Mémoires du comte Reynier ... Campagne d'Égypte, deuxième partie
CHAPITRE VI.
BLOCUS D'ALEXANDRIE JUSQU'À L'ENTIÈRE CONSOMMATION DES VIVRES; SON ÉVACUATION.
Pendant que la moitié de l'armée anglaise et les deux armées turques agissaient dans l'intérieur de l'Égypte, et jusqu'après l'évacuation du Caire, il ne se passa aucun événement remarquable à Alexandrie. Les troupes étaient toujours campées sur les hauteurs de Nicopolis, et y remuaient beaucoup de terre. On enlevait des ouvrages de la place des pièces de gros calibre, pour armer ces retranchemens. Cette position trop étendue pour le nombre des troupes, avait encore le défaut de nuire au rassemblement de forces suffisantes pour s'opposer à l'établissement des Anglais au Marabou, qui devait être leur première opération offensive: au lieu que si on s'était borné à la seule défense des ouvrages et de l'enceinte de la place, on aurait pu les dégarnir momentanément pour opposer toutes les forces à l'ennemi, sur les points où il se serait présenté. La plus grande partie des ouvriers étant employée à ce retranchement, on ne pouvait travailler que lentement à perfectionner les fortifications d'Alexandrie. On acheva cependant de revêtir sa nouvelle enceinte, et le général Menou fit construire un nouveau front, sur le bord de la mer, pour fermer, du côté du port, la place, où il était campé avec son quartier-général. La nécessité de clore d'abord la ville, et de défendre son enceinte, avait fait retarder précédemment la construction de deux forts, l'un sur la hauteur dite de Cléopâtre, et l'autre sur celle de la colonne de Pompée: ils étaient nécessaires pour défendre les approches, parce que l'ennemi, une fois établi sur ces points, aurait de là commandé toute la ville d'Alexandrie, le port Neuf et la communication des postes, et qu'il aurait pu s'en rendre maître en moins de six jours. On avait plusieurs fois parlé au général Menou de l'importance de ces ouvrages; le général Reynier les lui avait recommandés en partant. Après le départ de cet officier, on y employa un plus grand nombre d'ouvriers, et ils furent rendus susceptibles de défense. L'inondation du lac Maréotis, qui venait baigner le pied des hauteurs de la colonne de Pompée et resserrait la position des Français, rendait l'occupation de ces hauteurs encore plus importante, parce qu'elle obligeait les ennemis à n'attaquer qu'un seul front d'Alexandrie, ou à diviser leur armée pour investir entièrement cette place. Les généraux Samson et Bertrand, commandant le génie, et le général Songis, commandant l'artillerie, dirigeaient, autant qu'il dépendait d'eux, ces ouvrages, d'après un bon système de défense: mais faisant d'inutiles efforts pour éclairer le général Menou, ils durent souvent se borner à exécuter les travaux et les dispositions ridicules qu'il leur prescrivait.
Le général Menou s'était fait illusion sur l'approvisionnement d'Alexandrie et sur l'état des magasins, jusqu'au moment où toute communication avec l'intérieur de l'Égypte lui fut interdite. Ce ne fut qu'en prairial qu'on s'occupa sérieusement de mettre de l'économie dans les consommations; on vit que les blés qui restaient en magasin seraient bientôt épuisés, et on y mêla du riz pour la fabrication du pain, d'abord dans la proportion de deux tiers de blé et d'un tiers de riz, ensuite d'une moitié de blé et d'une moitié de riz. Les Arabes, attirés par l'appât du gain, apportèrent des blés à Alexandrie. On acheta, à très haut prix, pour les magasins de l'armée, tout ce qu'ils apportèrent. Ces convois, dont quelques uns étaient assez considérables, fournirent pendant deux mois une partie du blé nécessaire à la consommation. Les caisses étant vides, les officiers, les administrateurs, les négocians, etc., versèrent l'argent qu'ils avaient; on s'en servit pour payer les grains apportés par les Arabes, et pour quelques autres dépenses.
Quoique le spectacle de tant d'opérations désastreuses, les jalousies, les délations, et la terreur qui en était la suite, dussent porter le découragement dans toutes les âmes, chacun était cependant résolu à souffrir pour l'honneur de l'armée; et on sentait généralement que pour donner le temps de terminer les négociations de la paix, il était nécessaire de prolonger la défense d'Alexandrie.
Le général Menou, en faisant partir le général Reynier, n'avait pas écrit directement contre lui; ensuite dans des dépêches subséquentes il annonça que ce départ avait éteint tous les partis qui paralysaient ses opérations; il renouvela l'engagement de conserver l'Égypte, et continua de tromper le gouvernement par de faux rapports sur la situation de l'armée et sur les événemens de la campagne; croyant détruire, par des espérances flatteuses, l'effet que devait produire l'annonce de toutes ses fautes. Quoique la conduite du général Menou envers le général Reynier ne pût être justifiée, des succès lui auraient cependant donné une excuse apparente; mais il fallait savoir se les procurer; il fallait pouvoir sentir que le moyen de les obtenir était la réunion de l'armée, et des manœuvres actives et audacieuses dans l'intérieur de l'Égypte; il fallait sentir qu'au lieu de rester campé dans Alexandrie, la place du général en chef était près du corps le plus considérable, qui se trouvait au Caire.
Les membres de l'Institut et de la Commission des Arts, qui, après les premiers événemens de la campagne, étaient venus à Alexandrie, comme à l'endroit le plus sûr pour des non-combattans, avaient obtenu, à la fin de floréal, l'autorisation de partir pour la France: ils s'étaient embarqués sur un petit bâtiment. Au moment où ils sortirent du port, les Anglais leur refusèrent le passage: ils voulurent y rentrer, on les menaça de les couler: enfin, après quelques jours d'anxiété, le général Menou leva sa défense, et ils revinrent à Alexandrie, où, incorporés dans une garde nationale composée d'employés et autres Français non militaires, ils firent le service intérieur de la place.
L'article du traité d'évacuation du Caire qui donnait au général Menou la faculté d'en profiter pour la garnison d'Alexandrie, lui fut notifié le 18 messidor. Étant prévenu des négociations de paix, il était nécessaire d'en prolonger la défense aussi long-temps que les approvisionnemens et la timidité des ennemis le permettraient. On savait aussi que la flotte de l'amiral Gantheaume était en route pour apporter des secours: la corvette l'Héliopolis, qui entra à la fin de prairial dans le port, avait été détachée de cette flotte, lorsqu'elle dut s'éloigner, ayant été aperçue par les Anglais à trente lieues d'Alexandrie; elle ne pouvait cependant encore y arriver et donner de nouveaux moyens de défense. On sentit généralement la force de ces motifs, et la proposition fut rejetée.
Il aurait peut-être convenu de se rendre alors un compte exact des approvisionnemens d'Alexandrie, et du temps qu'on pourrait encore y tenir; de prévoir que la première opération des Anglais serait de s'emparer du Marabou, et d'intercepter ainsi les vivres que les Arabes apportaient; de retarder le plus possible l'acceptation du traité par des négociations incidentes, et de se ménager ainsi les moyens de sauver les bâtimens qui se trouvaient encore dans le port d'Alexandrie.
Le général Menou se hâta d'expédier en France un bâtiment, pour dénoncer l'évacuation du Caire; il ne sentit pas que c'était se dénoncer lui-même, puisque cette évacuation était un résultat de ses mauvaises dispositions; puisque le principal corps de l'armée était là, lui, général en chef, aurait dû s'y trouver pour employer des moyens capables de prévenir cette évacuation. Il joignait à cette dénonciation l'annonce qu'il avait des vivres pour plusieurs mois, l'assurance de ne jamais capituler à Alexandrie, et la promesse de s'enterrer sous les ruines de cette ville. Lorsqu'on prend, à la face de l'Europe, de pareils engagemens, il faut savoir les tenir.
Les armées anglaise et turque avaient suivi la garnison du Caire jusqu'à Aboukir: dès que la plus grande partie en fut embarquée, leurs généraux, apprenant que les propositions relatives à l'évacuation d'Alexandrie avaient été rejetées, et que les Arabes y portaient des vivres; ignorant aussi combien de temps la garnison pourrait y subsister, se déterminèrent à entreprendre des opérations pour en accélérer la reddition.
Le 28 thermidor, ils augmentèrent la flottille qu'ils avaient dans le lac Maréotis, et y firent entrer un grand nombre de chaloupes et de petites barques pour le transport des troupes. Ils projetèrent de détourner l'attention des Français par une fausse attaque sur le camp des hauteurs de Nicopolis, tandis qu'ils débarqueraient près du Marabou, et s'établiraient sur la langue de terre qui sépare le lac de la mer. Nous avons vu plus haut qu'outre le défaut qu'avait la position de Nicopolis, d'être trop étendue pour un aussi petit nombre de troupes françaises, elle avait encore celui d'occuper toutes les forces disponibles, et qu'il n'en restait plus suffisamment pour opposer aux autres attaques.
Le 29 thermidor, avant le jour, une troupe de deux mille Albanais attaqua un mamelon qui domine le bord de la mer, en avant de la gauche du camp des Français, et travailla aussitôt à s'y retrancher. L'avant-poste qui l'occupait se retira dans les retranchemens, dont l'artillerie tira avec succès sur les ennemis; deux compagnies de grenadiers sortirent alors, coururent sur eux et les forcèrent à fuir en abandonnant plusieurs morts et blessés. Ils se réunirent près du camp des Anglais, et se bornèrent à tirailler, pendant le reste de la journée, avec les avant-postes. L'armée anglaise avait marché pendant ce temps; six mille hommes se déployèrent derrière la hauteur située entre les étangs et le premier pont du canal d'Alexandrie; l'avant-poste qui y était se retira vers ce point. Cette hauteur étant à portée de canon du camp des Français, les Anglais restèrent masqués derrière elle et ne firent paraître qu'un petit corps de troupes. Le général Menou envoya deux compagnies de grenadiers de la 25e, deux autres de la 75e, ainsi qu'un bataillon de cette demi-brigade, en tout quatre cents hommes, pour chasser ce corps de six mille hommes. Les soldats exécutèrent cet ordre avec toute la valeur qu'on pouvait attendre d'eux. Ils montèrent sur la hauteur au pas de charge, et chassèrent les premiers tirailleurs anglais; mais, arrivés vers la crête, ils reçurent la décharge de la ligne anglaise; et se voyant trop faibles, ils regagnèrent le camp sans que les ennemis fissent aucun mouvement pour les poursuivre; ils avaient de la cavalerie et n'en profitèrent pas pour couper la retraite à cette petite troupe.
On apercevait alors le lac Maréotis couvert de barques et de chaloupes remplies de troupes, protégées par cinquante chaloupes et barques canonnières. Toute cette flottille était déjà, au lever du soleil, en face de la colonne de Pompée; le vent contraire avait retardé sa marche et l'avait empêché d'arriver, au point du jour, au lieu du débarquement. On la voyait se diriger vers l'embouchure d'un canal comblé, par lequel le lac Maréotis communiquait autrefois avec la mer. C'était là que les dix-huit chaloupes qui composaient la flottille française étaient placées, sous la protection de trois pièces de 18, depuis qu'on avait évacué l'île de Mariout, quelques jours auparavant. Il était évident que cette flottille se dirigeait sur ce point, et qu'elle irait débarquer les troupes un peu plus loin, afin de s'établir sur la langue de terre du Marabou, et d'attaquer ce poste; mais on ne put jamais le faire comprendre au général Menou. Le général Songis, qui pénétra le premier le dessein des ennemis, lui dit vainement de ne pas s'inquiéter de leur fausse attaque sur le camp de Nicopolis, et de faire marcher des troupes pour s'opposer à l'exécution de leur attaque réelle. Il resta toujours, avec le principal corps, au camp de Nicopolis, et ne fit suivre la marche de la flottille que par un bataillon de la la 21e légère, cent guides à pied et cent vingt dragons. Ce corps, de cinq cents hommes seulement, marcha à la hauteur de la flottille jusque vers le Marabou, où les barques se divisèrent sur deux points différens. Il était trop faible pour empêcher les six mille hommes que portait cette flottille de s'établir sur une plage unie, commandée par le feu de toutes les chaloupes canonnières, et se retira vers les ravins de l'ancien canal. La flottille française était trop inférieure à celle des ennemis pour se maintenir sur le lac; il n'existait aucune anse où elle pût se mettre à l'abri, et devenait inutile. On voulut essayer de la convertir en brûlots lorsque la flottille anglaise passa, afin d'y mettre du désordre; mais le vent ne favorisait pas ce projet; elle brûla trop loin pour leur faire du mal.
Les Anglais, après s'être établis à terre, attaquèrent le poste du Marabou, et le canonnèrent vivement par terre et par mer. Ce poste, qui n'était qu'une ancienne mosquée bâtie sur un rocher détaché du continent, fut bientôt détruit; il capitula le 3 fructidor. De trois avisos qui étaient mouillés près de ce fort, deux furent coulés, et le troisième rentra, dès le 1er fructidor, à Alexandrie, fort endommagé.
Après la prise du Marabou, les Anglais firent entrer, le 4 fructidor, dans la partie est du port Vieux, une frégate, six corvettes et plusieurs bâtimens légers, et canonnèrent vivement le corps de troupes qui s'était posté, le 29 thermidor, sur les bords de l'ancien canal. Ils prenaient de revers sa droite, tandis que le feu de la flottille du lac Maréotis écrasait sa gauche. L'armée anglaise vint en même temps occuper cette position: elle était forte alors de plus de huit mille hommes, parce qu'elle avait reçu des renforts, entre autres, un régiment de dragons et cinq cents mameloucks. Malgré cette supériorité, elle ne poussa pas vivement le petit corps de six cents Français qui, parfaitement dirigés par le général Eppler, les arrêta un moment et se retira ensuite en bon ordre.
Les troupes françaises prirent alors position; la droite au fort Leturcq, et la gauche sur les hauteurs de la colonne de Pompée. On tira quelques troupes du corps de Nicopolis pour occuper ces dernières; il restait seulement deux mille deux cents hommes pour défendre ce front et les retranchemens du camp de Nicopolis contre l'armée anglaise. Le reste des troupes gardait les ouvrages d'Alexandrie, avec les marins, les invalides, les convalescens et la garde nationale.
Il était surtout nécessaire d'empêcher les ennemis de s'emparer du fort Leturcq, parce que, s'ils y avaient établi des batteries, ils pouvaient de là couler tous les bâtimens qui étaient dans le port Vieux.
Les Anglais restèrent quelques jours sans rien entreprendre; mais le 8, vers onze heures du soir, environ huit cents cavaliers anglais et mameloucks tournèrent les premiers avant-postes, et en enlevèrent quelques uns, tandis qu'une colonne d'infanterie suivait le bord de la mer. Les troisièmes bataillons des 18e et 21e l'arrêtèrent assez long-temps; mais se voyant pris en flanc par la cavalerie, ils se retirèrent sur le fort Leturcq. Les Anglais n'ayant pu réussir à enlever ce fort dans cette surprise, s'établirent auprès, et commencèrent des tranchées pour l'attaquer dans les règles.
Les troupes étaient disséminées autour d'Alexandrie, et partout trop faibles pour résister aux attaques des ennemis, qui, sur tous les points, pouvaient se présenter avec des forces infiniment plus nombreuses. Le seul parti à prendre pour en prolonger la défense, était de la considérer comme un grand camp retranché, de se renfermer dans les ouvrages, et de conserver toujours au centre un gros corps disponible, qu'on aurait opposé à l'ennemi sur les points où il aurait attaqué l'enceinte. Pour cet effet, il aurait fallu évacuer le camp de Nicopolis, et ne conserver en dehors de la place que le fort Leturcq, les hauteurs de la colonne de Pompée, une partie de l'enceinte des Arabes et la redoute de Cléopâtre. Par ce moyen, on aurait pu disputer encore quelque temps la prise d'Alexandrie contre des ennemis peu entreprenans; mais, lors même que le général Menou aurait su prendre ce parti, il n'était plus temps de l'adopter, parce que les vivres et l'eau allaient manquer: il n'en restait que jusqu'aux premiers jours de vendémiaire. Les soldats, qui ne recevaient depuis long-temps que du pain composé de moitié blé et moitié riz et un peu de viande de cheval, étaient épuisés par cette mauvaise nourriture; et l'eau, devenue saumâtre, donnait naissance à beaucoup de maladies, particulièrement au scorbut; les hôpitaux étaient encombrés de plus de deux mille malades: d'autres, convalescens ou éclopés, n'étaient en état de faire que le service des forts; il ne restait pas trois mille hommes en état de se battre, et ils étaient accablés par les privations et la fatigue des journées précédentes.
D'après ces réflexions, on fut convaincu que lors même qu'on pourrait encore défendre quelque temps Alexandrie, la famine forcerait bientôt à capituler, et qu'il valait mieux s'y résoudre avant que les Anglais eussent resserré davantage la place et obtenu quelque succès, parce qu'on pouvait encore leur dicter les conditions de l'évacuation; mais personne n'osait en parler au général Menou, qui ne savait ni comment combattre, ni comment capituler. Cependant quelques généraux et chefs de corps lui firent part de leur opinion le 9 fructidor. Le général Menou envoya aussitôt aux Anglais un parlementaire, pour demander une suspension d'armes de trois jours, pendant lesquels on traiterait de l'évacuation: elle lui fut accordée. Les généraux furent assemblés le lendemain en conseil de guerre: on y arrêta qu'il était inutile de prolonger la défense, et on fixa les conditions qu'on pourrait proposer. Le général Menou, toujours fidèle à son système de rejeter ses fautes sur les autres, dit que c'était l'évacuation du Caire qui entraînait celle d'Alexandrie, et ne parla plus de s'ensevelir sous les murs de cette place. Il fut dressé procès-verbal de ce conseil de guerre et des motifs qui déterminaient à traiter; la capitulation fut signée le 12, et ratifiée le 13 par les généraux en chef.
On remit, le 15 fructidor, les forts Leturcq et Duvivier et le camp de Nicopolis aux Anglais, qui s'engagèrent à fournir les bâtimens nécessaires au transport de la garnison en France: elle s'embarqua avec armes et bagages. Les trois frégates et les autres bâtimens qui se trouvaient dans le port d'Alexandrie furent remis aux ennemis. Le capitaine Villeneuve commandait ces frégates: il avait voulu, lorsqu'on se disposait à capituler, essayer de sortir pendant la nuit, afin de sauver ces bâtimens, s'il était possible, ou de ne les perdre au moins qu'après un combat; mais il n'avait pu en obtenir l'agrément du général Menou.
On avait maladroitement inséré dans la capitulation un article relatif aux collections faites par les membres de l'Institut et de la Commission des Arts: les Anglais n'avaient pas voulu l'accorder, mais les naturalistes, par leur fermeté dans le refus d'abandonner leurs collections, et la menace de les brûler, surmontèrent ces difficultés: on ne laissa que quelques statues grossièrement sculptées et un sarcophage de granit.
Les troupes s'embarquèrent dans la première décade de vendémiaire. Quelques bâtimens quittaient les côtes d'Égypte lorsqu'on signait à Londres les préliminaires de la paix et l'article par lequel cette province devait être restituée aux Turcs.
Ainsi s'est terminée l'expédition d'Égypte. Tant il est vrai qu'un chef inhabile détruit par sa seule influence tous les ressorts qui lui sont confiés; mais peu d'armées sans doute ont plus de droits à l'admiration que celle d'Orient. Transportée sur un sol étranger, l'événement funeste du combat naval d'Aboukir pose une barrière entre elle et sa patrie; elle n'en est point abattue; une marche rapide la porte au centre du pays, tous ses pas y sont marqués par des victoires; chaque jour lui offrait des fatigues sans nombre, des dangers toujours renaissans, des privations de tous les genres, aucune de ces jouissances qui, avec les combats, partagent les momens du militaire et lui font oublier les fatigues de la guerre. Tous, officiers, soldats, supportaient volontiers cette existence pénible, appréciant, par l'opiniâtreté que les ennemis mettaient dans leurs attaques réitérées, combien la possession de l'Égypte serait utile à leur patrie; et cette idée compensait à leurs yeux tout ce qu'ils avaient à souffrir.
Les revers qu'elle a éprouvés dans la dernière campagne, n'atteignent point sa gloire. Disséminée par les dispositions de son chef, elle a long-temps imposé sur tous les points à des ennemis toujours supérieurs en nombre; et son attitude fière, dans les momens les plus difficiles, a constamment ralenti leur marche.
La seule opération qui fasse honneur aux Anglais, est leur débarquement, et ils en doivent la réussite à leur marine; car six mille hommes qu'elle parvint à jeter à la fois sur la côte, furent ébranlés par dix-sept cents hommes, obligés de veiller en même temps sur toute l'étendue de la baie d'Aboukir, et qui, par conséquent, ne purent agir ensemble sur le point d'attaque.
L'armée anglaise, après son débarquement, ne tenta que le 22 ventôse de s'approcher d'Alexandrie. Elle aurait dû y rencontrer l'armée française réunie; il n'y avait que quatre mille hommes qui lui disputèrent le terrain et l'intimidèrent au point qu'elle n'osa attaquer cette place; et loin de profiter de cet avantage, elle prend la défensive et se retranche.
Le 30 ventôse, les Français vont l'attaquer, dans une position resserrée qu'elle avait eu le temps de fortifier; des chaloupes canonnières sur la mer et sur le lac Maadiëh couvraient ses flancs; le nombre de ses troupes était double. L'obscurité de la nuit, la mort de plusieurs chefs jette du désordre dans l'armée française, et celui qui la commande se tenant à l'écart ne peut la réorganiser lui-même, et n'en veut confier le soin à personne; il fait écraser la cavalerie; l'armée est obligée de se retirer, et les Anglais manquent encore cette occasion de profiter de leurs succès.
Renfermés dans leurs retranchemens, ils n'essaient d'en sortir que vingt jours après, pour aller à Rosette, poste important pour eux, et que l'armée ne protégeait pas.
Ils y restent un mois avant de s'étendre du côté de Rahmaniëh, qu'il leur était également utile d'occuper pour intercepter toute communication entre Alexandrie et le Caire. Le corps de troupes françaises qu'ils y trouvent, trop faible pour leur résister, se retire sur le Caire: il était de leur intérêt d'en suivre rapidement la marche, et ils emploient quarante jours à parcourir un espace que les Français parcouraient ordinairement en quatre.
Ils arrivent enfin au Caire avec le capitan-pacha; là ils se joignent au visir, et ces armées réunies, six fois plus nombreuses que les Français, craignent encore les chances des combats, et reçoivent la loi plutôt qu'elles ne la dictent, dans le traité d'évacuation.
Ils redescendent ensuite vers Alexandrie; la même lenteur y préside à toutes leurs opérations, et c'est le défaut de vivres, bien plus que leur audace, qui en accélère la chute.
L'expédition des Anglais a réussi, mais ils n'y ont recueilli que la gloire du succès, parce que jamais ils ne surent commander la victoire, ni par leurs dispositions, ni par leur bravoure, ni par leur audace. Leur marche timide malgré leur énorme supériorité, dénote aisément quelle aurait été leur destinée, si le chef de l'armée d'Orient avait été digne d'elle.
EXTRAIT DU JOURNAL
DU
CHEF DE BRIGADE DU GÉNIE D'HAUTPOUL.
PRISE DE ROSETTE PAR LES ANGLAIS.—MARCHE CONTRE LE VISIR.—CAPITULATION DU CAIRE.
L'ennemi s'empara de Rosette vers le 15 germinal. Le bataillon de la 85e qui y était effectua sa retraite par le Delta, et se rendit à Rahmaniëh. On laissa dans le fort Julien une compagnie d'invalides pour le défendre.
Le général en chef, décidé à reprendre Rosette, fit partir d'abord le général Valentin, puis le général Lagrange, son chef d'état-major, qui vint camper à El-Aft, village qui se trouve à trois lieues au-dessous de Rahmaniëh, et à huit lieues de Rosette.
Le général Morand, d'après les ordres qu'il avait reçus du général en chef, avait laissé à Lesbëh deux cents hommes, et était arrivé à Rahmaniëh avec la 2e légère, et une compagnie d'artillerie légère.
Le camp était assis derrière des monticules formés par le curage successif du canal, sa droite appuyée sur le Nil; de l'autre côté du fleuve était la ville de Fouah, qui lui fournissait les vivres; sa gauche se prolongeait vers une plaine rase que l'ennemi pouvait facilement tourner: il pouvait en outre, venir à Birket par une très belle route qui partait d'Édraux; et en nous dérobant une marche de nuit, il pouvait être avant nous à Rahmaniëh. Malgré tous ces désavantages, le général Lagrange voulut conserver son camp.
Il avait avec lui la 2e et la 4e légère, la 13e, 69e et 85e de ligne, le 7e de hussards, le 20e de dragons, et des détachemens du 22e de chasseurs, et du 14e régiment de dragons.
Le général Bron vint le joindre quelques heures après avec le 15e de dragons, et le reste du 22e de chasseurs; ce qui lui faisait en tout sept à huit cents hommes de cavalerie, et près de trois mille hommes d'infanterie.
Dès le premier jour de son arrivée, il jugea par une reconnaissance qu'il fit lui-même, que l'ennemi était fort difficile à attaquer, et qu'en supposant qu'il le forçât à abandonner la position qu'il occupait à trois lieues en avant de Rosette, et à se replier sur cette ville, il lui serait impossible de déloger les Turcs une fois qu'ils se seraient placés dans les maisons de la ville. Il résolut donc d'attendre l'ennemi dans sa position, toute mauvaise qu'elle était.
On fit plusieurs batteries sur le Nil pour en défendre le passage aux chaloupes canonnières. On coula plusieurs barques, dans une seconde branche du côté du Delta, pour en rendre le passage également impossible. On forma, au moyen des monticules en avant du camp, et d'un village sur la droite, un camp retranché; mais la gauche était une plaine rase qu'on n'espérait défendre qu'au moyen de la cavalerie et de l'artillerie légère.
15 floréal.—ÉVACUATION DU CAMP D'EL-AFT.
L'ennemi parut le 15 floréal, et se campa deux lieues en avant de nous; le Nil était couvert de chaloupes canonnières, de barques, et d'avisos qui pénétrèrent dans le Nil après la prise du fort Julien, qui se défendit vigoureusement, mais qui, n'ayant point été secouru, fut obligé de se rendre. Son avant-garde était placée au village de Peirouth, à trois quarts de lieue de notre camp: il fila un corps considérable d'Osmanlis qui pénétra en même temps par le Delta avec plusieurs pièces de canon, et vint s'emparer de Fouah.
Les barques qui nous apportaient journellement le pain de Rahmaniëh ne purent plus passer vis-à-vis Fouah. La fusillade et le canon des Osmanlis les en empêchèrent; nous n'avions aucun chameau à Rahmaniëh, en sorte que l'ennemi nous ôtant nos moyens de transport par eau, nous obligeait par une opération bien simple à nous retirer sur Rahmaniëh, ce que nous fîmes la nuit même.
Le général Lagrange n'avait pas voulu occuper Fouah, afin de ne point s'affaiblir.
Nous avions à El-Aft trois djermes armées, dont deux se sauvèrent, la troisième fut brûlée. Nous perdîmes aussi quelques barques chargées de grains qui ne purent passer sous le feu des batteries de Fouah.
Nous travaillâmes à terminer une batterie de gros calibre, placée dans l'île vis-à-vis Rahmaniëh, et qui devait défendre le passage du Nil. Nous fîmes plusieurs batteries pour défendre le village de Rahmaniëh, dans lequel nous avions près de quatre cents malades ou blessés, et notre munitionnaire. Nous appuyâmes notre droite à des hauteurs qui bordent le canal d'Alexandrie, sur lesquelles nous fîmes quelques batteries, la gauche était appuyée au village de Rahmaniëh; nous fîmes trois batteries sur le front.
Le camp était assis dans un bas-fond, ayant en avant de lui un rideau qui se défilait de la plaine; la redoute de Rahmaniëh était placée au centre, et flanquait les ouvrages que l'on avait faits sur le front.
Nous avions près de cent cinquante barques chargées de provisions, de blé, et de munitions de guerre, le tout destiné pour Alexandrie; mais le général en chef, qui avait gardé jusqu'au dernier moment toute sa cavalerie dans cette place, avait épuisé tous les magasins de fourrage, en sorte que les nombreuses caravanes qui arrivaient d'Alexandrie à Rahmaniëh n'étaient occupées qu'à transporter de l'orge et des fèves. Les cent cinquante barques étaient placées derrière la redoute de Rahmaniëh, dans une petite branche du Nil.
L'ennemi parut le 19 floréal au matin; il fit passer du côté du Delta un corps d'environ deux mille Osmanlis et un bataillon anglais; nous avions de l'autre côté du fleuve trois compagnies de grenadiers, qui, après s'être battues toute la matinée, furent obligées de céder au nombre et de repasser le Nil. Cependant l'ennemi marchait toujours sur Rahmaniëh, suivi d'une vingtaine d'avisos, de plusieurs djermes armées, de beaucoup de barques et de chaloupes canonnières, qui, malgré le feu de nos pièces de huit, se placèrent sur les derrières de notre camp, et nous inquiétèrent beaucoup. Vers midi, l'ennemi se déploya; les Anglais occupaient la droite, les Turcs la gauche, qui s'appuyait au Nil; la cavalerie était au centre. Les Anglais avaient environ six mille hommes, et trois escadrons de cavalerie. Les Turcs pouvaient également être six mille hommes, et huit cents chevaux: il est à remarquer que sur ces six mille Turcs, il y en avait près de trois mille qui faisaient l'exercice à l'européenne.
L'attaque commença par les Turcs, qui longeaient le fleuve et suivaient les chaloupes canonnières. Notre cavalerie, qui s'était portée en avant, se replia derrière le canal d'Alexandrie. Les Turcs et les Anglais envoyèrent beaucoup de tirailleurs; deux cents hussards et chasseurs leur tinrent tête.
Sur les trois heures, les Anglais firent un mouvement subit sur leur droite, pour s'emparer de deux ou trois villages fort éloignés de notre front; ils dégarnirent beaucoup leur centre par ce mouvement; mais obligés de garder Rahmaniëh, et craignant d'ailleurs que ce ne fût une feinte de leur part, nous nous bornâmes à repousser les Turcs sans les poursuivre. Le général Lagrange plaça sa cavalerie à la hauteur des villages qu'occupaient les Anglais pour éclairer leurs mouvemens. Trois fois les Turcs attaquèrent notre droite, et trois fois ils furent repoussés par le général Morand. Enfin, à huit heures du soir, la 2e légère les repoussa si vivement, que les Anglais furent obligés d'envoyer quelques compagnies à leur secours.
Toutes ces attaques nous faisaient perdre du monde inutilement; les chaloupes canonnières continuaient leur feu, et leurs boulets sillonnaient tout le camp. Nous avions déjà près de cent hommes hors de combat, et les Anglais n'avaient pas encore donné. Leur projet bien marqué était de nous tourner et de nous couper la retraite sur le Caire. Le général Lagrange, jugeant la position trop mauvaise pour la défendre contre des forces quadruples des siennes, effectua pendant la nuit sa retraite sur le Caire.
Le 18 floréal, l'ennemi avait paru du côté du Delta; prévoyant son attaque prochaine, on avait conseillé au général Lagrange de faire partir les barques chargées de provisions et de munitions, et de les envoyer sous la protection des djermes armées, trois ou quatre lieues au-dessus de Rahmaniëh: il s'y refusa, sous prétexte que cela produirait un mauvais effet sur le moral des troupes. Cette faible raison nous fit perdre un convoi qui valait plus de 800,000 livres, et des munitions de guerre de toute espèce, au moment où nous manquions de tout au Caire.
Le général en chef avait écrit au général Lagrange, dès le 11 floréal, qu'il allait partir d'Alexandrie pour le joindre avec deux mille hommes d'infanterie, et le reste de la cavalerie. Le général Rampon, qui venait d'être nommé, avec le général Friant, lieutenant-général, avait l'ordre à Alexandrie, depuis plus de douze jours, de se tenir prêt à partir. Si ce renfort nous était arrivé, la victoire aurait pu couronner nos efforts à Rahmaniëh.
Nous partîmes à deux heures du matin, le 20 floréal, de Rahmaniëh, et nous arrivâmes le 24, à dix heures du matin, au Caire. Nous eûmes pendant toute la route un kamsin affreux.
Le général Belliard ne sut notre arrivée qu'au moment où nous parûmes à Embabëh. Le soir du 24, le chef de bataillon Henry, premier aide-de-camp du général en chef, partit avec un détachement de dromadaires, pour se rendre à Alexandrie, par les lacs Natron, et prévenir le général en chef de l'évacuation de Rahmaniëh. On ne conçoit pas pourquoi le général Lagrange n'avait pas fait partir ce détachement de Rahmaniëh même. À la faveur de la nuit, il eût passé très facilement; et en faisant un léger crochet, il eût gagné la route ordinaire d'Alexandrie, et aurait prévenu la caravane que conduisait le chef de brigade des dromadaires-cavaliers. Cette caravane, composée de plus de six cents Français et quatre cents chameaux, ignorant la prise de Rahmaniëh, vint tomber elle-même au milieu des ennemis, et fut obligée de mettre bas les armes.
25 floréal.—PREMIER CONSEIL DE GUERRE.
Le 25 floréal, le général Belliard, commandant la place du Caire, assembla un conseil de guerre composé des généraux de division Lagrange et Robin; des généraux de brigade Donzelot, Morand, Alméras, Valentin, Duranteau, et du général Bron, commandant la cavalerie; du chef de brigade d'Hautpoul, commandant le génie; du chef de bataillon Ruty, commandant l'artillerie; du citoyen Estève; du chef de bataillon Dermot, directeur du parc d'artillerie, et du commissaire-ordonnateur Duprat.
Le général Belliard, en ouvrant la séance, dit que, comme plus ancien général de division, il avait pris le commandement; mais que ne se sentant pas les forces suffisantes pour supporter ce fardeau, il demandait que les généraux de division Lagrange et Robin se réunissent à lui, pour n'agir que de concert. Cette proposition ne fut point appuyée; les généraux de division ne parlèrent pas, en sorte qu'elle fut regardée comme non avenue.
Trois questions furent discutées dans le conseil:
- 1o. Se retirera-t-on dans la Haute-Égypte?
- 2o. Se retirera-t-on à Damiette?
- 3o. Ou se défendra-t-on dans l'enceinte du Caire?
La retraite dans la Haute-Égypte ne fut pas long-temps discutée. Le général Donzelot, qui comptait beaucoup trop sur les mameloucks, en était le seul partisan.
La retraite sur Damiette, proposée et fortement appuyée par le commandant du génie, aurait peut-être été acceptée par le conseil, si, dès l'ouverture de la séance, le général Belliard n'avait dit que les chaloupes canonnières de l'ennemi étaient déjà à Terranëh, et qu'elles seraient au ventre de la Vache avant que tous nos moyens de transport pussent être rassemblés. Ce fait, qu'il avait avancé sur le rapport des espions, était inexact, puisque l'ennemi ne se trouva au ventre de la Vache que quinze jours après. Voici une partie des raisons alléguées en faveur de la retraite sur Damiette.
1o. On regardait comme une folie le projet de résister dans le Caire; il fallait, avec six ou sept mille hommes, défendre une enceinte de six lieues de tour, peu ou point fortifiée dans les trois quarts de son circuit; il fallait, en outre, contenir une population qui n'avait que trop prouvé son penchant à la révolte. Il eût été ridicule de vouloir enfermer près de douze mille Français, en y comprenant les malades et les blessés, dans la citadelle du Caire. On ne pouvait donc se retirer que sur Gisëh; mais les mameloucks, devenant nos ennemis, nous coupaient les vivres qui venaient journellement de la Haute-Égypte; on n'avait plus alors aucun moyen d'exister.
En outre, qu'était Gisëh? un espace renfermé par des murs de jardins, que trois ou quatre coups de canon auraient mis en brèche.
On proposait de se retirer dans la Haute-Égypte; mais à quoi servait une pareille retraite? Les Anglais et les Turcs, contens d'occuper le Caire et toute la Basse-Égypte, nous auraient lancé les mameloucks, les Arabes, et peut-être toute la cavalerie turque, qui se serait bornée à nous harceler et à nous couper les vivres. Ces troupes eussent été en cela bien secondées par les paysans des villages, qui étaient toujours prêts à se révolter. D'ailleurs, quel doit être le projet d'un faible corps d'armée qui veut se défendre contre des forces beaucoup plus considérables? c'est sans contredit de chercher une position militaire où il puisse avec avantage se défendre et arrêter son ennemi. Damiette offrait cette position, et il suffit de jeter les yeux sur une carte pour s'en convaincre.
Farescour est à environ cinq lieues de Damiette, et le chemin qui y conduit n'est, sur une étendue de deux lieues, qu'une simple digue de six pieds de large, bordée d'un côté par les eaux salées du lac Menzalëh, et de l'autre, par le Nil, des rivières et des marais impraticables. Il suffisait donc d'occuper cette digue, de former une forte batterie sur le Nil, peu large en cet endroit, et de faire retirer l'armée dans la presqu'île de Damiette.
Une forte avant-garde, placée à Farescour, aurait continuellement menacé la Charkié et aurait pu faire de fréquentes incursions pour fourrager et ramasser des impositions. Tout le monde sent que huit à neuf mille fantassins étaient inattaquables dans une pareille position.
On avait l'avantage de conserver Damiette, qui, après Alexandrie, est le seul point de contact que l'Égypte ait avec l'Europe.
La seule objection qu'on pouvait faire était celle des vivres; mais l'on répondait que la ville de Damiette était peut-être celle de toute l'Égypte où il y avait le plus de ressources. Les magasins étaient encombrés de riz, la récolte en blé venait de se faire, et le voisinage du lac Menzalëh produit une quantité de poissons étonnante, sans compter les buffles et les moutons, qui sont fort nombreux dans la campagne. Les bœufs employés aux manufactures de riz auraient seuls fourni de la viande pour plus de six mois à toute l'armée.
D'ailleurs, en proposant la retraite sur Damiette, on ne voulait point évacuer la citadelle du Caire; on y aurait laissé tous les malades et une garnison suffisante. L'armée serait venue prendre une position à Manzourah, et derrière le canal d'Achemoun; elle eût, chemin faisant, imposé les villages et les villes, et fait filer sur Damiette tous les grains et les fourrages, et cela, avec d'autant plus de sécurité, que les Turcs, naturellement avides, se seraient précipités dans le Caire, et nous auraient laissé fort long-temps tranquilles dans tout la Charkié. Les Anglais, craignant pour Rahmaniëh et Rosette, se seraient incontestablement rejetés sur ces deux points. On conçoit quel parti un général habile aurait pu tirer du Delta et de Menzalëh. Ou ose assurer, et l'on répondait sur sa tête, que l'on aurait ramassé assez d'argent pour payer l'armée pendant six mois, et assez de vivres pour la nourrir pendant un an.
On est fortement autorisé à croire que le général Belliard appréciait les avantages de ce projet, et qu'il penchait à se retirer sur Damiette. Mais il n'osa pas prendre sur lui d'ordonner l'évacuation du Caire; et il fut résolu, tout en disant et en convenant que c'était une folie, que l'on défendrait l'enceinte de cette place.
Le visir était à Belbéis. On convint de partir le lendemain pour aller le combattre. L'armée, commandée par le général Belliard, partit du Caire le 26 au matin, et alla coucher à El-Mênager le 27. Elle rencontra l'ennemi à deux lieues au-dessus d'El-Mênager. Le général Belliard avait formé trois carrés; l'un commandé par le général Robin, et les deux autres par le général Lagrange. La cavalerie était au centre en seconde ligne. Ces carrés pouvaient former en tout cinq mille hommes, et la cavalerie huit cents chevaux.
Nous marchions en côtoyant le désert. Arrivés à la hauteur d'un village (dont on ignore le nom), on aperçut un nombreux corps de cavalerie, qui déboucha de droite et de gauche, et se porta sur nos derrières; on vit également dans le lointain une nombreuse troupe qui paraissait marcher en ligne: nous continuâmes notre route; mais, arrivés à demi-portée de canon du village, nous fûmes assaillis par une batterie de six pièces qui donna en plein dans nos carrés. En même temps la cavalerie ennemie parut s'ébranler et vouloir exécuter une charge. Le général Belliard fit retirer ses carrés sur des hauteurs hors de la portée du canon; il canonna lui-même vigoureusement la cavalerie ennemie, et parvint à l'éloigner. Il se rapprocha un peu du village, et avec une pièce de 12 et quelques pièces de 8 de notre artillerie légère, il combattit les pièces ennemies, et fit bientôt cesser leur feu.
Peu de temps après l'on aperçut deux pièces ennemies qui filaient le long d'un canal, on ordonna au 6e régiment de hussards et au 20e de dragons de charger; ils prirent une des deux pièces; comme les chevaux qui la traînaient étaient blessés et fatigués, on fut obligé de la laisser, après l'avoir enclouée.
Il était environ dix heures du matin; les troupes, qui étaient sur pied depuis trois, étaient fatiguées et surtout mouraient de soif. Le général Belliard voulant les faire reposer, ordonna de se porter sur un village qui se trouvait à notre gauche. Ce mouvement de côté, très simple par lui-même, parut à l'ennemi un mouvement de retraite, et lui donna une audace inconcevable; il lui arriva du canon et des obusiers; bientôt il nous attaqua de toutes parts, et nous obligea à regagner promptement les hauteurs.
Si, au lieu de se porter sur le village vers la gauche, nous avions été au village en avant, notre marche, plus simple, n'aurait pu être mal interprétée par l'ennemi, et ne nous aurait pas obligés de quitter la ligne du désert et les monticules que nous occupions. Souvent, dans la guerre, le mouvement le plus simple est de la plus grande conséquence. L'ennemi pouvait avoir sept à huit mille hommes de cavalerie, douze à quinze cents hommes d'infanterie, et sept à huit pièces de canon, dont deux obusiers.
Le général Belliard était loin, sans doute, de craindre de pareilles forces; mais il lui était impossible de les joindre, et par conséquent de les battre; il ne pouvait atteindre de telles troupes qu'avec du canon: aussitôt qu'il faisait un mouvement en avant, toute cette cavalerie passait sur les derrières et sur les flancs. Faisait-il un mouvement rétrograde, elle voltigeait autour de lui, et menaçait de le tourner de toutes parts. Enfin, après avoir usé les deux tiers de ses munitions, le général Belliard craignant avec raison que l'ennemi ne se portât sur le Caire, où il aurait infailliblement pénétré, n'y ayant pas assez de troupes pour garder une aussi grande enceinte, se retira, vint coucher à Birket-el-Adji, et rentra le lendemain de bon matin au Caire.
L'ennemi nous suivit avec vigueur jusqu'à El-Anka: il nous abandonna à cette hauteur, et se retira du côté de Belbéis.
Il est impossible d'évaluer la perte de l'ennemi; les espions la portèrent à trois cents morts; de notre côté, nous eûmes une vingtaine d'hommes de tués ou blessés.
Il faut convenir que cette attaque fut résolue bien légèrement. On avait appris l'année dernière, lors de la bataille d'Héliopolis, la manière dont les Turcs combattaient: on devait savoir que leur cavalerie cernait nos carrés, toujours prête à profiter d'un faux mouvement, tandis que nous ne pouvions rien sur elle; leur infanterie, même en plaine, ne pouvait être atteinte par la nôtre, dont tous les mouvemens étaient subordonnés à ceux d'un énorme carré: on ne pouvait donc avoir pour but, en sortant du Caire, que d'aller attaquer Belbéis, où le visir avait son camp et toutes ses provisions: il fallait donc être conséquent, et ne point sortir du Caire dans la crainte que l'ennemi ne s'y jetât, ou bien une fois sorti, il fallait attaquer Belbéis, qui était le seul but raisonnable que l'on avait pu se proposer.
Notre retraite précipitée fit un assez mauvais effet dans la ville: cependant, comme on avait eu la précaution d'arrêter tous les chefs, et que le saccage de Boulac, et d'une partie du Caire était encore présent à tous les yeux, la ville ne bougea pas.
Aussitôt le départ du général en chef pour Alexandrie, on avait commencé la ligne retranchée qui devait fermer l'espace qui s'étend depuis le fort Camin au Nil, vis-à-vis Embabëh: on y travailla de nouveau avec la plus grande activité, ainsi qu'à toutes les fortifications qui se trouvaient à l'entour du Caire. On fit en avant de Gisëh cinq fossés ou lunettes, armées de trois pièces de canon chacune; mais ce fut principalement à la citadelle que l'on travailla le plus activement.
Le général Belliard avait envoyé le citoyen Pétrucy, payeur, dans la Haute-Égypte, auprès des mameloucks, qui étaient descendus jusqu'à Miniet; il devait leur demander des blés dont nous commencions à manquer, et pressentir leurs dispositions à notre égard: ils promirent quarante barques chargées de grains, firent les plus belles protestations d'amitié: cependant quinze jours s'écoulèrent, et les grains n'arrivèrent pas; bien plus, on répandit le bruit que les mameloucks venaient de se joindre aux Anglais, et deux ou trois jours après on en eut la certitude.
L'orgueil et l'apathie de l'ignorance, le fanatisme le plus féroce, la dissimulation la plus profonde, le tout couvert sous les dehors de simplicité et de bonhomie, tel est le Turc, que trois ans de la fréquentation la plus intime ne nous avaient pas fait connaître. À peine pouvions-nous nous flatter d'avoir quelques vrais amis dans le Caire, ville que nous avions toujours ménagée, et nous osions compter sur l'amitié des mameloucks que nous avions chassés de chez eux, et auxquels nous avions fait une guerre cruelle: la confiance sera toujours la base du caractère français. Nous pensions que Mourâd-Bey nous était dévoué: cependant l'on est certain qu'en même temps qu'il nous faisait les plus belles protestations d'amitié, il recevait des présens des Anglais, et traitait avec eux. Il mourut de la peste en floréal, et désigna pour son successeur Osman-Bey; mais les autres beys ne le reconnurent point.
Les Anglais et les Turcs parurent à la vue de Gisëh, dans les derniers jours de prairial; ils firent successivement trois campemens à une lieue de distance l'un de l'autre, et vinrent enfin se poster dans un rentrant que forme le Nil, la gauche appuyée au fleuve, et la droite, formée par le capitan-pacha, à un village du côté du désert. L'armée du visir était sur la rive droite, la droite appuyée au Nil et la gauche à un village du côté de la Koubé: les Anglais firent un pont de bateaux pour communiquer avec l'armée du visir; le 2 messidor ils vinrent avec le capitan-pacha cerner Gisëh; l'arrière-garde du visir se joignit à son corps d'armée.
On portait généralement la force de l'armée du visir à environ huit mille hommes de cavalerie, et huit à dix mille hommes d'infanterie, tous Arnautes ou Albanais; le reste, difficile à estimer, se composait d'Arabes, ou gens du pays, ou domestiques, ou says; le corps des Anglais était de six mille hommes et six cents cavaliers; le capitan-pacha pouvait avoir huit mille hommes d'infanterie, dont trois mille exercés à l'européenne, et deux mille cavaliers; les mameloucks de leur suite pouvaient former deux mille cavaliers.
Les Anglais attendaient, en outre, six mille Cipayes de l'Inde; une partie avait déjà paru à Souez, mais la peste les en avait chassés; ils s'étaient dirigés sur Cosséir, et les espions rapportaient qu'ils étaient en marche pour descendre de la Haute-Égypte.
D'après le relevé de l'état de situation des troupes qui étaient au Caire, nous avions cinq mille six cent trente-quatre hommes pour défendre Gisëh, l'île de Roda, l'Aquéduc jusqu'à la citadelle, le front, depuis la ligne de Boulac et la partie comprise depuis Boulac jusqu'à Ibrahim-Bey. La cavalerie, au nombre de mille trente-huit hommes, était campée en réserve derrière la ligne de Boulac; un bataillon d'infanterie, les invalides, les dépôts et les auxiliaires, le tout au nombre de seize cent dix-sept hommes, formait la garnison de le citadelle, celle des forts environnant la place du Caire et du quartier cophte.
Les troupes attachées à l'artillerie et au génie faisaient le service particulier à ces deux armes; les canonniers peu nombreux étaient suppléés par les marins.
Le 3 messidor les Anglais cernèrent de plus près Gisëh et commencèrent des batteries; il y avait près de quinze jours qu'Osman-Bey Bardisy, qui avait été, l'année dernière, député par Mourâd-Bey, au Caire, avait, sous un léger prétexte, écrit à Pétrucy, qu'il avait connu dans la Haute-Égypte; celui-ci répondit à Osman-Bey, qui était campé près d'Embabëh; il témoigna le désir de voir Pétrucy; le général Belliard lui permit d'aller le trouver, et le fit accompagner par son premier aide-de-camp Majou; il les chargea de s'informer adroitement de la force de l'ennemi et de ses projets.
Bardisy leur fit beaucoup d'amitiés, témoigna sa surprise de ce que les Français osaient se défendre contre tant d'ennemis; il ajouta qu'il avait vu le général anglais, et qu'il lui avait dit: «Pourquoi fais-tu la guerre aux Français, qui sont chrétiens comme toi?—Parce que mon gouvernement me l'ordonne.—Et pourquoi ton gouvernement te l'ordonne-t-il?—Parce qu'il ne veut pas que les Français occupent l'Égypte.—Et si tu prends les Français, qu'est-ce que tu leur feras?—Si les Français m'avaient pris, ils m'auraient bien traité; de même si je les prends, je les traiterai en amis; je leur laisserai leurs armes et leurs canons et je les enverrai en France.»
Il était impossible de faire des ouvertures plus adroites. Majou n'eut pas l'air de les comprendre, et assura Bardisy que les Français avaient la plus grande envie de se battre; il le questionna sur la force des Anglais; le bey répondit qu'il ne la connaissait pas, mais qu'il avait compté deux cent quarante tambours, et demanda combien les Européens mettaient d'hommes par tambour.
La correspondance entre Bardisy et Pétrucy continua, mais par lettres seulement, et sur des choses indifférentes.
Le 3 messidor, le général Belliard conclut un armistice de trois jours avec l'ennemi; le soir même il assembla un conseil de guerre composé des généraux, de tous les chefs des corps, des citoyens Estève, Champy, directeur des poudres, et Comté, chef de brigade des aérostiers. Il dit qu'il avait conclu avec l'ennemi un armistice, pour pouvoir rassembler avec plus de sécurité les généraux et les chefs de chaque corps qui devaient composer le conseil.
Il fit un tableau rapide de notre position; il lut une lettre insignifiante du général en chef, qui lui avait été apportée douze jours auparavant, par le chef de brigade Latour-Maubourg, arrivé d'Alexandrie par le désert, sous l'escorte d'un détachement de dromadaires; il avait sur-le-champ réexpédié les dromadaires avec un de ses aides-de-camp, en priant instamment le général en chef de lui envoyer une instruction détaillée sur la conduite qu'il avait à tenir; il ajouta que dix jours suffisaient pour le retour des dromadaires, et que si à cette époque ils n'étaient pas revenus, il traiterait avec l'ennemi, parce qu'il regardait comme impossible de défendre le Caire avec le peu de troupes qu'il avait à ses ordres.
Le général Belliard invita les membres du conseil à discuter avec modération; mais il ne posa aucune question, en sorte que la discussion s'engagea vaguement et sans suite.
Le chef de brigade Tarreyre essaya de poser des questions, qui furent trouvées insignifiantes par le général Lagrange; le chef de brigade Guanget lut un discours assez bien écrit, mais qui parut un peu trop se ressentir de l'opinion exagérée de son auteur, et qui n'eut point de suite. Le conseil, dans ce moment, ressemblait assez à ces assemblées de la révolution, prêtes à décider une question importante, et où la grande majorité était tenue en échec par une faible minorité. Le général Lagrange trouvait que les négociations avaient été prématurées; le général Belliard eut beau lui observer qu'une trève n'engageait à rien; qu'en se prévenant réciproquement deux ou trois heures d'avance, l'ennemi pouvait, comme nous, la rompre sans inconvénient; qu'il avait cru ne pouvoir sans danger ôter de leurs postes respectifs les généraux et les chefs des corps, et que c'était la seule raison qui l'avait engagé à demander un armistice. Le général Lagrange persistait toujours, et semblait vouloir éloigner le véritable point de la discussion.
Enfin, le commandant du génie lui demanda s'il croyait, avec les troupes qui étaient au Caire, pouvoir défendre l'enceinte immense que nous occupions; s'il croyait qu'en combinant une attaque de vive force sur tous les points, il serait impossible à l'ennemi d'en forcer quelques uns et de pénétrer dans le Caire, et alors quel serait le point de jonction et de retraite de nos troupes dispersées sur une aussi grande étendue. Le général Lagrange refusa de s'expliquer; il semblait que les généraux, surtout ceux qui témoignaient la plus grande confiance, auraient dû prendre la parole, et répondre aux questions importantes que l'on venait de faire; cependant tout le monde se tut.
Le général Belliard interpella alors le commandant du génie de donner son avis.
L'ingénieur le donna en ces termes:
«Je vais prendre notre ligne de défense à partir de la batterie de l'île de la Quarantaine, vis-à-vis Embabëh, suivant Boulac-Babelmas, le front Dupuy, la citadelle, le front de l'Aquéduc, l'île Roda, Gisëh, et le front depuis Gisëh à l'île de la Quarantaine.
«Cette ligne, mesurée par les ingénieurs géographes, a douze mille six cents toises de développement.
«La batterie de l'île de la Quarantaine, composée de quatre pièces de gros calibre, est destinée à défendre le passage du fleuve aux nombreuses chaloupes canonnières de l'ennemi.
«Cette batterie est faite avec beaucoup de soin, mais sa position, qu'il a été impossible de changer, est extraordinairement vicieuse; dominée par le village d'Embabëh, elle sera parfaitement contre-battue et détruite en peu de temps.
«La ligne de Boulac, malgré toute l'activité que l'on a pu mettre dans le travail, est encore imparfaite sur plusieurs de ses points. Les fossés de la gauche, creusés dans le sable, se sont comblés, et il ne reste plus qu'une simple palissade qui lie chaque batterie entre elles, et qui ne peut point être regardée comme un obstacle.
«On a pratiqué, il est vrai, au moyen des maisons qui bordent la place du côté du rivage, une seconde ligne, mais elle est composée en grande partie de faibles murs qui n'ont pas plus de six pieds de hauteur; elle ne peut être regardée que comme devant protéger la retraite de la droite.
«Le front de Rubelnass est généralement regardé comme la partie la plus forte de l'enceinte; cependant, si j'avais à attaquer le Caire, ce serait sans contredit par là que je le ferais; les maisons des faubourgs qui étaient en démolition ne sont encore, en plusieurs endroits, qu'à huit à dix toises du pied du rempart, les Turcs les occupent; et nous savons tous que supérieurs dans la guerre de maisons, il nous est presque impossible de les en chasser. Qui les empêche donc, en moins de cinq ou six jours, d'établir à couvert plusieurs puits, et de pousser des rameaux de mine sous nos remparts? Une fois qu'ils seront dans le Caire, il ne faut songer qu'à la retraite.
«Le front Dupuy n'est défendu que par cinq petits fortins portant chacun une pièce de canon et vingt-cinq hommes de garnison, placés sur les mamelons les plus élevés; ils ne défendent que très imparfaitement le pied des monticules; on a construit pour y suppléer des retranchemens, mais le peu de troupes dont nous disposons ne nous permettant pas de mettre sur ce point une colonne mobile de plus de cinq ou six cents hommes, je demande au chef de brigade Tarreyre, chargé de cette défense, si, avec un peu de monde disséminé sur un aussi grand front, il lui sera possible de résister à une attaque de vive force: je ne parle pas du mur contigu aux maisons; il est plus faible et plus mal construit qu'un mur de jardin.
«La citadelle ne peut être considérée que comme un point de retraite. Cette masse informe, que nous n'avons jamais envisagée que comme un lieu de dépôt, fait pour épouvanter une populace ignorante, peut-elle résister à une attaque tentée avec un peu d'art? Les maisons de la ville touchent le pied des remparts, rien de plus facile que d'y attacher le mineur en beaucoup d'endroits; le mont Kattam la domine à une petite portée de fusil, et les chemins pour conduire du canon sur le sommet de la hauteur sont très bons. Qu'est-ce d'ailleurs que les remparts de la citadelle? des tours unies entre elles par des murs de trente pieds d'élévation; quelques unes de ces tours sont fort bonnes, et contiennent des magasins à l'abri de la bombe; mais les murailles des courtines, qui paraissent avoir sept à huit pieds d'épaisseur, sont construites de manière que l'on a ménagé dans leur épaisseur une galerie de quatre pieds de largeur et huit à dix pieds de hauteur, en sorte que le boulet n'aurait à abattre qu'un faible mur de deux pieds d'épaisseur pour faire autant de brèches qu'il y a de courtines.
«Je demande, d'après l'exposé que je viens de faire, si l'on peut raisonnablement regarder la citadelle comme notre point de retraite? Bornons-nous à la considérer, ce qu'elle a été jusqu'ici, comme un lieu d'entrepôt et un épouvantail pour la ville du Caire. Je me dispenserai d'entrer dans de plus grands détails; tout le monde doit sentir que l'ennemi, plaçant quelques mortiers sur le mont Kattam, pourrait en peu de temps détruire nos puits et nos moulins, et nous forcer de nous rendre à discrétion.
«Le front de l'Aquéduc, qui occupe une immense étendue, ne peut être regardé comme défendu; il a été fait pour empêcher les Arabes de pénétrer sur les derrières du Caire, dans la plaine située entre cette ville et Boulac, où souvent ils viennent égorger les Français. Le vieux Caire est entièrement ouvert, et l'île de Roda, qui en est séparée par une faible branche du Nil, guéable en plusieurs endroits, n'a pour toute défense que le Mékyas. Cette île se prolonge jusqu'à la batterie de la Quarantaine, et communique dans beaucoup d'endroits, à raison des basses eaux, avec la plaine d'Ibrahim-Bey et de Boulac. Cette île et le front de l'Aquéduc demanderaient seuls, pour être défendus avec succès, toutes les troupes qui sont au Caire et à Gisëh. Le visir peut y porter des troupes et du canon par le point de Thora; et les Anglais, maîtres du haut du Nil, peuvent, au moyen des barques, y jeter toute espèce de moyens d'attaque.
«La place de Gisëh serait regardée en Europe comme un faible camp retranché. Les batteries que l'ennemi a déjà commencées suffiront pour couper en peu de temps le pont de bateaux et pour abattre la muraille de jardin qui unit les lunettes en terre que l'on a faites dernièrement. Ainsi, dès les premiers jours d'attaque, le corps de place sera ouvert partout où l'ennemi voudra diriger son canon. Je demande le cas qu'on ferait en Europe d'une pareille place; il faudrait en outre garder soigneusement toute la partie située sur le Nil, qui est accessible de tous côtés.
«Gisëh ne peut point servir de retraite pour l'armée, parce qu'il n'y a que très peu de blé et surtout pas assez de moulins pour faire de la farine. Ces deux inconvéniens auraient, il est vrai, pu être prévus; mais on n'aurait jamais eu le temps de former les magasins nécessaires: il faudrait tout mettre en plein air ou dans de mauvaises maisons; l'armée et tous ceux qui sont à sa suite encombreraient l'enceinte de Gisëh, et l'on peut juger des ravages que produirait un bombardement dans une place aussi étroite, et où rien n'est à l'abri de la bombe.
«Cependant, comme point militaire, je préférerais Gisëh à la citadelle pour la retraite de l'armée; d'abord parce que nous pourrions y retirer toute notre cavalerie, retarder les progrès de l'ennemi par des sorties nombreuses et fréquentes, que nous ne serions plongés de nulle part, et qu'en formant des retranchemens en terre derrière les murailles détruites, la bravoure de nos soldats en rendrait la prise difficile à l'ennemi; mais que peut le courage le plus grand quand on manque de vivres? D'ailleurs, une fois renfermés dans Gisëh, l'ennemi, satisfait de posséder le Caire, nous cernerait; et quinze jours plus tôt ou quinze jours plus tard il faudrait bien se rendre.
«Je ne parle point de notre position, considérée sous ses rapports avec l'Europe; on ne peut établir que des conjectures. Recevra-t-on des secours, ou n'en recevra-t-on pas? La marche excessivement lente des Anglais prouve assez que nous n'avons pas de grands moyens dans la Méditerranée.
«J'observerai que toutes les fortifications qui sont à l'entour du Caire, n'étaient faites que pour empêcher un parti ennemi de se jeter dans la place.
«L'exemple de l'année dernière nous a trop appris combien les Turcs sont redoutables dans les maisons: pour s'opposer à ce parti, il suffisait de murailles, de retranchemens et de fortins, situés de distance en distance pour les flanquer; il ne faut donc point s'étonner de l'insuffisance de ces fortifications contre deux armées combinées, et qui, par le secours d'une flottille nombreuse, ont tous les moyens d'attaque que l'on pourrait rassembler en Europe contre une place forte.»
Le général Belliard voyant que personne ne répondait, posa ainsi la question, et la mit aux voix, en invitant chaque membre de motiver son opinion.
Se défendra-t-on dans la ville du Caire, ou traitera-t-on avec l'ennemi?
La grande majorité fut pour traiter; quelques membres donnèrent un avis mitigé; quatre seulement furent d'avis qu'on devait se battre. Il fut donc décidé que l'on conclurait avec l'ennemi un traité honorable: l'on s'en rapporta là-dessus au général Belliard.
Le général Lagrange, le général Duranteau, le général Valentin, et le chef de brigade Dupas, qui furent d'avis qu'on devait se battre, auraient dû beaucoup plus parler qu'ils ne l'ont fait.
Quelques phrases emportées, et quelques lieux communs à part, ils ne dirent rien de rassurant et d'encourageant pour les membres du conseil. Le général Lagrange s'obstinait à appeler négociations l'armistice qui avait été conclu, et disait qu'elles avaient été préméditées. Pressé de donner un avis plus clair et plus positif, il s'éleva entre lui et le général Alméras une légère discussion. Le général Lagrange dit qu'il convenait que notre position n'était pas bonne; qu'il était entièrement convaincu que nous ne recevrions pas de secours. «Mais, ajouta-t-il, je crois que nous pouvons encore tenir une quinzaine de jours; et combien de reproches n'aurions-nous pas à nous faire, si dans cet intervalle il nous arrivait du renfort!» On lui dit qu'on ferait en sorte de traîner les négociations pendant un pareil nombre de jours, et que si au bout de ce temps on recevait des nouvelles du général en chef ou d'autre part, on serait toujours maître de rompre avec l'ennemi. Il ne répondit autre chose, sinon que les négociations avaient été prématurées, et que nous aurions dû nous battre pour notre honneur.
Le commandant d'artillerie exposa, dans son avis motivé, l'état de nos munitions de guerre: il dit que les pièces de position étaient très faiblement approvisionnées, et que nos pièces de campagne n'avaient pas le nombre de coups suffisans pour résister à des tentatives un peu sérieuses de l'ennemi.
Le citoyen Champy, administrateur de la poudrerie, déclara qu'il avait fourni jusqu'à mille livres de poudre par jour; mais que les matières premières lui manquant, il était obligé de cesser la fabrication.
Le commissaire des guerres Duprat, secrétaire du conseil, déclara qu'il avait pour deux mois de vivres à la citadelle.
Le citoyen Estève, directeur des finances, dit qu'il ne lui restait plus que 30,000 francs en caisse, et que la troupe n'était pas soldée depuis le mois de pluviôse.
Le lendemain, 4 messidor, le général Belliard nomma pour traiter avec l'ennemi les généraux de brigade Donzelot et Morand, et le chef de brigade Tarreyre. Le 9 messidor, ils conclurent la convention dont copie est ci-jointe.
CONVENTION POUR L'ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE PAR LE CORPS DE TROUPES DE L'ARMÉE FRANÇAISE ET AUXILIAIRES AUX ORDRES DU GÉNÉRAL DE DIVISION BELLIARD.
Conclue entre les citoyens Donzelot général de brigade, Morand général de brigade; Tarreyre, chef de brigade, de la part du général de division Belliard;
Et M. le général de brigade Hope, de la part de son excellence le général en chef de l'armée anglaise; Osman-Bey, de la part de son altesse le suprême visir; Isaac-Bey, de la part de son altesse le capitan-pacha.
Les commissaires ci-dessus s'étant réunis dans un lieu de conférence entre les deux armées, après l'échange de leurs pouvoirs respectifs, sont convenus des articles suivans:
ARTICLE 1er.
Les corps de l'armée française de terre et de mer, les troupes auxiliaires aux ordres du général de division Belliard, évacueront la ville du Caire, la citadelle, les forts Boulac et Gisëh, et toute la partie de l'Égypte qu'ils occupent dans ce moment.
ARTICLE 2.
Les corps de l'armée française et les troupes auxiliaires se retireront par terre à Rosette, en suivant la rive gauche du Nil, avec armes, bagages, artillerie de campagne, caissons et munitions, pour y être embarqués, et de là transportés dans les ports français de la Méditerranée, avec leurs armes, artillerie, caissons, munitions, bagages, effets, aux frais des puissances alliées. L'embarquement desdits corps de troupes françaises et auxiliaires devra se faire aussitôt qu'il sera possible de l'effectuer; mais au plus tard dans cinquante jours, à dater de la ratification de la présente convention. Il est d'ailleurs convenu que lesdits corps seront transportés dans lesdits ports du continent français par la voie la plus prompte et la plus directe.
ARTICLE 3.
À dater de la signature et ratification de la présente convention, les hostilités cesseront de part et d'autre; il sera remis aux armées alliées le fort Sulkousky et la porte des Pyramides de la ville de Gisëh. La ligne d'avant-postes des armées respectives sera déterminée par les commissaires nommés à cet effet, et il sera donné les ordres les plus précis pour qu'elle ne soit dépassée, afin d'éviter les rixes particulières, et s'il en survenait, elles seraient terminées à l'amiable.
ARTICLE 4.
Douze jours après la ratification de la présente convention, la ville du Caire, la citadelle, les forts et la ville de Boulac seront évacués par les troupes françaises et auxiliaires, qui se retireront à Ibrahim-Bey, île de Raouddah et dépendances, le fort Leturq et Gisëh, d'où elles partiront le plus tôt possible, et au plus tard dans cinq jours, pour se rendre au point de l'embarquement. Les généraux des armées anglaise et ottomane s'engagent en conséquence à faire fournir à leurs frais, aux troupes françaises et auxiliaires, les moyens de transport par eau, pour porter les bagages, vivres et effets au point de l'embarquement. Tous ces moyens de transport par eau seront mis, le plus tôt possible, à la disposition des troupes françaises.
ARTICLE 5.
Les journées de marche et les campemens du corps de l'armée française et des auxiliaires seront réglés par les généraux des armées respectives, ou par des officiers d'état-major nommés de part et d'autre; mais il est clairement entendu que suivant cet article, les journées de marche et de campement seront fixées par les généraux des armées combinées. En conséquence, lesdits corps de troupes françaises et auxiliaires seront accompagnés dans leur marche par des commissaires anglais et ottomans, chargés de faire fournir les vivres nécessaires pendant la route et les séjours.
ARTICLE 6.
Les bagages, munitions et autres objets voyageant par eau, seront escortés par des détachemens français et par des chaloupes armées des puissances alliées.
ARTICLE 7.
Il sera fourni aux troupes françaises et auxiliaires et aux employés à leur suite, les subsistances militaires, à compter de leur départ de Gisëh jusqu'au moment de l'embarquement, conformément aux réglemens de l'armée française, et du jour de l'embarquement jusqu'au débarquement en France, conformément aux réglemens maritimes de l'Angleterre.
ARTICLE 8.
Il sera fourni par les commandans des troupes britanniques et ottomanes, tant de terre que de mer, les bâtimens nécessaires, bons et commodes, pour transporter dans les ports de France de la Méditerranée, les troupes françaises et auxiliaires, et tous les Français et autres employés à la suite de l'armée. Tout à cet égard, ainsi que pour les vivres, sera réglé par des commissaires nommés à cet effet par le général de division Belliard, et par les commandans en chef des armées alliées, tant de terre que de mer. Aussitôt la ratification de la présente, ces commissaires se rendront à Rosette ou à Aboukir, pour y faire préparer tout ce qui est nécessaire à l'embarquement.
ARTICLE 9.
Les puissances alliées fourniront quatre bâtimens et plus, s'il est possible, préparés pour transporter des chevaux, les futailles pour l'eau et les fourrages nécessaires jusqu'à leur débarquement.
ARTICLE 10.
Il sera fourni aux corps de l'armée française et auxiliaires, par les puissances alliées, une escorte de bâtimens de guerre suffisante pour garantir leur sûreté et assurer leur retour en France. Lorsque les troupes françaises seront embarquées, les puissances alliées promettent et s'engagent à ce que, jusqu'à leur arrivée sur le continent de la République française, elles ne seront nullement inquiétées; comme, de son côté, le général Belliard et les corps de troupes sous ses ordres promettent de ne commettre aucune hostilité pendant ledit temps, ni contre la flotte, ni contre les pays de Sa Majesté britannique et de la Sublime Porte, ni de leurs alliés. Les bâtimens qui transporteront et escorteront lesdits corps de troupes ou autres Français, ne s'arrêteront à aucune autre côte que celle de la France, à moins d'une nécessité absolue: les commandans des troupes françaises, anglaises et ottomanes prennent réciproquement les mêmes engagemens que ci-dessus pour le temps que les troupes françaises resteront sur le territoire de l'Égypte, depuis la ratification de la présente convention jusqu'au moment de leur embarquement. Le général de division Belliard, commandant les troupes françaises et auxiliaires de la part de son gouvernement, promet que les bâtimens d'escorte et de transport ne seront pas retenus dans les ports de France, après l'entier débarquement des troupes, et que les capitaines pourront s'y procurer à leurs frais, de gré à gré, les vivres dont ils auront besoin pour leur retour. Le général Belliard s'engage en outre, de la part de son gouvernement, que lesdits bâtimens ne seront point inquiétés jusqu'à leur retour dans les ports des puissances alliées, pourvu qu'ils n'entreprennent et ne servent à aucune opération militaire.
ARTICLE 11.
Toutes les administrations, les membres de la Commission des Sciences et Arts, et enfin tous les individus attachés au corps de l'armée française, jouiront des mêmes avantages que les militaires. Tous les membres desdites administrations et de la Commission des Sciences et Arts emporteront en outre avec eux, non seulement tous les papiers qui regardent leur gestion, mais encore leurs papiers particuliers, ainsi que les autres objets qui les concernent.
ARTICLE 12.
Tout habitant de l'Égypte, de quelque nation qu'il soit, qui voudra suivre l'armée française, sera libre, sans qu'après son départ sa famille soit inquiétée ni ses biens séquestrés.
ARTICLE 13.
Aucun habitant de l'Égypte, de quelque religion qu'il soit, ne pourra être inquiété, ni dans sa personne ni dans ses biens, pour les liaisons qu'il aurait eues avec les Français pendant leur occupation de l'Égypte, pourvu qu'il se conforme aux lois du pays.
ARTICLE 14.
Les malades qui ne pourront pas supporter le transport seront admis dans un hôpital, où ils seront soignés par des officiers de santé et employés français jusqu'à leur parfaite guérison; alors ils seront envoyés en France les uns et les autres, aux mêmes conditions que les corps de troupes. Les commandans des troupes des armées alliées s'engagent à faire fournir, sur des demandes en règle, tous les objets qui seront nécessaires à cet hôpital, sauf les avances à être remboursées par le gouvernement français.
ARTICLE 15.
Au moment de la remise des villes et forts désignés dans la présente convention, il sera nommé des commissaires pour recevoir l'artillerie, les munitions, magasins, papiers, archives, plans et autres effets publics que les Français laisseraient aux puissances alliées.
ARTICLE 16.
Il sera fourni, autant que possible, par le commandant des troupes de mer des puissances alliées, un aviso pour conduire à Toulon un officier et un commissaire des guerres, chargés de porter au gouvernement français la présente convention.
Toutes les difficultés ou contestations qui pourraient s'élever sur l'exécution de la présente convention, seront terminées à l'amiable par des commissaires nommés de part et d'autre.
ARTICLE 18.
Aussitôt la ratification de la présente convention, tous les prisonniers anglais ou ottomans qui se trouvent au Caire seront mis en liberté, de même que les commandans et chefs des puissances alliées mettront en liberté les prisonniers français qui se trouvent dans leurs camps respectifs.
ARTICLE 19.
Un officier supérieur de l'armée anglaise, un officier supérieur de son altesse le suprême visir et de son altesse le capitan-pacha, seront échangés contre des otages de pareil nombre et grade de troupes françaises, pour servir de garantie à l'exécution du présent traité. Aussitôt que le débarquement des troupes françaises sera effectué dans les ports de France, les otages seront réciproquement rendus.
ARTICLE 20.
La présente convention sera, par un officier français, portée et communiquée au général Menou, à Alexandrie, et il sera libre de l'accepter pour les troupes françaises et auxiliaires de terre et de mer qui se trouvent avec lui dans cette place, pourvu que son acceptation soit notifiée au général commandant les troupes anglaises devant Alexandrie, dans dix jours, à compter de celui où la communication lui en aura été faite.
ARTICLE 21.
La présente convention sera ratifiée par les commandans en chef des troupes et armées respectives, vingt-quatre heures après la signature.
Fait quadruple, au camp des Conférences, entre les deux armées, le 8 messidor an IX, à midi, ou le 27 juin 1801, ou le 16 du mois saffar 1216.
Signé, Donzelot, général de brigade;
Morand,
général de brigade;
Tareyre, chef de brigade;
John Hope, brigadier général;
Osman-Bey,
Isaac-Bey.
Approuvé.
J. Hely Hutchinson, général en chef.
Approuvé de la part de lord Keith.
Jacques Stivenson, capitaine de la marine royale.
Nous avons approuvé les articles de la présente convention pour l'évacuation de l'Égypte, et la remise à la Porte ottomane.
Hhadjy-Yousoueff, visir.
Nous avons approuvé les articles de la présente convention pour l'évacuation de l'Égypte, et la remise à la Porte ottomane.
Husseyn-Pacha, Capoutauderya.
Approuvé et ratifié la présente convention le 9 messidor an IX de la République française.
Le général de division, Belliard.
Au Caire, le 11 messidor an IX (30 juin 1801).
Le général de division Belliard, au premier consul Bonaparte.
Mon Général,
Après le départ du général en chef Menou et de l'armée pour Aboukir, le 21 ventôse, je demeurai au centre de l'Égypte avec un corps de troupes de deux mille cinq cent cinquante-trois hommes, pour défendre l'Égypte, la ville du Caire et son arrondissement, contre l'armée du visir, qui s'avançait par les déserts de la Syrie, et contre les troupes anglaises apportées de l'Inde à Cosséir et Suez. (On avait eu avis que plusieurs vaisseaux étaient dans la mer Rouge, à la hauteur de Gedda.)
Une partie des troupes sous mes ordres formait la garnison de la citadelle, des tours de l'enceinte du Caire, des places de Gisëh, le vieux Caire et Boulac. Il me restait une réserve mobile de quatre cent quatre-vingt-cinq hommes, avec laquelle je devais faire le service de la place, réunir des grains et des subsistances, et faire l'escorte des convois militaires de vivres et de munitions pour l'armée, arrêter l'armée du visir, et manœuvrer devant elle lorsqu'elle se présenterait, pour donner le temps au général en chef de se porter sur lui avec toutes ses forces, après avoir battu l'armée anglaise.
Le 24, j'écrivis au général Donzelot, qu'on avait laissé à Siout, d'évacuer la Haute-Égypte, et de se rendre à grandes journées au Caire avec ses troupes. J'invitai pareillement Mourâd-Bey, qui se montrait toujours fidèle à ses traités, de descendre, de venir occuper Siout et Miniet, de maintenir la tranquillité dans le pays, et de nous envoyer des grains. J'écrivis aussi aux commandans de Miniet et de Benisouef de réunir des barques et d'expédier sur le Caire tous les grains qu'ils pourraient ramasser; nos magasins étaient presque vides.
Le 4 germinal, je reçus la nouvelle de la malheureuse journée du 30 ventôse. Alors l'espoir de forcer l'armée anglaise à se rembarquer fut perdu; il restait à la contenir sur les sables d'Aboukir, à arrêter l'invasion du visir, et empêcher la jonction des deux armées. Le général en chef, avec son armée, se retira à Alexandrie, fit travailler à former un camp retranché, et à mettre la place en état de défense.
D'après les ordres du général en chef, je fis sortir des places de Salêhiëh et Belbéis tous les hommes qui étaient inutiles pour leur défense; et comme il y avait dans ces places des magasins considérables, j'en fis évacuer une partie sur le Caire.
Le 14, conformément aux ordres que j'avais reçus du général en chef, j'écrivis aux commandans de Belbéis et de Salêhiëh, que lorsqu'ils seraient assurés que des forces considérables étaient en marche de la Syrie pour l'Égypte, d'évacuer les places, d'apporter le plus de munitions et de vivres qu'ils pourraient, de faire sauter les forts, et de les mettre dans l'impossibilité de servir aux ennemis. Des rapports annonçaient déjà la marche de l'armée turque.
Le 16 germinal, je reçus un renfort de cinq cent soixante-dix hommes, que le général Donzelot amena de la Haute-Égypte. La peste faisait beaucoup de ravages dans la garnison du Caire et parmi ses habitans.
Le 21, j'appris la prise de Rosette, l'arrivée de l'armée ottomane à Salêhiëh. La garnison de cette place, celles de Belbéis et Birket-el-Adji se retirèrent sur le Caire, où elles arrivèrent le 24. Je donnai ordre à la garnison de Suez de revenir au Caire par la vallée de l'Égarement.
J'appris que Damiette avait été évacuée, et qu'il était resté deux cents hommes pour occuper Lesbëh et les forts de la côte.
La Charkié envahie, l'une des branches du Nil ouverte, l'autre sur le point de l'être, la fidélité des mameloucks, dont le caractère de Mourâd-Bey était la garantie, ébranlée par sa mort et nos pertes, je pris le seul parti qui me restât dans cet état extrême, celui de fortifier l'enceinte et les environs du Caire, de prendre une attitude imposante qui pût faire craindre à l'ennemi de s'avancer avant d'avoir réuni de grands moyens.
Cependant le visir avait ralenti sa marche, et s'était arrêté à Salêhiëh et Belbéis, pour y organiser son armée, former des magasins, et se recruter d'Arabes, de mameloucks et de gens du pays.
Je fus instruit sur ces entrefaites que le général de division Lagrange, avec un corps de trois mille neuf cents hommes, rassemblés le 26 germinal, couvrait Rahmaniëh. Mes efforts et mes espérances augmentèrent. Il eût été avantageux peut-être à nos deux corps de se réunir pour combattre le visir lorsqu'il venait de traverser le désert, et avant qu'il eût pu mettre de l'ordre dans ses troupes, prendre de l'influence dans le pays et le soulever. Mais le général Lagrange avait ordre de couvrir Rahmaniëh, et ce ne fut que forcé par l'armée anglaise et le corps du capitan-pacha, après un combat très vif qui dura toute la journée du 19 floréal, qu'il l'abandonna. Le 23, il arriva au Caire avec ses troupes. J'appris aussi que la digue du lac Maadiëh avait été rompue, et que les eaux se répandant dans le lac Maréotis, rendaient déjà les communications de Rahmaniëh à Alexandrie très difficiles.
J'appris encore que les forces anglaises étaient débarquées à Suez.
Aussitôt la réunion des troupes du général Lagrange, je crus, avant que l'armée anglaise pût être près du Caire, devoir marcher sur Belbéis, pour voir l'ennemi, sonder ses projets, l'attaquer et savoir s'il ne serait pas possible de le renvoyer à Salêhiëh.
En effet, le 24, le petit corps de troupes auquel la défense du Caire devait être confiée, fut organisé sous les ordres du général Alméras; et, le 25, je marchai avec le reste des troupes, commandé par les généraux de division Lagrange et Robin. Le même jour, je couchai à El-Menayer. Quelques détachemens que nous rencontrâmes, furent repoussés.
Le 26, au jour, je me mettais en mouvement pour Belbéis, lorsque l'ennemi, qui venait à notre rencontre avec du canon, parut; je marchai sur lui occupant les hauteurs du désert à l'est d'El-Menayer. Vous trouverez ci-joint le rapport de l'affaire, qui a duré jusqu'à midi; voyant que l'ennemi courait d'un côté lorsque je marchais de l'autre et m'avançais sur lui; voyant qu'il était très décidé à ne point quitter l'Égypte; voyant qu'en guerroyant de la sorte j'usais mes munitions, et que je perdais des hommes sans en tirer aucun avantage; craignant qu'un corps de cavalerie assez nombreux qui avait disparu le matin, après avoir poussé une charge vigoureuse, ne fût venu sur le Caire; pensant en outre, que les Anglais et les troupes du capitan-pacha avaient suivi le général Lagrange, et devaient se trouver à un ou deux jours du Caire, je me décidai à revenir pour travailler à barrer le Nil, faire des batteries, fortifier Gisëh, et perfectionner autant que possible mon immense ligne. En arrivant au Caire, le général Alméras me dit qu'il m'avait envoyé plusieurs courriers, pour annoncer l'arrivée des Anglais et du capitan-pacha à Terranëh.
Pressé par trois armées nombreuses, et qui, tous les jours recevaient de nouvelles forces de la désertion des habitans de l'Égypte, des Arabes, des mameloucks (tous ceux de la Haute-Égypte se réunirent au capitan-pacha, et même l'émigration des habitans de l'Asie, que l'espoir du pillage attirait dans cette fertile contrée), j'avais à défendre la ville du Caire, dont la population devenait ennemie, et pouvait réunir vingt-cinq à trente mille combattans; au milieu de nos camps la ligne de circonvallation offrait un développement de douze mille six cents toises. J'étais sans argent; les fonds qui sont entrés en caisse depuis le départ de l'armée proviennent des versemens faits par les officiers généraux ou particuliers, et par des individus attachés à l'armée, qui, sur la demande qu'on leur en a faite, ont donné leur argent pour les dépenses de l'armée; quelques contributions ordinaires et extraordinaires, ainsi que la monnaie, nous ont fourni des ressources; j'avais très peu de vivres et de munitions d'artillerie. Il fallut presque tout créer, magasins, affûts, poudre, etc. Alexandrie n'était plus qu'une île d'un accès très difficile, et avec laquelle j'étais sans communication depuis vingt-deux jours.
Je délibérai si nous nous retirerions dans la Haute-Égypte; mais l'examen de cette contrée n'offrait aucune position militaire, j'avais très peu de moyens de transport, et je ne devais pas croire que l'ennemi me laisserait le temps de préparer cette retraite: il n'y avait aucune ville qui offrît assez de moyens pour la création d'un arsenal, assez de ressources pour les travaux que nous eussions été obligés d'entreprendre; cette contrée d'ailleurs était ravagée par une peste affreuse.
Le parti que je pris fut celui que Chevert prit à Prague dans des circonstances bien moins difficiles; car il n'était pas au centre de l'Afrique, pressé par deux armées ottomanes; il n'avait pas au milieu de son camp une population nombreuse et féroce; nous avions comme lui une armée européenne devant nous (l'armée anglaise), et je n'avais comme lui qu'un faible corps en état de combattre, et un développement immense à défendre; j'avais en outre un grand nombre de malades, de guerriers mutilés, et des citoyens que l'amour des arts et des sciences avaient attirés en Égypte.
Je fis arrêter les chefs de la religion, les membres du divan et les hommes les plus marquans de la ville du Caire; ils furent renfermés dans la citadelle; on dirigea les batteries sur la ville; les plus grandes menaces lui furent faites: les généraux, les officiers, les soldats se mirent à creuser des fossés. On éleva des retranchemens sur lesquels on posa des canons, la plupart trouvés en Égypte; le mouvement continuel des troupes semblait les multiplier; partout nous présentâmes une altitude imposante et une apparence de force qui fit que nos ennemis jugèrent que, pour arriver au Caire, il fallait marcher sur nos cadavres et ses ruines.... Le peuple du Caire dut penser que le moindre mouvement hostile de sa part serait le signal de la mort de ses chefs et de la destruction de la ville. Nos exploits étaient récens, l'impression qu'ils avaient faite était grande, et on devait tout craindre d'hommes habitués depuis long-temps à toutes les chances de la guerre. On vit bien que nous voulions périr tous ou dicter les conditions de notre retraite; aussi l'ennemi mit-il beaucoup de lenteur dans ses mouvemens, marcha avec beaucoup de précaution, et ne voulut arriver devant nous qu'après avoir réuni de grands moyens; cela me fit gagner du temps, en attendant les instructions du général en chef, dont je n'avais pas de nouvelles depuis quarante-cinq jours. Le 24 prairial, arriva un détachement de dromadaires qui me remit une lettre, et point d'instructions pour la conduite que je devais tenir dans ces circonstances difficiles; je renvoyai ce détachement pour informer le général en chef de notre position, qu'il semblait ne pas connaître. Ci-joint la lettre que je lui écrivis.
Le 1er messidor nous fûmes entièrement investis par les armées combinées, et toute communication à l'extérieur fut coupée. Les jours suivans les ennemis firent replier quelques uns de nos avant-postes, et commencèrent à établir des batteries: ils avaient jeté un pont de bateaux au village de Choubra, un petit corps d'armée descendait de la Haute-Égypte.
Le 3, on convint d'une suspension d'armes, et le 4 il y eut une conférence composée de trois officiers français, d'un nombre égal d'officiers des armées combinées; le 5 nous proposâmes les conditions de notre retraite; le 8 elles furent acceptées, et ratifiées le 9.
Nos lignes de circonvallation ne pouvaient tenir par leur développement immense, et par la faiblesse de plusieurs points, contre une attaque de vive force. Nous avions à peine cent cinquante coups à tirer par pièce. Nous avions à dos la population du Caire, qui, ne recevant plus de vivres de la campagne, aurait certainement, en cas d'attaque, concerté ses mesures avec celles des assiégeans; nos lignes étant forcées, les différens corps se fussent retirés très difficilement sur la citadelle; nous perdions nos chevaux d'artillerie et de cavalerie, et tous nos moyens de transport de munitions. La résistance qu'on eût pu faire eût été de vingt à vingt-cinq jours, en raison des subsistances; mais alors plus d'espoir d'entrer en négociations, il faut être à la merci des ennemis, obéir à leurs ordres; quelle capitulation pouvait-on espérer de deux armées turques maîtresses de l'Égypte et du Caire? Les Anglais pourraient-ils les arrêter?
Nous aurions cependant pris ce parti, mon Général, si des points de contact avec la France eussent encore existé pour nous, et s'il nous fût resté quelque espoir de secours. Nous ne pouvions les attendre, ces secours, que jusqu'au 25 au plus tard, la convention a été conclue le 9.
Mais, mon Général, depuis huit mois vous connaissez l'expédition d'Abercombrie; vous avez fait pour la brave armée d'Égypte, que vous regardez comme votre famille, tout ce qu'il était possible. Gantheaume avait été expédié avec cinq mille hommes; s'il fût arrivé à temps, notre position serait bien différente; il n'a pu passer, tous vos efforts ont été infructueux. Depuis quatre mois, nous défendons l'Égypte pied à pied. Vous connaissez notre situation, et bien sûrement vous avez tout fait pour l'améliorer. Rien n'est arrivé, que pouvons-nous espérer? Les Anglais ne seraient pas, je crois, aux portes du Caire, s'ils craignaient une escadre nombreuse dans la Méditerranée.
Je ne vous ferai pas l'éloge des officiers-généraux, des chefs, des officiers, des soldats. Ces guerriers, couverts de cicatrices, ont battu, sous vos ordres, cinq armées autrichiennes en Italie, et ont fait la conquête de l'Égypte. Ils luttent depuis trois ans contre les privations de toute espèce, la peste et les efforts de l'Europe et de l'Asie: vous les connaissez tous; ils n'ont cessé de se rendre dignes de vous.
Vous trouverez ci-joint le plan de l'arrondissement du Caire; vous le connaissez mieux que personne. Déroulez-le, jetez les yeux sur la situation des troupes, l'état de nos munitions, et sur celui de la caisse; voyez les rapports du directeur du génie et du commandant d'artillerie; ces pièces seront suffisantes pour vous donner une idée de nos ressources, de nos moyens et de notre position. Je joins aussi l'état des malheureuses victimes de la maladie contagieuse.
J'emmène avec moi les troupes auxiliaires à cheval et à pied. Beaucoup d'habitans du pays nous suivent avec leurs familles. Je ferai aussi embarquer plusieurs chevaux et jumens, qui seront remis au gouvernement, s'il le désire, en le remplaçant par des chevaux français.
Le chef de brigade du génie d'Hautpoul, mon général, et le citoyen Champy, directeur-général des poudres et salpêtres, vous remettront la convention que j'ai faite avec les trois généraux des armées combinées. Le commissaire Reynier se rend en France pour porter les états des besoins de notre armée; je vous les recommande tous les trois, mon général; ils jouissent à l'armée d'une grande considération, et sont estimés du général en chef.
Salut et respect.
Signé Belliard.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
(No 1.)
Au quartier-général d'Alexandrie, le 4 floréal an IX (24 avril 1801)
Le général en chef Menou, au général Bonaparte, premier consul.
Citoyen Premier Consul,
Le 10 ventôse, cent cinquante bâtimens anglais paraissent devant Alexandrie et Aboukir; parmi eux neuf ou quinze vaisseaux de ligne; total, trente-deux bâtimens de guerre de toutes les grandeurs; le doute sur le nombre des vaisseaux de ligne vient de ce qu'ils ont des vaisseaux de la Compagnie des Indes et des vaisseaux de 50; on croit qu'ils ne sont armés qu'en flûte, mais ils les mettent en ligne.
Le 13 ventôse, arrive au Caire la nouvelle de l'apparition des Anglais. À cette époque, l'Égypte était menacée de quatre côtés différens: dans la mer Rouge, par les troupes anglaises de l'Inde; du côté de Salêhiëh, par l'armée ottomane; à Damiette, par une flotte de la même nation; à Alexandrie, Aboukir et Rosette, par les Anglais. Mourâd-Bey devenait aussi très inquiétant, car il est vraisemblable que, dans cette lutte, il se rangera du côté le plus fort. À cette époque, les troupes françaises du cinquième arrondissement, qui comprend Alexandrie, Rosette et Bahirëh, consistaient dans les 61e et 75e de ligne, les 3e et 18e dragons, avec une artillerie de campagne assez nombreuse.
Le 13 au soir, partent du Caire le 22e chasseurs à cheval, la 4e légère, la 18e et la 69e de ligne, sous les ordres du général de division Lanusse et du général de brigade Silly. La 25e de ligne, qui était dans le Delta, reçoit ordre aussi de se porter à Rosette, pour de là marcher où le jugerait nécessaire le général Friant.
Le 17 ventôse, les Anglais débarquent à Aboukir, sur le même point où avaient débarqué les Turcs en l'an VII. Le général Friant leur offre la plus vive résistance en les chargeant à la baïonnette et en dirigeant le feu de son artillerie avec beaucoup de justesse; il tue ou met hors de combat deux mille hommes aux ennemis; mais, accablé par le nombre, il est obligé de se retirer sur les hauteurs de Canope, et de là, sur celles qui sont entre le camp des Romains et le lac Maadiëh.
Le 18, arrive le 22e régiment de chasseurs; le 19, les trois demi-brigades commandées par les généraux Lanusse et Silly.
Les 18, 19, 20 et 21, escarmouches et commencement du siége d'Aboukir par les ennemis; ils le battent par terre et par mer.
Dans la nuit du 17 au 18, le général Friant avait expédié un courrier au Caire, pour y apprendre ce qui s'était passé. Dans la nuit du 20 au 21, le courrier arrive au Caire.
Le 21, le général en chef, malgré la position où se trouvaient Souez, Salêhiëh et Damiette, menacés par l'ennemi, se détermine à partir avec toute l'infanterie et la cavalerie, sauf la 9e de ligne et la 22e légère, qu'il laisse pour défendre le Caire et les frontières de la Syrie. Il envoie ordre au général Rampon de se rendre sur-le-champ à Rahmaniëh avec quinze cents hommes et son artillerie; il envoie aussi ordre au général Donzelot de descendre de la Haute-Égypte au Caire avec la 21e légère.
Le 21, le général en chef se met en route avec la 13e, la 85e et la 88e de ligne, un détachement de la 21e, qui était depuis long-temps au Caire, le 7e de hussards, le 14e, le 15e et le 20e de dragons.
Le 22, les ennemis viennent attaquer les généraux Friant et Lanusse, qui, après un combat très vif, se replient sur les hauteurs en avant de la porte de Rosette. L'ennemi se retire aussi sur les hauteurs entre le camp des Romains et le lac Maadiëh, où il commence à se retrancher. L'ennemi a perdu dans cette journée à peu près mille à douze cents hommes. Les troupes françaises y ont aussi beaucoup perdu; elles se sont battues comme des lions, mais les dispositions n'ont pas été faites telles qu'elles devaient être; le général Lanusse n'a fait battre ses troupes que partiellement, au lieu de réunir leurs efforts.
Le 24, le général en chef arrive à Rahmaniëh; il y attend le 25 le général Rampon, et le 26 il part pour Birket, où le rejoint le général Rampon; le 28 il arrive à Alexandrie après une marche des plus pénibles, ayant été obligé d'aller traverser le lac Maréotis, par-delà le Marabou, la chaussée de Réda étant occupée par l'ennemi.
Le 29, le général en chef fait ses dispositions; le 30, à trois heures et demie du matin, il attaque les ennemis dans leur position entre le camp des Romains et la pointe du lac Maadiëh. Le combat a été terrible pendant six heures de temps; mais, citoyen Premier Consul, ceux qui depuis long-temps voulaient l'évacuation de l'Égypte ont donné dans cette mémorable journée des preuves de leur inaltérable malveillance. Les troupes du centre et la cavalerie ont fait des prodiges de valeur; elles ont percé deux fois les deux lignes ennemies, sont entrées dans leurs redoutes; mais n'étant secondées ni par la droite ni par la gauche, elles ont été obligées de se retirer avec beaucoup de perte. L'infanterie du centre était commandée par les généraux Rampon, Zayoncheck et Destaing; la cavalerie, par les généraux Roize et Boussard. Le général Destaing a eu le bras cassé, Roize a été tué dans le camp ennemi, Boussard a eu deux coups de feu et un coup de baïonnette.
À la gauche, commandée par le général Lanusse, les troupes se sont montrées avec le plus grand sang-froid; mais, mal dirigées par ce général, elles n'ont rien fait de ce qui avait été ordonné. Il en a été de même pour la droite, commandée par le général Reynier.
À la fin de l'affaire, sur les neuf heures du matin, le général Lanusse a eu la cuisse emportée par un boulet perdu; il est mort le soir même: le général Silly, un des plus braves et des plus honnêtes hommes de l'armée, a eu aussi la cuisse emportée, mais il va bien.
À la droite, le général Baudot a eu aussi la cuisse emportée par un boulet perdu: il est mort de sa blessure.
À neuf heures et demie, voyant que tous les efforts étaient inutiles, le général en chef a ordonné la retraite, qui s'est faite avec le plus grand ordre. L'armée française est venue reprendre sa position en avant de la porte de Rosette; les ennemis ont gardé la leur.
Une grande quantité d'officiers de l'état-major et de chefs de corps ont été tués ou blessés; presque tous ont été démontés. Le général en chef a eu aussi un cheval tué sous lui.
Sir Ralph Abercrombie, général en chef de l'armée ennemie, est mort de ses blessures, ainsi qu'un autre de leurs généraux, sir Kerry; deux autres ont été blessés, ainsi que M. Smith.
Tous les aides-de-camp du général en chef se sont conduits avec la plus grande distinction; l'aide-de-camp du général Murat, qui était venu apporter des dépêches d'Ancône, a été tué à côté du général en chef.
La perte des ennemis et celle des Français a été à peu près la même, quinze cents hommes hors de combat de part et d'autre.
Le lendemain de la bataille, 1er germinal, les malveillans ont cherché à exciter du mouvement dans l'armée; les troupes ont été inébranlables; ils ont écrit au Caire, mandant que tout était perdu, et qu'il fallait tout évacuer, tout vendre à quelque prix que ce fût. Le général en chef, instruit à temps, a rassuré tout le monde, excepté les gens qui, par faiblesse ou malveillance, ne se rassurent jamais.
Le général en chef a fait retrancher de la manière la plus forte la position en avant de la porte de Rosette; elle est presque inattaquable.
Le fort d'Aboukir s'est rendu le 17 ventôse.
Les ennemis ont marché sur Rosette; le fort s'est rendu après une très belle défense, et le Boghaz a été forcé par les canonnières anglaises; mais elles ne pourront pas remonter le Nil, vu le peu d'eau qui y existe aujourd'hui.
Le général en chef a envoyé le général Lagrange pour couvrir Rahmaniëh avec environ quatre mille hommes. Il est posté sur le bord et sur la rive gauche du Nil, à mi-chemin de Rahmaniëh et Rosette. Les Anglais ont leur position à deux lieues au-dessus de cette place; ils ont leur droite appuyée au lac d'Edko, et leur gauche au Nil.
Les Anglais, qui se croient tout permis, ont coupé, du côté de Béda, la digue qui contient les eaux du lac Maadiëh; la mer s'est répandue dans tout l'espace qui formait autrefois le lac Maréotis, et de là dans une vallée qu'on croit s'étendre jusqu'auprès de Derne. Le général en chef a fait sur-le-champ porter à bras d'hommes et sur des prolonges d'artillerie, des bateaux qu'on a placés sur le lac Maréotis; ils servent à entretenir la communication avec Rahmaniëh: la cavalerie peut passer dans environ trois pieds d'eau. On construit aussi des pontons qui porteront du canon, pour s'opposer aux canonnières que l'ennemi pourrait porter sur le lac Maréotis. On s'est servi, pour exécuter cette mesure, d'un ancien canal creusé pour faire passer les galères du port dans le lac Maréotis; il est entre le mamelon et le fort des Bains.
Une portion de l'armée des Osmanlis est arrivée à Salêhiëh.
Deux vaisseaux anglais sont entrés dans la mer Rouge.
Vous voyez, citoyen Premier Consul, quelle est la position de l'armée française en Égypte: le général en chef vous promet qu'il se battra jusqu'à la mort, et qu'il rendra à jamais mémorable la défense des Français en Égypte, s'ils ne reçoivent pas de secours.
L'amiral Gantheaume, sorti de Brest vingt et un jours avant la Régénérée, partie de Rochefort, aurait pu être arrivé ici avant l'apparition des Anglais. La Régénérée n'a mis que dix-sept jours dans sa traversée. Si l'amiral Gantheaume était arrivé, les Anglais ne seraient plus aujourd'hui en Égypte: il a été vu à l'entrée de Toulon le 30 pluviôse; c'est le Lodi qui en a fait le rapport. Quelle fatalité a donc retardé la marche de l'escadre française?
Le général en chef ne peut trop se louer des capitaines de vaisseau Villeneuve, Richer et Barré; eux et leurs marins s'emploient partout.
Résumé.
Les Anglais sont maîtres d'Aboukir et de la presqu'île, jusqu'à la pointe du lac Maadiëh à leur gauche, et le camp des Romains à leur droite.
Ils sont maîtres de toute la côte, depuis Aboukir jusqu'à Rosette inclusivement; ils se sont emparés du fort Julien et du Boghaz; leur position de ce côté est à deux lieues en avant de Rosette.
Les Français sont maîtres d'Alexandrie jusque vers les hauteurs qui sont à un quart de lieue en avant de la porte de Rosette; leur camp retranché est assis sur ces hauteurs: ils sont maîtres de Rahmaniëh, et ils ont un corps considérable au-dessous de cette place, à quatre lieues de Rosette et vis-à-vis des Anglais; ils sont encore maîtres de Bourlos, Damiette, le Caire et de tout le reste de l'Égypte.
Mourâd-Bey est à Miniet. Que feront les Osmanlis? cela est encore très incertain.
Le général en chef a nommé deux lieutenans-généraux, afin de comprimer tous les malveillans; ce sont les généraux Friant et Rampon.
Le général en chef prendra peut-être le parti de renvoyer en France tous ces malveillans, qui ont juré haine à leur pays. Dans les circonstances difficiles, il faut employer les grands remèdes.
Ci-joint l'ordre de bataille donné le 29 au soir, à Alexandrie, à tous les généraux de l'armée. Une note explicative fera connaître ce qui a été exécuté et ce qui ne l'a pas été.
Salut et respect.
Signé Menou.
NOTES DU GÉNÉRAL ***,
SUR LA SITUATION DE L'ARMÉE D'ÉGYPTE,
DEPUIS LA FIN DE L'AN VII JUSQU'AU 12 FLORÉAL AN IX.
| Alexandrie et Aboukir. | ||||||
| 61e de ligne. | Moins 500 hommes et 100 chevaux détachés au Caire. | Le gén. de division Friant. | ||||
| 75e de ligne. | ||||||
| 3e de dragons. | ||||||
| 18e de dragons; | ||||||
| 1re comp. d'artill. légère. | ||||||
| Rosette, Rahmaniëh et le Delta. | |||
| 1 bataillon de la 75e. | Le général Zayoncheck. Le général Délegorgue. |
||
| 2 bataillons de la 25e. | |||
| Damiette et Lesbëh. | ||||||
| 2e légère. | Moins 500 hommes et 100 chevaux détachés au Caire. | Le gén. de division Rampon. | ||||
| 32e de ligne. | ||||||
| 20e dragons. | ||||||
| 1re comp. d'artill. légère. | ||||||
(No 3.)
En quarantaine à , le
Tu sera surpris, mon cher Savary, d'apprendre l'arrivée en France du général Reynier, tandis qu'une armée anglaise envahit l'Orient, agit dans l'intérieur de l'Égypte et occupe peut-être en cet instant sa capitale. Je vais te développer les raisons d'un retour auquel tu ne t'attendais certainement pas: je commence par les moyens.
Le 23 floréal, à huit heures du soir, cinquante guides à pied, autant à cheval, trois compagnies de la 32e, avec une pièce de canon, ont investi la maison qu'étaient venu occuper les généraux Reynier et Damas, après que le général Menou leur eut retiré leurs troupes: résister n'eût été ni possible ni utile; cependant ils étaient déterminés à tout plutôt que de laisser saisir leurs papiers et leur correspondance. Heureusement le général Menou n'en avait pas l'intention, ou, ce qui est plus vraisemblable, il ne l'a point osé; et à onze heures du soir, le général Reynier, l'adjudant commandant Boyer, le chef de bataillon du génie Bachelu, l'ami Néraud et moi, nous étions à bord du Lodi; le général Damas, avec l'inspecteur en chef Daure, fut embarqué sur le Good-Union. Nous n'avons pu appareiller que le 29.
Instruit, ou plutôt trompé par les rapports fabuleux du général en chef, qui seuls parvenaient au gouvernement, grâce aux précautions qu'il prenait pour empêcher qu'aucune lettre ne fût remise à bord des bâtimens expédiés, il est nécessaire de soulever le voile qui couvre le tableau dégoûtant de ses opérations, de sa scélératesse et de ses crimes.
Depuis long-temps les généraux marquans dans l'armée par leurs talens et leurs lumières, avaient excité l'animosité du général Menou, qui frémissait de rage en voyant des généraux plus jeunes que lui se permettre de lui faire des représentations fondées, et de lui donner de sages conseils. Depuis long-temps il méditait la vengeance que lui suggéraient son amour-propre et sa morgue blessés; et les mêmes circonstances qui auraient dû l'engager à se réunir à eux pour sauver l'armée et défendre l'Égypte, sont celles dont il a profité pour organiser et exécuter les moyens d'assouvir sa haine.
Le 10 ventôse, une flotte anglaise de cent cinquante voiles paraît devant Aboukir; on en reçoit la nouvelle au Caire le 13 après midi; le rapport annonçait que les chaloupes étaient à la mer pour opérer le débarquement. Un général doué seulement du sens commun, se fût pénétré de la nécessité de réunir jusqu'aux moindres détachemens de son armée, de se précipiter avec elle sur Aboukir.... Aussi n'est-ce point là ce que fit le général Menou; il envoie l'ordre au général Reynier de partir sur-le-champ, avec deux demi-brigades de sa division, pour Belbéis. Il garde les deux autres au Caire, et donne l'ordre à la division Lanusse de se tenir prête à marcher sur Alexandrie. Le général Bron part avec le 22e de chasseurs seulement, pour Aboukir, et le reste de la cavalerie, les 14e, 15e et 7e de hussards, attend à Boulac des ordres de départ.
Cependant le 14 le général Lanusse reçoit l'ordre d'emmener avec lui trois demi-brigades de sa division et de s'arrêter à Rahmaniëh où il attendra de nouveaux ordres. Le chef de l'état-major général lui écrit que vu l'état des choses, la 88e (aussi de sa division et l'une des plus fortes) restera au Caire, et qu'il peut, s'il le veut, emmener son artillerie.
Le général Menou, soit pour soutenir son débile courage, soit pour étourdir l'armée sur les dangers qui la menaçaient et la livrer plus facilement aux ennemis, répand parmi les troupes les bruits les plus ridicules. Il annonce lui-même que la flotte anglaise est chargée seulement de peignes et de brosses, dont la côte s'est trouvée couverte; il écrit aux généraux que les Anglais ne veulent faire que des simulacres de débarquement; et, satisfait de ses bonnes dispositions, goûtées pleinement par les Destaing, les Robin, les Valentin, etc., il reste au Caire dans son quartier-général.
Les généraux de division Reynier, Damas, Lanusse et Belliard, pour lesquels les vexations multipliées du général Menou n'étaient rien et l'honneur de l'armée tout, oubliant les torts qu'il avait avec eux, se rendent chez lui et lui font toutes les observations qu'exigeaient le salut de l'armée et la conservation de la colonie. Rien ne peut vaincre son obstination; ils se retirent. Le général Reynier, convaincu qu'il est de son grade et de son devoir de combattre de tous ses moyens les mauvaises dispositions du général en chef, lui écrit et lui fait sentir qu'il est de la plus grande importance de marcher de suite avec toute l'armée sur Aboukir; qu'en la divisant, on la fera battre partout; que le grand-visir, d'ailleurs peu à craindre, n'est point encore en mesure de passer le désert, et ne le fera certainement que lorsqu'il aura su le résultat de la tentative des Anglais; qu'on aura le temps, après avoir battu le débarquement, d'être de retour à Salêhiëh pour rejeter dans le désert une armée extrêmement diminuée par les maladies et la désertion. Il lui rappelle la grande maxime de guerre de suppléer au nombre par la rapidité des marches, maxime sur laquelle est basée la réputation des Turenne, des Montecuculli, etc.; mais le général Menou, persistant dans son inébranlable fermeté, poursuit ses mauvaises dispositions, et, entouré de ses troupes, il attend de pied ferme au Caire qu'on lui annonce le débarquement de quinze à dix-sept mille Anglais que pouvaient porter les cent cinquante voiles ennemies, et auxquels le général Friant n'avait à opposer que mille sept cents hommes à Alexandrie.
Le 20 ventôse, on apprend au général Abdallah Menou que les Anglais, retardés pendant sept jours par les gros temps, ont débarqué, le 17, au point choisi par les Turcs en thermidor an VII. Il part du Caire le 21, et arrive le 24 à Rahmaniëh.
Le général Lanusse (qui devait attendre à Rahmaniëh de nouveaux ordres) instruit du débarquement, ne consultant que son honneur et la gloire de l'armée, enfreint l'injonction qui lui était faite, pour voler au secours du général Friant et sauver Alexandrie.
Le général Reynier, envoyé à Belbéis, avec deux demi-brigades, reçoit l'ordre de les faire partir pour Rahmaniëh: elles devaient passer sous le commandement du général Damas, et le général Reynier devait rester à Belbéis avec son ambulance et son artillerie: il est à remarquer que le général Jacques Menou ne l'avait envoyé à Belbéis qu'afin de l'éloigner de l'armée, où il redoutait sa présence, et qu'il lui retirait des troupes dont il donnait le commandement au général Damas, dans l'espoir de détruire l'harmonie qui existait entre ces généraux. Cependant le général Reynier marche à l'ennemi avec ses deux demi-brigades, son artillerie, et le général Damas; et, parti le 21 de Belbéis, il arrive le 25 à Rahmaniëh, avec son infanterie.
Le général en chef y avait reçu l'avis des deux combats qu'avaient essuyés les généraux Friant et Lanusse, et où nous avions été repoussés le 17 et le 22. Cela ne l'empêcha pas de s'embarquer dans son canja pour aller voir sa femme au village de Fouah; il allait pousser au large, lorsque l'arrivée des généraux Reynier et Damas suspendit cet élan de tendresse conjugale; on attendait le général Rampon, auquel on avait donné l'ordre de laisser à Lesbëh et autres forts six cents hommes de la 2e légère avec une compagnie d'artillerie légère, la meilleure de l'armée, et on arriva enfin le 29 ventôse à Alexandrie.
L'ennemi s'était emparé le 22, d'une position des plus militaires qu'occupaient les généraux Friant et Lanusse avec trop peu de troupes pour pouvoir s'opposer à ses efforts. La droite des Anglais appuyait à la mer, la gauche au lac Maadiëh, les deux ailes flanquées par des chaloupes canonnières, le centre couvert de redoutes: ils avaient eu huit jours pour se retrancher et garnir leurs ouvrages d'une artillerie de position des plus nombreuses et des mieux servies.
C'est devant cette position que nous avons échoué le 30 ventôse.
Le plan d'attaque, excellent en lui-même, avait été insinué au général Menou par son chef d'état-major, qui avoua ingénument au général Lanusse, l'incapacité du général en chef et la sienne propre, en semblable occasion. D'après cette confidence, le plan d'attaque, conçu par les généraux Reynier et Lanusse, avait été remis au général Lagrange. Le général en chef soudain le rédige en ordre du jour, et les généraux le reçoivent à dix heures du soir, la veille de l'affaire. Nous eussions certainement eu l'avantage, malgré notre infériorité, sans la perte du brave général Lanusse, et sans le général en chef, qui, pour toute manœuvre, fit charger la cavalerie avant le jour sur des redoutes entourées de fossés, situées sur des mamelons presque à pic, et en détruisit ainsi les deux tiers. Après avoir laissé pendant deux heures les troupes exposées à un feu des plus meurtriers, sans prendre le parti d'organiser une nouvelle attaque, comme le général Reynier le lui proposa plusieurs fois, ou de se retirer, s'il ne voulait pas tenter ce moyen, le général en chef retourna dans Alexandrie, sans ordonner la moindre disposition pour placer l'armée, qui prit d'elle-même sa position.
En même temps qu'Abdallah, par les calomnies les plus absurdes, s'efforçait de ternir la réputation du général Reynier, l'armée, moins aveuglée par les intrigues que certaine de l'incapacité de son chef, se persuada que le général Reynier était lieutenant-général. On n'a pas su quelles pouvaient être les causes de cette persuasion, commune à toutes les armes; ce qu'il y a de très sûr, c'est que ce fut le bruit général parmi les troupes: il fait autant d'honneur à celui qui en est l'objet qu'à leur discernement. Villars fut aussi nommé lieutenant-général par ses soldats.
Si les généraux n'avaient pas pris le parti d'opposer aux tracasseries journalières de Menou le mépris qu'inspire sa personne, s'ils daignaient réfuter les inculpations extravagantes que, pour couvrir son crime, il a la maladresse de chercher à leur appliquer, il ne leur serait peut-être pas difficile de le convaincre de la plus noire perfidie. En effet, qu'on réfléchisse à sa conduite depuis que l'ancienneté l'a placé au premier poste de l'armée, au soin qu'il a constamment pris de la diviser, d'acheter les suffrages de plusieurs vils intrigans, par des qualifications et par des grades; on le verra laissant dépourvues d'approvisionnemens les places les plus importantes de l'Égypte, celles qui pouvaient se trouver exposées aux premières attaques des ennemis; négligeant de monter quatre cents hommes de notre cavalerie qui languissaient à pied dans les dépôts de Boulac; refusant de compléter le nombre de dromadaires nécessaires au régiment, pour l'achat desquels le chef de brigade Cavalier lui proposait de faire, au nom de son corps, l'avance de 20,000 fr.; donner l'ordre de faire couper les chevaux d'artillerie, exécuté peu de temps avant le débarquement; on le verra, prévenu de mille manières d'une invasion ennemie, loin de chercher à s'y opposer ou à s'en garantir, retirer les troupes des côtes et les faire remonter au Caire sans autre but apparent que celui de se faire des créatures et d'intriguer dans tous les corps à la fois; on le verra (entièrement opposé à la prudence du premier chef de l'armée d'Orient, qui, en thermidor an VII, présentait aux Égyptiens la descente des Osmanlis à Aboukir comme une invasion moscovite) annoncer dans une proclamation à ses frères les musulmans, l'arrivée d'une flotte de cent cinquante voiles, et d'une armée mahométane; retardant (sous le vain prétexte d'organiser un meilleur mode d'impositions) la rentrée du miry pendant les trois mois qui ont précédé le débarquement, et enlever ainsi au trésor public une ressource de trois millions; s'efforçant de hâter la destruction de l'armée en la disséminant, ne la réunir qu'à regret, et se priver comme à dessein des moyens d'artillerie qu'il était en son pouvoir d'employer pour foudroyer les ennemis, etc.; voilà des faits qu'attestera toute l'armée, des faits qui prouvent à l'évidence, ou l'ineptie la plus profonde ou la plus coupable trahison. Qu'à la suite de ce tableau révoltant d'opérations dont il est des milliers de victimes, on se rappelle les vociférations de l'Angleterre, qu'on se souvienne que l'armée d'Orient, cette armée perfide, doit servir d'exemple au monde, et l'on sentira que M. Dundas ne pouvait trouver un meilleur exécuteur de ses volontés, qu'il ne peut trop payer une si entière soumission à ses désirs.
Le visir n'arriva que le 20 germinal à Salêhiëh, il s'est depuis avancé à Belbéis, où il s'est retranché. Des canonniers anglais servent son artillerie, et des ingénieurs dirigent ses ouvrages. Le général Belliard a vainement sollicité le général en chef de lui donner le moyen d'aller l'attaquer; ce n'est que le 27 floréal que la retraite du corps de Rahmaniëh (pris le 19 par les Anglais et les Turcs, qui avaient débarqué dans le commencement de germinal, au nombre de cinq mille, à la Maison Carrée) lui fournit les moyens de partir du Caire pour marcher contre le visir. Il est douteux qu'il ait réussi.
Si la conduite de Jacques Menou pouvait inspirer autre chose que l'indignation, on serait tenté de sourire de pitié en le voyant, au milieu de ses revers, prodiguer des grades aux individus marquans dans l'armée par leur ignorance ou leurs bassesses. Les lieutenans-généraux Friant et Rampon, les généraux de division Robin, Destaing, Zayoncheck, les généraux de brigade Darmagnac et Delzons sont autant de soliveaux dont s'étaie le général Menou pour prévenir une chute qu'il redoute, mais qu'il ne saurait éviter.
Je ne doute pas que le premier consul ne prononce sur cette affaire importante de manière à satisfaire pleinement l'honneur de l'armée et celui des généraux. Le jugement de Latour-Foissac, appliqué au général Abdallah Menou doit encore se considérer comme une faveur.
Il suffit de connaître les troupes de terre anglaises pour sentir à quelle humiliation est réduite l'armée d'Orient.
Un Zayoncheck!... connu par ses brigandages dans la Haute-Égypte, dont le seul mérite est d'avoir flatté la haine atroce de Menou, en lui répétant qu'au lieu d'inhumer le général Kléber on eût dû l'exposer à une potence pour servir de pâture aux oiseaux de proie!... un Destaing, dont la rapacité a porté au-delà de 200,000 fr. le fruit de ses concussions!... voilà quels sont les chefs actuels de l'armée d'Orient, les conseillers intimes du cabinet d'Alexandrie; voilà les nobles soutiens de cette morale qui découle abondamment de la plume du baron de Menou; mais qui ne purifia jamais son cœur infecté de crimes.
Les quatre combats qui ont précédé notre départ ont pu coûter à l'armée trois à quatre mille hommes hors de combat, tandis qu'une seule affaire, qui ne nous eût peut-être pas enlevé quinze cents hommes, aurait suffi pour anéantir l'armée anglaise et conserver l'Égypte à la France. Il est évident que si, au lieu de disséminer l'armée et d'agir avec autant de lenteur, on l'eût rassemblée, comme cela était possible, le 20 à Aboukir, 10,000 hommes d'infanterie, dix-sept cents chevaux, et soixante pièces de canon, eussent triomphé des troupes anglaises, qui ne venaient pas sans effroi combattre une armée couverte de gloire, et dont le nom seul inspirait à nos ennemis l'admiration et la crainte.
Personne mieux que le général Menou, n'avait une plus belle occasion de se faire en un moment, et à moins de frais, une réputation brillante, égale à celle de nos généraux les plus illustres. Quand on compare la situation de l'armée à l'époque où il l'a perdue par son ignorance ou sa perfidie, avec celle où le général Bonaparte, malgré ses faibles moyens et le découragement des troupes, triompha d'une armée d'Osmanlis, l'élite des milices ottomanes, c'est alors que, convaincu de la possibilité de repousser une invasion ennemie, on sent plus vivement la perte que fait la France, et qu'on déplore la honte que le général Menou déverse sur cette brave armée.
C'était peu que le général en chef abreuvât de dégoût les généraux qui se trouvaient en butte à ses intrigues. Il a encore répandu contre eux les calomnies les plus atroces. On l'a vu, s'efforçant de leur ravir l'estime et la confiance que leur accordent les troupes, tenter d'insinuer dans l'armée que le général Damas avait vendu l'Égypte à l'Angleterre, de concert avec le général Kléber; que le général Reynier faisait le commerce des grains avec le grand-visir, etc.; les généraux Belliard, Lanusse, Daure, ne sont pas plus épargnés. Le lendemain de notre arrestation, il faisait circuler dans le camp qu'on avait saisi sur les généraux embarqués, trois millions avec lesquels on allait payer l'arriéré de l'armée, et en même temps il offrait à un aide-de-camp resté à Alexandrie, de l'argent pour payer les dettes que le général Reynier y avait laissées.
Pourras-tu croire que, pendant un an, Jacques Menou n'ait pas quitté le Caire pour aller inspecter les côtes ou les forts de l'Égypte? que tandis que son armée agit dans l'intérieur, il soit sur la place d'Alexandrie, occupé à rédiger ses ordres du jour et ses plates proclamations! Cesse de t'étonner, mon cher Savary; apprends que le général Menou veut se conserver pour la France, à laquelle il espère rendre encore d'aussi éminens services. À l'affaire du 30, quoique toujours hors de portée du canon, il avait auprès de lui un aide-de-camp chargé seulement de veiller à sa sûreté. Général, lui disait-on, vous êtes aperçu; on tire sur vous; et le général en chef de l'armée d'Orient allait prudemment s'abriter derrière ses lignes.
Toutes les personnes qui jouissaient de l'estime du général Bonaparte et du général Kléber sont tombées en discrédit auprès du général Menou; témoins les généraux Belliard, Morand, Bertrand, Daure, l'ordonnateur de la marine Leroy, l'ordonnateur Laigle, qui, tout récemment, vient d'être suspendu de ses fonctions par un de ses caprices. Malheur à celui qui réclamerait la sauvegarde des lois: elles sont nulles à ses yeux. Un chef d'escadron du 15e, officier très estimé, est détenu depuis trois mois dans un fort, pour avoir émis son opinion sur le compte du général en chef: il se trouvait à Rahmaniëh avec trois ou quatre officiers de la 85e, un d'eux à la solde du général Menou, tenta de rejeter sur le général Reynier et sur le général Lanusse la perte de la bataille du 30. Cet officier, certain du contraire, impose silence à l'espion en lui disant qu'il ne souffrirait pas qu'on parlât ainsi devant lui des généraux qui jouissaient de la confiance de l'armée; le mouchard, fidèle à ses instructions, le dénonça à Menou, qui le fit arrêter pendant la nuit, et le retient au fort triangulaire.
Le même système de terreur qui dévasta la France en 1793 existait en Égypte à l'époque de notre départ. Des espions sont répandus dans tous les corps de cette malheureuse armée, et le général en chef correspond directement avec eux, les soudoie et les récompense par des grades; les dénonciations, les arrestations se renouvellent chaque jour, et rien n'est plus commun que la menace de vous faire fusiller. Enfin, par une subversion effrayante de tout esprit militaire, de tout principe de société, on a vu le chef de brigade d'un corps de l'armée se glisser furtivement la nuit près de la tente de ses propres officiers, recueillir leurs propos et leurs opinions, et désigner ensuite au général Menou les victimes de son infâme espionnage.
Qu'on ne s'imagine pas que le général Abdallah, en prostituant les grades dans son armée, ait eu l'intention de récompenser le mérite ou des actions d'éclat. Il suffit de jeter un coup d'œil sur la plupart de ceux qui les occupent. Par un raffinement d'intrigues dont lui seul est capable, il a nommé généraux de brigade des chefs de corps qui le détestaient, pour leur substituer ses partisans, afin de changer en sa faveur l'esprit de ces demi-brigades. Cette raison l'avait engagé à enlever Maugras à la 75e; le brave Eppler est dans ce cas. Plein de mépris pour Menou, il voulut refuser un grade qu'il croyait au-dessus de ses forces, mais des menaces l'ont forcé d'accepter, et l'excellente 21e est devenue la proie d'un valet, d'un plat intrigant, d'une créature d'Abdallah.
Jacques Menou, en moins d'un an, a vomi en Orient assez de généraux pour composer l'état-major d'une armée de soixante mille hommes; deux lieutenans-généraux, quatre généraux de division, dix généraux de brigade, dont six en un seul jour; des adjudans-commandans et des officiers supérieurs, en proportion au moins double, composent le nouveau tableau de l'armée. Lorsqu'il reçut les brevets de Morand et du général Bertrand, il en fut presque scandalisé, et en témoigna son étonnement en pleine cour. En vérité, dit-il, le général Bonaparte n'y pense pas; il me donne des jeunes gens qui s'éloignent de moi, qui ne sont pas mes amis, plutôt que de confirmer de vieux officiers connus par leurs longs services. Le général Menou ne savait sans doute pas que ceux qui doivent leurs talens et leurs succès aux leçons, aux exemples de celui qui a sauvé la France, ne peuvent être les amis de l'ineptie et de l'intrigue; il ignorait que ceux qui servirent sous un héros n'obéissent qu'à regret à un jean f....
Tous deux, dans ces dernières affaires, se sont montrés dignes du choix du premier consul. Au combat de Rahmaniëh, Morand a déployé des talens et un courage dont les Turcs principalement ont eu beaucoup à souffrir. Au reste, quels que soient les déclamations et les mensonges de Menou, qu'on mette en balance les services continuels que les généraux qu'il calomnie ont rendus à la République pendant dix années de guerre et de succès, avec ceux de ce général perfide, avec sa déroute de la Vendée, sa lâche inaction devant une poignée de brigands parisiens, et l'on verra de quel côté doit être l'avantage. Que ceux qui furent de l'armée d'Orient se rappellent qu'au milieu des fatigues communes à ces généraux qu'il déchire, le général turc traînait dans son harem le poids de son inutile et lourde masse, qu'il ébranla enfin pour aller commander la Palestine, lorsque l'armée de Syrie revenait de son expédition; qu'on rapproche le caractère loyal et purement militaire de ceux-là, de l'esprit intrigant, astucieux et vil de celui-ci, et l'on verra si le pilier des antichambres de Versailles peut le disputer aux plus fermes soutiens de la gloire de leur pays.
Nous avons fait de bien grandes pertes: il en est d'irréparables; les généraux Lanusse, Roize et Baudot sont morts victimes de l'ineptie et de la lenteur de Menou; Baudot a été bien sincèrement regretté par nous tous; c'était un bien bon ami. Le général Reynier a été on ne peut pas plus sensible à la perte du brave général Lanusse; c'était un homme d'un grand caractère, doué d'une belle âme et d'excellentes qualités. Uni de sentimens et d'opinions au général Reynier, il s'est, on peut le dire, dévoué pour l'honneur de l'armée; car un seul mot dit au général en chef, qui le détestait et le craignait infiniment, lui eût procuré dans l'instant son passe-port pour la France, qu'il désirait revoir et où il eût été certainement employé par le premier consul; mais son attachement à l'armée, dont il voulait prévenir la ruine, et au général Reynier, l'a seul retenu en Égypte.
Peu de jours après l'affaire du 30, le général en chef craignant que (par suite de son imprévoyance) les magasins d'Alexandrie ne pussent pas suffire aux besoins des troupes, se détermine à faire sortir les bouches inutiles de cette place, aussitôt un ordre du jour: mais sur qui porte cette mesure? tu croiras peut-être qu'elle frappe les Turcs?... Non, ces bouches inutiles sont vingt-cinq à trente Français, savans ou employés, qu'on arrache à la protection de l'armée, au milieu de laquelle ils étaient venus se réfugier, pour les exposer aux dangers d'une route pénible, et à la poursuite des Arabes, dont plusieurs ont été victimes.
Quelque temps avant l'arrestation du général Reynier, des officiers anglais, causant avec les nôtres aux avant-postes, leur dirent que le chef de brigade Clément, aide-de-camp du premier consul, avait été pris près du Marabou, et qu'il apportait le brevet de lieutenant-général au général Reynier; nous ignorons si cela a quelque fondement; je te prie de me le mander: ce bruit, qui circulait dans toutes les bouches, a surtout déterminé le général Menou à hâter son embarquement.
Ce que tu auras peine à croire, mon cher Savary, c'est qu'il puisse exister dans l'armée d'Orient des gens assez stupides pour faire une divinité de l'homme que je viens de te dépeindre. Il est vrai qu'il paie bien leurs adorations. Peu de jours avant l'apparition de la flotte anglaise, ces flagorneurs, certains que le propos lui serait rendu, assuraient à d'autres imbéciles qui les écoutaient de sang-froid, que la place de premier consul ne convenait à personne mieux qu'à Menou. Le général Bonaparte est bon militaire si vous voulez, disaient-ils, mais le général Menou, quel génie! quel administrateur!
Si quelque chose pouvait dédommager les généraux de se voir ainsi arrachés aux dangers, aux malheurs même d'une armée dont ils ont si long-temps dirigé les travaux et partagé les glorieuses fatigues, ce serait certainement la douleur et les regrets que leur ont témoignés les braves soldats, exécuteurs passifs de cette violence inouïe. Pour mieux s'assurer de leur obéissance, on leur avait déguisé cette expédition, en leur faisant prendre deux jours de vivres. Pouvaient-ils penser en effet que le général Menou ordonnât un crime à ces mêmes guerriers, auxquels Bonaparte et Kléber ne commandaient que la victoire.
Adieu, mon cher Savary; écris-moi souvent.... Je t'embrasse.
P. S. Dans peu je compte t'envoyer un précis des opérations de l'armée d'Orient, en te développant les causes de ses malheurs. Le jour de la mort du général Kléber, jour doublement funeste à la France, le général Reynier eut avec le général Menou une vive discussion pour le commandement de l'armée, que refusait obstinément ce dernier, en protestant qu'il donnerait plutôt sa démission d'officier-général que d'accepter; ce sont ses expressions. Le général Reynier, qui ne connaissait pas alors le général Menou, s'opiniâtra de son côté à refuser un poste auquel il se croyait inférieur, et où l'appela constamment le vœu de l'armée. C'est là le seul reproche qu'il ait à se faire, et la source des désastres de cette même armée, qui condamne surtout en ce moment une modestie qui coûte cher à la France.
Au milieu des intrigues du général Menou, on s'étonne qu'il n'ait point eu l'adresse de se ménager les corps dont les suffrages peuvent avoir le plus d'influence. Le corps entier du génie, celui de l'artillerie, la Commission des arts, les membres de l'Institut, tous ont également à se plaindre, tous sont également vexés et maltraités par lui.
Le général Menou, dans ses rapports, a trompé indignement la bonne foi du gouvernement. Tout le bien qu'il se flatte d'avoir fait à l'armée, était le fruit des travaux du général Kléber. Il a écrit qu'il faisait construire des forts, creuser des canaux; qu'il envoyait des commissions au-delà de Sienne.... Tout cela est faux, absolument faux; les preuves en existent, et seront, s'il le faut, mises au grand jour pour détromper la France entière abusée par ce vil scélérat.
Je ne finirais pas s'il fallait m'appesantir sur toutes les sottises de Menou; mais il est temps de terminer cette longue lettre; je désire que tu puisses la déchiffrer.
Ton Ami.
Nous sommes en ce moment au mouillage à Nice; nous devons faire la quarantaine à Toulon: je te prie de m'y adresser tes lettres.
Du 9 messidor an IX.
(No 4.)
Au quartier-général du Caire, le 25 novembre 1800.
Menou, général en chef, au citoyen Carnot, ministre de la guerre.
Citoyen Ministre, depuis que j'ai eu l'honneur de vous écrire, la position de l'armée du grand-visir n'a point changé; il est toujours de sa personne à Jaffa; de temps à autre, il fait faire quelque mouvement à une petite portion de troupes. Un détachement de cavalerie mameloucke et tartare est dernièrement venu jusqu'à Catiëh, à environ quinze lieues de nos avant-postes, qui sont à Salêhiëh. Il paraît que ce petit corps n'avait pour but que de faire quelque contrebande avec le canton de l'Égypte qui avoisine le lac Menzalëh. J'ai fait partir sur-le-champ le régiment des dromadaires, qui s'est porté rapidement à peu de distance d'El-A'rych, où il a enlevé à peu près deux cents chevaux ou dromadaires à une tribu arabe amie des Osmanlis; mais il n'a point vu de troupes de l'armée ottomane. Pour ajouter encore de la force à cet excellent régiment de dromadaires, je viens de lui faire donner deux pièces de canon de trois; chacune est attelée de quatre dromadaires, et douze autres portent leurs munitions et leur eau. Je vais les employer à chercher l'armée du grand-visir, et à lui enlever tous ses moyens de transport.
J'ai donné l'ordre de détruire le pont de Cantarah, à quatre lieues de Catiëh: il est situé sur un canal qui reste tellement bourbeux toute l'année, que rien ne peut y passer, surtout cavalerie et artillerie. Cette mesure obligerait le grand-visir, s'il voulait nous attaquer, à faire deux marches de plus dans le désert.
Il n'existe plus aucune croisière devant les ports d'Alexandrie et de Damiette. Il paraît, d'après les rapports les plus vraisemblables, que le capitan-pacha est toujours dans le golfe de Macri. Quant aux Anglais, leur marche m'est entièrement inconnue. Plusieurs bâtimens grecs entrent dans nos ports; mais ils savent peu les nouvelles, parce que comme ils viennent en contrebande, ils évitent tous les parages et îles où ils pourraient rencontrer les Turcs et les Anglais.
L'armée est dans le meilleur état, bien payée, bien nourrie, bien habillée; quelques hommes, qui devraient donner l'exemple, ont cherché à semer l'esprit d'insurrection parmi les troupes; mais partout ils ont trouvé une contenance fière, un attachement sans bornes à la République et au premier consul. Les officiers et chefs de corps se conduisent à merveille. La discipline est bonne. L'instruction est au point où on peut la désirer. Les généraux de division Friant et Rampon, le premier commandant à Alexandrie, le second à Damiette, sont des hommes excellens, prêts à tout sacrifier pour la chose publique, pour l'honneur de nos armes, et pour défendre la possession de l'Égypte jusqu'à la mort. Les généraux de brigade en général se conduisent ainsi qu'on doit l'attendre de braves militaires et de zélés républicains. Le général chef d'état-major Lagrange est un homme plein d'honneur, de talens, de courage et de probité.
La cavalerie est dans le meilleur état; les chevaux sont excellens; les hommes travaillent sans cesse à leur instruction, et manœuvrent avec beaucoup de célérité et de justesse. L'artillerie se perfectionne tous les jours. Le génie est dans la plus grande activité. Tous les forts environnant le Caire sont armés, ainsi que ceux qui bordent la côte.
Je joins ici, citoyen Ministre, une collection des ordres du jour, et de toutes les proclamations et arrêtés imprimés, ainsi que les états de plusieurs objets qui nous manquent, et que je vous supplie de nous faire parvenir.
Le général chef d'état-major vous adresse des états de situation.
Salut et respect, citoyen Ministre.
Abdallah Menou.
Au quartier-général du Caire, le 28 novembre 1800.
Menou, général en chef, au premier consul de la République française, le général Bonaparte.
Citoyen Consul, depuis les dernières lettres que j'ai eu l'honneur de vous écrire par le brick le Lodi, et la corvette l'Héliopolis, l'armée du grand-visir n'a point changé de position; seulement un détachement d'environ trois cents mameloucks et Tartares est venu en reconnaissance jusqu'à Catiëh. Il paraît qu'il n'a eu d'autre projet que de favoriser quelque contrebande qui se fait par le lac Menzalëh et par le désert de Suez. J'ai sur-le-champ fait partir le régiment des dromadaires, qui s'est porté avec rapidité jusqu'auprès d'El-A'rych, passant par la vallée de Sababiar et par Bash-El-Ouady, laissant totalement à gauche Salêhiëh et le pont de Cantarah. Les dromadaires n'ont point rencontré d'Osmanlis; mais ils se sont emparés d'environ deux cents chameaux, appartenant à une tribu d'Arabes amie du grand-visir. Depuis le retour des dromadaires, j'ai appris par des espions que cette course avait inspiré une grande terreur dans le camp du grand-visir, où on a cru que toute l'armée française marchait pour l'attaquer. Je vais faire recommencer ces courses de dromadaires, afin d'enlever au grand-visir une grande partie de ses moyens de transport, et pour augmenter la force de notre excellent régiment d'éclaireurs, je lui ai fait donner deux pièces de trois; elles sont traînées par quatre dromadaires chacune; douze autres portent les munitions: tout cela va comme le vent, et porte pour douze jours de vivres. Actuellement nos soldats trouvent de l'eau partout.
La croisière anglo-turque a totalement disparu. Je n'ai pu rien apprendre sur les Anglais; quant aux Turcs, il paraît qu'ils sont avec le capitan-pacha dans le golfe de Macri.
Les Grecs nous apportent assez souvent du vin, de l'huile, un peu de fer, du savon, et autres productions de l'Archipel.
J'ai permis l'exportation du riz par mer. Les Grecs en enlèvent, et plusieurs négocians français font des spéculations pour en emporter en France. Les citoyens Thévenin, Thorin, Juard, Delmas, etc., sont de ce nombre. Leurs cargaisons sont composées de riz, café, sucre, encens, sel ammoniac, coton, indigo, etc. Je désire infiniment qu'ils arrivent à bien, et qu'on voie en France des productions de l'Égypte. Les douanes sont diminuées; aucune vexation ne se commet, et le commerce jouit de la plus grande liberté et protection. J'ai cru, citoyen Consul, remplir en cela vos intentions.
Des bâtimens chargés de café arrivent à Suez. Les Arabes sont étonnés, et extrêmement satisfaits de la sûreté qu'ils trouvent pour leur commerce. Je joins ici copie certifiée d'une lettre que j'ai écrite au chérif de la Mecque.
J'ai donné ordre de détruire le pont de Cantarah; vous savez, citoyen Consul, qu'il est placé à quatre lieues de Salêhiëh, sur un canal qui est assez bourbeux toute l'année pour empêcher la cavalerie et l'artillerie de le traverser. Cette mesure forcerait le grand-visir, s'il voulait nous attaquer, à faire deux marches de plus dans le désert.
Les travaux de l'artillerie et du génie se continuent avec beaucoup d'activité; toute la côte est armée depuis Omm-Faredje, sur le lac Menzalëh jusqu'à la tour du Marabou à l'ouest d'Alexandrie. Les forts qui entourent le Caire sont également armés.
Aboukir est en état de défense. On va construire une bonne tour pour protéger le passage du lac Maadiëh. Une autre est commencée à Élouah sur le canal d'Alexandrie; elle défendra tout ce canton contre les Arabes, et sera un excellent point de ralliement pour se porter soit sur Alexandrie, soit sur Rosette.
Je vais faire ouvrir un canal de Rosette au lac Bourlos. Il n'aura que cinq quarts de lieue de long. Je fais nettoyer et approfondir toute la partie du canal d'Alexandrie, depuis le point le plus ouvert du lac Maadiëh jusqu'à cette ville, sur la longueur de deux lieues environ. J'ai fait déboucher cette année un canal qui part du Nil près d'Ecreuth, à sept lieues au-dessus de Rosette. Il va se jeter dans le lac d'Edko, et ensuite dans celui de Maadiëh, de sorte qu'on pourra naviguer presque en tout temps depuis le Caire jusqu'à Alexandrie. Le lac Maadiëh fournira des eaux au canal qui avoisine cette ville. D'un autre côté, on pourra remonter de Damiette jusqu'à Semenhout, descendre de là dans le lac Bourlos par le canal de Tabariëh, navigable toute l'année, d'où on arrivera à Rosette par le canal que je vais faire ouvrir.
Je suis très content des habitans; ils prennent de jour en jour plus de confiance en nous; ceux des campagnes sentent tout l'avantage de n'être plus opprimés par les grands; ils commencent à respirer et à jouir tranquillement du fruit de leur travail. Les Cophtes, à l'exception de Malhem-Jacoub, ne nous voient pas d'aussi bon œil. Ils sentent que l'autorité leur échappe. Ce sont les plus grands fripons de l'univers; mais, citoyen Consul, Malhem-Jacoub se conduit à merveille. J'avais demandé une récompense pour lui: il est actuellement colonel de la légion cophte, a pris l'uniforme français. Bamelemi est devenu le plus mauvais sujet de l'Égypte.
J'ai établi une commission de comptabilité qui révise tous les comptes depuis que nous sommes en Égypte. Quelques individus ne sont pas contens de cette mesure; mais il faut que le règne des fripons finisse, et que celui des lois, de l'honneur et de la probité reprenne son empire: c'est une tâche pénible, citoyen Consul, que de réprimer les abus et l'immoralité; mais rien ne m'arrête quand il s'agit de servir mon pays et la république, et de suivre vos exemples.
L'armée est dans le meilleur état, bien soldée, bien nourrie, bien habillée; elle est entièrement dévouée à la république et à son premier consul. Ceux qui ont voulu troubler l'ordre ont trouvé partout la contenance la plus fière de la part des officiers et soldats, et l'attachement le plus prononcé pour leurs devoirs. C'est une justice que je leur dois, et que je ne cesserai de leur rendre. Je m'occupe sans cesse à concilier les intérêts de la république avec ceux de l'armée et des habitans. Je n'aurai plus rien à désirer si je puis réussir.
L'administration des finances est dans le meilleur ordre. Je ne puis trop me louer du citoyen Estève, pour lequel je vous demande instamment la confirmation de la place de directeur-général et comptable des revenus publics de l'Égypte. J'ai aussi beaucoup de bien à dire de ses préposés. Un mot de votre part les encouragerait infiniment; une seule marque d'intérêt de Bonaparte électrise les hommes et décuple leurs facultés.
Salut et respect.
Abdallah Menou.
Alexandrie, le 7 prairial an IX (27 mai 1800).
Le général en chef de l'armée d'Orient au général en chef Bonaparte.
Citoyen premier Consul,
Depuis que j'ai eu l'honneur de vous écrire par la voliche l'Écrevisse, par le chebeck le Good-Union, et par le brick le Lodi, les ennemis n'ont rien tenté contre Alexandrie; mais le 29 du mois dernier, ils vinrent attaquer nos troupes à Rahmaniëh, où, après différentes entreprises dans lesquelles ils échouèrent, ils vinrent sérieusement, après le soleil couché, tenter d'emporter un retranchement par notre droite. Les Osmanlis et plusieurs Anglais se jetèrent avec audace dans ce retranchement, en faisant des cris et des hurlemens épouvantables. Les 2e, 13e et 83e demi-brigades les laissèrent approcher; puis se jetant sur cette colonne sans tirer un coup de fusil, elles l'ont détruite entièrement et en ont fait un carnage horrible. Les ennemis ont perdu quinze cents hommes; nous n'avons eu que dix hommes tués et trente blessés; mais la flottille ennemie, supérieure en nombre à la nôtre, avait déjà débordé Rahmaniëh; de sorte que le général Lagrange, qui commandait cette portion de l'armée, a cru prudent d'abandonner Rahmaniëh, dont deux jours auparavant il avait fait évacuer tous les magasins, qui avaient remonté le Nil. De Rahmaniëh, il s'est porté rapidement au Caire, où il s'est joint aux troupes qui y étaient stationnées; il a été attaquer l'armée turque près de Belbéis et l'a battue à plate-couture; actuellement il redescend sur les Anglais. Nous nous combinerons; nous les attaquerons, et j'espère que nous vous en rendrons bon compte. Si la fortune ne nous seconde pas, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir.
J'ai actuellement sur le lac Maréotis seize chaloupes ou djermes; six portant des pièces de deux. Tout cela a été transporté à force de bras. Les retranchemens les plus formidables couvrent Alexandrie. Je viens en dernier lieu de les réunir au canal, par un fossé de dix-huit pieds de largeur et dix de profondeur, sur un développement de cent cinquante toises; cinquante pièces de canon défendent ce retranchement. La nouvelle enceinte de la ville est achevée. La hauteur de Cléopâtre est fortifiée. Une autre éminence en avant de la porte de Rosette, est occupée par une forte redoute. Les hauteurs de Pompée sont couvertes de retranchemens. On travaille à force au Marabou. Je vous répète, citoyen Consul, que nous périrons s'il le faut pour sauver la colonie; mais les secours conduits par Gantheaume ou par d'autres, que sont-ils devenus? Il est vrai que deux petits bâtimens que nous avons pris, l'un anglais, l'autre turc, ont déposé qu'une armée navale française et espagnole est dans la Méditerranée. Quand arrivera-t-elle?
J'ai envoyé en Europe, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le mander, citoyen Consul, les généraux Reynier, Damas, l'inspecteur aux revues Daure, l'adjudant commandant Boyer et quelques autres. Ils n'étaient amis ni de la république, ni de son gouvernement, ni de la colonie. Peut-être aurais-je mieux fait de prendre cette mesure il y a plusieurs mois; mais j'ai cru que la modération ramènerait ces hommes aux principes de l'honneur et de la raison: je m'étais trompé.
La majeure partie des membres de l'Institut et de la Commission des Arts m'ont aussi demandé à partir. J'ai cru devoir céder à leurs instances réitérées. Ils auraient mieux fait d'attendre d'autres circonstances. J'ai retenu ici tous les monumens des arts, parce que, dans la persuasion que vous sauverez la colonie, je les ai crus plus en sûreté, et que ces objets sont un dépôt sacré.
Du secours, du secours, mon général; mais la république et les consuls peuvent compter sur le dévoûment sans bornes de l'armée d'Orient.
Salut et respect.
Abdallah Menou.
(No 7.)
Au quartier-général du Caire, le 7 frimaire an IX
(28 novembre 1800).
Menou, général en chef, au citoyen Thibaudeau, conseiller d'état.
Je ne veux perdre aucune occasion de vous donner de mes nouvelles et de vous demander des vôtres, mon cher Thibaudeau. J'ai vu dans les journaux que vous aviez été nommé conseiller d'état. Je félicite la chose publique et le premier consul de cette nomination. Tant qu'on ne fera que des choix de cette espèce, on peut compter que le gouvernement prospérera. Les dernières nouvelles de la signature des préliminaires de la paix avec l'Empereur ont comblé de joie l'armée d'Orient. Elle attend avec empressement la réponse des Anglais à la réponse du premier consul. Quant à notre position elle est toujours la même. Le grand-visir avec ses hordes asiatiques est à Jaffa. Il nous menace de nous attaquer. À chaque menace je fais marcher des troupes, et alors la moitié de son armée déserte. Je m'occupe jour et nuit d'organiser ici une sorte de gouvernement. Que je serais heureux, si j'avais avec moi un second Thibaudeau qui serait le législateur de l'Orient! J'ai à lutter ici contre toutes sortes d'obstacles; mais j'ai appris à me roidir contre les difficultés et à devenir barre de fer[35]. À propos de barre de fer, je viens de revomir à l'Europe le fameux Tallien, qui avait été vomi à l'Afrique. Il s'était occupé ici en s'amusant à vouloir insurger l'armée. Quelques individus qui, par leur grade et leur place, devaient donner l'exemple, avaient écouté et goûté sa théorie d'insurrection; mais les troupes, excellentes, braves et pleines d'honneur, ont été inébranlables. Bien payées, bien nourries, bien habillées, elles iraient au bout du monde pour servir la chose publique.
Les méchans ont été obligés à rentrer dans le devoir, et votre ami Tallien s'est embarqué pour aller porter ailleurs son souffle pestilentiel.
Si j'osais, je vous enverrais du vin de Chypre et le meilleur café du monde, mais les mers sont infestées d'Anglais et de Barbaresques; au reste, partie différée n'est pas perdue.
Faites mention de moi, mon ami, mon cher Thibaudeau.
Mes hommages à madame Thibaudeau.
Abdallah Menou.
Au quartier-général du Caire, le 7 février 1801.
Menou, général en chef, au général Berthier, ministre de la guerre.
Je suis on ne peut plus sensible, mon cher Berthier, aux témoignages de bonté et d'intérêt que m'a fait donner le premier consul. Dites-lui bien, et je m'en rapporte totalement à votre amitié à cet égard, qu'il peut compter sur mon dévoûment absolu et sur celui de la grandissime majorité de l'armée, pour seconder ses vues sur la conservation de l'Égypte. Quelques individus qui auraient dû donner l'exemple de ce dévoûment et d'attachement à la chose publique, ont voulu exciter des mouvemens; mais nos braves vétérans, qui ne connaissent que la voix de l'honneur et de la patrie, ont été sourds à toutes leurs insinuations. Au reste, si vous voulez bien connaître, mon cher Berthier, tous les projets qu'avaient ces ennemis de la chose publique, faites-vous représenter le no. 1017 de la gazette de France, en date du quintidi, 5 vendémiaire an 9, article Allemagne; vous y trouverez le plan de tout ce qu'ils voulaient faire. Cette gazette m'a été adressée de France je ne sais par qui. Il paraît que ceux qui veulent remuer en Égypte, avaient trouvé le moyen de faire passer en Europe leurs projets, afin de savoir s'ils y trouveraient des partisans. Au total, soyez bien assuré que rien ne me dérangera de ma ligne; je ferai tête à tous les orages, et saurai les conjurer. D'ailleurs, ainsi que je vous l'ai dit, l'armée se conduit à merveille; vous pourrez entrer dans tous les détails à cet égard avec celui qui vous remettra cette lettre. (C'est le citoyen Costas.)
Vous avez donc repris les rênes du ministère, mon cher Berthier; vous êtes prompt et actif comme la foudre. On vous voit tantôt à Marengo, tantôt en Espagne, un instant après dirigeant les opérations militaires dans les bureaux de la guerre; toutes ces différentes missions sont confiées à d'excellentes mains.
Adieu! Rappelez-vous quelquefois du vieux soldat qui commande l'armée d'Orient; il vous a voué amitié franche et attachement inviolable.
Abdallah Menou.
(No 9.)
Au quartier-général du Caire, le 8 ventôse an IX
(27 février 1801).
Menou, général en chef, au général, Bonaparte, premier consul de la République.
Citoyen Premier Consul, j'ai l'honneur de vous offrir, au nom de l'armée d'Orient, des administrateurs, des savans et des artistes, l'hommage de leur respectueuse reconnaissance pour l'intérêt que vous voulez bien leur témoigner. Si quelque motif pouvait augmenter leur dévoûment pour la république, leur attachement pour le premier consul, et leur résolution de faire tous les sacrifices pour l'intérêt de la patrie, ce serait sans doute les éloges que vous avez bien voulu donner à leur conduite, dans le projet de décret envoyé le 19 nivôse au Corps Législatif.
Quant à moi personnellement, citoyen Premier Consul, je n'ai d'autre mérite que de marcher sur vos traces. Vous avez conquis l'Égypte, vous y avez ensuite tout organisé. Ce qui ne l'était pas définitivement, vous l'avez indiqué. Quant à la conservation du pays contre tout ennemi venu ou à venir, elle n'a été et ne sera due qu'à la valeur indomptable des troupes. Marchent-elles à l'ennemi, le général qui a l'honneur de les commander, n'a presque autre chose à faire que de les suivre. Vous leur avez appris à vaincre; mais, citoyen Premier Consul, ce qui rendra cette expédition à jamais mémorable, c'est le cortége de sciences qui environne l'armée; vous avez voulu que la civilisation et les arts fussent portés dans l'Orient, en même temps que la France y fondait une colonie. Tout aura son exécution. Alexandre aussi conduisit de savantes masses, lorsqu'il en fit la conquête avec sa fameuse phalange. Callisthènes trouva des monumens astronomiques dans le temple de Bélus à Babylone. Nos savans en ont trouvé à Denderah et Esnëh; ceux d'Esnëh et de Denderah passeront à la postérité, après avoir opéré une célèbre révolution dans le monde savant; ils vieillissent l'univers de plusieurs milliers de siècles. Salut et respect.
Abdallah Menou.
(No 10.)
Alexandrie, le 17 juin 1801.
Au citoyen Chaptal, ministre de l'intérieur.
Citoyen Ministre,
J'ai l'honneur de vous prévenir que le bâtiment qui portait la troupe de comédiens destinés pour l'Égypte a été pris par les Anglais, à peu de distance d'Alexandrie. Je dois vous remercier du soin que vous aviez bien voulu prendre de faire former cette troupe, qui devait contribuer à policer les habitans du pays, et à leur faire naître du goût pour les arts.
La corvette l'Héliopolis est entrée le 20 de ce mois dans le port vieux d'Alexandrie. Elle a été vivement poursuivie par les vaisseaux de l'armée ennemie, qu'elle a traversée. Elle a apporté plusieurs objets d'utilité majeure pour la colonie, et dont le rassemblement est dû à vos soins. Je vous offre, citoyen Ministre, l'hommage de la reconnaissance de l'armée d'Orient.
Il y a aujourd'hui trois mois et onze jours que les Anglais sont débarqués en Égypte. Ils n'ont encore rien osé entreprendre d'important contre la ville d'Alexandrie, qui est entourée de retranchemens formidables.
Les Turcs, qui nous ont attaqués du côté de la frontière de Syrie, viennent d'être battus deux fois de suite. Le grand-visir commandait en personne à la seconde bataille. Les Anglais viennent aussi d'être battus à Embabëh, à peu de distance du Caire; je n'ai pas encore de détails; mais les Anglais qui sont sous Alexandrie conviennent eux-mêmes que la perte a été très considérable. Il paraît que leur nouveau général en chef y a été tué.
Citoyen Ministre, l'armée d'Orient se battra jusqu'à la mort pour sauver une colonie qui, sous tous les rapports, serait une des plus belles propriétés de la France. Le commerce deviendrait un des plus florissans qui aient jamais existé, et Alexandrie serait encore une fois une des premières villes du monde. Quant aux sciences, je n'ai pas besoin de vous en parler, c'est votre domaine, et vous savez mieux que moi, citoyen Ministre, combien l'Égypte peut contribuer à leurs progrès.
Salut et respect.
Abdallah Menou.
Alexandrie, 19 juillet 1801.
Le général en chef de l'armée française d'Orient, à sir Sidney Smith, commandant une division de l'armée navale anglaise.
Je vais, monsieur, répondre franchement et loyalement à la note que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser en date du 16 juillet 1801.
Vous dites, monsieur, que vous avez vu l'ordre du jour du 24 messidor; je dois commencer par vous féliciter d'avoir une correspondance sûre à Alexandrie, ce qui vous met à même de savoir ce qui s'y passe. Quant à moi, je n'ai pas le même bonheur; je n'ai jamais lu ni vu un seul ordre du jour de l'armée anglaise, et je vous déclare même que je n'ai pris aucun moyen de me le procurer, soit directement, soit indirectement.
Vous vous plaignez d'avoir trouvé dans cet ordre votre nom placé mal à propos, et d'une manière injurieuse. Je n'ai jamais eu, monsieur, de motif pour vous injurier. Ce mot même ne convient ni à vous ni à moi; mais j'ai dû être infiniment étonné d'apprendre que sir Sidney Smith, officier très distingué dans l'armée anglaise, se permît de venir causer avec les avant-postes de l'armée française, ou même avec les vedettes et officiers de ronde; car franchement, monsieur, que doit-on conclure de semblables conversations? Ou elles ont un but, ou elles n'en ont point. Si elles ont un but, elles sont dangereuses pour me servir du mot le plus honnête. Si elles n'en ont point, elles sont inutiles. Vous avez trop d'esprit pour ne pas tirer toutes les conséquences possibles de ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire. D'ailleurs, permettez-moi de vous rappeler certain envoyé qui vint de votre part, il y a à peu près un an de Syrie au Caire. Je crois qu'il se nommait Wright. Avec beaucoup de politesses il offrit de l'argent à plusieurs soldats qui le refusèrent avec peut-être un peu de rudesse. Il s'apitoyait très honnêtement sur leur sort, et leur disait qu'il ne tenait qu'à eux de retourner en France. C'était le synonyme de les engager à se déshonorer.
Votre conversation portait, dites-vous, monsieur, lorsque vous vîntes au camp, sur les derniers événemens. Desquels voulez-vous parler? Est-ce de la honteuse capitulation qu'a signée au Caire une partie de l'armée d'Orient? Elle est heureuse pour les Anglais; elle est infâmante pour les Français. Vous-même, sir Sidney Smith, je vous fais juge de la question, et je vous somme, au nom de l'honneur, de me répondre catégoriquement. Que penseriez-vous, que penserait votre général en chef, que penserait votre roi, que penserait votre parlement, que penserait la nation anglaise, si une portion d'une de vos armées avait fait ce que vient de faire au Caire une portion de l'armée française d'Orient? Je ne vous ferai pas le tort de douter un seul instant de votre réponse.
La conversation se portait encore, dites-vous, sur le désir qu'a chacun de voir terminer une lutte pénible pour tous, et trop long-temps prolongée. J'aurai encore l'honneur de vous demander, monsieur, si par là vous entendez parler de la lutte générale entre la France et l'Angleterre, ou seulement de la lutte particulière en Égypte. Si c'est de la première, cette question n'est pas de ma compétence; elle appartient tout entière à nos gouvernemens respectifs. Je me permettrai seulement de dire à cet égard que je donnerais la moitié de mon existence pour la voir terminée, et je suis certain, en vous parlant ainsi, de penser comme le premier consul, toujours grand et infiniment au-dessus de la politique vulgaire. Je sais même que la paix ne dépend que de l'Angleterre, et que le premier consul n'a voulu faire que des propositions également honorables pour les deux nations.
Si c'est de la lutte particulière en Égypte que vous avez voulu parler, oserais-je vous demander pourquoi vous êtes venus la commencer? Mais si vous avez cru de votre intérêt de venir nous attaquer, et de terminer promptement, pourquoi ne voulez-vous pas croire que ceux des Français qui ne sont pas mus par des passions déshonorantes, aient pensé, par la même raison que vous, qu'il était de l'intérêt de la république de se défendre avec opiniâtreté, et de prolonger la lutte?
Soyez donc juste, monsieur; c'est là tout ce que vous demande celui qui a l'honneur de commander l'armée française.
Au reste, monsieur, vous devez savoir par vous-même, puisque vous y étiez présent, et les rapports de vos généraux en font foi, que si, à l'affaire du 30 ventôse, tous les Français eussent été dirigés par l'honneur, les Anglais ne seraient plus aujourd'hui en Égypte, et la lutte aurait été promptement terminée, ainsi que vous paraissez le désirer. Ce n'est pas, monsieur, je le proteste hautement, que je veuille jeter quelques nuages sur la valeur de l'armée anglaise. Le 30 ventôse, deux nations belliqueuses combattaient l'une contre l'autre: il fallait bien que la fortune se décidât en faveur de l'une des deux; et de fait, ainsi que le disent vos généraux, elle se serait décidée pour les Français, si tous avaient fait leur devoir.
Je dois encore vous ajouter, monsieur, que si un événement tellement extraordinaire, tel que la postérité ne voudra pas y croire, ne fût pas arrivé au Caire, vos troupes, et celles des deux officiers de la Porte ottomane, se seraient morfondues et détruites devant cette place, sans pouvoir l'entamer. D'après tout ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire, convenez donc qu'il était extrêmement naturel que j'eusse quelque défiance de votre promenade devant le camp français, et que je cherchasse à prévenir les troupes que je commande contre des insinuations qui pouvaient avoir lieu, surtout après l'événement du Caire. Je ne crois pas, monsieur, qu'il soit arrivé à aucun général français d'aller faire de semblables conversations avec les avant-postes anglais. Je vous déclare que je ne l'eusse pas permis.
Vous vous plaignez, monsieur, que je vous ai attaqué en votre absence et avec la plume, quand j'ai dit qu'on ne devait s'attaquer que le sabre à la main; quant à votre absence, monsieur, je ne la connaissais pas, puisque vous étiez au camp, et que vous le déclarez vous-même; quant à la plume, il m'était difficile de me servir d'une autre arme. Au reste, monsieur, à moins que le sort de la guerre n'en décide autrement, nous ne serons pas toujours en Égypte, vous et moi, et alors je chercherai à mériter votre estime de près comme de loin.
Je ne connais point, monsieur, les petites passions, ou les fausses impressions, qui, m'assurez-vous, dictèrent le fameux ordre du jour du 30 germinal devant Acre, ainsi que les notes qui furent ajoutées à la narration du général Berthier. Je n'ai jamais lu cet ordre du jour; je n'en ai entendu parler que très vaguement, et je ne me mêle jamais de ce qui ne me regarde pas. Quant à moi, je déclare que je n'ai d'autre passion qu'un attachement inaltérable pour ma patrie et pour l'honneur, ainsi qu'un désir bien vif de mériter l'estime même des ennemis que les circonstances de la guerre me forcent à combattre.
Je ne sais, monsieur, si on ne se battra plus qu'une bonne fois pour toutes, ainsi que vous le dites, après quoi, ajoutez-vous, on finira par ne plus s'attaquer en aucune manière, et l'on vivra en paix et en bonne intelligence.
Si c'est encore, je le répète, de la guerre générale que vous me parlez, je le désire de toute mon âme. C'est le vœu de tout homme qui pense, et qui chérit l'humanité. Je me permettrai encore de vous dire que cela, suivant moi, ne dépend que de l'Angleterre.