Mémoires du comte Reynier ... Campagne d'Égypte, deuxième partie
SECONDE PARTIE.
DEPUIS LE MOIS DE BRUMAIRE JUSQU'AU MOIS DE VENTÔSE AN IX.
CHAPITRE PREMIER.
DE L'ESPRIT DE L'ARMÉE JUSQU'À L'ARRIVÉE DE LA FLOTTE ANGLAISE.
Un officier qui arriva au Caire le 15 brumaire, apporta au général Menou son brevet de général en chef. Voyant, après les cérémonies funèbres qui avaient eu lieu à Paris, qu'il ne pouvait plus se dispenser de rendre à Kléber quelques honneurs publics, il mit enfin à l'ordre du jour la souscription et le concours pour un monument à sa mémoire, mais il s'opposa secrètement à son exécution.
La démarche des généraux avait en partie rempli son objet; le général Menou était devenu beaucoup plus réservé dans ses innovations; quelques unes de ses mesures avaient été modifiées, et il avait promis de revenir graduellement sur les autres.
Lorsque sa confirmation fut arrivée, et qu'en temporisant il eut laissé aux esprits le temps de se calmer, il se crut assez fort, et tenta de noircir les généraux par des bruits qui circulèrent sourdement. On insinua qu'ils avaient eu le dessein de l'arrêter et de le forcer à donner sa démission, mais qu'il leur avait imposé par sa fermeté; qu'ils avaient eu pour but de faire évacuer l'Égypte; qu'ils étaient de connivence avec l'ennemi, à qui l'un d'eux faisait même passer des grains; et d'autres calomnies non moins absurdes. Ils avaient eu la délicatesse de lui promettre le secret sur l'objet de leur démarche, et méprisèrent ces bruits, qui ne furent accueillis que par quelques personnes. Ces officiers espérant toujours qu'aussitôt que le gouvernement pourrait être éclairé sur la conduite du général Menou, lui nommerait un successeur, répugnaient à le dénoncer. Le général Reynier surtout ne pouvait écrire contre lui, sans paraître mu par le désir d'occuper sa place, et ces considérations auraient pu rendre ses lettres suspectes de partialité; mais sentant que la division qui régnait entre les généraux, et qui semblait former un parti d'opposition dont il avait l'air d'être le chef, pourrait avoir des suites funestes pour l'armée, il écrivit au premier consul pour lui demander de le rappeler en France, dès que la campagne qui paraissait devoir commencer après la retraite des eaux serait terminée. Ces généraux écrivirent à plusieurs personnes d'avertir le gouvernement que, pour conserver l'Égypte, il fallait y envoyer un autre général en chef, sans choisir parmi ceux de l'armée. Cependant, lorsqu'ils furent instruits des bruits qu'on cherchait à accréditer, ils jugèrent que le général Menou était également capable de les calomnier en France, et adressèrent au gouvernement une note très modérée sur leur entrevue avec lui. Ils ne la signèrent pas collectivement, pour éviter de lui donner l'apparence d'une dénonciation. Elle fut remise le 3 frimaire à un officier, dont le départ fut retardé jusqu'au 19 nivôse, par les mêmes indécisions qui paralysaient tout. Il fut pris par les Anglais.
Le titre de général en chef accordé au général Menou, par le gouvernement, fit peu de sensation dans l'armée, habituée depuis long-temps à le voir s'en qualifier; le désir d'en être débarrassé avait cependant inspiré à beaucoup de personnes l'espoir qu'il ne serait pas confirmé; mais on faisait aussi les réflexions suivantes: le gouvernement, qui voit le général Menou reconnu par l'armée, ignore qu'elle en est mécontente, et que les généraux n'ont pas été consultés lorsque son ancienneté l'a porté au commandement. Il lui suppose assez d'habitude des affaires pour penser qu'il sera capable de diriger l'administration, et doit présumer que, sentant son inexpérience de la guerre, il prendra les conseils des autres généraux, et saura entretenir l'union entre eux et lui. Le gouvernement doit enfin considérer son changement de religion comme pouvant le rendre agréable aux habitans du pays, et lui faire acquérir l'ascendant d'opinion nécessaire pour en améliorer l'administration et les institutions civiles. Tels furent les raisonnemens qu'on fit dans l'armée; et ces motifs devaient naturellement frapper en France, où on était trompé par ses rapports. L'opinion qu'il avait propagée, de l'existence d'un parti anti-coloniste, opinion que ne pouvaient combattre ceux qui étaient alors accusés de le former, était encore un motif de plus pour lui accorder sa confirmation.
Les dépêches parties le 12 brumaire, arrivèrent à Paris à la fin de frimaire. On y lut avec satisfaction l'état florissant de l'armée. Le général Menou, s'attribuant toutes les améliorations de Kléber, se vantait de l'avoir mise dans cette situation brillante; puis on y voyait tant d'opérations administratives, il y répétait si souvent que son gouvernement était béni par les habitans, qu'il était naturel qu'on le crût sur parole, personne n'étant là pour démentir ses assertions. Les tableaux fastueux qu'il présentait de l'état de l'armée, des ressources considérables qu'il lui avait assurées, et de ses espérances pour l'avenir, devaient séduire ceux même qui connaissaient l'Égypte. Les inconvéniens de ses innovations ne pouvaient être aperçus que sur les lieux; l'éloignement en couvrait l'incohérence. Le bruit qu'il existait en Égypte un parti anti-coloniste, composé de tous ceux qui avaient eu la confiance de Kléber, se répandit en France avec une nouvelle affectation, après l'arrivée de ces dépêches. Des articles insérés dans quelques gazettes, sous des rubriques étrangères, parurent comme pour faire accréditer cette invention par les ennemis. Le général Menou avait eu la précaution de rendre suspects ceux qui auraient pu le démasquer en arrivant en France..... Comment la vérité serait-elle parvenue au gouvernement? La nouvelle de mécontentemens et de divisions dans l'armée ne devait-elle pas lui paraître une suite de ces partis imaginaires. Instruit indirectement du peu d'accord qui régnait entre les généraux, sans en bien connaître les motifs, il devait craindre d'augmenter les dissensions, s'il le faisait remplacer par l'un d'eux, et devait espérer que l'approche des ennemis ferait tout oublier. Le général Menou avait érigé l'Égypte en colonie, et s'engageait à la défendre; le gouvernement ne pouvant démentir cette dénomination impolitique et prématurée, il ne lui restait qu'à en profiter, pour faire connaître les avantages de ce pays et exciter en France un enthousiasme qui facilitât les moyens d'y faire passer des secours.
On savait à Paris les préparatifs que les Anglais et les Turcs faisaient contre l'Égypte. Des éloges publics, des promesses de récompenses nationales, une perspective de gloire et d'honneurs, devaient porter l'armée à se surpasser dans les combats qu'elle aurait à soutenir. Les louanges pouvaient engager un général sans expérience à redoubler d'efforts pour les mériter: elles lui furent prodiguées d'avance; et ce stimulant, si puissant sur une âme noble, ne fit qu'augmenter sa morgue. Il n'aperçut dans ces éloges que les moyens d'accroître son ascendant sur l'esprit de l'armée; et, quoiqu'il n'osât attaquer directement les généraux dont il craignait l'influence, il crut les circonstances favorables pour les perdre dans l'opinion; il espéra les dégoûter de servir sous ses ordres, et les engager à quitter l'Égypte, avant qu'ils eussent eu le temps d'éclairer le gouvernement.... Tous les individus de l'armée connurent alors que les seuls moyens d'obtenir ce qu'on désirait du général Menou, était de ne point voir les autres généraux, de déclamer contre eux. Ceux-ci, ne voulant point s'exposer à languir dans son antichambre, et même à être renvoyés sans audience, s'abstinrent d'aller chez lui. Ayant plusieurs fois éprouvé qu'on ne pouvait pas compter sur ses réponses verbales, ils préférèrent aussi de correspondre par écrit. Ils supportaient ses tracasseries et les méprisaient; mais ils durent plusieurs fois lui rappeler les principes de la hiérarchie militaire, et que ses correspondances avec les subalternes détruisaient la discipline.
Il était intéressant, pour le général Menou, que les Égyptiens parussent satisfaits de son administration: ce peuple est habitué à flatter tous les caprices des hommes puissans; les membres du divan adressèrent au premier consul une lettre telle que le général Menou la désirait. Il voulut ensuite faire écrire des adresses en sa faveur, par les différens corps de l'armée, mais il ne put y réussir.
Les hommes placés par un concours de circonstances sur un théâtre trop vaste pour l'étendue de leurs moyens, cherchant à masquer leur faiblesse, identifient leur cause à un intérêt plus général. Étrangers à l'art de gouverner, bien loin de se l'avouer à eux-mêmes, ils tâchent encore de séduire le vulgaire par des tableaux fastueux et l'annonce de grands résultats. Cette tactique fut de tout temps employée par ces charlatans politiques dont la révolution a vu naître et s'anéantir un si grand nombre: douter de l'infaillibilité de Robespierre, c'était conspirer contre la France; il ne présentait jamais ses intérêts que comme ceux de la République. Quiconque blâme la conduite de ces hommes ou ne partage pas leurs opinions, est désigné comme factieux, comme un ennemi de l'État; mais leur masque une fois arraché, l'édifice éphémère d'une gloire usurpée s'écroule; et leur chute est d'autant plus honteuse qu'ils s'étaient plus élevés.
À la fin de nivôse, le général Menou reçut un numéro de la Gazette de France du 5 vendémiaire an IX, où se trouvait une lettre, datée de la Syrie, conçue de manière à faire croire qu'elle avait été écrite par un officier anglais. Il y était désigné comme le plus propre à défendre l'Égypte; on s'y étendait sur l'impossibilité de reprendre ce pays aux Français, autrement qu'en y faisant naître une insurrection, pour le remplacer par un général du prétendu parti anti-coloniste. Il lut cette gazette le 1er pluviôse à plusieurs personnes qui se trouvaient chez lui; la plupart de ceux qui l'entendirent en furent révoltés.[25]
Les deux frégates qui arrivèrent à Alexandrie apportèrent la nouvelle de l'attentat contre la personne du premier consul. Le général Menou, en annonçant ce projet odieux dans l'ordre du 23 pluviôse, l'amalgama avec ce qui lui était personnel, et inséra, à la suite de cette nouvelle, l'article de la Gazette de France dont nous venons de parler. Cet ordre du jour excita l'indignation: elle était naturelle contre les auteurs d'un crime atroce, mais elle fut aussi générale contre l'auteur de l'ordre du jour. Quoique les généraux de division Reynier, Damas, Lanusse et Belliard n'y fussent pas nommés, ils étaient évidemment attaqués. Le silence qu'ils avaient gardé jusqu'alors devait cesser, l'injure était publique; cependant ils se bornèrent à lui écrire des lettres très fortes; ils lui demandèrent une dénégation formelle de ses inculpations indirectes, en lui rappelant la modération avec laquelle ils avaient supporté tous ses procédés antérieurs; ils le menacèrent d'une grande publicité s'il ne réparait cette offense. Ces lettres lui furent envoyées le 25 pluviôse; il répondit par une circulaire en termes vagues, qu'il n'avait pas eu l'intention de les désigner. Ces généraux, craignant d'exciter des troubles dans l'armée, se contentèrent de cette réponse. Cet ordre du jour était également inconvenant et impolitique; car si un parti anti-coloniste avait réellement existé, n'était-ce pas lui donner de la consistance, le favoriser même, que de le désigner publiquement? c'était encore augmenter les divisions au moment où la campagne allait s'ouvrir.
CHAPITRE II.
ÉVÉNEMENS MILITAIRES ET POLITIQUES JUSQU'À L'ENTRÉE DE LA CAMPAGNE.
Un parti de trois cents cavaliers turcs et mameloucks vint, le 12 brumaire, à Katiëh, pour protéger des caravanes de grains et de riz; ces denrées, transportées furtivement par le lac Menzalëh, étaient ensuite chargées sur des chameaux, et conduites en Syrie par des Arabes, auxquels leur vente procurait un immense bénéfice. Le but de ce détachement était aussi de donner une chasse aux Arabes réfugiés de la Syrie qui gênaient ces caravanes. Ces tribus fuyaient de l'Ouady avec leurs bestiaux, lorsque le général Reynier, qui allait inspecter la garnison et les ouvrages de Salêhiëh, les rencontra. Il demanda un détachement de dromadaires qui se porta sur Katiëh; l'ennemi avait déjà disparu. Ce mouvement fit soupçonner, avant qu'on en connût le véritable motif, que les Osmanlis voulaient essayer quelques tentatives, quoique leur armée fût bien désorganisée, et que l'inondation empêchât d'agir dans l'intérieur de l'Égypte; on se mit en mesure pour se défendre et pour aller même les attaquer à Katiëh, s'ils voulaient s'y établir.
Une reconnaissance de quarante mameloucks vint encore à Katiëh, le 7 frimaire: elle en repartit aussitôt. Les dromadaires y firent une nouvelle course, et poussèrent dans le désert jusques auprès d'El-A'rych.
Le grand-visir était resté à Jaffa depuis sa retraite d'Héliopolis; son armée était de mille à douze cents hommes, tant infanterie que cavalerie. Il lui arrivait quelques soldats, mais la désertion compensait ces renforts, et la peste, qui régnait dans son armée, contribuait à l'affaiblir. Le corps des mameloucks d'Ibrahim-Bey et celui d'Hassan-Bey Djeddâoui, réduits à cinq cents cavaliers, étaient campés près de lui. Quelques ouvriers anglais réparaient les fortifications de Jaffa. À El-A'rych, la brèche avait été fermée. On élevait sur les parapets un mur crénelé, et quatre cents janissaires composaient la garnison. Quinze à dix-huit cents cavaliers et fantassins albanais, campés près de là avec quelques pièces, y formaient une espèce d'avant-garde.
Le visir, pour retenir sous leurs drapeaux les hordes indisciplinées qui composaient son armée, annonçait chaque jour qu'il allait marcher sur l'Égypte; mais la bataille d'Héliopolis et le siége du Caire avaient laissé dans l'esprit des troupes et des habitans une impression si profonde, que tous les moyens de succès moraux et physiques lui manquaient à la fois. Cependant l'époque de sa marche parut décidément fixée au mois de rhamadan, ensuite elle fut reculée. Il était dépourvu de forces, de moyens, sans autorité et sans aucune considération, en querelle avec le Djezzar, dont l'armée était plus nombreuse, et qui avait accueilli plusieurs pachas de son armée. La seule plaine de la Palestine lui restait. C'était là que se bornaient ses ressources, encore les habitans avaient-ils envoyé dans les montagnes une partie de leurs bestiaux; le reste du pays ne lui fournissait rien. Ses ordres aux habitans des montagnes étaient méconnus; les détachemens qu'il envoyait contre eux étaient repoussés à main armée; on devait revenir plusieurs fois à la charge, avec de nouvelles troupes, pour parvenir à soumettre un canton. Plusieurs, au lieu de lui obéir, abandonnaient leurs villages, et fuyaient avec leurs bestiaux dans les montagnes du Karak, à l'est de la mer Morte ou dans le désert de l'Hauran. Quelquefois, lorsqu'il parvenait à s'emparer des cheiks par trahison, la soumission du canton était le fruit de cette surprise. La province qui lui résista le plus long-temps fut celle des Naplousains, qui étaient soutenus par Djezzar-Pacha; les chefs de l'armée du visir, envoyés successivement contre eux, furent tous battus aux défilés de leurs montagnes: cependant la paix se fit; mais ils fournirent peu de chose. La faiblesse de l'empire ottoman est telle, que le premier fonctionnaire de l'État se trouvait entouré de provinces rebelles, et réduit, pour toute ressource, à la plaine presque inculte de la Palestine.
Le pacha de Damas devait envoyer un corps de troupes destinées à augmenter l'armée du visir; mais la jalousie de ce pacha, et la répugnance des habitans à combattre les Français, empêchèrent sa formation. Des renforts devaient aussi arriver de l'intérieur de l'Asie, et se réunir à Alep; mais un corps de dix mille hommes déjà envoyé par Bathal-Pacha, fut appelé de cette ville, pour l'opposer, dans les provinces d'Europe, à Passawan-Oglou. Quelques troupes qu'on envoya, à diverses reprises, par mer, se dispersèrent aussitôt après leur débarquement.
Comme il ne recevait que fort peu d'argent de Constantinople, le visir voulut (en frimaire) augmenter le taux des monnaies pour pouvoir payer ses troupes; mais elles se révoltèrent, et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'il parvint à les calmer, et à les retenir près de lui.
À la fin de la campagne du général Bonaparte en Syrie, on avait détruit les récoltes dans la plaine de la Palestine; l'armée du visir avait ensuite achevé de la dévaster. La plus grande disette régnait dans ce pays, qui tire ordinairement de l'Égypte des grains, du riz et d'autres denrées, et qui n'en recevait plus que rarement par contrebande. Le vizir était contraint de faire venir d'Europe les subsistances de son armée. Ces ressources étaient mal administrées; beaucoup de soldats en faisaient le commerce ou vivaient de brigandages. Dans l'impossibilité d'agir seul, il avait demandé des secours aux Anglais, qui l'excitaient toujours à marcher, et ne cherchaient qu'un prétexte pour envoyer sur l'Égypte des forces capables d'exécuter leurs projets. Déjà le général Killer, avec des officiers et des canonniers, instruisait ses troupes. Il comptait sur un corps auxiliaire de cinq à six mille hommes, et fut très surpris de l'arrivée de seize mille hommes, disposés à agir comme partie principale. Les succès de ces alliés lui parurent aussi redoutables que ceux des Français; car, quel que fût le résultat de cette lutte, les points les plus importans devaient rester au parti victorieux et non aux Turcs.
Une partie de cette armée parut devant Jaffa au commencement de nivôse; mais la crainte de la peste, qui faisait de grands ravages dans l'armée du visir, l'empêcha de débarquer; elle alla terminer ses préparatifs à Rhodes et dans le golfe de Macri.
Vers la fin de frimaire, un capidji-bachi apporta de Constantinople, au grand-visir, le plan de campagne et l'ordre d'agir de concert avec les généraux anglais; des courriers à dromadaire furent expédiés en Arabie, pour porter des dépêches à la flotte qui devait arriver par la mer Rouge.
Les dépositions des espions qu'on entretenait en Syrie; celles des bâtimens grecs à leur arrivée, etc., firent connaître, dès le 10 nivôse, ces dispositions hostiles. Tout portait à croire que les Anglais préparaient un grand effort contre l'Égypte. Ils ne pouvaient employer autre part, avec quelque espérance de succès, cette armée embarquée depuis si long-temps, et ils avaient trop d'intérêt à profiter du secours de leur marine et à prendre Alexandrie, pour débarquer ailleurs que dans les environs de cette place. Cependant le général Menou affectait de croire que le visir seul pouvait essayer quelque attaque; que les Anglais, prévoyant le partage de l'empire ottoman, voulaient se faire leur part; qu'ils se contenteraient de l'Archipel; et, pour cet effet, avaient commencé à s'établir à Rhodes; mais qu'ils ne viendraient jamais attaquer l'Égypte: il plaisantait même, dans sa société, des inquiétudes de ceux qui voulaient l'éclairer sur les véritables desseins des Anglais. Il fit quelques dispositions incomplètes pour réunir les troupes. Une partie de la 21e légère, qui occupait la Haute-Égypte, eut ordre de se rassembler à Benisouef, et de se tenir prête à marcher au Caire. Persuadé que la côte ne pouvait pas être menacée, il la dégarnit de troupes, et fit venir, d'Alexandrie au Caire, cinq cents hommes d'infanterie et cent chevaux; pareil nombre y remonta aussi de Damiette.
Les deux frégates qui entrèrent le 14 pluviôse dans le port d'Alexandrie, avec trois cents conscrits, une compagnie d'artillerie et des munitions, donnèrent encore plus de certitude à ces nouvelles: le gouvernement envoyait des instructions pour la défense de l'Égypte, et annonçait de nouveaux secours plus considérables.
La cavalerie était bien habillée et parfaitement tenue; mais aucun régiment n'avait assez de chevaux pour monter tous ses hommes. La réquisition ordonnée par Kléber avait servi pour les mettre au complet, et pour former un dépôt de remontes: elle fut suspendue, le dépôt fut vendu sous prétexte d'économie, et il manquait à la cavalerie, à la fin de pluviôse, environ quatre cents chevaux.
Les courses continuelles du régiment des dromadaires ruinaient un grand nombre de ces animaux: ce corps n'avait reçu aucune remonte depuis celles ordonnées par Kléber: son chef proposa plusieurs fois inutilement au général Menou, de lui permettre d'y employer des fonds qui provenaient de prises faites par le régiment.
Quelques officiers d'artillerie imaginèrent que les chevaux de ce service seraient moins fougueux, et plus propres au trait, s'ils étaient coupés: cette opération fut proposée au général Menou qui l'autorisa, dans le moment même où il était menacé d'une double attaque, et avant d'être assuré que les chevaux seraient guéris à l'époque où l'on devrait entrer en campagne.
Mulley-Mahammed, ce fanatique qui, pendant la campagne de Syrie, avait soulevé la province du Bahirëh et plusieurs autres cantons de l'Égypte, en se faisant passer pour un ange envoyé du Prophète; qui depuis était venu au Caire, lors du siége, et avait beaucoup contribué à retarder la capitulation; qui ensuite avait été joindre l'armée du visir, fut envoyé, au commencement de pluviôse, en Égypte, afin d'y organiser une nouvelle révolte pour l'époque où les armées combinées l'attaqueraient. Il fut poursuivi dans le Delta et obligé de fuir dans la Haute-Égypte, où il ne trouva qu'une seule tribu arabe disposée à se soulever, celle de Djehemah.
Mourâd-Bey était instruit du plan de campagne des ennemis, par les mameloucks d'Ibrahim-Bey, avec lesquels le général Kléber l'avait autorisé à correspondre, dans l'intention de mieux pénétrer les desseins et les dispositions des Turcs. Kléber avait senti qu'il valait mieux approuver ces relations et en profiter, que de s'exposer à des communications secrètes, qu'on ne pourrait jamais empêcher. Mourâd-Bey haïssait les Osmanlis et redoutait leur vengeance; mais sa politique était de ménager tous les partis. Son traité avec Kléber le liait au sort de l'armée française; c'était d'elle qu'il pouvait espérer les plus grands avantages, dans l'état d'épuisement où la guerre l'avait plongé, et qui lui ôtait l'espérance de redevenir jamais maître du pays. L'estime qu'il avait conçue pour les Français affaiblissait, peut-être même effaçait en partie l'impression des maux qu'ils lui avaient fait éprouver. Ce qui paraît certain, c'est que, soit par attachement, soit par politique, il avertit exactement le général Menou des projets des ennemis, de leurs forces, et même de leurs plans d'opérations.
Le grand-visir, instruit de l'ascendant que le parti opposé aux Anglais commençait à reprendre à Constantinople, aurait préféré des négociations aux chances que le sort des armes pouvait lui faire courir; mais toute correspondance avait été rompue. Il fit proposer à Mourâd-Bey, par Ibrahim, de s'offrir en qualité de médiateur.
C'était l'époque où Mourâd-Bey devait envoyer au Caire le tribut de ses provinces. Il donna cette commission à Osman-Bey-Bardisi, et le chargea en même temps de faire connaître au général Menou le plan de campagne des ennemis et les propositions du grand-visir. Ce bey arriva au Caire le 18 pluviôse, et eut audience le 19. Après avoir fait des protestations d'attachement, et s'être plaint de la mauvaise récolte qui ne permettait pas de compléter le tribut en grains, il donna des renseignemens sur les projets des ennemis qui devaient agir très incessamment contre l'Égypte. L'armée anglaise, d'après son rapport, devait être de dix-huit mille hommes; elle devait opérer son débarquement avec le capitan-pacha, tandis que le grand-visir traverserait le désert, et qu'une flotte anglaise, partie de l'Inde, arriverait à Souez avec un corps de troupes. Il exhiba les lettres qu'Ibrahim-Pacha écrivait à Mourâd de la part du grand-visir. Ce dernier le chargeait de représenter au général Menou, que l'armée française pourrait difficilement résister à l'attaque de trois armées combinées; que ses victoires même lui causeraient des pertes impossibles à réparer, et qu'elle finirait par succomber à de nouveaux efforts; il insistait sur l'inconstance de la fortune, qui pourrait bien ne pas la favoriser, et l'invitait à lui faire savoir s'il serait possible de renouer quelques négociations. Mourâd-Bey priait le général Menou de ne pas oublier ses intérêts s'il se déterminait à traiter, mais lui offrait, dans le cas contraire, d'envoyer les secours fixés par le traité d'alliance, et de le seconder de tous ses moyens.
Le général Menou aurait pu se borner à montrer de la fermeté, beaucoup de confiance dans ses ressources pour défendre l'Égypte, ainsi que dans la valeur des troupes, et accepter les secours de Mourâd-Bey, en lui faisant entendre que c'était plutôt par estime que par besoin. Il pouvait profiter des avances du grand-visir pour exciter des divisions entre les Anglais et lui, entraver les opérations de leur armée, et concourir au succès des négociations entamées à Constantinople. Mais il reçut fort mal Osman-Bey, affecta de ne pas croire à la possibilité de l'exécution d'un tel plan de campagne, s'emporta contre les observations sur l'inconstance de la fortune, et répondit qu'il n'avait besoin ni des secours ni de la médiation de personne; que Mourâd-Bey ferait mieux de rester tranquille dans les provinces qu'on lui avait accordées, et de ne pas correspondre avec la Syrie. Osman lui représenta que Mourâd-Bey avait entretenu des intelligences avec l'armée du grand-visir, d'après l'invitation même du général Kléber, et pour l'instruire des projets de l'ennemi commun; le général Menou reprit qu'il ne se réglait pas sur la conduite de Kléber, et qu'il ne voulait pas, comme lui, vendre l'Égypte; que ces correspondances de Mourâd-Bey lui déplaisaient, qu'il lui soupçonnait de mauvais desseins, et ne le voyait pas sans inquiétude accueillir et armer les mameloucks qui venaient de la Syrie pour le joindre. Osman-Bey répondit que Mourâd avait toujours été autorisé à appeler près de lui ceux de sa maison, ainsi que ceux dont les beys étaient morts, afin de diminuer d'autant l'armée du visir.
Il lui parla ensuite d'un autre objet de sa mission; c'était d'annoncer au général Menou que Mahammed-Bey Elfy étant venu se livrer de lui-même à Mourâd-Bey, se jeter à ses pieds et solliciter son pardon, il n'avait pu le lui refuser; mais que cependant il l'avait relégué dans un village avec ses mameloucks, jusqu'au moment où il aurait obtenu du chef des Français une égale clémence. Le général Menou blâma fort durement Mourâd-Bey de ce qu'il ne lui avait pas livré ce bey pieds et poings liés.
Osman demanda la permission de remettre des lettres que Mourâd-Bey l'avait chargé de porter aux principaux officiers-généraux, en même temps qu'il leur ferait visite, pour les assurer de son attachement à l'armée française. Le général Menou lui répondit avec humeur que Mourâd-Bey ne devait correspondre qu'avec lui, général en chef et représentant du gouvernement français; qu'il pouvait faire ses visites, mais qu'il ne devait remettre aucune lettre.
Osman-Bey fut peiné de cette réception et indigné des propos relatifs à Kléber: Il instruisit des détails de son entrevue le général Damas et l'inspecteur Daure, qu'il connaissait plus particulièrement. Tous deux cherchèrent à lui faire entendre qu'il ne devait pas s'offenser de quelques paroles dures échappées au général Menou, et lui dirent qu'il pouvait assurer Mourâd-Bey de l'estime et de l'attachement de tous les Français. Osman-Bey leur témoigna sa surprise de ce qu'on avait pu souffrir pour successeur de Kléber un homme si différent des autres militaires, ajoutant qu'il craignait qu'un tel chef ne causât la perte de l'armée française. Ces officiers répondirent que la subordination et l'obéissance étaient l'âme des armées, et que celle d'Orient était bien en état de battre toutes celles qui viendraient l'attaquer. Osman attendit au Caire une réponse. À la première nouvelle de l'apparition de la flotte anglaise dans la rade d'Aboukir, il réitéra les offres que Mourâd avait faites d'unir ses forces à celles des Français; mais il ne reçut que des réponses évasives. Lorsque le général Menou se fut enfin déterminé à marcher, il le fit venir, lui ordonna de quitter sur-le-champ le Caire pour rejoindre Mourâd-Bey; et non content de refuser les secours de ce dernier, il le fit menacer d'un châtiment sévère s'il faisait le moindre mouvement en faveur des ennemis..... Osman-Bey partit désolé.
Des accidens de peste eurent lieu au Caire et dans plusieurs villages voisins, au commencement de pluviôse; elle se déclara en même temps dans la Haute-Égypte. Cette maladie pouvait faire des progrès très dangereux et gagner les casernes des troupes, pendant que, logées dans la ville, elles avaient des communications fréquentes avec les habitans, dans des rues étroites, dans les cafés et avec les femmes. En supposant même que le contact ne suffît pas pour propager cette maladie, elle pouvait être produite par l'atmosphère malsaine du Caire, pendant la saison du Khamsin. Le moyen le plus sûr d'en garantir les troupes était de les faire camper hors de la ville, dans le désert; les mameloucks eux-mêmes, habitués à ne prendre aucune précaution contre cette maladie, employaient ce moyen lors de ses plus grands ravages. Le campement des troupes aurait cependant eu l'avantage de les disposer à la campagne qui allait bientôt s'ouvrir. Tous ces motifs avaient déterminé les généraux à demander au général Menou l'autorisation de faire camper leurs divisions; mais il ne répondit pas à leur demande. Il éluda aussi les propositions de la commission de salubrité, qui tendaient au même but.
CHAPITRE III.
FINANCES.—PRODUIT DES NOUVEAUX DROITS.—VICES DES INNOVATIONS.—AUGMENTATION DES DÉPENSES DE L'ARMÉE.—LA PERCEPTION DU MIRY EST RETARDÉE.—LES CAISSES SONT VIDES AU MOMENT D'ENTRER EN CAMPAGNE.
Les droits d'octroi et les autres rentrées n'avaient pas assez rendu en vendémiaire, brumaire et frimaire, pour suffire aux dépenses de l'armée. Les emprunts aux Cophtes étaient perçus et dépensés à la fin de ce trimestre. Cette ressource étant épuisée, et ne voulant pas faire murmurer les troupes par un retard de solde, on employa une somme de 500,000 francs en or, que Kléber avait ordonné de mettre en réserve, et qu'il voulait porter à un million, afin d'avoir, dans tous les temps, des fonds prêts pour entrer en campagne, si l'armée venait à être attaquée.
L'impôt sur les cheiks ne fut mis en perception qu'au commencement de frimaire; les réclamations générales sur les inconvéniens et sur les vices de son administration, n'avaient pu décider à le changer. La lenteur des rentrées et l'opposition que les cheiks paraissaient y mettre, décidèrent le directeur des revenus publics à faire promettre, par ses employés, que ce droit serait précompté sur le miry, dont un tiers était alors échu: cette promesse en ranima un peu la perception; mais c'était écarter ce droit de son but: il avait été annoncé comme devant produire 3,000,000 en sus des impositions ordinaires, et l'opiniâtreté à le maintenir, après en avoir connu les vices, réduisit à ne percevoir qu'une portion seulement des impôts exigibles à cette époque.
Le général Menou voulant faire un système de finances entièrement neuf, se disposait à changer les impositions territoriales et leur perception: sans se rendre compte des difficultés d'un cadastre et du temps qu'il faudrait pour l'achever, il comptait en faire la base de son nouveau système, et le mettre à exécution la même année. Il ne réfléchit pas qu'un cadastre est un ouvrage immense, qui nécessite une foule de recherches et de travaux; qu'en Europe même où tous les moyens sont réunis, on n'en a achevé que pour de petites étendues de pays; et qu'en Égypte, outre les difficultés qui tiennent à la nature du travail, il en existe encore de locales; que l'arpentage des terres, ordonné par les propriétaires et les mameloucks les plus puissans, avait toujours été une opération militaire, parce que les villages craignant de payer davantage, s'y étaient opposés les armes à la main; qu'enfin on serait obligé pour le faire d'employer de nombreux détachemens, et qu'il fallait plus d'une année pour préparer ce travail. Il voulait aussi changer le mode de perception et le retirer des mains des Cophtes, qui, réglant tous les comptes des villages sous l'ancien gouvernement, avaient seuls la connaissance exacte de leurs produits, et volaient facilement ceux qui étaient obligés de les employer.
Ces projets étaient bons; il était nécessaire de changer la répartition et la perception des impositions territoriales; la meilleure base pour la première était un cadastre, et il était utile de confier la seconde à des mains plus fidèles que celles des Cophtes; mais il fallait sentir qu'on n'avait pas encore les moyens d'opérer tous ces changemens, qu'on devait les remettre à un autre temps; et que les besoins d'une armée, à une époque où l'ennemi paraissait se disposer à attaquer, exigeaient qu'on levât promptement les contributions. Il fallait sentir aussi que les retards faisaient perdre, pour leur recouvrement, le moment le plus favorable, et dont les possesseurs de l'Égypte ont toujours cherché à profiter, celui où les récoltes étant encore sur pied, les cultivateurs retenus par elles, ne cherchent pas à se soustraire au paiement.
En nivôse les embarras augmentèrent; on acheva de dépenser l'or mis en réserve par Kléber; on demanda le paiement des droits sur les corporations et sur les corps de nation; les villages payèrent des à-comptes sur le droit des cheiks, et dans le mois de pluviôse on put acquitter une partie de la solde et des dépenses de nivôse; mais ces efforts épuisèrent la caisse, et le directeur fut embarrassé pour tenir ses engagemens. Enfin, à force de sollicitations, il obtint l'ordre, donné le 15 pluviôse, de percevoir 3,000,000 de francs à compte des impositions de l'an 1215. Le général Menou, voulant toujours mettre son projet à exécution dans l'année, ne permit pas d'en demander davantage, quoique, en suivant l'ancien usage, on eût pu exiger quatre millions dès la fin de frimaire, et presque autant en ventôse. Il ne voulait pas non plus employer les Cophtes à la perception de cet à-compte; il avait imaginé que sur son ordre seul tous les cheiks de village s'empresseraient d'apporter les sommes qui leur étaient demandées, et qu'il ne serait pas nécessaire d'envoyer des troupes pour les y contraindre, mesure qui fut toujours jugée indispensable dans le pays. À la fin de pluviôse seulement, on put lui faire comprendre que les rentrées seraient fort lentes et presque nulles, si on n'employait pas les troupes, et si on n'envoyait pas dans les villages les seraphs cophtes accoutumés à faire la répartition des contributions, avec quelques intendans cophtes et des agens français pour les diriger.
Ces retards empêchèrent de partir, pour mettre cette somme en perception, après les premiers jours de ventôse; toute la première décade se passa à porter des ordres, sans beaucoup recevoir. On ne put payer qu'une partie des dépenses de pluviôse, avec le produit des droits sur les consommations et sur les corporations, ainsi qu'avec le miry de Mourâd-Bey. Enfin, les caisses se trouvèrent vides lorsque l'apparition de la flotte anglaise et la marche de toutes les troupes sur les points menacés, suspendirent la perception des impôts, et privèrent le directeur des revenus publics, de tous les moyens de faire rentrer dans les caisses l'argent nécessaire aux besoins de l'armée.
CHAPITRE IV.
DES MAGASINS.—DE L'ADMINISTRATION DES SUBSISTANCES.—DES REVENUS EN NATURE.
L'ordonnateur Daure n'avait pu persuader le général Menou de la nécessité de faire des approvisionnemens considérables; son successeur, l'ordonnateur Sartelon, ne fut pas plus heureux, et les avis des préparatifs des ennemis ne purent pas davantage l'y déterminer. La fabrication du biscuit ne fut pas même reprise pour remplacer celui qui s'était avarié en plein air, ou dans de mauvais magasins. Les grains destinés à compléter l'approvisionnement d'Alexandrie, pour l'armée pendant six mois, et pour la garnison pendant un an, furent envoyés par eau, en brumaire et frimaire, à Rosette. De là, ils furent transportés successivement à Alexandrie. De plus on déposa à Rosette, on ne sait par quelle raison, du blé et de l'orge qui auraient été beaucoup mieux placés à Alexandrie ou à Rahmaniëh; Rosette n'étant susceptible d'aucune défense.
Les petits forts construits sur la côte, sur les bords du Nil et autour du Caire, ne furent approvisionnés que pour un mois. L'approvisionnement de Belbéis et de Salêhiëh ne fut pas complété à la quantité nécessaire pour nourrir l'armée, lorsqu'elle se rassemblerait sur la frontière de Syrie; les magasins de Damiette et de Lesbëh étaient plus considérables. La citadelle du Caire était approvisionnée pour trois mois.
L'organisation physique de l'Égypte, le genre de culture qu'elle exige, et la stérilité à laquelle elle est condamnée, lorsque la crue du Nil n'est point assez forte pour couvrir toutes les terres, ont, dans tous les temps, forcé le gouvernement à porter la plus grande attention sur la formation des magasins de grains suffisans pour fournir à la subsistance du peuple dans les mauvaises années, ou au moins à l'ensemencement des terres. Dans les bonnes années, on récolte une quantité de grains de beaucoup supérieure à celle que les habitans consomment. Les récoltes des années médiocres permettent même une exportation assez considérable pour l'Arabie, la Syrie et Constantinople; une partie de cet excédant est mise en réserve, jusqu'à ce qu'on soit assuré d'une bonne inondation. Sous le gouvernement divisé des mameloucks, le magasin général où se versait le produit du miry en nature, était bientôt épuisé par la répartition entre les personnes qui y avaient droit; mais les beys, propriétaires de presque tous les villages, faisaient des réserves particulières.
Lorsque, outre les habitans, on avait encore à nourrir une armée, qu'on se trouvait dans un état de guerre intérieure et extérieure, susceptible d'un moment à l'autre d'amener des changemens et de suspendre toute perception, on avait de bien fortes raisons pour former des magasins extraordinaires. Bonaparte avait fait établir au Mékias un magasin général de grains, qui devait fournir aux approvisionnemens des places, aux besoins de l'armée; et, si cela devenait nécessaire, à ceux des habitans. Les grains provenant de la portion des contributions qu'il était d'usage de percevoir en nature dans la Haute-Égypte, y étaient versés; ceux que dans la Basse-Égypte, on tirait des oussiehs, et ceux qu'on requérait ou qu'on achetait, y servaient aussi pour l'approvisionnement des places.
Les troubles intérieurs qui précédèrent la bataille d'Héliopolis, avaient empêché de former un approvisionnement bien considérable. L'inondation avait été médiocre et la récolte faible; vers la fin du siége du Caire, Mourâd-Bey avait fourni les grains nécessaires pour nourrir l'armée. Aussitôt que Kléber, débarrassé des ennemis, put s'occuper de l'administration de l'Égypte, il fit activer la levée des grains et la formation des magasins: ce fut le principal objet de la surveillance du comité administratif. Deux membres de ce comité allèrent ensuite dans la Haute-Égypte pour y presser les versemens; mais, pendant leur mission, le général Menou supprima le comité. L'un des membres resta bien chargé de la direction des revenus en nature; mais on ne veilla pas, comme Kléber avait voulu le faire en organisant le comité administratif, à ce que les subsistances de l'armée ne fussent pas sacrifiées à la finance; à ce qu'on s'occupât également de la perception des grains et de celle de l'argent; à ce qu'on ne convertit pas en espèces les contributions qu'il importait de recevoir en nature, etc.... Les magasins s'épuisèrent au lieu de se remplir; ils étaient vides au commencement de frimaire. Le directeur des revenus en nature avait inutilement averti qu'on allait manquer, et proposé les moyens de les remplir et de les alimenter. Lorsqu'on fut pressé par le besoin, on chargea les Cophtes de verser les grains dans le magasin général, comme emprunt qu'on promettait de leur rembourser; mais ils ne le firent que lentement, et seulement pour fournir à la consommation journalière du Caire. Le directeur des revenus en nature écrivit au général Menou pour l'inviter à prendre quelque grande mesure; il proposa d'intéresser davantage les Cophtes, en leur abandonnant les arriérés dus par plusieurs villages, et qui par suite de leur négligence, n'avaient pas été perçus, et aussi pour le prévenir que si l'armée devait entrer en campagne, elle serait sans moyens suffisans: cela fut inutile. Cet administrateur ne fut point secondé. Les rentrées qu'il pressa, autant qu'il lui fut possible, pendant les mois de frimaire, de nivôse et de pluviôse, suffirent à peine aux besoins journaliers; et lorsque les Anglais parurent, le magasin général ne pouvait pas fournir à la subsistance de l'armée pour plus de vingt jours.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
(No 1.)
Au quartier-général du Caire, le 6 brumaire an IX (28 octobre 1800).
Proclamation aux habitans de l'Égypte. Au nom de Dieu, clément et miséricordieux; il n'y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète.
Menou, général en chef de l'armée française, aux habitans de l'Égypte.
Habitans de l'Égypte! écoutez ce que j'ai à vous dire au nom de la République française. Vous étiez malheureux; l'armée française est venue en Égypte pour vous porter le bonheur. Vous gémissiez sous le poids des vexations de toute espèce; je suis chargé par la République et par son premier consul Bonaparte, de vous en délivrer. Une multitude d'impôts vous enlevaient tous les fruits de vos travaux; j'en ai détruit la plus grande partie. Aucune règle ne fixait d'une manière précise ce que vous deviez payer; j'en ai établi une invariable. Chacun dorénavant connaîtra à quel taux s'élèvent ses contributions; dans chaque ville, dans chaque village, dans chaque maison, si cela est possible, seront affichés et publiés les états de ce que chacun doit payer.
Les gens puissans et les grands exigeaient de vous des avanies, je vous engage ma parole que je n'en exigerai jamais. Parmi vous, ceux qui avaient acquis par un long travail des richesses et de l'argent étaient obligés de les cacher, de les enfouir même dans la terre pour empêcher qu'elles ne tombassent dans les mains des grands, qui sans cesse épiaient l'occasion de vous les ravir. Habitans de l'Égypte, je vous promets, au nom de la République, devant Dieu et son Prophète, que ni moi, ni aucun Français, tant qu'il me restera un cheveu sur la tête, n'attenterons à vos propriétés. En payant exactement l'impôt fixé par la loi, vous serez libres de jouir de tout ce qui vous appartient, sans que personne puisse vous en empêcher, ou vous demander compte de vos richesses.
Les grands et les gens puissans vous traitaient beaucoup moins bien qu'ils ne traitaient leurs chevaux et leurs chameaux; vous le serez dorénavant par les Français et par moi, comme si vous étiez nos frères.
Quand les percepteurs du miry et autres contributions, voyageaient dans les provinces, ils étaient accompagnés d'une foule de serviteurs, de domestiques, d'écrivains, de kakouas, qui tous dévoraient vos propriétés et vous enlevaient souvent jusqu'à votre dernier medin; il n'en sera plus ainsi, habitans de l'Égypte! Si quelqu'un de ceux qui sont destinés par moi à percevoir les impositions, vous prend un seul medin au-delà ce qui sera fixé par la loi, il sera arrêté, emprisonné et condamné aux châtimens les plus sévères. La République française et son premier consul Bonaparte m'ont ordonné de vous rendre heureux; je ne cesserai de travailler pour exécuter leurs ordres.
Habitans de l'Égypte, si vous le voulez, le miry que vous payez, en y comprenant les autres droits qui y ont été ajoutés, diminuera considérablement. En voici le moyen: lorsque vous connaîtrez par une loi écrite, et qui sera adressée par moi à toutes les villes et villages, le montant du miry que vous aurez à payer, n'attendez pas que les percepteurs aillent vous le demander; allez vous-mêmes le porter dans la caisse des trésoriers de province, et pour vous faciliter le paiement, je diviserai en quatre parties égales le miry qui vous sera imposé; tous les trois mois vous en paierez une partie; et pour vous faire bien comprendre ce que je veux faire pour votre avantage, lisez avec attention ce qui suit:
Je suppose qu'un village soit imposé à dix mille pataques par an pour son miry, tous les trois mois il devra payer dans la caisse du trésorier de la province, deux mille cinq cents pataques; au bout de l'année il aura satisfait à ce que la loi exige de lui, sans avoir éprouvé aucune vexation. Si, au contraire, il attend pour payer que les percepteurs arrivent en foule, il lui en coûtera alors beaucoup plus que la loi n'avait exigé. Vous le voyez, habitans de l'Égypte, il ne tient qu'à vous de diminuer vos impositions et de n'éprouver aucune vexation. Jusqu'à présent les mukhtesims de village vous demandaient beaucoup plus qu'il ne leur revenait: cela n'arrivera plus. Ce que devront recevoir les mukhtesims sera fixé par la loi; je vous défends de leur payer un medin au-delà de ce que j'aurai réglé. Souvent les cheiks-el-beled vous vexent, vous font payer des avanies qu'ils partagent avec les mukhtesims, les percepteurs des impositions et autres grands qui n'ont en vue que leur avarice et votre ruine. Habitans de l'Égypte, cela n'arrivera plus; ce que devront recevoir pour leur salaire les cheiks-el-beled sera fixé par la loi que je vous enverrai, et si l'un d'eux exige quelque chose au-delà de ce qui sera ordonné par cette loi, il perdra sa place et ses propriétés. Dorénavant vous ne nourrirez plus les troupes qui marcheront dans les provinces, que dans le cas où elles iront pour vous faire payer des contributions que vous n'auriez pas acquittées dans le temps prescrit par la loi; dans tout autre cas, elles paieront tout ce qui leur sera fourni pour leur nourriture. Je donnerai à cet égard des ordres à tous les généraux et commandans. Tous les généraux et commandans français veilleront à ce que personne n'exige de vous rien au-delà de ce qui sera prescrit par la loi; je vous avertis encore que vous ne devez de présens à personne. Mon devoir, et celui de tous les commandans et administrateurs, est de vous écouter, de vous donner aide et protection quand vous vous conduisez bien; je défends aussi à vos juges d'exiger de vous aucun présent. Dieu et Mahomet son prophète leur ordonnent de vous rendre la justice; je le leur ordonne de même en leur prescrivant de n'avoir dans leurs jugemens égard ni au riche ni au pauvre, mais seulement à leur conscience et à la vérité; ceux qui contreviendront à cet ordre, seront sévèrement punis. Je viens, ô habitans de l'Égypte, de créer un tribunal suprême au Caire; il est composé des cheiks les plus recommandables par leur sagesse, leurs vertus et leur désintéressement; ils sont destinés à maintenir la religion dans sa pureté, et à vous juger. Je suis convaincu qu'ils s'acquitteront de leurs fonctions ainsi que le doivent faire des hommes qui craignent Dieu et son Prophète; mais je vous déclare ainsi qu'à eux, que si, ce que je ne puis croire, ils manquaient à leurs devoirs, ils seraient punis avec la dernière sévérité.
Jusqu'à présent les interprètes exigeaient de vous des avanies, en vous promettant la protection de leurs maîtres: ils vous trompaient; cela n'arrivera plus: si quelques uns exigent de vous de l'argent et des présens, avertissez-en les généraux ou moi; ces méchans seront punis de la manière la plus terrible. Ces hommes, pour vous engager à leur donner de l'argent, vous disent que ce sont les Français leurs maîtres qui l'exigent, ou bien encore ils vous disent qu'il n'est pas possible de voir les généraux ou autres Français en place, ni de leur parler; ils vous trompent; leurs paroles ne sont que mensonges; faites-les connaître, ils seront punis.
Souvent, quand les Français ou les troupes voyagent, un domestique, un interprète, un écrivain, ou tout autre se détachant en avant, entrent dans vos villages et vous disent pour vous effrayer que les Français demandent pour vivre un nombre considérable de buffles, de chèvres, de moutons, ou autres objets, alors vous les priez de s'intéresser pour vous; ils s'y refusent pour mieux vous effrayer, et vous finissez par leur donner de l'argent: ils vous ont encore trompés; ils trompent leurs maîtres.
Dans les villes, les aghas qui sont chargés de la police, de la propreté des subsistances, avaient jusqu'à présent exigé de vous des droits de toute espèce, tous ces droits sont abolis: je vous défends de leur rien payer; ils recevront un salaire que fixera la loi.
Je sais que ceux qui sont chargés de la vérification des poids se présentent souvent chez les marchands; ils prétendent toujours trouver les poids faux, alors ils font avancer leurs kaouas; ils ordonnent des coups de bâton ou autres punitions; le marchand s'effraie, il promet qu'il se rendra le lendemain chez l'agha des poids et mesures; il s'y rend effectivement, et porte en présent, 80, 60, 50 pataques. C'est ainsi, ô peuples de l'Égypte, que vous avez été trompés ou vexés jusqu'à présent.
Que sont devenus les biens appartenant aux mosquées? que sont devenues les immenses fondations pieuses faites par vos ancêtres? À quoi étaient-elles destinées? À entretenir les mosquées; partout je les vois détruites ou prêtes à s'écrouler. À nourrir les pauvres! partout ils meurent de faim; les rues et les chemins en sont pleins. À soigner les malades, les infirmes, les aveugles et tous les hommes sans ressources! les maisons destinées à les recevoir sont, ainsi que les mosquées, dans le plus grand désordre; les malheureux qui y sont renfermés ressemblent plutôt à des victimes condamnés à perdre la vie qu'à des hommes assemblés pour recevoir des soulagemens! Qui donc a consumé tous ces biens, toutes ces fondations? des hommes puissans qui vous ont trompés jusqu'à présent. Ce temps est passé. Je vous le répète encore, j'ai reçu l'ordre de la République française et du premier consul Bonaparte de vous rendre heureux, et je ne cesserai d'y travailler; mais je vous avertis aussi que si vous n'êtes pas fidèles aux Français, que s'il vous arrivait encore, pressés par de mauvais conseils, de vous élever contre nous, notre vengeance serait terrible; et j'en atteste ici Dieu et son Prophète, tous les maux retomberaient sur vos terres. Rappelez-vous ce qui est arrivé au Caire, à Boulaq, à Mehhaley-el-Kebyr, et autres villes de l'Égypte: le sang de vos frères, de vos pères, de vos enfans, de vos femmes, de vos amis, a coulé comme les flots de la mer; vos maisons ont été détruites, vos propriétés ravagées et consumées par le feu. Quelle a été la cause de tout cela? les mauvais conseils que vous avez écoutés; les hommes qui vous avaient trompés. Que cette leçon vous serve pour toujours; soyez sages, tranquilles; occupez-vous de vos affaires, de votre commerce; cultivez vos terres, et partout vous n'aurez dans les Français que des amis généreux, des protecteurs et des défenseurs, je vous le jure au nom du Dieu vivant, au nom du Dieu qui voit tout, qui dirige tout, et qui connaît jusqu'aux plus secrètes pensées de nos cœurs.
Le général en chef de l'armée française, signé Menou,
le général de brigade, chef de l'état-major général,
signé La Grange;
l'adjudant-général, sous-chef
de l'état-major général, signé Réné.
(No 2.)
Au quartier-général du Caire, le 29 nivôse an IX (19 janvier 1801)
La Grange, général de division, chef de l'état-major, général de l'armée, au général Bonaparte, premier consul de la République française.
Citoyen Consul,
L'état de l'armée d'Orient ne laisse rien à désirer sous le rapport du bien-être; il n'est aucun doute que jamais il n'a existé de troupes plus exactement soldées, mieux entretenues, et plus en état de répondre en tout à ce que la République doit attendre d'elles. J'espère qu'avec votre secours, citoyen Consul, cette armée jusques ici heureusement échappée du danger dont elle a été menacée, n'aura plus à courir de pareils risques. L'exemple du passé doit pourtant nous rendre circonspects pour l'avenir, et c'est de cet avenir que je viens aujourd'hui vous entretenir.
L'Europe et même le monde connaît sans doute actuellement, citoyen Consul, la conduite d'un homme qui, par le plus inconcevable système, a constamment persévéré jusques à sa fin, au moment où la mort est venue le surprendre, à vouloir absolument l'évacuation de l'Égypte, quelque honteux que fût ce parti pour lui et pour les braves qu'il commandait; il l'a constamment suivi, même, alors que les deux armées se sont trouvées en présence et que les circonstances le forçaient à combattre. Une vérité bien frappante, et qui peut être attestée par beaucoup de monde, c'est que la victoire d'Héliopolis a été remportée malgré les ordres positifs donnés par le général Kléber de ne pas combattre. Un de ces événemens inattendus a décidé cette journée en l'honneur de l'armée française, dans le moment même où son général, toujours irrésolu, toujours pacifique, demandait à parlementer. Son premier aide-de-camp, Boudot, avait été envoyé en conséquence auprès du grand-visir, et cet officier y était arrivé au moment où la bataille s'engagea.
Il eût semblé sans doute que l'armée ottomane étant battue, chassée honteusement de l'Égypte, et presque détruite par tout ce qu'elle eut à souffrir en traversant le désert pour gagner la Syrie dans sa fuite; il eût, dis-je, semblé que tous ces avantages tournant à la gloire du général Kléber, eussent dû l'engager à changer de système; loin de là, il fut toujours persévérant: rien, pas même le sentiment de la gloire dont on venait de le couvrir malgré lui, ne put le déterminer à abandonner des projets honteux pour un homme d'honneur, flétrissans pour l'armée qu'il commandait, et en tout si funestes aux intérêts de la France. La source de tant de fautes venait d'un caractère aussi haineux que vindicatif; il trahissait tout, devoir, patrie, réputation; et cela parce qu'il vous portait, citoyen Consul, la haine la plus implacable. Il voulait rendre l'Égypte à nos ennemis parce que cette conquête vous appartenait, et qu'il la considérait comme votre ouvrage. Qui pourrait se faire une idée de toutes les folies qui à cette époque roulaient dans la tête du général Kléber?
Une chose bien incroyable, citoyen Consul, c'est qu'un pareil homme avait trouvé de nombreux partisans; je pensais qu'après l'événement aussi extraordinaire qu'inattendu de sa mort, toutes ses créatures rentreraient dans le devoir, et qu'enfin le gouvernement français ne compterait plus dans l'armée que de vrais Français, fidèles à l'honneur de la République comme à ses intérêts; mon opinion se fortifiait encore en voyant que le commandement de l'armée était échu à un homme d'un caractère connu, et surtout professant des principes opposés à ceux du général Kléber; mais bientôt je m'aperçus que j'étais dans l'erreur. Les partisans de ce général mort commencèrent à former des conciliabules; des réunions avaient lieu chez les plus puissans et les plus marquans d'entre eux par leur place; on cherchait à grouper les mécontens, l'armée était sur le bord du précipice, des moyens furent mis en usage pour la corrompre; enfin on attaqua dans le public les opérations du général Menou, et les chefs de cette coalition finirent par une démarche qui heureusement a été sans suite, comme elle a été sans exemple dans l'histoire de la révolution.
Ce parti comprimé par la nomination définitive du général en chef, qui arriva dans ces circonstances, n'est pas éteint; il existe toujours au grand scandale de l'armée; s'il est moins remuant, moins actif que par le passé, il est toujours persévérant.
Cependant, citoyen Consul, à quelques hommes près, l'esprit de l'armée est bon; le gouvernement peut compter sur sa fidélité, mais il ne faut pas pour cela qu'il perde de vue les individus qui ont dû lui être signalés. Ils ont de grands avantages pour faire donner l'armée dans l'écueil que Kléber avait ouvert devant elle; c'est pour l'avenir surtout que je demande votre prévoyance, citoyen Consul; j'ai la conviction intime que si, par un événement dont les vicissitudes humaines nous offrent tant d'exemples, nous venions à perdre le général Menou, un mois ne s'écoulerait pas sans que l'Égypte ne fût remise au pouvoir de nos ennemis. L'homme qui par son ancienneté de grade, serait appelé à remplacer le général en chef est un des plus acharnés partisans de l'évacuation; ami de Kléber, il était le dépositaire de tous ses secrets, son confident intime, et vraisemblablement sectateur de tous ses projets insensés.
Voilà, citoyen Consul, les appréhensions que je crains pour l'avenir; je les confie à vous seul, je les dépose dans votre sein, parce que votre destinée vous appelle à faire la gloire et le bonheur de la France, et que mon dévoûment pour elle et pour vous est sans bornes.
Je vous salue respectueusement,
Signé Lagrange.
Avant de cacheter ma lettre, j'ai encore, citoyen Consul, à vous dire quelque chose sur les grands changemens que le général en chef vient de faire dans l'administration de l'armée. Cette administration se trouve actuellement si réduite, si simplifiée, qu'il faudrait réellement être aveugle pour n'y pas voir clair, si on veut; l'organisation du pays a nécessité d'autres mesures. Le dédale affreux dans lequel l'Égypte se trouvait, a forcé le général en chef à d'abord tout détruire pour ensuite tout recréer; cette grande opération a donné les résultats les plus satisfaisans, elle a fait connaître jusqu'au dernier medin en totalité, le montant de tous les revenus, qui, quoique considérablement augmentés pour nous, se trouvent néanmoins réellement diminués pour le peuple, parce que la portion que percevaient les fripons est rentrée en bonification, et de là sont venus les grands cris qu'ils ont poussés, se sentant réellement écorchés.
Nos ateliers d'armes, de poudre, de boulets, sont, citoyen Consul, en pleine activité; il en est de même des métiers et des foulons pour les draps, dont vous devez avoir reçu les échantillons; bientôt on aura en magasin les étoffes nécessaires pour habiller l'armée au complet; tous les services sont généralement assurés: l'avenir, je vous assure, n'a rien d'effrayant pour nous.
Je vous demande des excuses, citoyen Consul, sur la longueur de ma lettre.
Signé Lagrange.
(No 3.)
Au Caire, le 25 pluviôse an IX (14 février 1801).
Damas, général de division, au général en chef Menou.
Étranger à la ruse et à l'intrigue, j'avais résolu de souffrir la persécution dans le silence, plutôt que de lutter, avec l'arme de la vérité, contre la duplicité et le mensonge. Les faussetés que vous avancez dans vos lettres au gouvernement, publiées dans les derniers Moniteurs venus de France, en vous attribuant des opérations militaires et administratives qui ne sont pas de vous, mais bien l'œuvre de la prévoyance du général Kléber, ne m'auraient pas déterminé, non plus que ce qui m'est particulier, à rompre le silence; mais votre ordre du jour d'hier, qui porte l'empreinte de la noirceur la plus profonde et de la calomnie la plus atroce, me force de vous demander qui vous avez eu intention de dénoncer à l'indignation publique?
Par quelle affreuse méchanceté, à la suite du récit de l'horrible attentat commis, à Paris, contre le premier soutien de la République, parlez-vous d'une faction étrangère qui fait ressentir ses effets jusqu'en Égypte? Pour quelle raison citez-vous ensuite un extrait de gazette de Londres, que vous aviez en votre possession depuis plus de quinze jours, et dont vous aviez déjà donné connaissance à plusieurs individus; gazette dans laquelle la chose publique n'est qu'accessoire auprès de tous, dont il n'est dit que le mal nécessaire pour vous donner du relief? En parlant ainsi, ces ennemis-là vous servent à souhait.
Auriez-vous la noire intention de transformer en conspiration la démarche que firent près de vous, le 6 brumaire dernier, les cinq généraux de division, pour vous faire, sur vos innovations en tout genre, des représentations aussi sages qu'utiles au bien de l'armée? Il ne vous appartient pas, Général, de qualifier ainsi cette conduite; le Premier Consul, qui doit maintenant être instruit de la vérité, saura apprécier la pureté de nos intentions; il reconnaîtra que le vrai conspirateur est celui qui veut perdre les vieux soldats de la République, pour les punir de l'avoir trop bien servie. Une telle tactique est usée, et sur une seule inculpation de vous, aussi calomnieuse que ridicule, on ne croira pas complices du plus grand forfait, des enfans de la révolution, ceux qui l'ont servie avec le plus entier dévoûment, qui en donnent journellement des preuves à la République et à son premier magistrat que tous chérissent également, et qui sont pénétrés de reconnaissance pour les bienfaits dont leurs services ont été récompensés.
Par quelle méchante affectation désignez-vous dans l'armée deux partis que vous appelez colonistes et anti-colonistes? Personne, avant que vous les eussiez créés, ne les connaissait. Les vrais défenseurs de la colonie sont ceux qui, par leurs travaux guerriers, ont eu le plus de part à sa double conquête, et qui en ont cimenté les bases de leur sang.
Leur constance à rester ses soutiens, malgré les dégoûts dont vous les avez abreuvés pour les engager à l'abandonner, sont les preuves évidentes de leur attachement à la République; et s'il existe une faction, elle ne peut être que celle de l'intrigue du cabinet contre la loyauté du guerrier. Cette réfutation, aussi fortement exprimée que l'injure a été vivement sentie, vous fournira peut-être matière à de nouvelles calomnies, au lieu d'amener un désaveu digne de la franchise avec laquelle je m'explique. C'est alors que je ferai tout pour mettre au plus grand jour votre duplicité en opposition à ma loyauté, et que, de concert avec ceux que vous semblez désigner comme coupables, nous n'aurons pas de peine à faire reconnaître les vrais ennemis de la République aux moyens qu'ils emploient pour la bouleverser et la détruire.
Signé Damas.
(No 4.)
Au Caire, le 26 pluviôse an IX (15 février 1801).
Le général de division Reynier au général en chef Menou.
Votre lettre de ce jour ne répond pas entièrement, Général, à la mienne du 25. Je vous y demandais une dénégation formelle des calomnies qu'on a cherché à répandre dans l'armée, et que votre ordre du jour tend de la manière la plus perfide à accréditer.
Si ce sont les Anglais qui ont fait l'article inséré dans la Gazette de France, pour chercher à exciter des troubles dans l'armée d'Égypte, vous les servez complétement en lui donnant de la publicité; il est vrai que, par la manière dont vous l'avez amené, vous favorisez vos animosités et votre ambition particulière.
Je sais que les Anglais sont capables de tout pour parvenir à leurs desseins; qu'il est très probable qu'ils emploient toute espèce de moyens de perfidie et d'intrigues pour empêcher que l'Égypte ne reste à la république française. C'est à vous, Général en chef, à poursuivre et arrêter leurs agens; vous serez aidé avec zèle dans cette recherche par toute l'armée; mais ce n'est pas par des ordres du jour pareils à celui du 23 que vous y parviendrez.
Vous savez combien ma lettre du 25 est pleine de vérités, c'est à vous à leur rendre hommage par une réponse franche qui me satisfasse complétement.
L'injure a été publique, et ce serait peut-être servir les Anglais que de m'obliger à faire connaître toute son atrocité.
J'attends, Général, une réponse définitive.
Signé Reynier.
Au quartier-général d'Alexandrie, le 17
thermidor an VIII
(5 août 1800).
Lanusse, général de division, au général en chef Menou.
Citoyen Général,
J'apprends avec peine que les bruits qui avaient été répandus sur mon compte dans le temps, et qui cessèrent bientôt de s'accréditer, parce que leur absurdité même ne le permettait pas, sont aujourd'hui remis en scène, accompagnés d'autres ni moins faux ni moins ridicules. J'avais d'abord regardé ces calomnies, et j'aurais continué de les regarder comme elles le méritent, c'est-à-dire avec l'œil du mépris, si je n'avais su que c'est de chez des personnes puissantes qu'elles sortent, et que ces personnes travaillent avec la plus grande activité à rassembler des matériaux qui puissent les mettre à même de m'attaquer directement. Qu'elles continuent, citoyen Général, à rassembler tout ce que pourront leur rapporter de vils adulateurs, ou des hommes timides qui sauront que le seul moyen d'être accueillis chez elles, est d'y paraître comme mes accusateurs. La calomnie s'est trop exercée sur mon compte, pour que je puisse retarder plus long-temps de faire éclairer ma conduite aux yeux de l'armée entière, par une autorité impartiale. Un conseil de guerre peut seul me rendre justice, et c'est de lui seul que je veux l'obtenir.
Je devine bien pourquoi mes persécuteurs veulent me perdre dans l'opinion de l'armée. Je sais qu'être sincère et franc, c'est être criminel à leurs yeux. Hé! que voulez-vous, citoyen Général? je ne crus jamais que je serais obligé de vivre dans les cours ou avec des courtisans. Voilà pourquoi je ne cherchai à en imiter ni le langage ni les maximes. Quoique je sois encore aujourd'hui à même de prendre une leçon de duplicité, je vous jure que je ne profiterai pas de ma position.
J'ai l'honneur de vous saluer.
Lanusse.
(No 6.)
Au quartier-général d'Alexandrie, le 12 fructidor an
VIII
(30 août 1800).
Lanusse, général de division, au général en chef Menou.
J'ai reçu votre lettre du 6, citoyen Général; je suis tout aussi disposé que vous à faire une guerre implacable aux fripons; mais, comme je vous l'ai déjà dit, je n'attaquerai jamais quelqu'un, pas même en propos, avant d'avoir acquis des preuves certaines sur sa malversation.
Vous désirez, dites-vous, que la commission que j'ai nommée ne trouve point de coupable. Moi je désire que, s'il est vrai qu'il en existe, elle les trouve; il ne m'en coûtera pas de les faire punir.
Quand je n'aurais pas déjà su que vous aviez ici des personnes chargées de vous rendre compte de tout ce qui s'y passe, je n'aurais pas pu l'ignorer d'après votre lettre du 2 fructidor. Je n'ignore pas non plus que, depuis que vous avez pris le commandement de l'armée, vous avez envoyé ici des émissaires chargés de commissions dont ils étaient incapables de s'acquitter. Il n'est pas encore hors de ma connaissance que vous correspondez directement avec plusieurs chefs de service, et que vous leur transmettez des dispositions sans m'en prévenir, quoique cependant, jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné, ils soient directement sous mes ordres. Je vous le demande, citoyen Général, est-ce là de la confiance? non certes. Ce n'est pas non plus l'ordre hiérarchique que tous dites aimer, et que je crois essentiel d'observer pour que chacun s'acquitte avec goût, zèle, exactitude, de ses devoirs.
Je ne fais partir que les bâtimens grecs au-dessous de cent tonneaux, et qui étaient venus spécialement pour faire le commerce, jusqu'à ce que vous m'ayez expliqué si la permission s'étend sur ceux qui étaient venus avec un firman du grand-seigneur, pour servir au transport de l'armée, et que vous m'ayez fait connaître quels sont ceux que vous mettez au rang des neutres. J'ai fait débarquer tout le riz qui se trouvait sur ceux qui avaient fait leur chargement, et ils mettront à la voile aussitôt qu'ils croiront pouvoir passer, malgré la croisière, qui est aujourd'hui au nombre de huit bâtimens dont deux vaisseaux.
La djerme que j'ai fait armer, protége dans ce moment les travaux du sauvetage à Aboukir; elle entrera en station dans la baie, dans tous les temps, parce que là elle est mieux postée que partout ailleurs, pour protéger le cabotage. Elle a à bord quatre bonnes pièces de canon et quinze soldats choisis: elle a d'abord une marche supérieure.
Deux petits bâtimens grecs, chargés de vin, etc., sont entrés à Aboukir. Le citoyen Martinet, qui s'y trouve, a acheté les cargaisons, par commissions de différens généraux, et il aurait voulu les faire remonter au Caire sur les mêmes bâtimens. Comme je ne savais si telles étaient vos intentions, je m'y suis opposé. Si pareille circonstance se présente à l'avenir, que pourrai-je faire?
J'ai l'honneur de vous saluer.
Lanusse.
Saléhiëh, le 24 frimaire an IX (15 décembre 1800).
Ch., chef de bataillon de la 85e demi-brigade, au général en chef Menou.
J'ai cru, citoyen Général, qu'un homme obscur, confondu dans la foule, qui instruirait le Premier Consul de la République, de la véritable situation de l'armée lorsque vous en avez pris le commandement, de l'état où elle se trouve actuellement; qui l'instruirait des dégoûts, des oppositions sans nombre que vous avec eu à surmonter; j'ai cru, dis-je, que cet homme, organe de l'opinion publique, obtiendrait peut-être autant de confiance que vos propres écrits. De quel autre intérêt que celui du bien public pourrait-il être animé?
La lettre que j'ai l'honneur de vous envoyer, adressée au Premier Consul, a-t-elle atteint ce but? L'a-t-elle atteint sans inconvénient, je l'ignore?
J'ai hésité long-temps pour savoir si je ferais partir cette lettre sans vous la communiquer, j'ai hésité encore pour savoir si je devais vous la communiquer; l'un et l'autre parti me répugnent également; le premier, dans la crainte de vous compromettre; le second, dans la crainte que, ne vous rendant pas justice, vous ne preniez pour une basse adulation ce que j'ai dit sur votre compte: pouvais-je moins alarmer votre modestie? Je ne le crois pas. Si cette démarche n'a pas votre approbation, brûlez ma lettre[26], Général, et pardonnez en faveur des sentimens qui l'ont dictée.
Salut et respect,
Signé Ch.
Au Caire, ce 1er brumaire an IX (23 octobre 1800).
Ch., chef de bataillon de la 85e, au Premier Consul.
En quittant l'Égypte vous laissâtes l'armée dans le dénûment le plus absolu, vous le savez. Ce que vous ignorez peut-être, c'est que le général dont vous fîtes choix pour la commander fut reçu avec un enthousiasme universel: il n'existait pas un individu qui ne le regardât comme une divinité, comme un ange tutélaire. C'était l'homme dont on espérait le plus de grandes choses; il est difficile de parvenir à une place sous de plus heureux auspices. Investi d'une confiance sans bornes, qu'il est coupable, s'il a trompé l'attente générale.
..... Il est mort!!.. Je laisse à l'impartiale postérité le soin de le juger, mais s'il n'est connu que par sa conduite en Afrique, la place qu'elle lui assignera sera en contradiction manifeste avec le monument que lui élèvent ses contemporains.
L'histoire n'oubliera pas qu'entouré de tous les moyens propres à réaliser les brillantes espérances qu'on avait fondées sur son compte, le général Kléber, au lieu de réformer les abus existans, en multiplia le nombre; qu'au lieu de punir les dilapidateurs de la fortune publique, il leur accorda sûreté et protection. Les voleurs, les concussionnaires étaient tellement sûrs de l'impunité qu'ils ne sauvaient pas même les apparences: à Sparte, au moins on punissait la maladresse.
Elle n'oubliera pas de transmettre à nos neveux qu'en Égypte, jadis le grenier du peuple romain, l'armée française a mangé la subsistance la plus mauvaise qu'il soit possible de concevoir; que le pain, surchargé de paille, de terre et d'autres matières étrangères, était tel que l'homme le plus avare n'en voudrait pas donner à ses chiens, pour me servir des expressions de l'honnête, du bienfaisant Menou. La solde, constamment arriérée de huit ou dix mois, ne laissait au soldat, à l'officier, aucune autre ressource pour se procurer une nourriture plus saine.
L'Égypte, écrasée sous des contributions exorbitantes, ne rendait presque rien au trésor public. Mille canaux divers en détournaient le cours. Le général Reynier dévastait la Charkié; le général L——, ce nom me rappelle sans cesse les rues de Padoue, que j'ai vues tapissées d'un jugement infamant contre lui; le général L—— pressurait les riches provinces de Menouf et de Mansoura; Damiette, le reste du Delta, gémissaient sous les généraux Rampon et Verdier. Ceux qui reprochent au général Dugua d'avoir poussé trop loin sa collection de médailles et de pierres précieuses, ne font pas la réflexion satisfaisante qu'il enrichissait les sciences et les arts. Le général Destaing, l'adjudant-général Boyer, sont connus dans les lieux où ils ont été employés, par les exactions les plus criantes: ce dernier joint la scélératesse au brigandage pour s'approprier les caravanes qu'il sait appartenir à des Arabes amis; il en fait sans pitié massacrer les conducteurs; il évite par là toute réclamation.
Bien loin d'étendre les relations commerciales par une conduite sage et louable, tous les adjudans-généraux qui ont commandé Suez, s'y sont comportés de la manière la plus révoltante; ils ont commis les plus grandes avanies sur les bâtimens qui ont eu le malheur d'approcher ce port: ils ne rougissaient pas de détourner à leur profit la plus riche partie des cargaisons, et de jeter une forte imposition toujours à leur profit sur ce qu'ils voulaient bien laisser aux propriétaires. Le général Kléber ne pouvait ignorer ces faits; ils étaient connus de toute l'armée.
Espérons que l'adjudant-général Tarayre, estimé pour sa probité, sa valeur et ses talens, rendra au commerce son activité, et au nom français le lustre qu'on lui a fait perdre chez les peuples de l'Yemen.
Ces hommes sans pudeur, cette bande immorale, spoliatrice, de commissaires des guerres, d'employés en tout genre, l'écume, l'immondice de la France, que l'armée a charriée à sa suite, faisaient cause commune avec les hommes que je viens de citer: tous ensemble ils dévoraient notre substance, ils s'engraissaient de notre sang. L'officier, abreuvé d'humiliations, croupissait dans la plus profonde misère, et ces messieurs étalaient le luxe le plus effréné. Cette foule d'aides-de-camp, d'officiers d'état-major, qui jouissent des douceurs de la guerre sans en connaître les privations ni les dangers, et n'en ont pas moins obtenu tout l'avancement, qui dès-lors a cessé d'en être la récompense; tous ces officiers, dis-je, à l'instar de leurs généraux, faisaient parade de la plus somptueuse magnificence; leurs appointemens pouvaient-ils subvenir à de telles dépenses? Lorsque les chefs dépouillent le public, il est encore soumis à la cupidité de tous les subalternes, plus avides, plus insatiables que leurs maîtres. Les hôpitaux, cette partie si intéressante d'une armée, étaient, comme les autres branches de l'administration, livrés à la rapacité, au brigandage: les malades, entassés dans les salles, n'excitaient la pitié de personne; personne ne leur donnait le plus léger secours; sans soins, sans traitemens, ils périssaient en foule maudissant l'État qu'ils avaient défendu et l'atroce gouvernement qui les abandonnait.
Il y a plus, Général, pour justifier une honteuse capitulation, le général Kléber a calomnié l'armée; il a motivé la prétendue nécessité de traiter avec l'ennemi sur les insurrections partielles qu'il soudoyait peut-être. Il a paru redouter une action dans la crainte que l'armée ne se déshonorât par une lâcheté; mais l'armée a confondu ses détracteurs à la bataille d'Héliopolis, malgré le vice des dispositions prises dans cette journée. Si ses troupes eussent été bien placées, six mille Osmanlis ou mameloucks ne se seraient pas jetés dans le Caire, et les huit cents braves que cette ville a coûtés vivraient encore.
Dans les mêmes vues, le général Kléber a laissé prendre El-A'rych: je défie ses plus zélés partisans de nier ce fait. Il sacrifie impitoyablement six cents hommes à l'horreur qu'il avait conçue contre l'expédition d'Égypte et obtient à ce prix de nouveaux prétextes pour l'évacuer, et on lui élève un monument!... Oui, sans doute, mais qu'il soit d'opprobre et d'infamie! qu'il éternise à jamais l'indignation que doit inspirer un semblable assassinat!
Telle a été la conduite du général Kléber en Égypte, dirigée par le général Damas, plus coupable peut-être que le général en chef, puisqu'il est notoire qu'il n'a usé de l'ascendant qu'il avait acquis sur son esprit, que pour l'entraîner dans des écarts funestes à l'armée, ruineux pour la France, qui perdait, avec la plus forte portion du globe, l'espoir consolant de parvenir bientôt à la paix générale. Telle était l'affreuse position de l'armée à l'époque où le général Menou en prit le commandement.
Lorsque la corruption attaque les premières personnes d'un État, lorsque, par un renversement de toute morale, elles s'engraissent des malheurs publics, il faut être doué d'une âme peu ordinaire pour oser entreprendre d'y rétablir l'ordre. Ce que vous avez fait en France, le général Menou l'a exécuté en Égypte: ses premiers pas dans l'administration annoncèrent un honnête homme, décidé à améliorer le sort de l'armée.
Effrayés de ces dispositions, tous les hommes que je viens de citer formèrent une ligue sacrilége pour en arrêter l'effet; ils ne négligeaient aucun des moyens propres à lui faire perdre la confiance qu'il méritait à tant de titres. Tous leurs discours tendirent sans cesse à déprécier sa personne ou ses actions; mais, comme l'observe judicieusement l'Éloge funèbre du général Desaix, il n'est pas toujours donné aux âmes communes d'offenser un grand homme; leurs injures même ne l'atteignent point.
Malgré les obstacles qu'ils lui opposaient à chaque instant, le général Menou marcha sans dévier avec une constance, une fermeté inébranlable, vers le but qu'il s'était proposé; il se tint des conciliabules secrets, tantôt chez le général Reynier, tantôt chez Daure ou Tevenin, mais plus souvent chez le général Damas. Supérieur aux petites passions, le général en chef ne voulut jamais voir ce qu'il y avait d'outrageant dans les propos injurieux qu'on ne cessait de tenir publiquement sur son compte. Cette bonté, prise pour de la faiblesse, leur fit concevoir le projet de le déposer. On envoya des émissaires à toutes les demi-brigades en garnison au Caire, pour sonder leur opinion. Un homme qui jouit de quelque considération, vint chez nous, chargé d'une si honteuse commission; il poussa la hardiesse jusqu'à nous dire, dans la chaleur de la discussion, qu'il ne reconnaissait pas le général Menou pour le représentant du gouvernement, et qu'en cas de scission, il ne recevrait des ordres que du général Reynier. Peut-on s'expliquer plus ouvertement? Votre arrêté du 19 fructidor a tout fait rentrer dans la poussière; mais ces hommes n'en sont pas moins les ennemis irréconciliables du général Menou, conséquemment ceux de l'armée; ils ne lui pardonneront jamais d'avoir révélé leurs turpitudes. L'armée, actuellement bien nourrie, bien payée, bien entretenue, prouve à l'évidence que l'esprit de rapine seul dirigeait la précédente administration. Ils ne lui pardonneront jamais cette infatigable activité qui les désespère, qui les épouvante au point de leur faire jouer un rôle pour lequel, j'en conviens, ils n'ont point de dispositions, celui d'honnête homme.
L'ennemi nous menace! Quelle confiance le général en chef peut-il leur accorder? Pour le perdre, je les crois capables de tout sacrifier, pourvu que leur sûreté personnelle ne soit pas compromise.
Général, l'armée apprit avec plaisir votre élévation. Moins séduits par l'éclat de la bataille de Marengo que par votre modération après la victoire, que par les heureux résultats qu'elle doit procurer à la République; touchés surtout par le tableau intéressant que présente l'intérieur de la France, nous avons tous oublié que le général Bonaparte, en Égypte, ne réprima pas le brigandage avec toute la force dont il pouvait disposer. Le bienfaiteur de ma patrie ne trouvera jamais un homme plus dévoué que moi.
Général, étendez votre sollicitude jusqu'à l'armée d'Orient! Ne la mérite-telle pas? ne lui devez-vous rien? Ah! vous n'oublierez jamais que les cadavres de Castiglione, d'Arcole, de Rivoli, d'Acre, forment les gradins qui conduisent jusqu'au Premier Consul.
Ce n'est pas en hommes que votre secours est nécessaire à l'armée; elle est assez forte pour écraser encore l'Orient conjuré; rappelez seulement trente individus qui s'opposent à son bien-être, qui entravent les opérations de son général, vous aurez tout fait pour elle; elle vous devra le bonheur.
Sans considération particulière, sans détour, j'ai attaqué les hommes qui, dans leur conduite, n'ont respecté ni leur dignité ni leurs personnes. Je ne puis offrir aucune preuve; je ne suis que l'organe de l'opinion publique invariablement fixée sur leur compte; ils sont flétris sans retour. Consultez l'armée, Général; si un cri général ne dépose pas contre eux, je consens à être poursuivi comme le plus vil des calomniateurs.
Salut et respect,
Signé Ch.
(No 9.)
Au quartier-général d'Alexandrie, le 1er fructidor
an IX
(19 août 1801).
Lanusse, général de division, au général en chef Menou.
Je ne suis pas du nombre de ces hommes, citoyen Général, qui attaquent en l'air, sans remords et sans pudeur, la réputation des autres hommes. Je vous ai dit dans le temps que je n'avais pas pu me procurer des preuves certaines qui me missent à même d'attaquer aucun de ceux que l'on nomme dilapidateurs des marchandises arrivées dans Alexandrie; j'avais tenu le même langage au général Kléber. Cette déclaration avait suffi à votre prédécesseur, et je croyais qu'elle vous suffirait; mais puisqu'il en est autrement, vous m'avez mis parfaitement à mon aise en m'autorisant à prendre telle mesure qui me paraîtrait convenable pour découvrir et poursuivre les auteurs des déprédations; je vous envoie ci-joint l'arrêté qui crée la commission que j'ai nommée à ce sujet, que je vous prie de mettre à l'ordre du jour de l'armée, et ensuite le résultat des opérations de cette commission. Si la renommée publique vous a appris qu'il s'était commis des exactions à Alexandrie, une voix plus authentique doit faire connaître à cette renommée la vérité tout entière.
Les reproches que vous me faites sur ma manière de servir, sont les premiers que j'ai reçus. J'ai cependant obéi jusqu'à ce jour aux ordres de quelques généraux; fort de l'idée de ne les point mériter et de le prouver, je suis tranquille.
Si l'envie vous reste de faire fusiller le drogman Battus, je n'ai nullement besoin de lui. Vous pouvez le faire remonter au Caire, et là le faire exécuter plus à votre aise que vous ne l'eussiez pu, si vous fussiez resté à Alexandrie. Il est bien étonnant que cet homme vous ayant été dénoncé comme fripon, et l'ayant reconnu pour tel vous-même, vous ne m'ayez pas donné le moindre renseignement sur son compte, quand vous m'avez remis le commandement du 5e arrondissement.
Je n'eusse pas mieux demandé, et je ne demanderais pas mieux encore que de coopérer aux travaux de l'armée; mais une demi-confiance ne me saurait convenir. Je n'ai pas besoin de beaucoup de sagacité pour juger que je n'ai pas la vôtre tout entière.
J'ai l'honneur de vous saluer,
Lanusse.
Du 2 vendémiaire an IX (24 septembre 1800).
Au ministre des affaires étrangères.
Citoyen Ministre,
J'ai l'honneur de vous adresser une copie certifiée du traité conclu entre Mourâd-Bey et le général Kléber. Les négociations pour ce traité ont eu lieu pendant le dernier siége du Caire.
Je joins à ce premier traité la copie d'un autre, qui a été fait entre Mourâd-Bey et moi: il a pour objet de céder à ce prince quelques villages qui lui avaient été promis par le général Kléber, et de le dispenser, pour l'an VIII, d'une partie du tribut qu'il s'était obligé de payer par le premier traité.
Je n'entrerai point ici dans la discussion relative à la paix conclue entre Mourâd-Bey et le général Kléber; je n'y ai pris aucune espèce de part. Lorsque les circonstances m'ont porté au commandement de l'armée, j'ai trouvé cette paix conclue, et j'ai pensé qu'il était de l'honneur français d'en exécuter fidèlement tous les articles.
Je dois cependant vous observer, citoyen Ministre, que, lorsque cette paix fut traitée et conclue, Mourâd-Bey était dans une position à nous faire beaucoup de mal: dix mille Osmanlis, commandés par Nassif-Pacha, et quinze cents mameloucks, commandés par Ibrahim-Bey, étaient dans le Caire. Si Mourâd-Bey s'y était encore jeté avec ses mameloucks, le crédit dont il jouissait parmi les habitans eut fait traîner en une extrême longueur le siége du Caire; le grand-visir eût eu le temps de rassembler de nouvelles troupes, de se jeter avec elles dans une partie quelconque de l'Égypte, et d'opérer par là une diversion très fâcheuse. Il eût encore été possible que la longueur du siége eût enhardi les habitans d'une grande partie de l'Égypte à se lever en masse: voilà quels sont vraisemblablement les motifs qui engagèrent le général Kléber à conclure la paix avec Mourâd-Bey.
Un des articles du traité, qui doit paraître le plus désavantageux, est celui qui accorde à Mourâd la possession de Cosséir. Ce port, situé sur la côte occidentale de la mer Rouge, pourrait offrir un abord trop facile à nos ennemis, si Mourâd-Bey était de mauvaise foi. Les Anglais, qui naviguent dans la mer Rouge; les Arabes de l'Yemen, qu'ils pourraient mettre dans leurs intérêts, y débarqueraient facilement avec l'aide de Mourâd-Bey; mais jusqu'à présent, ce prince, qui abhorre les Anglais et les Turcs, se conduit à merveille et avec beaucoup de bonne foi. Je le fais d'ailleurs surveiller avec beaucoup de soin par le général qui commande à Siout, et qui, sous tous les rapports, est plein de talens, de zèle et d'activité; il se nomme Donzelot.
Le prince chérif de la Mecque est jusqu'à présent dans nos intérêts. J'entretiens une correspondance avec lui, et je tâche par tous les moyens d'attirer à Suez tout le commerce de l'Arabie.
Un autre prince arabe, propriétaire de Moka et de Fana, au sud de la Mecque, m'a fait faire des offres d'amitié et de paix; j'en profiterai avec empressement.
Tous les cheiks arabes qui habitent l'espace compris entre Suez et Médine, ainsi qu'aux environs du mont Sinaï, sont venus ici ou ont envoyé pour faire alliance avec les Français. J'ai écrit à l'empereur d'Abissinie; j'ai fait faire des propositions d'alliance au roi de Sennaar, de Darfour et de Dongola. Des caravanes très nombreuses des deux premiers pays sont en chemin pour se rendre au Caire.
J'emploierai tous les moyens pour établir de grandes liaisons de commerce avec tous ces princes.
Des cheiks arabes du Fezzan et de plusieurs autres parties du Béled-El-Gerid ont fait demander aussi de traiter avec les Français, pour envoyer des caravanes. Je travaille également à établir quelques correspondances entre Tripoli et Tunis.
Les Turcs, divisés en deux partis, à la tête de chacun desquels sont le grand-visir et le capitan-pacha, me font demander la paix, chacun de son côté. Le grand-visir, moitié vil, moitié insolent, est l'ennemi juré du capitan-pacha, qui le lui rend bien. Dans le camp ottoman situé à Jaffa, est un envoyé russe, nommé M. Frankini. Cet homme, ennemi juré des Français, il y a sept ou huit mois, a changé de système et de manières depuis quatre mois. Il nous fait actuellement beaucoup de politesses; il cherche à nous prouver que sa cour voudrait se rapprocher de la République, se plaint des Anglais, et paraît avoir inspiré de la défiance au grand-visir. Celui-ci, de sa personne, est bien avec les Anglais, très mal avec Djezzar, pacha d'Acre, avec les Naplouzains, et surtout avec les Arabes, qui pillent tous ses convois. Le premier général ottoman paraît craindre de s'en retourner à Constantinople, où il présume qu'on lui ferait couper la tête.
Le capitan-pacha, beaucoup plus instruit, plus spirituel, et surtout beaucoup plus humain que le grand-visir, croise, avec une vingtaine de bâtimens, depuis Damiette jusqu'à Alexandrie. Il m'envoie fort souvent des parlementaires; je lui en envoie pareillement, et nous nous faisons mutuellement beaucoup de politesses. Il se nomme Houssein-Pacha; a été élevé mamelouck du grand-seigneur, dont il a la confiance et l'amitié. Il désirerait fort conclure un traité avec les Français qui sont en Égypte, afin de se donner encore plus d'importance vis-à-vis de son maître. Il craint surtout infiniment que je n'entame quelque traité avec le grand-visir, pour lequel il a haine et mépris. Sur toutes les propositions que ces deux grands officiers de la Porte me font, je traîne en longueur et tâche de leur inspirer beaucoup de méfiance contre les Anglais. J'entame dans le moment un traité d'échange avec le capitan-pacha pour tous les prisonniers français qu'ils ont, soit à Constantinople, soit dans l'Archipel, soit dans les différentes échelles du Levant. Nous avons en Égypte à peu près quatre mille Osmanlis prisonniers, et quoiqu'il n'y ait point de cartel entre la République et la Porte, j'ai cru qu'il était de l'humanité et de la générosité française de traiter ces prisonniers comme nous traiterions ceux d'une nation avec laquelle nous aurions un cartel d'échange.
Quant aux propositions sur le fond de la question, je fais sentir au grand-visir et au capitan-pacha qu'elles ne peuvent se traiter qu'à Paris et à Constantinople; mais je pense, citoyen Ministre, qu'il serait fort possible de s'arranger avec la Porte pour que nous conservassions l'Égypte, qui, j'ose l'assurer, peut devenir en très peu de temps une excellente et magnifique colonie.
Quant aux Anglais, ils me paraissent désespérés, pour ne pas dire enragés, d'avoir manqué leur coup lors de la rupture de la désastreuse capitulation d'El-A'rych. M. Smith est revenu prendre le commandement de la croisière anglaise. Elle ne consiste que dans un vaisseau de ligne, le Tigre, une corvette et un kirlanguich, petit bâtiment grec. Ces trois bâtimens courent continuellement sur nos djermes, dont ils prennent un très petit nombre, tandis que le capitan-pacha, avec ses vingt bâtimens, nous laisse très tranquillement faire notre cabotage. M. Smith m'envoie aussi des parlementaires, que j'ai fait recevoir avec beaucoup de hauteur, je devrais dire le mépris, que les Anglais, par leur conduite, méritent à tous égards. M. Smith se plaint des mauvais traitemens, dit-il, que j'ai employés contre M. Courtenay Boyle, capitaine anglais qui, étant venu s'échouer avec son bâtiment sur les côtes de l'Égypte, a été fait prisonnier. J'ose vous assurer, citoyen Ministre, que c'est une imposture manifeste. J'ai eu pour M. Courtenay Boyle toutes les attentions et tous les égards possibles; je l'ai échangé à Damiette, et lorsqu'il est parti, je l'ai comblé de présens; je lui ai fait donner tous les vivres et toutes les subsistances dont il pouvait avoir besoin: s'il est nécessaire, je ferai publier ma correspondance à cet égard. Il n'est point d'exemple d'une conduite aussi perfide et aussi déloyale que celle des Anglais.
Je traite aussi bien que possible les Grecs de l'Archipel: je leur donne permission de sortir d'Alexandrie et de Damiette avec des chargemens de marchandises, dont sont seulement exceptés le blé et le riz, n'ayant pas cru devoir envoyer des vivres à nos ennemis. Plusieurs de ces Grecs sont déjà revenus nous porter des objets de consommation qui nous sont d'une très grande utilité. M. Smith a arrêté, pris et dépouillé plusieurs de ces bâtimens sortant d'Alexandrie. J'écris au capitan-pacha, pour lui faire sentir que c'est une insulte que font les Anglais à la Porte. Je lui mande que je n'ai donné à ces bâtimens permission de sortir avec des chargemens, que par considération pour le grand-seigneur, dont les Grecs sont les sujets, et par égard pour lui, capitan-pacha, gouverneur-né et presque propriétaire de tout l'Archipel.
Tel est, citoyen Ministre, le compte que j'ai cru devoir vous rendre de notre situation politique en Égypte; je vous prie de la mettre sous les yeux du Premier Consul.
Salut et respect.
Abdala Menou.
TROISIÈME PARTIE.
CAMPAGNE CONTRE LES ANGLAIS ET LES TURCS.
CHAPITRE PREMIER.
ARRIVÉE DE LA FLOTTE ANGLAISE. DISPOSITIONS MILITAIRES.
L'armée anglaise avait reçu à Rhodes et à Macri, dès le commencement de pluviôse, tout ce qui était nécessaire pour ouvrir la campagne: le ministère la pressait d'agir contre l'Égypte[27]; mais les Turcs ne se hâtaient pas d'y concourir. Ils paraissaient craindre autant les succès de leurs alliés que leur défaite. Le visir, encore effrayé de la bataille d'Héliopolis, tremblant de s'exposer à de nouveaux revers, était bien déterminé à ne marcher que lorsque les Anglais lui auraient ouvert la route. Son autorité était méconnue dans la plupart des provinces de la Syrie; il n'avait, pour former une armée et des magasins, que les secours et les convois qu'il recevait de sa capitale. Le capitan-pacha était à Constantinople avec une partie de sa flotte; il penchait à traiter avec les Français plutôt que de courir encore les hasards d'une expédition, et attendait la fin des irrésolutions de la Porte.
Ces différens chefs, persuadés que leurs efforts pour reprendre l'Égypte seraient inutiles, craignaient de s'exposer séparément aux premiers revers; mais les ordres du gouvernement anglais devinrent impératifs, et ses généraux ne purent s'y refuser. Ils redoutaient autant que leurs soldats la bravoure éprouvée et l'habitude de victoires de l'armée qu'ils avaient à combattre. Instruits néanmoins du caractère et des dispositions de celui qui la commandait, ils espérèrent profiter de ses fautes pour s'établir sur quelques points, affaiblir les Français par des affaires de détail, et se maintenir, en attendant des secours et l'effet des attaques que le visir et un corps parti de l'Inde devaient effectuer. Aussitôt qu'ils apprirent que le capitan-pacha avait mis à la voile de Constantinople, et leur amenait un renfort de six mille Albanais et janissaires, ils partirent de Macri. Le 10 ventôse, ils parurent dans la rade d'Aboukir. (Les tableaux nos 1 et 2, contiennent l'état de cette armée, ainsi que celui de l'armée d'Orient et de sa répartition.) Leur flotte fut contrainte de retarder son débarquement jusqu'au 17, les vents du nord et du nord-est rendant la mer trop houleuse au point choisi pour l'exécuter.
La frégate la Régénérée entra le 10 ventôse dans le port d'Alexandrie; elle venait de Rochefort, et portait deux cents hommes de la 51e demi-brigade, une compagnie d'artillerie et des munitions. Le brick le Lodi, qui arrivait le même jour de Toulon, avait rencontré la flotte de l'amiral Gantheaume, qui portait un renfort de quatre à cinq mille hommes, et que des circonstances avaient engagé à relâcher dans ce port. Dès-lors on put s'apercevoir que le moment le plus favorable pour arriver à Alexandrie était manqué; mais l'arrivée de ces bâtimens et cette nouvelle donnèrent à l'armée d'Orient la certitude que le gouvernement s'occupait fortement de la secourir.
L'apparition de la flotte anglaise fut connue au Caire, le 13, à trois heures après midi. D'après les rapports, les chaloupes étaient à la mer pour opérer le débarquement; et la prise de trois officiers du génie anglais qui faisaient une reconnaissance de la côte sous Aboukir, ne laissait aucun doute sur le point menacé.
Nous avons vu précédemment que le général Menou s'était fait illusion jusqu'alors, en repoussant les avis qui lui venaient de toutes parts sur cette expédition. Il n'avait pas même consenti à l'envoi des bâtimens pour observer les préparatifs des Anglais et surveiller leurs mouvemens. Aucun corps de réserve qu'on pût opposer avec succès au débarquement, n'existait sur la côte; on l'avait même dégarnie de troupes, et les places n'étaient pas suffisamment approvisionnées.
On était assuré par tous les rapports que le visir n'était pas encore prêt à agir, et qu'il ne passerait le désert que lorsqu'il serait certain du succès des Anglais. On savait qu'Aboukir était le seul point de la côte qui pût leur convenir pour opérer une descente, parce que leur flotte trouvait un abri dans cette rade, et que de là ils pouvaient aussitôt se porter sur Alexandrie. Tous les hommes qui avaient un peu étudié l'organisation de l'Égypte et son système de défense, tous ceux qui connaissaient les forces de l'armée française, était convaincus que la seule bonne disposition était de la réunir.
Au moment où l'on reçut la nouvelle du débarquement, toute l'armée s'attendit à marcher vers Aboukir: aussi fut-elle très étonnée des dispositions que prit le général Menou. Il ordonna au général Reynier de partir sur-le-champ pour Belbéis, avec deux demi-brigades et l'artillerie de sa division; au général Morand, d'aller promptement à Damiette, avec cinq cents hommes de la division Rampon, qui précédemment avaient été appelée au Caire; et au général Bron de conduire à Aboukir le 22e régiment de chasseurs, fort seulement de deux cent trente chevaux. Le reste de la cavalerie dut attendre des ordres à Boulac. La division Lanusse ne partit que le 14 pour Rahmaniëh, et même la 88e, la plus forte demi-brigade de cette division, fut appelée au Caire, le jour de son départ.
Quelques généraux essayèrent de faire sentir au général Menou la nécessité de rassembler promptement l'armée vers Aboukir. Ils lui observèrent que le visir ne marcherait pas avant d'être certain du succès des Anglais; qu'on aurait le temps de les battre et de se porter ensuite vers Salêhiëh, avant qu'il pût y paraître; que, dans le cas même où le visir, par des mouvemens plus rapides, aurait obtenu de légers succès, ses troupes seraient aisément dissipées, lorsqu'elles apprendraient la défaite de leurs alliés: qu'enfin, en divisant l'armée, on l'exposait à des revers, etc. Le général Reynier écrivit[28] au général Menou ces observations, il les lui renouvela ensuite de bouche, ajoutant qu'il fallait mettre de côté toute les haines particulières pour ne songer qu'à l'ennemi..... Tout fut inutile. Dans l'impossibilité de lui faire adopter de meilleures dispositions, il espéra que son départ dissiperait la jalousie et les craintes qu'il inspirait, et crut qu'ensuite les autres généraux pourraient faire avec plus de succès les mêmes observations; mais le général Menou fut sourd à toutes les représentations; et ne recevant ni le lendemain, ni les jours suivans, aucun avis du débarquement, il se persuada d'autant mieux qu'il avait fait d'excellentes dispositions.
Sans doute, puisqu'il s'opiniâtrait à rester au Caire et à diviser l'armée, le seul moyen de sauver l'Égypte, eût été de choisir un autre chef; les circonstances et l'éloignement du gouvernement, auraient peut-être autorisé un tel parti; mais c'était un exemple dangereux pour la discipline, que de grands succès auraient pu seuls justifier, et rien n'était préparé pour les obtenir: on ne pouvait prévoir que les Anglais seraient sept jours sans débarquer; d'ailleurs on aurait pu dire, après la victoire, que le général Menou l'aurait également remportée.
CHAPITRE II.
DÉBARQUEMENT DES ANGLAIS.—COMBAT DU 22 VENTÔSE.
Les vents passèrent le 16 au nord-ouest; la mer devint plus calme, et les ennemis purent s'occuper du débarquement. Ils envoyèrent des chaloupes armées vers la bouche du lac Maadiëh, pour s'emparer du bac et interrompre la communication directe d'Alexandrie avec Rosette; mais une centaine d'hommes qui descendit pour cette opération, fut culbutée par quarante grenadiers de la 61e, et cette entreprise échoua.
Le général Friant, dès l'arrivée de la flotte anglaise, avait réparti ses troupes de la manière suivante:
En tout, à Aboukir, quinze cent cinquante hommes d'infanterie, cent quatre-vingts cavaliers et dix pièces de canon.
Il ne laissa pour la garde d'Alexandrie que les marins et les invalides.
Ce corps était trop faible pour résister au débarquement d'une armée qui avait à sa disposition une grande quantité de chaloupes et tous les moyens de la marine anglaise. On ne pouvait espérer de succès qu'en parvenant à culbuter dans la mer les premiers qui aborderaient, avant que les troupes eussent le temps de se former, et en mettant du désordre dans les chaloupes par un feu d'artillerie bien dirigé.
Les Anglais, qui ne fondaient quelque espérance de succès que sur la faiblesse du corps chargé de garder les côtes, désignèrent pour cette première opération l'élite de leur armée. Ils réunirent toutes leurs chaloupes, et y embarquèrent, le 17, avant le jour, les troupes suivantes, sous les ordres des majors-généraux Moore et Ludlow:
| Gardes | 2000 | hommes. |
| 23e régiment | 600 | |
| 28e régiment | 600 | |
| 40e régiment | 250 | |
| 42e régiment | 900 | |
| 58e régiment | 600 | |
| Légion corse | 400 | |
| Artillerie | 200 | |
| Soldats de marine | 300 | |
| —— | ||
| Total | 5,850 |
Les chaloupes, formées sur une ligne séparée en cinq divisions, s'approchent lentement de la côte. Les troupes françaises, pour se garantir du feu des chaloupes canonnières ennemies, disposées en avant et sur les flancs de celles de transport, prennent position derrière les mamelons de sable, dans l'ordre suivant: la 61e demi-brigade, avec une pièce de 12, deux obusiers, et ses deux pièces de 4, sa droite vers le commencement de la digue du lac Maadiëh; le 18e de dragons à la gauche de cette demi-brigade, le 20e de dragons et la 75e sur le revers occidental de la hauteur des puits. Les détachemens de la 25e et de la 51e forment, avec deux pièces de 8 et un obusier, une réserve entre ce dernier corps et le fort d'Aboukir.
La hauteur des puits est un mamelon de sable mouvant, de pente rapide, surtout du côté de la mer. Ce point est le seul où des troupes qui débarquent puissent trouver une position militaire avantageuse[29]. La ligne de chaloupes anglaises reste long-temps au milieu de la baie; elle paraît menacer tous les points de la côte; enfin elle se divise en deux lignes. Arrivées à portée de canon, elles se serrent davantage, et viennent aborder au pied de cette hauteur. Les matelots ramaient debout et avec vigueur, sans s'inquiéter de l'artillerie française, tandis que l'infanterie était couchée au fond des chaloupes. La droite, en mettant pied à terre, gravit promptement la hauteur, et s'y met en bataille; la gauche s'étend sur le revers, de manière à appuyer son flanc à la mer. La 61e demi-brigade charge aussitôt la gauche des ennemis, qui ne peuvent soutenir ce premier choc; une compagnie de grenadiers, qui s'établit sur douze chaloupes, les prend de revers; déjà beaucoup d'entre eux jettent leurs armes, mais la seconde ligne, qui venait de débarquer, leur porte du secours. La 61e, trop faible alors pour culbuter seule les Anglais et reprendre la hauteur, borne ses efforts à soutenir le combat.
Le 18e et le 20e de dragons chargent, à la gauche de la 61e, les premières troupes formées sur la hauteur; ces deux corps, repoussés à cette première attaque, essaient une seconde charge sur la gauche des ennemis, mais le feu de la seconde ligne les force de se retirer.
La 75e, avertie trop tard de l'instant du débarquement, trouve les Anglais formés sur la hauteur; en un moment la moitié de ses premiers pelotons est mise hors de combat par les feux de la ligne anglaise, son déploiement ne peut s'effectuer; elle est obligée de se retirer.
Les pièces d'artillerie qui étaient à gauche, ne faisant pas assez d'effet, on voulut les rapprocher de la hauteur, avec les détachemens de la 51e et de la 25e; mais les sables ayant apporté des lenteurs dans ce mouvement, les Anglais étaient déjà formés à leur arrivée: ils rejoignirent la 75e demi-brigade, qui s'était retirée à la distance de trois cents toises.
La 61e reçoit alors l'ordre de se retirer; les soldats, mêlés depuis deux heures avec les Anglais, et d'autant plus animés qu'ils obtenaient quelques succès, quittent avec peine le champ de bataille. Cette demi-brigade effectue sa retraite dans le meilleur ordre, emmène toute son artillerie et forme l'arrière-garde. On détache dans Aboukir une compagnie de la 51e pour renforcer la garnison de ce fort, et les troupes se réunissent à l'Embarcadaire[30]. Alexandrie avait été laissée presque sans garnison, et les Anglais pouvant tenter quelque nouvelle attaque, qui aurait empêché les troupes de protéger cette place importante, on s'y retira pendant la nuit.
Le bataillon de la 75e, le détachement de la 25e et le 3e de dragons, qui étaient à Edko, reçurent, par des signaux, l'ordre de venir à Alexandrie; d'après une mauvaise interprétation de cet ordre, la Maison-Carrée, poste fortifié, important à conserver pour défendre le passage de le bouche du lac, fut évacuée et démantelée. Il resta à Rosette cinquante hommes de la 61e, et au fort Julien une compagnie de cette demi-brigade, et des invalides.
Lorsque les Anglais furent bien certains de la retraite des troupes françaises, ils envoyèrent un corps sur la hauteur qui domine le village d'Aboukir, pour bloquer le fort, et poussèrent leur avant-garde jusqu'au défilé de l'Embarcadaire.
On apprit au Caire, le 20, à cinq heures du soir, le débarquement des Anglais. Toute l'armée vit alors quelle faute on avait faite de ne pas marcher au premier avis. On lui avait fait perdre les momens les plus favorables, les sept jours écoulés depuis l'apparition des ennemis jusqu'à leur débarquement. La cavalerie aurait pu, à marches forcées, arriver le 17. Deux jours après, dix mille hommes et cinquante pièces de canon auraient pu être réunis vers Aboukir, et détruire entièrement cette armée, avant qu'elle eût achevé de s'organiser, débarqué son artillerie et retranché son camp: ce moment passé, le succès devenait plus douteux. On était instruit que le visir était campé à Yabnëh, qu'on l'attendait à El-A'rych, et qu'il se disposait à passer le désert. On ne pouvait savoir si on aurait encore le temps d'aller battre les Anglais, et de revenir sur la frontière de Syrie avant son arrivée, et on avait la nouvelle qu'une partie de la flotte anglaise de l'Inde était déjà dans la mer Rouge. On ignorait si les Anglais avaient poursuivi vivement les troupes qui s'étaient opposées à leur débarquement; s'ils leur avaient fait éprouver une perte considérable, s'ils avaient su profiter de ce premier succès pour attaquer aussitôt Alexandrie, et s'en emparer par un coup de main audacieux. Cette ville n'était pas en état de tenir huit jours contre une attaque régulière; on pouvait craindre de n'arriver qu'après sa chute; et lors même que les Anglais ne l'auraient pas attaquée, on leur avait laissé le temps de se retrancher dans quelques fortes positions. On pouvait craindre enfin qu'ils n'eussent obtenu quelques succès partiels sur les trois demi-brigades parties avec le général Lanusse. Tous ces motifs devaient faire sentir la nécessité de rassembler promptement un corps d'armée considérable, d'évacuer plusieurs postes, et de ne laisser dans ceux qu'on jugerait nécessaires que de faibles détachemens.
Le général Menou fit partir du Caire, le 21, la 88e demi-brigade, un bataillon de la 25e, huit cent cinquante hommes de la 21e, arrivés de Beneisouef, la cavalerie et le parc d'artillerie, qu'il borna seulement à trois pièces de 12. Il écrivit au général Rampon de partir pour Rahmaniëh avec la 32e, les carabiniers de la 2e et une partie du 20e} de dragons, et de laisser à Damiette, à Lesbëh et autres forts, le reste de la 2e légère, cent dragons du 20e et une compagnie d'artillerie légère. Le général Reynier reçut l'ordre de faire partir la 13e pour Rahmaniëh, par la route du Delta, et d'envoyer au Caire la 9e demi-brigade, qui devait remplacer la 85e, destinée pour Rahmaniëh. Cet ordre, d'un style fort ambigu, laissait ce général à Belbéis, avec son artillerie et son ambulance, sans moyens à opposer au visir. Deux demi-brigades de sa division étaient disposées dans les places du Caire, de Belbéis et de Salêhiëh, et la marche de la 13e par le Delta, devant être fort longue dans cette saison, le général Reynier se détermina à passer avec elle par le Caire, à se mettre à la tête des deux demi-brigades de sa division qui allaient à l'ennemi, et à emmener son artillerie.
Ces dispositions laissaient trop de troupes à Damiette, au Caire, à Belbéis, à Salêhiëh et dans la Haute-Égypte. Le général Menou ne fit pas évacuer cette dernière; ce fut après son départ seulement que le général Belliard en donna l'ordre au général Donzelot.
Le 17, le général Lanusse arrive à Rahmaniëh, il entend le bruit du canon d'Aboukir, et part sur-le-champ pour aller au secours du général Friant. Le 19, il effectue sa jonction avec lui, sur les hauteurs de Nicopolis en avant d'Alexandrie. La cavalerie, qui, depuis le 18, était renforcée du 22e régiment de chasseurs, fournissait une grand'garde près d'une maison située à une demi-lieue de l'Embarcadaire.
Le corps de l'armée anglaise établi à terre le premier jour, fut long-temps livré à lui-même; le débarquement des autres corps, ainsi que celui de l'artillerie et des chevaux, ayant été retardé par la grosse mer, il ne fut terminé que le 20. Ce jour-là, les Anglais se portèrent vers l'Embarcadaire, déjà occupé par leur avant-garde, et là ils achevèrent de s'organiser.
Ils se mirent en marche le 21 à huit heures du matin, et repoussèrent la grand'garde de cavalerie, qui envoya prévenir de leur approche. Les généraux Friant et Lanusse, considérant que le lac Maréotis n'était pas praticable dans cette saison, et que si les Anglais s'établissaient sur les digues du canal d'Alexandrie et du lac Maadiëh, le reste de l'armée pourrait difficilement se réunir à eux, résolurent de s'opposer, avec leurs faibles moyens, à la marche des ennemis, afin de conserver cette communication importante. La garde d'Alexandrie fut laissée aux marins et aux dépôts, et ils s'avancèrent jusqu'à la pointe du lac Maadiëh, sur les hauteurs voisines du camp des Romains, avec les troupes suivantes:
| Total général. | ||
| Infanterie | 3950 | hommes. |
| Cavalerie | 520 | |
| Artillerie | 22 | pièces. |
C'est avec ce petit nombre de troupes que les généraux Friant et Lanusse ont l'audace d'attendre toute l'armée anglaise, c'est-à-dire seize mille hommes d'infanterie, deux mille soldats de marine tirés de la flotte, deux cents cavaliers, et dix pièces de canon attelées.
Les Anglais marchaient lentement, leur infanterie avait de la peine à se traîner dans les sables mouvans qu'elle devait parcourir. Des chaloupes canonnières s'avançaient dans le lac Maadiëh, à la hauteur de sa gauche, ainsi qu'un grand nombre de barques chargées de munitions, de vivres et d'eau douce. Lorsqu'ils virent les troupes françaises postées sur les hauteurs qu'ils voulaient occuper, ils s'arrêtèrent, et on se canonna réciproquement. Ils n'osèrent pas attaquer, et campèrent, à trois heures après midi, à moins de deux lieues du point de leur départ.
Ils se remirent en marche le 22, à la pointe du jour: craignant l'impétuosité française, et surtout la cavalerie, ils se formèrent sur trois lignes; au centre de leur armée était un carré, dont les côtés étaient composés d'infanterie en colonnes serrées.
L'aile gauche s'ébranla la première; elle suivit le bord du lac Maadiëh, afin de s'appuyer au canal et de tourner la droite des Français; le centre se mit en mouvement plus tard, et la droite après lui.
Le centre marchait lentement sur le revers d'une hauteur qui le masquait à la position des Français, et l'aile gauche paraissait isolée. Le général Lanusse espère la culbuter, au moyen d'une attaque très vive, avant qu'elle puisse être secourue par le reste de l'armée: il le propose au général Friant, ordonne à la 69e de s'avancer sur les hauteurs qui bordent la mer pour occuper la droite des ennemis, laisse un bataillon de la 18e} en réserve sur la hauteur du camp des Romains, un bataillon de la 4e légère avec une pièce et un obusier d'artillerie légère, à droite de ces hauteurs, et se met aussitôt en marche avec le reste de ses troupes, et le 22e régiment de chasseurs.
Tandis que le brave Lanusse commence son mouvement, le centre des Anglais paraît sur la hauteur; la première ligne s'avance; on ne peut plus alors arriver sur le flanc de l'aile gauche avant de l'attaquer. Le 22e régiment de chasseurs la charge avec la plus grande bravoure, la traverse et fait poser les armes à deux bataillons; mais les feux exécutés avec beaucoup de vivacité et de précision, par la seconde ligne, le forcent à se retirer et à abandonner ses prisonniers. La 4e légère, dirigée par l'adjudant commandant Bayer, combat pendant ce temps, avec avantage, le reste de la première ligne et la fait ployer. La 18e se formait en bataille sur sa gauche; mais la colonne qui marchait toujours à la droite du centre des Anglais, se déploie rapidement sur son flanc, son feu y met du désordre: elle ne peut achever son mouvement pour lui faire face. La 4e légère et le 22e de chasseurs, trop inférieurs pour soutenir seuls le combat, commencèrent alors leur retraite.
Pendant ce temps, le général Friant s'était avancé avec les 25e et 75e précédées de tirailleurs, qui inquiétaient l'aile gauche des Anglais. La 61e avait aussi marché jusqu'à la pointe du lac Maadiëh, et attaquait cette aile, qui s'était arrêtée et la recevait par des feux très nourris; mais étant trop inférieure, et le mouvement projeté par le général Lanusse n'ayant pu être exécuté, elle se retira sur la digue du canal. Le général Friant fit reprendre aux 25e et 75e leur position sur la hauteur.
Les généraux Friant et Lanusse sentirent qu'il serait imprudent de s'engager plus long-temps avec une armée aussi supérieure, et qu'on tenterait vainement de l'empêcher d'occuper cette position. Une belle charge, exécutée par le 3e de dragons, protége la retraite de la 4e légère, qui était fort engagée, et ralentit la marche des Anglais. La 69e forme l'arrière-garde de gauche, en suivant le bord de la mer; elle attend à portée de fusil la droite des Anglais, et exécute, dans le meilleur ordre, une retraite par échelon, qui lui mérite l'admiration des ennemis. La 61e fait une pareille retraite sur la droite, près du canal. Les troupes françaises prennent position sur les hauteurs de Nicopolis.
Les Anglais, après avoir dépassé les hauteurs du camp des Romains, déploient leurs colonnes du centre; long-temps ils paraissent incertains s'ils attaqueront les Français; ils avaient la supériorité du nombre; leurs soldats devaient être animés par le succès facile qu'ils venaient d'obtenir; cependant ils n'osent l'entreprendre. Ils se bornent à faire marcher leur aile gauche sur le grand mamelon, au-delà des étangs, et à détacher un bataillon sur le canal; mais le feu des pièces placées sur la hauteur de Nicopolis, et quelques tirailleurs jetés dans le canal, les forcent bientôt à la retraite. L'aile gauche n'ose pas rester sur le mamelon et se retire. L'armée anglaise campe, la droite à la mer vers le camp des Romains, la gauche au canal d'Alexandrie, vis-à-vis la pointe du lac Maadiëh, et travaille de suite, avec une grande activité, à fortifier cette position par une ligne de redoutes.
Les ennemis eurent, dans cette affaire, quinze cents hommes hors de combat. La perte, du côté des Français, fut de cinq cents. Cette différence provient du petit nombre des Français, de la supériorité de leur artillerie, et de la charge du 22e, qui mit beaucoup d'Anglais hors de combat. Le général Lanusse fut légèrement blessé.
Ce dernier, ainsi que le général Friant, sentait que la position des hauteurs de Nicopolis n'était pas susceptible d'être défendue, si l'armée anglaise l'attaquait, et qu'il était surtout important de s'occuper de la sûreté d'Alexandrie. Ils y laissent une forte avant-garde pour en imposer aux ennemis, et leur faire croire que leur intention était de la défendre; mais pour soutenir sa retraite, et préparer les moyens de résistance d'Alexandrie, ils firent réparer l'ancienne enceinte des Arabes, et y placèrent la 4e légère avec deux bataillons de la 18e; le 3e bataillon de cette demi-brigade fut établi à la redoute commencée sur la hauteur dite de Cléopâtre; le 3e bataillon de la 35e occupa les hauteurs près de la colonne de Pompée. On travailla en même temps à perfectionner les fortifications. Comme la cavalerie devenait inutile pour la défense de cette place, et qu'il y avait peu de fourrage dans les magasins, on ne garda que le 18e de dragons; le reste fut envoyé pendant la nuit à Rahmaniëh, au-devant de l'armée. Elle eut beaucoup de peine à traverser le lac Maréotis, et dut s'éloigner pour trouver un chemin, jusqu'auprès du Marabou.
Les généraux qui étaient à Alexandrie firent partir, le 25, un bâtiment pour instruire le gouvernement de ce qui s'était passé, et prévenir l'amiral Gantheaume, qu'on savait en route, de la position de la flotte anglaise.
CHAPITRE III.
ARRIVÉE DE L'ARMÉE À ALEXANDRIE.—AFFAIRE DU 30 VENTÔSE.
On apprit ces détails en arrivant à Rahmaniëh. La situation de l'armée française devenait très difficile. Les Anglais, maîtres des digues, mettaient obstacle à la réunion des troupes sous Alexandrie, à moins qu'on ne parvînt à découvrir, dans le bassin du lac Maréotis, un chemin praticable pour l'artillerie; ils pouvaient même y faire entrer l'eau de la mer par une coupure à la digue qui le sépare du lac Maadiëh. Toutes les troupes disponibles n'avaient pas été réunies, et les affaires du 17 et du 22 ventôse avaient affaibli les corps qui y avaient combattu.
Le général Rampon arriva le 26 à Rahmaniëh. On reçut le 27, à Birket, le rapport d'une reconnaissance qui avait découvert une route praticable pour l'artillerie; on s'y dirigea en passant par Agazy, et on arriva vers le Marabou. L'armée fut enfin réunie le 29 à Alexandrie.
Pendant ce temps les Anglais avaient fait le siége d'Aboukir. Ce petit fort, bientôt écrasé par une artillerie supérieure et par les bombes, capitula le 28 ventôse, pour éviter d'être pris d'assaut. Les Anglais avaient pressé avec activité la confection des retranchemens de leur position; ils y avaient transporté beaucoup d'artillerie pour armer leurs redoutes. Ils ne firent d'autres mouvemens que de pousser quelques patrouilles à Bedah. Le 27, le 12e dragons légers rencontra, vers ce village, cinquante hussards du 7e régiment, détachés avec une compagnie de carabiniers de la 21e pour reconnaître leur position sur le canal. Les dragons chargèrent les hussards, qui se lancèrent en même temps sur eux, traversèrent leur escadron, puis retournant tout à coup leurs excellens chevaux arabes, prirent à dos les Anglais, qui, ne pouvant arrêter les leurs, furent ainsi poussés sur la compagnie de carabiniers, dont le feu acheva de les détruire.
Les troupes une fois réunies, il fallait attaquer aussitôt l'ennemi: une victoire assurait la possession de l'Égypte; elle donnait les moyens d'arrêter la marche du visir et celle du corps anglais venu de l'Inde. Un échec ne pouvait pas rendre la position beaucoup plus mauvaise que si, restant en présence des Anglais, on temporisait et consommait les faibles approvisionnement d'Alexandrie, tandis que l'armée du visir, répandue dans l'intérieur du pays, aurait le temps de prendre Damiette, Salêhiëh et les autres petits forts, d'en égorger les faibles garnisons, de soulever les habitans, etc. Il ne fallait pas non plus laisser à l'armée anglaise le temps de recevoir des renforts et de se fortifier davantage.
Si le lac Maréotis avait été praticable dans cette saison, il aurait mieux valu retarder l'attaque, afin d'essayer, par un mouvement rétrograde, d'engager les Anglais à se diviser pour faire le siége d'Alexandrie, et les attirer ainsi sur un champ de bataille plus étendu, où l'armée française, profitant de sa supériorité en artillerie légère et en cavalerie, aurait pu s'assurer la victoire, mais le sol marécageux du lac s'y opposait alors.
Les ennemis étaient tellement supérieurs en nombre, et dans une position si bonne, qu'il y avait peu d'apparence de succès; on ne pouvait en attendre que d'un coup de vigueur sur une de leurs ailes. L'embarras était de faire ordonner de bonnes dispositions par un général en chef qui n'avait pas fait la guerre, et qui fermait l'oreille à tous les avis. Le général Lanusse, à qui le général Menou fit demander indirectement un plan d'attaque, lui envoya, aussi par un tiers, un projet fait de concert avec le général Reynier. Il fut rédigé en ordre du jour, et donné à dix heures du soir aux généraux.
La position des Anglais n'avait pas plus de 1300 toises de développement; les deux ailes, appuyées, la droite à la mer et la gauche au lac Maadiëh, étaient flanquées par des chaloupes canonnières: la gauche était fortifiée par des redoutes construites sur la digue du canal d'Alexandrie, et couverte par des étangs. Les redoutes placées sur les hauteurs occupées par le centre de l'armée, prenaient des revers par toute cette gauche, et le centre était également flanqué, par la position de l'aile droite et par la redoute élevée à côté de l'ancien camp des Romains. Ces ouvrages contenaient beaucoup d'artillerie; les troupes étaient campées derrière, sur deux lignes; la réserve formait une troisième ligne en arrière de la gauche: l'attaque seule de la droite était praticable. On pouvait espérer de la culbuter par un grand effort, de la déborder par la marche supérieure de l'infanterie française; de faire ensuite agir toutes les troupes sur le centre, tandis que l'aile gauche serait occupée par une fausse attaque, de profiter enfin du moment favorable pour décider le succès avec la cavalerie, et acculer les ennemis au lac Maadiëh.
L'armée française, dont la force est détaillée par corps dans le tableau no 3, était de huit mille trois cent trente hommes d'infanterie, treize cent quatre-vingts de cavalerie, avec quarante-six pièces de canon. L'armée anglaise était de seize mille hommes d'infanterie, deux cents chevaux, douze pièces de canon attelées, et trente en position dans les redoutes, sans compter celles des chaloupes canonnières.
Les troupes françaises furent réunies une heure avant le jour[31] aux avant-postes; le général Lanusse pensait que les redoutes des Anglais seraient facilement emportées par des grenadiers soutenus par la tête des colonnes. Il forma ses deux brigades en colonnes serrées, pour les déployer au-delà de la grande route et du camp des Romains, afin d'attaquer la droite de l'armée anglaise. La brigade du général Silly devait marcher directement sur la redoute; celle du général Valentin suivre le bord de la mer, et passer entre elle et le camp des Romains. Le centre aurait dû, pour bien suivre la disposition générale, marcher près de la droite de la brigade du général Silly, la suivre en seconde ligne, et après un premier succès, attaquer vivement avec l'aile droite, la position et les redoutes du centre des Anglais: mais sa division en deux corps ayant chacun son commandant, et subdivisés encore par la séparation des grenadiers, lui ôta l'unité d'action nécessaire pour suivre entièrement le plan qui avait été arrêté. L'aile droite devait se déployer entre les étangs et le centre, pour attaquer celui des ennemis, aussitôt que la gauche aurait enfoncé leur droite; elle devait aussi détacher un corps entre les deux lacs, pour occuper la gauche des Anglais, et les empêcher d'envoyer sur Alexandrie des troupes, qui, vu la supériorité de l'armée anglaise, auraient embarrassé les Français. Ce corps devait être secondé par le général Bron, détaché avec deux régimens de cavalerie, dans le bassin du lac Maréotis, et par une fausse attaque des dromadaires sur le canal, du côté de Bedah. On pouvait d'autant mieux espérer que cette fausse attaque occuperait beaucoup les Anglais, et y retiendrait leurs troupes, qu'ils ignoraient la réunion de l'armée à Alexandrie, et pouvaient craindre d'être attaqués de ce côté, ce qui donnait l'avantage d'agir sur leur droite avec égalité de force. La cavalerie devait marcher en seconde ligne derrière l'infanterie, jusqu'à ce que la gauche eût enfoncé la droite des Anglais, et qu'elle pût saisir l'instant de ce désordre, pour décider la victoire par une charge.
Les dromadaires commencent leur fausse attaque au crépuscule; ils surprennent la première redoute, font vingt prisonniers, se servent d'une pièce de canon qu'ils y trouvent pour tirer sur les autres redoutes, et attirent fortement l'attention des ennemis. Le général Lanusse se met alors en mouvement, ainsi que les autres divisions. Une compagnie de carabiniers de la 4e légère, enlève bientôt un premier redan, et y prend une pièce. La brigade du général Silly marche sur la grande redoute. Le général Lanusse s'aperçoit alors que le général Valentin avait quitté le bord de la mer et dirigé sa brigade dans le rentrant de la redoute et du camp des Romains, où les feux croisés qu'elle reçoit la font hésiter; il y court, la rallie et la ramène à la charge. Il reçoit alors une blessure mortelle. L'impulsion qu'il avait donnée se ralentit; on n'ordonne pas le déploiement de cette brigade, et le feu des ennemis force les soldats à se disperser derrière les mamelons. La 4e légère, qui formait la tête de la brigade du général Silly, rencontre, vers l'angle de la redoute, la 32e, qui, dans l'obscurité, s'était dirigée trop à gauche; ces deux corps se mêlent; il en naît un peu de désordre; la 4e légère ne peut franchir les fossés de la redoute; elle glisse sur leur flanc gauche, et est repoussée par la première ligne ennemie. La 18e, qui en avait été séparée par la 32e, ne peut forcer la redoute.
La 32e, ayant à sa tête le général Rampon, attaque ensuite la première ligne des Anglais; elle est repoussée; ce général est démonté et ses habits percés de balles. L'adjudant-commandant Sornet, en marchant aussi sur la ligne ennemie, est blessé mortellement, et les grenadiers qu'il commande ne peuvent pénétrer. Le général Destin suit la route d'Aboukir, et passe dans l'intervalle de la droite et du centre de la première ligne des Anglais; il y reçoit un feu très vif de la seconde ligne et des redoutes, et se retire après une blessure légère; le chef de bataillon Hausser, qui commandait sous ses ordres la 21e légère, avait eu la cuisse emportée; cette demi-brigade reste sans chef au milieu de l'armée anglaise; un régiment en est détaché pour lui couper la retraite: le second bataillon parvient à se retirer; mais trois compagnies du 3e bataillon, composé en grande partie de Cophtes enrôlés dans la Haute-Égypte, et qui étaient dispersées en tirailleurs, sont forcées de se rendre. Trente hommes qui gardaient le drapeau se font tuer avant de le céder aux ennemis. Le chef de brigade Eppler, qui avait marché un peu plus à droite, est blessé, et ses grenadiers sont repoussés. Les petits corps séparés qui formaient le centre s'étaient trop avancés avant d'avoir leur gauche appuyée par la prise de la grande redoute. Presque toutes les troupes avaient attaqué à la fois, isolément et sans seconde ligne. L'obscurité avait mis un peu de désordre dans leur marche, et les principaux chefs étaient hors de combat. Les soldats restant exposés à un feu très vif, sans recevoir d'ordres, se dispersèrent derrière les mamelons.
L'aile droite, d'après les dispositions arrêtées, attendait à petite portée de canon du centre des Anglais, le succès de la gauche pour commencer son attaque. Aussitôt que le général Reynier apprend la blessure du brave Lanusse et le désordre de la gauche et du centre, il fait avancer son aile pour les soutenir. Il charge le général Damas de rester, avec la 13e, entre les deux étangs, pour occuper la gauche des Anglais et pousser des tirailleurs vers le canal.
Après le non-succès de cette première attaque, la dispersion des troupes et la perte du général Lanusse, des efforts ultérieurs devenaient inutiles, puisque avant l'action on n'avait d'espérance que dans un premier choc: les trois cinquièmes de l'armée, dispersés, ne pouvaient se réunir et s'organiser de nouveau sous le feu de l'ennemi, pour entreprendre une nouvelle attaque, lorsqu'une partie des chefs était hors de combat. L'aile droite était trop inférieure pour attaquer seule le centre des Anglais, protégés par les feux de revers de la grande redoute du camp des Romains et de l'aile droite. Si on s'était retiré alors, la perte aurait été peu considérable; les Anglais auraient considéré cette affaire comme une grande reconnaissance, et l'armée restait encore assez forte pour tenir la campagne et pour tenter une nouvelle attaque à la première occasion favorable.
Le général Reynier voyant que le général Menou ne donnait aucun ordre, résolut de faire une nouvelle tentative avec l'aile droite sur celle des ennemis: sa réussite aurait donné les moyens de réunir les troupes dispersées, et de les faire agir de nouveau. Tandis que la division Friant et la 85e marchaient pour remplir cet objet; que l'artillerie légère avançait par son ordre, pour éteindre le feu des redoutes, ce général se porta sur des mamelons voisins de la grande route, afin de bien connaître les dispositions des ennemis, et celles qu'il convenait de faire pour les attaquer avec quelque apparence de succès.
Aussitôt que les Anglais s'aperçurent que la principale attaque était dirigée contre leur droite, ils y firent marcher leur réserve. Le général Hutchinson, qui commandait leur gauche, y resta cependant toujours avec six mille hommes, quoiqu'il n'eût devant lui que huit cents hommes de la 13e, trois cents chevaux du 7e régiment de hussards et du 22e de chasseurs, et cent dromadaires.
Pendant que cela se passait, le général Menou se promenait derrière l'armée: le général Lanusse, lorsqu'il fut blessé, l'avait fait prier de le remplacer par le général Damas; il n'avait rien répondu, et n'avait pris aucune mesure pour réorganiser les troupes. Ensuite, rencontrant la cavalerie, il lui ordonna de charger. Vainement on lui fit observer que ce n'était pas le moment, et qu'il la ferait détruire sans en tirer aucun avantage. Ce ne fut qu'au troisième ordre que le général Roize se mit en mouvement[32]. Cette cavalerie, en passant dans les intervalles des 61e et 73e, arrêta leur marche. Le général Reynier, après s'être convaincu qu'on ne pouvait réorganiser une attaque avec les troupes des divisions Lanusse et Rampon, revenait chercher la division Friant et la 85e pour en essayer une nouvelle, lorsqu'il rencontra cette cavalerie déjà sous le feu de l'infanterie des ennemis. Il était trop tard pour empêcher cette charge déplacée; la cavalerie aurait perdu presque autant de monde en restant en place qu'en achevant de l'exécuter. Le général Reynier fit accélérer le mouvement de ses troupes, afin qu'elles pussent la protéger; mais à peine la 61e arrivait-elle au pied de la redoute, que déjà la cavalerie était repoussée.
Le général Silly venait d'avoir la cuisse emportée; plusieurs chefs de corps étaient blessés; il ne restait auprès de la gauche et du centre aucun chef qui pût profiter de la proximité des ennemis, au moment du désordre que la cavalerie mit dans leur première ligne. Le général Baudot fut alors blessé mortellement devant la 85e.
Le général Roize et tous les chefs sous ses ordres sentaient la faute qu'on leur faisait commettre; mais tous se conduisirent en braves, animés par le désespoir d'être sacrifiés inutilement. La première ligne, commandée par le général Boussart, et composée des 3e et 14e de dragons, chargea la première ligne ennemie derrière la grande redoute; le 14e, arrêté par les fossés creusés sur le front du camp, fut obligé de les tourner; l'infanterie ennemie fut culbutée; les soldats se jetaient ventre à terre et se réfugiaient dans les tentes, où les chevaux s'embarrassaient. Le feu de flanc des redoutes et celui des secondes lignes ayant tué, blessé ou démonté un grand nombre d'officiers et de dragons, on fut obligé de se retirer. Le général Boussart avait été atteint de deux balles. L'infanterie anglaise reprit alors ses armes et fut renforcée par la réserve. Le général Abercombrie, qui s'y trouvait avec son état-major, fut blessé mortellement; le général Roize fut tué; un grand nombre d'officiers et de dragons eurent le même sort; d'autres furent blessés et démontés. Les débris de cette cavalerie durent se retirer en désordre; et lorsqu'elle fut reformée derrière l'infanterie, il n'y avait pas le quart de ceux qui avaient chargé.
La destruction de la cavalerie ne laissant aucun espoir de succès, on aurait dû prendre le parti de se retirer, pour éviter des pertes plus considérables, et réorganiser l'armée, afin d'être encore en état de tenter quelque entreprise. Le général Reynier alla chercher plusieurs fois le général Menou, pour lui faire sentir qu'il était nécessaire de prendre promptement un parti; qu'il fallait ou se retirer, ou tenter, avec les troupes de l'aile droite, qui étaient encore fraîches, une nouvelle attaque dont on pourrait tirer quelque avantage, si on parvenait à s'emparer de la grande redoute, à culbuter l'aile droite anglaise; qu'on pouvait essayer si la fortune ne favoriserait pas quelque entreprise audacieuse, quoiqu'il fût peut-être imprudent d'exposer les seules troupes qui pussent soutenir la retraite, etc. Il n'obtint aucune réponse précise. Les troupes restaient sous le feu des lignes et des batteries ennemies sans faire aucun mouvement, et perdaient à chaque instant une foule de braves. Les munitions de l'artillerie étaient épuisées. Les Anglais ayant fait avancer quelques corps qui prirent en flanc la 4e légère, la forcèrent d'abandonner les mamelons qu'elle occupait. Les tirailleurs qui étaient sous la grande redoute durent aussi se retirer. Enfin, après deux heures d'indécision, le général Menou ordonna la retraite: elle se fit dans le plus grand ordre. Les Anglais n'osèrent pas sortir de leurs retranchemens, et l'armée française reprit, à onze heures du matin, sa position sur les hauteurs de Nicopolis.
CHAPITRE IV.
DISPOSITION APRÈS L'AFFAIRE DU 30 VENTÔSE.—PRISE DE ROSETTE ET DE RAHMANIËH.—PASSAGE DU DÉSERT PAR LE VISIR.
Le lendemain de l'affaire du 30, le général Reynier, voyant que le général Menou ne donnait aucun ordre pour faire occuper aux troupes une position plus avantageuse que celle de Nicopolis, et pour prendre, relativement aux divers corps disséminés en Égypte, les dispositions qu'exigeaient les circonstances, alla chez lui: il lui dit que la position sur les hauteurs de Nicopolis était trop étendue pour qu'il fût prudent d'y attendre les Anglais; que ces derniers, avec quinze mille hommes, pouvaient, par une attaque vigoureuse, y culbuter les troupes et entrer avec elles dans Alexandrie; qu'on pouvait prendre une meilleure position en plaçant la droite sur les hauteurs de la colonne de Pompée, le centre à l'enceinte des Arabes, et la gauche au Pharillon; mais que, néanmoins, des considérations majeures devaient faire préférer un plus grand parti. La réunion de toutes les troupes à Alexandrie épuisait les magasins, qui étaient peu considérables; l'armée du visir, ainsi que le corps venu de l'Inde, devaient être en marche; les Anglais pouvaient occuper Rosette, faire entrer une flottille dans le Nil et attaquer Rahmaniëh; il était nécessaire de s'y opposer. Enfin, le reste de l'armée étant dispersé dans plusieurs mauvais postes qui devenaient inutiles et qu'on ne pouvait plus secourir, ces détachemens isolés pouvaient être battus en détail, si on ne se déterminait pas à faire sauter ces forts, afin de réunir leurs garnisons à un corps d'armée. Pour parer à ces divers dangers, le général Reynier proposait de laisser à Alexandrie, à la citadelle du Caire, au fort Julien et à Lesbëh, des garnisons suffisantes, et de réunir l'armée à Rahmaniëh, afin de profiter des occasions favorables pour battre les Anglais, lorsqu'ils quitteraient leur position pour attaquer Alexandrie et Rosette; et, suivant les circonstances, marcher contre le visir aussitôt qu'il passerait le désert.
Le général Menou avait tant parlé de parti anti-coloniste, qu'il avait fini par se persuader que toute proposition d'abandonner des forts, pour réunir l'armée, avait pour but un projet d'évacuation de l'Égypte. Il ne prit que des demi-mesures, ne rappela que les postes de Mit-Khramr et de Menouf, n'envoya à Rahmaniëh et Rosette que la 85e, avec cent dragons du 3e régiment; donna ordre au général Belliard de faire partir pour Rahmaniëh douze cents hommes[33]; de réduire au strict nécessaire les garnisons de Belbéis et de Salêhiëh, et de presser le retour des troupes qui étaient encore dans la Haute-Égypte. Il envoya au général Morand l'ordre de laisser cent hommes à Lesbëh, autant dans les tours du Boghaz, de Dibëh et d'Omm-Faredje, et de venir à Rahmaniëh avec ce qui restait de la 2e légère, du 20e régiment de dragons, et l'artillerie. Ce dernier ordre fut porté par un Arabe qui n'arriva pas.
Le général Menou, pendant qu'il était au Caire, ne voulut pas croire que les Anglais pussent débarquer. Lorsqu'il fut à Alexandrie, il chercha à se persuader que le visir ne marcherait pas, que les Anglais ne pouvaient rien entreprendre; que, tant qu'il serait en face de leur armée, ils n'oseraient pas quitter leur position, ni faire de détachemens sur Rosette, et qu'ils se rembarqueraient bientôt.
Autant les troupes estiment le général instruit, homme intrépide, qui, ferme et constant au milieu des dangers qu'il brava souvent à leur tête, sait, dans une circonstance difficile, tirer de son expérience et de sa valeur les ressources qu'un vulgaire timide croit anéanties; autant elles méprisent le présomptueux qui, la main sur les yeux et l'oreille fermée, cherche à s'étourdir sur des périls dont il n'ose envisager l'étendue: fanfaron ignorant, qui, loin de l'ennemi, prédit avec emphase des succès qu'il n'a pas su préparer, qu'il ne saura point obtenir à son approche. C'est peu qu'un pareil chef aime à se tromper lui-même; on le voit encore en imposer à ses troupes sur la force de ceux qu'elles ont à combattre; méthode vicieuse, bonne tout au plus avec des soldats neufs, sans coup d'œil, sans habitude de la guerre; mais avec de vieux guerriers!... c'est douter de leur courage, c'est outrager leur gloire, que de leur déguiser le nombre des ennemis. Celui qui adopte cette méthode, qui, par orgueil, ne veut point avouer ses fautes et cherche perfidement à les faire retomber sur les autres, se croit sûr de parer à tous les événemens s'il parvient à capter la bienveillance des troupes; et il ne s'occupe qu'à travailler leur esprit, au lieu de s'assurer des succès par de bonnes dispositions.
Toujours livré à ses inquiétudes personnelles, le général Menou n'avait d'espions que dans son armée, et aucun dans le camp ennemi. On n'apprit la mort du général Abercombrie que le 18 germinal, et encore ce fut par un déserteur. On répandit une foule de bruits, trop absurdes pour que ceux qui en étaient l'objet eussent besoin de les démentir; mais ceux qui les propageaient étaient protégés: on employa toute espèce de moyens pour intimider ceux qui refusaient d'y croire; plusieurs même furent arrêtés. La terreur s'empara des esprits... Les chefs, désunis par toutes sortes de manœuvres, ne pouvaient se concerter pour diriger le général en chef; aucun ne voyait assez d'apparence de succès pour se charger de la responsabilité... On ne pouvait prévoir les nouvelles fautes et la timidité des Anglais.
Un convoi de cinquante-sept bâtimens turcs, dont cinq vaisseaux de ligne et six frégates, sous les ordres du capitan-pacha, arriva, le 5 germinal, dans la rade d'Aboukir; il portait six mille hommes de troupes turques, qui débarquèrent le 10 à la Maison Carrée. Ce poste, qui aurait pu devenir important, avait été évacué et désarmé après le débarquement. On apprit le 14, à Alexandrie, que les Turcs s'y étaient établis; mais le général Menou ne voulut point croire cette nouvelle; les officiers qui les avaient reconnus et qui voulurent lui faire des rapports exacts, furent menacés. Il accueillit ceux qui eurent la faiblesse de lui dire qu'il n'y avait que sept à huit cents hommes, et ne prit aucune mesure pour les empêcher de faire des progrès ultérieurs. À cette époque, un corps d'armée réuni en campagne aurait facilement battu les Anglais et les Turcs au moment où ils auraient quitté la Maison Carrée pour se porter sur Rosette. Les Anglais, découragés par la mort d'un général en chef qui avait toute leur confiance, affaiblis par leurs pertes, dégoûtés du pays par les chaleurs de ce climat brûlant et par la disette d'eau douce, voyant que le visir n'avait pas encore passé le désert, et paraissait peu disposé à les seconder, auraient perdu tout espoir dès le premier échec; les étrangers qui composaient plusieurs de leurs corps auraient alors déserté et grossi l'armée française.
Le général Hutchinson croyant toujours que l'armée française se réunirait à Rosette, craignait d'y marcher; cependant, d'après les rapports des Arabes, il y envoya une reconnaissance de cinq cents hommes; et instruit du petit nombre des Français qui s'y trouvaient, il se détermina à occuper cette ville, qui lui était indispensable pour se procurer des approvisionnemens, de l'eau douce, et pour continuer ses opérations. Le 16, trois mille hommes de l'armée anglaise passèrent à la Maison Carrée; ils campèrent le 17 à Edko, et le 18, marchèrent à Rosette avec le corps des Turcs. Le 3e bataillon de la 85e, qui était dans cette ville avec trois compagnies de la 61e, ne pouvant résister à des forces si considérables, passa le Nil dès que les ennemis approchèrent, et se retira à Fouah. Le fort Julien resta livré à lui-même, avec une garnison de vingt-cinq hommes de la 61e, une compagnie d'invalides et quelques canonniers; trois barques armées, stationnées au Boghaz, devaient remonter vers ce fort dès qu'elles y seraient forcées.
Les Anglais et les Turcs campèrent sur la hauteur d'Aboumandour, et s'y retranchèrent; leur avant-garde se porta vers Hamat, dans un endroit resserré entre le Nil et le lac d'Edko. Ils entreprirent ensuite le siége du fort Julien, et attaquèrent le Boghaz; quelques jours après, ils firent entrer une flottille dans le Nil. Le fort Julien fut forcé de capituler le 29, après une résistance beaucoup plus opiniâtre qu'on ne pouvait l'espérer d'un aussi mauvais ouvrage, dont un front avait été détruit par la dernière inondation, et qui était écrasé par une artillerie supérieure: lorsque les Anglais virent sortir quelques invalides qui l'avaient défendu, ils demandèrent où était la garnison.
La prise de Rosette fut connue le 20 à Alexandrie; on reçut en même temps des nouvelles du Caire, qui annonçaient la marche du visir comme très certaine. Le général Belliard, d'après cette certitude, avait fait rentrer au Caire les six cents hommes qui avaient été demandés pour Rahmaniëh. Ces nouvelles étaient sues de toute l'armée, et le général Menou soutenait toujours qu'il n'en était rien. Il annonçait, tantôt que le grand-visir était mort, tantôt qu'il était rappelé à Constantinople; enfin, que les Anglais n'étaient pas à Rosette. Il ne put cependant se dispenser d'envoyer quelques troupes de ce côté-là; mais il crut qu'il suffisait, pour les battre, d'y envoyer le général Valentin, qui partit, dans la nuit du 20 au 21, avec la 69e, forte de sept cents hommes, et le 7e régiment de hussards, de cent cinquante chevaux.
Le général Reynier fut, le 23, chez le général Menou, afin d'essayer encore de lui démontrer les inconvéniens de la position prise en avant d'Alexandrie, de lui indiquer les travaux essentiels pour la défense de cette place, et de l'engager à assembler l'armée pour s'opposer aux progrès du corps ennemi qui occupait Rosette. N'ayant obtenu de bouche aucune réponse raisonnable, il lui réitéra ses observations par écrit.[34]
Les dromadaires, qui avaient été en reconnaissance du côté de Rosette, furent de retour le 24, et annoncèrent que cette ville était occupée par trois ou quatre mille Anglais et cinq à six mille Turcs, avec vingt pièces de canon; mais le général Menou ne voulut pas croire ce rapport; il dit au chef de brigade Cavalier, et au commissaire ordonnateur Sartelon, présent à cette reconnaissance, qu'il ferait fusiller quiconque dirait qu'il y avait plus de huit cents hommes. Cependant, comme le chef de brigade Cavalier affirmait que le général Valentin était hors d'état de reprendre cette ville, il fit partir cinq cents hommes de la 4e légère et cent soixante chasseurs du 22e régiment.
À cette époque, le général Menou nomma trois généraux de division, trois généraux de brigade, et fit plusieurs autres avancemens; quelques officiers voulurent refuser ces grades, mais ils furent contraints d'accepter.
Le 25, il fit partir encore pour Rahmaniëh, la 13e et le 20e de dragons, sous les ordres du général Lagrange. Cette demi-brigade était la seule de la division du général Reynier qui restât sous ses ordres directs; ce général reçut alors l'ordre de demeurer à Alexandrie sans troupes. Il voulut encore éclairer le général Menou, et lui faire sentir que ce n'était pas avec de petits détachemens successifs qu'on s'opposerait aux progrès des ennemis, mais en rassemblant l'armée. S'il avait pu le déterminer à faire de meilleures dispositions, il aurait insisté pour conserver ses troupes; ses représentations étant inutiles, il prit le parti d'aller demeurer à Alexandrie, et d'y rester simple spectateur des événemens malheureux qu'il prévoyait.
Les Anglais avaient coupé, le 24, la digue du lac Maadiëh, afin de faire entrer les eaux dans le lac Maréotis: ils espéraient empêcher les communications avec Rahmaniëh et le Caire; mais leur but ne fut pas entièrement rempli, les eaux s'étendirent lentement dans ce bassin: ils auraient agi bien plus militairement, s'ils avaient attaqué les convois, qui marchaient tous sous une faible escorte, et s'ils avaient avancé plus tôt à Rahmaniëh. On apprit alors à Alexandrie que l'armée du visir avait passé le désert; une colonne était arrivée le 19 germinal à Kantara-el-Khasnëh, et une autre à Saffabiar. Les faibles garnisons laissées à Belbéis et à Salêhiëh avaient ordre de faire sauter ces forts, de détruire les magasins et de se retirer sur le Caire, aux premiers avis de l'approche des ennemis. Du moment où on ne faisait aucune disposition pour secourir ces mauvais postes, aussitôt qu'ils seraient attaqués, il convenait beaucoup mieux de réunir à l'armée leurs garnisons, qui ne pouvaient opposer aucun obstacle à la marche des ennemis. D'ailleurs le principal objet de ces forts était de contenir des magasins pour l'armée, et sa répartition ne lui permettait pas d'en profiter.
Salêhiëh fut évacué le 19 après midi; la garnison se retira à Belbéis, dont elle fit sauter les ouvrages le 21, avant de se mettre en marche pour le Caire. Trente dragons du 14e, qui formaient l'arrière-garde, furent chargés le 22, près d'El-Menayer, par deux cents mameloucks et Osmanlis; cinquante dromadaires, qui retournèrent à leur secours, forcèrent les ennemis à se retirer avec perte. L'avant-garde de l'armée du visir se réunit à Belbéis le 22; il n'arriva qu'à la fin du mois à Salêhiëh avec une partie de son artillerie et des canonniers anglais.
Nous avons vu qu'on avait successivement envoyé des troupes à Rahmaniëh, mais trop tard pour empêcher les Anglais de s'établir à Rosette, et en trop petit nombre pour les en chasser. Les ennemis suivirent ce mouvement et augmentèrent leur corps de Rosette, à mesure qu'ils virent partir des troupes d'Alexandrie. Une partie de ces renforts occupa les hauteurs d'Aboumandour; l'autre joignit l'avant-garde établie à Hamat, et qui s'y retranchait.
Le général Valentin était parti de Rahmaniëh avec les 79e et 85e demi-brigades. Le 7e régiment de hussards et le 3e de dragons; quelques barques armées le suivaient sur le Nil. Il s'était arrêté à El-Aft, sans aller reconnaître de plus près l'avant-garde ennemie, non plus qu'une position resserrée entre ce fleuve et le lac d'Edko. Le général Lagrange arriva à Rahmaniëh le 28; il y trouva le général Morand, à qui le duplicata des ordres expédiés, dès le 1er germinal, était enfin parvenu. Ces généraux joignirent, le 29, le général Valentin à El-Aft: ils s'y établirent et commencèrent des retranchemens. Ce corps, composé d'environ trois mille neuf cents hommes, était trop faible pour attaquer les Anglais dans la position d'Hamat, où on ne pouvait arriver que par un chemin étroit, bordé et coupé de canaux, et par conséquent très difficile pour l'artillerie et la cavalerie.
L'armée se trouvait alors divisée en trois corps, tous inférieurs de beaucoup à ceux des ennemis. Il restait à Alexandrie quatre mille cinq cents hommes disponibles, qui ne pouvaient rien entreprendre contre le camp des Anglais, gardé par sept à huit mille hommes, et dont les retranchemens avaient été renforcés. À El-Aft, trois mille neuf cents hommes étaient opposés aux corps ennemis qui occupaient Rosette, et dont la force avait été graduellement portée à sept mille Anglais et six mille Turcs. Au Caire, après que le reste de la 21e légère, arrivé le 16 germinal, avec le général Donzelot, fut réuni aux garnisons de Belbéis et de Salêhiëh, et à celle de Souez, qui se retira par la vallée de l'Égarement, lorsque la flotte venue de l'Inde fut prête à débarquer, il y avait deux mille cinq cents hommes d'infanterie. Ce corps avait à défendre cette ville contre le visir, qui s'avançait avec une armée de vingt-cinq mille hommes. Le 10 floréal, il vint camper à Belbéis et s'y retrancha; son armée s'accrut avec assez de rapidité par des bandes qui partirent de la Syrie et des autres provinces de la Turquie asiatique aussitôt qu'elles surent qu'on pouvait franchir le désert sans danger, et se répandre dans l'Égypte pour la piller. Le corps anglais venu de l'Inde devait se joindre au visir. Le général Belliard recevait du général Menou des ordres très précis de garder le Caire, et n'avait pas assez de troupes pour marcher contre le visir sans l'abandonner. Il plaça ses troupes de manière à défendre les avenues de cette ville, afin d'empêcher les Osmanlis d'y pénétrer et d'en faire soulever les habitans. Il établit son corps principal entre le fort Camin et la tour du Nil, à Boulac; couvrit cet espace par quelques redoutes, et fit camper une colonne mobile entre la citadelle et la porte Kléber.
Cette séparation de l'armée en trois corps, tous trop faibles, ne pouvait produire que des revers. Puisque le général Menou s'obstinait à rester à Alexandrie avec une partie des troupes, au lieu de réunir l'armée, et qu'on n'avait pas assez de forces pour reprendre Rosette, on aurait dû abandonner un moment Rahmaniëh, dérober quelques marches aux Anglais, et se joindre aux troupes du Caire pour battre le visir avant qu'il eût eu le temps de s'organiser; et lorsqu'après l'avoir rejeté dans le désert, on n'aurait plus eu d'inquiétude pour le Caire, redescendre, à marches forcées, avec toutes les troupes, vers Rahmaniëh. Si, dans ces entrefaites, les Anglais s'étaient avancés jusque-là, l'armée française, plus faible en infanterie, mais supérieure en cavalerie, aurait eu beaucoup d'avantage à leur livrer bataille dans un pays ouvert; si, au contraire, ils avaient gardé leur position vers Rosette, on aurait eu de plus grands moyens pour s'opposer à leurs progrès. Il aurait été fort avantageux dans ce cas de remettre la garde du Caire à Mourâd-Bey, en conservant seulement garnison dans les forts, si on l'avait engagé plus tôt à se rapprocher; mais ces deux corps étaient divisés de commandement, et on ne pouvait exécuter un pareil mouvement que par les ordres du général Menou.
Les choses restèrent dans cet état jusqu'au 16 floréal, les deux armées se bornant à retrancher leur position. Dans cet intervalle de temps, des convois de quatre à cinq cents chameaux faisaient continuellement des transports de Rahmaniëh à Alexandrie; mais le grand nombre de chevaux qu'on y gardait très inutilement, obligeait à y porter des fourrages pour les nourrir, tandis qu'une grande quantité de vivres de diverse nature, et de munitions, qui avaient été expédiées du Caire par ordre du général Menou, restaient à Rahmaniëh, faute de moyens de transport suffisans.
Les eaux s'étendirent lentement dans le lac Maréotis; elles atteignirent Mariout le 5 floréal, et le 16, la tour des Arabes: alors, on établit à Mariout, où le lac est resserré et se divise en deux bras, des bateaux pour le passage, et on plaça dans l'île quelques pièces de canon pour les protéger: on y fit aussi porter des barques qui furent armées, pour former une petite flottille et observer celle que les Anglais y firent pareillement entrer du lac Maadiëh. Les convois devinrent alors plus difficiles.
La flottille que les Anglais avaient fait entrer dans le Nil fut portée successivement à quarante bâtimens armés. Le 19 floréal, ils reçurent, à Aboukir, un renfort de deux mille neuf cents hommes, qui remplaça leurs pertes.
La position prise par les troupes françaises à El-Aft était mauvaise; son front était fortifié, mais l'ennemi pouvait marcher entre sa gauche et le lac, et la tourner; il pouvait aussi faire passer entre les lacs d'Edko et Maadiëh un corps qui, se portant sur Rahmaniëh, aurait forcé à s'y reployer pour défendre les magasins. La droite de cette position, appuyée au Nil, était, il est vrai, flanquée par quelques chaloupes canonnières; mais les Anglais pouvaient placer sur la rive droite du fleuve des batteries pour protéger leur flottille, déjà beaucoup supérieure. Il aurait peut-être mieux valu laisser seulement une petite avant-garde vers El-Aft, pour observer les mouvemens des Anglais, et au lieu de s'enfermer dans de faibles retranchemens, tenir la campagne autour de Rahmaniëh, afin de saisir le moment où les Anglais seraient dans un pays plus ouvert, pour attaquer une de leurs ailes avec cette supériorité que donnait à l'infanterie française la rapidité de sa marche.
Les Anglais se décidèrent enfin à commencer de nouvelles opérations. Ils avaient divisé leur armée, afin de pouvoir garder leur position dans la presqu'île d'Aboukir, et agir en même temps dans l'intérieur de l'Égypte. Malgré l'avantage du nombre, ils craignaient encore qu'on ne profitât de ce moment pour réunir un corps d'armée et les combattre divisés: aussi tous leurs mouvemens annoncèrent de la timidité. Le 16 floréal, sept mille Anglais et six mille Turcs vinrent camper près de Dérout, et poussèrent une reconnaissance sur le camp d'El-Aft; leur flottille remonta le Nil jusqu'à la même hauteur.
Le 18, un corps d'Anglais et de Turcs passa sur la rive droite du Nil, à Fouah, avec de l'artillerie, qui de suite fut mise en batterie au-dessus d'El-Aft, tandis que l'armée anglo-turque s'avançait contre les Français.
Les défauts de cette position d'El-Aft ont été indiqués ci-dessus; ils furent alors bien sentis; on n'engagea pas le combat, et on se retira sur Rahmaniëh.
Les batteries établies sur la rive droite du Nil gênèrent la retraite de la flottille française; une chaloupe canonnière fut brûlée, d'autres coulées, mais quatre barques armées parvinrent à Rahmaniëh.
Le 19, les Anglo-Turcs marchèrent sur ce poste. La gauche, qui suivait le bord du Nil, était composée de Turcs; les Anglais marchaient en colonne à leur droite; un corps venant de Damanhour devait les joindre.
Si on avait voulu se déterminer sérieusement à combattre les Anglais à Rahmaniëh, il aurait fallu s'éloigner un peu du Nil, pour ôter aux ennemis l'avantage que leur donnait leur flottille, et se procurer celui des armes qui leur manquaient, la cavalerie et l'artillerie légère: il aurait fallu attaquer leur aile droite lorsqu'ils auraient passé le canal d'Alexandrie, et laisser insulter par les Turcs la redoute de Rahmaniëh, qui était à l'abri d'un coup de main; il aurait fallu, pour prévoir à tous les événemens, faire remonter le Nil à plus de deux cents barques chargées de vivres et de munitions, qui devaient être perdues aussitôt que les Anglais auraient établi des batteries sur la rive droite.
Les troupes françaises aux ordres du général Lagrange étaient placées autour de la redoute de Rahmaniëh et derrière les digues du canal d'Alexandrie; la cavalerie était au bord du Nil. Aussitôt qu'on aperçut l'ennemi, elle fut détachée à leur rencontre, et passa le canal sans l'appui de l'infanterie; elle ne pouvait rien contre les Anglais, qui marchaient en colonnes serrées: aussi dut-elle leur céder le terrain, et repasser le canal, où elle mit ses pièces en batterie; mais le corps qui avait passé par Damanhour, et de l'infanterie qu'ils détachèrent par le canal, la forcèrent bientôt à s'en éloigner. Les Anglais se déployèrent devant elle sur les bords du canal; ils se bornèrent jusqu'au soir à pousser des tirailleurs en avant. Le corps turc avançait éparpillé vers un canal d'irrigation dérivé du Nil; un petit nombre de tirailleurs français l'arrêta long-temps: les Turcs parvinrent cependant à s'y établir; mais deux cents hommes de la 2e légère et de la 13e les y attaquèrent vers trois heures du soir, et les forcèrent à s'éloigner avec une grande perte. Les Anglais n'avaient placé aucun corps pour les soutenir; le général Hutchinson arrêta même un mouvement que faisait le général Doyle, lorsqu'il s'aperçut du désordre des Turcs.
Un corps d'Anglo-Turcs avait marché sur la rive droite du Nil, et avait établi des batteries en face de Rahmaniëh et du bras du fleuve servant de port, où se trouvait toute la flottille française. Ces batteries servirent à protéger celle des Anglais, qui remontait le Nil. On vit alors que le lendemain on ne pourrait essayer, sans se compromettre, de résister aux nouvelles attaques d'ennemis trop supérieurs; que la flottille anglaise, protégée par les batteries établies sur la rive droite du Nil, prendrait en flanc et de revers les troupes françaises; et dès que la nuit fut venue, on exécuta la retraite sur le Caire. La flottille ne pouvait plus sortir du port de Rahmaniëh, parce que les batteries de la rive droite du Nil s'y opposaient; on dut l'abandonner, ainsi que les munitions d'artillerie et de vivres dont elle était chargée. Un convoi considérable d'artillerie et de vivres, parti du Caire, et qui passait par le canal de Menouf, n'étant pas prévenu de cette retraite, tomba aussi entre les mains des ennemis.
La redoute de Rahmaniëh n'était pas en état de résister long-temps; on y laissa une garde pour les malades qu'on ne pouvait évacuer: elle capitula le 20, à la première sommation des Anglais.
Les lettres qu'on avait écrites d'El-Aft au général Menou, l'avaient engagé à envoyer le général Délegorgue à Birket, avec un bataillon de la 18e, un de la 25e et cent dragons, pour s'opposer aux corps que l'ennemi pourrait diriger entre le lac Maadiëh et celui d'Edko, et par Damanhour, sur Rahmaniëh. Ce général partit d'Alexandrie le 19, et arriva le 21 à Birket; mais, sur la nouvelle qu'il y reçut de la perte de ce fort, il revint à Alexandrie. On ne pouvait plus alors recevoir aucun approvisionnement: on voulut essayer un fourrage dans les villages du Bahirëh, vers Amran. Tous les chevaux qui se trouvaient à Alexandrie furent réunis, et on les fit partir le 24, sous l'escorte des dromadaires, d'un bataillon de la 23e et de cent dragons; le tout commandé par le chef de brigade Cavalier.
La prise de Rahmaniëh, qui isolait Alexandrie du reste de l'Égypte, fit murmurer l'armée contre le général Menou, qui, refusant de croire à cet événement, n'avait pris aucune mesure pour en prévenir les suites. Ces murmures lui parvinrent, ainsi que les témoignages d'estime et de confiance que les troupes accordaient au général Reynier. Le bruit qui circulait alors, et qui fut accrédité par les Anglais, que ce général avait été nommé commandant de l'armée, et le général Menou restreint à l'administration de l'Égypte, augmentait encore sa jalousie contre lui: elle s'accrut d'autant plus violemment, qu'il ne pouvait se dissimuler que ce général lui avait annoncé tous les revers de l'armée, en lui indiquant les moyens de les prévenir. Il voulut alors écarter ce témoin de ses fautes, et la seule expédition militaire qui dans toute la campagne ait été bien combinée, eut lieu dans la nuit du 23 au 24 floréal. Trois cents hommes d'infanterie, cinquante de cavalerie, une pièce de canon et des sapeurs avaient été rassemblés et ignoraient leur destination, lorsqu'on leur fit investir la maison du général Reynier, afin de le conduire à bord d'un bâtiment prêt à partir, ainsi que le général Damas, l'ordonnateur en chef Daure, l'adjudant-commandant Boyer et plusieurs autres officiers. Le général Reynier craignait moins une pareille violence que d'autres événemens qui pourraient le conduire à prendre le commandement lorsqu'il n'y aurait plus que de faibles ressources, et que les chances les plus avantageuses seraient de retarder la capitulation: s'il avait dû la faire, il aurait donné une espèce de probabilité au bruit que le général Menou avait cherché à répandre sur un parti anti-coloniste. Il lui était avantageux, dans sa position, de retourner en France, mais sans avoir l'air d'abandonner l'armée, sans éviter de partager ses souffrances, et d'une manière qui annonçât ouvertement qu'il n'avait eu aucune part aux fautes du général Menou.
Le général Reynier, après s'être assuré qu'on n'avait d'autre projet que de le faire partir, laissa entrer les troupes, se rendit à bord du brick le Lodi avec les officiers désignés, et écrivit au général Menou, en lui donnant encore des conseils sur la défense d'Alexandrie. Le général Damas s'embarqua sur le Good-Union avec l'ordonnateur Daure. Les soldats témoignèrent les regrets qu'ils éprouvaient d'être chargés de l'exécution de pareils ordres. Ces bâtimens ne purent partir que le 29. Le Lodi arriva en France, après avoir été vivement poursuivi par beaucoup de bâtimens ennemis; le Good-Union fut pris par les Anglais, qui pillèrent la modique succession de Kléber, dont le général Damas était dépositaire.
Le général Menou avait négligé jusqu'alors d'expédier des bâtimens pour instruire le gouvernement de la situation de l'armée; sa jalousie seule contre le général Reynier le détermina à en faire partir, sans envoyer aucun rapport sur les événemens. Cependant on aurait pu y employer plusieurs bâtimens qui se trouvaient dans le port d'Alexandrie, notamment les frégates envoyées pour porter des secours, que le général Menou avait retenues, quoiqu'elles eussent reçu l'ordre de retourner dès que leur mission serait remplie.
CHAPITRE V.
MARCHE POUR RECONNAÎTRE L'ARMÉE DU VISIR.—PRISE D'UN CONVOI PARTI D'ALEXANDRIE.—ÉVACUATION DE LESBËH, DAMIETTE ET BOURLOS.—ESPRIT ET CONDUITE DES HABITANS DE L'ÉGYPTE ET DES MAMELOUCKS.—MORT DE MOURÂD-BEY.—INVESTISSEMENT DU CAIRE ET TRAITÉ POUR L'ÉVACUATION DE CETTE VILLE.
Le général Lagrange arriva le 23 floréal au Caire, avec le corps qui s'était retiré de Rahmaniëh. Cette jonction donnait au général Belliard les moyens de marcher contre le visir, avant l'approche des Anglais. Si alors on était parvenu à le rejeter dans le désert, une faible garnison devenait suffisante pour contenir les habitans du Caire, et le corps de troupes qu'on aurait réuni, pouvait être opposé avec succès à l'armée anglo-turque qui marchait sur cette ville.
Les généraux anglais craignaient ce mouvement et avaient recommandé au visir, ainsi qu'aux officiers de leur nation qui dirigeaient son artillerie, d'éviter tout engagement, de céder le terrain; et, dans le cas où ils seraient pressés trop vivement, de faire leur retraite par le Delta pour se réunir à eux. Il est douteux que le visir eût adopté ce plan; il n'aurait pas trouvé convenable à sa dignité de fuir dans les villages du Delta avec une escorte dispersée; craignant aussi de se mettre au pouvoir du capitan-pacha en allant les joindre, il aurait préféré de repasser le désert, et les hommes rassemblés des diverses parties de l'Asie qui composaient son armée, auraient suivi le groupe de ses gardes aussitôt qu'ils lui auraient vu prendre la route de Syrie.
La lenteur que les Anglais avaient mise dans toutes leurs opérations, faisait présumer qu'on aurait le temps d'exécuter ce mouvement avant leur arrivée près du Caire. Peut-être aurait-il convenu d'abandonner entièrement cette ville et de garder seulement la citadelle de Gisëh; on aurait ainsi réuni un plus grand nombre de troupes; mais ce parti, bon lorsque les ennemis étaient éloignés, n'était pas à cette époque sans inconvéniens; l'affaire contre le visir pouvait ne pas être décisive; des partis de son armée pouvaient se jeter dans la ville, alors il ne serait plus resté que de faibles ressources; la communication avec Gisëh et la citadelle où étaient les magasins, serait devenue difficile; on aurait enfin perdu l'influence d'opinion attachée à la possession de la capitale; d'ailleurs, le général Belliard avait des ordres très précis du général Menou pour la conserver.
On organisa, le 24, le corps qui devait sortir du Caire, pour aller reconnaître s'il était encore possible d'attaquer le visir avec avantage. Le général Belliard y laissa le général Almeiras pour garder les forts et contenir les habitans; il avait sous ses ordres mille hommes d'infanterie et trois cents Cophtes et Grecs, les invalides, cavaliers non montés, canonniers, ouvriers, etc., qui formaient la garnison des forts, au nombre de treize cents hommes, non compris neuf cents malades aux hôpitaux, et les employés.
Le général Belliard se mit en marche le 25 avec quatre mille cinq cents hommes d'infanterie, neuf cents de cavalerie, et vingt-quatre pièces de canon. Après avoir chassé devant lui quelques partis de cavalerie ennemie, il fit halte pendant la nuit à El-Menayer.
Le 26, à la pointe du jour, il se mettait en mouvement, lorsqu'on aperçut, près du village d'El-Zouamëh, un corps ennemi d'à peu près neuf mille fantassins et cavaliers turcs, appuyés par environ cinq cents Anglais qui dirigeaient l'artillerie. Les troupes françaises s'avancèrent sur les hauteurs qui terminent le désert, à l'est d'El-Menayer. L'infanterie en carrés forma les deux ailes; le centre était occupé par la cavalerie. Le feu de l'artillerie française eut bientôt éteint celui de l'artillerie ennemie. La cavalerie chargea sur les pièces, en prit deux, et mit en fuite l'infanterie turque et les canonniers anglais; mais elle ne put les poursuivre, parce qu'en s'éloignant trop de la protection de l'infanterie, elle pouvait être écrasée par leur cavalerie, infiniment supérieure en nombre, et qui entourait déjà les troupes françaises. Les Osmanlis tentèrent quelques charges contre les carrés, mais sachant par l'expérience des campagnes précédentes, qu'il était impossible de les rompre, ils n'osèrent s'abandonner, et le feu de l'artillerie suffit pour les éloigner.
Les groupes des ennemis cédaient le terrain à mesure que les troupes françaises avançaient; depuis plusieurs heures que ces escarmouches se prolongeaient inutilement, les soldats, qui souffraient dans le désert d'une chaleur excessive, et surtout de la privation d'eau, commençaient à être fatigués, on les fit arrêter à des puits près d'El-Zouamëh. Pendant cette halte, l'armée du visir, qui arrivait de Belbéis, se répandit autour d'eux; ils se mirent en mouvement contre les groupes les plus serrés, sans pouvoir engager le combat décisif; quelques corps de cavalerie paraissaient dans l'éloignement prendre la route du Caire. On devait craindre à la fois qu'ils ne parvinssent à y pénétrer, et que les démarches du visir, qui évitait de s'engager, n'eussent pour but de laisser aux Anglais le temps d'y arriver et de s'en rendre maîtres, ainsi que de Gisëh. On jugea qu'il était nécessaire de se rapprocher de cette ville; les troupes y rentrèrent le 27, et furent réparties de manière à en défendre toutes les avenues.
Le chef de brigade Cavalier, envoyé pour faire un fourrage dans les villages du Bahirëh, était parti, le 24 floréal, d'Alexandrie, avec deux cent vingt hommes de la 25e demi-brigade, cent vingt-cinq dragons des 14e et 18e régimens, quatre-vingt-cinq dromadaires et une pièce de canon; il escortait six cents chameaux. Arrivé le 26 à El-Och, il trouva ce village abandonné et dépourvu de grains, la récolte n'étant pas encore achevée: il se rendit à Amran; même impossibilité de charger ses chameaux. Il forma la résolution de pousser jusqu'au Caire pour y chercher des vivres, qu'il conduirait ensuite à Alexandrie par le désert. Trompé par les rapports des habitans, il croyait que l'armée anglo-turque était encore à Rahmaniëh. N'ayant reçu, lors de son départ, des vivres que pour deux jours, il ne pouvait s'éloigner des villages, où ses troupes se procuraient toujours quelques subsistances, pour prendre la route des lacs de Natron; il suivit la lisière du désert et des terres cultivées. Arrivé près de Terranëh, il aperçut une flottille sur le Nil; à peine avait-il reconnu les pavillons anglais et turcs, qu'il vit des colonnes ennemies se diriger sur lui. Depuis son départ d'El-Och, il avait toujours été entouré de sept à huit cents cavaliers arabes, qui, sans l'inquiéter beaucoup, l'avaient cependant empêché d'éclairer sa marche par la cavalerie. Les chameaux, épuisés de fatigue, ne pouvaient s'éloigner assez rapidement; il essaya cependant de s'enfoncer dans le désert; mais il fut bientôt atteint par la cavalerie ennemie, et forcé de ralentir sa marche pour leur faire face et leur résister sans se rompre. Ce premier corps fut bientôt joint par plusieurs pièces d'artillerie légère et de l'infanterie. Ces quatre cent cinquante Français, attaqués par trois mille Anglais et embarrassés par un convoi, ne pouvaient se défendre; ils rejetèrent néanmoins avec beaucoup de fermeté les premières sommations qui leur furent faites de se rendre prisonniers. Leur contenance fière engagea les Anglais à signer avec le chef de brigade Cavalier, une convention par laquelle ce corps serait embarqué pour la France avec armes et bagages.
Dans le même temps, six mille Turcs occupèrent Damiette, tandis que mille autres débarquèrent à Dibëh; quatorze bâtimens anglais et turcs bloquaient le Boghaz: tout se disposait pour l'attaque de Lesbëh. Ce fort était bien garni d'artillerie, mais il y avait seulement douze canonniers pour servir toutes les pièces; son développement était aussi trop considérable pour la garnison chargée de le défendre. On prit le parti de l'évacuer, d'enlever les pièces, de jeter les munitions et les vivres dans le Nil et de couler les chaloupes canonnières. La garnison passa le fleuve le 20 floréal, et se retira avec les marins sur Bourlos, pour de là essayer de se réunir au corps de Rahmaniëh. Elle apprit que ce corps s'était replié sur le Caire, et ne pouvant rester à Bourlos faute de vivres, elle s'embarqua sur quatre bâtimens qui s'y trouvaient, dans l'intention de se jeter, si cela était possible, dans Alexandrie. Deux furent pris; les autres parvinrent à s'échapper, et gagnèrent les ports d'Italie.
Avant la bataille d'Héliopolis, les mouvemens des ennemis sur la frontière avaient toujours occasionné des soulèvemens en Égypte, et surtout dans les cantons qui n'étaient pas contenus par la présence des troupes; cette victoire, la prise du Caire, la clémence du vainqueur, qui borna le châtiment des révoltés à de fortes amendes, eurent une telle influence sur les habitans, que le débarquement d'une armée anglaise, ses premiers avantages, la présence du capitan-pacha et les préparatifs du grand-visir, ne détruisirent pas leur confiance et leur attachement aux Français. Tous faisaient des vœux pour le succès de leurs armes. Les musulmans même les plus fanatiques, qui, pour me servir de leurs expressions, étaient contens de voir des infidèles se détruire entre eux, préféraient le joug des Français à celui d'étrangers qu'ils ne connaissaient pas. Les firmans répandus par le visir et par le capitan-pacha n'avaient pu exciter aucun mouvement. À mesure que le visir pénétra en Égypte, les cheiks des villages, toujours fidèles à leur système d'obéir à l'ennemi présent, s'empressèrent d'aller lui faire leurs soumissions; mais ils se bornèrent à des protestations d'attachement, et ne fournirent de l'argent et des vivres qu'autant qu'ils y furent contraints. Les Arabes vinrent aussi, avec une partie de leurs cavaliers, joindre son armée, bien moins dans l'intention de lui servir d'auxiliaires que pour éviter ses poursuites, et surtout pour vivre, pendant la crise, aux dépens du pays, et piller les vaincus, s'il y avait une affaire.
Le Caire avait trop souffert pendant le siége qu'il avait eu à soutenir pour s'y exposer de nouveau. La plus grande tranquillité y régnait, malgré la proximité des armées ennemies; mais en même temps qu'ils promettaient de ne faire aucun mouvement, les habitans annonçaient avec franchise qu'ils seraient forcés de se joindre aux Osmanlis, s'ils parvenaient à s'introduire dans la ville, et que les premiers soins des Français devaient être d'en garder toutes les avenues. Le général Belliard, pour mieux les contenir, s'assura de la personne des principaux cheiks, et les garda en otages dans la citadelle.
Nous avons parlé précédemment des vexations que Mourâd-Bey et son envoyé Osman-Bey Bardisi, avaient éprouvées du général Menou, et de la manière dont ses secours avaient été refusés. Cette conduite devait l'indisposer contre le chef des Français, et lui ôter l'espérance d'être protégé par eux. Lorsque les circonstances forcèrent le général Belliard à rappeler les troupes qui occupaient la Haute-Égypte, il invita Mourâd-Bey à descendre avec ses mameloucks; ce bey effectua ce mouvement avec lenteur. Une peste horrible dévastait alors ces provinces; les mameloucks en étaient attaqués, et chaque bey s'isolait dans le désert avec les siens. N'ayant pas été entraîné par des démarches ostensibles à se prononcer ouvertement avant de connaître les résultats de la campagne qui s'ouvrait, il voulait en profiter pour garder une espèce de neutralité, afin de s'arranger avec le vainqueur. Déjà il avait appris le premier succès des Anglais; des agens envoyés par eux, le pressaient d'unir ses intérêts aux leurs. Ennemi juré des Turcs, dont il connaissait toute la perfidie, il savait qu'il ne devait en attendre qu'une vengeance, préparée d'abord par de bons traitemens; mais il pouvait espérer quelque avantage de la protection de leurs alliés; et on peut soupçonner qu'en cas d'événemens malheureux pour les Français, il s'y ménageait un appui. Ses projets éventuels n'ont cependant jamais influé sur sa conduite; il témoigna aux Français jusqu'à sa mort un attachement toujours égal, et même, à cette époque, il préparait pour eux des envois de grains dont il savait qu'ils manquaient. Leurs revers et l'inquiétude qu'il concevait pour son sort futur l'affectèrent vivement. Les chagrins ébranlèrent sa santé; il fut attaqué de la peste, et y succomba le 2 floréal, après trois jours de maladie.
Les beys et mameloucks sentirent vivement cette perte; les circonstances ne permettant pas de porter son corps au tombeau des mameloucks, où ils avaient désigné sa place près d'Aly-Bey, ils l'inhumèrent à Saouagui, près Tahta. Le plus bel hommage fut rendu à sa bravoure; ses compagnons d'armes brisèrent ses armes sur sa tombe, déclarant qu'aucun d'eux n'était digne de les porter.
Mourâd-Bey n'était pas un homme ordinaire; il possédait éminemment les défauts et les vertus qui tiennent au degré de civilisation où les mameloucks sont parvenus. Livré à toute l'impétuosité de ses passions, son premier moment était terrible, le second l'entraînait souvent dans un excès contraire. Doué par la nature de cet ascendant qui appelle certains hommes à dominer les autres, il avait l'instinct du gouvernement sans en connaître les ressorts. Également prodigue et rapace, il donnait tout à ses amis, et pressurait ensuite le peuple pour subvenir à ses propres besoins. Joignez à ces traits généraux une force extraordinaire, une bravoure à toute épreuve, et une constance dans le malheur qui, au milieu des crises fréquentes de sa vie agitée, ne l'a jamais abandonné.
Les beys, après sa mort, reconnurent pour chef Osman-Bey Tambourgi, qu'il leur avait désigné. Il fit faire au général Belliard des protestations d'attachement aux Français, et fit annoncer des envois de grains; mais il mit beaucoup de lenteur dans tous ses mouvemens, afin de mieux régler sa conduite sur les circonstances.
Après la retraite du corps de Rahmaniëh, et la rentrée de celui qui avait été reconnaître l'armée du visir, les beys voyant plusieurs armées s'avancer de concert contre le Caire, en même temps que le corps de l'Inde, arrivé à Kenëh, descendait le Nil, jugèrent les affaires des Français désespérées, et qu'il convenait à leurs intérêts d'abandonner ostensiblement leur cause. Ils allèrent camper auprès du capitan-pacha et des Anglais; mais ils chargèrent en même temps Hussein-Bey, leur envoyé chez les Français, de les prévenir de cette démarche, et de les excuser, en leur annonçant qu'ils ne commettraient aucune hostilité contre eux. En effet, ils tinrent parole.
L'armée d'Orient, lors de son arrivée en Égypte, était, huit jours après le débarquement, à Rahmaniëh, dix jours plus tard, elle livrait la bataille des Pyramides. Les soldats, encore fatigués de la traversée, avaient fait toute cette route sans moyens de transport, ni par terre ni par eau, avant qu'aucun service fût organisé pour leur fournir des subsistances, harcelés continuellement par les mameloucks, les Arabes et tous les fellâhs armés; ils avaient vécu de féves, de lentilles, de maïs, de blé et de quelques bestiaux abandonnés, qu'ils trouvaient dans les villages. L'armée anglaise ne fut à Rahmaniëh que soixante-trois jours après son débarquement, quoique secondée de tous les moyens qu'elle tirait de sa flotte, par un service de subsistances très bien organisé, par une flottille nombreuse sur le Nil et beaucoup de chameaux pour les transports, aidée encore de l'influence du capitan-pacha sur les habitans, qui les présentait comme les satellites de l'islamisme. Elle mit ensuite quarante jours à faire la route de Rahmaniëh à Embabëh, que les troupes françaises parcouraient ordinairement en moins de quatre.
Cette lenteur du général Hutchinson ne peut être motivée que sur la crainte qu'il avait d'être battu par la réunion momentanée de toutes les forces françaises, avant que l'armée du visir ne divisât leur attention sur plusieurs points, et par le désir de mettre assez d'ensemble dans ses mouvemens et ceux des Turcs, pour que les Français ne pussent pas sortir du Caire, afin de combattre l'un, sans abandonner cette ville aux autres. Peut-être aussi voulait-il attendre la jonction des troupes de l'Inde. Elles étaient arrivées à Souez à la fin de germinal; une partie y avait débarqué en attendant les moyens nécessaires pour passer le désert. Ces troupes, descendues à terre, eurent des malades; la peste en fit périr un certain nombre. Le général Baird ne recevant pas assez de chameaux pour ses transports, et craignant peut-être que le visir ne fût défait par les Français, pendant qu'il passerait le désert, prit le parti de rappeler ses troupes et d'aller faire son débarquement à Cosséir. Des agens du visir furent envoyés dans la Haute-Égypte, afin d'engager les Arabes à lui fournir les chameaux nécessaires. Ce corps arriva à Cosséir le 3 prairial, à Kenëh le 19 prairial, et descendit fort lentement le Nil. Le général Baird était vers Siout, lorsque la convention pour l'évacuation du Caire fut signée.
Le général Hutchinson arriva le 28 floréal à Terranëh, avec son corps d'armée et le capitan-pacha; il y séjourna quelque temps. À Ouardan, il prit un nouveau séjour; ce fut là que les mameloucks vinrent le joindre. Il n'arriva que le 1er messidor près d'Embabëh, pour faire l'investissement de Gisëh, sur la rive gauche du fleuve. Les Anglais établirent aussitôt un pont de bateaux à Chobra, pour communiquer avec les Turcs, et placèrent sur chaque rive un corps de troupes pour le garder.
La position des troupes françaises au Caire devenait fort difficile: les ennemis, il est vrai, montraient toujours la même timidité; ils employaient des forces très considérables pour faire replier de faibles avant-postes; mais ils les resserraient successivement sans les réunir davantage, puisque nos troupes n'en étaient pas moins dispersées dans tous les forts et sur tous les points de l'enceinte immense de cette ville, de la citadelle, de Boulac, du Vieux-Caire et de Gisëh. Cette ligne de défense avait douze mille six cents toises de développement. Il fallait à la fois résister aux attaques extérieures de quarante-cinq mille hommes qui l'attaquaient, et contenir à l'intérieur une populace nombreuse, naturellement disposée aux émeutes, et qui, pouvant dès-lors prévoir que les Français évacueraient cette ville, devait chercher les moyens de se concilier le visir, pour éviter ses vengeances, et l'aider par un soulèvement à y pénétrer.
L'armée française ne pouvait faire une grande sortie avec des forces suffisantes, pour livrer bataille à l'une des armées ennemies sans dégarnir toute l'enceinte. Si elle avait agi contre l'armée anglaise, elle n'aurait pu empêcher les Turcs d'entrer dans le Caire; et si elle avait attaqué l'armée du visir, les Anglais se seraient emparés de Gisëh, où était une partie des magasins. Un pareil mouvement pouvait réussir, si les ennemis, trompés sur la faiblesse des postes restés devant eux, laissaient échapper cet avantage; mais aussi on perdait tout par un échec.
On ne pouvait donc plus espérer de battre les ennemis sous les murs du Caire; la retraite sur Damiette, où il aurait été possible de trouver des ressources et de prendre une position défensive, était aussi peu praticable, depuis que cette ville et Lesbëh étaient occupées par les Turcs. Celle sur Alexandrie ne l'était pas davantage: les troupes auraient eu beaucoup de peine à y parvenir, en perdant au Caire tous leurs équipages, et encore elles auraient accéléré la chute de cette place, par l'épuisement des magasins. Il ne restait d'autre parti, si on abandonnait le Caire, que celui de se retirer dans la Haute-Égypte; mais il aurait fallu pouvoir y transporter des munitions, et presque toutes les barques avaient été perdues à Rahmaniëh: d'ailleurs, quelles ressources espérer dans un lieu où la peste la plus affreuse dévorait les habitans?...
Si on ne trouvait pas qu'il y eût de l'avantage à abandonner le Caire, pour en sortir avec toutes les troupes disponibles, en laissant une garnison dans la citadelle, où elle se serait défendue aussi long-temps qu'il lui aurait été possible, on ne pouvait pas fonder plus d'espérance sur la ville du Caire, où il n'y avait que six mille hommes de troupes françaises en état de combattre, dispersées sur un développement immense, et trop faibles partout pour résister à une attaque sérieuse. La plupart des tours qui défendaient l'approche de l'enceinte, pouvaient être renversées par quelques décharges d'artillerie. Tous ces postes, toutes ces fortifications, qui semblaient si redoutables aux ennemis, n'étaient réellement susceptibles que d'une défense très courte. Les troupes avaient élevé avec la plus grande activité quelques redoutes plus solides entre le Caire et Boulac. Quelques flèches ou plutôt des fossés peu profonds, creusés en avant du mur d'enceinte de Gisëh arrêtaient les Anglais: ils ouvraient la tranchée pour les attaquer. Presque aucun point n'était à l'abri d'une attaque de vive force. Un seul étant forcé, tout tombait, la réunion des corps isolés devenait impossible, chacun deux restait à la merci des ennemis; et la révolte des habitans, qui se seraient alors déclarés, aurait doublé les embarras et les pertes des Français.
Les approvisionnemens avaient été négligés et même contrariés avant la campagne. Depuis, les rentrées avaient été peu considérables, parce qu'on ne pouvait pas envoyer dans les provinces des détachemens suffisans pour en protéger la perception.
Le directeur des revenus en nature, quoique l'ennemi fût aux portes du Caire, alla dans la Haute-Égypte avec une barque armée; mais les villages, ravagés par la peste étaient déserts; il n'avait pas de troupes pour pénétrer dans l'intérieur des terres, où Mulley-Mahammed était en force, et il dut rentrer au Caire.
Quelques fourrages, qu'on fit dans la province de Gisëh, où la récolte était à peine finie, ne suffisaient pas pour fournir à la consommation des troupes et aux envois qu'on expédiait à Rahmaniëh: on dut acheter des grains, et au moment du blocus, on n'avait des vivres que jusqu'à la fin de messidor.
Les caisses étaient vides au moment de l'entrée en campagne; depuis ce temps, on n'avait reçu que le produit de quelques droits levés au Caire: les officiers et diverses personnes attachées à l'armée, versèrent leurs épargnes pour subvenir aux dépenses journalières. Les magasins de l'artillerie avaient été épuisés, pour répondre aux demandes réitérées du général Menou, et tout avait été encombré à Rahmaniëh. Il ne restait pas au Caire 150 coups par pièce, et on y manquait d'affûts de rechange.
La peste s'était déjà déclarée au Caire, quelque temps avant la campagne; mais depuis elle y avait fait des progrès effrayans: les vieillards ne citaient que peu de grandes épidémies dont les ravages pussent lui être comparés. On estime à quarante mille le nombre des habitans qui en furent attaqués au Caire, dans l'espace de quatre mois. Le nombre des Français qui entraient au lazaret s'était élevé jusqu'à cent cinquante par jour. Mais les médecins, qui devaient leur expérience sur cette maladie à leur courageux dévoûment, guérissaient à peu près les deux tiers des malades. La peste commençait à diminuer en messidor; les hôpitaux étaient cependant encore remplis, un grand nombre de soldats s'y trouvaient retenus par la longue convalescence qui succède à cette maladie.
Le général Belliard n'avait reçu du général Menou que des lettres vagues. Le seul point sur lequel il insistât était la défense du Caire; mais il n'avait envoyé aucune instruction générale. Depuis la retraite de Rahmaniëh, la communication avait été difficile; néanmoins deux détachemens de dromadaires étaient arrivés par le désert. Comme ils n'apportaient aucune instruction, le général Belliard écrivit pour en demander. Ce défaut de communication avec Alexandrie conservait en partie, aux troupes du Caire, la tranquillité morale: la terreur, l'espionnage, les divisions n'y existaient pas comme à Alexandrie. Cependant le général Menou avait établi précédemment des correspondances avec des subalternes, et était parvenu à en fanatiser quelques uns. Au lieu d'entourer de la confiance des troupes les officiers qui les commandaient, on excitait les soupçons contre plusieurs d'entre eux; on s'attachait surtout à poursuivre ceux qui étaient trop francs pour déguiser l'estime et l'attachement qu'ils avaient pour le général Reynier. Quoique toutes ces manœuvres fussent de nature à décourager les troupes, elles ne purent effacer en elles ce zèle et ce dévoûment qu'elles avaient montré dans les circonstances les plus pénibles, et qui les disposait à tout souffrir, à tout entreprendre pour conserver l'Égypte, ou du moins différer sa perte; mais il aurait fallu des moyens, et nous avons vu qu'ils manquaient. On ne pouvait sortir, pour combattre les ennemis, sans s'exposer à de grands revers. La retraite dans la Haute-Égypte n'offrait aucune ressource. Si les ennemis tentaient une attaque contre l'une des parties de l'enceinte, ils devaient réussir à la forcer, et contraindre les troupes à se rendre à discrétion. Il ne restait donc d'autre parti, que d'imposer à des ennemis aussi pusillanimes, par une contenance fière et assurée, et de leur dicter les conditions de la retraite avant que des succès leur eussent appris à connaître leurs forces.
On proposa, le 3 messidor, une suspension d'armes. Les conférences durèrent jusqu'au 8. On avait réussi à intimider les ennemis; de faibles fortifications leur présentaient un aspect redoutable. On signa le 9 une convention par laquelle les troupes françaises devaient évacuer le Caire, avec des conditions pareilles à celles du traité d'El-A'rych. Elles emportaient leurs armes, leur artillerie, leurs équipages; emmenaient un certain nombre de chevaux et tout ce qu'elles jugeaient convenable, et devaient être conduites en France sur des bâtimens anglais. Comme on ignorait si les approvisionnemens d'Alexandrie permettraient d'en prolonger la défense, on inséra dans cette convention une clause, par laquelle cette place serait libre d'accepter, dans un délai limité, les mêmes conditions.
La garnison du Caire eut douze jours pour préparer cette évacuation; elle se rendit ensuite à Aboukir, où elle s'embarqua; dans sa marche du Caire à Rosette, elle était accompagnée par l'armée anglaise, le corps du capitan-pacha et les mameloucks. La plus parfaite union régnait entre toutes ces troupes, soumises, peu de jours avant, à l'obligation de s'entr'égorger.
L'armée ne pouvait laisser en Égypte les restes de Kléber, d'un général dont la perte était chaque jour plus vivement sentie. La cérémonie de leur translation du fort d'Ibrahim-Bey, où ils étaient déposés, jusqu'à la djerme qui devait les transporter, fut annoncée par des salves de tous les forts. Les Anglais et les Turcs, qui avaient été prévenus, pour que ce bruit d'artillerie, dans les circonstances où l'on était ne leur donnât pas d'inquiétude, voulurent concourir à ces honneurs funèbres, et répondirent, par des salves réitérées, à celles des Français.