençant ce Mémoire; je désirerais être persuasif en le finissant. Si mes idées sur les auxiliaires n'excitent que votre rire, le destin me désignera alors pour être votre bouffon, et je veux l'être absolument; mais j'aurai en moi-même la douce consolation d'avoir plaidé la cause de nos créatures en Égypte, qui, abandonnées par nous, sont dévouées à une boucherie inévitable. Votre moralité, votre loyauté, leur est un gage assuré que vous épouserez leur cause, soit que la paix générale nous donne ou nous prive de l'Égypte. Dès qu'elles en seront persuadées, vous verrez alors tous leurs moyens se développer en notre faveur.

Signé Lascaris.

P. S. Si je manque d'éloquence, si je vous semble incorrect, si je suis même un peu singulier, vous me passerez tout en faveur des motifs qui m'animèrent sans cesse pour mon pays.

FIN DU TOME PREMIER

TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME PREMIER.

  • NOTICE SUR LE GÉNÉRAL REYNIER. Page, j
  • Considérations générales sur l'organisation physique, militaire, politique et morale de l'Égypte. 1
  • Organisation physique. 2
  • Système de guerre adopté par les Français. 13
  • Fortifications construites par les Français. 16
  • Des routes et marches d'armée dans l'intérieur de l'Égypte. 31
  • Considérations sur la civilisation des différentes classes d'habitans de l'Égypte. 33
  • Des Arabes. ibid.
  • Des fellâhs ou cultivateurs. 45
  • Des habitans des villes, des mameloucks et de leur gouvernement. 54
  • Résumé de l'état social des peuples de l'Égypte. 76
  • DE L'ÉGYPTE APRÈS LA BATAILLE D'HÉLIOPOLIS. 83

PREMIÈRE PARTIE.

  • Depuis le mois de floréal an VIII, jusqu'au mois de brumaire an IX. ibid.
  • Chapitre premier.—Situation de l'armée d'Orient, et projets de Kléber avant sa mort. ibid.
  • Chap. II.—Assassinat de Kléber.—Le général Menou prend le commandement.—Sa conduite dans les premiers temps, et jusqu'en fructidor. 89
  • Chap. III.—Événemens politiques. 96
  • Chap. IV.—Esprit des habitans de l'Égypte.—Événemens militaires jusqu'au mois de brumaire. 99
  • Chap. V.—Intrigues.—Origine des divisions. 103
  • Chap. VI.—Innovations dans l'administration du pays. 106
  • Chap. VII.—Des finances. 119
  • Chap. VIII.—Administration de l'armée; magasins extraordinaires. 123
  • Chap. IX.—Murmures de l'armée contre le général Menou.—Les généraux de division lui font des représentations.—Sa confirmation. 125

SECONDE PARTIE.

  • Depuis le mois de brumaire jusqu'au mois de ventôse an IX. 137
  • Chapitre premier.—De l'esprit de l'armée jusqu'à l'arrivée de la flotte anglaise. ibid.
  • Chap. II.—Événemens militaires et politiques jusqu'à l'entrée de la campagne. 145
  • Chap. III.—Finances.—Produit des nouveaux droits.—Vices des innovations.—Augmentation des dépenses de l'armée.—La perception du miry est retardée.—Les caisses sont vides au moment d'entrer en campagne. 158
  • Chap. IV.—Des magasins.—De l'administration des subsistances.—Des revenus en nature. 162

PIÈCES JUSTIFICATIVES.

  • Menou, général en chef de l'armée française, aux habitans de l'Égypte. 166
  • Lagrange, général de division, chef de l'état-major général de l'armée, au général Bonaparte, premier consul de la République française. 172
  • Damas, général de division, au général en chef Menou. 176
  • Le général de division Reynier au général en chef Menou. 178
  • Lanusse, général de division, au général en chef Menou. 180
  • Lanusse, général de division, au général en chef Menou. 181
  • Ch., chef de bataillon de la 85e demi-brigade, au général en chef Menou. 183
  • Ch., chef de bataillon de la 85e, au premier consul. 184
  • Lanusse, général de division, au général en chef Menou. 190
  • Au Ministre des affaires étrangères. 192

TROISIÈME PARTIE.

  • Campagne contre les Anglais et les Turcs. 198
  • Chapitre premier.—Arrivée de la flotte anglaise.—Dispositions militaires. Ibid.
  • Chap. II.—Débarquement des Anglais.—Combat du 22 ventôse. 205
  • Chap. III.—Arrivée de l'armée à Alexandrie.—Affaire du 30 ventôse. 219
  • Chap. IV.—Dispositions après l'affaire du 30 ventôse.—Prise de Rosette et de Rahmaniëh.—Passage du désert par le visir. 231
  • Chap. V.—Marche pour reconnaître l'armée du visir.—Prise d'un convoi parti d'Alexandrie.—Évacuation de Lesbëh, Damiette et Bourlos.—Esprit et conduite des habitans de l'Égypte et des mameloucks.—Mort de Mourâd-Bey.—Investissement du Caire et traité pour l'évacuation de cette ville. 254
  • Chap. VI.—Blocus d'Alexandrie jusqu'à l'entière consommation des vivres; son évacuation. 272
  • Extrait du journal du chef de brigade du génie d'Hautpoul. 289
  • Prise de Rosette par les Anglais.—Marche contre le visir.—Capitulation du Caire. ibid.
  • 15 floréal.—Évacuation du camp d'El-A'rych. 291
  • 25 floréal.—Premier conseil de guerre. 296
  • Convention pour l'évacuation de l'Égypte par le corps de troupes de l'armée française et auxiliaire aux ordres du général de division Belliard. 318
  • Le général de division Belliard au premier consul Bonaparte. 327

PIÈCES JUSTIFICATIVES.

  • Le général en chef Menou au général Bonaparte, premier consul. 338
  • Résumé. 344
  • Notes du général ***, sur la situation de l'armée d'Égypte, depuis la fin de l'an VII jusqu'au 12 floréal an IX. 345
  • Menou, général en chef, au citoyen Carnot, ministre de la guerre. 380
  • Menou, général en chef, au premier consul de la République française, le général Bonaparte. 383
  • Le général en chef de l'armée d'Orient au général en chef Bonaparte. 387
  • Menou, général en chef, au général Berthier, ministre de la guerre. 391
  • Menou, général en chef, au général Bonaparte, premier consul de la République. 392
  • Au citoyen Chaptal, ministre de l'intérieur. 393
  • Le général en chef de l'armée française d'Orient à sir Sidney Smith, commandant une division de l'armée anglaise. 395
  • Au général en chef Menou. 400

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

Notes

1:

Paris, le 5 nivôse an VI.

Le général Desaix au général de division Reynier.

Vous avez, mon cher général, de cruels ennemis; ils vous poursuivent partout, et sont parvenus à vous faire réformer. Vous sentez bien que j'ai eu l'attention de m'en faire instruire de bonne heure, et que j'ai remué ciel et terre pour empêcher cette injustice. J'ai vu le directeur Barras; je lui ai parlé d'une manière très vive et très serrée. Cela n'a rien produit; mais le général Bonaparte m'a dit que je pouvais être tranquille. Il vous a mis sur la liste des généraux, qui doit être présentée demain au Directoire, destinés à l'état-major avec moi; et j'espère que cet orage qui gronde sur votre tête se dissipera comme tant d'autres. Je suis désolé de ces persécutions que vos ennemis vous font éprouver; mais de la patience; ils se dissiperont, j'espère, comme les autres. Je vous préviens de tout cela parce qu'il est indispensable que vous ne vous éloigniez pas si vous recevez vos lettres de réforme. Dans peu de jours nous saurons s'il y a du remède ou s'il n'y a plus rien à espérer. Croyez, mon cher général, à tout mon zèle à faire tout ce qui pourra vous être utile, et à mon envie de servir avec vous; ainsi, attendez un peu. La Hollande va être organisée comme vous l'attendiez. Joubert, jeune, actif, y va commander comme général en chef; Lacroix y va comme ambassadeur. Le gouvernement jette ses regards de ce côté-là, et il espère y donner un gouvernement, et cela rapidement. Aussitôt que vous serez accepté, vous irez où vous voudrez, et Dunkerque sera de votre ressort, comme toutes nos côtes. Ainsi vous pourrez les voir, les parcourir, et réunir toutes les connaissances nécessaires.

Salut, mon cher général, bonne et vraie amitié.

Desaix.

Avez-vous eu des nouvelles de Kléber?

2: La manière dont se terminent les deux chaînes qui bordent la mer Rouge, et les terrains bas qui forment une espèce de vallon dans l'isthme de Suez, vallon bordé par des dunes jusqu'au pied des montagnes, particulièrement du côté de l'Asie, porteraient à penser que, dans les temps anciens, le détroit réunissait les deux mers, qu'il a comblées par des sables que les courans opposés y devaient accumuler, et par les attérissemens formés aux embouchures du Nil. Une révolution qui doit avoir changé le niveau de la Méditerranée, puisqu'elle est de vingt-cinq pieds plus basse que la mer Rouge, peut avoir contribué à la première formation de l'isthme, qui ensuite a été beaucoup augmentée par les alluvions du Nil.

Les dunes de sables mouvans s'étendent, comme on le verra sur la carte, depuis Abourouk et Bir-Deodar jusqu'au-delà d'El-Arich; elles occupent tout l'espace compris entre la Méditerranée et les montagnes de l'Arabie Pétrée, dont elles couvrent la base. Les vents, assez réguliers dans ce pays, ont fait prendre à toutes les dunes la même direction; elles vont généralement du nord-ouest au sud-est, et sont séparées par de petits vallons; ce n'est que dans les plus bas, situés ordinairement au pied des dunes les plus élevées, qu'on trouve de l'eau en creusant le sable à quelques pieds de profondeur; les palmiers qui y croissent en sont toujours l'indice. Ces sables mouvans et l'inégalité des dunes, rendent les marches très pénibles, et sont le plus grand obstacle au passage du désert par une armée.

3: Cette opération des Anglais sépare presque entièrement Alexandrie du reste de l'Égypte; la coupure du canal la prive d'eau du Nil, et causera la ruine de cette ville si on ne le répare promptement: mais les Turcs sont-ils en état de faire un travail si considérable sans le secours des Européens? leur gouvernement destructeur s'en occupera-t-il vivement? et voudra-t-il faire des sacrifices pécuniaires suffisans.

4: Les lacs de l'Ouadi-Tomlat, qui ont été remplis pendant l'inondation extraordinaire de l'an IX, contenaient trop d'eau pour que l'évaporation pût les mettre à sec pendant l'été; et si l'armée n'avait pas été attirée sur les côtes par le débarquement des Anglais, l'existence de l'eau dans ces lacs aurait changé les opérations militaires sur la frontière de Syrie.

5: Lorsque ce bey était poursuivi très vivement, il entrait dans un de ces vallons, et paraissait s'enfoncer dans le désert; mais dès qu'il y avait attiré les Français, il dispersait sa troupe, afin qu'on ne pût pas en reconnaître les traces; elle se rendait au travers des montagnes dans un autre vallon, où elle se réorganisait pour descendre dans la vallée du Nil. Mourâd-Bey reparaissait ainsi dans les lieux où les Français ne l'attendaient pas; il prenait des vivres dans les villages, et recommençait la même manœuvre chaque fois que les Français, ayant découvert sa retraite, marchaient contre lui: quoique attaqué souvent à l'improviste, et même surpris dans ses camps, il réussit toujours à les éviter.

6: J'ai souvent été surpris d'entendre des Arabes, élevés dans le désert, d'un aspect sauvage et couvert de haillons, sachant à peine lire quelques passages du Koran, employer, dans certaines discussions, une adresse de raisonnement et des détours dignes des négociateurs les plus subtils, des flatteries qu'avouerait le courtisan le plus exercé, et parsemer leurs discours de grandes et belles images. En général, l'imagination vive et les sentimens élevés des Arabes contrastent avec le sol brûlant et stérile qu'ils habitent, avec la simplicité et même la misère de leur vie. Dans leurs poésies, ils chantent l'amour, tandis que leurs institutions, la polygamie et l'état d'abjection où leurs femmes sont réduites, devraient détruire presque entièrement cette passion.

7: La tribu de Békir en Syrie, qui est fort puissante, depuis la mort d'Akmet-Békir, cheik très considéré, obéit à sa mère. Il en est aussi dans la Haute-Égypte, mais ces exemples sont très rares.

Dans une visite à la tribu de Néfahat, j'interrogeais un vieillard qu'on me présenta comme l'historien de sa tribu: Il me dit, en parlant de leur établissement en Égypte, que la femme de Néfoa, lorsqu'il y vint, avait les yeux aussi vifs et aussi perçans que la balle qui sort du fusil; elle avait un grand caractère et beaucoup d'esprit; aussi ses enfans ont prospéré, et les Néfahat ont actuellement cinq cents cavaliers, tandis que les Lomelat n'en ont pas cent; ils descendent cependant d'un frère de Néfoa, qui vint en même temps que lui; mais dont la femme avait des yeux de gazelle, était douce et timide.

8: Quelques tribus puissantes de la Haute-Égypte paraissent devoir faire exception; encore les esclaves faits n'appartiennent-ils pas à des Arabes, mais à des Barabas. Pendant notre séjour, le cheik de la tribu de Tarfé, Mahmoud-Ebn-Ouafi, envoya un parti de quelques cents cavaliers à cent vingt journées dans le désert, contre une tribu dont il prétendait avoir à se plaindre. Ces cavaliers ayant eu le dessous, passèrent, en revenant, sur les terres de Dongola, où ils firent des prisonniers, et notamment prirent la famille du chef. L'héritier présomptif vint à Siout porter plainte aux Français, et le général Donzelot lui fit rendre ses frères et sœurs, ainsi que ses sujets, qui étaient déjà disséminés dans les divers camps de la tribu.

9: J'emploie le mot juridiction, parce qu'on trouve encore des traces des institutions des Arabes successeurs de Mahomet, qui avaient établi des espèces de juges de paix nommés sanager. Ces arbitres terminaient les querelles qui avaient lieu dans leur juridiction. Ces places étaient héréditaires pour les chefs de certaines familles: les Arabes les consultent encore quelquefois; mais cette institution a été presque annulée depuis que les mameloucks ont envahi tous les pouvoirs.

10: On voit encore des tours semblables dans quelques parties de l'Europe, où le régime féodal a existé le plus long-temps.

11: Je recevais fréquemment des plaintes relatives à des assassinats: un jour, un fellâh vint chez moi et déroula des plis de ses vêtemens la tête de son frère encore toute sanglante. Les parens des morts, qui m'apportaient des lambeaux de leurs habits teints de sang, demandaient vengeance contre telle famille ou tel village; rarement ils désignaient l'individu coupable. Leurs guerres recommençaient aussitôt que la force militaire était trop éloignée pour leur imposer. Lors de la victoire que Bonaparte remporta sur les Turcs, à Aboukir, la province de Charkiëh avait été laissée sans troupes; quand j'y retournai, les villages de Ihiëh et de Maadiëh avaient renouvelé une ancienne querelle; leurs alliés s'étaient rassemblés, tous les Arabes avaient pris parti; cinq ou six mille hommes formaient l'armée de chaque village, et depuis huit jours qu'elles étaient en présence, sept ou huit hommes de part et d'autre avaient été tués: j'arrivai avec un bataillon, aussitôt ces attroupemens se dissipèrent. Je fis venir les cheiks de chaque village, et je leur prouvai, par le calcul des hommes morts depuis plusieurs années, que cette guerre n'avait plus de motifs, puisqu'il y avait égalité de nombre. Ils s'embrassèrent devant moi en récitant la formule de paix; mais comme, dans leur opinion, elle n'avait pas été consolidée par le paiement d'une amende, ils recommencèrent à s'égorger pendant l'inondation de l'année suivante.

Les cheiks du village de Beisous, appelés pour une querelle qui s'était renouvelée par le non-paiement du rachat du sang, me dirent que, peu accoutumés à ce genre d'affaires, ils avaient été consulter les cheiks de Sériakous, qui avaient l'habitude de payer 400 pataques (environ 1200 livres) pour chaque assassinat.

12: La population d'Alexandrie diffère de celle des autres villes: les habitans, occupés de leur commerce et de quelque métier, sont un assemblage d'hommes des différentes parties des côtes de la Méditerranée, particulièrement de celles de la Turquie; ayant plus de communication par terre avec Constantinople, ils sont plus soumis au grand-seigneur que les autres Égyptiens, et bravent souvent l'autorité des mameloucks.

13: Il y a au Caire un cheik des voleurs, qui retrouve ordinairement les objets volés lorsque les agas lui ordonnent de les faire restituer.

Les Arabes regardent le vol de jour comme noble: il est pour eux une image de la guerre; mais ils méprisent le voleur de nuit. Il existe cependant quelques familles arabes qui ne partagent pas cette opinion, et qui exercent ce métier, depuis plusieurs générations, avec la plus grande adresse. Je citerai celle des Ora-Ora, dans la province de Charkiëh. La terreur des châtimens et la menace faite à d'autres Arabes de les punir, si ces vols ne cessaient pas, les suspendaient quelque temps; mais, à la première occasion, ils recommençaient. Un cheik arabe dont ils dépendaient, et qui me livrait quelquefois les coupables, me disait que les punitions étaient inutiles; qu'habitués au vol, par principe et par éducation, on ne pouvait les corriger qu'en détruisant toute la famille. Il en existe de semblables dans la Haute-Égypte.

14: On voit beaucoup d'hommes des dernières classes parvenus aux premiers emplois religieux. À l'arrivée des Français en Égypte, le cheik de la principale mosquée du Caire, celle d'El-Azahr, était Abdallah-Cherkaoui, fils d'un Arabe, cultivateur dans un petit village de la Charkiëh; il a présidé le divan formé par Bonaparte. D'autres cheiks sont fils de fellâhs. L'un des plus marquans par son esprit, le cheik El-Mohdi, qui fut secrétaire du divan, est fils d'un menuisier, cophte, pris dans son enfance par un cheik, qui l'a fait musulman; il est parvenu, encore jeune, à être le chef d'une des premières mosquées du Caire.

15: Sous la dénomination de descendans, on doit comprendre non seulement la postérité directe, mais aussi les mameloucks esclaves qui ont des droits dans la succession.

16: J'ai entendu des officiers turcs, ainsi que des mameloucks, me dire, en parlant de personnages qui occupaient de grands emplois: C'est un homme de bonne race; il a été acheté. Le grand-visir actuel et le capitan-pacha ont commencé par être achetés esclaves; et ce préjugé est tellement enraciné, que les enfans de ce même individu n'ont pas le même degré de noblesse que leurs père et mère, qui ont été achetés.

17: Je ne parle pas de la postérité des mameloucks, et cela doit surprendre. On serait porté à penser que les chefs devraient naturellement chercher à transmettre l'autorité à leurs enfans; mais cela n'est point chez les mameloucks: leurs fils ne remplissent presque jamais de rôle important; ceux même que la faveur de leur père a fait parvenir ne sont pas estimés. Deux causes morales entraînent l'extinction prématurée de leur race: d'abord, l'opinion de la préférence à donner aux esclaves sur l'homme de famille; ensuite, le mépris qu'inspire en général aux mameloucks l'habitant oisif des villes, élevé dans le harem par les femmes. Les mameloucks ne regardent pas leur fils comme leur successeur, comme l'appui de leur vieillesse; la naissance de celui-ci n'est pas un motif d'attachement pour la mère; et les femmes, jalouses de conserver leurs charmes, suivent l'usage, très commun en Orient, de se faire avorter. On doit peut-être attribuer aussi cette extinction de la postérité des mameloucks au climat d'Égypte, qui repousse la reproduction des races étrangères. Les observations des médecins, particulièrement celles du citoyen Desgenettes, sur la naissance et la mortalité des différens âges, peuvent jeter un grand jour sur cette question.

18: Ces esclaves sont de divers pays; il en est de Russes, d'Allemands, pris à la guerre; mais les plus nombreux et les plus estimés sont Géorgiens, Circassiens et des autres parties du Caucase: ces derniers parviennent plus souvent que les autres aux premiers emplois. Cette domination d'hommes originaires du Caucase sur l'Égypte est digne de remarque. En remontant aux premiers temps historiques, on la voit conquise par Cambyse, et gouvernée par des Persans sortis de ces montagnes. Les mameloucks y régnèrent après les califes. Ils furent remplacés par des Turcs, également originaires du Caucase: aucun monument historique ne prouve que la conquête de Cambyse n'a pas été précédée de quelque autre émigration des habitans de ces montagnes; des traditions parlent à la vérité des conquêtes faites par Sésostris: mais d'après la répugnance que les Égyptiens ont montrée constamment à quitter les rives du Nil, peut-on penser que ce fut avec des émigrations sorties de l'Égypte que Sésostris fit ces conquêtes, tandis que, depuis les temps historiques, on voit au contraire la population du Caucase fournir des soldats à l'Égypte? Cette observation ne préjuge rien sur une question long-temps discutée, celle de l'origine du peuple égyptien et de son antiquité, ainsi que de l'influence qu'il eut dès les temps les plus reculés, comme berceau des arts et des sciences, sur la civilisation et l'instruction des autres peuples. Il peut avoir reçu des soldats du Caucase sans être originaire de l'Asie. Une classe supérieure, chargée de l'administration, du gouvernement et de la religion du pays, peut avoir été instruite dans les sciences (et l'avoir été exclusivement au reste du peuple), sans en avoir reçu les principes d'aucune nation étrangère. Quelques sages ont pu sortir de l'Égypte, instruire d'autres peuples, les civiliser, et, en les gouvernant, diriger leurs conquêtes, sans que ces colonies et ces conquêtes aient été faites par des émigrations considérables de ce pays.

Si les ruines magnifiques des temples de la Haute-Égypte sont des monumens d'habileté dans les arts et d'instruction dans les sciences, n'en sont-ils pas aussi de l'esclavage et de la superstition de la classe inférieure du peuple? Des zodiaques sculptés sur quelques uns de ces temples, et par le moyen desquels on a déterminé le siècle de leur construction; l'observation que les plus anciens sont les plus rapprochés des cataractes et des sources du Nil, et que les figures peintes et sculptées sur ces monumens ont le caractère africain, sont des faits dont on pourrait conclure que la population de l'Égypte, ou plutôt la classe qui y a porté la civilisation et les arts, est venue de l'intérieur de l'Afrique, en descendant le Nil.

19: Il faut remarquer que, dans toutes ces révolutions, les biens et la personne des femmes de mameloucks et de beys proscrits étaient toujours respectés: elles continuaient de vivre tranquilles au Caire, y touchaient leurs revenus et envoyaient des secours à leurs maris. C'est pour cette raison que les beys donnaient ordinairement à leurs femmes des villages et des propriétés considérables.

20: L'organisation des armées turques, composées de milices nombreuses, lorsqu'on les rassemble pour une expédition, mais qui se dispersent aussitôt qu'il n'y a plus qu'à conserver, contribue à rendre le pouvoir des pachas très faible et surtout passager. La Porte se réveille quelquefois et songe à rétablir son autorité; elle envoie des armées qui y réussissent; mais aussitôt que le pacha a repris tous ses droits, les soldats retournent chez eux. Réduit alors à ceux qu'il doit entretenir de ses revenus, et que, par avarice, il borne à un très petit nombre, il retombe dans l'avilissement; et les mameloucks, qui s'étaient éloignés pendant la présence de l'armée turque, reviennent envahir de nouveau toute l'autorité. Il y en a plusieurs exemples, notamment après l'expédition que le capitan-pacha fit, en 1788, contre Ibrahim et Mourâd-Bey, en s'appuyant du crédit et des mameloucks d'Ismaïn-Bey.

21: La différence entre ces deux époques était bien appréciée par tous les individus de l'armée. Lors du traité d'El-A'rych, elle ne recevait de la France que des nouvelles affligeantes: les armées étaient battues, les frontières entamées. Les déclamations que le Directoire autorisait contre l'expédition d'Égypte faisaient regarder l'armée comme en exil. Ignorant encore le sort de Bonaparte et l'heureuse révolution qui rendit à la France son énergie et sa gloire, elle brûlait de porter ses armes victorieuses dans sa patrie. Kléber avait continué des négociations, afin d'éclairer les Turcs sur leurs véritables intérêts, de retarder leurs opérations et de gagner du temps, en attendant les ordres du gouvernement et des secours: n'ayant plus d'autre moyen de les prolonger, il avait proposé des conférences et une suspension d'armes. Les Anglais, qui avaient dû intervenir, surent retarder l'annonce de la suspension d'armes et le transport des plénipotentiaires envoyés à la conférence, de manière qu'El-A'rych fut attaqué et livré par surprise, tandis que les Français se reposaient sur la foi de l'armistice.

El-A'rych pris, le général Desaix au pouvoir de l'armée turque, une partie de l'Égypte insurgée, on ne pouvait plus avoir que difficilement l'argent et les vivres nécessaires à l'armée; les villes des côtes étaient dans une situation à faire craindre des événemens semblables à celui d'El-A'rych. L'armée turque allait se répandre en Égypte; des corps de Russes et d'Anglais devaient se joindre à elle: l'armée d'Orient pouvait ne pas être victorieuse, ses victoires même devaient l'épuiser; ne recevant pas de secours, elle pouvait prévoir qu'elle succomberait après quelques attaques successives, et des auxiliaires européens, en aidant les Turcs, auraient acquis chez eux me influence politique dangereuse pour la France. Kléber, persuadé que le Directoire abandonnait tout projet sur l'Égypte, et que les vieilles bandes de l'armée d'Orient, arrivant en Europe au commencement de la campagne, pouvaient sauver leur pays, fit le sacrifice de la gloire qu'il pouvait acquérir contre les Turcs dans l'espoir d'être plus utile. Il voulait, par ce traité, séparer les Turcs des Russes et des Anglais, les déterminer à faire la paix avec la France, et à lui assurer dans le commerce des avantages équivalens à la restitution de l'Égypte. Mais le visir dépendait trop des Anglais pour y consentir ostensiblement; il ne donna que des assurances verbales que cela s'arrangerait après l'évacuation. Les négociations étaient trop avancées pour reculer, et le traité fut conclu: son exécution était commencée lorsqu'on apprit la révolution du 18 brumaire. L'armée pouvait alors espérer que le gouvernement s'occuperait d'elle, si elle restait en Égypte; mais Kléber était trop loyal et trop esclave de sa parole pour rompre un traité qu'il avait signé. Les faux calculs du gouvernement anglais, la mauvaise foi jointe à l'insulte, tournèrent contre lui; ils rendirent à l'armée d'Orient ses armes, et lui valurent une nouvelle conquête de l'Égypte.

Lorsqu'on aurait cherché les circonstances les plus favorables pour procurer à cette armée une victoire complète, on n'aurait pu les mieux préparer qu'elles ne le furent par l'évacuation de la partie orientale de l'Égypte, la marche des Turcs et la réunion de l'armée française. Si, au lieu de signer la convention, on avait ouvert la campagne, il y aurait eu beaucoup d'affaires partielles, de privations, de marches pénibles, et on aurait peut-être fini par succomber. À Héliopolis les deux armées étaient réunies; aussi la victoire fut-elle brillante et décisive.

Après cette bataille et la nouvelle de la révolution de 18 brumaire, la situation de l'armée était bien changée. Assurée au moins pour un an de la possession paisible de l'Égypte, elle pouvait espérer que le gouvernement, qui alors méritait toute sa confiance, veillerait sur elle. Les derniers dangers avaient attaché tous les individus de l'armée à la conservation de l'Égypte; et si on avait voulu y chercher des anti-colonistes, l'armée entière aurait désigné l'homme seul qui passait à Rosette, à déclamer contre les opérations de son chef, les époques où elle scellait de son sang cette nouvelle conquête.

22: Le général Menou reçut alors des lettres adressées à Kléber par le gouvernement; elles annonçaient que les Turcs n'étaient pas éloignés de consentir à cette neutralité.

23: Ces plaintes ont été faites dans ces termes par des principaux habitans du pays, et notamment par El-Mohdi, l'un des premiers cheiks du Caire.

24: Les officiers qui arrivèrent de France furent très surpris de ne pas trouver les canaux navigables toute l'année, ainsi que les routes et les forts dont ils avaient vu l'énumération dans sa correspondance imprimée; ils s'informèrent du succès des voyages qu'il avait également annoncés. Loin d'encourager les sciences, le général Menou a contrarié les recherches des membres de l'Institut et de la Commission des Arts; il affectait toujours d'en parler avec intérêt, mais il ne se déterminait à rien. Plusieurs savans et artistes l'ont persécuté pour obtenir l'agrément de parcourir la Haute-Égypte. Ils se désolaient de perdre leur temps au Caire, tandis que la tranquillité dont on était assuré, au moins pendant l'inondation, donnait les moyens de disposer des escortes nécessaires pour beaucoup de reconnaissances intéressantes. Il n'y eut que deux voyages qu'on parvint à lui faire approuver lorsqu'ils furent déterminés; celui des citoyens Coutelle et Rosière au mont Sinaï, et celui du chef de bataillon Berthe au Gebel-Doukhan. On s'occupait de projets de voyage aux oasis lorsque la campagne commença.

Les fouilles aux Pyramides ne furent ordonnées par le général Menou que d'après les recherches que le général Reynier y avait faites, avec quelques membres de l'Institut, et qu'il se proposait de continuer.

Si, pendant ce temps, les recherches générales furent contrariées, les membres de l'Institut et de la Commission des Arts ne travaillèrent pas avec moins de zèle et de persévérance à acquérir des connaissances sur tout ce qui était remarquable; et n'obtenant pas les moyens de voyager, ils rédigèrent, dans leur cabinet, les observations qu'ils avaient faites sous Bonaparte et Kléber.

25: Quelques jours après, il prétexta une visite des casernes, afin de paraître en public avec les généraux de division; et il profita de ce qu'ils le traitaient, devant les troupes, avec le respect dû à son grade, pour faire circuler le bruit que ces généraux étaient convenus qu'ils avaient eu le dessein de lui ôter le commandement de l'armée, et lui en avaient demandé pardon. Il transformait ainsi en une bassesse ce qui n'était qu'un effet de la discipline... Quel moyen de calmer les divisions, que d'intéresser l'amour-propre des généraux à ne pas lui céder, même par des témoignages de déférence, lorsqu'ils paraîtraient en public avec lui!

26: La lettre ne fut pas brûlée, mais expédiée à son adresse; c'est celle qui suit.

27: Le ministère anglais avait à justifier la rupture du traité d'El-A'rych, et à calmer l'indignation des Turcs, irrités d'avoir perdu l'Égypte au moment où ils s'y croyaient établis; il avait à arracher des mains de l'opposition une arme terrible; et pour détourner les regards de cette responsabilité qui pesait sur lui, il dirigea contre l'Égypte une armée, errant sur les mers depuis plusieurs mois. L'opinion publique, en Angleterre, était contraire à cette expédition. Les circonstances et des fautes multipliées l'ont fait réussir; mais qu'en est-il résulté pour cette puissance? des dépenses excessives et une grande perte d'hommes; l'armée d'Orient a évacué l'Égypte avec des conditions semblables à celles du traité d'El-A'rych, sans que les troupes anglaises puissent se glorifier de succès qui ne sont dus ni à leur bravoure ni aux talens de leurs généraux.

28: Lettre du général Reynier au général Menou:

Au Caire, le 13 ventôse an IX.

Vous m'envoyez, citoyen Général, l'ordre de partir pour Belbéis avec deux demi-brigades et le général Robin: il va être exécuté, parce qu'un militaire doit premièrement obéir; mais l'intérêt de l'armée me commande quelques observations que vous écouterez. Je suis chargé de défendre la frontière qui peut être attaquée par le visir; mais je pense que, dans notre position, elle peut être dégarnie. Le visir est arrivé ou va arriver à El-A'rych; mais il n'est pas probable qu'il marche avant d'avoir reçu la nouvelle du succès des Anglais. Ses préparatifs pour passer le désert ne sont pas complets, et il enverra seulement quelques partis à Catiëh et au-delà. S'il marche et attaque Salêhiëh, cette place est en état de résister jusqu'à ce que les troupes viennent la secourir, après avoir battu le débarquement. Il poussera peut-être quelques partis contre Belbéis et le Caire; mais cela n'est pas aussi dangereux que de laisser faire des progrès aux Anglais.

L'armée qui débarque à Aboukir doit être de dix à douze mille hommes. Si le général Friant n'a pas réussi à culbuter leur premier débarquement, il doit être actuellement enfermé dans Alexandrie, et nous avons besoin, pour combattre les Anglais, de toutes nos forces disponibles.

Lors du débarquement des Turcs à Aboukir, Bonaparte ne laissa à Belbéis et à Salêhiëh que cent hommes, fort peu de troupes à Damiette, et une très faible garnison au Caire: il réunit tout pour marcher à Aboukir. La position est semblable, nous devons faire de semblables dispositions: c'est particulièrement dans cette armée qu'il faut mettre en usage la grande maxime de guerre, de suppléer au nombre par la rapidité des marches.

Je pense qu'il convient de faire marcher ma division, avec toutes les forces disponibles, vers Alexandrie. La garnison de Salêhiëh est plus que suffisante; je renforcerais un peu celle de Belbéis: des dromadaires éclaireraient le désert, et je laisserais les instructions nécessaires aux commandans de ces places.

J'ai combattu plusieurs fois les Anglais, et je désire, ainsi que les troupes que je commande, concourir à les battre encore en Égypte. Dans plusieurs de mes lettres précédentes, je vous ai parlé de cette expédition: elle est importante, et nous ne devons rien négliger pour la faire échouer d'une manière glorieuse pour l'armée d'Orient, et digne des exemples que nous ont donnés les autres armées.

Si vous attendez de nouveaux renseignemens sur ce débarquement, avant de vous déterminer à faire partir toutes les troupes pour Alexandrie, je vous demande de faire rester ma division ici ou à Birket-El-Hadji; je trouve cela plus conforme à mon plan de défense de la frontière de Syrie, et ces troupes seraient beaucoup plus disponibles pour les porter sur Alexandrie aussitôt que vous le jugerez convenable.

Cette lettre et les observations qu'elle contient sont dictées par le sentiment profond de l'intérêt de l'armée. Nous devons tous nous réunir dans ce moment pour la faire sortir victorieuse de la position où elle se trouve, menacée sur deux points opposés par deux armées différentes, mais dont l'une est bien plus dangereuse que l'autre.

Réponse du général Menou.

Vous recevrez de mes nouvelles à Belbéis, citoyen Général: je ne vous laisserai rien ignorer, et tout sera prévu; vous devrez veiller à la frontière de Syrie, partez promptement.

Je vous salue,

Signé Abd. J. Menou.

29: Après la bataille d'Aboukir du 7 thermidor an VII, Bonaparte avait ordonné la construction d'un fort sur cette hauteur; mais on négligea de s'en occuper pour des fortifications moins importantes, quoique le gouvernement l'eût recommandé au général Menou. Ce fort aurait rendu le débarquement très difficile.

30: On donnait ce nom à un endroit de la baie de Canope, où la langue de terre qui sépare la mer du lac Maadiëh est fort étroite et n'a pas plus de cent cinquante toises.

31: On agit au point du jour, afin que les trouves pussent parvenir à l'armée anglaise sans être beaucoup exposées au feu des redoutes et des chaloupes canonnières. Peut-être aurait-il été plus conforme au génie des troupes françaises de faire attaquer durant le jour; mais comme le succès dépendait du premier choc sur l'aile droite des Anglais, on espéra que les premiers mouvemens étant couverts par l'obscurité de la nuit, on les tromperait mieux sur le véritable point d'attaque. Il aurait été plus convenable aussi de confier l'action principale à des troupes fraîchement arrivées et qui n'avaient pas souffert dans les combats précédens; mais comment vaincre les jalousies du général Menou pour faire un changement dans l'ordre de bataille?

32: Les observations sur de pareils ordres, qui dans les armées sont si répréhensibles et font perdre l'instant favorable, étaient excusables dans cette circonstance; chacun cherchait à aider l'inexpérience du chef et désirait l'empêcher de faire des fautes.

33: Quelques jours après, il écrivit à ce général de n'en envoyer que six cents.

34: Lettre du général de division Reynier, au général en chef Menou:

Au camp d'Alexandrie, le 23 germinal an IX.

Je crois nécessaire, citoyen Général, de vous rappeler la conversation que nous avons eue ce matin, afin que vous donniez des instructions précises sur les dispositions à faire si l'ennemi nous attaque.

Je vous ai observé que depuis que notre gauche s'est un peu retirée pour prendre une position plus resserrée, mieux appuyée et moins exposée au feu des chaloupes canonnières, l'effort de l'ennemi aurait lieu sur la droite, qui est fort en l'air, et la 13e demi-brigade serait forcée de se retirer, ainsi que la cavalerie, si l'ennemi marchait, comme il le peut, avec des forces supérieures, le long du canal et par le lac Maréotis, les prenait de revers et menaçait de s'emparer des hauteurs voisines de la colonne de Pompée, qu'il faudrait bien aller défendre. Alors le flanc droit de la division Friant serait découvert; l'ennemi, avec trois fois plus d'infanterie qu'on ne peut lui en opposer, forcerait nos retranchemens; on pourrait même craindre que si nos troupes s'opiniâtraient à les défendre pied à pied, et si les Anglais étaient audacieux, ils ne prissent de suite une partie des ouvrages d'Alexandrie, parce que ceux qui doivent recevoir les troupes dans leur retraite ne sont ni achevés ni armés.

Je ne pense pas que les Anglais nous attaquent de quelques jours dans cette position, parce que, d'après le plan qu'ils paraissent avoir adopté, il leur convient mieux d'attendre qu'ils aient achevé leur établissement à Rosette, pris Rahmaniëh, que le visir ait agi en Égypte, et que nos communications soient interceptées; mais à la guerre on doit tout prévoir.

Pour appuyer l'aile droite, il faudrait pouvoir s'étendre jusqu'à la droite du canal, et y faire de bonnes redoutes; mais nous n'avons pas assez de troupes pour garnir tout ce terrain et le défendre. La seule bonne position qu'il y ait autour d'Alexandrie pour un corps faible, est, la droite au canal vers les hauteurs de la colonne de Pompée, le centre à l'enceinte des Arabes, et la gauche au Pharillon. Je vous en ai déjà parlé depuis l'affaire du 30. Elle est protégée par le fort Crétin et d'autres ouvrages de la place. Les travaux des troupes, pour la défense de cette place, auraient amélioré la place d'Alexandrie. La redoute de Cléopâtre, qui est de la plus grande importance, serait actuellement achevée et armée, et on en aurait pu construire une bonne près de la colonne de Pompée. Cette position est telle que l'ennemi ne pourrait l'attaquer sans faire de grandes pertes et sans être probablement repoussé.

Ce qui me détermine à insister pour avoir des instructions, c'est que je prévois ce qui arrivera, si on nous attaque. Je serai forcé de faire replier la droite; l'armée sera battue, et on cherchera peut-être à m'en attribuer calomnieusement la faute; ce qu'aucun militaire ne croira.

Dix années d'une guerre très active, où j'ai presque toujours été employé à diriger les mouvemens de grandes armées, m'ont donné assez l'habitude de juger les positions, les desseins des ennemis et les moyens de s'y opposer. Je croirais manquer au grade que j'occupe dans cette armée, et à l'intérêt que je prends à sa gloire, ainsi qu'à la conservation de l'Égypte, si je ne vous faisais pas part de mes idées. Je l'ai déjà fait, à la nouvelle de l'arrivée de la flotte anglaise, pour vous engager à marcher promptement à Alexandrie. Après la malheureuse affaire du 30, je vous ai proposé de réunir tous les corps isolés, de laisser à Alexandrie et à la citadelle du Caire des garnisons suffisantes, et de former un corps d'armée pour tenir la campagne. L'inaction des Anglais et la lenteur des Turcs auraient bien favorisé ce mouvement. Il aurait probablement été possible de battre le corps qui a marché sur Rosette; le visir marche, et il est peut-être trop tard pour faire ces mouvemens et en espérer des succès.

Les mouvemens, à la guerre, doivent être d'autant plus promptement décidés et exécutés, qu'on est plus inférieur à l'ennemi. Lorsqu'on ne parvient pas à l'exécution de ses desseins, et qu'on divise ses forces, on est toujours battu.

Partout où l'armée sera réunie, elle imposera toujours à l'ennemi; il ne nous reste plus que de faibles ressources; mais nous avons affaire à un ennemi peu entreprenant, et il est peut-être encore possible de gagner assez de temps pour recevoir des secours ou des ordres du gouvernement, et attendre l'issue des négociations entamées, s'il est vrai que Pitt soit renvoyé.

Signé Reynier.

35: Dénomination sous laquelle on désignait Thibaudeau.

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