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Mémoires du général baron de Marbot (1/3)

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CHAPITRE XXXV

Missions auprès de l'Empereur.—Je rejoins le maréchal Lannes.—Reprise des hostilités le 11 juin.—Les armées se joignent sur l'Alle, à Friedland.

Je passai à Paris la fin du mois de mars, tout avril et la première semaine de mai. Ce fut pendant ce séjour que je connus la famille Desbrières, dans laquelle mon mariage devait me faire prochainement entrer. Ma santé étant rétablie, je compris que je ne pouvais rester à Paris. Le maréchal Augereau m'adressa au maréchal Lannes, qui me reçut de fort bonne grâce dans son état-major.

L'Empereur, pour être à même de surveiller les mouvements que les ennemis seraient tentés de faire pendant l'hiver, s'était établi au milieu des cantonnements de ses troupes, d'abord à Osterode, puis au château de Finkenstein, d'où, en préparant une nouvelle campagne, il gouvernait la France et dirigeait ses ministres, qui lui adressaient chaque semaine leurs rapports. Les portefeuilles contenant les documents divers fournis par chaque ministre étaient réunis tous les mercredis soir chez M. Denniée père, sous-secrétaire d'État à la guerre, qui les expédiait tous les jeudis matin par un auditeur au conseil d'État chargé de les remettre à l'Empereur. Mais ce service se faisait fort mal, parce que la plupart des auditeurs n'étant jamais sortis de France, ne sachant pas un mot d'allemand, ne connaissant ni les monnaies ni les règlements de poste des pays étrangers, ne savaient plus comment se conduire dès qu'ils avaient passé le Rhin. D'ailleurs, ces messieurs, n'étant pas habitués à la fatigue, se trouvaient bientôt accablés par celle d'un voyage de plus de trois cents lieues, qui exigeait une marche continuelle de dix jours et dix nuits. L'un d'eux poussa même l'incurie jusqu'à laisser voler ses dépêches.

Napoléon, furieux de cette aventure, adressa une estafette à Paris pour ordonner à M. Denniée de ne confier à l'avenir les portefeuilles qu'à des officiers connaissant l'Allemagne et qui, habitués aux fatigues et aux privations, rempliraient cette mission avec plus d'exactitude. M. Denniée était fort embarrassé d'en trouver un, quand je me présentai avec la lettre du maréchal Lannes, me demandant auprès de lui. Enchanté d'assurer le prochain départ des portefeuilles, il me prévint de me tenir prêt pour le jeudi suivant et me remit cinq mille francs pour les frais de poste et pour l'achat d'une calèche, ce qui venait fort à propos pour moi, qui avais peu d'argent pour rejoindre l'armée au fond de la Pologne.

Nous partîmes de Paris vers le 10 mai. Mon domestique et moi étions bien armés, et lorsque l'un de nous était forcé de quitter momentanément la voiture, l'autre la surveillait. Nous savions assez d'allemand pour presser les postillons, qui, me voyant en uniforme, obéissaient infiniment mieux à un officier qu'à des auditeurs; aussi, au lieu d'être, comme ces messieurs, neuf jours et demi, et même dix jours, pour faire le trajet de Paris à Finkenstein, j'y arrivai en huit jours et demi.

L'Empereur, enchanté d'avoir ses dépêches vingt-quatre heures plus tôt, loua d'abord mon zèle, qui m'avait fait demander à revenir à l'armée malgré mes récentes blessures, et ajouta que puisque je courais si bien la poste, j'allais repartir la nuit même pour Paris, d'où je rapporterais d'autres portefeuilles, ce qui ne m'empêcherait pas d'assister à la reprise des hostilités, qui ne pouvait avoir lieu que dans les commencements de juin.

Bien que je n'eusse pas, à beaucoup près, dépensé les cinq mille francs que M. Denniée m'avait remis, le maréchal du palais m'en fit donner autant pour retourner à Paris, où je me rendis au plus vite. Je ne restai que vingt-quatre heures dans cette ville, et je repartis pour la Pologne. Le ministre de la guerre me remit encore cinq mille francs pour ce troisième voyage; c'était beaucoup plus qu'il ne fallait, mais l'Empereur le voulait ainsi. Il est vrai que ces voyages étaient très fatigants et surtout fort ennuyeux, bien que le temps fût très beau, car je roulai près d'un mois jour et nuit, en tête-à-tête avec mon domestique. Je retrouvai l'Empereur au château de Finkenstein. Je craignais de continuer à postillonner au moment où on allait se battre, mais heureusement on avait trouvé des officiers pour porter les dépêches, et ce service était déjà organisé. L'Empereur m'autorisa à me rendre auprès du maréchal Lannes, qui se trouvait à Marienbourg lorsque je le rejoignis, le 25 mai. Il avait avec lui le colonel Sicard, aide de camp d'Augereau, qui avait eu la complaisance de ramener mes chevaux. Je revis avec grand plaisir ma chère jument Lisette, qui pouvait encore faire un bon service.

La place de Danzig, assiégée par les Français pendant l'hiver, était tombée en leur pouvoir. Le retour de la belle saison fit bientôt rouvrir la campagne. Les Russes attaquèrent nos cantonnements le 5 juin, et furent vivement repoussés sur tous les points. Il y eut le 10, à Heilsberg, un combat tellement sanglant, que plusieurs historiens l'ont qualifié de bataille. Les ennemis y furent encore battus. Je n'entrerai dans aucun détail sur cette affaire, parce que le corps du maréchal Lannes n'y prit que fort peu de part, n'étant arrivé qu'à la nuit tombante. Nous reçûmes cependant une assez grande quantité de boulets, dont l'un blessa mortellement le colonel Sicard, qui, déjà frappé d'une balle à Eylau, revenait, à peine guéri, prendre part à de nouveaux combats. Le bon colonel Sicard, avant d'expirer, me chargea de faire ses adieux au maréchal Augereau et me remit un billet pour sa femme. Cette pénible scène m'affligea beaucoup.

L'armée s'étant mise à la poursuite des Russes, nous passâmes par Eylau. Ces champs, que trois mois avant nous avions laissés couverts de neige et de cadavres, offraient alors de charmants tapis de verdure émaillés de fleurs!… Quel contraste!… Combien de braves guerriers reposaient sous ces vertes prairies!… Je fus m'asseoir à la même place où j'étais tombé, où j'avais été dépouillé, où je devais aussi mourir, si un concours de circonstances vraiment providentielles ne m'eût sauvé!… Le maréchal Lannes voulut voir le monticule où le 14e de ligne s'était si vaillamment défendu. Je l'y conduisis. Les ennemis avaient occupé ce terrain depuis l'époque de la bataille; cependant, nous retrouvâmes encore intact le monument que tous les corps de l'armée française avaient élevé à leurs infortunés camarades du 14e dont trente-six officiers avaient été enterrés dans la même fosse! Ce respect pour la gloire des morts honore les Russes. Je m'arrêtai quelques instants sur l'emplacement où j'avais reçu le boulet et le coup de baïonnette, et pensai aux braves qui gisaient dans la poussière et dont j'avais été si près de partager le sort.

Les Russes, battus le 10 juin à Heilsberg, firent une retraite précipitée et gagnèrent une journée d'avance sur les Français, qui se trouvaient le 13 au soir réunis en avant d'Eylau, sur la rive gauche de l'Alle.

Les ennemis occupaient Bartenstein, sur la rive droite de cette même rivière que les deux armées descendaient parallèlement. Benningsen, ayant ses magasins de vivres et de munitions à Kœnigsberg, où se trouvait le corps prussien, désirait se porter sur cette ville avant l'arrivée des Français; mais, pour cela, il devait repasser sur la rive gauche de l'Alle, sur laquelle se trouvaient les troupes de Napoléon venant d'Eylau. Le général russe espéra les devancer à Friedland, assez à temps pour franchir la rivière avant qu'elles pussent s'y opposer. Les motifs qui portaient Benningsen à conserver Kœnigsberg faisant désirer à l'Empereur de s'en emparer, il avait constamment manœuvré depuis plusieurs jours pour déborder la gauche des ennemis, afin de les éloigner de cette place vers laquelle il avait détaché Murat, Soult et Davout, pour s'opposer aux Russes s'ils y arrivaient avant nous.

Mais l'Empereur ne s'en tint pas à cette précaution, et prévoyant que pour gagner Kœnigsberg les Russes chercheraient à passer l'Alle à Friedland, il voulut occuper avant eux cette ville, sur laquelle il dirigea, dans la nuit du 13 au 14 juin, les corps des maréchaux Lannes et Mortier, ainsi que trois divisions de cavalerie. Le surplus de l'armée devait suivre.

Le maréchal Lannes, qui faisait l'avant-garde avec les grenadiers d'Oudinot et une brigade de cavalerie, arrivant à Posthenen, une lieue en deçà de Friedland, à deux heures du matin, fit reconnaître cette dernière ville par le 9e de housards, qui fut repoussé avec pertes, et le soleil levant nous permit de voir une grande partie de l'armée russe massée de l'autre côté de l'Alle, sur les plateaux élevés entre Allenau et Friedland. L'ennemi commençait à passer sur l'ancien pont de la ville, auprès duquel il en construisait deux nouveaux.

Le but que chacune des deux armées se proposait était bien facile à comprendre: les Russes veulent traverser l'Alle pour se rendre à Kœnigsberg; les Français veulent les en empêcher et les refouler de l'autre côté de la rivière, dont les bords sont très escarpés. Il n'y a que le pont de Friedland. Les Russes éprouvaient d'autant plus de peine à déboucher de cette ville dans la plaine de la rive gauche, que la sortie de Friedland est resserrée sur ce point par un vaste étang, ainsi que par le ruisseau dit du Moulin, qui coule dans un ravin fort encaissé. Les ennemis, pour protéger leur passage, avaient établi deux fortes batteries sur la rive droite, d'où ils dominaient la ville et une partie de la plaine entre Posthenen et Heinrichsdorf. Les projets et les positions respectives des deux armées étant ainsi connus, je vais vous expliquer succinctement les principaux événements de cette bataille décisive, qui amena la paix.

L'Empereur était encore à Eylau: les divers corps d'armée se dirigeaient sur Friedland, dont ils se trouvaient à plusieurs lieues, lorsque le maréchal Lannes, ayant marché toute la nuit, arrivait devant cette ville. Si le maréchal n'eût écouté que son impatience, il eût attaqué les ennemis sur-le-champ; mais déjà ceux-ci avaient trente mille hommes formés dans la plaine en avant de Friedland, et leurs lignes, dont la droite était en face de Heinrichsdorf, le centre au ruisseau du Moulin et la gauche au village de Sortlack, se renforçaient sans cesse, tandis que le maréchal Lannes n'avait que dix mille hommes; mais il les plaça fort habilement dans le village de Posthenen et dans le bois de Sortlack, d'où il menaçait le flanc gauche des Russes, pendant qu'avec deux divisions de cavalerie il tâchait d'arrêter leur marche sur Heinrichsdorf, village situé sur la route de Friedland à Kœnigsberg. Le feu s'engagea vivement, mais le corps du maréchal Mortier ne tarda pas à paraître, et pour disputer aux Russes la route de Kœnigsberg, en attendant de nouveaux renforts, il occupa Heinrichsdorf et l'espace situé entre ce village et celui de Posthenen. Cependant, il n'était pas possible que Mortier et Lannes pussent résister avec vingt-cinq mille hommes aux soixante-dix mille Russes qui allaient bientôt se trouver en face d'eux. Le moment devenait donc très critique… Le maréchal Lannes expédiait à tout moment des officiers pour prévenir l'Empereur de hâter l'arrivée des corps d'armée qu'il savait en marche derrière lui. Monté sur la rapide Lisette et envoyé le premier vers l'Empereur, que je ne rejoignis qu'à sa sortie d'Eylau, je le trouvai rayonnant de joie!… Il me fit placer à côté de lui, et tout en galopant, je dus lui expliquer ce qui s'était passé avant mon départ du champ de bataille. Mon récit achevé, l'Empereur me dit en souriant: «As-tu bonne mémoire?—Passable, Sire.—Eh bien, quel anniversaire est-ce aujourd'hui, 14 juin?—Celui de Marengo.—Oui, oui, reprit l'Empereur, celui de Marengo, et je vais battre les Russes comme je battis les Autrichiens!»

Napoléon avait une telle conviction à ce sujet qu'en longeant les colonnes dont les soldats le saluaient par de nombreux vivat, il ne cessait de leur dire: «C'est aujourd'hui un jour heureux, l'anniversaire de Marengo!…»

CHAPITRE XXXVI

Bataille de Friedland.—Dangers auxquels je suis exposé.—Entrevue et traité de Tilsitt.

Il était plus de onze heures, lorsque l'Empereur arriva sur le champ de bataille, où plusieurs corps d'armée étaient déjà venus se joindre à Lannes et à Mortier. Les autres, ainsi que la garde, arrivaient successivement. Napoléon rectifia les lignes: Ney forma la droite placée dans le bois de Sortlack; Lannes et Mortier, le centre entre Posthenen et Heinrichsdorf; la gauche se prolongeait au delà de ce dernier village. La chaleur était accablante. L'Empereur accorda aux troupes une heure de repos, et décida qu'au signal donné par vingt-cinq pièces tirant à la fois, on ferait une attaque générale, ce qui fut exécuté.

Le corps du maréchal Ney avait la plus rude mission, car, caché dans le bois de Sortlack, il devait en sortir et pénétrer dans Friedland, où se trouvaient agglomérées les principales forces et les réserves ennemies, s'emparer des ponts et couper ainsi toute retraite aux Russes. On comprend difficilement comment Benningsen avait pu se résoudre à placer son armée en face du défilé de Friedland, où elle avait à dos l'Alle avec ses bords escarpés et se trouvait en présence des Français, maîtres de la plaine. Le général russe, pour expliquer sa conduite, a répondu, plus tard, qu'ayant une journée d'avance sur Napoléon, et ne pouvant admettre que les Français fissent en douze heures un trajet égal à celui que ses troupes avaient mis vingt-quatre heures à parcourir, il avait pensé que le corps de Lannes, qu'il trouvait à Friedland, était une avant-garde isolée de l'armée française, et qu'il lui serait facile d'écraser; quand son illusion s'était dissipée, il était trop tard pour reporter son armée de l'autre côté de l'Alle, parce que le défilé de Friedland lui eût fait éprouver une perte certaine, et qu'il avait préféré combattre avec énergie.

Vers une heure de l'après-midi, les vingt-cinq canons placés à Posthenen ayant tiré tous ensemble par ordre de l'Empereur, la bataille s'engagea sur toute la ligne; mais notre gauche et notre centre marchèrent d'abord très lentement, afin de donner à la droite, commandée par Ney, le temps d'enlever la ville. Ce maréchal, sortant du bois de Sortlack, s'empara du village de ce nom, d'où il se porta très rapidement sur Friedland, renversant tout sur son passage; mais dans le trajet du bois et du village de Sortlack aux premières maisons de Friedland, les troupes de Ney, marchant à découvert, se trouvèrent exposées au terrible feu des batteries russes, qui, placées en arrière de la ville sur les hauteurs de la rive opposée, leur firent éprouver des pertes immenses. Ce feu était d'autant plus dangereux que les canonniers ennemis, séparés de nous par la rivière, ajustaient avec sécurité, en voyant que nos fantassins étaient dans l'impossibilité de les attaquer. Ce grave inconvénient pouvait faire manquer la prise de Friedland, mais Napoléon y remédia par l'envoi de cinquante bouches à feu qui, placées par le général Sénarmont sur la rive gauche de l'Alle, tirèrent par-dessus cette rivière contre les batteries russes, et firent pleuvoir sur elles une grêle de boulets, qui les eurent bientôt démontées. Dès que le feu des canons ennemis fut éteint, Ney, continuant sa marche audacieuse, refoule les Russes dans Friedland et pénètre pêle-mêle avec eux dans les rues de cette malheureuse ville, où les obus venaient d'allumer un immense incendie!… Il y eut là un terrible combat à la baïonnette, où les Russes, entassés les uns sur les autres et pouvant à peine se mouvoir, éprouvèrent des pertes énormes!… Enfin, ils furent contraints, malgré leur courage, de se retirer en désordre, pour chercher un refuge sur la rive opposée, en repassant les ponts. Mais ici un nouveau danger les attendait; l'artillerie du général Sénarmont, s'étant rapprochée de la ville, prenait en flanc les ponts, qu'elle brisa bientôt, après avoir tué un très grand nombre de Russes, qui s'empressaient d'y passer en fuyant. Tout ce qui restait encore dans Friedland fut pris, tué ou noyé, en voulant traverser la rivière.

Jusque-là, Napoléon avait pour ainsi dire fait marquer le pas à son centre et à son aile gauche; il les porta rapidement en avant. Le général russe Gortschakoff qui commandait le centre et l'aile droite ennemie, n'écoutant que son courage, veut reprendre la ville (ce qui ne lui eût été d'aucune utilité, puisque les ponts étaient brisés; mais il l'ignorait). Il s'élança donc à la tête de ses troupes dans Friedland embrasé; mais, repoussé de front par les troupes du maréchal Ney qui occupaient cette ville, et contraint de regagner la campagne, le général ennemi se voit bientôt entouré par notre centre, qui l'accule à l'Alle en face de Kloschenen. Les Russes, furieux, se défendent héroïquement, et, bien qu'enfoncés de toutes parts, ils refusent de se rendre. Une grande partie meurt sous nos baïonnettes, et le reste se laisse rouler du haut des berges dans la rivière, où presque tous se noyèrent…

L'extrême droite des ennemis, composée en grande partie de cavalerie, avait essayé pendant la bataille d'enlever ou de tourner le village d'Heinrichsdorf; mais, vivement repoussée par nos troupes, elle avait regagné les rives de l'Alle sous les ordres du général Lambert. Celui-ci, voyant Friedland occupé par les Français, la gauche et le centre russes détruits, réunit ce qu'il put de régiments de l'aile droite, et s'éloigna du champ de bataille en descendant l'Alle. La nuit empêcha les Français de les poursuivre; aussi fut-ce le seul corps ennemi qui échappa au désastre. Notre victoire fut des plus complètes: toute l'artillerie des Russes tomba en notre pouvoir. Nous avions fait peu de prisonniers pendant l'action, mais le nombre des ennemis tués ou blessés était immense et s'élevait à plus de vingt-six mille. Notre perte n'allait qu'à trois mille morts et à quatre à cinq mille blessés. De toutes les batailles livrées par l'Empereur, ce fut la seule où le nombre de ses troupes fut supérieur à celui des ennemis; les Français avaient quatre-vingt mille combattants, les Russes seulement soixante-quinze mille. Les débris de l'armée ennemie marchèrent en désordre toute la nuit, et se retirèrent derrière le Prégel, dont ils coupèrent les ponts.

Les maréchaux Soult, Davout et Murat n'avaient pu assister à la bataille de Friedland, mais leur présence avait déterminé les Prussiens à abandonner Kœnigsberg, dont nos troupes s'emparèrent. On trouva dans cette ville d'immenses approvisionnements de toute espèce.

Je n'éprouvai aucun accident fâcheux pendant la bataille de Friedland, bien que j'y eusse été exposé aux plus grands dangers; voici comment:

Vous m'avez vu partant le matin de Posthenen par ordre du maréchal Lannes, pour aller à toute bride prévenir l'Empereur que, l'ennemi passant l'Alle à Friedland, une bataille paraissait imminente. Napoléon était à Eylau. J'avais donc près de six lieues à faire pour le joindre, ce qui eût été peu de chose pour mon excellente jument si j'eusse trouvé les routes libres; mais, comme elles étaient encombrées par les troupes des divers corps se portant en toute hâte au secours du maréchal Lannes, devant Friedland, il m'était absolument impossible de galoper en suivant le chemin; je me jetai donc à travers champs, de sorte que Lisette ayant eu à franchir des barrières, des haies et des ruisseaux, était déjà très fatiguée lorsque je joignis l'Empereur, au moment où il sortait d'Eylau. Cependant, je dus, sans prendre une minute de repos, retourner avec lui à Friedland, et bien que cette fois les troupes se rangeassent pour nous laisser passer, ma pauvre jument ayant fait tout d'une traite douze lieues au galop, dont six à travers champs et par une très forte chaleur, se trouvait vraiment harassée, lorsque, arrivé sur le champ de bataille, je rejoignis le maréchal Lannes. Je compris que Lisette ne pouvait faire un bon service pendant l'action; je profitai donc du moment de repos que l'Empereur accorda aux troupes pour chercher mon domestique et changer ma monture; mais au milieu d'une armée aussi considérable comment trouver mes équipages?… Cela me fut impossible. Je revins donc à l'état-major, toujours monté sur Lisette hors d'haleine.

Le maréchal Lannes et mes camarades, témoins de mon embarras, m'engagèrent à mettre pied à terre pour faire reposer ma jument pendant quelques heures, lorsque j'aperçus un de nos housards conduisant en main un cheval qu'il avait pris sur l'ennemi. J'en fis l'acquisition, et confiant Lisette à l'un des cavaliers de l'escorte du maréchal, afin qu'il passât derrière les lignes pour la faire manger et la remettre à mon domestique dès qu'il l'apercevrait, je montai mon nouveau cheval, repris mon rang parmi les aides de camp, et fis les courses à mon tour. Je fus d'abord très satisfait de ma monture, jusqu'au moment où le maréchal Ney étant entré dans Friedland, le maréchal Lannes me chargea de me rendre auprès de lui, pour le prévenir d'un mouvement que faisait l'ennemi. À peine fus-je dans cette ville, que mon diable de cheval, qui avait été si bien en rase campagne, se trouvant sur une petite place dont toutes les maisons étaient en feu, et dont le pavé était couvert de meubles et de poutres enflammés au milieu desquels grillaient un grand nombre de cadavres, la vue des flammes et l'odeur des chairs calcinées l'effrayèrent tellement, qu'il ne voulut plus avancer ni reculer, et, joignant les quatre pieds, il restait immobile et renâclait fortement, sans que les nombreux coups d'éperon que je lui donnais parvinssent à l'émouvoir. Cependant, les Russes, reprenant momentanément l'avantage dans une rue voisine, repoussent nos troupes jusqu'au point où j'étais, et du haut d'une église et des maisons environnantes, font pleuvoir une grêle de balles autour de moi, pendant que deux canons, conduits à bras par les ennemis, tiraient à mitraille sur les bataillons au milieu desquels je me trouvais. Beaucoup d'hommes furent tués autour de moi, ce qui me rappela la position dans laquelle je me trouvais à Eylau, au milieu du 14e. Comme je n'étais nullement curieux de recevoir de nouvelles blessures, et que d'ailleurs, en restant là, je n'accomplissais pas ma mission, je mis tout simplement pied à terre, et abandonnant mon satané cheval, je me glissai le long des maisons pour aller joindre le maréchal Ney sur une autre place que des officiers m'indiquèrent.

Je passai un quart d'heure auprès de lui; il y tombait des balles, mais pas, à beaucoup près, autant qu'au lieu où j'avais laissé ma monture. Enfin les Russes, repoussés à la baïonnette, ayant été forcés de reculer de toutes parts vers les ponts, le maréchal Ney m'engagea à aller donner cette bonne nouvelle au maréchal Lannes. Je repris pour sortir de la ville le chemin par lequel j'étais venu et repassai sur la petite place sur laquelle j'avais laissé mon cheval. Elle avait été le théâtre d'un combat des plus sanglants; on n'y voyait que morts et mourants, au milieu desquels j'aperçus mon cheval entêté, les reins brisés par un boulet et le corps criblé de balles!… Je gagnai donc à pied l'extrémité du faubourg en hâtant le pas, car de tous côtés les maisons embrasées s'écroulaient, et me faisaient craindre d'être englouti sous leurs décombres. Je parvins enfin à sortir de la ville et à gagner les bords de l'étang.

La chaleur du jour, jointe à celle répandue par le feu qui dévorait les rues que je venais de traverser, m'avait mis en nage. J'étouffais, et tombais de fatigue et de besoin, car j'avais passé la nuit à cheval pour venir d'Eylau à Friedland; j'étais ensuite retourné au galop à Friedland et je n'avais pas mangé depuis la veille. Je me voyais donc avec déplaisir obligé de traverser à pied, sous un soleil brûlant, et au milieu de blés très élevés, l'immense plaine qui me séparait de Posthenen, où j'avais laissé le maréchal Lannes; mais un heureux hasard vint encore à mon secours. La division de dragons du général Grouchy, ayant eu non loin de là un vif engagement avec l'ennemi, avait, quoique victorieuse, perdu un certain nombre d'hommes, et les colonels, selon l'usage, avaient fait réunir les chevaux des cavaliers tués, menés en main par un détachement qui s'était mis à l'écart. J'aperçus ce piquet, dont chaque dragon conduisait quatre ou cinq chevaux, se diriger vers l'étang pour les faire boire. Je m'adressai à l'officier, qui, embarrassé par tant de chevaux de main, ne demanda pas mieux que de m'en laisser prendre un, que je promis de renvoyer le soir à son régiment. Il me désigna même une excellente bête que montait un sous-officier tué pendant la charge. J'enfourchai donc ce cheval et revins rapidement vers Posthenen. J'avais à peine quitté les rives de l'étang qu'il devint le théâtre d'un combat des plus sanglants, auquel donna lieu l'attaque désespérée que fit le général Gortschakoff pour se rouvrir le chemin de la retraite en reprenant la route de Friedland occupée par le maréchal Ney. Pris entre les troupes de ce maréchal et celles de notre centre qui se portèrent en avant, les Russes de Gortschakoff se défendirent vaillamment dans les maisons qui avoisinaient l'étang, de sorte que si je fusse resté en ce lieu, où j'avais eu l'intention de me reposer quelques instants, je me serais trouvé au milieu d'une terrible mêlée. Je rejoignis le maréchal Lannes au moment où il se portait sur l'étang pour attaquer par derrière le corps de Gortschakoff, que Ney repoussait de front de la ville, et je pus par conséquent lui donner de bons renseignements sur la configuration du terrain sur lequel nous combattions.

Si l'armée française avait fait peu de prisonniers sur le champ de bataille de Friedland, il n'en fut pas ainsi le lendemain et les jours suivants, car les Russes, poussés l'épée dans les reins, mis dans une déroute complète, exténués de fatigue, abandonnaient leurs rangs et se couchaient dans les champs, où nous en prîmes un très grand nombre. On ramassa aussi beaucoup d'artillerie. Tout ce qui put échapper de l'armée de Benningsen se hâta de repasser le Niémen, derrière lequel se trouvait l'empereur de Russie, qui, se rappelant probablement les dangers auxquels il avait été exposé à Austerlitz, n'avait point jugé à propos d'assister en personne à la bataille de Friedland et s'était empressé, le surlendemain de notre victoire, de demander un armistice que Napoléon lui accorda.

Ce fut trois jours après la mémorable bataille de Friedland que l'armée française aperçut enfin la ville de Tilsitt et le Niémen qui, sur ce point, n'est éloigné que de quelques lieues des frontières de l'Empire russe. Après une bataille, tout est douleur sur les derrières d'une armée victorieuse dont la marche est jalonnée de cadavres, de mourants et de blessés, tandis que les guerriers qui ont survécu, oubliant bientôt ceux de leurs camarades qui sont tombés dans les combats, se réjouissent de leurs succès et marchent gaiement à de nouvelles aventures. La joie de nos soldats fut immense en voyant le Niémen, dont la rive opposée était occupée par les débris de cette armée russe qu'ils venaient de battre dans tant de rencontres; aussi nos troupes chantaient, tandis qu'un morne silence régnait dans le camp ennemi. L'empereur Napoléon s'établit à Tilsitt; ses troupes campèrent autour de la ville.

Le Niémen séparait les deux armées, les Français occupant la rive gauche; les Russes, la rive droite. L'empereur Alexandre ayant fait demander une entrevue à Napoléon, elle eut lieu le 25 juin, dans un pavillon construit sur un radeau ancré au milieu du fleuve, à la vue des deux armées qui en bordaient-les rives. Ce fut un spectacle des plus imposants. Les deux empereurs arrivèrent chacun de leur côté, suivis seulement de cinq des principaux personnages de leur armée. Le maréchal Lannes, qui, à ce titre, s'était flatté d'accompagner l'Empereur, se vit préférer le maréchal Bessières, ami intime du prince Murat, et ne pardonna pas à ces maréchaux ce qu'il considérait comme un passe-droit.

Le maréchal Lannes resta donc avec nous sur le quai de Tilsitt, d'où nous vîmes les deux empereurs s'embrasser en s'abordant, ce qui excita de nombreux vivat dans les deux camps. Le lendemain 26, dans une seconde entrevue, qui eut lieu encore au pavillon sur le Niémen, l'empereur de Russie présenta à Napoléon son malheureux ami le roi de Prusse. Ce prince, auquel les événements de la guerre avaient fait perdre un vaste royaume, dont il ne lui restait plus que la petite ville de Memel et quelques misérables villages, conserva une attitude digne du descendant du grand Frédéric. Napoléon le reçut avec politesse, mais froidement, parce qu'il croyait avoir à se plaindre de lui et projetait de confisquer une grande partie de ses États.

Pour faciliter les entretiens des deux empereurs, la ville de Tilsitt fut déclarée neutre, et Napoléon en céda la moitié à l'empereur de Russie, qui vint s'y établir avec sa garde. Ces deux souverains passèrent ensemble une vingtaine de jours, pendant lesquels ils réglèrent le sort de l'Europe. Le roi de Prusse, pendant ces conférences, était relégué sur la rive droite et n'avait pas même de logement dans Tilsitt, où il ne venait que fort rarement. Napoléon alla un jour rendre visite à l'infortunée reine de Prusse, dont la douleur était, disait-on, fort grande. Il invita cette princesse à dîner pour le lendemain, ce qu'elle accepta sans doute à contre-cœur; mais au moment de conclure la paix, il fallait bien chercher à adoucir la colère du vainqueur. Napoléon et la reine de Prusse se détestaient cordialement: elle l'avait outragé dans plusieurs proclamations, et il le lui avait rendu dans ses bulletins. Leur entrevue ne se ressentit cependant pas de leur haine mutuelle. Napoléon fut respectueux et empressé, la Reine gracieuse et cherchant à captiver son ancien ennemi, dont elle avait d'autant plus besoin qu'elle n'ignorait pas que le traité de paix créait, sous la dénomination de royaume de Westphalie, un nouvel État dont la Hesse électorale et la Prusse fournissaient le territoire.

La Reine se résignait bien à la perte de plusieurs provinces, mais elle ne pouvait consentir à celle de la place forte de Magdebourg, dont la conservation fait la sécurité de la Prusse. De son côté, Napoléon, dont le projet était de nommer son frère Jérôme roi de Westphalie, voulait ajouter Magdebourg à ce nouvel État. Il paraît que, pour conserver cette ville importante, la reine de Prusse employait pendant le dîner tous les efforts de son amabilité, lorsque Napoléon, pour changer la conversation, ayant fait l'éloge d'une superbe rose que la Reine avait au côté, celle-ci lui aurait dit: «Votre Majesté veut-elle cette rose en échange de la place de Magdebourg?…» Peut-être eût-il été chevaleresque d'accepter, mais l'Empereur était un homme trop positif pour se laisser gagner par de jolis propos, et on assure qu'il s'était borné à louer la beauté de la rose, ainsi que de la main qui l'offrait, mais qu'il n'avait pas pris la fleur, ce qui amena des larmes dans les beaux yeux de la Reine! Mais le vainqueur n'eut pas l'air de s'en apercevoir. Il garda Magdebourg, et conduisit poliment la Reine jusqu'au bateau qui devait la porter sur l'autre rive.

Pendant notre séjour à Tilsitt, Napoléon passa en revue sa garde et son armée en présence d'Alexandre, qui fut frappé de l'air martial ainsi que de la tenue de ces troupes. L'empereur de Russie fit paraître à son tour quelques beaux bataillons de ses gardes, mais il n'osa montrer ses troupes de ligne, tant le nombre en avait été réduit à Heilsberg et à Friedland. Quant au roi de Prusse, auquel il ne restait plus que de faibles débris de régiments, il ne les fit pas paraître.

Napoléon conclut avec la Russie et la Prusse un traité de paix, dont les principaux articles furent la création du royaume de Westphalie au profit de Jérôme Bonaparte. L'électeur de Saxe, devenu l'allié et l'ami de la France, fut élevé à la dignité de roi et reçut en outre le grand-duché de Varsovie, composé d'une vaste province de l'ancienne Pologne qu'on reprenait aux Prussiens. Je passe sous silence les articles moins importants du traité, dont le résultat fut de rétablir la paix entre les grandes puissances de l'Europe continentale.

En élevant son frère Jérôme sur le trône de Westphalie, Napoléon ajoutait aux fautes qu'il avait déjà commises, lorsqu'il avait donné le royaume de Naples à Joseph et celui de Hollande à Louis. Les populations se sentirent humiliées d'être forcées d'obéir à des étrangers qui, n'ayant rien fait de grand par eux-mêmes, étaient au contraire assez nuls, et n'avaient d'autre mérite que d'être frères de Napoléon. La haine et le mépris que s'attirèrent ces nouveaux rois contribuèrent infiniment à la chute de l'Empereur. Le roi de Westphalie fut surtout celui dont les agissements firent le plus d'ennemis à Napoléon. La paix conclue, les deux empereurs se séparèrent avec les assurances mutuelles d'un attachement qui, alors, paraissait sincère.

CHAPITRE XXXVII

Mission à Dresde.—Contrebande involontaire.—Incident à
Mayence.—Séjour à Paris et à la Houssaye.

L'armée française fut répartie dans diverses provinces d'Allemagne et de Pologne sous le commandement de cinq maréchaux, dont Lannes avait demandé à ne pas faire partie, parce que le soin de sa santé le rappelait en France. Ainsi, quand bien même j'aurais été son aide de camp titulaire, j'aurais dû retourner à Paris; à plus forte raison devais-je quitter l'armée pour rejoindre le maréchal Augereau, à l'état-major duquel je n'avais pas cessé d'appartenir, ma mission auprès du maréchal Lannes n'étant que temporaire. Je me préparai donc à retourner à Paris. Je vendis tant bien que mal mes deux chevaux, et envoyai Lisette au régisseur général, M. de Launay, qui, l'ayant prise en affection, m'avait prié de la remettre en dépôt chez lui, lorsque je n'en aurais plus besoin. Je lui prêtai indéfiniment cette bête, calmée désormais par ses blessures et ses fatigues. Il la faisait monter à sa femme et la garda sept ou huit ans, jusqu'à ce qu'elle mourût de vieillesse.

Pendant les vingt jours que l'Empereur venait de passer à Tilsitt, il avait expédié une très grande quantité d'officiers tant à Paris que sur les divers points de l'Empire; aussi le nombre des disponibles pour ce service était presque complètement épuisé. Napoléon, ne voulant pas qu'on prît des officiers dans les régiments, ordonna qu'il serait dressé une liste de tous ceux qui, venant de faire volontairement la campagne, n'appartenaient à aucun des corps de l'armée, ni à l'état-major des cinq maréchaux qui devaient les commander. Je fus donc inscrit sur cette liste, certain d'avance que l'Empereur, dont j'avais porté les dépêches, me désignerait de préférence à des officiers inconnus. En effet, le 9 juillet, l'Empereur me fit appeler, et, me remettant de volumineux portefeuilles, ainsi que des dépêches pour le roi de Saxe, il m'ordonna de me rendre à Dresde et de l'y attendre. L'Empereur devait quitter Tilsitt ce jour-là, mais faire un très long détour pour visiter Kœnigsberg, Marienwerden et la Silésie. J'avais donc plusieurs jours d'avance sur lui. Je traversai de nouveau la Prusse, revis plusieurs de nos champs de bataille, gagnai Berlin et arrivai à Dresde deux jours avant l'Empereur. La cour de Saxe savait déjà que la paix était faite, qu'elle élevait son électeur au rang de roi et lui concédait le grand-duché de Varsovie; mais on ignorait encore que l'Empereur dût passer à Dresde en se rendant à Paris, et ce fut moi qui en portai l'avis au nouveau roi.

Jugez de l'effet que cela produisit! En un instant, la cour, la ville et l'armée furent en émoi pour se préparer à faire une magnifique réception au grand empereur, qui, après avoir si généreusement rendu la liberté aux troupes saxonnes prises à Iéna, comblait son souverain de bienfaits!… Je fus reçu à merveille; on me logea au château, dans un charmant appartement, où j'étais servi magnifiquement. Les aides de camp du Roi me montrèrent tout ce que le palais et la ville avaient de remarquable. Enfin l'Empereur arriva, et, selon l'usage que je connaissais déjà, je m'empressai de remettre les portefeuilles à M. de Méneval, et fis demander les ordres de l'Empereur. Ils furent conformes à mes désirs, car je fus chargé de porter de nouveaux portefeuilles à Paris, et l'Empereur me confia une lettre que je devais remettre moi-même à l'impératrice Joséphine. Le maréchal du palais Duroc me fit toucher 8,000 francs pour frais de poste de Tilsitt à Dresde et de Dresde à Paris. Je me mis gaiement en route. Je venais de faire trois belles campagnes, pendant lesquelles j'avais obtenu le grade de capitaine et m'étais fait remarquer par l'Empereur; nous allions jouir des délices de la paix, ce qui me permettrait de rester longtemps auprès de ma mère; j'étais bien rétabli, je n'avais jamais possédé autant d'argent: tout me conviait donc à être joyeux, et je l'étais beaucoup.

J'arrivai ainsi à Francfort-sur-Mein. Un lieutenant-colonel de la garde impériale, nommé M. de L…, y commandait. L'Empereur m'avait donné une lettre pour cet officier, auquel il demandait, je pense, des renseignements particuliers, car M. de L… était en rapport avec M. Savary, chargé de la police secrète. Ce colonel, après m'avoir fait déjeuner avec lui, voulut me reconduire jusqu'à ma calèche; mais en y montant, j'aperçus un assez gros paquet qui ne faisait pas partie de mes dépêches. J'allais appeler mon domestique pour avoir des explications à ce sujet, lorsque le colonel de L… m'en empêcha en me disant à voix basse que ce paquet contenait des robes de tricot de Berlin et autres étoffes prohibées en France, destinées à l'impératrice Joséphine, qui me saurait un gré infini de les lui apporter!… Je me souvenais trop bien des cruelles anxiétés que j'avais éprouvées, par suite du rapport de complaisance que j'avais eu la faiblesse de faire à l'Empereur, au sujet des chasseurs à cheval de sa garde présents à la bataille d'Austerlitz, pour consentir à m'engager encore dans une mauvaise affaire; aussi je refusai très positivement. J'aurais été désireux, sans doute, de complaire à l'Impératrice, mais je connaissais l'inflexible sévérité de Napoléon envers les personnes qui faisaient la contrebande, et, après avoir couru tant de dangers et avoir répandu une aussi grande quantité de mon sang dans les combats, je ne voulais pas perdre le bénéfice du mérite que cela m'avait donné aux yeux de l'Empereur en transgressant ses lois pour obtenir un sourire de remerciement de l'Impératrice. Le colonel de L…, afin de vaincre ma résistance, me fit observer que le paquet était sous plusieurs enveloppes, dont l'extérieure, adressée au ministre de la guerre, portait le cachet du 7e léger, ainsi que la désignation: «Pièces de comptabilité.» Il en concluait que les douaniers n'oseraient ouvrir ce paquet, dont j'arracherais la première enveloppe en arrivant à Paris, et porterais les étoffes à l'Impératrice sans avoir été compromis; mais, malgré tous ces beaux raisonnements, je refusai positivement de m'en charger et ordonnai au postillon de marcher.

Arrivé au relais situé à moitié chemin de Francfort à Mayence, m'étant avisé de gronder mon domestique pour avoir reçu un paquet dans ma calèche, il me répondit que pendant le déjeuner, M. de L… ayant placé lui-même CES paquets dans la calèche, il avait pensé que c'était un surcroît de dépêches, et n'avait pas cru pouvoir les refuser de la main du commandant de place.—«Comment! ces paquets; il y en a donc plusieurs? m'écriai-je, et il n'en a repris qu'un seul!…»

En effet, en remuant les portefeuilles de l'Empereur, j'aperçus un second ballot de contrebande que le colonel avait laissé dans ma malle à mon insu… Je fus atterré de cette supercherie et délibérai si je ne jetterais pas ces robes sur la grande route. Cependant, je ne l'osai, et continuai mon chemin, bien résolu, si la contrebande était saisie, à déclarer comment elle avait été mise dans ma calèche, et par qui le cachet du 7e léger avait été apposé sur l'enveloppe, car je voulais me préserver de la colère de l'Empereur. Cependant, comme ce moyen de défense aurait compromis l'Impératrice, je pensai qu'il n'en fallait user qu'à la dernière extrémité et faire tout ce qui dépendrait de moi pour que ma calèche ne fût pas visitée. Le hasard et un petit subterfuge me tirèrent de ce mauvais pas; voici comment.

J'arrivais tout soucieux au pont du Rhin qui sépare l'Allemagne de Mayence, et mon inquiétude était augmentée par une grande réunion de chefs de la douane, d'officiers et de troupes en grande tenue qui attendaient à ce poste avancé, lorsque le factionnaire ayant, selon l'usage, arrêté ma voiture, deux hommes se présentent simultanément aux deux portières, savoir, un douanier pour procéder à la visite, et un aide de camp du maréchal Kellermann, commandant à Mayence, pour s'informer si l'Empereur arriverait bientôt.—Voilà qui est parfait, me dis-je à part moi, et feignant de ne pas voir le douanier inquisiteur, je réponds à l'aide de camp: «L'Empereur me suit!…» Je ne mentais point, il me suivait, mais à deux jours de distance… ce que je jugeai inutile d'ajouter!…

Mes paroles ayant été entendues de tous les assistants, les jetèrent dans un fort grand émoi. L'aide de camp s'élance à cheval, traverse le pont au galop, au risque de se précipiter dans le Rhin, et court prévenir le maréchal Kellermann. La garde prend les armes; les douaniers et leurs chefs cherchent à se placer le plus militairement possible pour paraître, convenablement devant l'Empereur, et, comme ma voiture les gênait, ils disent au postillon de filer… et me voilà hors des griffes de ces messieurs!… Je gagne la poste et fais promptement changer de chevaux; mais, pendant qu'on y procède, un orage vraiment épouvantable éclate sur Mayence, la pluie tombait à torrents!… Il était cinq heures du soir; c'était le moment de dîner; mais à la nouvelle de l'arrivée prochaine de l'Empereur, la générale bat dans toute la ville. À ce signal, maréchal, généraux, préfet, maire, autorités civiles et militaires, chacun, jetant la serviette, s'empresse d'endosser son plus beau costume et de se rendre à son poste sous une pluie battante, et à travers les ruisseaux qui débordaient dans toutes les rues, tandis que moi, cause de cet immense hourvari, je riais comme un fou en m'éloignant au galop de trois bons chevaux de poste!… Mais aussi, pourquoi l'Impératrice, désobéissant à son auguste époux, voulait-elle porter des robes d'étoffes prohibées? Pourquoi un colonel glissait-il, à mon insu, de la contrebande dans ma calèche? La ruse dont je me servis me paraît donc excusable. Nous étions, du reste, au mois de juin, de sorte que le bain que je fis prendre à tous les fonctionnaires de Mayence ne fut nuisible qu'à leurs habits! Je me trouvais à plus de deux lieues de Mayence, que j'entendais encore le bruit des tambours, et je sus depuis que les autorités étaient restées toute la nuit sur pied, et que l'Empereur n'était arrivé que deux jours après!… Mais, comme il était survenu un accident à sa voiture, les bons Mayençais purent attribuer à cela le retard dont leurs beaux habits furent victimes.

J'avançais rapidement et joyeusement vers Paris, lorsqu'un événement très désagréable vint interrompre ma course et changer ma joie en mécontentement. Vous savez que lorsqu'un souverain voyage, on ne pourrait atteler les nombreuses voitures qui précèdent ou suivent la sienne, si on ne renforçait leurs relais par des chevaux dits de tournée, qu'on fait venir des postes établies sur d'autres routes. Or, comme je sortais de Domballe, petit bourg en deçà de Verdun, un maudit postillon de tournée qui, arrivé la nuit précédente, n'avait pas remarqué une forte descente qu'on rencontre en quittant le relais, n'ayant pu maîtriser ses chevaux dès qu'ils furent dans la descente, versa ma calèche, dont les ressorts et la caisse furent brisés!… Pour comble de malheur, c'était un dimanche, et toute la population s'était rendue à la fête d'un village voisin. Il me fut donc impossible de trouver un ouvrier. Ceux que je me procurai le lendemain étaient fort maladroits, de sorte que je dus passer deux mortelles journées dans ce misérable bourg. J'allais enfin me remettre en route, lorsqu'un avant-courrier ayant annoncé l'arrivée de l'Empereur, je me permis de faire arrêter sa voiture pour l'informer de l'accident qui m'était survenu. Il en rit, reprit la lettre qu'il m'avait remise pour l'Impératrice et repartit. Je le suivis jusqu'à Saint-Cloud, d'où, après avoir remis les portefeuilles entre les mains du secrétaire du cabinet, je me rendis chez ma mère à Paris.

Je repris mon service d'aide de camp du maréchal Augereau, service des plus doux, car il consistait à aller passer chaque mois une ou deux semaines au château de la Houssaye, où l'on menait tous les jours joyeuse vie. Ainsi s'écoula la fin de l'été et l'automne. Pendant ce temps-là, la politique de l'Empereur préparait de nouveaux événements et de nouveaux orages, dont les terribles commotions faillirent m'engloutir, moi, fort petit personnage, qui dans mon insouciante jeunesse ne pensais alors qu'à jouir de la vie après avoir vu la mort de si près!…

On l'a dit avec raison, jamais l'Empereur ne fut si grand, si puissant, qu'en 1807, lorsque, après avoir vaincu les Autrichiens, les Prussiens et les Russes, il venait de conclure une paix si glorieuse pour la France et pour lui. Mais à peine Napoléon eut-il terminé la guerre avec les puissances du Nord, que son mauvais génie le porta à en entreprendre une bien plus terrible au midi de l'Europe, dans la péninsule Ibérique.

FIN DU PREMIER TOME
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