Mémoires du général baron de Marbot (1/3)
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du général baron de Marbot (1/3)
Title: Mémoires du général baron de Marbot (1/3)
Author: baron de Jean-Baptiste-Antoine-Marcelin Marbot
Release date: July 31, 2011 [eBook #36909]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON DE MARBOT
I
GÊNES—AUSTERLITZ—EYLAU
PARIS
1891
… J'engage le colonel Marbot à continuer à écrire pour la défense de la gloire des armées françaises et à en confondre les calomniateurs et les apostats. (Testament de Napoléon.)
[Illustration:
Héliog. Dujardin. Imp. Wittmann.
BARON DE MARBOT (MARCELLIN)
Colonel du 23e Chasseurs à Cheval
1812
E. Plon, Nourrit & Cie Edit.]
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos
CHAPITRE PREMIER
Origines de ma famille.—Mon père entre aux gardes.—La famille de
Certain.—Vie au château de Larivière.—Épisode d'enfance.
CHAPITRE II
Premiers orages révolutionnaires.—Attitude de mon père.—Il rentre au service.—Je suis confié aux mains de Mlle Mongalvi.—Ma vie au pensionnat.
CHAPITRE III
Mon père est nommé au commandement de l'armée de Toulouse.—Il me rappelle auprès de lui.—Rencontre d'un convoi d'aristocrates.—Mon existence à Toulouse.—Je suis conduit à Sorèze.
CHAPITRE IV
Sorèze.—Dom Ferlus.—La vie à Sorèze.—Allures égalitaires.—Premières épreuves.—Visite d'un représentant du peuple.
CHAPITRE V
Je rejoins à Paris mon père et mes frères.—Mon père est nommé au commandement de la 17e division militaire à Paris.—Il refuse de seconder les vues de Sieyès et cède la place à Lefebvre.
CHAPITRE VI
Mon père est envoyé en Italie.—Comment se fixa ma destinée.—Je deviens housard.
CHAPITRE VII
Départ de mon père.—Rencontre de Bonaparte à Lyon.—Épisode de notre descente sur le Rhône.—Ce que coûte un banquet républicain.—Je suis présenté à mon colonel.
CHAPITRE VIII
Arrivée à Nice.—Mon mentor Pertelay.—Comment je deviens un vrai housard de Bercheny.—J'entre dans la clique.—Mon premier duel à la Madona près Savone.—Enlèvement d'un convoi de bœufs à Dego.
CHAPITRE IX
Comment je devins d'emblée maréchal des logis.—J'enlève dix-sept housards de Barco.
CHAPITRE X
Nous rejoignons le général Championnet en Piémont.—Le général Macard.—Combats entre Coni et Mondovi.—Nous enlevons six pièces de canon.—Je suis nommé sous-lieutenant.—Je deviens aide de camp de mon père envoyé à Gênes, puis à Savone.
CHAPITRE XI
Combats de Cadibona et de Montenotte.—Retraite de l'aile droite de l'armée sur Gênes.—Mon père est blessé.—Siège et résistance de Gênes.—Ses conséquences.—Mon ami Trepano.—Mort de mon père.—Famine et combats.—Rigueur inflexible de Masséna.
CHAPITRE XII
Épisodes du siège.—Capture de trois mille Autrichiens.—Leur horrible fin sur les pontons.—Attaques constantes par terre et par mer.
CHAPITRE XIII
Bonaparte franchit le Saint-Bernard.—Masséna traite de l'évacuation de la place de Gênes.—Ma mission auprès de Bonaparte.—Bataille de Marengo.—Retour dans ma famille.—Extrême prostration morale.
CHAPITRE XIV
Je suis nommé aide de camp à la suite à l'état-major de Bernadotte.—État-major de Bernadotte.—Nous formons à Tours la réserve de l'armée de Portugal.
CHAPITRE XV
Séjour à Brest et à Rennes.—Je suis nommé au 25e de chasseurs et envoyé à l'armée de Portugal.—Voyage de Nantes à Bordeaux et à Salamanque.—Nous formons avec le général Leclerc l'aile droite de l'armée espagnole.—1802.—Retour en France.
CHAPITRE XVI
Aventure de route de Bayonne à Toulouse.—Amusant épisode d'inspection.
CHAPITRE XVII
Concentration en Bretagne des troupes destinées à Saint-Domingue.—Événements de Rennes.—Mon frère Adolphe, impliqué dans l'affaire, est incarcéré.—Mort de mon frère Théodore.
CHAPITRE XVIII
Séjour à l'école de Versailles.—Biographie des frères de ma mère.
CHAPITRE XIX
Immenses préparatifs sur la côte.—Je suis nommé aide de camp d'Augereau.
CHAPITRE XX
Augereau.—Divers épisodes de sa carrière.
CHAPITRE XXI
De Bayonne à Brest.—1804.—Conspiration de Pichegru, Moreau et
Cadoudal.—Mort du duc d'Enghien.—Bonaparte empereur.
CHAPITRE XXII
1805.—Institution de la Légion d'honneur.—Camp de Boulogne.—Je suis fait lieutenant.—Mission.—Mort de mon frère Félix.—La Russie et l'Autriche nous déclarent la guerre.
CHAPITRE XXIII
L'armée se dirige vers le Rhin.—Début des hostilités.—Mission auprès de Masséna.—Trafalgar.—Jellachich met bas les armes à Bregenz.—Ruse du colonel des housards de Blankenstein.—Son régiment nous échappe.
CHAPITRE XXIV
Marche sur Vienne.—Combat de Dirnstein.—Les maréchaux Lannes et Murat enlèvent les ponts du Danube sans coup férir.
CHAPITRE XXV
Hollabrünn.—Je remets à l'Empereur les drapeaux pris à
Bregenz.—Dangers d'un mensonge de complaisance.
CHAPITRE XXVI
L'ambassadeur de Prusse et Napoléon.—Austerlitz.—Je sauve un sous-officier russe sous les yeux de l'Empereur dans l'étang de Satschan.
CHAPITRE XXVII
Entrevue des empereurs.—Retour au corps.—1806.—Darmstadt et
Francfort.—Bons procédés d'Augereau.
CHAPITRE XXVIII
Missions auprès de l'Empereur et du roi de Prusse.—Situation de la
Prusse.
CHAPITRE XXIX
État de l'armée prussienne.—Marche sur Wurtzbourg.—Combat de Saalfeld et mort du prince Louis de Prusse.—Augereau et son ancien compagnon d'armes.—Retour à Iéna.—Épisode.
CHAPITRE XXX
Iéna.—Le curé d'Iéna.—Auerstadt.—Conduite de Bernadotte.—Entrée à
Berlin.
CHAPITRE XXXI
Déroute et démoralisation des Prussiens.—Origine de la fortune des Rothschild et de la situation de Bernadotte.—J'accompagne Duroc auprès du roi de Prusse à Graudentz.—Épisode.—L'armée sur la Vistule.
CHAPITRE XXXII
Passage de l'Ukra.—Affaires de Kolozomb et de Golymin.—Épisodes divers.—Affaire de Pultusk.—Établissement des cantonnements sur la Vistule.
CHAPITRE XXXIII
1807.—Je suis nommé capitaine.—Bataille d'Eylau.—Dissolution du corps d'Augereau.—Reprise des cantonnements.
CHAPITRE XXXIV
Épisodes de la bataille d'Eylau.—Ma jument Lisette.—Je cours les plus grands dangers en joignant le 14e de ligne.—J'échappe à la mort par miracle.—Je regagne Varsovie et Paris.
CHAPITRE XXXV
Missions auprès de l'Empereur.—Je rejoins le maréchal Lannes.—Reprise des hostilités le 11 juin.—Les armées se joignent sur l'Alle, à Friedland.
CHAPITRE XXXVI
Bataille de Friedland.—Dangers auxquels je suis exposé.—Entrevue et traité de Tilsitt.
CHAPITRE XXXVII
Mission à Dresde.—Contrebande involontaire.—Incident à
Mayence.—Séjour à Paris et à la Houssaye.
AVANT-PROPOS
Le général baron de Marbot (Marcellin), dont nous publions les Mémoires, appartenait à une famille du Quercy qui, dès le commencement du siècle dernier, jouissait dans cette province d'une haute situation. Mais cette famille s'est surtout illustrée dans la carrière des armes, en donnant en moins de cinquante ans trois généraux à la France.
Le père de l'auteur des Mémoires et des Remarques critiques entra aux gardes du corps du roi Louis XVI, et devint capitaine de dragons, aide de camp du comte de Schomberg. Lorsque la Révolution éclata, il s'engagea dans l'armée des Pyrénées, y conquit en quatre ans le grade de général de division, fut nommé à l'Assemblée législative en 1798, puis commanda en Ligurie une des divisions de l'armée de Masséna; il mourut enfin au siège de Gênes, des suites de ses blessures et du typhus, laissant quatre fils, dont deux seulement survécurent, Adolphe et Marcellin.
Adolphe, l'aîné, fit sa carrière dans les états-majors, devint général de brigade sous la monarchie de Juillet et mourut en 1844.
Des trois généraux de Marbot, la figure la plus caractéristique est assurément celle de l'auteur de ces écrits, type accompli de l'homme d'action, doué d'un véritable esprit militaire et d'une bravoure dont nous admirerons les traits héroïques, notamment à Ratisbonne et à Mölk.
En laissant à ses enfants les souvenirs de sa vie, le général de Marbot ne pensait écrire que pour le cercle étroit de son intimité. Il oubliait que sa carrière toute publique, illustrée par d'éclatants faits d'armes, liée aux événements les plus considérables de la République et de l'Empire, appartenait déjà à l'histoire.
Ses récits pleins de verve et de franchise, tour à tour piquants ou dramatiques, ses vives impressions et ses réflexions marquées au coin d'un véritable talent d'écrivain, achèvent de donner la peinture vivante d'une des périodes les plus passionnantes de notre histoire. Mieux encore, à un point de vue moral, ces écrits présentent un intérêt puissant, en nous donnant l'esprit des milieux où l'auteur a vécu. Souvent nous y trouverons les premières et intimes pensées de l'Empereur, et en pénétrant les états-majors, nous saisirons la vraie physionomie des principaux chefs de nos armées: nous admirerons leurs talents et leur valeur, en constatant aussi dans leur mésintelligence aux heures critiques l'une des causes de nos revers. Toutefois, et au-dessus de faiblesses inévitables, se dégagera le caractère élevé d'une époque toute vibrante de patriotisme et d'esprit militaire.
Telle est l'impression qui domine dans le récit de ces quinze années de luttes, où, soldat dès dix-sept ans, l'auteur se montrera en des circonstances si diverses l'officier intrépide, l'aide de camp des maréchaux, témoignant dans les missions les plus difficiles des rares qualités de dévouement, de tact et d'énergie. Chef de corps vigilant et prodigue de son sang, il soutiendra vaillamment les derniers efforts de nos armées en Russie, en Saxe, à Waterloo.
À cette dernière date s'arrêtent les Mémoires. Cette vie, momentanément interrompue par l'exil, se dévouera plus tard à la personne de Mgr le duc d'Orléans. Le général le suivra comme aide de camp, au siège d'Anvers et dans les brillantes campagnes d'Afrique, et s'attachera enfin en la même qualité à Mgr le comte de Paris. Le baron de Marbot, créé pair de France en 1845, mourut à Paris le 16 novembre 1854.
Les héritiers de ces manuscrits n'ont pas cru devoir refuser plus longtemps à des sollicitations pressantes la publication de documents précieux pour l'étude de cette période de notre histoire. Heureux si ces glorieux souvenirs peuvent offrir d'utiles enseignements et de nobles exemples à notre génération militaire, et lui inspirer, avec l'amour du métier des armes, la conscience dans la pratique du devoir et un peu aussi du sincère enthousiasme qui déborde de ces pages.
Puissent du moins ces récits donner le relief mérité à un nom qui vient de s'éteindre et à la figure héroïque d'un soldat qui aima passionnément l'armée et la patrie!
À MA FEMME ET À MES DEUX FILS.
Ma chère femme, mes chers enfants, j'ai assisté, quoique bien jeune encore, à la grande et terrible Révolution de 1789. J'ai vécu sous la Convention et le Directoire. J'ai vu l'Empire. J'ai pris part à ses guerres gigantesques et j'ai failli être écrasé par sa chute. J'ai souvent approché de l'empereur Napoléon. J'ai servi dans l'état-major de cinq de ses plus célèbres maréchaux, Bernadotte, Augereau, Murat, Lannes et Masséna. J'ai connu tous les personnages marquants de cette époque. J'ai subi l'exil en 1815. J'avais l'honneur de voir très souvent le roi Louis-Philippe, lorsqu'il n'était encore que duc d'Orléans, et après 1830, j'ai été pendant douze ans aide de camp de son auguste fils, le prince royal, nouveau Duc d'Orléans. Enfin, depuis qu'un événement funeste a ravi ce prince à l'amour des Français, je suis attaché à la personne de son auguste fils, le Comte de Paris.
J'ai donc été témoin de bien des événements, j'ai beaucoup vu, beaucoup retenu, et puisque vous désirez depuis longtemps que j'écrive mes Mémoires, en faisant marcher de front le récit de ma vie et celui des faits mémorables auxquels j'ai assisté, je cède à vos instances.
Comme vous désirez bien plus connaître les détails de ce qui m'est advenu, que de me voir retracer longuement des faits historiques déjà consignés dans une foule d'ouvrages, je n'en parlerai que sommairement, pour marquer les diverses époques des temps où j'ai vécu et l'influence que les événements ont eue sur ma destinée. Je serai plus explicite en ce qui concerne les personnes. Je rectifierai avec impartialité les jugements portés sur celles d'entre elles que j'ai été à même de connaître. Quant au style, il sera sans prétention, comme il convient à une simple narration faite en famille.
À côté de faits de la plus haute importance politique, j'en relaterai de gais, de bizarres, même de puérils, et entrerai, dans ce qui m'est personnel, dans des détails qui pourront peut-être paraître oiseux.
Presque tous les hommes se plaignent de leur destinée. La Providence m'a mieux traité, et quoique ma vie n'ait certainement pas été exempte de tribulations, la masse de bonheur s'est trouvée infiniment supérieure à celle des peines, et je recommencerais volontiers ma carrière sans y rien changer. Le dirai-je? j'ai toujours eu la conviction que j'étais né heureux. À la guerre comme en politique, j'ai surnagé au milieu des tempêtes qui ont englouti presque tous mes contemporains, et je me vois entouré d'une famille tendre et dévouée. Je rends donc grâces à la Providence du partage qu'elle m'a fait.
Mars 1844.
CHAPITRE PREMIER
Origines de ma famille.—Mon père entre aux gardes.—La famille de
Certain.—Vie au château de Larivière.—Épisode d'enfance.
Je suis né le 18 août 1782, au château de Larivière, que mon père possédait sur les rives de la Dordogne, dans la belle et riante vallée de Beaulieu, sur les confins du Limousin et du Quercy, aujourd'hui département de la Corrèze. Mon père était fils unique. Son père et son grand-père l'ayant été aussi, une fortune territoriale fort considérable pour la province s'était accumulée sur sa tête. La famille de Marbot était de noble origine, quoique depuis longtemps elle ne fît précéder son nom d'aucun titre. Selon l'expression de ce temps-là, elle vivait noblement, c'est-à-dire de ses propres revenus, sans y joindre aucun état ni aucune industrie. Elle était alliée à plusieurs gentilshommes du pays et faisait société avec les autres, tels que les d'Humières, d'Estresse, Cosnac, La Majorie, etc., etc.
Je fais cette observation, parce que, à une époque où la noblesse était si hautaine et si puissante, l'amitié qui unissait la famille de Marbot à des maisons illustres, comptant plusieurs maréchaux de France parmi leurs aïeux, prouve que notre famille jouissait d'une grande considération dans le pays.
Mon père était né en 1753; il reçut une excellente éducation et était très instruit. Il aimait l'étude, les belles-lettres et les arts. Son caractère un peu violent avait été tempéré par l'habitude de la bonne société dans laquelle il vivait. Son cœur était d'ailleurs si bon que, le premier mouvement passé, il cherchait toujours à faire oublier les brusqueries qui lui étaient échappées. Mon père était un superbe homme, d'une très haute et forte stature. Sa figure brune, mâle et sévère, était très belle et régulière.
Mon grand-père étant devenu veuf pendant que son fils était encore au collège, sa maison était dirigée par une de ses vieilles cousines, l'aînée des demoiselles Oudinet de Beaulieu. Cette parente rendit de grands services à mon grand-père, qui, devenu presque aveugle à la suite d'un coup de foudre tombé à ses côtés, ne sortait plus de son manoir. Ainsi mon père, à son entrée dans le monde, se trouvant entre un vieillard infirme et une tante dévouée à ses moindres volontés, disposait à son gré de la fortune de la maison. Il n'en abusa pas, mais comme il avait pour l'état militaire un goût très prononcé qui se trouvait journellement excité par ses liaisons avec les jeunes seigneurs des environs, il accepta la proposition que lui fit le colonel marquis d'Estresse, voisin et ami de la famille, de le faire recevoir dans les gardes du corps du roi Louis XV.
En entrant dans les gardes, mon père avait reçu le brevet de sous-lieutenant. Au bout de quelques années, il fut fait garde-lieutenant. Comme, sous les auspices du marquis d'Estresse, il était reçu à Paris dans plusieurs maisons, notamment dans celle du lieutenant général comte de Schomberg, inspecteur général de cavalerie, celui-ci ayant apprécié les mérites de mon père, le fit nommer capitaine dans son régiment de dragons (1781) et le prit pour son aide de camp (1782).
Mon grand-père venait de mourir; mon père était encore garçon, et sa fortune ainsi que sa position (un capitaine était à cette époque, en province, un personnage de quelque importance) le mettaient en état de choisir une femme sans crainte d'être refusé.
Il existait alors, au château de Laval de Cère, situé à une lieue de celui de Larivière, qui appartenait à mon père, une famille noble, mais peu riche, nommée de Certain. Le chef de cette maison étant accablé par la goutte, ses affaires étaient dirigées par Mme de Certain, femme d'un rare mérite. Elle sortait de la famille noble de Verdal, qui, vous le savez, a la prétention de compter saint Roch parmi les parents de ses ancêtres du côté des femmes, un Verdal ayant, dit-elle, épousé une sœur de saint Roch, à Montpellier. J'ignore jusqu'à quel point cette prétention est fondée, mais il est certain qu'avant la révolution de 1789, il existait, à la porte du vieux château de Gruniac (que possède encore la famille de Verdal) un banc de pierre en très grande vénération parmi les habitants des montagnes voisines, parce que, selon la tradition, saint Roch, lorsqu'il venait passer quelque temps auprès de sa sœur, se complaisait à se placer sur ce banc, d'où l'on aperçoit la campagne, ce que l'on ne peut faire du château, espèce de forteresse des plus sombres.
M. et Mme de Certain avaient trois fils et une fille, et, selon l'usage de cette époque, ils ajoutèrent à leur nom de famille celui de quelque domaine. Ainsi, l'aîné des fils reçut le surnom de Canrobert, porté encore par son fils, notre cousin, qui l'a tant illustré depuis. Le fils aîné de la maison de Certain était, à l'époque dont je parle, chevalier de Saint-Louis et capitaine au régiment d'infanterie de Penthièvre; le second fils s'appela de l'Isle, il était lieutenant au régiment de Penthièvre; le troisième fils reçut le surnom de La Coste et servait, comme mon père, dans les gardes du corps; la fille s'appela Mlle du Puy, ce fut ma mère.
Mon père s'unit intimement avec M. Certain de La Coste, et il était difficile qu'il en fût autrement, car, outre les trois mois qu'ils passaient à l'hôtel de Versailles pendant leur service, les voyages qu'ils faisaient ensemble deux fois par an devaient achever de les lier.
Les voitures publiques étaient alors fort rares, sales, incommodes, et marchaient à très petites journées: il n'était d'ailleurs pas de bon ton d'y monter, aussi les nobles vieux ou malades prenaient seuls des voiturins, tandis que la jeune noblesse et les officiers voyageaient à cheval. Il s'était donc établi, parmi les gardes du corps, un usage qui, de nos jours, paraîtrait fort bizarre. Comme ces messieurs ne faisaient annuellement que trois mois de service, et que le corps se trouvait, par conséquent, partagé en quatre fractions à peu près égales, ceux d'entre eux qui habitaient la Bretagne, l'Auvergne, le Limousin et autres contrées fournissant de bons petits chevaux, en avaient acheté un certain nombre dont le prix ne devait pas dépasser cent francs, y compris la selle et la bride. Au jour fixé, tous les gardes du corps de la même province appelés à aller reprendre leurs fonctions se réunissaient à cheval sur le point désigné, et la joyeuse caravane se mettait en route pour Versailles. On faisait douze à quinze lieues par jour, certain de trouver tous les soirs, à des prix modérés et convenus, un bon gîte et un bon souper dans les hôtels choisis pour étapes, car on y était attendu à jours fixes. Le voyage se faisait gaiement, en devisant, chantant, bravant les mauvais temps ou la chaleur, ainsi que les mésaventures, et riant des bons contes que chacun devait faire tour à tour en cheminant. La caravane se grossissait en route par l'arrivée des gardes du corps des provinces qu'on traversait. Enfin, les divers groupes, arrivant de tous les points de la France, entraient à Versailles le jour même de l'expiration de leur congé, et par conséquent au moment du départ des gardes qu'ils devaient relever. Alors chacun de ceux-ci achetait l'un des bidets amenés par les arrivants, auxquels il les payait cent francs, et, formant de nouvelles caravanes, tous prenaient le chemin du castel paternel, puis, à leur rentrée dans leurs foyers, ils lâchaient les criquets dans les prairies, où ils les laissaient paître à l'aventure pendant neuf mois, jusqu'au moment où ils les ramenaient à Versailles et les cédaient à d'autres camarades; de sorte que ces chevaux, changeant continuellement de maîtres, allaient tour à tour dans les diverses provinces de la France.
Mon père s'était donc lié intimement avec M. Certain de La Coste, qui était du même quartier et appartenait comme lui à la compagnie de Noailles. De retour au pays, ils se voyaient fréquemment: il devint bientôt l'ami de ses frères. Mlle du Puy était jolie, spirituelle, et quoiqu'elle ne dût avoir qu'une très faible dot et que plusieurs riches partis fussent offerts à mon père, il préféra Mlle du Puy et l'épousa en 1776.
Nous étions quatre frères: l'aîné, Adolphe, aujourd'hui maréchal de camp; j'étais le second, Théodore le troisième, et Félix le dernier. Nos âges se suivaient à peu près à deux ans de distance.
J'étais très fortement constitué, et n'eus d'autre maladie que la petite vérole; mais je faillis périr d'un accident que je vais vous raconter.
Je n'avais que trois ans lorsqu'il advint; mais il fut si grave, que le souvenir en est reste gravé dans ma mémoire. Comme j'avais le nez un peu retroussé et la figure ronde, mon père m'avait surnommé le petit chat. Il n'en fallut pas davantage pour donner à un si jeune enfant le désir d'imiter le chat; aussi mon plus grand bonheur était-il de marcher à quatre pattes en miaulant, et j'avais pris ainsi l'habitude de monter tous les jours au second étage du château, pour aller joindre mon père dans une bibliothèque, où il passait les heures de la plus forte chaleur. Dès qu'il entendait les miaulements de son petit chat, il venait ouvrir la porte et me donnait un volume des œuvres de Buffon dont je regardais les gravures pendant que mon père continuait sa lecture. Ces séances me plaisaient infiniment; mais un jour ma visite ne fut pas aussi bien reçue qu'à l'ordinaire. Mon père, probablement occupé de choses sérieuses, n'ouvrit pas à son petit chat. En vain, je redoublai mes miaulements sur les tons les plus doux que je pus trouver, la porte restait close. J'avisai alors, au niveau du parquet, un trou nommé chatière, qui existe dans les châteaux du Midi au bas de toutes les portes, afin de donner aux chats un libre accès dans les appartements. Ce chemin me paraissait être tout naturellement le mien; je m'y glisse tout doucement. La tête passe d'abord, mais le corps ne peut suivre; alors je veux reculer, mais ma tête était prise, et je ne puis ni avancer ni reculer. J'étranglais. Cependant, je m'étais tellement identifié avec mon rôle de chat, qu'au lieu de parler pour faire connaître à mon père la fâcheuse situation dans laquelle je me trouvais, je miaulai de toutes mes forces, non pas doucereusement, mais en chat fâché, en chat qu'on étrangle, et il paraît que je le faisais d'un ton si naturel, que mon père, persuadé que je plaisantais, fut pris d'un fou rire inextinguible. Mais tout à coup les miaulements s'affaiblirent, ma figure devint bleue, je m'évanouis. Jugez de l'embarras de mon père, qui comprit alors la vérité. Il enlève, non sans peine, la porte de ses gonds, me dégage et m'emporte sans connaissance dans les bras de ma mère, qui, me croyant mort, eut elle-même une crise terrible. Lorsque je revins à moi, un chirurgien était en train de me saigner. La vue de mon sang, et l'empressement de tous les habitants du château groupés autour de ma mère et de moi, firent une si vive impression sur ma jeune imagination, que cet événement est resté fortement gravé dans ma mémoire.
CHAPITRE II
Premiers orages révolutionnaires.—Attitude de mon père.—Il rentre au service.—Je suis confié aux mains de Mlle Mongalvi.—Ma vie au pensionnat.
Pendant que mon enfance s'écoulait paisiblement de bien graves événements se préparaient. L'orage révolutionnaire grondait déjà, et ne tarda pas à éclater: nous étions en 1789.
L'assemblée des États généraux, remuant toutes les passions, détruisit la tranquillité dont jouissait la province que nous habitions, et porta la division dans presque toutes les familles, surtout dans la nôtre; car mon père, qui blâmait depuis longtemps les abus auxquels la France était assujettie, adopta le principe des améliorations qu'on projetait, sans prévoir les atrocités que ces changements allaient amener, tandis que ses trois beaux-frères et ses amis repoussaient toute innovation. De là de vives discussions, auxquelles je ne comprenais rien, mais qui m'affligeaient, parce que je voyais ma mère pleurer, en cherchant à calmer l'irritation de ses frères et de son époux. Cependant, sans trop savoir pourquoi, je me rangeais du côté des modérés démocrates qui avaient choisi mon père pour chef, car il était incontestablement l'homme le plus capable de la contrée.
L'Assemblée constituante venait de détruire les rentes féodales. Mon père, en qualité de gentilhomme, en possédait quelques-unes que son père avait achetées. Il fut le premier à se conformer à la loi. Les roturiers, qui attendaient pour se décider que mon père leur donnât l'exemple, ne voulurent plus rien payer, lorsqu'ils connurent sa renonciation aux rentes féodales qu'il possédait.
Peu de temps après, la France ayant été divisée en départements, mon père fut nommé administrateur de la Corrèze et, peu de temps après, membre de l'Assemblée législative.
Les trois frères de ma mère et presque toute la noblesse du pays n'avaient pas tardé à émigrer. La guerre paraissait imminente. Alors, pour engager tous les citoyens à s'armer, ou peut-être aussi pour savoir jusqu'à quel point il pouvait compter sur l'énergie des populations, le gouvernement, à un jour donné, fit répandre dans toutes les communes de France le bruit que les brigands, conduits par les émigrés, venaient pour détruire les nouvelles institutions. Le tocsin sonna sur toutes les églises, chacun s'arma de ce qu'il put trouver; on organisa les gardes nationales; le pays prit un aspect tout guerrier, et l'on attendait les prétendus brigands que, dans chaque commune, on disait être dans la commune voisine. Rien ne parut; mais l'effet était produit: la France se trouvait sous les armes, et avait prouvé qu'elle était en état de se défendre.
Nous étions alors à la campagne, seuls avec ma mère. Cette alerte, qu'on nomma dans le pays le jour de la peur, m'étonna et m'aurait probablement alarmé, si je n'eusse vu ma mère assez calme. J'ai toujours pensé que mon père, connaissant sa discrétion, l'avait prévenue de ce qui devait arriver.
Tout se passa d'abord sans excès de la part des paysans, qui, dans nos contrées, avaient conservé un grand respect pour les anciennes familles; mais, bientôt excités par les démagogues des villes, les campagnards se portèrent sur les habitations des nobles, sous prétexte de chercher les émigrés cachés, mais en réalité pour se faire donner de l'argent, et prendre les titres de rentes féodales qu'ils brûlaient dans d'immenses feux de joie. Du haut de notre terrasse, nous vîmes ces forcenés courir la torche en main vers le château d'Estresse, dont tous les hommes avaient émigré, et qui n'était plus habité que par des dames. C'étaient les meilleures amies de ma mère; aussi fut-elle vivement affectée de ce que, malgré mon extrême jeunesse, je taxai de brigandage. Les anxiétés de ma mère redoublèrent, lorsqu'elle vit arriver sa vieille mère qu'on venait de chasser de son château, déclaré propriété nationale, par suite de l'émigration de ses trois fils!… Jusque-là le foyer de mon père avait été respecté avec d'autant plus de raison que son patriotisme était connu et que, pour en donner des preuves nouvelles, il avait pris du service dans l'armée des Pyrénées comme capitaine des chasseurs des montagnes, à l'expiration de son mandat à l'Assemblée législative; mais le torrent révolutionnaire passant tout sous le même niveau, la maison de Saint-Céré, que mon père avait achetée dix ans avant de M. de Lapolonie, fut confisquée et déclarée propriété nationale, parce que l'acte de vente avait été passé sous seing privé, et que le vendeur avait émigré avant de ratifier devant le notaire. On n'accorda à ma mère que quelques jours pour en retirer son linge, puis la maison fut vendue aux enchères, et achetée par le président du district qui en avait lui-même provoqué la confiscation!… Enfin, les paysans, ameutés par quelques meneurs de Beaulieu, se portèrent en masse au château de mon père, où, avec tous les ménagements possibles, et même avec une espèce de politesse, ils dirent à ma mère qu'ils ne pouvaient se dispenser de brûler les titres de rentes féodales que nous avions encore, et de vérifier si les émigrés ses frères n'étaient pas cachés dans son château. Ma mère les reçut avec beaucoup de courage, leur remit les titres et leur fit observer que, connaissant ses frères pour des gens d'esprit, on ne devait pas supposer qu'ils eussent émigré pour revenir ensuite en France se cacher dans son château. Ils convinrent de la justesse de ce raisonnement, burent et mangèrent, brûlèrent les titres au milieu de la cour et se retirèrent sans faire aucun dégât, en criant: Vive la nation et le citoyen Marbot! et ils chargèrent ma mère de lui écrire qu'ils l'aimaient beaucoup, et que sa famille était en sûreté au milieu d'eux.
Malgré cette assurance, ma mère, comprenant que son titre de sœur d'émigrés pourrait lui attirer les plus grands désagréments, dont ne la sauverait peut-être pas celui d'épouse d'un défenseur de la patrie, résolut de s'éloigner momentanément. Elle m'a dit depuis que ce qui la décida à prendre ce parti fut la conviction que l'orage révolutionnaire ne durerait que quelques mois: bien des gens le croyaient aussi.
Ma grand'mère avait eu sept frères, qui, tous, selon l'usage de la famille de Verdal, avaient été militaires et chevaliers de Saint-Louis. L'un d'eux, ancien chef de bataillon au régiment de Penthièvre-infanterie, avait, en prenant sa retraite, épousé la riche veuve d'un conseiller au parlement de Rennes. Ma mère résolut de se rendre auprès d'elle, et se préparait à partir comptant m'emmener avec elle, quand je fus assailli par une quantité de gros clous très douloureux. Il était impossible de faire voyager un enfant de huit ans dans cet état, et comme il se prolongeait, ma mère était dans une grande perplexité… Elle en fut tirée par une respectable dame, Mlle Mongalvi, qui lui était bien dévouée et dont la mémoire me sera toujours chère. Mlle Mongalvi recevait à Turenne quelques pensionnaires dont ma mère avait été l'une des premières; elle proposa de me prendre chez elle pendant les quelques mois que durerait l'absence de ma mère. Celle-ci en référa à mon père, et son consentement étant arrivé, je partis et fus installé dans le pensionnat de demoiselles.—Quoi? direz-vous, un garçon avec des jeunes filles? Eh, oui!… Mais observez que j'étais un enfant très doux, paisible, obéissant, et n'ayant que huit ans.
Les pensionnaires entrées dans la maison de Mlle Mongalvi, depuis l'époque où ma mère en avait fait partie, étaient des jeunes personnes de seize à vingt ans; les plus jeunes avaient au moins quatorze ans, et étaient assez raisonnables pour qu'on pût m'admettre parmi elles.
À mon arrivée, tout le petit troupeau féminin accourut au-devant de moi et me reçut avec de tels cris de joie et de si bonnes caresses, que je me félicitai dès le premier instant d'avoir fait ce voyage. Je me figurais d'ailleurs qu'il serait de peu de durée, et je crois même que je regrettais intérieurement de n'avoir que peu de temps à passer avec ces bonnes jeunes demoiselles, qui me donnaient tout ce qui pouvait me faire plaisir, et se disputaient à qui me tiendrait par la main.
Cependant, ma mère partit et se rendit auprès de mon oncle. Les événements marchaient avec rapidité. La Terreur ensanglanta la France. La guerre civile éclata dans la Vendée et la Bretagne. Il devint absolument impossible d'y voyager, de telle sorte que ma mère, qui ne devait passer que deux ou trois mois à Rennes, s'y trouva retenue malgré elle pendant plusieurs années. Mon père combattait toujours dans les Pyrénées et en Espagne, où sa capacité et son courage l'avaient élevé au grade de général de division. Entré dans le pensionnat pour quelques mois, j'y restai donc au moins pendant quatre ans, qui furent pour moi autant d'années de bonheur, que venait bien obscurcir de temps en temps le souvenir de mes parents; mais les bonnes dames Mongalvi et leurs pensionnaires redoublaient alors de bonté pour moi et chassaient les pensées qui m'attristaient momentanément.
Lorsque, bien des années après, j'ai lu l'histoire de Vert-Vert vivant au milieu des Visitandines de Nevers, je me suis écrié: «C'est ainsi que j'étais dans le pensionnat de Turenne!» Comme lui, j'étais gâté au delà de toute expression par les maîtresses et par les pensionnaires. Je n'avais qu'à désirer pour obtenir; rien n'était assez bon ni assez beau pour moi. Ma santé était redevenue parfaite. J'étais blanc et frais; aussi c'était à qui m'embrasserait!
Dans les récréations qui avaient lieu dans un très vaste clos où se trouvaient un beau jardin, des prairies, des vignes, des bosquets, les jeunes filles me couronnaient, m'enguirlandaient de fleurs; puis, me plaçant sur un petit brancard couvert de roses, elles me portaient à tour de rôle en chantant.—D'autres fois je jouais aux barres avec elles, ayant le privilège de toujours prendre sans jamais être pris. Elles me lisaient des histoires, me chantaient des chansons; enfin c'était à qui chercherait à faire quelque chose pour moi.
Il me souvient qu'en apprenant l'horrible exécution de Louis XVI, Mme Mongalvi fit mettre toute la pension à genoux pour réciter des prières pour le repos de l'âme du malheureux roi. L'indiscrétion de quelqu'un d'entre nous aurait pu lui attirer à cette occasion de grands désagréments, mais toutes ses élèves étaient d'âge à le comprendre, et je sentis qu'il n'en fallait pas parler: on n'en sut rien au dehors de la maison.
CHAPITRE III
Mon père est nommé au commandement de l'armée de Toulouse.—Il me rappelle auprès de lui.—Rencontre d'un convoi d'aristocrates.—Mon existence à Toulouse.—-Je suis conduit à Sorèze.
Je restai dans ce doux asile jusqu'en novembre 1793. J'avais onze ans et demi lorsque mon père reçut le commandement d'un camp formé à Toulouse. Il profita de quelques jours de congé pour me voir et régler ses affaires, dont il n'avait pu s'occuper depuis plusieurs années. Il descendit à Turenne chez un de ses amis et courut à la pension. Il était en uniforme d'officier général, avec un grand sabre, les cheveux coupés, sans poudre, et portant des moustaches énormes, ce qui contrastait singulièrement avec le costume que j'avais l'habitude de lui voir lorsqu'il habitait paisiblement le château de Larivière.
J'ai dit que mon père, malgré sa mâle figure et son aspect sévère, était très bon, surtout pour les enfants, qu'il aimait passionnément. Je le revis donc avec de vifs transports de joie, et il me combla de caresses. Il passa quelques jours à Turenne, remerciant bien les bonnes dames Mongalvi des soins vraiment maternels qu'elles m'avaient prodigués; mais en me questionnant, il lui fut très facile de voir que si je savais bien les prières, les litanies et force cantiques, mes autres connaissances se bornaient à quelques notions d'histoire, de géographie et d'orthographe. Il considéra d'ailleurs qu'étant dans ma douzième année, il n'était plus guère possible de me laisser dans une pension de demoiselles, et qu'il était temps de me donner une éducation plus mâle et plus étendue. Il résolut donc de m'emmener avec lui à Toulouse, où il avait déjà fait venir Adolphe à sa sortie d'Effiat, afin de nous placer tous deux au collège militaire de Sorèze, le seul grand établissement de ce genre que la tourmente révolutionnaire eût laissé debout.
Je partis en embrassant mes jeunes amies. Nous nous dirigeâmes sur Cressensac, où nous trouvâmes le capitaine Gault, aide de camp de mon père. Pendant qu'on graissait la voiture, Spire, le vieux serviteur de mon père, qui savait que son maître voulait marcher jour et nuit, faisait provision de vivres et arrangeait les paquets. En ce moment, un spectacle nouveau pour moi se présente: une colonne mobile, composée de gendarmes, de gardes nationaux et de volontaires, entre dans le bourg de Cressensac, musique en tête. Je n'avais jamais rien vu de pareil et trouvai cela superbe; mais je ne pouvais m'expliquer pourquoi les soldats faisaient marcher au milieu d'eux une douzaine de voitures remplies de vieux messieurs, de dames et d'enfants ayant tous l'air fort triste.
Cette vue mit mon père en fureur. Il se retira de la fenêtre, et se promenant à grands pas avec son aide de camp dont il était sûr, je l'entendis s'écrier: «Ces misérables conventionnels ont gâté la Révolution qui pouvait être si belle! Voilà encore des innocents qu'on mène en prison parce qu'ils sont nobles ou parents d'émigrés; c'est affreux!» Je compris tout ce que mon père dit à ce sujet, et je vouai comme lui la haine la plus prononcée à ce parti terroriste qui gâta la révolution de 1789.
Mais pourquoi, dira-t-on, votre père servait-il encore un gouvernement qu'il méprisait?—Pourquoi?—C'est qu'il pensait que repousser les ennemis du territoire français était toujours une chose honorable et qui ne rendait pas les militaires solidaires des atrocités que la Convention commettait à l'intérieur.
Ce que mon père avait dit m'avait déjà intéressé en faveur des individus placés dans les voitures. Je venais d'apprendre que c'étaient des familles nobles qu'on avait arrachées le matin de leurs châteaux, et que l'on conduisait dans les prisons de Souilhac. Il y avait des vieillards, des femmes, des enfants, et je me demandais en moi-même comment ces êtres faibles pouvaient être dangereux pour le pays, lorsque j'entendis plusieurs des enfants demander à manger. Une dame pria un garde national de la laisser descendre pour aller acheter des vivres: il s'y refusa durement, et la dame lui ayant présenté un assignat en le priant de vouloir bien lut procurer du pain, le garde lui répondit: «Me prends-tu pour un de tes ci-devant laquais?…» Cette brutalité m'indigna. J'avais remarqué que Spire avait placé dans les poches de la voiture plusieurs petits pains, dans l'intérieur de chacun desquels on avait mis une saucisse. J'allai prendre deux de ces pains, et m'approchant de la voiture des enfants prisonniers, je leur jetai ces pains, pendant que les gardes tournaient le dos. La mère et les enfants me firent des signes de reconnaissance si expressifs, que je résolus d'approvisionner aussi les autres prisonniers, et je leur portai successivement toutes les provisions que Spire avait faites pour nourrir quatre personnes pendant les quarante-huit heures que nous devions passer en route, afin de nous rendre à Toulouse. Enfin, nous partons sans que Spire se soit douté de la distribution que je venais de faire. Les petits prisonniers m'envoient des baisers, les parents me saluent; mais à peine sommes-nous à cent pas du relais, que mon père, qui avait hâte de s'éloigner d'un spectacle dont il était navré, et qui n'avait pas voulu se mettre à table dans l'auberge, éprouva le besoin de manger et demanda les provisions. Spire indique les poches dans lesquelles, il les a placées. Mon père et M. Gault fouillent tout l'intérieur de la voiture et n'y trouvent rien. Mon père, s'emporte contre Spire qui, du haut de son siège, jure par tous les diables qu'il avait garni la voiture de vivres pour deux jours. J'étais un peu embarrassé; cependant, je ne voulus pas laisser gronder plus longtemps le pauvre Spire et déclarai ce que j'avais fait. Je m'attendais à être un peu repris pour avoir agi sans autorisation, mais mon père m'embrassa de la manière la plus tendre, et bien des années après il parlait encore avec bonheur de ma conduite en cette occasion. Voilà pourquoi, mes enfants, j'ai cru devoir vous la rappeler. On est si heureux de penser qu'on a obtenu dans quelques circonstances l'approbation de ceux qu'on a aimés et perdus!
De Cressensac à Toulouse, la route était couverte de volontaires qui se rendaient gaiement à l'armée des Pyrénées en faisant retentir les airs de chansons patriotiques. Ce mouvement me charmait, et j'aurais été heureux si je n'eusse souffert physiquement, car n'ayant jamais fait de longues courses en voiture, j'avais le mal de mer pendant le voyage, ce qui détermina mon père à s'arrêter toutes les nuits pour me faire reposer. J'arrivai cependant à Toulouse, très fatigué; mais la vue de mon frère, dont j'étais séparé depuis quatre ou cinq ans, me donna une joie fort grande qui me rétablit en peu de temps.
Mon père, en qualité de général de division commandant le camp situé au Miral, près de Toulouse, avait droit à être logé militairement, et la municipalité lui avait assigné le bel hôtel de Rességuier, dont le propriétaire avait émigré. Mme de Rességuier s'était retirée avec son fils dans les appartements les plus éloignés, et mon père avait ordonné qu'on eût les plus grands égards pour sa malheureuse position.
La maison de mon père était très fréquentée; il recevait tous les jours et devait faire beaucoup de dépenses, car, bien qu'un général de division reçût alors dix-huit rations de tous genres, et que ses aides de camp en eussent aussi, cela ne pouvait suffire; il fallait acheter une foule de choses, et cependant l'État ne donnait alors à l'officier général comme au simple sous-lieutenant que huit francs par mois en numéraire, le surplus de la solde étant payé en assignats, dont la valeur diminuait chaque jour, et comme mon père était très généreux, invitait de nombreux officiers du camp, avait de nombreux domestiques (qu'on appelait alors serviteurs), dix-huit chevaux, des voitures, une loge au théâtre, etc., etc…, il dépensait les économies qu'il avait faites au château de Larivière, et ce fut du moment de sa rentrée au service que date la diminution de sa fortune.
Quoiqu'on fût au plus fort de la Terreur, que la subordination fût très affaiblie en France, d'où le bon ton semblait éloigné pour toujours, mon père savait si bien en imposer aux nombreux officiers qui venaient chez lui, que la plus parfaite politesse régnait dans son salon comme à sa table.
Parmi les officiers employés au camp, mon père en avait pris deux en grande prédilection; aussi les invitait-il plus souvent que les autres.
L'un, nommé Augereau, était adjudant général, c'est-à-dire colonel d'état-major; l'autre était Lannes, simple lieutenant de grenadiers dans un bataillon de volontaires du département du Gers. Ils sont devenus maréchaux de l'Empire, et j'ai été leur aide de camp. Je vous donnerai leur biographie lorsque j'écrirai le récit de ce qui m'est advenu quand je servais auprès d'eux.
À cette époque, Augereau, après s'être évadé des prisons de l'inquisition de Lisbonne, venait de faire la guerre dans la Vendée, où il s'était fait remarquer par son courage et la facilité avec laquelle il maniait les troupes. Il était très bon tacticien, science qu'il avait apprise en Prusse, où il avait longtemps servi dans les gardes à pied du grand Frédéric; aussi l'appelait-on le grand Prussien. Il avait une tenue militaire irréprochable, toujours tiré à quatre épingles, frisé et poudré à blanc, longue queue, grandes bottes à l'écuyère des plus luisantes, et avec cela une tournure fort martiale. Cette tenue était d'autant plus remarquable qu'à cette époque ce n'était pas par là que brillait l'armée française, presque uniquement composée de volontaires peu habitués à porter l'habit d'uniforme et fort peu soigneux de leur toilette. Cependant, personne ne se permettait de railler Augereau sur cet article, car on savait qu'il était grand bretteur, très brave, et avait fait mettre les pouces au célèbre Saint-George, la plus forte lame de France.
J'ai dit qu'Augereau était bon tacticien; aussi mon père l'avait-il chargé de diriger l'instruction des bataillons des nouvelles levées dont se composait la majeure partie de la division. Ces bataillons provenaient du Limousin, de l'Auvergne, des pays basques, du Quercy, du Gers et du Languedoc. Augereau les forma très bien, et en agissant ainsi il ne se doutait pas qu'il travaillait pour sa gloire future, car les troupes que mon père commandait alors formèrent plus tard la célèbre division Augereau, qui fit de si belles choses dans les Pyrénées-Orientales et en Italie. Augereau venant presque tous les jours chez mon père, et s'en voyant apprécié, lui voua une amitié qui ne s'est jamais démentie et dont je ressentis les bons effets après la mort de ma mère.
Quant au lieutenant Lannes, c'était un jeune Gascon des plus vifs, spirituel, très gai, sans éducation ni instruction, mais désireux d'apprendre, à une époque où personne ne l'était. Il devint très bon instructeur, et comme il était fort vaniteux, il recevait avec un bonheur indicible les louanges que mon père lui prodiguait parce qu'il les méritait. Aussi, par reconnaissance, Lannes, gâtait-il autant qu'il le pouvait les enfants de son général.
Un beau matin, mon père reçoit l'ordre de lever le camp du Miral et de conduire sa division au corps d'armée du général Dugommier, qui faisait en ce moment le siège de Toulon, dont les Anglais s'étaient emparés par surprise. Alors, mon père me déclara que ce n'était pas dans une pension de demoiselles que je pouvais apprendre ce que je devais savoir; qu'il me fallait des études plus sérieuses, et qu'en conséquence il me mènerait le lendemain au collège militaire de Sorèze, où il avait déjà retenu ma place et celle de mon frère. Je restai confondu!… Ne plus retourner auprès de mes amies, avec les dames Mongalvi, cela me paraissait impossible!
Les routes étaient couvertes de troupes et de canons que mon père passa en revue à Castelnaudary. Ce spectacle, qui m'eût charmé quelques jours auparavant, ne put adoucir ma douleur, car je pensais constamment aux professeurs en présence desquels j'allais me trouver.
Nous couchâmes à Castelnaudary, où mon père apprit l'évacuation de Toulon par les Anglais (18 décembre 1793) et reçut l'ordre de se rendre avec sa division aux Pyrénées-Orientales. Il résolut donc de nous déposer le lendemain même à Sorèze, de n'y rester que quelques heures, et de se rendre promptement à Perpignan.
En sortant de Castelnaudary, mon père avait fait arrêter sa voiture devant l'arbre remarquable sous lequel le connétable de Montmorency fut fait prisonnier par les troupes de Louis XIII à la suite de la défaite infligée aux partisans de Gaston d'Orléans, révolté contre son frère. Il causa sur cet événement avec ses aides de camp, et mon frère, déjà fort instruit, prit part à la conversation. Quant à moi, qui n'avais que de très légères notions sur l'histoire générale de la France et n'en connaissais aucun détail, c'était pour la première fois que j'entendais parler de la bataille de Castelnaudary, de Gaston, de sa révolte, de la prise et de l'exécution du connétable de Montmorency. Aussi, comprenant parfaitement que mon père ne m'adressait aucune question à ce sujet parce qu'il avait la conviction que je ne pouvais y répondre, cela m'humilia beaucoup, et j'en conclus, à part moi, que mon père avait raison de me conduire au collège pour y faire mon éducation. Mes regrets se changèrent donc en résolution d'apprendre ce qu'il fallait savoir. Cependant, je n'en eus pas moins le cœur navré à la vue des hautes et sombres murailles du cloître dans lequel on allait m'enfermer. J'avais onze ans et quatre mois lorsque j'entrai dans l'établissement.
CHAPITRE IV
Sorèze.—Dom Ferlus.—La vie à Sorèze.—Allures égalitaires.—Premières épreuves.—Visite d'un représentant du peuple.
C'est ici le moment de vous donner un abrégé historique du célèbre collège de Sorèze, tel qu'il m'a été fait par dom Abal, ancien sous-principal, que je voyais très souvent à Paris, sous l'Empire.
Lorsque, sous Louis XV, on résolut de chasser les Jésuites de France, leurs défenseurs prétendant qu'eux seuls pouvaient élever la jeunesse, les Bénédictins, ennemis déclarés des Jésuites, voulurent prouver le contraire; mais comme il ne leur convenait pas, quoiqu'ils fussent très studieux et très instruits, de se transformer en pédagogues, ils choisirent quatre de leurs maisons pour en faire des collèges. Ce furent entre autres Sorèze et Pontlevoy, dans lesquels ils réunirent les membres de l'Ordre qui avaient le plus d'aptitude pour le professorat et qui, après l'avoir exercé plusieurs années, pouvaient se retirer dans les autres couvents de l'Ordre. Les nouveaux collèges prospérèrent; Sorèze surtout se fit remarquer, et la foule d'élèves qui y accoururent de toutes parts ayant rendu nécessaire un plus grand nombre de professeurs, les Bénédictins y attirèrent beaucoup de laïques des plus instruits. Ceux-ci s'établirent avec leur famille dans la petite ville où était le couvent, et les enfants de ces professeurs civils, élevés gratuitement au collège en qualité d'externes, formèrent plus tard une pépinière de maîtres de toutes les sciences et de tous les arts. Enfin, la facilité de faire donner des leçons à très bon compte ayant amené à Sorèze l'établissement de plusieurs pensionnats de demoiselles, cette petite ville devint remarquable en ce que les hommes, les femmes de la société, et jusqu'aux plus simples marchands, possédaient une instruction étendue et cultivaient tous les beaux-arts. Une foule d'étrangers, surtout des Anglais, des Espagnols et des Américains, venaient s'y fixer pour quelques années, afin d'être près de leurs fils et de leurs filles pendant la durée de leur éducation.
L'Ordre des Bénédictins était généralement composé d'hommes fort doux; ils allaient dans le monde et recevaient souvent; aussi étaient-ils fort aimés, ce qui fut d'une très grande utilité à ceux de Sorèze lorsque la Révolution éclata. L'établissement avait alors pour principal dom Despod, homme du plus grand mérite, mais qui, n'ayant pas cru devoir prêter le serment civique exigé des membres du clergé, se retira, passa plusieurs années dans la retraite et fut plus tard nommé par l'Empereur à l'un des principaux emplois de l'Université. Tous les autres Bénédictins de Sorèze s'étaient soumis au serment: dom Ferlus devint principal, dom Abal sous-principal, et le collège, malgré la tourmente révolutionnaire, continua à marcher, en suivant l'excellente impulsion que lui avait imprimée dom Despod. Enfin, une loi ayant ordonné la sécularisation des moines et la vente de leurs biens, l'établissement allait tomber. Mais tous les hommes importants du pays avaient été élevés à Sorèze et désiraient qu'il en fût de même pour leurs enfants; les habitants de la ville, les ouvriers, les paysans eux-mêmes, vénéraient les bons Pères et comprirent que la destruction du collège amènerait la ruine de la contrée. On engagea dom Ferlus à se porter acquéreur du collège et des immenses propriétés qui en dépendaient. Personne ne mit aux enchères, le principal devint donc propriétaire à bon compte de l'immense couvent et des terres qui y étaient annexées. Les administrateurs du département lui donnèrent beaucoup de temps pour payer. On lui prêta de toutes parts des assignats, qu'il remboursa avec quelques coupes de bois. Les vastes fermes du domaine fournirent à la nourriture du collège, et, faute d'argent, dom Ferlus payait les professeurs externes en denrées, ce qui leur convenait très fort, à une époque où la famine régnait en France.
Dom Ferlus fit l'usage le plus honorable de la fortune que les circonstances venaient de lui donner. Il y avait parmi les élèves une centaine de créoles de Saint-Domingue, la Guadeloupe, la Martinique et autres colonies, que la guerre maritime, et surtout la révolte des nègres, privaient de la faculté de correspondre avec leurs parents. Dom Ferlus les garda tous. À mesure que ces enfants arrivaient à l'âge d'homme, il les employait comme sous-maîtres et les faisait placer dans différentes administrations. Plus tard, l'horizon politique s'étant éclairci, le Directoire, puis l'Empereur, aidèrent dom Ferlus dans la bonne œuvre qu'il avait entreprise. C'est ainsi que la loyauté et l'humanité de ce supérieur estimable, augmentant la bonne réputation de son établissement, le firent prospérer de plus en plus.
À la mort de dom Ferlus, le collège passa aux mains de Raymond Ferlus, homme peu capable, frère du précédent, ancien Oratorien marié, mauvais poète et connu seulement par la guerre de plume qu'il a longtemps soutenue contre M. Baour-Lormian. Le collège allait en déclinant, lorsque la Restauration de 1814 ramena les Jésuites. Ceux-ci voulurent alors se venger des Bénédictins, en abattant l'édifice qu'ils avaient établi sur les ruines de leur Ordre. L'Université, dirigée par l'abbé Frayssinous, prit parti pour les Jésuites. M. Raymond Ferlus céda alors le collège à son gendre, M. Bernard, ancien officier d'artillerie, qui avait été mon condisciple. Celui-ci n'entendait rien à la direction d'un tel établissement; d'ailleurs, une foule de bons collèges vinrent lui faire concurrence, et Sorèze, perdant de jour en jour de son importance, est devenu une des plus médiocres maisons d'éducation.
Je reviens à l'époque où je fus placé à Sorèze. Je vous ai dit comment dom Ferlus avait sauvé ce collège de la ruine et comment, soutenu par les soins de cet homme éclairé, ce fut le seul grand établissement de ce genre que la Révolution laissa debout. Les moines prirent l'habit laïque, et le nom de citoyen remplaça celui de dom. À cela près, rien d'essentiel n'était changé dans le collège, qui subsistait paisiblement dans un coin de la France, pendant qu'elle était en proie aux plus cruels déchirements. Je dis que rien d'essentiel n'était changé, parce que les études y suivaient leur cours habituel et que l'ordre n'était point troublé; mais il était cependant impossible que l'agitation fébrile qui régnait au dehors ne se fît un peu sentir dans le collège. Je dirai même que dom Ferlus, en homme très habile, faisait semblant d'approuver ce qu'il ne pouvait empêcher. Les murs étaient donc couverts de sentences républicaines. Il était défendu de prononcer le nom de monsieur. Les élèves n'allaient au réfectoire ou à la promenade qu'en chantant la Marseillaise ou autres hymnes républicains, et comme ils entendaient parler constamment des hauts faits de nos armées, que même quelques-uns des plus âgés s'étaient enrôlés parmi les volontaires, et que d'autres en avaient aussi le désir, toute cette jeunesse qui, d'ailleurs, était élevée au milieu des armes, puisque, même avant la Révolution, Sorèze était un collège militaire où l'on apprenait l'exercice, l'équitation, la fortification, etc., etc., toute cette jeunesse, dis-je, avait pris depuis quelque temps une tournure et un esprit guerriers qui avaient amené des manières un peu trop sans façon. Ajoutez à cela que le costume contribuait infiniment à lui donner l'aspect le plus étrange. En effet, les élèves avaient de gros souliers que l'on ne nettoyait que le décadi, des chaussettes de fil gris, pantalon et veste ronde de couleur brune, pas de gilet, des chemises débraillées et couvertes de taches d'encre ou de crayon rouge, pas de cravate, rien sur la tête, cheveux en queue souvent défaite, et des mains!… de vraies mains de charbonnier.
Me voyez-vous, moi, propret, ciré, vêtu d'habits de drap fin, enfin tiré à quatre épingles, me voyez-vous lancé au milieu de sept cents gamins fagotés comme des diables et qui, en entendant l'un d'eux crier: «Voilà des nouveaux!» quittèrent tumultueusement leurs jeux pour venir se grouper autour de nous, en nous regardant comme si nous eussions été des bêtes curieuses!
Mon père nous embrassa et partit!… Mon désespoir fut affreux! Me voilà donc seul, seul pour la première fois de ma vie, mon frère étant dans la grande cour et moi dans la petite. Nous étions au plus fort de l'hiver; il faisait très froid, et d'après les règlements de la maison, jamais les élèves n'avaient de feu…
Les élèves de Sorèze étaient du reste bien nourris, surtout pour l'époque, car, malgré la famine qui désolait la France, la bonne administration de dom Ferlus faisait régner l'abondance dans la maison. L'ordinaire était certainement tout ce qu'on pouvait désirer pour des écoliers. Cependant, le souper me parut des plus mesquins, et la vue des plats servis devant moi me dégoûtait; mais m'eût-on offert des ortolans, je n'en eusse pas voulu, tant j'avais le cœur gros. Le repas finit, comme il avait commencé, par un chant patriotique. On se mit à genoux au couplet de la Marseillaise qui commence par ces mots: «Amour sacré de la patrie…», puis on défila, comme on était venu, au son du tambour; enfin, on gagna les dortoirs.
Les élevés de la grande cour avaient chacun une chambre particulière, dans laquelle on les enfermait le soir; ceux de la petite couchaient quatre dans la même chambre, dont chaque angle contenait un lit. On me mit avec Guiraud, Romestan et Lagarde, mes compagnons de table, presque aussi nouveaux que moi. J'en fus bien aise. Ils m'avaient paru bons enfants et l'étaient réellement; mais je demeurai pétrifié en voyant l'exiguïté de ma couchette et le peu d'épaisseur du matelas, et ce qui me déplaisait surtout, c'est que le lit fût en fer. Je n'en avais jamais vu de pareils! Cependant, tout était fort propre, et, malgré mon chagrin, je m'endormis profondément, tant j'avais été fatigué par les secousses morales que j'avais éprouvées pendant cette fatale journée.
Le lendemain, de grand matin, le tambour de service vint battre le réveil et faire d'horribles roulements dans les dortoirs, ce qui me parut atrocement sauvage. Mais que devins-je, lorsque je m'aperçus que, pendant mon sommeil, on m'avait enlevé mes beaux habits, mes bas fins et mes jolis souliers, pour y substituer les grossiers vêtements et la lourde chaussure de l'école! Je pleurai de rage…
Après avoir fait connaître les premières impressions que j'éprouvai à mon entrée au collège, je vous ferai grâce du récit des tourments auxquels je fus en butte pendant six mois. J'avais été trop bien choyé chez les dames Mongalvi, pour ne pas beaucoup souffrir moralement et physiquement dans ma nouvelle position. Je devins fort triste, et avec une constitution moins robuste je serais certainement tombé malade. Cette époque fut une des plus douloureuses de ma vie. Enfin, le travail et l'habitude me firent prendre peu à peu le dessus. J'aimais beaucoup les cours de littérature française, de géographie et surtout d'histoire, et j'y fis des progrès. Je devins un écolier passable en mathématiques, en latin, au manège et à la salle d'armes; j'appris parfaitement l'exercice du fusil et me plaisais beaucoup aux manœuvres du bataillon formé d'élèves que commandait un vieux capitaine retraité.
J'ai dit que l'époque de mon entrée au collège (fin de 1793) était celle où la Convention faisait peser son sceptre sanglant sur la France. Des représentants du peuple en mission parcouraient les provinces, et presque tous ceux qui dominaient dans le Midi, vinrent visiter l'établissement de Sorèze, dont le titre militaire sonnait agréablement à leurs oreilles. Le citoyen Ferlus avait un talent tout particulier pour leur persuader qu'ils devaient soutenir un établissement destiné à former une nombreuse jeunesse, l'espoir de la patrie; aussi en obtenait-il tout ce qu'il voulait, et très souvent ils lui firent délivrer une grande quantité de fascines destinées aux approvisionnements des armées, notre principal leur persuadant que nous en faisions partie et que nous en étions la pépinière. Aussi ces représentants étaient-ils reçus et fêtés comme des souverains.
À leur arrivée, tous les élèves, revêtaient leurs habits d'uniforme militaire; le bataillon manœuvrait devant les représentants. On montait la garde à toutes les portes, comme dans une place d'armes; on jouait des pièces de circonstance, dans lesquelles régnait le patriotisme le plus pur; on chantait des hymnes nationaux, et lorsqu'ils visitaient les classes, surtout celles d'histoire, on trouvait toujours l'occasion d'amener quelques tirades sur l'excellence du gouvernement républicain et les vertus patriotiques qui en dérivent. Il me souvient à ce propos que le représentant Chabot, ancien Capucin, me questionnant un jour sur l'histoire romaine, me demanda ce que je pensais de Coriolan, qui, se voyant outragé par ses concitoyens, oublieux de ses anciens services, s'était retiré chez les Volsques, ennemis jurés des Romains. Dom Ferlus et les professeurs tremblaient que je n'approuvasse la conduite du Romain; mais je la blâmai en disant: «Qu'un bon citoyen ne devait jamais porter les armes contre sa patrie, ni songer à se venger d'elle, quelque justes que fussent ses sujets de mécontentement.» Le représentant fut si content de ma réponse qu'il me donna l'accolade et complimenta le chef du collège et les professeurs sur les bons principes qu'ils inculquaient à leurs élèves.
Ce petit succès n'affaiblit pas la haine que j'avais pour les conventionnels, et tout jeune que j'étais, ces représentants me faisaient horreur; j'avais déjà assez de raison pour comprendre qu'il n'était pas nécessaire de se baigner dans le sang français pour sauver le pays, et que les guillotinades et les massacres étaient des crimes affreux.
Je ne vous parlerai pas ici du système d'oppression qui régnait alors sur notre malheureuse patrie: l'histoire vous l'a fait connaître; mais quelque fortes que soient les couleurs qu'elle a employées pour peindre les horreurs dont les terroristes se rendirent coupables, le tableau sera toujours bien au-dessous de la réalité. Ce qu'il y a surtout de plus surprenant, c'est la stupidité avec laquelle les masses se laissaient dominer par des hommes dont la plupart n'avaient aucune capacité; car, quoi qu'on en ait dit, presque tous les conventionnels étaient d'une médiocrité plus qu'ordinaire, et leur courage si vanté prenait sa source dans la peur qu'ils avaient les uns des autres, puisque par crainte d'être guillotinés ils consentaient à tout ce que voulaient les meneurs. J'ai vu pendant mon exil, en 1815, une foule de conventionnels qui, obligés comme moi de sortir de France, n'avaient pas la moindre fermeté, et qui m'ont avoué depuis qu'ils n'avaient voté la mort de Louis XVI et une foule de décrets odieux que pour sauver leur propre tête. Les souvenirs de cette époque m'ont tellement impressionné que j'abhorre tout ce qui tendrait à ramener la démocratie, tant je suis convaincu que les masses sont aveugles, et que le pire gouvernement est celui du peuple.
CHAPITRE V
Je rejoins à Paris mon père et mes frères.—Mon père est nommé au commandement de la 17e division militaire à Paris. Il refuse de seconder les vues de Sieyès et cède la place à Lefebvre.
Je venais d'avoir seize ans au mois d'août 1798. Six mois après, vers la fin de février, je quittai le collège de Sorèze. Mon père avait un ami, nommé M. Dorignac, qui se chargea de me ramener avec lui dans la capitale.
Nous fûmes huit jours pour nous rendre à Paris, où j'entrai en mars 1799, le jour même où le théâtre de l'Odéon brûla pour la première fois. La clarté de l'incendie se projetant au loin sur la route d'Orléans, je crus bonnement que cette lueur provenait des nombreux réverbères réunis dans la capitale.
Mon père occupait alors un bel hôtel rue du Faubourg-Saint-Honoré, n° 87, au coin de la petite rue Verte. J'y arrivai au moment du déjeuner: toute la famille était réunie. Il me serait impossible d'exprimer la joie que j'éprouvai en les revoyant tous! Ce fut un des plus beaux jours de ma vie!…
Nous étions au printemps de 1799. La République existait encore, et le gouvernement se composait d'un Directoire exécutif de cinq membres et de deux Chambres, dont l'une portait le titre de Conseil des Anciens et l'autre de Conseil des Cinq-Cents.
Mon père recevait chez lui nombreuse société. J'y fis connaissance de son ami intime, le général Bernadotte, et des hommes les plus marquants de l'époque, tels que Joseph et Lucien Bonaparte, Defermont, Napper-Tandy, chef des Irlandais réfugiés en France, le général Joubert, Salicetti, Garau, Cambacérès. Je voyais aussi souvent chez ma mère Mme Bonaparte et Mme de Condorcet, et quelquefois Mme de Staël, déjà célèbre par ses œuvres littéraires.
Je n'étais que depuis un mois à Paris, lorsque, les pouvoirs de la législature étant expirés, il fallut procéder à de nouvelles élections. Mon père, fatigué des tiraillements incessants de la vie politique, et regrettant de ne plus prendre part aux beaux faits d'armes de nos armées, déclara qu'il n'accepterait plus la députation, et qu'il voulait reprendre du service actif. Les événements le servirent à souhait. À la rentrée des nouvelles Chambres, il y eut un changement de ministère. Le général Bernadotte eut celui de la guerre; il avait promis à mon père de l'envoyer à l'armée du Rhin, et celui-ci allait se rendre à Mayence, lorsque le Directoire, apprenant la défaite de l'armée d'Italie commandée par Schérer, lui donna pour successeur le général Joubert qui commandait à Paris la 17e division militaire (devenue depuis la 1re). Ce poste devenu vacant, et le Directoire comprenant que sa haute importance politique exigeait qu'il fût confié à un homme capable et très ferme, le fit proposer à mon père par le ministre de la guerre Bernadotte. Mon père, qui n'avait cessé de faire partie de la législature que pour retourner à la guerre, refusa le commandement de Paris; mais Bernadotte lui montrant la lettre de service déjà signée, en lui disant que comme ami il le priait d'accepter, et que comme ministre il le lui ordonnait, mon père se résigna, et dès le lendemain il alla s'installer au grand quartier général de la division de Paris, alors situé quai Voltaire, au coin de la rue des Saints-Pères, et qu'on a démoli depuis pour construire plusieurs maisons.
Mon père avait pris pour chef d'état-major le colonel Ménard, son ancien ami. J'étais charmé de tout le train militaire dont mon père était entouré. Son quartier général ne désemplissait pas d'officiers de tous grades. Un escadron, un bataillon et six bouches à feu étaient en permanence devant ses portes, et l'on voyait une foule d'ordonnances aller et venir. Cela me paraissait plus amusant que les thèmes et les versions de Sorèze.
La France, et surtout Paris, étaient alors fort agités. On était à la veille d'une catastrophe. Les Russes, commandés par le célèbre Souwaroff, venaient de pénétrer en Italie, où notre armée avait éprouvé une grande défaite à Novi. Le général en chef Joubert avait été tué. Souwaroff vainqueur se dirigeait sur notre armée de Suisse, commandée par Masséna.
Nous avions peu de troupes sur le Rhin. Les conférences de paix entamées à Rastadt avaient été rompues et nos ambassadeurs assassinés; enfin, toute l'Allemagne s'armait de nouveau contre nous, et le Directoire, tombé dans le mépris, n'ayant ni troupes ni argent pour en lever, venait, pour se procurer des fonds, de décréter un emprunt forcé qui avait achevé de lui aliéner tous les esprits. On n'avait plus d'espoir qu'en Masséna pour arrêter les Russes et les empêcher de pénétrer en France. Le Directoire impatient lui expédiait courrier sur courrier pour lui ordonner de livrer bataille; mais le moderne Fabius, ne voulant pas compromettre le salut de son pays, attendait que quelque fausse manœuvre de son pétulant ennemi lui donnât l'occasion de le battre.
Ici doit se placer une anecdote qui prouve à combien peu de chose tient quelquefois la destinée des États, comme aussi la gloire des chefs d'armée. Le Directoire, exaspéré de voir que Masséna n'obéissait pas à l'ordre réitéré de livrer bataille, résolut de le destituer; mais, comme il craignait que ce général en chef ne tînt pas compte de cette destitution et ne la mît dans sa poche, si on la lui adressait par un simple courrier, le ministre de la guerre reçut l'ordre d'envoyer en Suisse un officier d'état-major chargé de remettre publiquement à Masséna sa destitution et au chef d'état-major Chérin des lettres de service qui lui conféreraient le commandement de l'armée. Le ministre Bernadotte, ayant fait connaître confidentiellement ces dispositions à mon père, celui-ci les désapprouva en lui faisant comprendre ce qu'il y avait de dangereux, à la veille d'une affaire décisive, de priver l'armée de Suisse d'un général en qui elle avait confiance, pour remettre le commandement à un général plus habitué au service des bureaux qu'à la direction des troupes sur le terrain. D'ailleurs, la position des armées pouvait changer: il fallait donc charger de cette mission un homme assez sage pour apprécier l'état des choses, et qui n'allât pas remettre à Masséna sa destitution, à la veille ou au milieu d'une bataille. Mon père persuada au ministre de confier cette mission à M. Gault, son aide de camp, qui, sous le prétexte ostensible d'aller vérifier si les fournisseurs avaient livré le nombre de chevaux stipulés dans leurs marchés, se rendit en Suisse avec l'autorisation de garder ou de remettre la destitution de Masséna et les lettres de commandement au général Chérin, selon que les circonstances lui feraient juger la chose utile ou dangereuse. C'était un pouvoir immense confié à la prudence d'un simple capitaine! M. Gault ne démentit pas la bonne opinion qu'on avait eue de lui. Arrivé au quartier général de l'armée suisse cinq jours avant la bataille de Zurich, il vit les troupes si remplies de confiance en Masséna, et celui-ci si calme et si ferme, qu'il ne douta pas du succès, et, gardant le plus profond silence sur ses pouvoirs secrets, il assista à la bataille de Zurich, puis revint à Paris, sans que Masséna se fût douté que ce modeste capitaine avait eu entre ses mains le pouvoir de le priver de la gloire de remporter une des plus belles victoires de ce siècle.
La destitution imprudente de Masséna eût probablement entraîné la défaite du général Chérin, l'entrée des Russes en France, celle des Allemands à leur suite, et peut-être enfin le bouleversement de l'Europe! Le général Chérin fut tué à la bataille de Zurich sans s'être douté des intentions du gouvernement à son sujet. La victoire de Zurich, tout en empêchant les ennemis de pénétrer dans l'intérieur, n'avait cependant donné au Directoire qu'un crédit momentané; le gouvernement croulait de toutes parts: personne n'avait confiance en lui. Les finances étaient ruinées; la Vendée et la Bretagne étaient en complète insurrection; l'intérieur dégarni de troupes; le Midi en feu; les Chambres en désaccord entre elles et avec le pouvoir exécutif; en un mot, l'État touchait à sa ruine.
Tous les hommes politiques comprenaient qu'un grand changement était nécessaire et inévitable; mais, d'accord sur ce point, ils différaient d'opinion sur l'emploi du remède. Les vieux républicains, qui tenaient à la Constitution de l'an VI, alors en vigueur, crurent que pour sauver le pays il suffisait de changer quelques membres du Directoire. Deux de ces derniers furent renvoyés et remplacés par Gohier et Moulins; mais ce moyen ne fut qu'un très faible palliatif aux calamités sous lesquelles le pays allait succomber, et anarchie continua de l'agiter. Alors, plusieurs directeurs, au nombre desquels était le célèbre Sieyès, pensèrent, ainsi qu'une foule de députés et l'immense majorité du public, que pour sauver la France il fallait remettre les rênes du gouvernement entre les mains d'un homme ferme et déjà illustré par les services rendus à l'État. On reconnaissait aussi que ce chef ne pouvait être qu'un militaire ayant une grande influence sur l'armée, capable, en réveillant l'enthousiasme national, de ramener la victoire sous nos drapeaux et d'éloigner les étrangers qui s'apprêtaient à franchir les frontières.
Parler ainsi, c'était désigner le général Bonaparte; mais il se trouvait en ce moment en Égypte, et les besoins étaient pressants. Joubert venait d'être tué en Italie. Masséna, illustré par plusieurs victoires, était un excellent général à la tête d'une armée active, mais nullement un homme politique. Bernadotte ne paraissait ni assez capable ni assez sage pour réparer les maux de la France. Tous les regards des novateurs se portèrent donc sur Moreau, bien que la faiblesse de son caractère et sa conduite assez peu claire au 18 fructidor inspirassent quelques craintes sur ses aptitudes gouvernementales. Cependant il est certain que, faute de mieux, on lui proposa de se mettre à la tête du parti qui voulait renverser le Directoire, et qu'on lui offrit de lui confier les rênes de l'État avec le titre de président ou de consul. Moreau, bon et brave guerrier, manquait de courage politique, et peut-être se défiait-il de ses propres moyens pour conduire des affaires aussi embrouillées que l'étaient alors celles de la France. D'ailleurs, égoïste et paresseux, il s'inquiétait fort peu de l'avenir de sa patrie et préférait le repos de la vie privée aux agitations de la politique; il refusa donc, et se retira dans sa terre de Grosbois pour se livrer au plaisir de la chasse qu'il aimait passionnément.
Abandonnés par l'homme de leur choix, Sieyès et ceux qui voulaient avec lui changer la forme du gouvernement, ne se sentant ni assez de force ni assez de popularité pour atteindre leur but sans l'appui de la puissante épée d'un général dont le nom rallierait l'armée à leurs desseins, se virent contraints de songer au général Bonaparte. Le chef de l'entreprise, Sieyès, alors président du Directoire, se flattait qu'après avoir mis Bonaparte au pouvoir, celui-ci, ne s'occupant que de la réorganisation et de la conduite des armées, lui laisserait la conduite du gouvernement dont il serait l'âme, et Bonaparte seulement le chef nominal. La suite prouva combien il s'était trompé.
Imbu de cette pensée, Sieyès, par l'entremise du député corse Salicetti, envoya en Égypte un agent secret et sûr pour informer le général Bonaparte du fâcheux état dans lequel se trouvait la France, et lui proposa de venir se mettre à la tête du gouvernement. Et comme il ne doutait pas que Bonaparte n'acceptât avec résolution et ne revînt promptement en Europe, Sieyès mit tout en œuvre pour assurer l'exécution du coup d'État qu'il méditait.
Il lui fut facile de faire comprendre à son collègue directeur Roger-Ducos que la puissance leur échappait journellement, et que, le pays étant à la veille d'une complète désorganisation, le bien public et leur intérêt privé devaient les engager à prendre part à l'établissement d'un gouvernement ferme, dans lequel ils trouveraient à se placer d'une manière moins précaire et bien plus avantageuse. Roger-Ducos promit son concours aux projets de changement; mais les trois autres directeurs, Barras, Gohier et Moulins, ne voulant pas consentir à quitter le pouvoir, Sieyès et les meneurs de son parti résolurent de se passer d'eux et de les sacrifier lors de l'événement qui se préparait.
Cependant, il était difficile, ou du moins périlleux, même avec la présence du général Bonaparte, de changer les constitutions, de renverser le Directoire et d'établir un autre gouvernement sans l'appui de l'armée et surtout de la division qui occupait Paris. Afin de pouvoir compter sur elle, il fallait être sûr du ministre de la guerre et du général commandant la 17e division militaire. Le président Sieyès chercha donc à gagner Bernadotte et mon père, en les faisant sonder par plusieurs députés de leurs amis, dévoués aux projets de Sieyès. J'ai su depuis que mon père avait répondu aux demi-ouvertures que l'astucieux Sieyès lui avait fait faire: «Qu'il convenait que les malheurs du pays demandaient un prompt remède; mais qu'ayant juré le maintien de la Constitution de l'an VI, il ne se servirait pas de l'autorité que son commandement lui donnait sur les troupes de sa division pour les porter à renverser cette Constitution.» Puis il se rendit chez Sieyès, lui remit sa démission de commandant de la division de Paris et demanda une division active. Sieyès s'empressa de la lui accorder, tant il était aise d'éloigner un homme dont la fermeté dans l'accomplissement de ses devoirs pouvait faire avorter le coup d'État projeté. Le ministre Bernadotte suivit l'exemple de mon père et fut remplacé par Dubois-Crancé.
Le président Sieyès fut pendant quelques jours assez embarrassé pour donner un successeur à mon père; enfin, il remit le commandement de Paris au général Lefebvre qui, récemment blessé à l'armée du Rhin, se trouvait en ce moment dans la capitale. Lefebvre était un ancien sergent des gardes françaises, brave militaire, bon général d'exécution, quand on le dirigeait de près, mais crédule au dernier point, et ne s'étant jamais rendu compte de la situation politique de la France; aussi, avec les mots habilement placés de gloire, patrie et victoire, on était certain de lui faire faire tout ce qu'on voulait. C'était un commandant de Paris tel que le voulait Sieyès, qui ne se donna même pas la peine de le gagner ni de le prévenir de ce qu'on attendait de lui, tant il était certain qu'au jour de l'événement Lefebvre ne résisterait pas à l'ascendant du général Bonaparte et aux cajoleries du président du Directoire. Il avait bien jugé Lefebvre, car, au 18 brumaire, celui-ci se mit avec toutes les troupes de sa division sous les ordres du général Bonaparte, lorsqu'il marcha contre le Directoire et les Conseils pour renverser le gouvernement établi et créer le Consulat, ce qui valut plus tard au général Lefebvre une très haute faveur auprès de l'Empereur, qui le nomma maréchal duc de Danzig, sénateur, et le combla de richesses.
J'ai retracé rapidement ces événements, parce qu'ils expliquent les causes qui conduisirent mon père en Italie et eurent une si grande influence sur sa destinée et sur la mienne.
CHAPITRE VI
Mon père est envoyé en Italie.—Comment se fixa ma destinée.—Je deviens housard.
Après avoir remis son commandement au général Lefebvre, mon père retourna s'établir à l'hôtel du faubourg Saint-Honoré et ne s'occupa plus que des préparatifs de son départ pour l'Italie.
Des causes très minimes influent souvent sur la destinée des hommes! Mon père et ma mère étaient très liés avec M. Barairon, directeur de l'enregistrement. Or, un jour qu'ils allèrent déjeuner chez lui, ils m'emmenèrent avec eux. On parla du départ de mon père, de la bonne conduite de mes deux cadets; enfin M. Barairon ayant demandé: «Et Marcellin, qu'en ferez-vous?—Un marin, répondit mon père; le capitaine Sibille s'en charge et va l'emmener avec lui à Toulon…» Alors la bonne Mme Barairon, à laquelle j'en ai toujours su un gré infini, fit observer à mon père que la marine française était dans un désarroi complet, que le mauvais état des finances ne permettait pas qu'elle fût promptement rétablie, que du reste son état d'infériorité vis-à-vis de la marine anglaise la retiendrait longtemps dans les ports, qu'elle ne concevait donc pas que lui, général de division de l'armée de terre, mît son fils dans la marine, au lieu de le placer dans un régiment où le nom et les services de son père devaient le faire bien venir. Elle termina en disant: «Conduisez-le en Italie plutôt que de l'envoyer périr d'ennui à bord d'un vaisseau enfermé dans la rade de Toulon!» Mon père, qui avait été séduit un moment par la proposition du capitaine Sibille, avait un esprit trop juste pour ne pas apprécier le raisonnement de Mme Barairon.—«Eh bien, me demanda-t-il, veux-tu venir en Italie avec moi et servir dans l'armée de terre?…» Je lui sautai au cou et acceptai avec une joie que ma mère partagea, car elle avait combattu le premier projet de mon père.
Comme alors il n'existait plus d'école militaire, et qu'on n'entrait dans l'armée qu'en qualité de simple soldat, mon père me conduisit sur-le-champ à la municipalité du Ier arrondissement, place Beauvau, et me fit engager dans le 1er régiment de housards (ancien Bercheny), qui faisait partie de la division qu'il devait commander en Italie; c'était le 3 septembre 1799.
Mon père me mena chez le tailleur chargé de faire les modèles du ministère de la guerre et lui commanda pour moi un costume complet de housard du 1er, ainsi que tous les effets d'armement et d'équipement, etc., etc… Me voilà donc militaire!… housard!… Je ne me sentais pas de joie!… Mais ma joie fut troublée, lorsqu'en entrant à l'hôtel, je pensai qu'elle allait aggraver la douleur de mon frère Adolphe, âgé de deux ans de plus que moi et campé au collège comme un enfant! Je conçus donc le projet de ne lui apprendre mon engagement qu'en lui annonçant en même temps que je voulais passer avec lui le mois qui devait s'écouler avant mon départ. Je priai donc mon père de me permettre que je fusse réinstallé près d'Adolphe, à Sainte-Barbe, jusqu'au jour où nous nous mettrions en route pour l'Italie. Mon père comprit parfaitement le motif de cette demande; il m'en sut même très bon gré, et me conduisit le lendemain chez M. Lanneau.
Vous figurez-vous mon entrée au collège?… On était en récréation, les jeux cessent aussitôt; tous les élèves grands et petits m'environnent. C'est à qui touchera quelque partie de mon ajustement… bref, le succès du housard fut complet!
Le jour du départ arriva… et je me séparai de ma mère et de mes trois frères avec la plus vive douleur, malgré le plaisir que j'éprouvais d'entrer dans la carrière militaire.
CHAPITRE VII
Départ de mon père.—Rencontre de Bonaparte à Lyon.—Épisode de notre descente sur le Rhône.—Ce que coûte un banquet républicain.—Je suis présenté à mon colonel.
Depuis que mon père avait accepté un commandement en Italie, une division était devenue vacante à l'armée du Rhin, et il l'aurait préférée; mais une fatalité inévitable l'entraînait vers ce pays où il devait trouver son tombeau! Un de ses compatriotes et ami, M. Lachèze, que je pourrais appeler son mauvais génie, avait été longtemps consul de France à Livourne et à Gênes, où il avait quelques affaires d'intérêt personnel à régler. Ce maudit homme, pour entraîner mon père vers l'Italie, lui faisait sans cesse le tableau le plus exagéré des beautés de ce pays, de l'avantage qu'il y avait d'ailleurs à ramener la victoire sous les drapeaux d'une armée malheureuse, tandis qu'il n'y avait aucune gloire à acquérir pour lui à l'armée du Rhin, dont la situation était bonne. Le cœur de mon malheureux père se laissa prendre à ses beaux raisonnements. Il pensa qu'il y avait plus de mérite à se rendre là où il y avait le plus de dangers, et persista à aller en Italie, malgré les observations de ma mère, qu'un pressentiment secret portait à désirer que mon père fût plutôt sur le Rhin; ce pressentiment ne la trompait point… elle ne revit plus son époux!…
À son ancien aide de camp, le capitaine Gault, mon père venait d'adjoindre un autre officier, M. R***, que lui avait donné son ami le général Augereau. M. R*** avait le grade de chef d'escadron. Il appartenait à une famille de Maintenon, avait des moyens et de l'éducation dont il ne se servait que fort rarement, car, par un travers d'esprit alors assez commun, il se complaisait à prendre des airs de sacripant, toujours jurant, sacrant et ne parlant que de pourfendre les gens avec son grand sabre. Ce matamore n'avait qu'une seule qualité, très rare à cette époque: il était toujours mis avec la plus grande recherche. Mon père, qui avait accepté M. R*** pour aide de camp sans le connaître, en eut regret bientôt; mais il ne pouvait le renvoyer sans blesser son ancien ami Augereau. Mon père ne l'aimait pas, mais il pensait, peut-être avec raison, qu'un général doit utiliser les qualités militaires d'un officier, sans trop se préoccuper de ses manières personnelles. Comme il ne se souciait pas de faire société avec M. R*** pendant un long voyage, il l'avait chargé de conduire de Paris à Nice ses équipages et ses chevaux, ayant sous ses ordres le vieux piqueur Spire, homme dévoué et habitué à commander aux gens d'écurie. Celle de mon père était nombreuse: il avait alors quinze chevaux, qui, avec ceux de ses aides de camp, de son chef d'état-major et des adjoints de celui-ci, ceux des fourgons, etc., etc., formaient une assez forte caravane dont R*** était le chef. Il partit plus d'un mois avant nous.
Mon père prit dans sa berline le fatal M. Lachèze, le capitaine Gault et moi. Le colonel Ménard, chef d'état-major, suivait avec un de ses adjoints dans une chaise de poste. Un grand drôle de valet de chambre de mon père remplissait en avant les fonctions de courrier. Nous voyagions en uniforme. J'avais un bonnet de police fort joli. Il me plaisait tant, que je voulais l'avoir toujours sur la tête, et, comme je la passais fréquemment hors de la portière, parce que la voiture me donnait le mal de mer, il advint que pendant la nuit, et lorsque mes compagnons dormaient, ce bonnet tomba sur la route. La voiture attelée de six vigoureux chevaux allait un train de chasse, je n'osai faire arrêter et je perdis mon bonnet. Mauvais présage! Mais je devais éprouver de bien plus grands malheurs dans la terrible campagne que nous allions entreprendre. Celui-ci m'affecta vivement; cependant, je me gardai bien d'en parler, de crainte d'être raillé sur le peu de soin que le nouveau soldat prenait de ses effets.
Mon père s'arrêta à Mâcon, chez un ancien ami. Nous passâmes vingt-quatre heures chez lui et continuâmes notre course vers Lyon. Nous n'en étions plus qu'à quelques lieues et changions de chevaux au relais de Limonest, lorsque nous remarquâmes que tous les postillons avaient orné leurs chapeaux de rubans tricolores, et qu'il y avait des drapeaux pareils aux croisées de toutes les maisons. Nous étant informés du sujet de cette démonstration, on nous répondit que le général en chef Bonaparte venait d'arriver à Lyon!… Mon père, croyant avoir la certitude que Bonaparte était encore au fond de l'Égypte, traita cette nouvelle de conte absurde; mais il resta confondu, lorsque, ayant fait appeler le maître de poste qui arrivait à l'instant de Lyon, celui-ci lui dit: «J'ai vu le général Bonaparte que je connais parfaitement, car j'ai servi sous ses ordres en Italie. Il loge à Lyon, dans tel hôtel. Il a avec lui son frère Louis, les généraux Berthier, Lannes et Murat, ainsi qu'un grand nombre d'officiers et un mameluk.»
Il était difficile d'être plus positif. Cependant la révolution avait donné lieu à tant de supercheries, et les partis s'étaient montrés si ingénieux à inventer ce qui pouvait servir leurs projets, que mon père doutait encore lorsque nous entrâmes à Lyon par le faubourg de Vaise. Toutes les maisons étaient illuminées et pavoisées de drapeaux, on tirait des fusées, la foule remplissait les rues au point d'empêcher notre voiture d'avancer; on dansait sur les places publiques, et l'air retentissait des cris de: «Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie!…» Il fallut bien alors se rendre à l'évidence et convenir que Bonaparte était vraiment dans Lyon. Mon père s'écria: «Je pensais bien qu'on le ferait venir, mais je ne me doutais pas que ce serait sitôt: le coup a été bien monté! Il va se passer de grands événements. Cela me confirme dans la pensée que j'ai bien fait de m'éloigner de Paris: du moins, à l'armée, je servirai mon pays sans prendre part à aucun coup d'État qui, tout nécessaire qu'il paraisse, me répugne infiniment.» Cela dit, il tomba dans une profonde rêverie, pendant les longs moments que nous mîmes à fendre la foule, pour gagner l'hôtel où notre logement était préparé.
Plus nous approchions, plus le flot populaire était compact, et en arrivant à la porte, nous la vîmes couverte de lampions et gardée par un bataillon de grenadiers. C'était là que logeait le général Bonaparte, auquel on avait donné les appartements retenus depuis huit jours pour mon père. Celui-ci, homme fort violent, ne dit mot cependant, et lorsque le maître d'hôtel vint d'un air assez embarrassé s'excuser auprès de lui d'avoir été contraint d'obéir aux ordres de la municipalité, mon père ne répondit rien, et l'aubergiste ayant ajouté qu'il avait fait faire notre logement dans un hôtel fort bon, quoique de second ordre, tenu par un de ses parents, mon père se contenta de charger M. Gault d'ordonner aux postillons de nous y conduire. Arrivés là, nous trouvâmes notre courrier. C'était un homme très vif qui, échauffé par la longue course qu'il venait de faire et par les nombreuses rasades qu'il avalait à chaque relais, avait fait un tapage du diable, lorsque, arrivé bien avant nous dans le premier hôtel, il y avait appris que les appartements retenus pour son maître avaient été donnés au général Bonaparte. Les aides de camp de ce dernier, entendant ce vacarme affreux, et en ayant appris la cause, étaient allés prévenir leur patron qu'on avait délogé le général Marbot pour lui. Dans le même instant, le général Bonaparte, dont les croisées étaient ouvertes, aperçut les deux voitures de mon père arrêtées devant la porte. Il avait ignoré jusque-là le mauvais procédé de son hôte envers mon père, et comme le général Marbot, commandant de Paris peu de temps avant, et actuellement chef d'une division de l'armée d'Italie, était un homme trop important pour être traité sans façon, et que d'ailleurs Bonaparte revenait avec l'intention de se mettre bien avec tout le monde, il ordonna à l'un de ses officiers de descendre promptement pour offrir au général Marbot de venir militairement partager son logement avec lui. Mais, voyant les voitures repartir avant que son aide de camp pût parler à mon père, le général Bonaparte sortit à l'instant même à pied pour venir en personne lui exprimer ses regrets. La foule qui le suivait jetait de grands cris de joie qui, en approchant de notre hôtel, auraient dû nous prévenir; mais nous en avions tant entendu depuis que nous étions en ville, qu'aucun de nous n'eut la pensée de regarder dans la rue. Nous étions tous réunis dans le salon où mon père se promenait à grands pas, plongé dans de profondes réflexions, lorsque tout à coup le valet de chambre, ouvrant la porte à deux battants, annonce: «Le général Bonaparte!»
Celui-ci courut, en entrant, embrasser mon père, qui le reçut très poliment, mais froidement. Ils se connaissaient depuis longtemps. L'explication relative au logement devait être, entre de tels personnages, traitée en peu de mots; il en fut ainsi. Ils avaient bien d'autres choses à se dire; aussi passèrent-ils seuls dans la chambre à coucher, où ils restèrent en conférence pendant plus d'une heure.
Durant ce temps, les généraux et officiers venus d'Égypte avec le général Bonaparte causaient avec nous dans le salon. Je ne pouvais me lasser de considérer leur air martial, leurs figures bronzées par le soleil d'Orient, leurs costumes bizarres et leurs sabres turcs suspendus par des cordons. J'écoutais avec attention leurs récits sur les campagnes d'Égypte et les combats qui s'y étaient livrés. Je me complaisais à entendre répéter ces noms célèbres: Pyramides, Nil, Grand-Caire, Alexandrie, Saint-Jean d'Acre, le désert, etc., etc. Mais ce qui me charmait le plus était la vue du jeune mameluk Roustan. Il était resté dans l'antichambre, où j'allai plusieurs fois pour admirer son costume qu'il me montrait avec complaisance. Il parlait déjà passablement français, et je ne me lassai pas de le questionner. Le général Lannes se rappela m'avoir fait tirer ses pistolets, lorsqu'en 1793 il servait à Toulouse sous les ordres de mon père, au camp du Miral. Il me fit beaucoup d'amitiés, et nous ne nous doutions pas alors ni l'un ni l'autre que je serais un jour son aide de camp, et qu'il mourrait dans mes bras à Essling!
Le général Murat était né dans la même contrée que nous, et comme il avait été garçon de boutique chez un mercier de Saint-Céré à l'époque où ma famille y passait les hivers, il était venu fréquemment apporter des marchandises chez ma mère. D'ailleurs, mon père lui avait rendu plusieurs services dont il fut toujours reconnaissant. Il m'embrassa donc en me rappelant qu'il m'avait souvent tenu dans ses bras dans mon enfance. Je ferai plus tard la biographie de cet homme célèbre, parti de si bas et monté si haut.
Le général Bonaparte et mon père, étant rentrés dans le salon, se présentèrent mutuellement les personnes de leur suite. Les généraux Lannes et Murat étaient d'anciennes connaissances pour mon père, qui les reçut avec beaucoup d'affabilité. Il fut assez froid avec le général Berthier, qu'il avait cependant vu jadis à Versailles, lorsque mon père était garde du corps et Berthier ingénieur. Le général Bonaparte, qui connaissait ma mère, m'en demanda très poliment des nouvelles, me complimenta affectueusement d'avoir, si jeune encore, adopté la carrière des armes, et me prenant doucement par l'oreille, ce qui fut toujours la caresse la plus flatteuse qu'il fît aux personnes dont il était satisfait, il dit, en s'adressant à mon père: «Ce sera un jour un second général Marbot.» Cet horoscope s'est vérifié; je n'en avais point alors l'espérance, cependant je fus tout fier de ces paroles: il faut si peu de chose pour enorgueillir un enfant!
La visite terminée, mon père ne laissa rien transpirer de ce qui avait été dit entre le général Bonaparte et lui; mais j'ai su plus tard que Bonaparte, sans laisser pénétrer positivement ses projets, avait cherché, par les cajoleries les plus adroites, à attirer mon père dans son parti, mais que celui-ci avait constamment éludé la question.
Choqué de voir le peuple de Lyon courir au-devant de Bonaparte comme s'il eût été déjà le souverain de la France, mon père déclara qu'il désirait partir le lendemain, dès l'aube du jour. Mais ses voitures ayant besoin de réparations, force lui fut de passer une journée entière à Lyon. J'en profitai pour me faire confectionner un nouveau bonnet de police, et, enchanté de cette emplette, je ne m'occupai nullement des conversations politiques que j'entendais autour de moi et auxquelles, à vrai dire, je ne comprenais pas grand'chose. Mon père alla rendre au général Bonaparte la visite qu'il en avait reçue. Ils se promenèrent fort longtemps seuls dans le petit jardin de l'hôtel, pendant que leur suite se tenait respectueusement à l'écart. Nous les voyions tantôt gesticuler avec chaleur, tantôt parler avec plus de calme; puis Bonaparte, se rapprochant de mon père avec un air patelin, passer amicalement son bras sous le sien, probablement pour que les autorités qui se trouvaient dans la cour et les nombreux curieux qui encombraient les croisées du voisinage, pussent dire que le général Marbot adhérait aux projets du général Bonaparte, car cet homme habile ne négligeait aucun moyen pour parvenir à ses fins; il séduisait les uns et voulait faire croire qu'il avait gagné aussi ceux qui lui résistaient par devoir. Cela lui réussit à merveille!
Mon père sortit de cette seconde conversation encore plus pensif qu'il n'était sorti de la première, et en entrant à l'hôtel, il ordonna le départ pour le lendemain; mais le général Bonaparte devait faire ce jour-là une excursion autour de la ville pour visiter les hauteurs fortifiables, et tous les chevaux de poste étaient retenus pour lui. Je crus pour le coup que mon père allait se fâcher. Il se contenta de dire: «Voilà le commencement de l'omnipotence!» et ordonna qu'on tâchât de se procurer des chevaux de louage, tant il lui tardait de s'éloigner de cette ville et d'un spectacle qui le choquait. On ne trouva point de chevaux disponibles. Alors le colonel Ménard, qui était né dans le Midi et le connaissait parfaitement, fit observer que la route de Lyon à Avignon étant horriblement défoncée, il était à craindre que nos voitures ne s'y brisassent, et qu'il serait préférable de les embarquer sur le Rhône, dont la descente nous offrirait un spectacle enchanteur. Mon père, fort peu amateur de pittoresque, aurait dans tout autre moment rejeté cet avis; mais comme il lui donnait le moyen de quitter un jour plus tôt la ville de Lyon, dont le séjour lui déplaisait dans les circonstances actuelles, il consentit à prendre le Rhône. Le colonel Ménard loua donc un grand bateau; on y conduisit les deux voitures, et le lendemain, de grand matin, nous nous embarquâmes tous. Cette résolution faillit nous faire périr.
Nous étions en automne, les eaux étaient très basses, le bateau touchait et s'engravait à chaque instant, on craignait qu'il ne se déchirât. Nous couchâmes la première nuit à Saint-Péray, puis à Tain, et mîmes deux jours à descendre jusqu'à la hauteur de l'embouchure de la Drôme. Là nous trouvâmes beaucoup plus d'eau et marchâmes rapidement; mais un de ces coups de vent affreux, qu'on nomme le mistral, nous ayant assaillis à un quart de lieue au-dessus de Pont-Saint-Esprit, les bateliers ne purent gagner le rivage. Ils perdirent la tête et se mirent en prières au lieu de travailler, pendant que le courant et un vent furieux poussaient le bateau vers le pont! Nous allions heurter contre la pile du pont et être engloutis, lorsque mon père et nous tous, prenant des perches à crocs et les portant en avant fort à propos, parâmes le choc contre la pile vers laquelle nous étions entraînés. Le contre-coup fut si terrible qu'il nous fit tomber sur les bancs; mais la secousse avait changé la direction du bateau, qui, par un bonheur presque miraculeux, enfila le dessous de l'arche. Les mariniers revinrent alors un peu de leur terreur et reprirent tant bien que mal la direction de leur barque; mais le mistral continuait, et les deux voitures, offrant une résistance au vent, rendaient la manœuvre presque impossible. Enfin, à six lieues au-dessus d'Avignon, nous fûmes jetés sur une très grande île, où la pointe du bateau s'engrava dans le sable, de manière à ne plus pouvoir l'en retirer sans l'assistance de beaucoup d'ouvriers, et nous penchions tellement de côté, que nous craignions d'être submergés à chaque instant. On plaça quelques planches entre le bateau et le rivage; puis, au moyen d'une corde qui servait d'appui, nous débarquâmes tous sans accident, mais non sans danger. Il était impossible de penser à se rembarquer par un vent aussi affreux, quoique sans pluie; nous pénétrâmes donc dans l'intérieur de l'île, qui était fort grande et que nous crûmes d'abord inhabitée; mais enfin, nous aperçûmes une espèce de ferme où nous trouvâmes des bonnes gens qui nous reçurent très bien. Nous mourions de faim, mais il était impossible d'aller chercher des provisions sur le bateau, et nous n'avions que très peu de pain. Ils nous dirent que l'île était remplie de poules qu'ils y laissaient vivre à l'état sauvage et qu'ils tuaient à coups de fusil quand ils en avaient besoin. Mon père aimait beaucoup la chasse, il avait besoin de faire trêve à ses soucis; on prit les fusils des paysans, des fourches, des bâtons, et nous voilà partis en riant pour la chasse aux poules. On en tua plusieurs, quoiqu'il ne fût pas facile de les joindre, car elles volaient comme des faisans. Nous ramassâmes beaucoup de leurs œufs dans les bois, et de retour à la ferme, on alluma en plein champ un grand feu autour duquel nous nous établîmes au bivouac, pendant que le valet de chambre, aidé par la fermière, accommodait les volailles et les œufs de diverses façons. Nous soupâmes gaiement et nous couchâmes ensuite sur du foin, personne n'ayant osé accepter les lits que les bons paysans nous offraient, tant ils nous parurent peu propres. Les bateliers et un domestique de mon père, qu'on avait laissés de garde près du bateau, vinrent nous prévenir au point du jour que le vent était tombé. Tous les paysans et matelots prirent alors des pelles et des pioches, et après quelques heures d'un travail fort pénible, ils remirent la barque à flot, et nous pûmes continuer notre voyage vers Avignon, où nous arrivâmes sans autre accident. Ceux que nous avions éprouvés furent augmentés par la renommée, de sorte que le bruit courut à Paris que mon père et toute sa suite avaient péri dans les eaux du Rhône. L'entrée d'Avignon, surtout lorsqu'on arrive par le Rhône, est très pittoresque; le vieux château papal, les remparts dont la ville est entourée, ses nombreux clochers et le château de Villeneuve, placés en face d'elle, font un effet admirable! Nous trouvâmes à Avignon Mme Ménard et une de ses nièces, et passâmes trois jours dans cette ville, dont nous visitâmes les charmants environs, sans oublier la fontaine de Vaucluse. Mon père ne se pressait pas de partir, parce que M. R*** lui avait écrit que les chaleurs, encore très fortes dans le Midi, l'avaient forcé de ralentir sa marche, et mon père ne voulait pas arriver avant ses chevaux.
D'Avignon, nous allâmes à Aix. Mais arrivés sur les bords de la Durance, qu'on traversait alors en bac, nous trouvâmes cette rivière tellement grossie et débordée qu'il était impossible de passer avant cinq ou six heures. On délibérait pour savoir si on allait retourner à Avignon, lorsque le fermier du bac, espèce de monsieur, propriétaire d'un charmant petit castel situé sur la hauteur à cinq cents pas du rivage, vint prier mon père de venir s'y reposer jusqu'à ce que ses voitures fussent embarquées. Il accepta, espérant que ce ne serait que pour quelques heures; mais il paraît que de grands orages avaient eu lieu dans les Alpes, où la Durance prend sa source, car cette rivière continua de croître toute la journée. Nous fûmes donc forcés d'accepter pour la nuit l'hospitalité qu'offrait très cordialement le maître du château, et comme il faisait beau, nous nous promenâmes toute la journée. Cet épisode de voyage ne me déplut nullement.
Le lendemain, les eaux étant encore plus furieuses que la veille, notre hôte, qui était un chaud républicain et qui connaissait assez bien la rivière pour juger qu'il nous serait impossible de la traverser avant vingt-quatre heures, se rendit en toute hâte, et à notre insu, dans la petite ville de Cavaillon, qui n'est qu'à deux lieues de là sur la même rive que Bompart. Il alla prévenir tous les patriotes de la localité et des environs qu'il avait chez lui le général de division Marbot. Puis ce monsieur revint triomphant dans son castel, où nous vîmes arriver une heure après une cavalcade composée des plus chauds patriotes de Cavaillon, qui venaient supplier mon père de vouloir bien accepter un banquet qu'ils lui offraient au nom des notables de cette ville «toujours si éminemment républicaine!»
Mon père, auquel ces ovations n'étaient nullement agréables, refusa d'abord; mais ces citoyens firent tant et tant d'instances, disant que tout était déjà ordonné et que les convives se trouvaient réunis, qu'il céda enfin, et nous nous rendîmes à Cavaillon.
Le plus bel hôtel était orné de guirlandes et garni de chapeaux noirs de la ville et de la banlieue. Après des compliments infinis, on prit place autour d'une table immense, couverte des mets les plus recherchés et surtout d'ortolans, oiseaux qui se plaisent beaucoup dans ce pays. On prononça des discours virulents contre les ennemis de la liberté; on porta de nombreuses santés, et le dîner ne finit qu'à dix heures du soir. Il était un peu tard pour retourner à Bompart; d'ailleurs, mon père ne pouvait convenablement se séparer de ses hôtes à la sortie de table; il se détermina donc à coucher à Cavaillon, de sorte que le reste de la soirée se passa en conversations assez bruyantes. Enfin, peu à peu, chaque invité regagna son logis, et nous restâmes seuls. Mais, le lendemain, à son réveil, M. Gault ayant demandé à l'aubergiste quelle était la quote-part que devait mon père pour l'immense festin de la veille, qu'il croyait être un pique-nique, où chacun paye son couvert, cet homme lui remit un compte de plus de 1,500 francs, les bons patriotes n'ayant pas payé un traître sou!… On nous dit bien que quelques-uns avaient exprimé le désir de payer leur part, mais que la très grande majorité avait répondu que ce serait faire injure au général Marbot!…
Le capitaine Gault était furieux de ce procédé, mais mon père, qui au premier moment n'en revenait pas d'étonnement, se prit ensuite à rire aux éclats, et dit à l'aubergiste de venir chercher son argent à Bompart, où nous retournâmes sur-le-champ, sans faire la moindre observation à notre châtelain, dont on récompensa très largement les serviteurs; puis nous profitâmes de la baisse des eaux pour traverser enfin la Durance et nous rendre à Aix.
Quoique je ne fusse pas encore en âge de parler politique avec mon père, ce que je lui avais entendu dire me portait à croire que ses idées républicaines s'étaient grandement modifiées depuis deux ans, et que ce qu'il avait entendu au dîner de Cavaillon avait achevé de les ébranler; mais il ne témoigna aucune mauvaise humeur au sujet du prétendu pique-nique. Il s'amusait même de la colère de M. Gault, qui répétait sans cesse: «Je ne m'étonne pas que, malgré la cherté des ortolans, ces drôles en eussent fait venir une si grande quantité, et demandassent tant de bouteilles de vins fins!…»
Après avoir passé la nuit à Aix, nous partîmes pour nous rendre à Nice. C'était notre dernière journée de poste; nous traversions la montagne et la belle forêt de l'Esterel, lorsque nous rencontrâmes le chef de brigade (ou colonel) du 1er de housards qui, escorté d'un officier et de plusieurs cavaliers conduisant des chevaux éclopés, revenait de l'armée, et se rendait au dépôt de Puy en Velay. Ce colonel se nommait M. Picart; on lui laissait son régiment en raison de ses qualités d'administrateur, et on l'envoyait souvent au dépôt pour y faire équiper des hommes et des chevaux, qu'il expédiait ensuite aux escadrons de guerre, où il paraissait très rarement et restait fort peu. En apercevant M. Picart, mon père fit arrêter sa voiture, mit pied à terre, et après m'avoir présenté à mon colonel, il le tira à part pour le prier de lui indiquer un sous-officier sage et bien élevé dont il pût faire mon mentor. Le colonel indiqua le maréchal des logis Pertelay. Mon père fit prendre le nom de ce sous-officier, et nous continuâmes notre route jusqu'à Nice, où nous trouvâmes le commandant R*** établi dans un excellent hôtel avec nos équipages et nos chevaux en très bon état.
CHAPITRE VIII
Arrivée à Nice.—Mon mentor Pertelay.—Comment je deviens un vrai housard de Bercheny.—J'entre dans la clique.—Mon premier duel à la Madona près Savone.—Enlèvement d'un convoi de bœufs à Dego.
La ville de Nice était remplie de troupes, parmi lesquelles se trouvait un escadron du 1er de housards, auquel j'appartenais. Ce régiment, en l'absence de son colonel, était commandé par un très brave chef d'escadron nommé Muller (c'était le père de ce pauvre malheureux adjudant du 7e de housards qui fut blessé d'un coup de canon, auprès de moi, à Waterloo). En apprenant que le général de division venait d'arriver, le commandant Muller se rendit chez mon père, et il fut convenu entre eux qu'après quelques jours de repos je ferais le service dans la 7e compagnie, commandée par le capitaine Mathis, homme de mérite, qui plus tard devint colonel sous l'Empire et maréchal de camp sous la Restauration.
Quoique mon père fût fort bon pour moi, il m'en imposait tellement, que j'étais auprès de lui d'une très grande timidité, timidité qu'il supposait encore plus grande qu'elle ne l'était réellement; aussi disait-il que j'aurais dû être une fille, et il m'appelait souvent mademoiselle Marcellin: cela me chagrinait beaucoup, surtout depuis que j'étais housard. C'était donc pour vaincre cette timidité que mon père voulait que je fisse le service avec mes camarades; d'ailleurs, ainsi que je l'ai déjà dit, on ne pouvait entrer dans l'armée que comme simple soldat. Mon père aurait pu, il est vrai, m'attacher à sa personne, puisque mon régiment faisait partie de sa division; mais, outre la pensée indiquée ci-dessus, il désirait que j'apprisse à seller et brider mon cheval, soigner mes armes, et ne voulait pas que son fils jouît du moindre privilège, ce qui aurait produit un mauvais effet parmi les troupes. C'était déjà beaucoup qu'on m'admît à l'escadron sans me faire faire un long et ennuyeux apprentissage au dépôt.
Je passai plusieurs jours à parcourir avec mon père et son état-major les environs de Nice, qui sont fort beaux; mais le moment de mon entrée à l'escadron étant arrivé, mon père demanda au commandant Muller de lui envoyer le maréchal des logis Pertelay. Or, il faut que vous sachiez qu'il existait au régiment deux frères de ce nom, tous deux maréchaux des logis, mais n'ayant entre eux aucune ressemblance physique ni morale. On croirait que l'auteur de la pièce les Deux Philibert a pris ces deux hommes pour types, l'aîné des Pertelay étant Philibert le mauvais sujet, et le jeune Pertelay, Philibert le bon sujet. C'était ce dernier que le colonel avait entendu désigner pour mon mentor; mais comme, pressé par le peu de temps que mon père et lui avaient passé ensemble, M. Picart avait oublié en nommant Pertelay d'ajouter le jeune, et que, d'ailleurs, celui-ci ne faisait pas partie de l'escadron qui se trouvait à Nice, tandis que l'aîné servait précisément dans la 7e compagnie, dans laquelle j'allais entrer, le commandant Muller crut que c'était de l'aîné que le colonel avait parlé à mon père, et qu'on avait choisi cet enragé pour déniaiser un jeune homme aussi doux et aussi timide que je l'étais. Il nous envoya donc Pertelay aîné. Ce type des anciens housards était buveur, tapageur, querelleur, bretteur, mais aussi, brave jusqu'à la témérité; du reste, complètement ignorant de tout ce qui n'avait pas rapport à son cheval, à ses armes et à son service devant l'ennemi. Pertelay jeune, au contraire, était doux, poli, très instruit, et comme il était fort bel homme et tout aussi brave que son frère, il eût certainement fait un chemin rapide si, bien jeune encore, il n'eût trouvé la mort sur un champ de bataille.
Mais revenons à l'aîné. Il arrive chez mon père, et que voyons-nous? Un luron, très bien tenu, il est vrai, mais le shako sur l'oreille, le sabre traînant, la figure enluminée et coupée en deux par une immense balafre, des moustaches d'un demi-pied de long qui, relevées par la cire, allaient se perdre dans les oreilles, deux grosses nattes de cheveux tressés aux tempes, qui, sortant de son shako, tombaient sur la poitrine, et avec cela, un air!!… un air de chenapan, qu'augmentaient encore des paroles saccadées ainsi qu'un baragouin franco-alsacien des plus barbares. Ce dernier défaut ne surprit pas mon père, car il savait que le 1er de housards était l'ancien régiment de Bercheny, dans lequel on ne recevait jadis que les Allemands, et où les commandements s'étaient faits, jusqu'en 1793, dans la langue allemande, qui était celle le plus en usage parmi les officiers et les housards, presque tous nés dans les provinces des bords du Rhin; mais mon père fut on ne peut plus surpris de la tournure, des réponses et de l'air ferrailleur qu'avait mon mentor.
J'ai su plus tard qu'il avait hésité à me mettre entre les mains de ce gaillard-là, mais que M. Gault lui ayant fait observer que le colonel Picart l'avait désigné comme le meilleur sous-officier de l'escadron, mon père s'était déterminé à en essayer. Je suivis donc Pertelay, qui, me prenant sans façon sous le bras, vint dans ma chambre, me montra à placer mes effets dans mon portemanteau et me conduisit dans une petite caserne située dans un ancien couvent et occupée par l'escadron du 1er de housards. Mon mentor me fit seller et desseller un joli petit cheval que mon père avait acheté pour moi; puis il me montra à placer mon manteau et mes armes; enfin il me fit une démonstration complète, et songea, lorsqu'il m'eut tout expliqué, qu'il était temps d'aller dîner, car mon père, désirant que je mangeasse avec mon mentor, nous avait affecté une haute paye pour cette dépense.
Pertelay me conduisit dans une petite auberge dont la salle était remplie de housards, de grenadiers et de soldats de toutes armes. On nous sert, et l'on place sur la table une énorme bouteille d'un gros vin rouge des plus violents, dont Pertelay me verse une rasade. Nous trinquons. Mon homme vide son verre, et je pose le mien sans le porter à mes lèvres, car je n'avais jamais bu de vin pur, et l'odeur de ce liquide m'était désagréable. J'en fis l'aveu à mon mentor, qui s'écria alors d'une voix de stentor: «Garçon!… apporte une limonade à ce garçon qui ne boit jamais de vin!…» Et de grands éclats de rire retentissent dans toute la salle!… Je fus très mortifié, mais je ne pus me résoudre à goûter de ce vin et n'osai cependant demander de l'eau: je dînai donc sans boire!…
L'apprentissage de la vie de soldat est fort dur en tout temps. Il l'était surtout à l'époque dont je parle. J'eus donc quelques pénibles moments à passer. Mais ce qui me parut intolérable fut l'obligation de coucher avec un autre housard, car le règlement n'accordait alors qu'un lit pour deux soldats. Seuls, les sous-officiers couchaient isolément. La première huit que je passai à la caserne, je venais de me coucher, lorsqu'un grand escogriffe de housard qui arrivait une heure après les autres s'approche de mon lit, et voyant qu'il y avait déjà quelqu'un, décroche la lampe et la met sous mon nez pour m'examiner de plus près, puis il se déshabille. Tout en le voyant faire, j'étais loin de penser qu'il avait la prétention de se placer auprès de moi; mais bientôt je fus détrompé, lorsqu'il me dit durement: «Pousse-toi, conscrit!» Puis il entre dans le lit, se couche de manière à en occuper les trois quarts et se met à ronfler sur le plus haut ton! Il m'était impossible de fermer l'œil, surtout à cause de l'odeur affreuse que répandait un gros paquet placé par mon camarade sous le traversin pour s'exhausser la tête. Je ne pouvais comprendre ce que ce pouvait être. Pour m'en assurer, je coule tout doucement la main vers cet objet et trouve un tablier en cuir, tout imprégné de la poix dont se servent les cordonniers pour cirer leur fil!… Mon aimable camarade de lit était l'un des garçons du bottier du régiment! J'éprouvai un tel dégoût que je me levai, m'habillai et allai à l'écurie me coucher sur une botte de paille. Le lendemain, je fis part de ma mésaventure à Pertelay, qui en rendit compte au sous-lieutenant du peloton. Celui-ci était un homme bien élevé; il se nommait Leisteinschneider (en allemand, lapidaire). Il devint, sous l'Empire, colonel, premier aide de camp de Bessières, et fut tué. M. Leisteinschneider, comprenant combien il devait m'être pénible de coucher avec un bottier, prit sur lui de me faire donner un lit dans la chambre des sous-officiers, ce qui me causa un très grand plaisir.
Bien que la Révolution eût introduit un grand relâchement dans la tenue des troupes, le 1er de housards avait toujours conservé la sienne aussi exacte que lorsqu'il était Bercheny; aussi, sauf les dissemblances physiques imposées par la nature, tous les cavaliers devaient se ressembler par leur tenue, et comme les régiments de housards portaient alors non seulement une queue, mais encore de longues tresses en cadenettes sur les tempes, et avaient des moustaches retroussées, on exigeait que tout ce qui appartenait au corps eût moustaches, queue et tresses. Or, comme je n'avais rien de tout cela, mon mentor me conduisit chez le perruquier de l'escadron, où je fis emplette d'une fausse queue et de cadenettes qu'on attacha à mes cheveux déjà passablement longs, car je les avais laissés pousser depuis mon enrôlement. Cet accoutrement m'embarrassa d'abord; cependant je m'y habituai en peu de jours, et il me plaisait, parce que je me figurais qu'il me donnait l'air d'un vieux housard; mais il n'en fut pas de même des moustaches: je n'en avais pas plus qu'une jeune fille, et comme une figure imberbe aurait déparé les rangs de l'escadron, Pertelay, se conformant à l'usage de Bercheny, prit un pot de cire noire et me fit avec le pouce deux énormes crocs qui, couvrant la lèvre supérieure, me montaient presque jusqu'aux yeux. Et comme à cette époque les shakos n'avaient pas de visière, il arrivait que pendant les revues, ou lorsque j'étais en vedette, positions dans lesquelles on doit garder une immobilité complète, le soleil d'Italie, dardant ses rayons brûlants sur ma figure, pompait les parties humides de la cire avec laquelle on m'avait fait des moustaches, et cette cire en se desséchant tirait mon épiderme d'une façon très désagréable! cependant je ne sourcillais pas! J'étais housard! Ce mot avait pour moi quelque chose de magique; d'ailleurs, embrassant la carrière militaire, j'avais fort bien compris que mon premier devoir était de me conformer aux règlements.
Mon père et une partie de sa division étaient encore à Nice lorsqu'on apprit les événements du 18 brumaire, le renversement du Directoire et l'établissement du Consulat. Mon père avait trop méprisé le Directoire pour le regretter, mais il craignait qu'enivré par le pouvoir, le général Bonaparte, après avoir rétabli l'ordre en France, ne se bornât pas au modeste titre de Consul, et il nous prédit que dans peu de temps il voudrait se faire roi. Mon père ne se trompa que de titre; Napoléon se fit empereur quatre ans après.
Quelles que fussent ses prévisions pour l'avenir, mon père se félicitait de ne pas s'être trouvé à Paris au 18 brumaire, et je crois que s'il y eût été, il se serait fortement opposé à l'entreprise du général Bonaparte. Mais à l'armée, à la tête d'une division placée devant l'ennemi, il voulut se renfermer dans l'obéissance passive du militaire. Il repoussa donc les propositions que lui firent plusieurs généraux et colonels de marcher sur Paris à la tête de leurs troupes: «Qui, leur dit-il, défendra les frontières si nous les abandonnons, et que deviendra la France si à la guerre contre les étrangers nous joignons les calamités d'une guerre civile?» Par ces sages observations, il maintint les esprits exaltés; cependant, il n'en fut pas moins très affecté du coup d'État qui venait d'avoir lieu. Il idolâtrait sa patrie, et eût voulu qu'on pût la sauver sans l'asservir au joug d'un maître.
J'ai dit qu'en me faisant faire le service de simple housard, mon père avait eu pour but principal de me faire perdre cet air d'écolier un peu niais, dont le court séjour que j'avais fait dans le monde parisien ne m'avait pas débarrassé. Le résultat passa ses espérances, car vivant au milieu des housards tapageurs, et ayant pour mentor une espèce de pandour qui riait des sottises que je faisais, je me mis à hurler avec les loups, et de crainte qu'on se moquât de ma timidité, je devins un vrai diable. Je ne l'étais cependant pas encore assez pour être reçu dans une sorte de confrérie qui, sous le nom de clique, avait des adeptes dans tous les escadrons du 1er de housards.
La clique se composait des plus mauvaises têtes comme des plus braves soldats du régiment. Les membres de la clique se soutenaient entre eux envers et contre tous, surtout devant l'ennemi. Ils se donnaient entre eux le nom de loustics et se reconnaissaient à une échancrure pratiquée au moyen d'un couteau dans l'étain du premier bouton de la rangée de droite de la pelisse et du dolman. Les officiers connaissaient l'existence de la clique; mais comme ses plus grands méfaits se bornaient à marauder adroitement quelques poules et moutons, ou à faire quelques niches aux habitants, et que d'ailleurs les loustics étaient toujours les premiers au feu, les chefs fermaient les yeux sur la clique.
J'étais si étourneau, que je désirais très vivement faire partie de cette société de tapageurs; il me semblait que cela me poserait d'une façon convenable parmi mes camarades; mais j'avais beau fréquenter la salle d'armes, apprendre à tirer la pointe, la contre-pointe, le sabre, le pistolet et le mousqueton, donner en passant des coups de coude à tout ce qui se trouvait sur mon chemin, laisser traîner mon sabre et placer mon shako sur l'oreille, les membres de la clique, me regardant comme un enfant, refusaient de m'admettre parmi eux. Une circonstance imprévue m'y fit recevoir à l'unanimité, et voici comment.
L'armée d'Italie occupait alors la Ligurie et se trouvait étendue sur un long cordon de plus de soixante lieues de long, dont la droite était au golfe de la Spezzia, au delà de Gênes, le centre à Finale et la gauche à Nice et au Var, c'est-à-dire à la frontière de France. Nous avions ainsi la mer à dos et faisions face au Piémont, qu'occupait l'armée autrichienne dont nous étions séparés par la branche de l'Apennin qui s'étend du Var à Gavi. Dans cette fausse position, l'armée française était exposée à être coupée en deux, ainsi que cela advint quelques mois après; mais n'anticipons pas sur les événements.
Mon père ayant reçu l'ordre de réunir sa division à Savone, petite ville située au bord de la mer à dix lieues en deçà de Gênes, plaça son quartier général dans l'évêché. L'infanterie fut répartie dans les bourgs et villages voisins, pour observer les vallées par où débouchent les routes et chemins qui conduisent au Piémont. Le 1er de housards, qui de Nice s'était rendu à Savone, fut placé au bivouac, dans une plaine appelée la Madona. Les avant-postes ennemis étaient à Dego, à quatre ou cinq lieues de nous, sur le revers opposé de l'Apennin, dont les cimes étaient couvertes de neige, tandis que Savone et ses environs jouissaient de la température la plus douce. Notre bivouac eût été charmant, si les vivres y eussent été plus abondants; mais il n'existait point encore de grande route de Nice à Gênes; la mer était couverte de croiseurs anglais, l'armée ne vivait donc que de ce que lui portaient par la Corniche quelques détachements de mulets, ou de ce qui provenait du chargement de petites embarcations qui se glissaient inaperçues le long des côtes. Ces ressources précaires suffisaient à peine pour fournir au jour le jour le grain nécessaire pour soutenir les troupes; mais, heureusement, le pays produit beaucoup de vin, ce qui soutenait les soldats et leur faisait supporter les privations avec plus de résignation. Or donc, un jour que par un temps délicieux maître Pertelay, mon mentor, se promenait avec moi sur les rivages de la mer, il aperçoit un cabaret situé dans un charmant jardin planté d'orangers et de citronniers, sous lesquels étaient placées des tables entourées de militaires de toutes armes, et me propose d'y entrer. Bien que je n'eusse pu vaincre ma répugnance pour le vin, je le suis par complaisance.
Il est bon de dire qu'à cette époque, le ceinturon des cavaliers n'était muni d'aucun crochet, de sorte que quand nous allions à pied, il fallait tenir le fourreau du sabre dans la main gauche, en laissant le bout traîner par terre. Cela faisait du bruit sur le pavé et donnait un air tapageur. Il n'en avait pas fallu davantage pour me faire adopter ce genre. Mais voilà qu'en entrant dans le jardin public dont je viens de parler, le bout du fourreau de mon sabre touche le pied d'un énorme canonnier à cheval, qui se prélassait étendu sur une chaise, les jambes en avant. L'artillerie à cheval, qu'on nommait alors artillerie volante, avait été formée au commencement des guerres de la Révolution, avec des hommes de bonne volonté pris dans les compagnies de grenadiers, qui avaient profité de cette occasion pour se débarrasser des plus turbulents.
Les canonniers volants étaient renommés pour leur courage, mais aussi pour leur amour des querelles. Celui dont le bout de mon sabre avait touché le pied me dit d'une voix de stentor et d'un ton fort brutal: «Housard!… ton sabre traîne beaucoup trop!…» J'allais continuer de marcher sans rien dire, lorsque maître Pertelay, me poussant le coude, me souffle tout bas: «Réponds-lui: Viens le relever!» Et moi de dire au canonnier: «Viens le relever.—Ce sera facile», réplique celui-ci.—Et Pertelay de me souffler de nouveau: «C'est ce qu'il faudra voir!» À ces mots, le canonnier, ou plutôt ce Goliath, car il avait près de six pieds de haut, se dresse sur son séant d'un air menaçant… mais mon mentor s'élance entre lui et moi. Tous les canonniers qui se trouvent dans le jardin prennent aussitôt parti pour leur camarade, mais une foule de housards viennent se ranger auprès de Pertelay et de moi. On s'échauffe, on crie, on parle tous à la fois, je crus qu'il y allait avoir une mêlée générale; cependant, comme les housards étaient au moins deux contre un, ils furent les plus calmes. Les artilleurs comprirent que s'ils dégainaient, ils auraient le dessous, et l'on finit par faire comprendre au géant qu'en frôlant son pied du bout de mon sabre, je ne l'avais nullement insulté, et que l'affaire devait en rester là entre nous deux; mais comme, dans le tumulte, un trompette d'artillerie d'une vingtaine d'années était venu me dire des injures, et que dans mon indignation je lui avais donné une si rude poussée qu'il était allé tomber la tête la première dans un fossé plein de boue, il fut convenu que ce garçon et moi, nous nous battrions au sabre.
Nous sortons donc du jardin, suivis de tous les assistants, et nous voilà auprès du rivage de la mer, sur un sable fin et solide, disposés à ferrailler. Pertelay savait que je tirais passablement le sabre; cependant il me donne quelques avis sur la manière dont je dois attaquer mon adversaire, et attache la poignée de mon sabre à ma main avec un gros mouchoir qu'il roule autour de mon bras.
C'est ici le moment de vous dire que mon père avait le duel en horreur, ce qui, outre ses réflexions sur ce barbare usage, provenait, je crois, de ce que dans sa jeunesse, lorsqu'il était dans les gardes du corps, il avait servi de témoin à un camarade qu'il aimait beaucoup et qui fut tué dans un combat singulier dont la cause était des plus futiles. Quoi qu'il en soit, lorsque mon père prenait un commandement, il prescrivait à la gendarmerie d'arrêter et de conduire devant lui tous les militaires qu'elle surprendrait croisant le fer.
Bien que le trompette d'artillerie et moi connussions cet ordre, nous n'en avions pas moins mis dolman bas et sabre au poing! Je tournais le dos à la ville de Savone, mon adversaire y faisait face, et nous allions commencer à nous escrimer, lorsque je vois le trompette s'élancer de côté, ramasser son dolman et se sauver en courant!… «Ah! lâche! m'écriai-je, tu fuis!…» Et je veux le poursuivre, lorsque deux mains de fer me saisissent par derrière au collet!… Je tourne la tête… et me trouve entre huit ou dix gendarmes!… Je compris alors pourquoi mon antagoniste s'était sauvé, ainsi que tous les assistants que je voyais s'éloigner à toutes jambes, y compris maître Pertelay, car chacun avait peur d'être arrêté et conduit devant le général.
Me voilà donc prisonnier et désarmé. Je passe mon dolman et suis d'un air fort penaud mes gardiens, auxquels je ne dis pas mon nom, et qui me conduisent à l'évêché, où logeait mon père. Celui-ci était en ce moment avec le général Suchet (depuis maréchal), qui était venu à Savone pour conférer avec lui d'affaires de service. Ils se promenaient dans une galerie qui donne sur la cour. Les gendarmes me conduisent au général Marbot sans se douter que je suis son fils. Le brigadier explique le motif de mon arrestation. Alors mon père, prenant un air des plus sévères, me fait une très vive remontrance. Cette admonestation faite, mon père dit au brigadier: «Conduisez ce housard à la citadelle.» Je me retirai donc sans mot dire, et sans que le général Suchet, qui ne me connaissait pas, se fût douté que la scène à laquelle il venait d'assister se fût passée entre le père et le fils. Ce ne fut que le lendemain que le général Suchet connut la parenté des personnages, et depuis il m'a souvent parlé en riant de cette scène. Arrivé à la citadelle, vieux monument génois situé auprès du port, on m'enferma dans une immense salle qui recevait le jour par une lucarne donnant sur la mer. Je me remis peu à peu de mon émotion: la réprimande que je venais de subir me paraissait méritée; cependant j'étais moins affecté d'avoir désobéi au général que d'avoir fait de la peine à mon père. Je passai donc le reste de la journée assez tristement.
Le soir, un vieil invalide des troupes génoises m'apporta une cruche d'eau, un morceau de pain de munition et une botte de paille sur laquelle je m'étendis sans pouvoir manger. Je ne pus dormir, d'abord parce que j'étais trop ému, ensuite à cause des évolutions que faisaient autour de moi de gros rats qui s'emparèrent bientôt de mon pain. J'étais dans l'obscurité, livré à mes tristes réflexions, lorsque, vers dix heures, j'entends ouvrir les verrous de ma prison. J'aperçois Spire, l'ancien et fidèle serviteur de mon père. J'appris par lui qu'après mon envoi à la citadelle, le colonel Ménard, le capitaine Gault et tous les officiers de mon père lui ayant demandé ma grâce, le général l'avait accordée et l'avait chargé, lui Spire, de venir me chercher et de porter au gouverneur du fort l'ordre de mon élargissement. On me conduisit devant ce gouverneur, le général Buget, excellent homme qui avait perdu un bras à la guerre. Il me connaissait et aimait beaucoup mon père. Il crut donc, après m'avoir rendu mon sabre, devoir me faire une longue morale que j'écoutai assez patiemment, mais qui me fit penser que j'allais en subir une autre bien plus sévère de la part de mon père. Je ne me sentais pas le courage de la supporter et résolus de m'y soustraire si je le pouvais. Enfin, on nous conduit au delà des portes de la citadelle; la nuit était sombre, Spire marchait devant moi avec une lanterne, et tout en cheminant dans les rues étroites et tortueuses de la ville, le bonhomme, enchanté de me ramener, faisait l'énumération de tout le confortable qui m'attendait au quartier général; mais, par exemple, disait-il, tu dois t'attendre à une sévère réprimande de ton père!… Cette dernière phrase fixa mes irrésolutions, et, pour laisser à la colère de mon père le temps de se calmer, je me décide à ne pas paraître devant lui avant quelques jours, et à retourner rejoindre mon bivouac à la Madona. J'aurais bien pu m'esquiver sans faire aucune niche au pauvre Spire; mais, de crainte qu'il ne me poursuivît à la clarté de la lumière qu'il portait, je fais d'un coup de pied voler sa lanterne à dix pas de lui et je me sauve en courant, pendant que le bonhomme, cherchant sa lanterne à tâtons, s'écrie: «Ah! petit coquin… je vais le dire à ton père; il a, ma foi, bien fait de te mettre avec ces bandits de housards de Bercheny! belle école de garnements!…»
Après avoir erré quelque temps dans les rues solitaires, je retrouvai enfin le chemin de la Madona et j'arrivai au bivouac du régiment. Tous les housards me croyaient en prison. Dès qu'on me reconnut à la lueur des feux, on m'environne, on m'interroge et l'on rit aux éclats lorsque je raconte comment je me suis débarrassé de l'homme de confiance chargé de me conduire chez le général. Les membres de la clique, surtout, sont charmés de ce trait de résolution et décident à l'unanimité que je suis admis dans leur société, qui justement se préparait à faire cette nuit même une expédition, pour aller jusqu'aux portes de Dego enlever un troupeau de bœufs appartenant à l'armée autrichienne. Les généraux français, ainsi que les chefs de corps, étaient obligés de paraître ignorer les courses que les soldats faisaient au delà des avant-postes afin de se procurer des vivres, puisqu'on ne pouvait s'en procurer régulièrement. Dans chaque régiment, les plus braves soldats avaient donc formé des bandes de maraudeurs qui savaient, avec un talent merveilleux, connaître les lieux où l'on préparait les vivres pour les ennemis, et employer la ruse et l'audace pour s'en emparer.
Un fripon de maquignon étant venu prévenir la clique du 1er de housards qu'un troupeau de bœufs qu'il avait vendu aux Autrichiens parquait dans une prairie à un quart de lieue de Dego, soixante housards, armés seulement de leurs mousquetons, partirent pour les enlever. Nous fîmes plusieurs lieues dans la montagne, par des chemins détournés et affreux, afin d'éviter la grande route, et nous surprîmes cinq Croates commis à la garde du troupeau, endormis sous un hangar. Enfin, pour qu'ils n'allassent pas donner l'éveil à la garnison de Dego, nous les attachâmes, et les laissant là, nous enlevâmes le troupeau sans coup férir. Nous rentrâmes au bivouac harassés, mais ravis d'avoir fait une bonne niche à nos ennemis, et ensuite de nous être procuré des vivres.
Je n'ai cité ce fait que pour faire connaître l'état de misère dans lequel se trouvait déjà l'armée d'Italie, et pour montrer à quel point de désorganisation un tel abandon peut jeter les troupes, dont les chefs sont obligés non seulement de tolérer de semblables expéditions, mais de profiter des vivres qu'elles procurent, sans avoir l'air de savoir d'où ils proviennent.
CHAPITRE IX
Comment je devins d'emblée maréchal des logis.—J'enlève dix-sept housards de Barco.
Heureux dans ma carrière militaire, je n'ai point passé par le grade de brigadier, car de simple housard je devins d'emblée maréchal des logis, et voici comment.
À la gauche de la division de mon père, se trouvait celle que commandait le général Séras, dont le quartier général était à Finale. Cette division, qui occupait la partie de la Ligurie où les montagnes sont le plus escarpées, n'était composée que d'infanterie, la cavalerie ne pouvant se mouvoir que par petits détachements dans les rares passages qui sur ce point séparent le littoral de la Méditerranée d'avec le Piémont. Le général Séras, ayant reçu du général en chef Championnet l'ordre de pousser avec la plus forte partie de sa division une reconnaissance en avant du mont Santo-Giacomo, au delà duquel se trouvent quelques vallées, écrivit à mon père pour le prier de lui prêter pour cette expédition un détachement de cinquante housards. Cela ne pouvait se refuser. Mon père acquiesça donc à la demande du général Séras et désigna le lieutenant Leisteinschneider pour commander ce détachement, dont mon peloton faisait partie. Nous partîmes de la Madona pour nous rendre à Finale. Il n'y avait alors au bord de la mer qu'un fort mauvais chemin nommé la Corniche. Le lieutenant s'étant démis le pied à la suite d'une chute de cheval, le militaire le plus élevé en grade était après lui le maréchal des logis Canon, beau jeune homme, ayant beaucoup de moyens, d'instruction, et surtout d'assurance.
Le général Séras, à la tête de sa division, se porta le lendemain sur le mont Santo-Giacomo, que nous trouvâmes couvert de neige et sur lequel nous bivouaquâmes. On devait, le jour suivant, marcher en avant avec la presque certitude de trouver les ennemis; mais quel en serait le nombre?… C'est ce que le général ignorait complètement, et comme les ordres du général en chef lui prescrivaient de reconnaître la position des Autrichiens sur ce point de la ligne, mais avec défense d'engager le combat s'il trouvait les ennemis en force, le général Séras avait réfléchi qu'en portant sa division d'infanterie en avant au milieu des montagnes, où souvent on n'aperçoit les colonnes que lorsqu'on se trouve en face d'elles au détour d'une gorge, il pourrait être amené, malgré lui, à un combat sérieux contre des forces supérieures et obligé de faire une retraite dangereuse. Il avait donc résolu de marcher avec précaution et de lancer à deux ou trois lieues en avant de lui un détachement qui pût sonder le pays et surtout faire quelques prisonniers, dont il espérait tirer d'utiles renseignements, car les paysans ne savaient ou ne voulaient rien dire. Mais, comme le général sentait aussi qu'un détachement d'infanterie serait compromis s'il l'envoyait trop loin, et que, d'ailleurs, des hommes à pied lui apporteraient trop tard les nouvelles qu'il désirait ardemment savoir, ce fut aux cinquante housards qu'il donna la mission d'aller à la découverte et d'explorer le pays. Or, comme la contrée est fort entrecoupée, il remit une carte à notre sous-officier, lui donna toutes les instructions écrites et de vive voix, en présence du détachement, et nous fit partir deux heures avant le jour, en nous répétant qu'il fallait absolument marcher jusqu'à ce que nous ayons joint les avant-postes ennemis, auxquels il désirait vivement qu'on pût enlever quelques prisonniers.
M. Canon disposa parfaitement son détachement. Il plaça une petite avant-garde, mit des éclaireurs sur les flancs, et prit enfin toutes les précautions d'usage dans la guerre de partisans. Arrivés à deux lieues du camp que nous venons de quitter, nous trouvons une grande auberge. Notre sous-officier questionne le maître, et apprend qu'à une forte heure de marche nous rencontrerons un corps autrichien, dont il ne peut déterminer la force, mais il sait que le régiment qui est en tête est composé de housards très méchants, qui ont maltraité plusieurs habitants de la contrée.
Ces renseignements pris, nous continuons notre marche. Mais à peine étions-nous à quelques centaines de pas, que M. Canon se tord sur son cheval, en disant qu'il souffre horriblement, et qu'il lui est impossible d'aller plus loin, et il remet le commandement du détachement au sous-officier Pertelay aîné, le plus ancien après lui. Mais celui-ci fait observer qu'étant Alsacien, il ne sait pas lire le français, et ne pourra par conséquent rien connaître à la carte qu'on lui donne, ni rien comprendre aux instructions écrites données par le général: il ne veut donc pas du commandement. Tous les autres sous-officiers, anciens Bercheny aussi peu lettrés que Pertelay, refusent pour les mêmes motifs; il en est de même des brigadiers. En vain, pour les décider, je crus devoir offrir de lire les instructions du général et d'expliquer notre marche sur la carte à celui des sous-officiers qui voudrait prendre le commandement; ils refusèrent de nouveau, et, à ma grande surprise, toutes ces vieilles moustaches me répondirent: «Prends-le toi-même, nous te suivrons et t'obéirons parfaitement.»
Tout le détachement exprimant le même désir, je compris que si je refusais, nous n'irions pas plus loin, et que l'honneur du régiment serait compromis, car enfin il fallait bien que l'ordre du général Séras fût exécuté, surtout lorsqu'il s'agissait peut-être d'éviter une mauvaise affaire à sa division. J'acceptai donc le commandement, mais ce ne fut qu'après avoir demandé à M. Canon s'il se trouvait en état de le reprendre. Alors il recommence à se plaindre, nous quitte et retourne à l'auberge. J'avoue que je le croyais réellement indisposé; mais les hommes du détachement, qui le connaissaient mieux, se livrèrent sur son compte à des railleries fort blessantes.
Je crois pouvoir dire sans jactance que la nature m'a accordé une bonne dose de courage. J'ajouterai même qu'il fut un temps où je me complaisais au milieu des dangers. Les treize blessures que j'ai reçues à la guerre et quelques actions d'éclat en sont, je pense, une preuve suffisante. Aussi, en prenant le commandement des cinquante hommes qu'une circonstance aussi extraordinaire plaçait sous mes ordres, moi simple housard, âgé de dix-sept ans, je résolus de prouver à mes camarades que, si je n'avais encore ni expérience ni talents militaires, j'avais au moins de la valeur. Je me mis donc résolument à leur tête, et marchai dans la direction où je savais que nous trouverions l'ennemi. Nous cheminions depuis longtemps, lorsque nos éclaireurs aperçoivent un paysan qui cherche à se cacher. Ils courent à lui, l'arrêtent et l'amènent. Je le questionnai; il venait, paraît-il, de quatre ou cinq lieues de là, et prétendait n'avoir rencontré aucune troupe autrichienne. J'étais certain qu'il mentait, par crainte ou par astuce, car nous devions être très près des cantonnements ennemis. Je me souvins alors d'avoir lu dans le Parfait partisan, dont mon père m'avait donné un exemplaire, que pour faire parler les habitants du pays qu'on parcourt à la guerre, il faut quelquefois les effrayer. Je grossis donc ma voix, et, tâchant de donner à ma figure juvénile un air farouche, je m'écriai: «Comment, coquin, tu viens de traverser un pays occupé par un gros corps d'armée autrichienne, et tu prétends n'avoir rien vu?… Tu es un espion!… Allons, qu'on le fusille à l'instant!»
Je fais mettre pied à terre à quatre housards, en leur faisant signe de ne faire aucun mal à cet homme, qui, se voyant saisi par les cavaliers dont les carabines venaient d'être armées devant lui, fut pris d'une telle frayeur, qu'il me jura de dire tout ce qu'il savait. Il était domestique d'un couvent, on l'avait chargé de porter une lettre aux parents du prieur, en lui recommandant, s'il rencontrait les Français, de ne pas leur dire où étaient les Autrichiens; mais puisqu'il était forcé de tout avouer, il nous déclara qu'il y avait à une lieue de nous plusieurs régiments ennemis cantonnés dans les villages, et qu'une centaine de housards de Barco se trouvaient dans un hameau que nous apercevions à une très petite distance. Questionné sur la manière dont ces housards se gardaient, le paysan répondit qu'ils avaient en avant des maisons une grand'garde composée d'une douzaine d'hommes à pied, placés dans un jardin entouré de haies, et qu'au moment où il avait traversé le hameau, le reste des housards se préparait à conduire les chevaux à l'abreuvoir, dans un petit étang situé de l'autre côté des habitations.
Après avoir entendu ces renseignements, je pris à l'instant ma résolution, qui fut d'éviter de passer devant la grand'garde qui, se trouvant retranchée derrière les haies, ne pouvait être attaquée par des cavaliers, tandis que le feu de ses carabines me tuerait peut-être quelques hommes et avertirait de l'approche des Français. Il fallait donc tourner le hameau, gagner l'abreuvoir et tomber à l'improviste sur les ennemis. Mais par où passer pour ne pas être aperçu? J'ordonnai donc au paysan de nous conduire, en faisant un détour, et lui promis de le laisser aller dès que nous serions de l'autre côté du hameau que j'apercevais. Cependant, comme il ne voulait pas marcher, je le fis prendre au collet par un housard, tandis qu'un autre lui tenait le bout d'un pistolet sur l'oreille. Force lui fut donc d'obéir!
Il nous guida fort bien; de grandes haies masquaient notre mouvement. Nous tournons complètement le village et apercevons, au bord du petit étang, l'escadron autrichien faisant tranquillement boire ses chevaux. Tous les cavaliers portaient leurs armes, selon l'usage des avant-postes; mais les chefs des Barco avaient négligé une précaution très essentielle à la guerre, qui consiste à ne faire boire et débrider qu'un certain nombre de chevaux à la fois, et à ne laisser entrer les pelotons dans l'eau que les uns après les autres, afin d'en avoir toujours la moitié sur le rivage, prêts à repousser l'ennemi. Se confiant à l'éloignement des Français et à la surveillance du posté placé en tête du village, le commandant ennemi avait jugé inutile de prendre cette précaution: ce fut ce qui le perdit.
Dès que je fus à cinq cents pas du petit étang, je fis lâcher notre guide, qui se sauva à toutes jambes, pendant que, le sabre à la main, et après avoir défendu à mes camarades de crier avant le combat, je me lance au triple galop sur les housards ennemis, qui ne nous aperçurent qu'un instant avant que nous fussions sur la rive de l'étang! Les berges de l'étang étaient presque partout trop élevées pour que les chevaux pussent les gravir, et il n'existait de passage praticable que celui qui servait d'abreuvoir au village: il est vrai qu'il était fort large. Mais plus de cent cavaliers étaient agglomérés sur ce point, ayant tous la bride au bras et la carabine au crochet, enfin dans une quiétude si parfaite que plusieurs chantaient. Qu'on juge de leur surprise! Je les fais assaillir tout d'abord par un feu de mousquetons qui en tue quelques-uns, en blesse beaucoup et met aussi une grande quantité de leurs chevaux à bas. Le tumulte est complet! Néanmoins, le capitaine, ralliant autour de lui les hommes qui se trouvent le plus près du rivage, veut forcer le passage pour sortir de l'eau et faire sur nous un feu qui, bien que mal nourri, blessa cependant deux hommes. Les ennemis fondent ensuite sur nous; mais Pertelay ayant tué d'un coup de sabre leur capitaine, les Barco sont refoulés dans l'étang. Plusieurs veulent s'éloigner de la mousqueterie et gagnent l'autre rive; plusieurs perdent pied, un bon nombre d'hommes et de chevaux se noient, et ceux des cavaliers autrichiens qui parviennent de l'autre côté de l'étang, ne pouvant faire franchir la berge à leurs chevaux, les abandonnent, et, s'accrochant aux arbres du rivage, se sauvent en désordre dans la campagne. Les douze hommes de la grand'garde accourent au bruit; nous les sabrons, et ils fuient aussi. Cependant une trentaine d'ennemis restaient encore dans l'étang; mais craignant de pousser leurs chevaux au large, voyant que la pièce d'eau n'avait pas d'autre issue abordable que celle que nous occupions, ils nous crièrent qu'ils se rendaient, ce que j'acceptai, et à mesure qu'ils parvenaient au rivage, je leur faisais jeter leurs armes à terre. La plupart de ces hommes et de ces chevaux étaient blessés; mais comme je voulais cependant avoir un trophée de notre victoire, je fis choisir dix-sept cavaliers et autant de chevaux en bon état, que je plaçai au milieu de mon détachement; puis, abandonnant tous les autres Barco, je m'éloignai au galop, en contournant de nouveau le village.
Bien me prit de faire prompte retraite, car, ainsi que je l'avais prévu, les fuyards avaient couru prévenir les cantonnements voisins, auxquels le bruit de la fusillade avait déjà donné l'éveil. Tous prirent les armes, et une demi-heure après, il y avait plus de quinze cents cavaliers sur les rives du petit étang, et plusieurs milliers de fantassins suivaient de près; mais nous étions déjà à deux lieues de là, nos blessés ayant pu soutenir le galop. Nous nous arrêtâmes un instant sur le haut d'une colline pour les panser, et nous rîmes beaucoup, en voyant au loin plusieurs colonnes ennemies se mettre sur nos traces, car nous avions la certitude qu'elles ne pouvaient nous joindre, parce que, craignant de tomber dans une embuscade, elles n'avançaient que fort lentement et en tâtonnant. Nous étions donc hors de danger. Je donnai à Pertelay deux housards des mieux montés et le fis partir au galop pour aller prévenir le général Séras du résultat de notre mission; puis, remettant le détachement dans l'ordre le plus parfait, nos prisonniers toujours au centre et bien surveillés, je repris au petit trot le chemin de l'auberge.
Il me serait impossible de décrire la joie de mes camarades et les félicitations qu'ils m'adressaient pendant le trajet; tous se résumaient en ces mots qui, selon eux, exprimaient le nec plus ultra des éloges: «Tu es vraiment digne de servir dans les housards de Bercheny, le premier régiment du monde!»
Cependant, que s'était-il passé à Santo-Giacomo pendant que je faisais mon expédition? Après plusieurs heures d'attente, le général Séras, impatient d'avoir des nouvelles, aperçoit, du haut de la montagne, de la fumée à l'horizon; son aide de camp place l'oreille sur un tambour posé à terre, et par ce moyen usité à la guerre, il entend le bruit lointain de la mousqueterie. Le général Séras, inquiet, et ne doutant plus que le détachement de cavalerie ne soit aux prises avec l'ennemi, prend un régiment d'infanterie pour se porter avec lui jusqu'à l'auberge. Arrivé là, il voit sous le hangar un cheval de housard attaché au râtelier: c'était celui du maréchal des logis Canon. L'aubergiste paraît, le générai le questionne et apprend que le sous-officier de housards n'a pas dépassé l'auberge, et qu'il est depuis plusieurs heures dans la salle à manger. Le général y entre, et que trouve-t-il? M. Canon endormi au coin du feu, et ayant devant lui un énorme jambon, deux bouteilles vides et une tasse de café! On réveille le pauvre maréchal des logis; il veut encore s'excuser en parlant de son indisposition subite; mais les restes accusateurs du formidable déjeuner qu'il venait de faire, ne permettaient pas de croire à sa maladie; aussi le général Séras le traita-t-il fort rudement. Sa colère s'augmentait à la pensée qu'un détachement de cinquante cavaliers, confié à la direction d'un simple soldat, avait probablement été détruit par l'ennemi, lorsque Pertelay et les deux housards qui l'accompagnaient arrivèrent au galop, annonçant notre triomphe et la prochaine arrivée de dix-sept prisonniers. Comme le général Séras, malgré cet heureux résultat, accablait encore M. Canon de reproches, Pertelay lui dit avec sa rude franchise: «Ne le grondez pas, mon général; il est si poltron que, s'il nous eût conduits, jamais l'expédition n'eût réussi!» Cette manière d'arranger les choses aggrava naturellement la position déjà si fâcheuse de M. Canon, que le général fit aussitôt arrêter.
J'arrivai sur ces entrefaites. Le général Séras cassa le pauvre M. Canon, et lui fit ôter ses galons en présence du régiment d'infanterie et des cinquante housards; puis, venant à moi, dont-il ignorait le nom, il me dit: «Vous avez parfaitement rempli une mission qu'on ne confie ordinairement qu'à des officiers; je regrette que les pouvoirs d'un général de division n'aillent pas jusqu'à pouvoir faire un sous-lieutenant; le général en chef seul a cette faculté, je lui demanderai ce grade pour vous, mais en attendant je vous nomme maréchal des logis.» Et il ordonna à son aide de camp de me faire reconnaître devant le détachement. Pour remplir cette formalité, l'aide de camp dut me demander mon nom, et ce fut seulement alors que le général Séras apprit que j'étais le fils de son camarade le général Marbot. Je fus bien aise de cette aventure, puisqu'elle devait prouver à mon père que la faveur n'avait pas décidé ma promotion.
CHAPITRE X
Nous rejoignons le général Championnet en Piémont.—Le général Macard.—Combats entre Coni et Mondovi.—Nous enlevons six pièces de canon.—Je suis nommé sous-lieutenant.—Je deviens aide de camp de mon père envoyé à Gênes, puis à Savone.
Les renseignements que le général Séras tira des prisonniers l'ayant déterminé à se porter en avant, le lendemain, il envoya l'ordre à sa division de descendre des hauteurs de San-Giacomo et de venir bivouaquer le soir même auprès de l'auberge. Les prisonniers furent expédiés sur Finale; quant aux chevaux, ils appartenaient de droit aux housards. Ils étaient tous bons, mais, suivant l'usage du temps, qui avait pour but de favoriser les officiers mal montés, un cheval de prise n'était jamais vendu que cinq louis. C'était un prix convenu, et l'on payait au comptant. Dès que le camp fut établi, la vente commença. Le général Séras, les officiers de son état-major, les colonels et chefs de bataillon des régiments de sa division, eurent bientôt enlevé nos dix-sept chevaux, qui produisirent la somme de 85 louis. Elle fut remise à mon détachement, qui, n'ayant pas reçu de solde depuis plus de six mois, fut enchanté de cette bonne aubaine, dont les housards m'attribuèrent le mérite.
J'avais quelques pièces d'or sur moi; aussi, pour payer ma bienvenue comme sous-officier, non seulement je ne voulus pas prendre la part qui me revenait sur la vente des chevaux de prise, mais j'achetai à l'aubergiste trois moutons, un énorme fromage et une pièce de vin, avec lesquels mon détachement fit bombance. Ce jour, l'un des plus beaux de ma vie, était le 10 frimaire an VIII.
Le lendemain et les jours suivants, la division du général Séras eut avec l'ennemi divers petits engagements pendant lesquels je continuai à commander mes cinquante housards, à la satisfaction du général dont j'éclairais la division.
Le général Séras, dans son rapport au général Championnet, fit un éloge pompeux de ma conduite, dont il rendit également compte à mon père; aussi lorsque, quelques jours après, je ramenai le détachement à Savone, mon père me reçut-il avec les plus grandes démonstrations de tendresse. J'étais ravi! Je rejoignis le bivouac, où tout le régiment était réuni; mon détachement m'y avait devancé. Les cavaliers racontèrent ce que nous avions fait, et toujours en me donnant la plus belle part du succès. Je fus donc reçu avec acclamation par les officiers et soldats, ainsi que par mes nouveaux camarades les sous-officiers, qui m'offrirent les galons de maréchal des logis.
Ce fut ce jour-là que je vis pour la première fois Pertelay jeune, qui revenait de Gênes, où il avait été détaché plusieurs mois. Je me liai avec cet excellent homme et regrettai de ne l'avoir pas eu pour mentor au début de ma carrière, car il me donna de bons conseils qui me rendirent plus calme et me firent rompre avec les gaillards de la clique.
Le général en chef Championnet, voulant faire quelques opérations dans l'intérieur du Piémont, vers Coni et Mondovi, et n'ayant que fort peu de cavalerie, prescrivit à mon père de lui envoyer le 1er de housards qui, du reste, ne pouvait plus rester à la Madona, faute de fourrages. Je me séparai avec bien du regret de mon père, et partis avec le régiment.
Nous suivîmes la Corniche jusqu'à Albenga, traversâmes l'Apennin malgré la neige, et entrâmes dans les fertiles plaines du Piémont. Le général en chef soutint dans les environs de Fossano, de Novi et de Mondovi, une suite de combats dont les uns furent favorables et les autres contraires.
Dans quelques-uns de ces combats, j'eus l'occasion de voir le général de brigade Macard, soldat de fortune, que la tourmente révolutionnaire avait porté presque sans transition du grade de trompette-major à celui d'officier général! Le général Macard, véritable type de ces officiers créés par le hasard et par leur courage, et qui, tout en déployant une valeur très réelle devant l'ennemi, n'en étaient pas moins incapables par leur manque d'instruction d'occuper convenablement les postes élevés, était remarquable par une particularité très bizarre. Ce singulier personnage, véritable colosse d'une bravoure extraordinaire, ne manquait pas de s'écrier lorsqu'il allait charger à la tête de ses troupes: «Allons, je vais m'habiller en bête!…» Il ôtait alors son habit, sa veste, sa chemise, et ne gardait que son chapeau empanaché, sa culotte de peau et ses grosses bottes!… Ainsi nu jusqu'à la ceinture, le général Macard offrait aux regards un torse presque aussi velu que celui d'un ours, ce qui donnait à sa personne l'aspect le plus étrange! Une fois habillé en bête, comme il le disait lui-même avec raison, le général Macard se lançait à corps perdu, le sabre au poing, sur les cavaliers ennemis, en jurant comme un païen; mais il parvenait rarement à les atteindre, car à la vue si singulière et si terrible à la fois de cette espèce de géant à moitié nu, couvert de poils et dans un si étrange équipage, qui se précipitait sur eux en poussant des hurlements affreux, les ennemis se sauvaient de tous côtés, ne sachant trop s'ils avaient affaire à un homme ou à quelque animal féroce extraordinaire.
Le général Macard était nécessairement d'une complète ignorance, ce qui amusait quelquefois beaucoup les officiers plus instruits que lui placés sous ses ordres. Un jour, l'un de ceux-ci vint lui demander la permission d'aller à la ville voisine se commander une paire de bottes. «Parbleu, lui dit le général Macard, cela arrive bien, et puisque tu vas chez un bottier, mets-toi là, prends-moi mesure, et commande-m'en aussi une paire.» L'officier, fort surpris, répond au général qu'il ne peut lui prendre mesure, ignorant absolument comme il fallait s'y prendre pour cela, et n'ayant jamais été bottier.
«Comment, s'écrie le général, je te vois quelquefois passer des journées entières à crayonner et à tirer des lignes vis-à-vis des montagnes, et lorsque je te demande ce que tu fais là, tu me réponds: «Je prends la mesure de ces montagnes.» Donc, puisque tu mesures des objets éloignés de toi de plus d'une lieue, que viens-tu me conter que tu ne saurais me prendre mesure d'une paire de bottes, à moi qui suis là sous ta main?… Allons, prends-moi vite cette mesure sans faire de façon!»
L'officier assure que cela lui est impossible, le général insiste, jure, se fâche, et ce ne fut qu'à grand'peine que d'autres officiers, attirés par le bruit, parvinrent à faire cesser cette scène ridicule. Le général ne voulut jamais comprendre qu'un officier qui mesurait des montagnes ne pût prendre mesure d'une paire de bottes à un homme!…
Ne croyez pas par cette anecdote que tous les officiers généraux de l'armée d'Italie fussent du genre du brave général Macard. Loin de là, elle comptait un grand nombre d'hommes distingués par leur instruction et leurs manières; mais à cette époque, elle renfermait encore quelques chefs qui, ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, étaient fort déplacés dans les rangs supérieurs de l'armée. Ils en furent évincés peu à peu.
Le 1er de housards prit part à tous les combats qui se livrèrent à cette époque dans le Piémont, et fut sur le point d'éprouver de très grandes pertes dans les rencontres avec la grosse cavalerie autrichienne. Après plusieurs marches et contremarches et une suite de petits engagements presque journaliers, le général en chef Championnet, ayant réuni la gauche et le centre de son armée entre Coni et Mondovi, attaqua, le 10 nivôse, plusieurs divisions de l'armée ennemie. Le combat eut lieu dans une plaine entrecoupée de monticules et de bouquets de bois.
Le 1er de housards, attaché à la brigade du général Beaumont, fut placé à l'extrémité de l'aile droite française. Vous savez que la quantité de cavaliers et d'officiers qui entre dans la composition d'un escadron est déterminée par les règlements. Notre régiment, ayant souffert dans les affaires précédentes, au lieu de mettre quatre escadrons en ligne, ne put en mettre ce jour-là que trois; mais cela fait, il restait une trentaine d'hommes hors les rangs, dont cinq sous-officiers. J'étais du nombre, ainsi que les deux Pertelay. On nous forma en deux pelotons, dont le brave et intelligent Pertelay jeune eut le commandement. Le général Beaumont, qui connaissait sa capacité, le chargea d'éclairer le flanc droit de l'armée, en lui donnant, sans autre instruction, l'ordre d'agir pour le mieux suivant les circonstances. Nous nous éloignons donc du régiment et allons explorer la contrée. Pendant ce temps, le combat s'engage vivement entre les deux corps d'armée. Une heure après, nous revenions sur les nôtres sans avoir rien rencontré sur les flancs, lorsque Pertelay jeune aperçoit en face de nous, et par conséquent à l'extrémité gauche de la ligne ennemie, une batterie de huit pièces dont le feu faisait beaucoup de ravages dans les rangs français.
Par une imprudence impardonnable, cette batterie autrichienne, afin d'avoir un tir plus assuré, s'était portée sur un petit plateau situé à sept ou huit cents pas en avant de la division d'infanterie à laquelle elle appartenait. Le commandant de cette artillerie se croyait en sûreté, parce que le point qu'il occupait dominant toute la ligne française, il pensait que si quelque troupe s'en détachait pour venir l'attaquer, il l'apercevrait, et aurait le temps de regagner la ligne autrichienne. Il n'avait pas considéré qu'un petit bouquet de bois, placé fort près du point qu'il occupait, pouvait recéler quelque parti français. Il n'en contenait point encore, mais Pertelay jeune résolut d'y conduire son peloton et de fondre de là sur la batterie autrichienne. Pour cacher son mouvement aux artilleurs ennemis, Pertelay jeune, sachant très bien qu'à la guerre on ne fait aucune attention à un cavalier isolé, nous expliqua son dessein, qui était de nous faire aller individuellement prendre un détour par un chemin creux pour nous rendre les uns après les autres derrière le bois placé à gauche de la batterie ennemie, puis de nous élancer de là tous à la fois sur elle, sans crainte de ses boulets, puisque nous arriverions par le flanc des pièces que nous enlèverions et conduirions à l'armée française. Le mouvement s'exécute sans que les artilleurs autrichiens le remarquent. Nous partons un à un, et nous gagnons par une marche circulaire le derrière du petit bois, où nous reformons le peloton. Pertelay jeune se met à notre tête, nous traversons le bois et nous nous élançons le sabre à la main sur la batterie ennemie, au moment où elle faisait un feu terrible sur nos troupes! Nous sabrons une partie des artilleurs; le reste se cache sous les caissons, où nos sabres ne peuvent les atteindre.
Selon les instructions données par Pertelay jeune, nous ne devions ni tuer, ni blesser les soldats du train, mais les forcer, la pointe du sabre au corps, à pousser leurs chevaux en avant et à conduire les pièces jusqu'à ce que nous ayons atteint la ligne française. Cet ordre fut parfaitement exécuté pour six pièces, dont les conducteurs restés à cheval obéirent à ce qu'on leur prescrivit; mais ceux des deux autres canons, soit par frayeur, soit par résolution, se jetèrent à bas de leurs chevaux, et bien que quelques housards prissent ces animaux par la bride, ils ne voulurent pas marcher. Les bataillons ennemis peu éloignés arrivent au pas de course au secours de leur batterie; les minutes étaient des heures pour nous; aussi Pertelay jeune, satisfait d'avoir pris six pièces, ordonna-t-il d'abandonner les autres et de nous diriger au galop avec notre capture sur l'armée française.
Cette mesure était prudente, elle devint fatale à notre brave chef, car à peine eûmes-nous commencé notre retraite, que les artilleurs et leurs chefs, sortant de dessous les caissons où ils avaient trouvé un asile assuré contre nos sabres, chargent à mitraille les deux pièces que nous n'avions pu enlever, et nous envoient une grêle de biscaïens dans les reins!…
Vous concevez que trente cavaliers, six pièces attelées chacune de six chevaux conduits par trois soldats du train, tout cela, marchant en désordre, présente une grande surface; aussi les biscaïens portèrent-ils presque tous. Nous eûmes deux sous-officiers et plusieurs housards tués ou blessés, ainsi qu'un ou deux conducteurs; quelques chevaux furent aussi mis hors de combat, de sorte que la plupart des attelages, se trouvant désorganisés, ne pouvaient plus marcher. Pertelay jeune, conservant le plus grand sang-froid, ordonne de couper les traits des chevaux tués ou hors de service, de remplacer par des housards les conducteurs morts ou blessés, et de continuer rapidement notre course. Mais les quelques minutes que nous avions perdues à faire cet arrangement avaient été utilisées par le chef de la batterie autrichienne; il nous lance une seconde bordée de mitraille, qui nous cause de nouvelles pertes. Cependant nous étions si acharnés, si résolus à ne pas abandonner les six pièces que nous venions de prendre, que nous parvenons encore à tout réparer tant bien que mal et à nous remettre en marche. Déjà nous allions toucher la ligne française, et nous nous trouvions hors de la portée de la mitraille, lorsque l'officier d'artillerie ennemie fait changer les projectiles et nous envoie deux boulets, dont l'un fracasse les reins du pauvre Pertelay jeune!
Cependant notre attaque sur la batterie autrichienne et son résultat avaient été aperçus par l'armée française, dont les généraux portèrent les lignes en avant. Les ennemis reculèrent, ce qui permit aux débris du peloton du 1er de housards de revenir sur le terrain où nos malheureux camarades étaient tombés. Près d'un tiers du détachement était tué ou blessé. Nous étions cinq sous-officiers au commencement de l'action, trois avaient péri: il ne restait plus que Pertelay aîné et moi. Le pauvre garçon était blessé et souffrait encore plus moralement que physiquement, car il adorait son frère, que nous regrettions tous aussi bien vivement! Pendant que nous lui rendions les derniers devoirs et relevions les blessés, le général Championnet arriva auprès de nous avec le général Suchet, son chef d'état-major. Le général en chef avait vu la belle conduite du peloton. Il nous réunit auprès des six pièces que nous venions d'enlever, et après avoir donné les plus grands éloges au courage avec lequel nous avions débarrassé l'armée française d'une batterie qui lui faisait éprouver de très grandes pertes, il ajouta que pour nous récompenser d'avoir ainsi sauvé la vie à un grand nombre de nos camarades, et contribué au succès de la journée, il voulait user du pouvoir que lui donnait un décret récent du premier Consul, qui venait d'instituer des armes d'honneur, et qu'il accordait au peloton trois sabres d'honneur et une sous-lieutenance, nous autorisant à désigner nous-mêmes ceux qui devraient recevoir ces récompenses. Nous regrettions encore plus vivement la perte du brave Pertelay jeune, qui aurait fait un si bon officier! Pertelay aîné, un brigadier et un housard obtinrent des sabres d'honneur qui, trois ans après, donnèrent droit à la croix de la Légion d'honneur. Il restait à désigner celui d'entre nous qui aurait une sous-lieutenance. Tous mes camarades prononcèrent mon nom, et le général en chef, se rappelant ce que le général Séras lui avait écrit sur la conduite que j'avais tenue à San-Giacomo, me nomma sous-lieutenant!… Il n'y avait qu'un mois que j'étais maréchal des logis. Je dois avouer cependant que dans l'attaque et l'enlèvement des pièces, je n'avais rien fait de plus que mes camarades; mais, ainsi que je l'ai déjà dit, aucun de ces bons Alsaciens ne se sentait en état de commander et d'être officier. Ils me désignèrent donc à l'unanimité, et le général en chef voulut bien tenir compte de la proposition que le général Séras avait faite précédemment en ma faveur; peut-être aussi, je dois le dire, fut-il bien aise de faire plaisir à mon père. Ce fut du moins ainsi que celui-ci apprécia mon prompt avancement, car dès qu'il en fut informé, il m'écrivit pour me défendre d'accepter. J'obéis; mais comme mon père avait écrit dans le même sens au général Suchet, chef d'état-major, celui-ci lui ayant répondu que le général en chef se trouverait certainement blessé qu'un de ses généraux de division eût la prétention de désapprouver les nominations qu'il avait faites en vertu de pouvoirs à lui conférés par le gouvernement, mon père m'autorisa à accepter, et je fus reconnu sous-lieutenant le 10 nivôse an VII (décembre 1799).
Je fus un des derniers officiers promus par le général Championnet, qui, n'ayant pu se maintenir en Piémont devant des forces supérieures, se vit contraint de repasser l'Apennin et de ramener l'armée dans la Ligurie. Ce général éprouva tant de douleur, en voyant une partie de ses troupes se débander, parce qu'on ne lui donnait plus le moyen de les nourrir, qu'il mourut le 25 nivôse, quinze jours après m'avoir fait officier. Mon père, se trouvant le plus ancien général de division, fut provisoirement investi du commandement en chef de l'armée d'Italie, dont le quartier général était à Nice. Il s'y rendit et s'empressa de renvoyer en Provence le peu de cavalerie qui restait encore, car il n'existait plus aucune provision de fourrages en Ligurie. Le 1er de housards rentra donc en France, mais mon père me retint pour remplir auprès de lui les fonctions d'aide de camp.
Pendant notre séjour à Nice, mon père reçut du ministre de la guerre l'ordre d'aller prendre le commandement de l'avant-garde de l'armée du Rhin, où son chef d'état-major, le colonel Ménard, devait le suivre. Nous fûmes tous fort satisfaits de cette nouvelle situation, car la misère avait jeté les troupes de l'armée d'Italie dans un tel désordre qu'il paraissait impossible de se maintenir en Ligurie; mon père n'était pas fâché de s'éloigner d'une armée en décomposition, qui allait ternir ses lauriers par une honteuse retraite, dont le résultat serait de se faire rejeter en France derrière le Var. Mon père se prépara donc à partir dès que le général Masséna, nommé pour le remplacer, serait arrivé, et il dépêcha pour Paris M. Gault, son aide de camp, afin d'y acheter des cartes et faire divers préparatifs pour notre campagne sur le Rhin. Mais le destin en avait décidé autrement, et la tombe de mon malheureux père était marquée sur la terre d'Italie!
Masséna, en arrivant, ne trouva plus que l'ombre d'une armée: les troupes sans paye, presque sans habits et sans chaussures, ne recevant que le quart de la ration, mouraient d'inanition ou bien d'une épidémie affreuse, résultat des privations intolérables dont elles étaient accablées; les hôpitaux étaient remplis et manquaient de médicaments. Aussi des bandes de soldats, et même des régiments entiers, abandonnaient journellement leur poste, se dirigeant vers le pont du Var, dont ils forçaient le passage pour se rendre en France et se répandre dans la Provence, quoiqu'ils se déclarassent prêts à revenir quand on leur donnerait du pain! Les généraux ne pouvaient lutter contre tant de misère; leur découragement augmentait chaque jour, et tous demandaient des congés ou se retiraient sous prétexte de maladie.
Masséna avait bien l'espoir d'être rejoint en Italie par plusieurs des généraux qui l'avaient aidé à battre les Russes en Helvétie, entre autres par Soult, Oudinot et Gazan; mais aucun d'eux n'était encore arrivé, et il fallait pourvoir au besoin pressant.
Masséna, né à la Turbie, bourgade de la petite principauté de Monaco, était l'Italien le plus rusé qui ait existé. Il ne connaissait pas mon père, mais à la première vue il jugea que c'était un homme au cœur magnanime, aimant sa patrie par-dessus tout, et pour l'engager à rester, il l'attaqua par son endroit sensible, la générosité et le dévouement au pays, lui exposant combien il serait beau à lui de continuer à servir dans l'armée d'Italie malheureuse, plutôt que d'aller sur le Rhin, où les affaires de la France étaient en bon état. Il ajouta que, du reste, il prenait sur lui l'inexécution des ordres que le gouvernement avait adressés à mon père, si celui-ci consentait à ne pas partir. Mon père, séduit par ces discours, et ne voulant pas laisser le nouveau général en chef dans l'embarras, consentit à rester avec lui. Il ne mettait pas en doute que son chef d'état-major, le colonel Ménard, son ami, ne renonçât aussi à aller sur le Rhin, puisque lui restait en Italie; mais il en fut autrement. Ménard s'en tint à l'ordre qu'il avait reçu, bien qu'on l'assurât qu'on le ferait annuler s'il y consentait. Mon père fut très sensible à cet abandon. Ménard se hâta de regagner Paris, où il se fit accepter comme chef d'état-major du général Lefebvre.
Mon père se rendit à Gênes, où il prit le commandement des trois divisions dont se composait l'aile droite de l'armée. Malgré la misère, le carnaval fut assez gai dans cette ville; les Italiens aiment tant le plaisir! Nous étions logés au palais Centurione, où nous passâmes la fin de l'hiver 1799 à 1800. Mon père avait laissé Spire à Nice, avec le gros de ses bagages. Il prit le colonel Sacleux pour chef d'état-major; c'était un homme fort estimable, bon militaire, d'un caractère fort doux, mais grave et sérieux. Celui-ci avait pour secrétaire un charmant jeune homme nommé Colindo, fils du banquier Trepano, de Parme, qu'il avait recueilli à la suite d'aventures trop longues à raconter. Il fut pour moi un excellent ami.
Au commencement du printemps de 1800, mon père apprit que le général Masséna venait de donner le commandement de l'aile droite au général Soult, nouvellement arrivé et bien moins ancien que lui, et il reçut l'ordre de retourner à Savone se remettre à la tête de son ancienne division, la troisième. Mon père obéit, quoique son amour-propre fût blessé de cette nouvelle destination.
CHAPITRE XI
Combats de Cadibona et de Montenotte.—Retraite de l'aile droite de l'armée sur Gênes.—Mon père est blessé.—Siège et résistance de Gênes.—Ses conséquences.—Mon ami Trepano.—Mort de mon père.—Famine et combats.—Rigueur inflexible de Masséna.
Cependant, de bien grands événements se préparaient autour de nous en Italie. Masséna avait reçu quelques renforts, rétabli un peu d'ordre dans son armée, et la célèbre campagne de 1800, celle qui amena le mémorable siège de Gênes et la bataille de Marengo, allait s'ouvrir. Les neiges dont étaient couvertes les montagnes qui séparaient les deux armées étant fondues, les Autrichiens nous attaquèrent, et leurs premiers efforts portèrent sur la troisième division de l'aile droite, qu'ils voulaient séparer du centre et de la gauche en la rejetant de Savone sur Gênes. Dès que les hostilités recommencèrent, mon père et le colonel Sacleux envoyèrent à Gênes tous les non-combattants; Colindo était de ce nombre. Quant à moi, je nageais dans la joie, animé que j'étais par la vue des troupes en marche, les mouvements bruyants de l'artillerie et le désir qu'a toujours un jeune militaire d'assister à des opérations de guerre. J'étais loin de me douter que cette guerre deviendrait si terrible et me coûterait bien cher!
La division de mon père, très vivement attaquée par des forces infiniment supérieures, défendit pendant deux jours les célèbres positions de Cadibona et de Montenotte; mais enfin, se voyant sur le point d'être tournée, elle dut se retirer sur Voltri et de là sur Gênes, où elle s'enferma avec les deux autres divisions de l'aile droite.
J'entendais tous les généraux instruits déplorer la nécessité qui nous forçait à nous séparer du centre et de l'aile gauche; mais j'étais alors si peu au fait de la guerre, que je n'en étais nullement affecté. Je comprenais bien que nous avions été battus; mais comme j'avais pris de ma main, en avant de Montenotte, un officier de housards de Barco, et m'étais emparé de son panache que j'avais fièrement attaché à la têtière de la bride de mon cheval, il me semblait que ce trophée me donnait quelque ressemblance avec les chevaliers du moyen âge, revenant chargés des dépouilles des infidèles. Ma vanité puérile fut bientôt rabattue par un événement affreux. Pendant la retraite, et au moment où mon père me donnait un ordre à porter, il reçut une balle dans la jambe gauche, celle qui déjà avait été blessée d'une balle à l'armée des Pyrénées. La commotion fut si forte, que mon père serait tombé de cheval s'il ne se fût appuyé sur moi. Je l'éloignai du champ de bataille; on le pansa, je voyais couler son sang et je me mis à pleurer… Il chercha à me calmer et me dit qu'un guerrier devait avoir plus de fermeté… On transporta mon père à Gênes, au palais Centurione, qu'il avait occupé pendant le dernier hiver. Nos trois divisions étant entrées dans Gênes, les Autrichiens en firent le blocus par terre et les Anglais par mer.
Je ne me sens pas le courage de décrire ce que la garnison et la population de Gênes eurent à souffrir pendant les deux mois que dura ce siège mémorable. La famine, la guerre et un terrible typhus firent des ravages immenses!… La garnison perdit dix mille hommes sur seize mille, et l'on ramassait tous les jours dans les rues sept à huit cents cadavres d'habitants de tout âge, de tout sexe et de toute condition, qu'on portait derrière l'église de Carignan dans une énorme fosse remplie de chaux vive. Le nombre de ces victimes s'éleva à plus de trente mille, presque toutes mortes de faim!…
Pour comprendre jusqu'à quel point le manque de vivres se fit sentir parmi les habitants, il faut savoir que l'ancien gouvernement génois, pour contenir la population de la ville, s'était de temps immémorial emparé du monopole des grains, des farines et du pain, lequel était confectionné dans un immense établissement garni de canons et gardé par des troupes, de sorte que lorsque le doge ou le Sénat voulaient prévenir ou punir une révolte, ils fermaient les fours de l'État et prenaient le peuple par la famine. Bien qu'à l'époque où nous étions la Constitution génoise eût subi de grandes modifications, et que l'aristocratie n'y eût que fort peu de prépondérance, il n'y avait cependant pas une seule boulangerie particulière, et l'ancien usage de faire le pain aux fours publics s'était perpétué. Or, ces fours publics, qui alimentaient habituellement une population de plus de cent vingt mille âmes, restèrent fermés pendant quarante-cinq jours, sur soixante que dura le siège! les riches n'ayant pas plus que les pauvres le moyen de se procurer du pain!… Le peu de légumes secs et de riz qui se trouvait chez les marchands avait été enlevé à des prix énormes dès le commencement du siège. Les troupes seules recevaient une faible ration d'un quart de livre de chair de cheval et d'un quart de livre de ce qu'on appelait du pain, affreux mélange composé de farines avariées, de son, d'amidon, de poudre à friser, d'avoine, de graine de lin, de noix rances et autres substances de mauvaise qualité, auxquelles on donnait un peu de solidité en y mêlant quelques parties de cacao, chaque pain étant d'ailleurs intérieurement soutenu par de petits morceaux de bois, sans quoi il serait tombé en poudre. Le général Thibauld, dans son journal du siège, compare ce pain à de la tourbe mélangée d'huile!…
Pendant quarante-cinq jours, on ne vendit au public ni pain ni viande. Les habitants les plus riches purent (et seulement vers le commencement du siège) se procurer quelque peu de morue, des figues et autres denrées sèches, ainsi que du sucre. L'huile, le vin et le sel ne manquèrent jamais; mais que sont ces denrées sans aliments solides? Tous les chiens et les chats de la ville furent mangés. Un rat se vendait fort cher. Enfin, la misère devint si affreuse, que lorsque les troupes françaises faisaient une sortie, les habitants les suivaient en foule hors des portes, et là, riches et pauvres, femmes, enfants et vieillards, se mettaient à couper de l'herbe, des orties et des feuilles qu'ils faisaient ensuite cuire avec du sel… Le gouvernement génois fit faucher l'herbe qui croissait sur les remparts, puis il la faisait cuire sur les places publiques et la distribuait ensuite aux malheureux malades qui n'avaient pas la force d'aller chercher eux-mêmes et de préparer ce grossier aliment. Nos troupes elles-mêmes faisaient cuire des orties et toutes sortes d'herbes avec de la chair de cheval. Les familles les plus riches et les plus distinguées leur enviaient cette viande, toute dégoûtante qu'elle fût, car la pénurie des fourrages avait rendu presque tous les chevaux malades, et l'on distribuait même la chair de ceux qui mouraient d'étisie!…
Pendant la dernière partie du siège, l'exaspération du peuple génois était à craindre. On l'entendait s'écrier qu'en 1746 leurs pères avaient massacré une armée autrichienne, qu'il fallait essayer de se débarrasser de même de l'armée française, et qu'en définitive, il valait mieux mourir en combattant, que de mourir de faim après avoir vu succomber leurs femmes et leurs enfants. Ces symptômes de révolte étaient d'autant plus effrayants, que s'ils se fussent réalisés, les Anglais par mer et les Autrichiens par terre seraient indubitablement accourus joindre leurs efforts à ceux des insurgés pour nous accabler.
Au milieu de dangers si imminents et de calamités de tous genres, le général en chef Masséna restait impassible et calme, et pour éviter toute tentative d'émeute, il fit proclamer que les troupes françaises avaient ordre de faire feu sur toute réunion d'habitants qui s'élèverait à plus de quatre hommes. Nos régiments bivouaquaient constamment sur les places et dans les rues principales, dont les avenues étaient munies de canons chargés à mitraille. Ne pouvant se réunir, les Génois furent dans l'impossibilité de se révolter.
Vous vous étonnerez sans doute que le général Masséna mît tant d'obstination à conserver une place dont il ne pouvait nourrir la population et sustenter à peine la garnison. Mais Gênes pesait alors d'un poids immense dans les destinées de la France. Notre armée était coupée; le centre et l'aile gauche s'étaient retirés derrière le Var, tandis que Masséna s'était enfermé dans Gênes pour retenir devant cette place une partie de l'armée autrichienne, l'empêchant ainsi de porter toutes ses forces sur la Provence. Masséna savait que le premier Consul réunissait à Dijon, à Lyon et à Genève, une armée de réserve, avec laquelle il se proposait de passer les Alpes par le Saint-Bernard, afin de rentrer en Italie, de surprendre les Autrichiens et de tomber sur leurs derrières, pendant qu'ils ne s'occupaient que du soin de prendre Gênes. Nous avions donc un immense intérêt à conserver cette ville le plus longtemps possible, ainsi que le prescrivaient les ordres du premier Consul, dont les prévisions furent justifiées par les événements. Mais revenons à ce qui m'advint pendant ce siège mémorable.
En apprenant qu'on avait transporté à Gênes mon père blessé, Colindo Trepano accourut auprès de son lit de douleur, et c'est là que nous nous retrouvâmes. Il m'aida de la manière la plus affectueuse à soigner mon père, et je lui en sus d'autant plus de gré, qu'au milieu des calamités dont nous étions environnés, mon père n'avait personne auprès de lui. Tous les officiers d'état-major reçurent l'ordre d'aller faire le service auprès du général en chef. Bientôt on refusa des vivres à nos domestiques, qui furent contraints de prendre un fusil et de se ranger parmi les combattants pour avoir droit à la chétive ration que l'on distribuait aux soldats. On ne fit exception que pour un jeune valet de chambre nommé Oudin et pour un jeune jockey qui soignait nos chevaux; mais Oudin nous abandonna dès qu'il eut appris que mon père était atteint du typhus. Cette affreuse maladie, ainsi que la peste avec laquelle elle a beaucoup d'analogie, se jette presque toujours sur les blessés et sur les individus déjà malades. Mon père en fut atteint, et dans le moment où il avait le plus besoin de soins, il n'avait auprès de lui que moi, Colindo et le jockey Bastide. Nous suivions de notre mieux les prescriptions du docteur, nous ne dormions ni jour ni nuit, étant sans cesse occupés à frictionner mon père avec de l'huile camphrée et à le changer de lit et de linge. Mon père ne pouvait prendre d'autre nourriture que du bouillon, et je n'avais pour en faire que de la mauvaise chair de cheval; mon cœur était déchiré!…
La Providence nous envoya un secours. Les grands bâtiments des fours publics étaient contigus aux murs du palais que nous habitions; les terrasses se touchaient. Celle des fours publics était immense; on y faisait le mélange et le broiement des grenailles de toute espèce qu'on ajoutait aux farines avariées pour faire le pain de la garnison. Le jockey Bastide avait remarqué que lorsque les ouvriers de la manutention avaient quitté la terrasse, elle était envahie par de nombreux pigeons qui, nichés dans les divers clochers de la ville, avaient l'habitude de venir ramasser le peu de grains que le criblage avait répandus sur les dalles. Bastide, qui était d'une rare intelligence, franchissant le petit espace qui séparait les deux terrasses, alla tendre sur celle des fours publics des lacets et autres engins, avec lesquels il prenait des pigeons dont nous faisions du bouillon pour mon père, qui le trouvait excellent en comparaison de celui de cheval.
Aux horreurs de la famine et du typhus, se joignaient celles d'une guerre acharnée et incessante, car les troupes françaises combattaient toute la journée du côté de terre contre les Autrichiens, et dès que la nuit mettait un terme à leurs attaques, les flottes anglaise, turque et napolitaine, que l'obscurité dérobait au tir des canons du port et des batteries de la côte, s'approchaient de la ville, sur laquelle elles lançaient une immense quantité de bombes, qui faisaient des ravages affreux!… Aussi, pas un instant de repos!…
Le bruit du canon, les cris des mourants, pénétraient jusqu'à mon père et l'agitaient au dernier point: il regrettait de ne pouvoir se mettre à la tête des troupes de sa division. Cet état moral empirait sa position; sa maladie s'aggravait de jour en jour; il s'affaiblissait visiblement. Colindo et moi ne le quittions pas un instant. Enfin, une nuit, pendant que j'étais à genoux auprès de son lit pour imbiber sa blessure, il me parla avec toute la plénitude de sa raison, puis, sentant sa fin approcher, il plaça sa main sur ma tête, l'y promena d'une façon caressante en disant: «Pauvre enfant, que va-t-il devenir, seul et sans appui, au milieu des horreurs de ce terrible siège?…» Il balbutia encore quelques paroles, parmi lesquelles je démêlai le nom de ma mère, laissa tomber ses bras et ferma les yeux!…
Quoique bien jeune, et depuis peu de temps au service, j'avais vu beaucoup de morts sur le terrain de divers combats et surtout dans les rues de Gênes; mais ils étaient tombés en plein air, encore couverts de leurs vêtements, ce qui donne un aspect bien différent de celui d'un homme qui meurt dans son lit, et je n'avais jamais été témoin de ce dernier et triste spectacle. Je crus donc que mon père venait de céder au sommeil. Colindo comprit la vérité, mais n'eut pas le courage de me la dire, et je ne fus tiré de mon erreur que plusieurs heures après, lorsque M. Lachèze étant arrivé, je lui vis relever le drap du lit sur la figure de mon père, en disant: «C'est une perte affreuse pour sa famille et ses amis!…» Alors seulement je compris l'étendue de mon malheur… Ma douleur fut si déchirante qu'elle toucha même le général en chef Masséna, dont le cœur n'était cependant pas facile à émouvoir, surtout dans les circonstances présentes, où il avait besoin de tant de fermeté. La position critique dans laquelle il se trouvait lui fit prendre à mon égard une mesure qui me parut atroce, et que cependant je prendrais aussi moi-même si je commandais dans une ville assiégée.
Pour éviter tout ce qui aurait pu affaiblir le moral des troupes, le général Masséna avait défendu la pompe des funérailles, et comme il savait que je n'avais pas voulu quitter la dépouille mortelle de mon père bien-aimé, qu'il pensait que mon projet était de l'accompagner jusqu'à sa tombe, et qu'il craignait que les troupes ne s'attendrissent en voyant un jeune officier, à peine au sortir de l'enfance, suivre en sanglotant la bière de son père, général de division, victime de la terrible guerre que nous soutenions, Masséna vint le lendemain avant le jour dans la chambre où gisait mon père, et, me prenant par la main, il me conduisit sous un prétexte quelconque dans un salon éloigné, pendant que sur son ordre douze grenadiers, accompagnés seulement d'un officier et du colonel Sacleux, enlevèrent la bière en silence et allèrent la déposer dans la tombe provisoire, sur les remparts du côté de la mer. Ce ne fut qu'après que cette triste cérémonie fut terminée, que le général Masséna m'en instruisit en m'expliquant les motifs de sa décision… Non, je ne pourrai exprimer le désespoir dans lequel cela me jeta!… Il me semblait que je perdais une seconde fois mon pauvre père que l'on venait d'enlever à mes derniers soins!… Mes plaintes furent vaines, et il ne me restait plus que d'aller prier sur la tombe de mon père. J'ignorais où elle était, mais mon ami Colindo avait suivi de loin le convoi, et il me conduisit… Ce bon jeune homme me donna en cette circonstance les preuves d'une touchante sympathie, quand chaque individu ne pensait qu'à sa position personnelle.
Presque tous les officiers d'état-major de mon père avaient été tués ou emportés par le typhus. Sur onze que nous étions avant la campagne, il n'en restait plus que deux: Le commandant R*** et moi! Mais R*** ne s'occupait que de lui et, au lieu de servir d'appui au fils de son général, il continua d'habiter seul en ville. M. Lachèze m'abandonna aussi!… Il n'y eut que le bon colonel Sacleux qui me donna quelques marques d'intérêt; mais le général en chef lui ayant donné le commandement d'une brigade, il était constamment hors des murs, occupé à repousser les ennemis. Je restai donc seul dans l'immense palais Centurione, avec Colindo, Bastide et le vieux concierge.
Une semaine s'était à peine écoulée depuis que j'avais eu le malheur de perdre mon père, lorsque le général en chef Masséna, qui avait besoin d'un grand nombre d'officiers autour de lui (car il en faisait tuer ou blesser quelques-uns presque tous les jours), me fit ordonner d'aller faire auprès de lui le service d'aide de camp, ainsi que le faisaient R*** et tous les officiers des généraux morts ou hors d'état de monter à cheval. J'obéis… Je suivais toute la journée le général en chef dans les combats, et, lorsque je n'étais pas retenu au quartier général, je rentrais, et la nuit venue, Colindo et moi, passant au milieu des mourants et des cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants qui encombraient les rues, nous allions prier au tombeau de mon père.
La famine augmentait d'une façon effrayante dans la place. Un ordre du général en chef prescrivait de ne laisser à chaque officier qu'un seul cheval, tous les autres devaient être envoyés à la boucherie. Mon père en avait laissé plusieurs; il m'aurait été très pénible de savoir qu'on allait tuer ces pauvres bêtes. Je leur sauvai la vie en proposant à des officiers d'état-major de les leur donner en échange de leurs montures usées que je livrai à la boucherie. Ces chevaux furent plus tard payés par l'État sur la présentation de l'ordre de livraison; je conservai un de ces ordres comme monument curieux; il porte la signature du général Oudinot, chef d'état-major de Masséna.
La perte cruelle que je venais d'éprouver, la position dans laquelle je me trouvais et la vue des scènes vraiment horribles auxquelles j'assistais tous les jours, avaient en peu de temps mûri ma raison plus que ne l'auraient fait plusieurs années de bonheur. Je compris que la misère et les calamités du siège rendant égoïstes tous ceux qui, quelques mois auparavant, comblaient mon père de prévenances, je devais trouver en moi-même assez de courage et de ressources, non seulement pour me suffire, mais pour servir d'appui à Colindo et à Bastide. Le plus important était de trouver le moyen de les nourrir, puisqu'ils ne recevaient pas de vivres des magasins de l'armée. J'avais bien, comme officier, deux rations de chair de cheval et deux rations de pain, mais tout cela réuni ne faisait qu'une livre pesant d'une très mauvaise nourriture, et nous étions trois!… Nous ne prenions plus que très rarement des pigeons, dont le nombre avait infiniment diminué. En ma qualité d'aide de camp du général en chef, j'avais bien mon couvert à sa table, sur laquelle on servait une fois par jour du pain, du cheval rôti et des pois chiches; mais j'étais tellement courroucé de ce que le général Masséna m'avait privé de la triste consolation d'accompagner le cercueil de mon père, que je ne pouvais me résoudre à aller prendre place à sa table, quoique tous mes camarades y fussent et qu'il m'y eût engagé une fois pour toutes. Mais enfin, le désir de secourir mes deux malheureux commensaux me décida à aller manger chez le général en chef. Dès lors, Colindo et Bastide eurent chacun un quart de livre de pain et autant de chair de cheval. Moi-même, je ne mangeais pas suffisamment, car à la table du général en chef les portions étaient extrêmement exiguës, et je faisais un service très pénible; aussi sentais-je mes forces s'affaiblir, et il m'arrivait souvent d'être obligé de m'étendre à terre pour ne pas tomber en défaillance.
La Providence vint encore à notre secours. Bastide était né dans le Cantal, et avait rencontré l'hiver d'avant un autre Auvergnat de sa connaissance établi à Gênes, où il faisait un petit commerce. Il alla le voir et fut frappé, en entrant chez lui, de sentir l'odeur que répand la boutique d'un épicier. Il en fit l'observation à son ami, en lui disant: «Tu as des provisions?…» Celui-ci en convint en lui demandant le secret, car les provisions de tout genre qu'on découvrait chez les particuliers étaient enlevées et transportées dans les magasins de l'armée. L'intelligent Bastide offrit alors de lui faire acheter la portion de denrées qu'il aurait de trop par quelqu'un qui le solderait sur-le-champ et garderait un secret inviolable, et il vint m'informer de sa découverte. Mon père avait laissé quelques milliers de francs. J'achetai donc et fis porter de nuit chez moi beaucoup de morue, de fromage, de figues, de sucre, de chocolat, etc., etc. Tout cela fut horriblement cher; l'Auvergnat eut presque tout mon argent, mais je m'estimai trop heureux d'en passer par où il voulut, car, d'après ce que j'entendais dire journellement au quartier général, le siège devait être encore fort long, et la famine aller toujours en augmentant, ce qui, malheureusement, se réalisa. Ce qui doublait le bonheur que j'avais eu de me procurer des subsistances, c'était la pensée que je sauvais la vie de mon ami Colindo qui, sans cela, serait littéralement mort de faim, car il ne connaissait dans l'armée que moi et le colonel Sacleux, qui ne tarda pas à être frappé d'un affreux malheur; voici en quelles circonstances:
Le général Masséna, attaqué de toutes parts, voyant ses troupes moissonnées par des combats continuels et par la famine, obligé de contenir une population immense que la faim poussait au désespoir, se trouvait dans une position des plus critiques, et sentait que pour maintenir le bon ordre dans l'armée, il fallait y établir une discipline de fer. Aussi tout officier qui n'exécutait pas ponctuellement ses ordres était-il impitoyablement destitué, en vertu des pouvoirs que les lois d'alors conféraient aux généraux en chef. Plusieurs exemples de ce genre avaient déjà été faits, lorsque, dans une sortie que nous poussâmes à six lieues de la place, la brigade commandée par le colonel Sacleux ne s'étant pas trouvée, à l'heure indiquée, dans une vallée dont elle devait fermer le passage aux Autrichiens, ceux-ci s'échappèrent, et le général en chef, furieux de voir manquer le résultat de ses combinaisons, destitua le pauvre colonel Sacleux, en le signalant dans un ordre du jour. Sacleux avait bien pu ne pas comprendre ce qu'on attendait de lui, mais il était fort brave. Certainement, il se serait, dans son désespoir, fait sauter la cervelle, s'il n'avait eu à cœur de rétablir son honneur. Il prit un fusil, et se plaça dans les rangs comme soldat… Il vint un jour nous voir; Colindo et moi eûmes le cœur navré, en voyant cet excellent homme habillé en simple fantassin. Nous fîmes nos adieux à Sacleux, qui, après la reddition de la place, fut réintégré dans son grade de colonel par le premier Consul, à la demande de Masséna lui-même, que Sacleux avait forcé, par son courage, à revenir sur son compte. Mais l'année suivante, Sacleux, voyant la paix faite en Europe, et voulant se laver complètement du reproche qui lui avait été adressé si injustement, demanda à aller faire la guerre à Saint-Domingue, où il fut tué au moment où il allait être nommé général de brigade!… Il est des hommes qui, malgré leur mérite, ont une destinée bien cruelle: celui-ci en est un exemple.