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Mémoires du général baron de Marbot (1/3)

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CHAPITRE XXIV

Marche sur Vienne.—Combat de Dirnstein.—Les maréchaux Lannes et Murat enlèvent les ponts du Danube sans coup férir.

Vous avez vu qu'au mois de septembre 1805, les sept corps composant la grande armée française étaient en marche pour se rendre des côtes de l'Océan sur les rives du Danube. Ils occupaient déjà le pays de Bade et le Wurtemberg, lorsque le 1er octobre l'empereur Napoléon se transporta de sa personne au delà du Rhin, qu'il passa à Strasbourg. Une partie de la nombreuse armée que la Russie envoyait au secours de l'Autriche arrivant en ce moment en Moravie, le cabinet de Vienne aurait dû, par prudence, attendre que ce puissant renfort eût rejoint les troupes autrichiennes; mais emporté par une ardeur qui ne lui était pas habituelle, et qui lui fut inspirée par le feld-maréchal Mack, il avait lancé celui-ci à la tête de quatre-vingt mille hommes contre la Bavière, dont l'Autriche convoitait la possession depuis plusieurs siècles, et que la politique de la France a constamment défendue contre les invasions. L'Électeur de Bavière, contraint d'abandonner ses États, se retira avec sa famille et ses troupes à Wurtzbourg, d'où il implora l'assistance de Napoléon. Ce dernier lui accorda son alliance, ainsi qu'aux souverains de Bade et de Wurtemberg.

L'armée autrichienne, sous le feld-maréchal Mack, occupait déjà Ulm, lorsque Napoléon, passant le Danube, à Donauwerth, s'empara d'Augsbourg et de Munich.

L'armée française, ainsi placée sur les derrières de Mack, coupait les communications entre les Autrichiens et les Russes, dont on savait que les premières colonnes étaient déjà à Vienne et s'avançaient à marches forcées. Le feld-maréchal Mack, reconnaissant alors, mais trop tard, la faute qu'il avait commise en se laissant enfermer par les troupes françaises dans un cercle dont la place d'Ulm était le centre, essaya d'en sortir; mais, successivement battu dans les combats de Wertingen, de Günzbourg, et surtout à celui d'Elchingen, où le maréchal Ney se couvrit de gloire, Mack, de plus en plus resserré, fut contraint de se renfermer dans Ulm avec son armée, moins les corps de l'archiduc Ferdinand et de Jellachich qui parvinrent à s'échapper, le premier vers la Bohême, l'autre vers le lac de Constance. Ulm fut investi par l'Empereur. Cette place, bien qu'elle ne fût pas alors très fortifiée, pouvait néanmoins résister longtemps, grâce à sa position, ainsi qu'à sa très nombreuse garnison, et donner ainsi aux Russes le temps d'arriver à son secours. Mais le feld-maréchal Mack, passant de la jactance la plus exaltée au découragement le plus complet, mit bas les armes devant Napoléon, qui avait, en trois, semaines, dispersé, pris ou détruit 80,000 Autrichiens, et délivré la Bavière, dans laquelle il ramena l'Électeur. Nous verrons, en 1813, celui-ci reconnaître un tel bienfait par la plus odieuse trahison.

Maître de la Bavière, débarrassé de l'armée de Mack, l'Empereur accéléra sa marche sur Vienne, en longeant la rive droite du Danube. Il s'empare de Passau, puis de Linz, où il apprend que 50,000 Russes, commandés par le général Koutousoff, renforcés par 40,000 Autrichiens, que le général Kienmayer est parvenu à réunir, ont passé le Danube à Vienne et ont pris position à Mölk et à Saint-Pœlten. Il est informé en même temps que l'armée autrichienne, commandée par le célèbre archiduc Charles, ayant été battue par Masséna dans le pays vénitien, se retire dans le Frioul par la direction de Vienne; enfin que l'archiduc Jean occupe le Tyrol avec plusieurs divisions. Ces deux princes menaçaient donc la droite de l'armée française pendant qu'elle avait les Russes devant elle. Pour se prémunir contre une attaque de flanc, l'Empereur, qui avait déjà le corps du maréchal Augereau vers Bregenz, envoie celui du maréchal Ney envahir Innspruck et le Tyrol, et porte le corps de Marmont à Léoben, afin d'arrêter le prince Charles, venant d'Italie.

Napoléon, ayant par ces sages précautions assuré son flanc droit, voulut avant d'avancer de front sur les Russes, dont l'avant-garde venait de se heurter contre la sienne à Amstetten, près de Steyer, prémunir son flanc gauche contre toute attaque des troupes autrichiennes réfugiées en Bohême, sous les ordres de l'archiduc Ferdinand. À cet effet, l'Empereur donna au maréchal Mortier les divisions d'infanterie Dupont et Gazan, et lui prescrivit de traverser le Danube sur les ponts de Passau et de Linz, puis de descendre le fleuve par la rive gauche, tandis que le gros de l'armée continuerait sa marche sur la rive droite. Cependant, pour ne pas laisser le maréchal Mortier trop isolé, Napoléon imagina de réunir sur le Danube un grand nombre de bateaux, pris dans les affluents de ce fleuve, et d'en former une flottille qui, conduite par les marins de la garde, devait descendre en se tenant constamment à la hauteur du corps de Mortier, afin de lier les troupes des deux rives.

Vous allez me trouver bien audacieux d'oser critiquer une des opérations du grand capitaine; cependant je ne puis m'empêcher de dire que l'envoi du corps de Mortier sur la rive gauche n'était pas suffisamment motivé et fut une faute qui pouvait avoir les plus fâcheux résultats. En effet, le Danube, le plus grand des fleuves de l'Europe, est, à partir de Passau, d'une telle largeur en hiver, qu'à l'œil nu on n'aperçoit pas un homme d'une rive à l'autre; il est en outre très profond et fort rapide. Le Danube, auquel s'appuyait la gauche de l'armée française, offrait donc une garantie de parfaite sécurité. Il suffisait de couper les ponts à mesure qu'on s'avançait vers Vienne pour mettre à l'abri de toute attaque le flanc gauche de la grande armée marchant sur la rive droite, d'autant plus que cette attaque n'aurait pu être faite que par l'archiduc Ferdinand, venant de Bohême. Mais celui-ci, fort heureux d'avoir échappé aux Français devant Ulm, avec fort peu de troupes, presque toutes de cavalerie, ne pouvait avoir ni l'envie ni les moyens de venir les attaquer en franchissant un obstacle tel que le Danube, dans lequel il aurait couru risque de se faire jeter, tandis qu'en détachant deux de ses divisions isolées au delà de cet immense fleuve, Napoléon les exposa à être prises ou exterminées. Ce malheur, qu'il était facile de prévoir, fut sur le point de se réaliser.

Le feld-maréchal Koutousoff, qui attendait avec résolution les Français dans la forte position de Saint-Pœlten, parce qu'il les supposait suivis en queue par l'armée de Mack, ayant appris la capitulation de cette armée devant Ulm, ne se trouva plus assez fort pour résister seul à Napoléon, et ne voulant pas non plus compromettre ses troupes pour sauver la ville de Vienne, il résolut de mettre l'obstacle du Danube entre lui et le vainqueur: il passa le fleuve sur le pont de Krems, qu'il fit brûler derrière lui.

À peine arrivé sur la rive gauche avec toute son armée, le maréchal russe rencontre les éclaireurs de la division Gazan, qui se dirigeait de Dirnstein sur Krems, ayant en tête le maréchal Mortier. Koutousoff, en apprenant l'existence d'un corps français isolé sur la rive gauche, résolut de l'écraser, et pour y parvenir, il le fait attaquer de front sur l'étroite chaussée qui longe le Danube, tandis qu'en s'emparant des hauteurs escarpées qui dominent ce fleuve, ses troupes légères vont occuper Dirnstein et couper ainsi la retraite de la division Gazan. Cette division était alors dans une position d'autant plus critique, que la plus grande partie de la flottille étant restée en arrière, on n'avait que deux petites barques, ce qui ne permettait pas d'aller chercher du renfort sur la rive droite. Attaqués en tête, en queue, et sur un de leurs flancs, par des ennemis six fois plus nombreux, se trouvant en outre enfermés entre des rochers escarpés occupés par les Russes, et les gouffres du Danube, les soldats français, entassés sur une étroite chaussée, ne furent pas démoralisés un seul moment. Le brave maréchal Mortier leur donna l'exemple d'un noble courage; car quelqu'un lui ayant proposé de profiter d'une barque pour passer sur la rive droite, où il se trouverait au milieu de la grande armée, et éviterait par là de donner aux Russes la gloire de prendre un maréchal, Mortier répondit qu'il mourrait avec ses soldats, ou passerait avec eux sur le ventre des Russes!…

Un combat sanglant s'engage à la baïonnette: cinq mille Français résistent à trente mille Russes!… La nuit vint ajouter ses horreurs à celles du combat. La division Gazan, massée en colonne, parvint à regagner Dirnstein, au moment où la division Dupont, restée en arrière en face de Mölk et attirée par le bruit du canon, accourait à son secours. Enfin, le champ de bataille resta aux Français.

Dans ce combat corps à corps, où la baïonnette fut presque seule employée, nos soldats, plus agiles et plus adroits que les colosses russes, avaient un immense avantage sur eux; aussi la perte des ennemis fut-elle de quatre mille cinq cents hommes, et la nôtre de trois mille hommes seulement. Mais si nos divisions n'eussent pas été composées de soldats aguerris, le corps de Mortier aurait probablement été détruit. L'Empereur le comprit si bien, qu'il se hâta de le rappeler sur la rive droite, et ce qui me prouve qu'il avait reconnu la faute qu'il avait commise en jetant ce corps isolé au delà du fleuve, c'est que, bien qu'il récompensât largement les braves régiments qui s'étaient battus à Dirnstein, les bulletins firent à peine mention de cette sanglante affaire, et l'on parut vouloir cacher les résultats de cette opération d'outre-Danube, parce qu'on ne pouvait en expliquer militairement le motif. De plus, ce qui me confirme dans l'opinion que je prends la liberté d'émettre, c'est que, dans la campagne de 1809, l'Empereur, se trouvant sur le même terrain, n'envoya aucun corps au delà du fleuve, et, conservant au contraire toute son armée réunie, il descendit avec elle jusqu'à Vienne. Mais revenons à la mission dont le commandant Massy et moi étions chargés.

Lorsque nous arrivâmes à Vienne, Napoléon et le gros de son armée avaient déjà quitté cette ville, dont ils s'étaient emparés sans coup férir. Le passage du Danube, qu'il fallait franchir, avant de poursuivre les Autrichiens et les Russes qui se retiraient en Moravie, n'avait pas même été disputé, grâce à une ruse, peut-être blâmable, qu'employèrent les maréchaux Lannes et Murat. Cet épisode, qui influa si grandement sur le résultat de cette célèbre campagne, mérite d'être raconté.

La ville de Vienne est située sur la rive droite du Danube, fleuve immense, dont un faible bras passe dans cette cité, le grand bras se trouvant à plus d'une demi-lieue au delà. Le Danube forme sur ce dernier point une grande quantité d'îles, réunies par une longue série de ponts en bois, terminée par celui qui, jeté sur le grand bras, s'appuie sur la rive gauche au lieu nommé Spitz. La route de Moravie passe sur cette longue série de ponts. Lorsque les Autrichiens défendent un passage de rivière, ils ont la très mauvaise habitude d'en conserver les ponts jusqu'au dernier moment, afin de se ménager la faculté de faire des retours offensifs contre l'ennemi, qui presque jamais ne leur en donne le temps, et leur enlève de vive force les ponts qu'ils ont négligé de brûler. C'est ce qu'avaient fait les Français dans la campagne d'Italie, en 1796, aux mémorables affaires de Lodi et d'Arcole. Cependant, ces exemples n'avaient pu corriger les Autrichiens, car, après avoir abandonné Vienne, qui n'était pas susceptible de défense, ils se retirèrent de l'autre côté du Danube, sans détruire un seul des ponts jetés sur ce vaste cours d'eau, et se bornèrent à disposer des matières incendiaires sur le tablier du grand pont, afin de le brûler lorsque les Français paraîtraient. Ils avaient en outre établi sur la rive gauche, à l'extrémité du pont de Spitz, une forte batterie d'artillerie, ainsi qu'une division de six mille hommes, aux ordres du prince d'Auersperg, brave militaire, mais homme de peu de moyens. Or, il faut savoir que quelques jours avant l'entrée des Français dans Vienne, l'Empereur avait reçu le général autrichien comte de Giulay, venu en parlementaire pour lui faire des ouvertures de paix qui n'avaient pas eu de résultats. Mais à peine l'avant-garde fut-elle maîtresse de Vienne, et Napoléon établi au château royal de Schœnbrünn, qu'on vit revenir le général de Giulay, qui passa plus d'une heure en tête-à-tête avec l'Empereur. Dès lors, le bruit qu'un armistice venait d'être conclu courut tant parmi les régiments français entrant à Vienne, que parmi les troupes autrichiennes qui sortaient de la ville pour se porter au delà du Danube.

Murat et Lannes, auxquels l'Empereur avait ordonné de tâcher de s'emparer du passage du Danube, marchèrent vers les ponts, placèrent les grenadiers d'Oudinot derrière les plantations touffues, puis s'avancèrent, accompagnés seulement de quelques officiers parlant allemand. Les petits postes ennemis tirent sur eux en se repliant. Les deux maréchaux font crier aux Autrichiens qu'il y a armistice, et, continuant à marcher, ils traversent sans obstacle tous les petits ponts, et, arrivés au grand, ils renouvellent leur assertion au commandant de Spitz, qui n'ose faire tirer sur deux maréchaux presque seuls, et affirmant que les hostilités sont suspendues. Cependant, avant de les laisser passer, il veut aller lui-même prendre les ordres du général d'Auersperg; mais pendant qu'il se rend près de lui, en laissant le poste à un sergent, Lannes et Murat persuadent à celui-ci que, le traité portant que le pont leur sera livré, il faut qu'il aille avec ses soldats rejoindre son officier sur la rive gauche. Le pauvre sergent hésite… On le pousse tout doucement en continuant à lui parler, et par une marche lente, mais continue, on arrive à l'extrémité du grand pont.

Un officier autrichien veut alors allumer les matières incendiaires; on lui arrache des mains la lance à feu en lui disant qu'il se perdra s'il commet un tel crime!… Cependant la colonne des grenadiers d'Oudinot paraît et s'engage sur le pont… Les canonniers autrichiens vont faire feu… Les maréchaux français courent vers le commandant de cette artillerie, auquel ils renouvellent l'assurance d'un armistice conclu; puis, s'asseyant sur les pièces, ils engagent les artilleurs à faire prévenir de leur présence le général d'Auersperg. Celui-ci arrive enfin; il est sur le point d'ordonner le feu, bien que les grenadiers français entourent déjà les batteries et les bataillons autrichiens; mais les deux maréchaux l'assurent qu'il y a un traité, dont la principale condition est que les Français occuperont les ponts. Le malheureux général, craignant de se compromettre en versant du sang inutilement, perd la tête au point de s'éloigner en emmenant toutes ses troupes qu'on lui avait données pour défendre les ponts!…

Sans la faute du général d'Auersperg, le passage du Danube eût certainement été exécuté avec beaucoup de difficultés. Il pouvait même se faire qu'il devînt impraticable, et dans ce cas l'empereur Napoléon, ne pouvant plus poursuivre les armées russes et autrichiennes en Moravie, eût manqué sa campagne. Il en eut alors la conviction, qui fut confirmée trois ans après, lorsqu'en 1809, les Autrichiens ayant brûlé les ponts du Danube, nous fûmes contraints, pour assurer le passage de ce fleuve, de livrer les deux batailles d'Essling et de Wagram qui nous coûtèrent plus de trente mille hommes, tandis qu'en 1805 les maréchaux Lannes et Murat enlevèrent les ponts sans avoir un seul blessé!… Mais le stratagème dont ils s'étaient servi était-il admissible? Je ne le pense pas. Je sais que dans les guerres d'État à État on élargit sa conscience, sous prétexte que tout ce qui assure la victoire peut être employé afin de diminuer les pertes d'hommes, tout en donnant de grands avantages à son pays. Cependant, malgré ces graves considérations, je ne pense pas que l'on doive approuver le moyen employé pour s'emparer du pont de Spitz; quant à moi, je ne voudrais pas le faire en pareille circonstance.

Pour conclusion de cet épisode, je dirai que la crédulité du général Auersperg fut très sévèrement punie. Un conseil de guerre le condamna à la dégradation, à être traîné sur la claie dans les rues de Vienne, et enfin mis à mort par la main du bourreau!… Le même jugement fut porté contre le feld-maréchal Mack, en punition de la conduite qu'il avait tenue à Ulm. Mais ils obtinrent l'un et l'autre grâce de la vie, et leur peine fut commuée en celle de la prison perpétuelle. Ils la subirent pendant dix ans et furent enfin élargis. Mais, privés de leur grade, chassés des rangs de la noblesse, reniés par leur famille, ils moururent tous deux peu de temps après leur mise en liberté.

Le stratagème des maréchaux Lannes et Murat ayant assuré le passage du
Danube, l'empereur Napoléon avait dirigé son armée à la poursuite des
Autrichiens et des Russes. Ici commence la seconde phase de la campagne.

CHAPITRE XXV

Hollabrünn.—Je remets à l'Empereur les drapeaux pris à
Bregenz.—Dangers d'un mensonge de complaisance.

Le maréchal russe Koutousoff de Krems se dirigeait par Hollabrünn sur Brünn, en Moravie, afin de s'y réunir à la seconde armée que l'empereur Alexandre conduisait en personne; mais, en approchant d'Hollabrünn, il fut consterné en apprenant que les corps de Murat et de Lannes étaient déjà maîtres de cette ville, ce qui lui coupait tout moyen de retraite. Pour se tirer de ce mauvais pas, le vieux maréchal russe, employant à son tour la ruse, envoya le général prince Bagration en parlementaire vers Murat, auquel il assura qu'un aide de camp de l'Empereur venait de conclure à Vienne un armistice avec l'empereur Napoléon, et qu'indubitablement la paix s'ensuivrait sous peu. Le prince Bagration était un homme fort aimable; il sut si bien flatter Murat, que celui-ci, trompé à son tour par le général russe, s'empressa d'accepter l'armistice, malgré les observations du maréchal Lannes, qui voulait combattre; mais Murat ayant le commandement supérieur, force fut au maréchal Lannes d'obéir.

La suspension d'armes dura trente-six heures, et pendant que Murat respirait l'encens que ce Russe madré lui prodiguait, l'armée de Koutousoff, faisant un détour et dérobant sa marche derrière un rideau de monticules, échappait au danger et allait prendre, au delà d'Hollabrünn, une forte position qui lui ouvrit la route de Moravie et assurait sa retraite ainsi que sa jonction avec la seconde armée russe, cantonnée entre Znaïm et Brünn. Napoléon était alors au palais de Schœnbrünn, près de Vienne; il entra dans une grande colère en apprenant que Murat, se laissant abuser par le prince Bagration, s'était permis d'accepter un armistice sans son ordre, et lui prescrivit d'attaquer sur-le-champ Koutousoff.

Mais la situation des Russes était bien changée à leur avantage; aussi reçurent-ils les Français très vigoureusement. Le combat fut des plus acharnés; la ville d'Hollabrünn, prise et reprise plusieurs fois par les deux partis, incendiée par les obus, remplie de morts et de mourants, resta enfin au pouvoir des Français. Les Russes se retirèrent sur Brünn; nos troupes les y poursuivirent, et occupèrent cette ville sans combat, bien qu'elle soit fortifiée et dominée par la célèbre citadelle de Spielberg.

Les armées russes et une partie des débris des troupes autrichiennes s'étant réunies en Moravie, l'Empereur, pour lui donner un dernier coup, se rendit à Brünn, capitale de cette province. Mon camarade Massy et moi le suivîmes dans cette direction; mais nous avancions lentement et avec beaucoup de peine, d'abord parce que les chevaux de poste étaient sur les dents, puis à cause de la grande quantité de troupes, de canons, de caissons, de bagages dont les routes étaient encombrées. Nous fûmes obligés de nous arrêter vingt-quatre heures à Hollabrünn, afin d'attendre que le passage fût rétabli dans ses rues détruites par l'incendie et remplies de planches, de poutres, de débris de meubles encore enflammés. Cette malheureuse ville avait été si complètement brûlée que nous n'y trouvâmes pas une seule maison pour nous abriter!…

Pendant le séjour que nous fûmes contraints d'y faire, un spectacle horrible, épouvantable, consterna nos âmes. Les blessés, mais principalement ceux des Russes, s'étaient réfugiés pendant le combat dans les habitations où l'incendie les avait bientôt atteints. Tout ce qui pouvait encore marcher s'était enfui à l'approche de ce nouveau danger; mais les estropiés, ainsi que les hommes gravement frappés, avaient été brûlés vifs sous les décombres!… Beaucoup avaient cherché à fuir l'incendie en rampant sur la terre, mais le feu les avait poursuivis dans les rues, où l'on voyait des milliers de ces malheureux à demi calcinés et dont plusieurs respiraient encore!… Les cadavres des hommes et des chevaux tués pendant le combat avaient été aussi grillés, de sorte que l'infortunée cité d'Hollabrünn répandait à plusieurs lieues à la ronde une épouvantable odeur de chair grillée, qui soulevait le cœur!… Il est des contrées et des villes qui, par leur situation, sont destinées à servir de champ de bataille, et Hollabrünn est de ce nombre, parce qu'elle offre une excellente position militaire; aussi, à peine avait-elle réparé les malheurs que lui causa l'incendie de 1805, que je la revis, quatre ans après, brûlée de nouveau, et jonchée de cadavres et de mourants à demi rôtis, ainsi que je le rapporterai dans mon récit de la campagne de 1809.

Le commandant Massy et moi quittâmes ce foyer d'infection aussitôt que nous le pûmes et gagnâmes Znaïm où, quatre ans plus tard, je devais être blessé. Enfin nous joignîmes l'Empereur à Brünn le 22 novembre, dix jours avant la bataille d'Austerlitz.

Le lendemain de notre arrivée, nous nous acquittâmes de notre mission et fîmes la remise des drapeaux, avec le cérémonial prescrit par l'Empereur pour les solennités de ce genre, car il ne négligeait aucune occasion de rehausser aux yeux des troupes tout ce qui pouvait exciter leur amour pour la gloire. Voici quel fut ce cérémonial.

Une demi-heure avant la parade, qui avait lieu tous les jours à onze heures devant la maison servant de palais à l'Empereur, le général Duroc, grand maréchal, envoya à notre logement une compagnie de grenadiers de la garde, avec musique et tambours. Les dix-sept drapeaux et les deux étendards furent remis à autant de sous-officiers. Le commandant de Massy et moi, guidés par un officier d'ordonnance de l'Empereur, nous plaçâmes en tête du cortège, qui se mit en marche au son des tambours et de la musique. La ville de Brünn était remplie de troupes françaises, dont les soldats, en nous voyant passer, célébraient par de nombreux vivat la victoire de leurs camarades du 7e corps. Tous les postes rendirent les honneurs militaires, et à notre entrée dans la cour du lieu où logeait l'Empereur, les corps réunis pour la parade battirent aux champs, présentèrent les armes et poussèrent avec enthousiasme les cris répétés de: Vive l'Empereur!

L'aide de camp de service vint nous recevoir et nous présenta à Napoléon, auprès duquel nous fûmes introduits, toujours accompagnés des sous-officiers qui portaient les drapeaux autrichiens. L'Empereur examina ces divers trophées, et après avoir fait retirer les sous-officiers, il nous questionna beaucoup, tant sur les divers combats que le maréchal Augereau avait livrés, que sur tout ce que nous avions vu et appris pendant le long trajet que nous venions de faire dans les contrées qui avaient été le théâtre de la guerre. Puis, il nous ordonna d'attendre ses ordres et de suivre le quartier impérial. Le grand maréchal Duroc fit prendre les drapeaux, dont il nous donna reçu selon l'usage; puis il nous prévint que des chevaux seraient mis à notre disposition, et nous invita pour le temps de notre séjour à la table qu'il présidait.

La grande armée française était alors massée autour et en avant de Brünn. L'avant-garde des Austro-Russes occupait Austerlitz; le gros de leur armée était placé autour de la ville d'Olmütz, où s'étaient réunis l'empereur Alexandre et l'empereur d'Autriche. Une bataille paraissait inévitable, mais on comprenait si bien de part et d'autre que ses résultats auraient une influence immense sur les destinées de l'Europe, que chacun hésitait à entreprendre quelque chose de décisif. Aussi Napoléon, ordinairement si prompt dans ses mouvements, resta-t-il onze jours à Brünn, avant d'attaquer sérieusement. Il est vrai que chaque journée de retard augmentait ses forces, par l'arrivée successive d'un très grand nombre de soldats qui, restés en arrière pour cause d'indisposition ou de fatigue, se hâtaient, dès qu'ils retrouvaient leur vigueur, de rejoindre l'armée, tant ils étaient désireux d'assister à la grande bataille que l'on prévoyait. Ceci me rappelle que je fis à cette occasion un mensonge de complaisance, qui aurait pu ruiner ma carrière militaire; voici le fait.

L'Empereur traitait habituellement les officiers avec bonté, mais il était un point sur lequel il était peut-être trop sévère, car il rendait les colonels responsables du maintien d'un grand nombre d'hommes dans les rangs de leur régiment, et comme c'est précisément ce qu'il y a de plus difficile à obtenir en campagne, c'était là-dessus que l'Empereur était le plus trompé. Les chefs de corps craignaient tant de lui déplaire, qu'ils s'exposaient à ce qu'on leur donnât à combattre un nombre d'ennemis disproportionné à la force de leurs troupes, plutôt que d'avouer que les maladies, la fatigue et la nécessité de se procurer des vivres avaient forcé beaucoup de soldats à rester en arrière. Aussi Napoléon, malgré sa puissance, n'a-t-il jamais su exactement le nombre de combattants dont il pouvait disposer un jour de bataille.

Or, il advint que, pendant notre séjour à Brünn, l'Empereur, dans une des courses incessantes qu'il faisait pour visiter les positions et les divers corps d'armée, aperçut les chasseurs à cheval de sa garde en marche pour changer de cantonnement. Il affectionnait particulièrement ce régiment, dont ses guides d'Italie et d'Égypte formaient le noyau. L'Empereur, dont le coup d'œil exercé appréciait très exactement la force des colonnes, trouvant celle-ci très diminuée, sortit de sa poche un petit carnet, et l'ayant parcouru, il fit appeler le général Morland, colonel des chasseurs à cheval de la garde, et lui dit d'un ton sévère: «Votre régiment est porté sur mes notes comme ayant mille deux cents combattants, et bien que vous n'ayez pas encore été engagé avec l'ennemi, vous n'avez pas là plus de huit cents cavaliers: que sont devenus les autres?…»

Le général Morland, excellent et très brave officier de guerre, mais n'ayant pas la réplique facile, resta presque interdit, et répondit dans son langage franco-alsacien qu'il ne manquait qu'un très petit nombre d'hommes. L'Empereur soutint qu'il y en avait près de quatre cents de moins, et pour en avoir le cœur net, il voulut les faire compter à l'instant. Mais comme il savait que Morland était fort aimé de son état-major, et qu'il craignait les complaisances, il crut être plus sûr de son fait en prenant un officier qui n'appartenait ni à sa maison, ni à sa garde, et m'apercevant, il m'ordonna de compter les chasseurs et de venir rendre compte à lui-même de leur nombre. Cela dit, l'Empereur s'éloigne au galop. Je commençai mon opération, qui était d'autant plus facile que les cavaliers marchaient au pas sur quatre de front. Le pauvre général Morland, qui savait combien l'évaluation de Napoléon approchait de l'exactitude, était dans une grande agitation, car il prévoyait que mon rapport allait attirer sur lui une très sévère réprimande. Il me connaissait à peine, et n'osait me proposer de me compromettre pour lui épargner un désagrément. Il restait donc là silencieusement auprès de moi, lorsque, heureusement pour lui, son capitaine adjudant-major vint le rejoindre. Cet officier, nommé Fournier, avait débuté dans la carrière militaire comme sous-aide chirurgien; puis, devenu chirurgien-major et se sentant plus de vocation pour le sabre que pour la lancette, il avait demandé et obtenu de prendre rang parmi les officiers combattants, et Morland, avec lequel il avait servi jadis, l'avait fait entrer dans la garde.

J'avais beaucoup connu le capitaine Fournier, lorsqu'il était encore chirurgien-major. Je lui avais même gardé de très grandes obligations, car non seulement il avait pansé mon père au moment où il venait d'être blessé, mais il l'avait suivi à Gênes, où, tant que mon père exista, il vint plusieurs fois par jour pour lui prodiguer ses soins; si les médecins chargés de combattre le typhus eussent été aussi assidus et aussi zélés que Fournier, mon père n'aurait peut-être pas succombé. Je m'étais dit cela bien souvent; aussi fis-je l'accueil le plus amical à Fournier, que je n'avais d'abord pas reconnu sous la pelisse de capitaine de chasseurs. Le général Morland, témoin du plaisir que nous avions à nous revoir, conçut l'espoir de profiter de notre amitié réciproque pour m'amener à ne pas dire à l'Empereur combien il y avait de chasseurs hors des rangs. Il tire donc son adjudant-major à part, confère un moment avec lui; puis le capitaine vient me supplier, au nom de notre ancienne amitié, d'éviter au général Morland un fort grand désagrément, en cachant à l'Empereur l'affaiblissement de l'effectif du régiment. Je refusai positivement et continuai à compter. L'estimation de l'Empereur était fort exacte, car il n'y avait que huit cents et quelques chasseurs présents: il en manquait donc quatre cents.

Je partais pour aller faire mon rapport, lorsque le général Morland et le capitaine Fournier renouvelèrent leurs instances auprès de moi, en me faisant observer que la plus grande partie des hommes absents, étant restés en arrière pour différentes causes, rejoindraient sous peu, et que, comme il était probable que l'Empereur ne livrerait pas bataille avant d'avoir fait venir les divisions Friant et Gudin, qui se trouvaient encore aux portes de Vienne, à trente-six lieues de nous, cela prendrait plusieurs jours, pendant lesquels les chasseurs de la garde restés en arrière rejoindraient l'étendard. Ils ajoutèrent que l'Empereur était d'ailleurs trop occupé pour vérifier le rapport-que j'allais lui faire. Je ne me dissimulai pas qu'on me demandait de tromper l'Empereur, ce qui était très mal; mais je sentais aussi que je devais beaucoup de reconnaissance à M. Fournier pour les soins vraiment affectueux qu'il avait donnés à mon père mourant. Je me laissai donc entraîner et promis de dissimuler une grande partie de la vérité.

À peine fus-je seul, que je compris l'énormité de ma faute; mais il était trop tard… L'essentiel était de m'en tirer le moins mal possible. Pour cela, je me gardai bien de reparaître devant l'Empereur tant qu'il fut à cheval, car j'avais à craindre qu'il ne se portât au bivouac de chasseurs, dont la faiblesse numérique, le frappant derechef, démentirait mon rapport, ce qui m'aurait très gravement compromis. Je rusai donc, et ne revins au quartier impérial qu'à la nuit close, et lorsque Napoléon, ayant mis pied à terre, était rentré dans ses appartements. Introduit auprès de lui pour lui rendre compte de ma mission, je le trouvai étendu tout de son long sur une immense carte posée sur le plancher. Dès qu'il m'aperçut, il s'écria: «Eh bien! Marbot, combien y a-t-il de chasseurs à cheval présents dans ma garde? Leur nombre est-il de douze cents, comme le prétend Morland?»—«Non, Sire, je n'en ai compté que onze cent vingt, c'est-à-dire quatre-vingts de moins!»—«J'étais bien sûr qu'il en manquait beaucoup!…» Le ton dont l'Empereur prononça ces dernières paroles prouva qu'il s'attendait à un déficit beaucoup plus considérable; et en effet, s'il n'eût manqué que quatre-vingts hommes sur un régiment de douze cents qui venait de faire cinq cents lieues en hiver, en couchant presque toutes les nuits au bivouac, c'eût été fort peu; aussi lorsqu'en allant dîner, l'Empereur traversa la pièce où se réunissaient les chefs de la garde, il se borna à dire à Morland: «Vous voyez bien!… il vous manque quatre-vingts chasseurs; c'est près d'un escadron!… Avec quatre-vingts de ces braves, on arrêterait un régiment russe! Il faut tenir la main à ce que les hommes ne restent pas en arrière.» Puis, passant au chef des grenadiers à pied, dont l'effectif des soldats présents était aussi beaucoup diminué, Napoléon lui fit une forte réprimande. Morland, s'estimant très heureux d'en être quitte pour quelques observations, s'approcha de moi, dès que l'Empereur fut à table, vint me remercier vivement, et m'apprendre qu'une trentaine de chasseurs venaient de rejoindre, et qu'un courrier arrivant de Vienne en avait rencontré plus de cent entre Znaïm et Brünn et beaucoup d'autres en deçà d'Hollabrünn, ce qui donnait la certitude qu'avant quarante-huit heures le régiment aurait récupéré la plus grande partie de ses pertes. Je le désirais autant que lui, car je comprenais la difficulté de la position dans laquelle mon trop de reconnaissance pour Fournier m'avait placé. Je ne pus dormir de la nuit, tant je redoutais le juste courroux de l'Empereur, à la confiance duquel j'avais gravement manqué.

Ma perplexité fut encore plus grande le lendemain, lorsque Napoléon, visitant les troupes selon son habitude, se dirigea vers le bivouac des chasseurs de la garde, car une simple question adressée par lui à un officier pouvait tout dévoiler. Je me considérais donc comme perdu, lorsque j'entendis la musique des troupes russes campées sur les hauteurs de Pratzen, à une demi-lieue de nos postes. Poussant alors mon cheval vers la tête du nombreux état-major avec lequel j'accompagnais l'Empereur, je m'approchais le plus près possible de celui-ci et dis à haute voix: «Il se fait sans doute quelque mouvement dans le camp des ennemis, car voilà leur musique qui joue des marches…» L'Empereur qui entendit mes observations quitta brusquement le sentier qui conduisait au bivouac de sa garde, et se dirigea vers Pratzen, pour examiner ce qui se passait dans l'avant-garde ennemie. Il resta longtemps en observation, et la nuit approchant, il rentra à Brünn sans aller voir ses chasseurs. Je fus ainsi plusieurs jours dans des transes mortelles, bien que j'apprisse l'arrivée successive de nombreux détachements. Enfin, l'approche de la bataille et les grandes occupations de l'Empereur éloignèrent de son esprit la pensée de faire la vérification que j'avais tant redoutée; mais la leçon fut bonne pour moi. Aussi, lorsque, devenu colonel, j'étais questionné par l'Empereur sur le nombre des combattants présents dans les escadrons de mon régiment, je déclarais toujours l'exacte vérité.

CHAPITRE XXVI

L'ambassadeur de Prusse et Napoléon.—Austerlitz.—Je sauve un sous-officier russe sous les yeux de l'Empereur dans l'étang de Satschan.

Si Napoléon était souvent trompé, il usait souvent aussi de ruse pour faire réussir ses projets, ainsi que le prouve la comédie diplomatico-militaire que je vais raconter, et dans laquelle je jouai mon rôle. Pour bien comprendre ceci, qui vous donnera la clef des intrigues, causes, l'année suivante, de la guerre entre Napoléon et le roi de Prusse, il faut nous reporter à deux mois en arrière, au moment où les troupes françaises, parties des rives de l'Océan, se dirigeaient à marches forcées sur le Danube. Pour se rendre du Hanovre sur le haut Danube, le premier corps d'armée, commandé par Bernadotte, n'avait pas de chemin plus court que de passer par Anspach. Ce petit pays appartenait à la Prusse; mais comme il était assez éloigné de son territoire, dont plusieurs principautés de troisième ordre le séparaient, on l'avait toujours considéré dans les anciennes guerres comme un territoire neutre, sur lequel chaque parti pouvait passer, en payant ce qu'il prenait et en s'abstenant de toute hostilité.

Les choses étant établies sur ce pied, les armées autrichiennes et françaises avaient très souvent traversé le margraviat d'Anspach, du temps du Directoire, sans en prévenir la Prusse et sans que celle-ci le trouvât mauvais. Napoléon, profitant de cet usage, ordonna donc au maréchal Bernadotte de passer par Anspach. Celui-ci obéit; mais en apprenant la marche de ce corps français, la reine de Prusse et sa cour, qui détestaient Napoléon, s'écrièrent que le territoire prussien venait d'être violé, et profitèrent de cela pour exaspérer la nation et demander hautement la guerre. Le roi de Prusse et son ministre, M. d'Haugwitz, résistèrent seuls à l'entraînement général: c'était au mois d'octobre 1805, au moment où les hostilités allaient éclater entre la France et l'Autriche, et que les armées russes venaient renforcer celle-ci. La reine de Prusse et le jeune prince Louis, neveu du Roi, pour déterminer celui-ci à faire cause commune avec la Russie et l'Autriche, firent inviter l'empereur Alexandre à se rendre à Berlin, dans l'espoir que sa présence déciderait Frédéric-Guillaume.

Alexandre se rendit en effet dans la capitale de la Prusse, le 25 octobre. Il y fut reçu avec enthousiasme par la Reine, le prince Louis et les partisans de la guerre contre la France. Le roi de Prusse lui-même, circonvenu de tous côtés, se laissa entraîner en mettant toutefois pour condition (d'après les conseils du vieux prince de Brunswick et du comte d'Haugwitz) que son armée n'entrerait pas en campagne avant qu'on eût vu la tournure que prendrait la guerre sur le Danube, entre les Austro-Russes et Napoléon. Cette adhésion incomplète ne satisfit pas l'empereur Alexandre, ni la reine de Prusse; mais ils ne purent pour le moment en obtenir de plus explicite. Une scène de mélodrame fut jouée à Potsdam, où le roi de Prusse et l'empereur de Russie, descendus à la lueur des flambeaux sous les voûtes sépulcrales du palais, se jurèrent en présence de la Cour une amitié éternelle, sur la tombe du grand Frédéric. Ce qui n'empêcha pas Alexandre d'accepter dix-huit mois après, et d'englober dans l'empire russe, une des provinces prussiennes que Napoléon lui donna par le traité de Tilsitt, et cela en présence de son malheureux ami Frédéric-Guillaume. L'empereur de Russie se rendit ensuite en Moravie pour se remettre à la tête de ses armées, car Napoléon avançait à grands pas vers la capitale de l'Autriche, dont il s'empara bientôt.

En apprenant l'hésitation du roi de Prusse et le traité de Potsdam, Napoléon, désireux d'en finir avec les Russes, avant que les Prussiens se déclarassent, se porta à la rencontre des premiers jusqu'à Brünn, où nous sommes actuellement.

On a dit depuis longtemps, avec raison, que les ambassadeurs sont des espions privilégiés. Le roi de Prusse, qui apprenait chaque jour les nouvelles victoires de Napoléon, voulant savoir à quoi s'en tenir sur la position respective des parties belligérantes, trouva convenable d'envoyer M. d'Haugwitz, son ministre, au quartier général français, afin qu'il pût juger les choses par lui-même. Or, comme il fallait un prétexte pour cela, il le chargea de porter la réponse à une lettre que Napoléon lui avait adressée pour se plaindre du traité conclu à Potsdam entre la Prusse et la Russie. M. d'Haugwitz arriva à Brünn quelques jours avant la bataille d'Austerlitz, et aurait bien voulu pouvoir y rester jusqu'au résultat de la grande bataille qui se préparait, afin de conseiller à son souverain de ne pas bouger, si nous étions vainqueurs, et de nous attaquer, dans le cas où nous serions battus.

Sans être militaires, vous pouvez juger sur la carte quel mal une armée prussienne, partant de Breslau en Silésie, pouvait faire en se portant par la Bohème sur nos derrières, vers Ratisbonne. Comme l'Empereur savait que M. d'Haugwitz expédiait tous les soirs un courrier à Berlin, il voulut que ce fût par lui qu'on apprit en Prusse la défaite et la prise du corps d'armée du feld-maréchal Jellachich, qui ne devait pas y être encore connue, tant les événements se précipitaient à cette époque! Voici comment l'Empereur s'y prit pour y arriver.

Le maréchal du palais Duroc, après nous avoir prévenus de ce que nous avions à faire, fit replacer en secret dans le logement que Massy et moi occupions, tous les drapeaux autrichiens que nous avions apportés de Bregenz; puis, quelques heures après, lorsque l'Empereur causait dans son cabinet avec M. d'Haugwitz, nous renouvelâmes la cérémonie de la remise des drapeaux, absolument de la même manière qu'elle avait été faite la première fois. L'Empereur, en entendant la musique dans la cour de son palais, feignit l'étonnement, s'avança vers les croisées suivi de l'ambassadeur, et voyant les trophées portés par les sous-officiers, il appela l'aide de camp de service, auquel il demanda de quoi il s'agissait. L'aide de camp ayant répondu que c'étaient deux aides de camp du maréchal Augereau, venant apporter à l'Empereur les drapeaux du corps autrichien de Jellachich, pris à Bregenz, on nous fit entrer, et là, sans sourciller, et comme s'il ne nous avait pas encore vus, Napoléon reçut la lettre du maréchal Augereau qu'on avait recachetée, et la lut, bien qu'il en connût le contenu depuis quatre jours. Puis il nous questionna, en nous faisant entrer dans les plus grands détails. Duroc nous avait prévenus qu'il fallait parler haut, parce que l'ambassadeur prussien avait l'oreille un peu dure. Cela arrivait fort mal à propos pour mon camarade Massy, chef de la mission, car une extinction de voix lui permettait à peine de parler. Ce fut donc moi qui répondis à l'Empereur, et entrant dans sa pensée, je peignis des couleurs les plus vives la défaite des Autrichiens, leur abattement, et l'enthousiasme des troupes françaises. Puis, présentant les trophées les uns après les autres, je nommai tous les régiments ennemis auxquels ils avaient appartenu. J'appuyai principalement sur deux, parce que leur capture devait produire un plus grand effet sur l'ambassadeur prussien.

«Voici, dis-je, le drapeau du régiment d'infanterie de S. M. l'empereur d'Autriche, et voilà l'étendard des uhlans de l'archiduc Charles, son frère.»—Les yeux de Napoléon étincelaient et semblaient me dire: «Très bien, jeune homme!»—Enfin, il nous congédia, et en sortant, nous l’entendîmes dire à l'ambassadeur: «Vous le voyez, monsieur le comte, mes armées triomphent sur tous les points… l'armée autrichienne est anéantie, et bientôt il en sera de même de celle des Russes.» M. d'Haugwitz paraissait atterré, et Duroc nous dit, lorsque nous fûmes hors de l'appartement: «Ce diplomate va écrire ce soir à Berlin pour informer son gouvernement de la destruction du corps de Jellachich; cela calmera un peu les esprits portés à nous faire la guerre, et donnera au roi de Prusse de nouvelles raisons pour temporiser; or, c'est ce que l'Empereur souhaite ardemment.»

La comédie jouée, l'Empereur, pour se débarrasser d'un témoin dangereux qui pouvait rendre compte des positions de son armée, insinua à M. l'ambassadeur qu'il serait peu sûr pour lui de rester entre deux armées prêtes à en venir aux mains, et l'engagea à se rendre à Vienne, auprès de M. de Talleyrand, son ministre des affaires étrangères, ce que M. d'Haugwitz fit dès le soir même. Le lendemain, l'Empereur ne nous dit pas un mot relatif à la scène jouée la veille; mais voulant sans doute témoigner sa satisfaction sur la manière dont nous avions compris sa pensée, il demanda affectueusement au commandant Massy des nouvelles de son rhume et me pinça l'oreille, ce qui, de sa part, était une caresse.

Cependant, le dénouement du grand drame approchait, et des deux côtés, on se préparait à combattre vaillamment. Presque tous les auteurs militaires surchargent tellement leur narration de détails, qu'ils jettent la confusion dans l'esprit du lecteur, si bien que dans la plupart des ouvrages publiés sur les guerres de l'Empire, je n'ai absolument rien compris à l'historique de plusieurs batailles auxquelles j'ai assisté, et dont toutes les phases me sont cependant bien connues. Je pense que pour conserver la clarté dans le récit d'une action de guerre, il faut se borner à indiquer la position respective des deux armées avant l'engagement, et ne raconter que les faits principaux et décisifs du combat. C'est ce que je vais tâcher de faire pour vous donner une idée de la bataille dite d'Austerlitz, bien qu'elle ait eu lieu en avant du village de ce nom; mais comme la veille de l'affaire les empereurs d'Autriche et de Russie avaient couché au château d'Austerlitz, dont Napoléon les chassa, il voulut accroître son triomphe en en donnant le nom à la bataille qui se livra le lendemain.

Vous verrez sur la carte que le ruisseau de Goldbach, qui prend sa source au delà de la route d'Olmütz, va se jeter dans l'étang de Menitz. Ce ruisseau, qui coule au fond d'un vallon dont les abords sont assez raides, séparait les deux armées. La droite des Austro-Russes s'appuyait à un bois escarpé, situé en arrière de la maison de poste de Posoritz, au delà de la route d'Olmütz. Leur centre occupait Pratzen et le vaste plateau de ce nom. Enfin, leur gauche était près des étangs de Satschan et des marais qui l'avoisinent. L'empereur Napoléon appuyait sa gauche à un mamelon d'un accès fort difficile, que nos soldats d'Égypte nommèrent le Santon, parce qu'il était surmonté d'une petite chapelle dont le toit avait la forme d'un minaret. Le centre français était auprès de la mare de Kobelnitz; enfin la droite se trouvait à Telnitz. Mais l'Empereur avait placé fort peu de monde sur ce point, afin d'attirer les Russes sur le terrain marécageux où il avait préparé leur défaite, en faisant cacher à Gross-Raigern, sur la route de Vienne, le corps du maréchal Davout.

Le 1er décembre, veille de la bataille, Napoléon, ayant quitté Brünn dès le matin, employa toute la journée à examiner les positions, et fit établir le soir son quartier général en arrière du centre de l'armée française, sur un point d'où l'œil embrassait les bivouacs des deux partis, ainsi que le terrain qui devait leur servir de champ de bataille le lendemain. Il n'existait d'autre bâtiment en ce lieu qu'une mauvaise grange: on y plaça les tables et les cartes de l'Empereur, qui s'établit de sa personne auprès d'un immense feu, au milieu de son nombreux état-major et de sa garde. Heureusement, il n'y avait point de neige, et quoiqu'il fit très froid, je me couchai sur la terre et m'endormis profondément; mais nous fûmes bientôt obligés de remonter à cheval pour accompagner l'Empereur dans la visite qu'il allait faire à ses troupes. Il n'y avait point de lune, et l'obscurité de la nuit était augmentée par un épais brouillard qui rendait la marche fort difficile. Les chasseurs d'escorte auprès de l'Empereur imaginèrent d'allumer des torches formées de bois de sapin et de paille, ce qui fut d'une très grande utilité. Les troupes, voyant venir à elles un groupe de cavaliers ainsi éclairé, reconnurent aisément l'état-major impérial, et dans l'instant, comme par enchantement, on vit sur une ligne immense tous nos feux de bivouac illuminés par des milliers de torches portées par les soldats qui, dans leur enthousiasme, saluaient Napoléon de vivat d'autant plus animés que la journée du lendemain était l'anniversaire du couronnement de l'Empereur, coïncidence qui leur paraissait d'un bon augure. Les ennemis durent être bien étonnés lorsque, du haut du coteau voisin, ils aperçurent au milieu de la nuit soixante mille torches allumées et entendirent les cris mille fois répétés de: Vive l'Empereur! s'unissant au son des nombreuses musiques des régiments français. Tout était joie, lumière et mouvement dans nos bivouacs, tandis que du côté des Austro-Russes, tout était sombre et silencieux.

Le lendemain 2 décembre, le canon se fit entendre au point du jour. Nous avons vu que l'Empereur avait montré peu de troupes à sa droite; c'était un piège qu'il tendait aux ennemis, afin qu'ils eussent la possibilité de prendre facilement Telnitz, d'y passer le ruisseau de Goldbach et d'aller ensuite à Gross-Raigern s'emparer de la route de Brünn à Vienne, afin de nous couper ainsi tout moyen de retraite. Les Austro-Russes donnèrent en plein dans le panneau, car, dégarnissant le reste de leur ligne, ils entassèrent maladroitement des forces considérables dans le bas-fond de Telnitz, ainsi que dans les défilés marécageux qui avoisinent les étangs de Satschan et de Menitz. Mais comme ils se figuraient, on ne sait trop pourquoi, que Napoléon pensait à se retirer sans vouloir accepter la bataille, ils résolurent, pour rendre le succès plus complet, de nous attaquer, vers le Santon, à notre gauche, ainsi que sur notre centre, devant Puntowitz, afin que notre défaite fût complète, lorsque, obligés de reculer sur ces deux points, nous trouverions derrière nous la route de Brünn à Vienne occupée par les Russes. Mais à notre gauche, le maréchal Lannes non seulement repoussa toutes les attaques des ennemis contre le Santon, mais il les rejeta de l'autre côté de la route d'Olmütz jusqu'à Blasiowitz, où le terrain, devenant plus uni, permit à la cavalerie de Murat d'exécuter plusieurs charges brillantes, dont le résultat fut immense, car les Russes furent menés tambour battant jusqu'au village d'Austerlitz.

Pendant que notre gauche remportait cet éclatant succès, le centre, formé par les troupes des maréchaux Soult et Bernadotte, placé par l'Empereur au fond du ravin de Goldbach où il était caché par un épais brouillard, s'élançait vers le coteau sur lequel est situé le village de Pratzen. Ce fut à ce moment que parut dans tout son éclat ce brillant soleil d'Austerlitz, dont Napoléon se plaisait tant à rappeler le souvenir. Le maréchal Soult enlève non seulement le village de Pratzen, mais encore l'immense plateau de ce nom qui était le point culminant de toute la contrée, et par conséquent la clef du champ de bataille. Là s'engagea, sous les yeux de l'Empereur, un combat des plus vifs, dans lequel les Russes furent battus. Mais un bataillon du 4e de ligne, dont le prince Joseph, frère de Napoléon, était colonel, se laissant emporter trop loin à la poursuite des ennemis, fut chargé et enfoncé par les chevaliers-gardes et les cuirassiers du grand-duc Constantin, frère d'Alexandre, qui lui enlevèrent son aigle!… De nombreuses lignes de cavalerie russe s'avancèrent rapidement pour appuyer le succès momentané des chevaliers-gardes; mais Napoléon ayant lancé contre lui les mameluks, les chasseurs à cheval et les grenadiers à cheval de sa garde, conduits par le maréchal Bessières et par le général Rapp, il y eut une mêlée des plus sanglantes. Les escadrons russes furent enfoncés et rejetés au delà du village d'Austerlitz, avec une perte immense. Nos cavaliers enlevèrent beaucoup d'étendards et de prisonniers, parmi lesquels se trouvait le prince Repnin, commandant des chevaliers-gardes. Ce régiment, composé de la plus brillante jeunesse de la noblesse russe, perdit beaucoup de monde, parce que les fanfaronnades que les chevaliers-gardes avaient faites contre les Français étant connues de nos soldats, ceux-ci, surtout les grenadiers à cheval, s'acharnèrent contre eux et criaient en leur passant leurs énormes sabres en travers du corps: «Faisons pleurer les dames de Saint-Pétersbourg!»

Le peintre Gérard, dans son tableau de la bataille d'Austerlitz, a pris pour sujet le moment où le général Rapp, sortant du combat, blessé, tout couvert du sang des ennemis et du sien, présente à l'Empereur les drapeaux qui viennent d'être enlevés, ainsi que le prince Repnin, fait prisonnier. J'étais présent à cette scène imposante, que ce peintre a reproduite avec une exactitude remarquable. Toutes les têtes sont des portraits, même celle de ce brave chasseur à cheval qui, sans se plaindre, bien qu'ayant le corps traversé d'une balle, eut le courage de venir jusqu'à l'Empereur et tomba raide mort en lui présentant l'étendard qu'il venait de prendre!… Napoléon, voulant honorer la mémoire de ce chasseur, prescrivit au peintre de le placer dans sa composition. On remarque aussi dans ce tableau un mameluk, qui, portant d'une main un drapeau ennemi, tient de l'autre la bride de son cheval mourant. Cet homme, nommé Mustapha, connu dans la garde pour son courage et sa férocité, s'était mis pendant la charge à la poursuite du grand-duc Constantin, qui ne se débarrassa de lui qu'en lui tirant un coup de pistolet, dont le cheval du mameluk fut grièvement blessé. Mustapha, désolé de n'avoir qu'un étendard à offrir à l'Empereur, dit dans son jargon, en le lui présentant: «Ah! si moi joindre prince Constantin, moi couper tête et moi porter à l'Empereur!…» Napoléon, indigné, lui répondit: «Veux-tu bien te taire, vilain sauvage!»

Mais terminons le récit de la bataille. Pendant que les maréchaux Lannes, Soult, Murat, et la garde impériale, battaient le centre et la droite des Austro-Russes et les rejetaient au delà du village d'Austerlitz, la gauche des ennemis, donnant dans le piège que Napoléon leur avait tendu, en paraissant garder les environs des étangs, se jeta sur le village de Telnitz, s'en empara, et passant le Goldbach, se préparait à occuper la route de Vienne. Mais l'ennemi avait mal auguré du génie de Napoléon en le supposant capable de commettre une faute aussi grande que celle de laisser sans défense une route qui assurait sa retraite en cas de malheur, car notre droite était gardée par les divisions du maréchal Davout, cachées en arrière, dans le bourg de Gross-Raigern. De ce point, le maréchal Davout fondit sur les Austro-Russes, dès qu'il vit leurs masses embarrassées dans les défilés entre les étangs de Telnitz, Menitz et le ruisseau.

L'Empereur, que nous avons laissé sur le plateau de Pratzen, débarrassé de la droite et du centre ennemis qui fuyaient derrière Austerlitz, l'Empereur, descendant alors des hauteurs de Pratzen avec les corps de Soult et toute sa garde, infanterie, cavalerie et artillerie, se précipite vers Telnitz, où il prend à dos les colonnes ennemies, que le maréchal Davout attaque de front. Dès ce moment, les nombreuses et lourdes masses austro-russes, entassées sur les chaussées étroites qui règnent le long du ruisseau de Goldbach, se trouvant prises entre deux feux, tombèrent dans une confusion inexprimable; les rangs se confondirent, et chacun chercha son salut dans la fuite. Les uns se précipitent pêle-mêle dans les marais qui avoisinent les étangs, mais nos fantassins les y suivent; d'autres espèrent échapper par le chemin qui sépare les deux étangs: notre cavalerie les charge et en fait une affreuse boucherie; enfin, le plus grand nombre des ennemis, principalement les Russes, cherchent un passage sur la glace des étangs. Elle était fort épaisse, et déjà cinq ou six mille hommes, conservant un peu d'ordre, étaient parvenus au milieu du lac Satschan, lorsque Napoléon, faisant appeler l'artillerie de sa garde, ordonne de tirer à boulets sur la glace. Celle-ci se brisa sur une infinité de points, et un énorme craquement se fit entendre!… L'eau, pénétrant par les crevasses, surmonta bientôt les glaçons, et nous vîmes des milliers de Russes, ainsi que leurs nombreux chevaux, canons et chariots, s'enfoncer lentement dans le gouffre!… Spectacle horriblement majestueux que je n'oublierai jamais!… En un instant, la surface de l'étang fut couverte de tout ce qui pouvait et savait nager; hommes et chevaux se débattaient au milieu des glaçons et des eaux. Quelques-uns, en très petit nombre, parvinrent à se sauver à l'aide de perches et de cordes que nos soldats leur tendaient du rivage; mais la plus grande partie fut noyée!…

Le nombre des combattants dont l'Empereur disposait à cette bataille était de soixante-huit mille hommes; celui des Austro-Russes s'élevait à quatre-vingt-douze mille hommes. Notre perte en tués ou blessés fut d'environ huit mille hommes; les ennemis avouèrent que la leur, en tués, blessés ou noyés, allait à quatorze mille. Nous leur avions fait dix-huit mille prisonniers, enlevé cent cinquante canons, ainsi qu'une grande quantité d'étendards et de drapeaux.

Après avoir ordonné de poursuivre l'ennemi dans toutes les directions, l'Empereur se rendit à son nouveau quartier général, établi à la maison de poste de Posoritz, sur la route d'Olmütz. Il était radieux, cela se conçoit, bien qu'il exprimât plusieurs fois le regret que la seule aigle que nous ayons perdue appartînt au 4e de ligne, dont le prince Joseph son frère était colonel, et qu'elle eût été prise par le régiment du grand-duc Constantin, frère de l'empereur de Russie; cela était, en effet, assez piquant, et rendait la perte plus sensible; mais Napoléon reçut bientôt une grande consolation. Le prince Jean de Lichtenstein vint, de la part de l'empereur d'Autriche, lui demander une entrevue, et Napoléon, comprenant que cela devait amener la paix et le délivrer de la crainte de voir les Prussiens marcher sur ses derrières avant qu'il fût délivré de ses ennemis actuels, y consentit.

De tous les corps de la garde impériale française, le régiment des chasseurs à cheval était celui qui avait éprouvé le plus de pertes dans la grande charge exécutée sur le plateau de Pratzen contre les gardes russes. Mon pauvre ami le capitaine Fournier avait été tué, ainsi que le général Morland. L'Empereur, toujours attentif à ce qui pouvait exciter l'émulation parmi les troupes, décida que le corps du général Morland serait placé dans un monument qu'il se proposait de faire ériger au centre de l'esplanade des Invalides, à Paris. Les médecins n'ayant sur le champ de bataille ni le temps, ni les ingrédients nécessaires pour embaumer le corps du général, l'enfermèrent dans un tonneau de rhum, qui fut transporté à Paris; mais les événements qui se succédèrent ayant retardé la construction du monument destiné au général Morland, le tonneau dans lequel on l'avait placé se trouvait encore dans l'une des salles de l'École de médecine lorsque Napoléon perdit l'Empire en 1814. Peu de temps après, le tonneau s'étant brisé par vétusté, on fut très étonné de voir que le rhum avait fait pousser les moustaches du général d'une façon si extraordinaire qu'elles tombaient plus bas que la ceinture. Le corps était parfaitement conservé, mais la famille fut obligée d'intenter un procès pour en obtenir la restitution d'un savant qui en avait fait un objet de curiosité. Aimez donc la gloire, et allez vous faire tuer pour qu'un olibrius de naturaliste vous place ensuite dans sa bibliothèque, entre une corne de rhinocéros et un crocodile empaillé!…

À la bataille d'Austerlitz, je ne reçus aucune blessure, bien que je fusse souvent très exposé, notamment lors de la mêlée de la cavalerie de la garde russe sur le plateau de Pratzen. L'Empereur m'avait envoyé porter des ordres au général Rapp, que je parvins très difficilement à joindre au milieu de cet épouvantable pêle-mêle de gens qui s'éntr'égorgeaient. Mon cheval heurta contre celui d'un chevalier-garde, et nos sabres allaient se croiser, lorsque nous fûmes séparés par les combattants; j'en fus quitte pour une forte contusion. Mais le lendemain, je courus un danger bien plus grand, et d'un genre tout différent de ceux qu'on rencontre ordinairement sur le champ de bataille; voici à quelle occasion.

Le 3 au matin, l'Empereur monta à cheval et parcourut les diverses positions témoins des combats de la veille. Arrivé sur les bords de l'étang de Satschan, Napoléon, ayant mis pied à terre, causait avec plusieurs maréchaux autour d'un feu de bivouac, lorsqu'il aperçut flottant, à cent pas de la digue, un assez fort glaçon isolé, sur lequel était étendu un pauvre sous-officier russe décoré, qui ne pouvait s'aider, parce qu'il avait la cuisse traversée d'une balle… Le sang de ce malheureux avait coloré le glaçon qui le supportait: c'était horrible! Cet homme, voyant un très nombreux état-major entouré de gardes, pensa que Napoléon devait être là; il se souleva donc comme il put, et s'écria que les guerriers de tous les pays devenant frères après le combat, il demandait la vie au puissant empereur des Français. L'interprète de Napoléon lui ayant traduit cette prière, celui-ci en fut touché, et ordonna au général Bertrand, son aide de camp, de faire tout ce qu'il pourrait pour sauver ce malheureux.

Aussitôt plusieurs hommes de l'escorte et même deux officiers d'état-major, apercevant sur le rivage deux gros troncs d'arbres, les poussèrent dans l'étang, et puis, se plaçant tout habillés à califourchon dessus, ils espéraient, en remuant les jambes d'un commun accord, faire avancer ces pièces de bois. Mais à peine furent-elles à une toise de la berge, qu'elles roulèrent sur elles-mêmes, ce qui jeta dans l'eau les hommes qui les chevauchaient. En un instant leurs vêtements furent imbibés d'eau, et comme il gelait très fort, le drap des manches et des pantalons des nageurs devint raide, et leurs membres, pris comme dans des étuis, ne pouvaient se mouvoir; aussi plusieurs faillirent-ils se noyer, et ils ne parvinrent à remonter qu'à grand'peine, à l'aide des cordes qu'on leur lança.

Je m'avisai alors de dire que les nageurs auraient dû se mettre tout nus, d'abord pour conserver la liberté de leurs mouvements, et en second lieu afin de n'être pas exposés à passer la nuit dans des vêtements mouillés. Le général Bertrand ayant entendu cela, le répéta à l'Empereur, qui déclara que j'avais raison, et que les autres avaient fait preuve de zèle sans discernement. Je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis; j'avouerai donc que venant d'assister à une bataille où j'avais vu des milliers de morts et de mourants, ma sensibilité s'en étant émoussée, je ne me trouvais plus assez de philanthropie pour risquer de gagner une fluxion de poitrine, en allant disputer aux glaçons la vie d'un ennemi dont je me bornais à déplorer le triste sort; mais la réponse de l'Empereur me piquant au jeu, il me parut qu'il serait ridicule à moi d'avoir donné un avis que je n'oserais mettre à exécution. Je saute donc à bas de mon cheval, me mets tout nu, et me lance dans l'étang… J'avais beaucoup couru dans la journée et avais eu chaud; le froid me saisit donc fortement… Mais jeune, vigoureux, très bon nageur et encouragé par la présence de l'Empereur, je me dirigeai vers le sous-officier russe, lorsque mon exemple, et probablement les éloges que l'Empereur me donnait, déterminèrent un lieutenant d'artillerie, nommé Roumestain, à m'imiter.

Pendant qu'il se déshabillait, j'avançais toujours, mais j'éprouvais beaucoup plus de difficultés que je ne l'avais prévu, car, par suite de la catastrophe qui s'était produite la veille sur l'étang, l'ancienne et forte glace avait presque entièrement disparu, mais il s'en était formé une nouvelle de l'épaisseur de quelques lignes, dont les aspérités fort pointues m'égratignaient la peau des bras, de la poitrine, et du cou, d'une façon très désagréable. L'officier d'artillerie, qui m'avait rejoint au milieu du trajet, ne s'en était point aperçu, parce qu'il avait profité de l'espèce de sentier que j'avais tracé dans la nouvelle glace. Il eut la loyauté de me le faire observer en demandant à passer à son tour le premier, ce que j'acceptai, car j'étais déchiré cruellement. Nous atteignîmes enfin l'ancien et énorme glaçon sur lequel gisait le malheureux sous-officier russe, et nous crûmes avoir accompli la plus pénible partie de notre entreprise. Nous étions dans une bien grande erreur; car dès qu'en poussant le glaçon nous le fîmes avancer, la couche de nouvelle glace qui couvrait la superficie de l'eau, étant brisée par son contact, s'amoncelait devant le gros glaçon, de sorte qu'il se forma bientôt une masse qui non seulement résistait à nos efforts, mais brisait les parois du gros glaçon dont le volume diminuait à chaque instant et nous faisait craindre de voir engloutir le malheureux que nous voulions sauver. Les bords de ce gros glaçon étaient d'ailleurs fort tranchants, ce qui nous forçait à choisir les parties sur lesquelles nous appuyions nos mains et nos poitrines en le poussant; nous étions exténués! Enfin, pour comble de malheur, en approchant du rivage, la glace se fendit sur plusieurs points, et la partie sur laquelle était le Russe ne présentait plus qu'une table de quelques pieds de large, incapable de soutenir ce pauvre diable qui allait couler, lorsque mon camarade et moi, sentant enfin que nous avions pied sur le fond de l'étang, passâmes nos épaules sous la table de glace et la portâmes au rivage, d'où on nous lança des cordes que nous attachâmes autour du Russe, et on le hissa enfin sur la berge. Nous sortîmes aussi de l'eau par le même moyen, car nous pouvions à peine nous soutenir, tant nous étions harassés, déchirés, meurtris, ensanglantés… Mon bon camarade Massy, qui m'avait suivi des yeux avec la plus grande anxiété pendant toute la traversée, avait eu la pensée de faire placer devant le feu du bivouac la couverture de son cheval, dont il m'enveloppa dès que je fus sur le rivage. Après m'être bien essuyé, je m'habillai et voulus m'étendre devant le feu; mais le docteur Larrey s'y opposa et m'ordonna de marcher, ce que je ne pouvais faire qu'avec l'aide de deux chasseurs. L'Empereur vint féliciter le lieutenant d'artillerie et moi, sur le courage avec lequel nous avions entrepris et exécuté le sauvetage du blessé russe, et, appelant son mameluk Roustan, dont le cheval portait toujours des provisions de bouche, il nous fit verser d'excellent rhum, et nous demanda en riant comment nous avions trouvé le bain…

Quant au sous-officier russe, l'Empereur, après l'avoir fait panser par le docteur Larrey, lui fit donner plusieurs pièces d'or. On le fit manger, on le couvrit de vêtements secs, et, après l'avoir enveloppé de couvertures bien chaudes, on le déposa dans une des maisons de Telnitz qui servait d'ambulance; puis, le lendemain, il fut transporté à l'hôpital de Brünn. Ce pauvre garçon bénissait l'Empereur, ainsi que M. Roumestain et moi, dont il voulait baiser la main. Il était Lithuanien, c'est-à-dire né dans une province de l'ancienne Pologne réunie à la Russie; aussi, dès qu'il fut rétabli, il déclara qu'il ne voulait plus servir que l'empereur Napoléon. Il se joignit donc à nos blessés lorsqu'ils rentrèrent en France, et fut incorporé dans la légion polonaise; enfin, il devint sous-officier aux lanciers de la garde, et chaque fois que je le rencontrais, il me témoignait sa reconnaissance dans un jargon fort expressif.

Le bain glacial que j'avais pris, et les efforts véritablement surhumains que j'avais dû faire pour sauver ce malheureux, auraient pu me coûter cher, si j'eusse été moins jeune et moins vigoureux; car M. Roumestain, qui ne possédait pas le dernier de ces avantages au même degré, fut pris le soir même d'une fluxion de poitrine des plus violentes: on fut obligé de le transporter à l'hôpital de Brünn, où il passa plusieurs mois entre la vie et la mort. Il ne se rétablit même jamais complètement, et son état souffreteux lui fit quitter le service quelques années après. Quant à moi, bien que très affaibli, je me fis hisser à cheval dès que l'Empereur s'éloigna de l'étang pour gagner le château d'Austerlitz, où son quartier général venait d'être établi. Napoléon n'allait jamais qu'au galop; brisé comme je l'étais, cette allure ne me convenait guère; je suivis cependant, parce que, la nuit approchant, je craignais de m'éloigner du champ de bataille, et d'ailleurs, en allant au pas, le froid m'eût saisi.

Lorsque j'arrivai dans la cour du château d'Austerlitz, il fallut plusieurs hommes pour m'aider à mettre pied à terre. Un frisson général s'empara de tout mon corps, mes dents claquaient, j'étais fort malade. Le colonel Dahlmann, major des chasseurs à cheval de la garde, qui venait d'être nommé général en remplacement de Morland, sans doute reconnaissant du service que j'avais rendu à celui-ci, me conduisit dans une des granges du château, où il s'était établi avec ses officiers. Là, après m'avoir fait prendre du thé bien chaud, son chirurgien me frictionna tout le corps avec de l'huile tiède; on m'emmaillota dans plusieurs couvertures et l'on me glissa dans un énorme tas de foin, en ne me laissant que la figure dehors. Une douce chaleur pénétra peu à peu mes membres engourdis; je dormis fort bien, et grâce à ces bons soins, ainsi qu'à mes vingt-trois ans, je me retrouvai le lendemain matin frais, dispos, et je pus monter à cheval pour assister à un spectacle d'un bien haut intérêt.

CHAPITRE XXVII

Entrevue des empereurs.—Retour au corps.—1806.—Darmstadt et
Francfort.—Bons procédés d'Augereau.

La défaite éprouvée par les Russes avait jeté leur armée dans une telle confusion que tout ce qui avait échappé au désastre d'Austerlitz se hâta de gagner la Galicie, afin de se soustraire au vainqueur. La déroute fut complète; les Français firent un très grand nombre de prisonniers et trouvèrent les chemins couverts de canons et de bagages abandonnés. L'empereur de Russie, qui avait cru marcher à une victoire certaine, s'éloigna navré de douleur, en autorisant son allié François II à traiter avec Napoléon. Le soir même de la bataille, l'empereur d'Autriche, pour sauver son malheureux pays d'une ruine complète, avait fait demander une entrevue à l'empereur des Français, et d'après l'assentiment de Napoléon, il s'était arrêté au village de Nasiedlowitz. L'entrevue eut lieu le 4, près du moulin de Poleny, entre les lignes des avant-postes autrichiens et français. J'assistai à cette conférence mémorable.

Napoléon, parti de fort grand matin du château d'Austerlitz, accompagné de son nombreux état-major, se trouva le premier au rendez-vous, mit pied à terre et se promenait autour d'un bivouac lorsque, voyant arriver l'empereur d'Autriche, il alla à lui et l'embrassa cordialement… Spectacle bien fait pour inspirer des réflexions philosophiques! Un empereur d'Allemagne venant s'humilier et solliciter la paix auprès d'un petit gentilhomme corse, naguère sous-lieutenant d'artillerie, que ses talents, des circonstances heureuses et le courage des armées françaises avaient élevé au faîte du pouvoir et rendu l'arbitre des destinées de l'Europe!

Napoléon n'abusa pas de la position dans laquelle se trouvait l'empereur d'Autriche; il fut affectueux et d'une politesse extrême, autant que nous pûmes en juger de la distance à laquelle se tenaient respectueusement les deux états-majors. Un armistice fut conclu entre les deux souverains, qui convinrent d'envoyer de part et d'autre des plénipotentiaires à Brünn, afin d'y négocier un traité de paix entre la France et l'Autriche. Les empereurs s'embrassèrent de nouveau en se séparant: celui d'Allemagne retourna à Nasiedlowitz, et Napoléon revint coucher au château d'Austerlitz. Il y passa deux jours, pendant lesquels il nous donna, au commandant Massy et à moi, notre audience de congé, en nous chargeant de raconter au maréchal Augereau ce que nous avions vu. L'Empereur nous remit en même temps des dépêches pour la cour de Bavière, qui était rentrée à Munich, et nous prévint que le maréchal Augereau avait quitté Bregenz et que nous le trouverions à Ulm. Nous regagnâmes Vienne, et nous continuâmes notre voyage en marchant nuit et jour, malgré la neige qui tombait à flocons.

Je n'entrerai ici dans aucun détail sur les changements politiques qui furent le résultat de la bataille d'Austerlitz et de la paix de Presbourg. L'Empereur s'était rendu à Vienne, puis à Munich, où il devait assister au mariage de son beau-fils, Eugène de Beauharnais, avec la fille du roi de Bavière. Il paraît que les dépêches que nous étions chargés de remettre à cette cour avaient trait à ce mariage, car nous y fûmes on ne peut mieux reçus. Nous ne restâmes néanmoins que quelques heures à Munich, et gagnâmes la ville d'Ulm, où nous trouvâmes le 7e corps et le maréchal Augereau. Nous y passâmes une quinzaine de jours.

Pour rapprocher insensiblement le 7e corps de la Hesse électorale, intime alliée de la Prusse, Napoléon lui donna l'ordre de se rendre de Ulm à Heidelberg, où nous arrivâmes vers la fin de décembre et commençâmes l'année 1806. Après un court séjour dans cette ville, le 7e corps se rendit à Darmstadt, capitale du landgrave de Hesse-Darmstadt, prince fort attaché au roi de Prusse, tant par les liens du sang que par ceux de la politique. Bien que ce monarque, en acceptant le Hanovre, eût conclu un traité d'alliance avec Napoléon, il l'avait fait avec répugnance et redoutait l'approche de l'armée française.

Le maréchal Augereau, avant de faire entrer ses troupes dans le pays de Darmstadt, crut devoir en prévenir le landgrave par une lettre qu'il me chargea de lui porter. Le trajet n'était que de quinze lieues; je le fis en une nuit; mais en arrivant à Darmstadt, j'appris que le landgrave, auquel on avait insinué que les Français voulaient s'emparer de sa personne, venait de quitter cette résidence pour se retirer dans une autre partie de ses États, d'où il pourrait facilement se réfugier en Prusse. Ce départ me contraria beaucoup; cependant, ayant appris que Mme la landgrave était encore au palais, je demandai à lui être présenté.

Cette princesse, dont la personne avait beaucoup de ressemblance avec les portraits de l'impératrice Catherine de Russie, avait, comme elle, un caractère mâle, une très grande capacité, et toutes les qualités nécessaires pour diriger un vaste empire. Aussi gouvernait-elle le prince son époux, ainsi que ses États; c'était, sous tous les rapports, ce qu'on peut appeler une maîtresse femme. En voyant dans mes mains la lettre adressée au landgrave par le maréchal Augereau, elle la prit sans plus de façons, comme si c'eût été pour elle-même. Elle me dit ensuite, avec la plus grande franchise, que c'était d'après ses conseils que le landgrave son époux s'était éloigné à l'approche des Français, mais qu'elle se chargeait de le faire revenir, si le maréchal lui donnait l'assurance qu'il n'avait aucun ordre d'attenter à la liberté de ce prince. Je compris que l'arrestation et la mort du duc d'Enghien effrayaient tous les princes, qui pensaient que Napoléon pouvait avoir à se plaindre d'eux ou de leurs alliances. Je protestai autant que je le pus de la pureté des intentions du gouvernement français, et offris de retourner à Heidelberg chercher auprès du maréchal Augereau les assurances que désirait la princesse, ce qui fut accepté par elle.

Je partis et revins le lendemain, avec une lettre du maréchal, conçue en termes si bienveillants que Mme la landgrave, après avoir dit: «Je me confie à l'honneur d'un maréchal français», se rendit sur-le-champ à Giessen, où était le landgrave, qu'elle ramena à Darmstadt, et tous les deux accueillirent parfaitement le maréchal Augereau lorsqu'il vint établir son quartier général en cette ville.

Le maréchal leur sut si grand gré de la confiance qu'ils avaient eue en lui que, quelques mois après, lorsque l'Empereur, remaniant tous les petits États de l'Europe, en réduisit le nombre à trente-deux, dont il forma la Confédération du Rhin, non seulement Augereau parvint à faire conserver le landgrave de Darmstadt, mais il lui obtint le titre de grand-duc et fit tellement agrandir ses États que la population en fut portée de cinq cent mille âmes à peine à plus d'un million d'habitants. Le nouveau grand-duc joignit quelques mois après ses troupes aux nôtres contre la Russie, en demandant qu'elles servissent dans le corps du maréchal Augereau. Ce prince dut ainsi sa conservation et son élévation au courage de sa femme.

Quoique je fusse encore bien jeune à cette époque, je pensai que Napoléon commettait une grande faute, en réduisant le nombre des petites principautés de l'Allemagne. En effet, dans les anciennes guerres contre la France, les huit cents princes des corps germaniques ne pouvaient agir ensemble; il y en avait qui ne fournissaient qu'une compagnie, d'autres qu'un peloton, plusieurs un demi-soldat; de sorte que la réunion de ces divers contingents composait une armée totalement dépourvue d'ensemble et se débandant au premier revers. Mais lorsque Napoléon eut réduit à trente-deux le nombre des principautés, il y eut un commencement de centralisation dans les forces de l'Allemagne. Les souverains conservés et agrandis formèrent une petite armée bien constituée. C'était le but que l'Empereur se proposait, dans l'espoir d'utiliser ainsi à son profit toutes les ressources militaires de ce pays, ce qui eut lieu, en effet, tant que nous eûmes des succès; mais, au premier revers, les trente-deux souverains, s'étant entendus, se réunirent contre la France, et leur coalition avec la Russie renversa l'empereur Napoléon, qui fut ainsi puni pour n'avoir pas suivi l'ancienne politique des rois de France.

Nous passâmes une partie de l'hiver à Darmstadt en fêtes, bals et galas. Les troupes du grand-duc étaient commandées par un respectable général, de Stoch. Il avait un fils de mon âge, lieutenant des gardes, charmant jeune homme avec lequel je me liai intimement et dont je reparlerai. Nous n'étions qu'à dix lieues de Francfort-sur-Mein; cette ville, encore libre, et que son commerce rendait immensément riche, était depuis longtemps le foyer de toutes les intrigues ourdies contre la France, et le point de départ de toutes les fausses nouvelles qui circulaient en Allemagne contre nous. Aussi, le lendemain de la bataille d'Austerlitz, et lorsque le bruit se répandit qu'il y avait eu un engagement dont on ne savait pas le résultat, les habitants de Francfort assuraient que les Russes étaient vainqueurs; plusieurs journaux poussèrent même la haine jusqu'à dire que les désastres de notre armée avaient été si grands que pas un seul Français n'en avait échappé!… L'Empereur, auquel on rendait compte de tout, dissimula jusqu'au moment où, prévoyant la possibilité d'une rupture avec la Prusse, il rapprocha insensiblement ses armées des frontières de ce royaume. Voulant alors punir l'impertinence des Francfortois, il ordonna au maréchal Augereau de quitter à l'improviste Darmstadt et d'aller s'établir avec tout son corps d'armée dans Francfort et sur son territoire.

L'ordre de l'Empereur portait que la ville devait, le jour de l'entrée de nos troupes, donner comme bienvenue un louis d'or à chaque soldat, deux aux caporaux, trois aux sergents, dix aux sous-lieutenants et ainsi de suite!… Les habitants devaient, en outre, loger, nourrir la troupe et payer pour frais de table, savoir: au maréchal six cents francs par jour, aux généraux de division quatre cents, aux généraux de brigade deux cents, aux colonels cent: le Sénat était tenu d'envoyer tous les mois un million de francs au Trésor impérial à Paris.

Les autorités de Francfort, épouvantées d'une contribution aussi exorbitante, coururent chez l'envoyé de France; mais celui-ci, auquel Napoléon avait donné des instructions, leur répondit: «Vous prétendiez que pas un seul Français n'avait échappé au fer des Russes; l'empereur Napoléon a donc voulu vous mettre à même de compter ceux dont se compose un seul corps de la grande armée: il y en a six autres d'égale force, et la garde viendra ensuite…» Cette réponse, rapportée aux habitants, les plongea dans la consternation, car, quelque immenses qu'aient été leurs richesses, ils eussent été ruinés si cet état de choses eût duré quelque temps. Mais le maréchal Augereau ayant fait appel à la clémence de l'Empereur en faveur des Francfortois, il reçut l'autorisation de faire ce qu'il voudrait, de sorte qu'il prit sur lui de ne garder dans la ville que son état-major et un seul bataillon: les autres troupes furent réparties dans les principautés voisines. Dès ce moment, la joie reparut, et les habitants, pour témoigner leur reconnaissance au maréchal Augereau, lui donnèrent un grand nombre de fêtes. J'étais logé chez un riche négociant nommé M. Chamot. Je passai près de huit mois chez lui, pendant lesquels il fut, ainsi que sa famille, plein d'attentions pour moi.

CHAPITRE XXVIII

Missions auprès de l'Empereur et du roi de Prusse.—Situation de la
Prusse.

Pendant que nous étions à Francfort, un accident très douloureux survenu à un officier du 7e corps me valut une double mission, dont la première partie fut très pénible, et la seconde fort agréable et même brillante.

À la suite d'une fièvre cérébrale, le lieutenant N…, du 7e chasseurs, tomba complètement en enfance; le maréchal Augereau me chargea de conduire ce pauvre jeune homme à Paris d'abord, auprès de Murat, qui s'y était toujours intéressé, et ensuite dans le Quercy, si celui-ci m'en priait. Comme je n'avais pas vu ma mère depuis mon départ pour la campagne d'Austerlitz, et la savais non loin de Saint-Céré, au château de Bras, que mon père avait acheté quelque temps avant sa mort, je reçus avec plaisir une mission qui, tout en me mettant à même de rendre service au maréchal Murat, me permettait d'aller passer quelques jours auprès de ma mère. Le maréchal me prêta une bonne calèche, et je pris la route de Paris. Mais la chaleur et l'insomnie exaltèrent tellement mon pauvre camarade que, passant de l'idiotisme à la fureur, il faillit me tuer d'un coup de clef de voiture. Je ne fis jamais un voyage plus désagréable. Enfin, j'arrivai à Paris et conduisis le lieutenant N… auprès de Murat, qui résidait pendant la belle saison au château de Neuilly. Le maréchal me pria d'achever la tâche que j'avais commencée et de conduire N… dans le Quercy. J'y consentis, dans l'espoir de revoir ma mère, tout en faisant observer que je ne pouvais partir que dans vingt-quatre heures, le maréchal Augereau m'ayant chargé de dépêches pour l'Empereur, que j'allai rejoindre à Rambouillet, où je me rendis officiellement le jour même.

J'ignore ce que contenaient les dépêches dont j'étais porteur, mais elles rendirent l'Empereur fort soucieux. Il manda M. de Talleyrand et partit avec lui pour Paris, où il m'ordonna de le suivre et de me présenter chez le maréchal Duroc le soir. J'obéis.

J'attendais depuis longtemps dans un des salons des Tuileries, lorsque le maréchal Duroc, sortant du cabinet de l'Empereur dont il laissa la porte entr'ouverte, ordonna de vive voix à un officier d'ordonnance de se préparer à partir en poste pour une longue mission. Mais Napoléon s'écria: «Duroc, c'est inutile, puisque nous avons ici Marbot qui va rejoindre Augereau; il poussera jusqu'à Berlin, dont Francfort est à moitié chemin.» En conséquence, le maréchal Duroc me prescrivit de me préparer à me rendre à Berlin avec les dépêches de l'Empereur. Cela me contraria, parce qu'il fallait renoncer à aller embrasser ma mère; mais force fut de me résigner. Je courus donc à Neuilly prévenir Murat. Quant à moi, croyant ma nouvelle mission très pressée, je retournai aux Tuileries; mais le maréchal Duroc me donna jusqu'au lendemain matin. J'y fus au lever de l'aurore, on me remit au soir; puis le soir au lendemain, et ainsi de suite pendant plus de huit jours.

Cependant, je prenais patience, parce que chaque fois que je me présentais, le maréchal Duroc ne me tenait qu'un instant, ce qui me permettait de courir dans Paris. Duroc m'avait remis une somme assez forte, destinée à renouveler mes uniformes tout à neuf, afin de paraître sur un bon pied devant le roi de Prusse, entre les mains duquel je devais remettre moi-même une lettre de l'Empereur. Vous voyez que Napoléon ne négligeait aucun détail, lorsqu'il s'agissait de relever le militaire français aux yeux des étrangers.

Je partis enfin, après avoir reçu les dépêches et les instructions de l'Empereur, qui me recommanda surtout de bien examiner les troupes prussiennes, leur tenue, leurs armes, leurs chevaux, etc… M. de Talleyrand me remit un paquet pour M. Laforest, ambassadeur de France à Berlin, chez lequel je devais descendre. Arrivé à Mayence, qui se trouvait alors faire partie du territoire français, j'appris que le maréchal Augereau était à Wiesbaden. Je m'y rendis et le surpris fort en lui disant que j'allais à Berlin par ordre de l'Empereur. Il m'en félicita et m'ordonna de continuer ma route. Je marchai nuit et jour par un temps superbe du mois de juillet, et arrivai à Berlin un peu fatigué. À cette époque, les routes de Prusse n'étant pas encore ferrées, on roulait presque toujours au pas sur un sable mouvant où les voitures, enfonçant profondément, soulevaient des nuages de poussière insupportables.

M. Laforest me reçut à merveille. Je logeai à l'ambassade et fus présenté au Roi et à la Reine, ainsi qu'aux princes et aux princesses. En recevant la lettre de l'Empereur, le roi de Prusse parut fort ému. C'était un grand et bel homme, dont la figure exprimait la bonté; mais il manquait de cette animation qui dénote un caractère ferme. La Reine était vraiment très belle; une seule chose la déparait: elle portait toujours une grosse cravate, afin, disait-on, de cacher un goître assez prononcé qui, à force d'être tourmenté par les médecins, s'était ouvert et répandait une matière purulente, surtout lorsque cette princesse dansait, ce qui était son divertissement de prédilection. Du reste, sa personne était remplie de grâce, et sa physionomie spirituelle et majestueuse exprimait une volonté ferme. Je fus reçu très gracieusement, et comme la réponse que je devais rapporter à l'Empereur se fit attendre plus d'un mois, tant il paraît qu'elle était difficile à faire, la Reine voulut bien m'inviter aux fêtes et bals qu'elle donna pendant mon séjour.

De tous les membres de la famille royale, celui qui me traita avec le plus de bonté, du moins en apparence, fut le prince Louis, neveu du Roi. On m'avait prévenu qu'il exécrait les Français et surtout leur empereur; mais comme il aimait passionnément l'état militaire, il me questionnait sans cesse sur le siège de Gênes, les batailles de Marengo et d'Austerlitz, ainsi que sur l'organisation de notre armée. Le prince Louis de Prusse était un homme superbe, et sous le rapport de l'esprit, des moyens et du caractère, c'était de tous les membres de la famille royale le seul qui eût quelque ressemblance avec le grand Frédéric. Je fis connaissance avec plusieurs personnes de la Cour, et surtout avec des officiers que je suivais tous les jours à la parade et aux manœuvres. Je passais donc mon temps fort agréablement à Berlin, où notre ambassadeur me comblait de prévenances; mais je finis par m'apercevoir qu'il voulait me faire jouer dans une affaire délicate un rôle qui ne pouvait me convenir, et je devins très réservé.

Mais examinons la position de la Prusse vis-à-vis de Napoléon. Les dépêches que j'apportais y avaient trait, ainsi que je l'ai su plus tard.

En acceptant de Napoléon le don de l'électorat du Hanovre, patrimoine de la famille régnante d'Angleterre, le cabinet de Berlin s'était aliéné non seulement le parti antifrançais, mais aussi presque toute la nation prussienne. L'amour-propre allemand se trouvait en effet blessé des succès remportés par les Français sur les Autrichiens, et la Prusse craignait aussi de voir son commerce ruiné par suite de la guerre que le cabinet de Londres venait de lui déclarer. La Reine et le prince Louis cherchaient à profiter de cette effervescence des esprits pour amener le Roi à faire la guerre à la France, en se joignant à la Russie, qui, bien qu'abandonnée par l'Autriche, espérait encore prendre sa revanche de la défaite d'Austerlitz. L'empereur Alexandre était encore entretenu dans ses projets contre la France par un Polonais, son aide de camp favori, le prince Czartoryski.

Cependant le parti antifrancais, qui s'augmentait tous les jours, n'avait encore pu déterminer le roi de Prusse à rompre avec Napoléon; mais se sentant appuyé par la Russie, ce parti redoubla d'efforts, et profita habilement des fautes que commit Napoléon en plaçant son frère Louis sur le trône de Hollande, et en se nommant lui-même protecteur de la Confédération du Rhin, acte qu'on présenta au roi de Prusse comme un acheminement au rétablissement de l'empire de Charlemagne. Napoléon voulait, disait-on, en finir, pour faire descendre tous les souverains d'Allemagne au rang de ses vassaux!… Ces assertions, fort exagérées, avaient néanmoins produit un grand changement dans l'esprit du Roi, dont la conduite avec la France devint dès lors tellement équivoque, qu'elle détermina Napoléon à lui écrire de sa main, et sans suivre la marche habituelle de la diplomatie, pour lui demander: «Êtes-vous pour ou contre moi?…» Tel était le sens de la lettre que j'avais remise au Roi. Son conseil, voulant gagner du temps pour compléter les armements, fit retarder la réponse, et ce fut la cause qui me retint si longtemps à Berlin.

Enfin, au mois d'août, une explosion générale eut lieu contre la France, et l'on vit la Reine, le prince Louis, la noblesse, l'armée, la population entière, demander la guerre à grands cris. Le Roi se laissa entraîner; mais comme, bien que décidé à rompre la paix, il conservait encore un faible espoir d'éviter les hostilités, il paraît que dans sa réponse à l'Empereur il s'engageait à désarmer, si celui-ci ramenait en France toutes les troupes qu'il avait en Allemagne, ce que Napoléon ne voulait faire que lorsque la Prusse aurait désarmé, de sorte que l'on tournait dans un cercle vicieux d'où l'on ne pouvait sortir que par la guerre.

Avant mon départ de Berlin, je fus témoin du délire auquel la haine de Napoléon porta la nation prussienne, ordinairement si calme. Les officiers que je connaissais n'osaient plus me parler ni me saluer; plusieurs Français furent insultés par la populace; enfin les gendarmes de la garde noble poussèrent la jactance jusqu'à venir aiguiser les lames de leurs sabres sur les degrés en pierre de l'hôtel de l'ambassadeur français!… Je repris en toute hâte la route de Paris, emportant avec moi de nombreux renseignements sur ce qui se passait en Prusse. En passant à Francfort, je trouvai le maréchal Augereau fort triste; il venait d'apprendre la mort de sa femme, bonne et excellente personne qu'il regretta beaucoup, et dont la perte fut sentie par tout l'état-major, car elle avait été excellente pour nous.

Arrivé à Paris, je remis à l'Empereur la réponse autographe du roi de Prusse. Après l'avoir lue, il me questionna sur ce que j'avais vu à Berlin. Lorsque je lui dis que les gendarmes de la garde étaient venus aiguiser leurs sabres sur l'escalier de l'ambassade de France, il porta vivement la main sur la poignée de son épée et s'écria avec indignation: «Les insolents fanfarons apprendront bientôt que nos armes sont en bon état!…»

Ma mission étant dès lors terminée, je retournai auprès du maréchal Augereau et passai tout le mois de septembre à Francfort, où nous nous préparâmes à la guerre en continuant à nous amuser le plus possible, car nous pensions que rien n'étant plus incertain que la vie des militaires, ils doivent s'empresser d'en jouir.

CHAPITRE XXIX

État de l'armée prussienne.—Marche sur Wurtzbourg.—Combat de Saalfeld et mort du prince Louis de Prusse.—Augereau et son ancien compagnon d'armes.—Retour à Iéna.—Épisode.

Cependant les différents corps de la grande armée se rapprochaient des rives du Mein. L'Empereur venait d'arriver à Wurtzbourg, et sa garde passait le Rhin. Les Prussiens, de leur côté, s'étant mis en marche et traversant la Saxe, avaient contraint l'Électeur à joindre ses troupes aux leurs; cette alliance forcée, et par conséquent peu sûre, était la seule que le roi de Prusse eût en Allemagne. Il attendait, il est vrai, les Russes; mais leur armée était encore en Pologne, derrière le Niémen, à plus de cent cinquante lieues des contrées où les destinées de la Prusse allaient être décidées.

On a peine à concevoir l'impéritie qui présida pendant sept ans aux décisions des cabinets des ennemis de la France. Nous avions vu, en 1805, les Autrichiens nous attaquer sur le Danube et se faire battre isolément à Ulm, au lieu d'attendre que les Russes les eussent rejoints, et que la Prusse se fût déclarée contre Napoléon. Voici, à présent, qu'en 1806, ces mêmes Prussiens qui, l'année d'avant, auraient pu empêcher la défaite des Austro-Russes en se joignant à eux, non seulement nous déclarent la guerre, lorsque nous sommes en paix avec le cabinet de Vienne, mais, imitant sa faute, nous attaquent sans attendre les Russes!… Enfin, trois ans après, en 1809, les Autrichiens renouvelèrent seuls la guerre contre Napoléon, au moment où celui-ci était en paix avec la Prusse et la Russie! Ce désaccord assura la victoire à la France. Malheureusement, il n'en fut pas de même en 1813, où nous fûmes écrasés par la coalition de nos ennemis.

Le roi de Prusse eut d'autant plus tort, en 1806, de se déclarer contre Napoléon avant l'arrivée des Russes, que ses troupes, bien que fort instruites, n'étaient pas en état de se mesurer avec les nôtres, tant leur composition et leur organisation étaient mauvaises. En effet, à cette époque, les capitaines prussiens étaient propriétaires de leur compagnie ou escadron: hommes, chevaux, armes, habillements, tout leur appartenait. C'était une espèce de ferme qu'ils louaient au gouvernement, moyennant un prix convenu. On conçoit que toutes les pertes étant à leur compte, les capitaines avaient un grand intérêt à ménager leur compagnie, tant dans les marches que sur les champs de bataille, et comme le nombre d'hommes qu'ils étaient tenus d'avoir était fixé, et qu'il n'existait pas de conscription, ils enrôlaient à prix d'argent d'abord les Prussiens qui se présentaient, ensuite tous les vagabonds de l'Europe que leurs enrôleurs embauchaient dans les États voisins. Mais cela ne suffisant pas, les recruteurs prussiens enlevaient de vive force un très grand nombre d'hommes, qui, devenus soldats malgré eux, étaient tenus de servir jusqu'à ce que l'âge les mît hors d'état de porter les armes; alors on leur délivrait un brevet de mendiant, car la Prusse n'était pas assez riche pour leur donner les Invalides ou la pension de retraite. Pendant la durée de leur service, ces soldats étaient encadrés entre de vrais Prussiens, dont le nombre devait être au moins de moitié de l'effectif de chaque compagnie, afin de prévenir les révoltes.

Pour maintenir une armée composée de parties aussi hétérogènes, il fallait une discipline de fer; aussi la plus légère faute était-elle punie par la bastonnade. De très nombreux sous-officiers, tous Prussiens, portaient constamment une canne, dont ils se servaient très souvent, et, selon l'expression admise, on comptait une canne pour sept hommes. La désertion du soldat étranger était irrémissiblement punie de mort. Vous figurez-vous l'affreuse position de ces étrangers, qui, s'étant engagés dans un moment d'ivresse, ou ayant été enlevés de force, se voyaient, loin de leur patrie et sous un ciel glacial, condamnés à être soldats prussiens, c'est-à-dire esclaves, pendant toute leur vie!… et quelle vie! À peine nourris, couchés sur la paille, n'ayant que des habits très légers, point de capotes, même dans les hivers les plus froids, et ne touchant qu'une solde insuffisante pour leurs besoins. Aussi n'attendaient-ils pas pour mendier qu'on leur en donnât l'autorisation en les renvoyant du service, car, lorsqu'ils n'étaient pas sous les yeux de leurs chefs, ils tendaient la main, et il m'est arrivé plusieurs fois, tant à Potsdam qu'à Berlin, de voir les grenadiers à la porte même du Roi me supplier de leur faire l'aumône!…

Les officiers prussiens étaient généralement instruits et servaient fort bien; mais la moitié d'entre eux, nés hors du royaume, étaient de pauvres gentilshommes de presque toutes les contrées de l'Europe qui, n'ayant pris du service que pour avoir de quoi vivre, manquaient de patriotisme et n'étaient nullement dévoués à la Prusse; aussi l'abandonnèrent-ils presque tous, lorsqu'elle fut dans l'adversité. Enfin, l'avancement n'ayant lieu que par ancienneté, la très grande majorité des officiers prussiens, vieux, cassés, se trouvaient hors d'état de supporter les fatigues de la guerre. C'était une armée ainsi composée et commandée qu'on allait opposer aux vainqueurs d'Italie, d'Égypte, de l'Allemagne et d'Austerlitz!… Il y avait folie! mais le cabinet de Berlin, abusé par les victoires que le grand Frédéric avait obtenues avec des troupes mercenaires, espérait qu'il en serait encore de même; il oubliait que les temps étaient bien changés!…

Le 6 octobre, le maréchal Augereau et le 7e corps quittèrent Francfort, pour se diriger, ainsi que toute la grande armée, vers les frontières de Saxe, déjà occupées par les Prussiens. L'automne était superbe; il gelait un peu pendant la nuit, mais le jour nous avions un soleil brillant. Mon petit équipage était bien organisé; j'avais pris un bon domestique de guerre, François Woirland, ancien soldat de la légion noire, vrai sacripant et grand maraudeur: mais ce sont là les meilleurs serviteurs en campagne; car avec eux on ne manque jamais de rien. J'avais trois excellents chevaux, de bonnes armes, un peu d'argent; je me portais très bien, je marchais donc gaiement au-devant des événements futurs!…

Nous nous dirigeâmes sur Aschaffenbourg, d'où nous gagnâmes Wurtzbourg. Nous y trouvâmes l'Empereur, qui fit défiler les troupes du 7e corps, dont l'enthousiasme était fort grand. Napoléon, qui possédait des notes sur tous les régiments, et qui savait en tirer très habilement parti pour flatter l'amour-propre de chacun d'eux, dit en voyant le 44e de ligne: «Vous êtes de tous les corps de mes armées celui où il y a le plus de chevrons; aussi vos trois bataillons comptent-ils à mes yeux pour six!…» Les soldats enthousiasmés répondirent: «Nous vous le prouverons devant l'ennemi!» Au 7e léger, presque tout composé d'hommes du bas Languedoc et des Pyrénées, l'Empereur dit: «Voilà les meilleurs marcheurs de l'armée; on n'en voit jamais un seul en arrière, surtout quand il faut joindre l'ennemi!» Puis il ajouta en riant: «Mais, pour vous rendre justice entière, je dois vous dire que vous êtes les plus criards et les plus maraudeurs de l'armée!—C'est vrai, c'est vrai!» répondirent les soldats, dont chacun avait un canard, une poule ou une oie sur son sac, abus qu'il fallait tolérer, car, comme je vous l'ai dit, les armées de Napoléon, une fois qu'elles étaient en campagne, ne recevaient de distributions que fort rarement, chacun vivant sur le pays comme il pouvait. Cette méthode présentait sans doute de graves inconvénients, mais elle avait un avantage immense, celui de nous permettre de pousser toujours en avant, sans être embarrassés de convois et de magasins, et ceci nous donnait une très grande supériorité sur les ennemis, dont tous les mouvements étaient subordonnés à la cuisson ou à l'arrivée du pain, ainsi qu'à la marche des troupeaux de bœufs, etc., etc.

De Wurtzbourg, le 7e corps se dirigea vers Cobourg, où le maréchal fut logé au palais du prince, dont toute la famille s'était éloignée à notre approche, excepté le célèbre feld-maréchal autrichien prince de Cobourg. Ce vieux guerrier, qui avait si longtemps combattu contre les Français, dont il appréciait le caractère, eut assez de confiance en eux pour les attendre. Cette confiance ne fut pas trompée, car le maréchal Augereau lui envoya une garde d'honneur, lui rendit avec empressement la visite qu'il en avait reçue, et prescrivit d'avoir les plus grands égards pour lui.

Nous n'étions plus éloignés des Prussiens, dont le Roi se trouvait à Erfurt. La Reine l'accompagnait et parcourait à cheval les rangs de l'armée, dont elle cherchait à exciter l'ardeur par sa présence. Napoléon, trouvant que ce rôle n'appartenait pas à une princesse, lança contre elle dans ses bulletins des observations fort blessantes. Les avant-gardes française et prussienne se rencontrèrent enfin le 9 octobre à Schleitz; il y eut sous les yeux de l'Empereur un petit combat, où les ennemis furent battus: c'était pour eux un début de mauvais augure.

Le même jour, le prince Louis se trouvait, avec un corps de dix mille hommes, posté à Saalfeld. Cette ville est située sur les rives de la Saale, au milieu d'une plaine à laquelle on arrive en traversant des montagnes fort abruptes. Les corps des maréchaux Lannes et Augereau s'avançant sur Saalfeld par ces montagnes, le prince Louis, puisqu'il voulait attendre les Français, aurait dû se placer dans cette contrée difficile et remplie de défilés étroits, où peu de troupes peuvent en arrêter de fort nombreuses; mais il négligea cet avantage, probablement par suite de la persuasion où il était que les troupes prussiennes valaient infiniment mieux que les troupes françaises. Il poussa même le mépris de toute précaution jusqu'à placer une partie de ses forces en avant d'un ruisseau marécageux, ce qui rendait leur retraite fort difficile en cas de revers. Le vieux général Muller, Suisse au service de la Prusse, que le Roi avait placé auprès de son neveu pour modérer sa fougue, ayant fait à celui-ci quelques observations à ce sujet, le prince Louis les reçut fort mal, en ajoutant que pour battre les Français il n'était pas besoin de prendre tant de précautions, et qu'il suffisait de tomber dessus dès qu'ils paraîtraient.

Ils parurent le 10 au matin, le corps du maréchal Lannes en première ligne, celui d'Augereau en seconde; mais ce dernier n'arriva pas à temps pour prendre part au combat. Sa présence était d'ailleurs inutile, les troupes du maréchal Lannes se trouvant plus que suffisantes. En attendant que son corps d'armée fût sorti du défilé, le maréchal Augereau, suivi de son état-major, se plaça sur un mamelon d'où nous dominions parfaitement la plaine et pouvions suivre de l'œil toutes les péripéties du combat.

Le prince Louis aurait encore pu faire retraite sur le corps prussien qui occupait Iéna; mais ayant été le premier instigateur de la guerre, il lui parut inconvenant de se retirer sans combattre. Il fut bien cruellement puni de sa témérité. Le maréchal Lannes, profitant habilement des hauteurs au bas desquelles le prince Louis avait si imprudemment déployé ses troupes, les fit d'abord mitrailler par son artillerie, et dès qu'il les eut ébranlées, il lança plusieurs masses d'infanterie qui, descendant rapidement des hauteurs, fondirent comme un torrent impétueux sur les bataillons prussiens et les enfoncèrent en un instant!… Le prince Louis, éperdu, et reconnaissant probablement sa faute, espéra la réparer en se mettant à la tête de sa cavalerie, avec laquelle il attaqua impétueusement les 9e et 10e de housards. Il obtint d'abord quelque succès; mais nos housards, ayant fait avec furie une nouvelle charge, rejetèrent la cavalerie prussienne dans les marais, tandis que leur infanterie fuyait en désordre devant la nôtre.

Au milieu de la mêlée, le prince Louis s'étant trouvé aux prises avec un sous-officier du 10e de housards, nommé Guindet, qui le sommait de se rendre, répondit par un coup du tranchant de son épée qui coupa la figure du Français; alors celui-ci, passant son sabre au travers du corps du prince, l'étendit raide mort!…

Après le combat et la déroute complète de l'ennemi, le corps du prince ayant été reconnu, le maréchal Lannes le fit honorablement porter au château de Saalfeld, où il fut remis à la famille princière de ce nom, alliée à la maison royale de Prusse, et chez laquelle le prince Louis avait passé la journée et la soirée précédentes à se réjouir de la prochaine arrivée des Français et même, dit-on, à donner un bal aux dames du lieu. À présent on le leur rapportait vaincu et mort!… Je vis le lendemain le corps du prince étendu sur une table de marbre; on avait fait disparaître toutes traces de sang; il était nu jusqu'à la ceinture, ayant encore sa culotte de peau et ses bottes, et paraissait dormir. Il était vraiment beau! Je ne pus m'empêcher de faire de tristes réflexions sur l'instabilité des choses humaines, en voyant ce qui restait de ce jeune homme, né sur les marches d'un trône, et naguère encore si aimé, si entouré et si puissant!… La nouvelle de la mort du prince Louis jeta la consternation dans l'armée ennemie, ainsi que dans toute la Prusse, dont il était adoré.

Le 7e corps passa la journée du 11 à Saalfeld. Nous allâmes le 12 à Neustadt et le 13 à Kala, où nous rencontrâmes quelques débris des troupes prussiennes battues devant Saalfeld. Le maréchal Augereau les ayant fait attaquer, elles opposèrent très peu de résistance et mirent bas les armes. Parmi les prisonniers se trouvait le régiment du prince Henri, dans lequel Augereau avait été jadis soldat, et comme, à moins d'être d'une haute naissance, il était fort difficile de devenir officier supérieur en Prusse, et que les sergents ne parvenaient jamais au grade de sous-lieutenant, cette compagnie avait encore le même capitaine et le même sergent-major!… Remis, par la bizarrerie du destin, en présence de son ancien soldat devenu maréchal et illustré par de hauts faits d'armes, le capitaine prussien, qui reconnut parfaitement Augereau, se conduisit en homme d'esprit, et parla constamment au maréchal comme s'il ne l'avait jamais vu. Celui-ci l'invita à dîner, le fit asseoir auprès de lui, et sachant que les bagages de cet officier avaient été pris, il lui prêta tout l'argent dont il avait besoin, et lui donna des lettres de recommandation pour la France. Quelles réflexions dut faire ce capitaine! Mais aucune expression ne pourrait peindre le saisissement du vieux sergent-major prussien, en voyant son ancien soldat couvert de décorations, entouré d'un nombreux état-major et commandant un corps d'armée! Tout cela lui paraissait un rêve! Le maréchal fut plus expansif avec cet homme qu'il ne l'avait été avec le capitaine; appelant le sergent par son nom, il lui tendit la main et lui fit donner vingt-cinq louis pour lui et deux pour chacun des soldats qui se trouvaient dans la compagnie à l'époque où il en faisait partie, et qui y étaient encore. Nous trouvâmes cela de fort bon goût.

Le maréchal comptait coucher à Kala, qui n'est qu'à trois lieues d'Iéna, lorsque, à la tombée de la nuit, le 7e corps reçut l'ordre de se rendre sur-le-champ dans cette dernière ville, où l'Empereur venait d'entrer sans coup férir à la tête de sa garde et des troupes du maréchal Lannes.

Les Prussiens avaient abandonné Iéna en silence, mais quelques chandelles oubliées par eux dans les écuries y avaient probablement mis le feu, et l'incendie, se propageant, dévorait une partie de cette malheureuse cité, lorsque le corps du maréchal Augereau y entra vers minuit. C'était un triste spectacle que de voir les habitants, les femmes et les vieillards à demi nus, emportant leurs enfants et cherchant à se soustraire par la fuite au fléau destructeur, tandis que nos soldats, retenus dans les rangs par le devoir et le voisinage de l'ennemi, restaient impassibles, l'arme au bras, comme des gens qui comptent l'incendie pour peu de chose, en comparaison des dangers auxquels ils vont être exposés sous peu.

Le quartier de la ville par lequel les Français arrivaient n'était point incendié, les troupes pouvaient circuler facilement, et pendant qu'elles se massaient sur les places et les grandes rues, le maréchal s'établit avec son état-major dans un hôtel d'assez belle apparence. J'y rentrais en revenant de porter un ordre, lorsque des cris perçants se firent entendre dans une maison voisine dont une porte était ouverte. J'y monte à la hâte, et guidé par les cris, je pénètre dans un bel appartement, où j'aperçois deux charmantes filles de dix-huit à vingt ans, en chemise, se débattant contre les entreprises de quatre ou cinq soldats de Hesse-Darmstadt, faisant partie des régiments que le landgrave avait joints aux troupes françaises du 7e corps. Bien que ces hommes, pris de vin, n'entendissent pas un mot de français, et moi fort peu d'allemand, ma présence, mes menaces, leur en imposèrent, et l'habitude d'être bâtonnés par leurs officiers leur fit même recevoir sans mot dire les coups de pied et les horions que, dans mon indignation, je leur distribuai largement, en les jetant au bas de l'escalier; en quoi je fus peut-être imprudent, car, au milieu de la nuit, et dans une ville où régnait un affreux tumulte, seul, en face de ces hommes, je m'exposais à me faire tuer par eux; mais ils s'enfuirent, et je plaçai dans une salle basse un peloton de l'escorte du maréchal.

Remonté dans l'appartement où les deux jeunes demoiselles s'étaient vêtues à la hâte, je reçus l'expression de leur chaleureuse reconnaissance. Elles étaient filles d'un professeur de l'Université, qui, s'étant porté avec sa femme et ses domestiques au secours de l'une de leurs sœurs récemment accouchée, dans le quartier incendié, les avait laissées seules, quand les soldats hessois se présentèrent. L'une de ces jeunes filles me dit avec exaltation «Vous marchez au combat au moment où vous venez de nous sauver l'honneur; Dieu vous en récompensera, soyez certain qu'il ne vous arrivera rien de fâcheux!…» Le père et la mère, qui rentraient au même instant, en rapportant la nouvelle accouchée et son enfant, furent d'abord fort surpris de me trouver là; mais dès qu'ils connurent le motif de ma présence, ils me comblèrent aussi de bénédictions. Je m'arrachai aux remerciements de cette famille reconnaissante, pour me rendre auprès du maréchal Augereau qui se reposait dans l'hôtel voisin en attendant les ordres de l'Empereur.

CHAPITRE XXX

Iéna.—Le curé d'Iéna.—Auerstædt.—Conduite de Bernadotte.—Entrée à
Berlin.

La ville d'Iéna est dominée par une hauteur, nommée le Landgrafenberg, au bas de laquelle coule la Saale; les abords du côté d'Iéna sont très escarpés, et il n'existait alors qu'une seule route, celle de Weimar, par Mühlthal, défilé long et difficile, dont le débouché, couvert par un petit bois, était gardé par les troupes saxonnes alliées des Prussiens. Une partie de l'armée prussienne était en ligne, en arrière, à une portée de canon. L'Empereur, n'ayant que ce seul passage pour arriver sur les ennemis, s'attendait à éprouver de grandes pertes en l'attaquant de vive force, car il ne paraissait pas possible de le tourner. Mais l'heureuse étoile de Napoléon, qui le guidait encore, lui fournit un moyen inespéré, dont je ne sache pas qu'aucun historien ait parlé, mais dont j'atteste l'exactitude.

Nous avons vu que le roi de Prusse avait contraint l'électeur de Saxe à joindre ses troupes aux siennes. Le peuple saxon se voyait à regret engagé dans une guerre qui ne pouvait lui procurer aucun avantage futur et qui, pour le présent, portait la désolation dans son pays, théâtre des hostilités. Les Prussiens étaient donc détestés en Saxe, et Iéna, ville saxonne, partageait ce sentiment de réprobation. Exalté par l'incendie qui la dévorait en ce moment, un prêtre de cette ville, qui considérait les Prussiens comme les ennemis de son roi et de sa patrie, crut pouvoir donner à Napoléon le moyen de les chasser de son pays, en lui indiquant un petit sentier par lequel des fantassins pouvaient gravir la rampe escarpée du Landgrafenberg. Il y conduisit donc un peloton de voltigeurs et des officiers de l'état-major. Les Prussiens, croyant ce passage impraticable, avaient négligé de le garder. Mais Napoléon en jugea différemment, et, sur le rapport que lui en firent les officiers, il y monta lui-même, accompagné du maréchal Lannes, et dirigé par le curé saxon. L'Empereur ayant reconnu qu'il existait entre le haut du sentier et la plaine qu'occupait l'ennemi, un petit plateau rocailleux, résolut d'en faire le point de réunion d'une partie de ses troupes, qui déboucheraient de là comme d'une citadelle pour attaquer les Prussiens.

L'entreprise eût été d'une difficulté insurmontable pour tout autre que pour Napoléon, commandant à des Français; mais lui, faisant prendre sur-le-champ quatre mille outils de pionniers dans les caissons du génie et de l'artillerie, ordonna que tous les bataillons travailleraient à tour de rôle, pendant une heure, à élargir et adoucir le sentier, et lorsque chacun d'eux aurait fini sa tâche, il irait se former en silence sur le Landgrafenberg, pendant qu'un autre le remplacerait. Les travaux étaient éclairés par des torches, dont la lueur se confondait aux yeux de l'ennemi avec celle de l'incendie d'Iéna. Les nuits étant fort longues à cette époque de l'année, nous eûmes le temps de rendre cette rampe accessible non seulement aux colonnes d'infanterie, mais encore aux caissons et à l'artillerie, de sorte que, avant le jour, les corps des maréchaux Lannes, Soult, et la première division d'Augereau, ainsi que la garde à pied, se trouvèrent massés sur le Landgrafenberg. Jamais l'expression massée ne fut plus exacte, car la poitrine des hommes de chaque régiment touchait presque le dos des soldats placés devant eux. Mais les troupes étaient si bien disciplinées que, malgré l'obscurité et l'entassement de plus de quarante mille hommes sur cet étroit plateau, il n'y eut pas le moindre désordre, et bien que les ennemis qui occupaient Cospoda et Closevitz ne fussent qu'à une demi-portée de canon, ils ne s'aperçurent de rien!

Le 14 octobre au matin, un épais brouillard couvrait la campagne, ce qui favorisa nos mouvements. La deuxième division d'Augereau, faisant une fausse attaque, s'avança d'Iéna par le Mühlthal sur la route de Weimar. Comme c'était le seul point par lequel l'ennemi crût qu'il nous fût possible de sortir d'Iéna, il y avait établi des forces considérables; mais, pendant qu'il se préparait à défendre vigoureusement ce défilé, l'empereur Napoléon, faisant déboucher du Landgrafenberg les troupes qu'il y avait agglomérées pendant la nuit, les rangea en bataille dans la plaine. Les premiers coups de canon et une brise légère ayant dissipé le brouillard, auquel succéda le plus brillant soleil, les Prussiens furent vraiment stupéfaits en voyant les lignes de l'armée française déployées en face d'eux et s'avançant pour les combattre!… Ils ne pouvaient comprendre comment nous étions arrivés sur le plateau, lorsqu'ils nous croyaient au fond de la vallée d'Iéna, sans avoir d'autre moyen de venir à eux que la route de Weimar, qu'ils gardaient si bien. En un instant, la bataille s'engage, et les premières lignes des Prussiens et des Saxons, commandées par le prince de Hohenlohe, se trouvent forcées de reculer. Leurs réserves avançaient, mais, de notre côté, nous reçûmes un puissant renfort. Le corps du maréchal Ney et la cavalerie de Murat, retardés dans les défilés, débouchèrent dans la plaine et prirent part à l'action. Cependant, un corps d'armée prussien, commandé par le général Ruchel, arrêta un moment nos colonnes; mais, chargé par la cavalerie française, il fut presque entièrement détruit, et le général Ruchel tué.

La 1re division du maréchal Augereau, en débouchant du Landgrafenberg dans la plaine, se réunit à la 2e, arrivant par le Mühlthal, et le corps d'armée longeant la route d'Iéna à Weimar s'empara d'abord de Cospoda, et puis du bois d'Iserstædt, tandis que le maréchal Lannes prenait Viersehn-Heilingen et le maréchal Soult Hermstædt.

L'infanterie prussienne, dont j'ai déjà fait connaître la mauvaise composition, se battit fort mal, et la cavalerie ne fit guère mieux. On la vit à plusieurs reprises s'avancer à grands cris sur nos bataillons; mais, intimidée par leur attitude calme, elle n'osa jamais charger à fond; arrivée à cinquante pas de notre ligne, elle faisait honteusement demi-tour au milieu d'une grêle de balles et des huées de nos soldats.

Les Saxons combattaient avec courage: ils résistèrent longtemps au corps du maréchal Augereau, et ce ne fut qu'après la retraite des troupes prussiennes que, s'étant formés en deux grands carrés, ils commencèrent leur retraite, tout en continuant à tirer. Le maréchal Augereau, admirant le courage des Saxons, et voulant ménager le sang de ces braves gens, venait d'envoyer un parlementaire pour les engager à se rendre, puisqu'ils n'avaient plus d'espoir d'être secourus, lorsque le prince Murat, arrivant avec sa cavalerie, lança les cuirassiers et les dragons, qui, chargeant à outrance sur les carrés saxons, les enfoncèrent et les contraignirent à mettre bas les armes; mais, le lendemain, l'Empereur les rendit à la liberté et les remit à leur souverain, avec lequel il ne tarda pas à faire la paix.

Tous les corps prussiens qui avaient combattu devant Iéna se retiraient dans une déroute complète sur la route de Weimar, aux portes de laquelle les fuyards, leur artillerie et leurs bagages étaient accumulés, lorsque apparurent tout à coup les escadrons de la cavalerie française!… À leur aspect, la terreur se répand dans la cohue prussienne; tout fuit dans le plus grand désordre, laissant en notre pouvoir un grand nombre de prisonniers, de drapeaux, de canons et de bagages.

La ville de Weimar, surnommée la nouvelle Athènes, était habitée à cette époque par un grand nombre de savants, d'artistes et de littérateurs distingués, qui s'y réunissaient de toutes les parties de l'Allemagne, sous le patronage du duc régnant, protecteur éclairé des sciences et des arts. Le bruit du canon, le passage des fuyards, l'entrée des vainqueurs émurent vivement cette paisible et studieuse population. Mais les maréchaux Lannes et Soult maintinrent le plus grand ordre, et, sauf la fourniture des vivres nécessaires à la troupe, la ville n'eut à souffrir d'aucun excès. Le prince de Weimar servait dans l'armée prussienne; son palais, dans lequel se trouvait la princesse son épouse, fut néanmoins respecté, et aucun des maréchaux ne voulut y loger.

Le quartier du maréchal Augereau fut établi aux portes de la ville, dans la maison du chef des jardins du prince. Tous les employés de cet établissement ayant pris la fuite, l'état-major, ne trouvant rien à manger, fut réduit à souper avec des ananas et des prunes de serre chaude! C'était par trop léger pour des gens qui, n'ayant rien pris depuis vingt-quatre heures, avaient passé la nuit-précédente sur pied, et toute la journée à combattre!… Mais nous étions vainqueurs, et ce mot magique fait supporter toutes les privations!…

L'Empereur retourna coucher à Iéna, où il apprit un succès non moins grand que celui qu'il venait de remporter lui-même. La bataille d'Iéna eut cela d'extraordinaire qu'elle fut double, si je puis m'exprimer ainsi, car ni l'armée française, ni celle de Prusse ne se trouvaient réunies devant Iéna. Chacune d'elles, séparée en deux parties, livra deux batailles différentes. En effet, pendant que l'Empereur débouchant d'Iéna à la tête des corps d'Augereau, de Lannes, de Soult, de Ney, de sa garde et de la cavalerie de Murat, battait, ainsi que je viens de l'expliquer, les corps prussiens du prince de Hohenlohe et du général Ruchel, le roi de Prusse, à la tête de son armée principale, commandée par le célèbre prince de Brunswick, les maréchaux Mollendorf et Kalkreuth, se rendant de Weimar à Naumbourg, avait couché au village d'Auerstædt, non loin des corps français de Bernadotte et de Davout, qui se trouvaient dans les villages de Naumbourg et alentour. Pour aller rejoindre l'Empereur du côté d'Apolda, dans les plaines au delà d'Iéna, Bernadotte et Davout devaient passer la Saale en avant de Naumbourg et traverser le défilé étroit et montueux de Kösen.

Bien que Davout pensât que le roi de Prusse et le gros de son armée étaient devant l'Empereur et ne les crût pas si près de lui à Auerstædt, ce guerrier vigilant s'empara la nuit du défilé de Kösen et de ses rampes escarpées, que le roi de Prusse et ses maréchaux avaient négligé de faire occuper, imitant en cela la faute qu'avait commise devant Iéna le prince de Holenlohe, en ne faisant pas garder le Landgrafenberg.

Les troupes de Bernadotte et de Davout réunies ne s'élevaient qu'à quarante-quatre mille hommes, tandis que le roi de Prusse en avait quatre-vingt mille à Auerstædt.

Dès le point du jour du 14, les deux maréchaux français connurent quelles forces supérieures ils allaient combattre; tout leur faisait donc un devoir d'agir avec ensemble. Davout, en comprenant la nécessité, déclara qu'il se placerait volontiers sous les ordres de Bernadotte; mais celui-ci, comptant pour rien les lauriers partagés, et ne sachant pas se sacrifier aux intérêts de son pays, voulut agir seul, et sous prétexte que l'Empereur lui avait ordonné de se trouver le 13 à Dornbourg, il voulut s'y rendre le 14, bien que Napoléon lui écrivît dans la nuit que si par hasard il était encore à Naumbourg, il devait y rester et soutenir Davout. Bernadotte, ne trouvant pas cette mission assez belle, laissa au maréchal Davout le soin de se défendre comme il le pourrait; puis, longeant la Saale, il se rendit à Dornbourg, et bien qu'il n'y trouvât pas un seul ennemi, et que du haut des positions qu'il occupait il vît le terrible combat soutenu à deux lieues de là par l'intrépide Davout, Bernadotte ordonna à ses divisions d'établir leurs bivouacs et de faire tranquillement la soupe!… En vain les généraux qui l'entouraient lui reprochèrent-ils son inaction coupable, il ne voulut pas bouger!… De sorte que le général Davout, n'ayant avec lui que les vingt-cinq mille hommes dont se composaient les divisions Friant, Morand et Gudin, résista avec ces braves à près de quatre-vingt mille Prussiens, animés par la présence de leur roi!…

Les Français, en sortant du défilé de Kösen, s'étaient formés près du village de Hassenhausen; ce fut vraiment sur ce point que la bataille eut lieu, car l'Empereur était dans l'erreur lorsqu'il croyait avoir devant lui à Iéna le Roi et le gros de l'armée prussienne. Le combat que soutinrent les troupes de Davout fut un des plus terribles de nos annales, car ses divisions, après avoir victorieusement résisté à toutes les attaques des fantassins ennemis, se formèrent en carrés, repoussèrent les charges nombreuses de la cavalerie et, non contentes de cela, marchèrent en avant avec une telle résolution, que les Prussiens reculèrent sur tous les points, laissant le terrain couvert de cadavres et de blessés. Le prince de Brunswick et le général Schmettau furent tués, le maréchal Mollendorf grièvement blessé et fait prisonnier. Le roi de Prusse et ses troupes exécutèrent d'abord leur retraite en assez bon ordre sur Weimar, espérant s'y rallier derrière le corps du prince de Hohenlohe et du général Ruchel qu'ils supposaient vainqueurs, tandis que ceux-ci, vaincus par Napoléon, allaient de leur côté chercher un appui auprès des troupes que dirigeait le Roi. Ces deux énormes masses de soldats vaincus et démoralisés s'étant rencontrées sur la route d'Erfurt, il suffit de l'apparition de quelques régiments français pour les jeter dans la plus grande confusion. La déroute fut complète!… Ainsi fut punie la jactance des officiers prussiens. Les résultats de cette victoire furent incalculables et nous rendirent maîtres de presque toute la Prusse.

L'Empereur témoigna sa haute satisfaction au maréchal Davout, ainsi qu'aux divisions Morand, Friant et Gudin, par un ordre du jour qui fut lu à toutes les compagnies et même dans toutes les ambulances des blessés. L'année suivante, Napoléon nomma Davout duc d'Auerstædt, bien qu'il se fût moins battu dans ce village que dans celui de Hassenhausen; mais le roi de Prusse avait eu son quartier général à Auerstædt, et les ennemis en avaient donné le nom à la bataille que les Français nomment Iéna. L'armée s'attendait à voir Bernadotte sévèrement puni, mais il en fut quitte pour une verte réprimande, l'Empereur craignant d'affliger son frère Joseph, dont Bernadotte avait épousé la belle-sœur, Mlle Clary. Nous verrons plus tard comment l'attitude de Bernadotte, au jour de la bataille d'Auerstædt, lui servit en quelque sorte de premier échelon pour monter au trône de Suède.

Je ne fus point blessé à Iéna, mais j'éprouvai une mystification dont le souvenir excite encore ma colère après quarante ans… Au moment où le corps d'Augereau attaquait les Saxons, ce maréchal m'envoya porter au général Durosnel, commandant une brigade de chasseurs, l'ordre de charger sur la cavalerie ennemie. Je devais conduire cette brigade par un chemin que j'avais déjà reconnu. Je cours me mettre en tête de nos chasseurs qui s'élancent sur les escadrons saxons: ceux-ci résistent bravement; il y eut une mêlée, mais enfin nos adversaires furent contraints de se retirer avec perte. Je me trouvai vers la fin du combat en face d'un officier de housards vêtu de blanc et appartenant au régiment du prince Albert de Saxe. Je lui appuie sur le corps la pointe de mon sabre en le sommant de se rendre, ce qu'il fait en me remettant son arme. Le combat fini, j'ai la générosité de la lui rendre, ainsi que cela se pratique en pareil cas entre officiers, et j'ajoute que bien que son cheval m'appartienne d'après les lois de la guerre, je ne veux pas l'en priver. Il me remercie beaucoup de ce bon traitement, et me suit dans la direction que je prends pour retourner auprès du maréchal, auquel je me faisais une fête de ramener mon prisonnier. Mais dès que nous fûmes à cinq cents pas des chasseurs français, le maudit officier saxon, qui était à ma gauche, dégainant son sabre, fend l'épaule de mon cheval et allait me frapper, si je ne me fusse jeté sur lui, bien que n'ayant pas mon sabre à la main. Mais nos corps se touchant, il n'avait plus assez d'espace pour que son bras pût diriger sa lame contre moi; ce que voyant, il me prend par mon épaulette, car j'étais en habit ce jour-là, et tirant avec force, il me fait perdre l'équilibre. Ma selle tourne sous le ventre du cheval, et me voilà une jambe en l'air et la tête en bas, pendant que le Saxon, s'éloignant au triple galop, va rejoindre les débris de l'armée ennemie. J'étais furieux, tant de la position dans laquelle je me trouvais que de l'ingratitude dont cet étranger payait mes bons procédés; aussi, dès que l'armée saxonne fut prisonnière, j'allai chercher mon officier de housards afin de lui administrer une bonne leçon; mais il avait disparu!…

J'ai dit que notre nouvel allié, le grand-duc de Hesse-Darmstadt, avait réuni ses troupes à celles de l'Empereur. Cette brigade, attachée au 7e corps, avait des uniformes absolument pareils à celui des Prussiens; aussi plusieurs Hessois furent-ils blessés ou tués pendant l'action. Le jeune lieutenant de Stoch, mon ami, était sur le point d'avoir le même sort, et déjà nos housards s'étaient emparés de lui, lorsque, m'ayant reconnu, il m'appela, et je le fis relâcher.

L'Empereur combla de bienfaits le curé d'Iéna, et l'électeur de Saxe, devenu roi, par suite des victoires de Napoléon son nouvel allié, récompensa aussi ce prêtre, qui vécut fort tranquillement jusqu'en 1814, époque à laquelle il se réfugia en France pour échapper à la vengeance des Prussiens. Ceux-ci l'y firent enlever et l'enfermèrent dans une forteresse où il passa deux ou trois ans. Enfin le roi de Saxe ayant intercédé en faveur du curé auprès de Louis XVIII, celui-ci réclama le prêtre comme ayant été arrêté sans autorisation, et les Prussiens ayant consenti à le relâcher, il vint s'établir à Paris.

L'Empereur, victorieux à Iéna, ayant ordonné de poursuivre les ennemis dans toutes les directions, nos colonnes firent un nombre infini de prisonniers. Le roi de Prusse ne parvint qu'à grand'peine à gagner Magdebourg, puis Berlin, et l'on prétend même que la Reine fut sur le point de tomber au pouvoir des coureurs de notre avant-garde.

Le corps d'Augereau passa l'Elbe auprès de Dessau. Il serait trop long de raconter les désastres de l'armée prussienne; il suffit de dire que des troupes qui avaient marché contre les Français, pas un bataillon ne parvint à s'échapper; ils furent tous pris avant la fin du mois. Les forteresses de Torgau, Erfurt et Wittemberg ouvrirent leurs portes aux vainqueurs, qui, franchissant l'Elbe sur plusieurs points, se dirigèrent vers Berlin. Napoléon s'étant arrêté à Potsdam, y visita le tombeau du grand Frédéric; puis il se rendit à Berlin, où, contre son habitude, il voulut faire une entrée triomphale. Le corps du maréchal Davout marchait en tête du cortège; cet honneur lui était bien dû, car il avait plus combattu que les autres. Venait ensuite le corps d'Augereau, puis la garde.

CHAPITRE XXXI

Déroute et démoralisation des Prussiens.—Origine de la fortune des Rothschild et de la situation de Bernadotte.—J'accompagne Duroc auprès du roi de Prusse, à Graudentz.—Épisode.—L'armée sur la Vistule.

En revoyant Berlin, que j'avais laissé naguère si brillant, je ne pus me défendre d'une impression pénible… Cette population si pleine de jactance était maintenant morne, abattue et plongée dans l'affliction, car les Prussiens ont beaucoup de patriotisme. Ils se sentaient humiliés par la défaite de leur armée et l'occupation de leur pays par les Français; d'ailleurs, presque toutes les familles avaient à pleurer un parent, un ami, tué ou pris dans les combats. Je compatissais à cette juste douleur, mais j'avoue que j'éprouvai un sentiment tout opposé lorsque je vis entrer à Berlin, comme prisonnier de guerre, marchant tristement à pied et désarmé, le régiment des gendarmes nobles, ces mêmes jeunes officiers si arrogants, qui avaient poussé l'insolence jusqu'à venir aiguiser leurs sabres sur les degrés de l'ambassade de France!… Rien ne saurait dépeindre leur état d'abattement et d'humiliation, en se voyant vaincus par ces mêmes Français qu'ils s'étaient vantés de faire fuir par leur seule présence!… Les gendarmes avaient demandé qu'on leur fît faire le tour de Berlin sans y entrer, parce qu'il leur était pénible de défiler comme prisonniers de guerre dans cette ville où ils étaient si connus, et dont les habitants avaient été témoins de leurs fanfaronnades; mais ce fut précisément pour cela que l'Empereur ordonna de les y faire passer entre deux lignes de soldats français, qui les dirigèrent par la rue dans laquelle se trouvait l'ambassade de France. Les habitants de Berlin ne désapprouvèrent pas cette petite vengeance de Napoléon, car ils en voulaient beaucoup aux gendarmes nobles, qu'ils accusaient d'avoir poussé le Roi à nous faire la guerre.

Le maréchal Augereau fut logé hors de la ville, au château de Bellevue, appartenant au prince Ferdinand, le seul des frères du grand Frédéric qui vécût encore. Ce respectable vieillard, père du prince Louis, tué naguère à Saalfeld, était plongé dans une douleur d'autant plus sincère, que contrairement à l'avis de toute la cour, et surtout du fils qu'il pleurait, il s'était fortement opposé à la guerre, en prédisant les malheurs qu'elle attirerait sur la Prusse. Le maréchal Augereau crut devoir faire visite au prince Ferdinand, qui s'était retiré dans un palais de la ville; il en fut parfaitement reçu. Ce malheureux père dit au maréchal qu'on venait de l'informer que son fils cadet, le prince Auguste, le seul qui lui restât, se trouvait aux portes de la ville dans une colonne de prisonniers, et qu'il désirait bien l'embrasser avant qu'on le dirigeât vers la France. Comme son grand âge l'empêchait de se rendre auprès de son fils, le maréchal, certain de ne pas être désapprouvé par l'Empereur, me fit sur-le-champ monter à cheval, avec ordre d'aller chercher le prince Auguste et de le ramener avec moi, ce qui fut exécuté à l'instant.

L'arrivée de ce jeune prince donna lieu à une scène des plus touchantes. Son vénérable père et sa vieille mère ne pouvaient se lasser d'embrasser ce fils, qui leur rappelait la perte de l'autre!… Pour consoler cette famille autant que cela dépendait de lui, le bon maréchal Augereau se rendit chez l'Empereur et revint avec l'autorisation de laisser le jeune prince prisonnier sur parole au sein de sa famille, faveur à laquelle le prince Ferdinand fut infiniment sensible.

La victoire d'Iéna avait eu des résultats immenses. La démoralisation la plus complète avait gagné non seulement les troupes qui tenaient la campagne, mais aussi les garnisons des places fortes. Magdebourg se rendit sans même essayer de se défendre; Spandau fit de même; Stettin ouvrit ses portes à une division de cavalerie, et le gouverneur de Custrin envoya des bateaux en deçà de l'Oder, pour porter dans cette place les troupes françaises, qui sans cela n'auraient pu s'en emparer qu'après plusieurs mois de siège!… On apprenait tous les jours la capitulation de quelque corps d'armée ou la reddition de quelque place. L'organisation vicieuse des troupes prussiennes se fit alors sentir plus que jamais: les soldats étrangers, principalement ceux enrôlés par force, saisissant l'occasion de recouvrer la liberté, désertaient en masse ou restaient en arrière pour se rendre aux Français.

Aux conquêtes faites sur les Prussiens, Napoléon ajouta la confiscation des États de l'électeur de Hesse-Cassel, dont la duplicité méritait cette punition. En effet, ce prince, sommé quelque temps avant la guerre de se déclarer pour la Prusse ou pour la France, les avait bercées toutes les deux de promesses, en réservant de se ranger du côté du vainqueur. Souverain avide, l'Électeur avait formé un grand trésor, en vendant ses propres sujets aux Anglais, qui les employaient à combattre les Américains pendant les guerres de l'Indépendance, où il en périt un fort grand nombre. Mauvais parent, il avait offert de joindre ses troupes à celles des Français, à condition que l'Empereur lui donnerait leurs États. Aussi personne ne regretta l'Électeur, dont le départ précipité donna lieu à un fait remarquable, encore peu connu.

Obligé de quitter Cassel à la hâte pour se réfugier en Angleterre, l'électeur de Hesse, qui passait pour le plus riche capitaliste d'Europe, ne pouvant emporter la totalité de son trésor, fit venir un Juif francfortois, nommé Rothschild, banquier de troisième ordre et peu marquant, mais connu pour la scrupuleuse régularité avec laquelle il pratiquait sa religion, ce qui détermina l'Électeur à lui confier quinze millions en espèces. Les intérêts de cet argent devaient appartenir du banquier, qui ne serait tenu qu'à rendre le capital.

Le palais de Cassel ayant été occupé par nos troupes, les agents du Trésor français y saisirent des valeurs considérables, surtout en tableaux; mais on n'y trouva pas d'argent monnayé. Il paraissait cependant impossible que, dans sa fuite précipitée, l'Électeur eût enlevé la totalité de son immense fortune. Or, comme, d'après ce qu'on était convenu d'appeler les lois de la guerre, les capitaux et les revenus des valeurs trouvées en pays ennemi appartiennent de droit au vainqueur, on voulut savoir ce qu'était devenu le trésor de Cassel. Les informations prises à ce sujet ayant fait connaître qu'avant son départ l'Électeur avait passé une journée entière avec le Juif Rothschild, une commission impériale se rendit chez celui-ci, dont la caisse et les registres furent minutieusement examinés. Mais ce fut en vain; on ne trouva aucune trace du dépôt fait par l'Électeur. Les menaces et l'intimidation n'eurent aucun succès, de sorte que la commission, bien persuadée qu'aucun intérêt mondain ne déterminerait un homme aussi religieux que Rothschild à se parjurer, voulut lui déférer le serment. Il refusa de le prêter. Il fut question de l'arrêter, mais l'Empereur s'opposa à cet acte de violence, le jugeant inefficace. On eut alors recours à un moyen fort peu honorable. Ne pouvant vaincre la résistance du banquier, on espéra le gagner par l'appât du gain. On lui proposa de lui laisser la moitié du trésor s'il voulait livrer l'autre à l'administration française; celle-ci lui donnerait un récépissé de la totalité, accompagné d'un acte de saisie, prouvant qu'il n'avait fait que céder à la force, ce qui le mettrait à l'abri de toute réclamation; mais la probité du Juif fit encore repousser ce moyen, et, de guerre lasse, on le laissa en repos.

Les quinze millions restèrent donc entre les mains de Rothschild depuis 1806 jusqu'à la chute de l'Empire, en 1814. À cette époque, l'Électeur étant rentré dans ses États, le banquier francfortois lui rendit exactement le dépôt qu'il lui avait confié. Vous figurez-vous quelle somme considérable avait dû produire dans un laps de temps de huit années un capital de quinze millions, entre les mains d'un banquier juif et francfortois?… Aussi est-ce de cette époque que date l'opulence de la maison des frères Rothschild, qui durent ainsi à la probité de leur père la haute position financière qu'ils occupent aujourd'hui dans tous les pays civilisés.

Mais il faut reprendre le récit que cet épisode avait suspendu.

L'Empereur, logé au palais de Berlin, passait tous les jours en revue les troupes qui arrivaient successivement dans cette ville, pour marcher de là sur l'Oder à la poursuite des ennemis. Ce fut pendant le séjour de Napoléon dans la capitale de la Prusse qu'il accomplit le beau trait de magnanimité si connu, en accordant à la princesse de Hatzfeld la grâce de son mari, qui avait accepté les fonctions de bourgmestre de Berlin et se servait des facilités que lui donnait cet emploi pour informer les généraux prussiens des mouvements de l'armée française, conduite qui chez tous les peuples civilisés est traitée d'espionnage et punie de mort. La générosité dont l'Empereur fit preuve à cette occasion produisit un très bon effet sur l'esprit du peuple prussien.

Pendant notre séjour à Berlin, je fus très agréablement surpris de voir arriver mon frère Adolphe, que je croyais à l'île de France. En apprenant la reprise des hostilités sur le continent, il avait demandé et obtenu du général Decaen, commandant des troupes françaises aux Indes orientales, l'autorisation de revenir en France, d'où il s'était empressé de joindre la grande armée. Le maréchal Lefebvre avait offert à mon frère de le prendre auprès de lui; mais celui-ci, par suite d'un calcul erroné, préféra servir à la suite de l'état-major d'Augereau, dont je faisais partie, ce qui devait nous nuire à tous les deux.

Je fis encore à Berlin une rencontre non moins imprévue. Je me promenais un soir avec mes camarades sur le boulevard des Tilleuls, lorsque je vis venir à moi un groupe de sous-officiers du 1er de housards. L'un d'eux s'en détacha et vint en courant me sauter au cou. C'était mon ancien mentor, le vieux Pertelay, qui pleurait de joie en disant: «Te voilà, mon petit!…» Les officiers avec lesquels je me trouvais furent d'abord très étonnés de voir un maréchal des logis aussi familier avec un lieutenant; mais leur surprise cessa, lorsque je leur eus fait connaître mes anciennes relations avec ce vieux brave, qui, ne pouvant se lasser de m'embrasser, disait à ses camarades: «Tel que vous le voyez, c'est cependant moi qui l'ai formé!» Et le bonhomme était réellement persuadé que je devais à ses leçons ce que j'étais devenu. Aussi, dans un déjeuner que je lui offris le lendemain, m'accabla-t-il des conseils les plus bouffons, mais qu'il croyait fort sensés et faits pour perfectionner mon éducation militaire. Nous retrouverons en Espagne ce type des anciens housards.

Napoléon, étant encore à Berlin, apprit la capitulation du prince de Hohenlohe, qui venait de mettre bas les armes avec seize mille hommes à Prenzlow, devant les troupes du maréchal Lannes et la cavalerie de Murat. Il ne restait plus de corps ennemi en campagne, si ce n'est celui du général Blücher, devenu depuis si célèbre. Ce général, serré de près par les divisions des maréchaux Soult et Bernadotte, viola la neutralité de la ville de Lubeck, dans laquelle il chercha un refuge; mais les Français l'y poursuivirent, et Blücher, l'un des plus ardents instigateurs de la guerre contre Napoléon, fut obligé de se rendre prisonnier avec les seize mille hommes qu'il commandait.

Je dois ici vous faire connaître un fait des plus remarquables, et qui prouve combien le hasard influe sur la destinée des empires et des hommes.

Vous avez vu que le maréchal Bernadotte, manquant à ses devoirs le jour d'Iéna, s'était tenu à l'écart pendant que le maréchal Davout combattait non loin de lui, contre des forces infiniment supérieures. Eh bien! cette conduite inqualifiable lui servit à monter sur le trône de Suède, et voici comment.

Après la bataille d'Iéna, l'Empereur, bien que furieux contre Bernadotte, le chargea de poursuivre les ennemis, parce que le corps d'armée que ce général commandait, n'ayant même pas tiré un coup de fusil, était plus à même de combattre que ceux qui avaient essuyé des pertes. Bernadotte se mit donc sur la trace des Prussiens, qu'il battit d'abord à Hall, puis à Lubeck, avec l'appui du maréchal Soult. Or, le hasard voulut qu'à l'heure même où les Français attaquaient Lubeck, des vaisseaux portant une division d'infanterie suédoise, que le roi Gustave IV envoyait au secours des Prussiens, entrassent dans le port de cette ville. Les troupes suédoises étaient à peine débarquées, lorsque, attaquées par les troupes françaises et abandonnées par les Prussiens, elles furent obligées de mettre bas les armes devant le corps de Bernadotte. Ce maréchal, qui, je dois l'avouer, avait, lorsqu'il le voulait, des manières fort engageantes, était surtout désireux de se faire aux yeux des étrangers la réputation d'un homme bien élevé; il traita donc les officiers suédois avec beaucoup d'affabilité, car, après leur avoir accordé une honorable capitulation, il leur fit rendre leurs chevaux et bagages, pourvut à leurs besoins, et invitant chez lui le commandant en chef comte de Mœrner, ainsi que les généraux et officiers supérieurs, il les combla de bontés et de prévenances, si bien qu'à leur retour dans leur patrie, les Suédois vantèrent partout la magnanimité du maréchal Bernadotte.

Quelques années après, une révolution ayant éclaté en Suède, le roi Gustave IV, qu'un grand désordre d'esprit rendait incapable de régner, fut renversé du trône et remplacé par son vieil oncle, le duc de Sudermanie. Ce nouveau monarque n'ayant pas d'enfants, les États assemblés pour lui désigner un successeur portèrent leur choix sur le prince de Holstein-Augustenbourg, qui prit le titre de prince royal. Mais il ne jouit pas longtemps de cette dignité, car il mourut en 1811 à la suite d'une très courte maladie qu'on attribua au poison. Les États, assemblés derechef pour élire un nouvel héritier de la couronne, hésitèrent entre plusieurs princes d'Allemagne qui se portaient comme candidats, lorsque le général comte de Mœrner, l'un des membres les plus influents des États et ancien commandant de la division suédoise prise à Lubeck en 1806 par les troupes françaises, proposa le maréchal Bernadotte, dont il rappela la conduite généreuse. Il vanta, en outre, les talents militaires de Bernadotte, et fit observer que ce maréchal était par sa femme allié à la famille de Napoléon, dont l'appui pouvait être si utile à la Suède. Une foule d'officiers, jadis pris à Lubeck, ayant joint leurs voix à celle du général de Mœrner, Bernadotte fut élu presque à l'unanimité successeur du roi de Suède, et monta sur le trône quelques années plus tard.

Nous verrons plus loin comment Bernadotte, porté sur les marches d'un trône étranger par la gloire qu'il avait acquise à la tête des troupes françaises, se montra ingrat envers sa patrie. Mais revenons en Prusse.

En un mois, les principales forces de ce royaume, jadis si florissant, avaient été détruites par Napoléon, qui occupait sa capitale ainsi que la plupart de ses provinces, et nos armées triomphantes touchaient déjà aux rives de la Vistule, cette grande barrière de séparation entre le nord et le centre de l'Europe.

Le corps du maréchal Augereau, resté pendant quinze jours à Berlin pour renforcer la garde pendant le long séjour que l'Empereur fit dans cette ville, en partit vers la mi-novembre, et se dirigea d'abord sur l'Oder, que nous passâmes à Custrin, puis sur la Vistule, dont nous rejoignîmes les rives à Bromberg. Nous étions en Pologne, le plus pauvre et le plus mauvais pays de l'Europe… Depuis l'Oder, plus de grandes routes: nous marchions dans les sables mouvants ou dans une boue affreuse. La plupart des terres étaient incultes, et le peu d'habitants que nous trouvions étaient d'une saleté dont rien ne peut donner une idée. Le temps, qui avait été magnifique pendant le mois d'octobre et la première partie de novembre, devint affreux. Nous ne vîmes plus le soleil; il pleuvait ou neigeait constamment; les vivres devinrent fort rares; plus de vin, presque jamais de bière, encore était-elle atrocement mauvaise; de l'eau bourbeuse, pas de pain, et des logements qu'il fallait disputer aux vaches et aux cochons!… Aussi les soldats disaient-ils: «Quoi! les Polonais osent appeler cela une patrie!…»

L'Empereur lui-même était désillusionné, car venu pour reconstituer la Pologne, il avait espéré que toute la population de ce vaste pays se lèverait comme un seul homme à l'approche des armées françaises; mais personne ne bougea!… En vain, pour exciter l'enthousiasme des Polonais, l'Empereur avait-il fait écrire au célèbre général Kosciusko, le chef de la dernière insurrection, de venir se joindre à lui; mais Kosciusko resta paisiblement en Suisse, où il s'était retiré, et répondit aux reproches qu'on lui faisait à ce sujet qu'il connaissait trop bien l'incurie et le caractère léger de ses compatriotes pour oser espérer qu'ils parvinssent à s'affranchir, même avec l'aide des Français. Ne pouvant attirer Kosciusko, l'Empereur, voulant au moins se servir de sa renommée, adressa au nom de ce vieux Polonais une proclamation aux Polonais. Pas un seul ne prit les armes, bien que nos troupes occupassent plusieurs provinces de l'ancienne Pologne et même sa capitale. Les Polonais ne voulaient courir aux armes qu'après que Napoléon aurait déclaré le rétablissement de la Pologne, et celui-ci ne comptait prendre cette détermination qu'après que les Polonais se seraient soulevés contre leur oppresseur, ce qu'ils ne firent pas.

Pendant le séjour que le 7e corps fit à Bromberg, Duroc, grand maréchal du palais impérial, étant arrivé au milieu de la nuit chez le maréchal Augereau, celui-ci m'envoya chercher et m'ordonna de me préparer à accompagner le maréchal Duroc, qui se rendait en parlementaire auprès du roi de Prusse à Graudentz et avait besoin d'un officier pour remplacer son aide de camp qu'il venait d'expédier à Posen avec des dépêches pour l'Empereur. Augereau et Duroc m'avaient choisi parce qu'ils se rappelaient qu'au mois d'août précédent j'avais été en mission à la cour de Prusse, dont je connaissais presque tous les officiers ainsi que les usages.

Je fus bientôt prêt. Le maréchal du palais me prit dans sa voiture, et descendant la rive gauche de la Vistule qu'occupaient les troupes françaises, nous allâmes passer le fleuve dans un bac en face de Graudentz. Nous prîmes un logement dans la ville de ce nom, et nous nous rendîmes ensuite à la citadelle, où toute la famille royale de Prusse s'était réfugiée après la perte des quatre cinquièmes de ses États. La Vistule séparait les deux armées. Le Roi avait l'air calme et résigné. La Reine, que j'avais vue naguère si belle, était très changée et paraissait dévorée de chagrin. Elle ne pouvait se dissimuler qu'ayant poussé le Roi à faire la guerre, elle était la principale cause des malheurs de son pays, dont les populations élevaient la voix contre elle. L'Empereur n'aurait pu envoyer au roi de Prusse un parlementaire qui lui fût plus agréable que Duroc, qui, ayant rempli les fonctions d'ambassadeur à Berlin, était très connu du Roi et de la Reine. Tous deux avaient apprécié l'aménité de son caractère. J'étais un trop petit personnage pour être compté; cependant le Roi et la Reine me reconnurent et m'adressèrent quelques mots de politesse.

Je trouvai les officiers prussiens attachés à la Cour bien loin de la jactance qu'ils avaient au mois d'août. Leur défaite récente avait grandement modifié leur opinion sur l'armée française; je ne voulus néanmoins pas m'en prévaloir, et évitai soigneusement de parler d'Iéna et de nos autres victoires. Les affaires que le maréchal Duroc avait à traiter avec le roi de Prusse, ayant rapport à une lettre que ce monarque avait adressée à Napoléon afin d'en obtenir la paix, durèrent deux jours, que j'employai à lire et à me promener sur la triste place d'armes de la forteresse, car je ne voulus pas monter sur les remparts, bien qu'on y jouisse d'une admirable vue sur la Vistule; je craignais qu'on pût me soupçonner d'examiner les travaux de défense et d'armement.

Dans les combats qui venaient d'avoir lieu depuis Iéna jusqu'à la Vistule, les Prussiens ne nous avaient enlevé qu'une centaine de prisonniers, qu'ils employaient aux terrassements de la forteresse de Graudentz, dans laquelle ils étaient enfermés. Le maréchal Duroc m'avait chargé de distribuer des secours à ces pauvres diables, qui étaient d'autant plus malheureux que, du haut de la citadelle, ils apercevaient les troupes françaises dont ils n'étaient séparés que par la Vistule. Ce voisinage, et la comparaison de sa position avec celle de ses camarades libres et heureux sur la rive gauche, portèrent un prisonnier français, cavalier d'élite au 3e de dragons, nommé Harpin, à employer tous les moyens en son pouvoir pour s'évader des mains des Prussiens. La chose n'était pas facile, car il fallait d'abord sortir de la forteresse et traverser ensuite la Vistule; mais que ne peut une volonté ferme? Harpin, employé par le maître charpentier prussien à empiler du bois, avait fabriqué en secret un petit radeau; il avait pris un grand câble et s'en était servi pour descendre la nuit son radeau au pied des remparts et sortir lui-même de la citadelle. Déjà il avait mis le radeau dans la Vistule et se préparait à y monter, lorsque, surpris par une patrouille, il avait été ramené dans la forteresse et mis au cachot. Le lendemain, le commandant prussien, selon l'usage alors en vigueur dans l'armée prussienne, avait condamné Harpin à recevoir cinquante coups de bâton. En vain ce dragon faisait-il observer qu'étant Français, il ne pouvait être soumis au règlement prussien; sa qualité de prisonnier rendait sa réclamation nulle. Déjà même on le conduisait vers le chevalet de bois auquel on allait l'attacher, et deux soldats se préparaient à le frapper, lorsque, ayant voulu prendre un livre dans la voiture du maréchal Duroc, qui stationnait sur la place d'armes, j'aperçus Harpin se débattant au milieu des soldats prussiens qui voulaient l'attacher.

Indigné de voir un militaire français prêt à subir la bastonnade, je m'élance vers lui le sabre à la main, en menaçant de tuer le premier qui oserait flétrir du bâton un soldat de mon empereur!… La voiture du maréchal Duroc était gardée par un courrier de Napoléon connu, dans tous les relais de l'Europe, sous le nom de Moustache. Cet homme, doué d'une force herculéenne et d'un courage à toute épreuve, avait accompagné l'Empereur sur vingt champs de bataille. Dès qu'il me vit au milieu des Prussiens, il accourut vers moi, et d'après mon ordre il apporta quatre pistolets chargés qui se trouvaient dans la voiture. Nous dégageâmes Harpin; je l'armai de deux pistolets, et, le faisant monter dans la voiture, je plaçai Moustache auprès de lui, et déclarai au major de place que cet équipage appartenant à l'Empereur, dont il portait les armes, il devenait pour le dragon français un asile sacré dont j'interdisais l'entrée à tout Prussien, sous peine de recevoir une balle dans la tête, et j'ordonnai à Moustache et à Harpin de faire feu si l'on entrait dans la voiture. Le major de place, me voyant si résolu, abandonna momentanément son prisonnier pour aller prendre des ordres de ses chefs. Alors, laissant Moustache et Harpin, les pistolets au poing, dans la voiture, je me rendis au logement du Roi, et priai l'un de ses aides de camp de vouloir bien entrer dans le cabinet de Sa Majesté pour dire au maréchal Duroc que j'avais à lui parler d'une affaire qui ne pouvait souffrir aucun retard. Duroc sortit, et je lui rendis compte de ce qui se passait.

En apprenant qu'on voulait bâtonner un soldat français, le maréchal, partageant mon indignation, retourna sur-le-champ auprès du Roi, auquel il adressa une chaleureuse protestation, ajoutant que si on exécutait cette sentence, il était certain que l'Empereur ferait par représailles appliquer la bastonnade, non point aux soldats, mais aux officiers prussiens prisonniers de guerre… Le Roi était un homme fort doux; il comprit qu'il fallait traiter les militaires de chaque nation selon leur point d'honneur; il prescrivit donc de mettre le dragon Harpin en liberté, et pour se rendre agréable à Napoléon, dont il sollicitait en ce moment la paix, il offrit au maréchal Duroc de lui rendre les cent cinquante prisonniers français, s'il s'engageait à lui renvoyer un pareil nombre de Prussiens. Duroc ayant accepté, un aide de camp du Roi et moi fûmes annoncer la bonne nouvelle aux prisonniers français, dont la joie fut extrême… Nous les fîmes embarquer de suite, et une heure après ils étaient de l'autre côté de la Vistule, au milieu de leurs frères d'armes.

Le maréchal Duroc et moi quittâmes Graudentz la nuit suivante; il approuva ma conduite et me dit plus tard qu'il en avait rendu compte à l'Empereur, dont elle avait obtenu l'assentiment, à tel point que, éclairé par ce qui s'était passé à Graudentz, il avait prévenu les Prussiens et les Russes que s'ils bâtonnaient ses soldats prisonniers, il ferait fusiller tous ceux de leurs officiers qui tomberaient en son pouvoir.

Je retrouvai à Bromberg le 7e corps, qui remonta bientôt la rive gauche de la Vistule pour se rapprocher de Varsovie. Le quartier général du maréchal Augereau fut établi à Mallochiché. L'Empereur arriva à Varsovie le 19 décembre et se prépara à passer la Vistule. Le 7e corps redescendit alors la rive gauche du fleuve jusqu'à Utrata, où pour la première fois de cette campagne nous aperçûmes les avant-postes russes, sur la rive opposée.

CHAPITRE XXXII

Passage de l'Ukra.—Affaires de Kolozomb et de Golymin.—Épisodes divers.—Affaire de Pultusk.—Établissement des cantonnements sur la Vistule.

La Vistule est rapide et fort large; on s'attendait à ce que l'Empereur bornerait là ses opérations d'hiver et se couvrirait de ce fleuve pour établir son armée dans des cantonnements jusqu'au printemps. Il en fut autrement. Les corps des maréchaux Davout et Lannes, ainsi que la garde, passèrent la Vistule à Varsovie, Augereau et ses troupes la franchirent à Utrata et se dirigèrent sur Plusk, d'où nous gagnâmes ensuite les rives de l'Ukra, l'un des affluents du Bug et de la Vistule. Toute l'armée française ayant traversé ce dernier fleuve se trouvait en présence des Russes, contre lesquels l'Empereur ordonna une attaque pour le 24 décembre. Le dégel et la pluie rendaient les mouvements infiniment difficiles sur un terrain glaiseux, car il n'existait aucune route ferrée dans ce pays.

Je m'abstiendrai de relater les combats divers que livrèrent ce jour-là plusieurs corps de l'armée française pour forcer le passage du Bug. Je me bornerai à dire que le maréchal Augereau, chargé de s'assurer de celui de l'Ukra, fit attaquer à la fois Kolozomb par la division du général Desjardins et Sochoczyn par la division du général Heudelet. Le maréchal dirigeait en personne l'attaque de Kolozomb. Les Russes, après avoir brûlé le pont qui existait en ce lieu, avaient élevé une redoute sur la rive gauche, qu'ils défendaient avec du canon et une nombreuse infanterie; mais ils oublièrent de détruire un magasin de poutres et de madriers placé sur la rive droite par laquelle nous arrivions. Nos sapeurs se servirent habilement de ces matériaux pour établir un pont provisoire; malgré la vivacité du feu de l'ennemi, qui nous fit perdre quelques hommes du 24e de ligne marchant en tête de nos colonnes. Les planches du nouveau pont n'étaient pas encore fixées et vacillaient sous les pas de nos fantassins, lorsque le colonel du 24e de ligne, M. Savary, frère de l'aide de camp de l'Empereur, eut la témérité d'y passer à cheval, afin d'aller se mettre à la tête des tirailleurs; mais à peine eut-il débouché sur la rive opposée, qu'un Cosaque, s'élançant au galop, lui plongea sa lance dans le cœur et s'enfuit dans les bois!… C'était le cinquième colonel du 24e de ligne tué devant l'ennemi! Vous verrez plus tard quelle fatale destinée accompagnait toujours ce malheureux régiment. Le passage de l'Ukra fut enlevé, les pièces furent prises, les Russes mis en fuite, et la division Desjardins s'établit à Sochoczyn, où l'ennemi avait repoussé l'attaque de la division Heudelet; mais comme il suffisait d'un seul passage, l'attaque était absolument inutile. Cependant le général Heudelet, par suite d'un amour-propre mal entendu, ordonna de la renouveler. Il fut repoussé derechef et fit tuer ou blesser une trentaine d'hommes, dont un capitaine du génie, officier de très grande espérance. Je me suis toujours révolté contre ce mépris de la vie des hommes, qui porte parfois les généraux à les sacrifier au désir de se voir nommé dans les bulletins…

Le 25 décembre, lendemain du passage de l'Ukra, l'Empereur, poussant les Russes devant lui, se dirigea sur Golymin, ayant avec lui sa garde, la cavalerie de Murat et les corps de Davout et d'Augereau. Celui-ci faisait tête de colonne. Le maréchal Lannes prit la direction de Pultusk. Il y eut ce jour-là quelques rencontres insignifiantes, les ennemis se retirant en toute hâte. Nous couchâmes au bivouac dans les bois.

Le 26, le 7e corps se remit à la poursuite des Russes. Nous étions à l'époque de l'année où les jours sont les plus courts, et dans cette partie de la Pologne, à la fin de décembre, la nuit commence vers deux heures et demie du soir. Elle était d'autant plus sombre, au moment où nous approchions de Golymin, qu'il tombait de la neige mêlée de pluie. Nous n'avions pas vu d'ennemis depuis le matin, lorsque, arrivés devant le village de Ruskowo, aux portes de Golymin, nos éclaireurs, apercevant dans l'obscurité une forte masse de troupes dont un marais les empochait d'approcher, vinrent avertir le maréchal Augereau, qui ordonna au colonel Albert d'aller reconnaître ce corps à la tête de vingt-cinq chasseurs à cheval de son escorte, qu'il mit sous mon commandement. La mission était difficile, car nous étions dans une immense plaine rase, où l'on pouvait facilement s'égarer. Le terrain, déjà très boueux, était entrecoupé de marécages, que l'obscurité nous empochait de distinguer. Nous avançâmes donc avec précaution, et nous nous trouvâmes enfin à vingt-cinq pas d'une ligne de troupes. Nous crûmes d'abord que c'était le corps de Davout, que nous savions dans le voisinage; mais personne ne répondant à nos Qui vive? nous ne doutâmes plus que ce fussent des ennemis.

Cependant, pour en avoir une certitude plus complète, le colonel Albert m'ordonna d'envoyer un cavalier des mieux montés jusque sur la ligne que nous apercevions dans l'ombre. Je désignai pour cela un brigadier décoré nommé Schmit, homme d'un courage éprouvé. Ce brave, s'avançant seul jusqu'à dix pas d'un régiment que ses casques lui font reconnaître pour russe, tire un coup de carabine au milieu d'un escadron et revient lestement.

Pour se rendre compte du silence que les ennemis avaient gardé jusque-là, il faut savoir que le corps russe placé devant nous, se trouvant séparé du gros de son armée qu'il cherchait à rejoindre, s'était égaré dans ces vastes plaines, qu'il savait occupées par les troupes françaises se dirigeant sur Golymin. Les généraux russes, espérant passer auprès de nous à la faveur de l'obscurité, sans être reconnus, avaient défendu de parler, et en cas d'attaque de notre part, les blessés devaient tomber sans faire entendre une seule plainte!… Cet ordre, que des troupes russes seules peuvent exécuter, le fut si ponctuellement, que le colonel Albert, dans le but de prévenir le maréchal Augereau que nous étions en face de l'ennemi, ayant ordonné aux vingt-cinq chasseurs de faire un feu de peloton, pas un cri, pas un mot ne se firent entendre, et personne ne nous riposta!… Nous aperçûmes seulement, malgré l'obscurité, une centaine de cavaliers qui s'avançaient en silence pour nous couper la retraite. Nous voulûmes alors prendre le galop pour rejoindre nos colonnes; mais plusieurs de nos chasseurs s'étant embourbés dans les marais, force nous fut d'aller moins vite, bien que nous fussions serrés de près par les cavaliers russes, qui heureusement éprouvaient dans leur marche autant de difficultés que nous. Un incendie ayant éclaté tout à coup dans une ferme voisine, et la plaine se trouvant éclairée, les cavaliers russes prirent le galop, ce qui nous força d'en faire autant. Le danger devint imminent; parce que, étant sortis des lignes françaises par la division du général Desjardins, nous y rentrions par le front de celle du général Heudelet, qui, ne nous ayant pas vus partir, se mit à faire feu du côté de l'ennemi, de sorte que nous avions derrière nous un escadron russe qui nous poussait à outrance, tandis que par devant il nous arrivait une grêle de balles, qui blessèrent plusieurs de nos chasseurs et quelques chevaux. Nous avions beau crier: «Nous sommes Français! ne tirez plus!» le feu continuait toujours, et l'on ne pouvait blâmer les officiers qui nous prenaient pour l'avant-garde d'une colonne russe, dont les chefs, pour les tromper, se servaient de la langue française si répandue chez les étrangers, afin de surprendre par ce stratagème nos régiments pendant la nuit, ainsi que cela était déjà arrivé. Le colonel Albert, moi, et mon peloton de chasseurs, passâmes là un bien mauvais moment. Enfin, il me vint à l'esprit que le seul moyen de me faire reconnaître était d'appeler par leurs noms les généraux, colonels et chefs de bataillon de la division Heudelet, noms qu'ils savaient fort bien ne pouvoir être connus des ennemis. Cela nous réussit, et nous fûmes enfin reçus dans la ligne française.

Les généraux russes se voyant découverts, et voulant continuer leur retraite, prirent une détermination que j'approuve fort, et qu'en pareille circonstance les Français n'ont jamais pu se résoudre à imiter. Les Russes braquèrent toute leur artillerie dans la direction des troupes françaises; puis, emmenant leurs chevaux d'attelage, ils firent un feu des plus violents pour nous tenir éloignés. Pendant ce temps, ils faisaient filer leurs colonnes, et lorsque leurs munitions furent épuisées, les canonniers se retirèrent en nous abandonnant les pièces. Cela ne valait-il pas mieux que de perdre beaucoup d'hommes en cherchant à sauver cette artillerie qui se serait embourbée à chaque instant, ce qui aurait retardé la retraite?

Cette violente canonnade des Russes nous fit d'autant plus de mal, que divers incendies s'étant propagés dans les villages de la plaine, la lueur qu'ils répandaient au loin permettait aux canonniers ennemis de distinguer nos masses de troupes, surtout celles des cuirassiers et dragons que le prince Murat venait d'amener, et qui, portant des manteaux blancs, servaient de point de mire aux artilleurs russes. Ces cavaliers éprouvèrent donc plus de pertes que les autres corps, et l'un de nos généraux de dragons, nommé Fénérol, fut coupé en deux par un boulet. Le maréchal Augereau, après s'être emparé de Kuskowo, fit son entrée dans Golymin, que le maréchal Davout attaquait d'un autre côté. Ce bourg était traversé en ce moment par les colonnes russes, qui, sachant que le maréchal Lannes marchait pour leur couper la retraite en s'emparant de Pultusk, situé à trois lieues de là, cherchaient à gagner promptement ce point avant lui, n'importe à quel prix. Aussi, quoique nos soldats tirassent sur les ennemis à vingt-cinq pas, ceux-ci continuaient leur route sans riposter, parce que pour le faire, il aurait fallu s'arrêter, et que les moments étaient trop précieux.

Chaque division, chaque régiment, défila donc sous notre fusillade sans mot dire, ni ralentir sa marche un seul instant!… Les rues de Golymin étaient remplies de mourants et de blessés, et l'on n'entendait pas un seul gémissement, car ils étaient défendus! On eût dit que nous tirions sur des ombres!… Enfin nos soldats se précipitèrent à la baïonnette sur ces masses, et ce ne fut qu'en les piquant qu'ils acquirent la conviction qu'ils avaient affaire à des hommes!… On fit un millier de prisonniers; le surplus s'éloigna. Les maréchaux mirent alors en délibération s'ils poursuivraient l'ennemi; mais le temps était si horrible, la nuit si noire, dès qu'on quittait le voisinage des incendies, les troupes étaient tellement mouillées et harassées, qu'il fut décidé qu'elles se reposeraient jusqu'au jour.

Golymin étant encombré de morts, de blessés et de bagages, les maréchaux Murat et Augereau, accompagnés de plusieurs généraux et de leur nombreux état-major, cherchant un asile contre la pluie glaciale, s'établirent dans une immense écurie située auprès du bourg. Là, chacun, s'étendant sur le fumier, chercha à se réchauffer et à dormir, car il y avait plus de vingt heures que nous étions à cheval par un temps affreux!… Les maréchaux, les colonels, tous les gros bonnets enfin, s'étant, comme de raison, établis vers le fond de l'écurie, afin d'avoir moins froid, moi, pauvre lieutenant, entré le dernier, je fus réduit à me coucher auprès de la porte, ayant tout au plus le corps à l'abri de la pluie, mais exposé à un vent glacial, car la porte n'avait plus de battants. La position était très désagréable. Ajoutez à cela que je mourais de faim, n'ayant pas mangé depuis la veille; mais ma bonne étoile vint encore à mon secours. Pendant que les grands, bien abrités, dormaient dans la partie chaude de l'écurie, et que le froid empêchait les lieutenants placés à la porte d'en faire autant, un domestique du prince Murat se présenta pour entrer. Je lui fais observer à voix basse que son maître dort; alors il me remet pour le prince un panier contenant une oie rôtie, du pain et du vin, en me priant de prévenir son maître que les mulets portant les vivres arriveraient dans une heure. Cela dit, il s'éloigna pour aller au-devant d'eux.

Muni de ces provisions, je tins conseil à petit bruit avec Bro, Mainvielle et Stoch, qui, aussi mal placés que moi, grelottaient et n'en étaient pas moins affamés. Le résultat de cette délibération fut que le prince Murat dormant, et ses cantines devant arriver sous peu, il trouverait à déjeuner en s'éveillant, tandis qu'on nous lancerait à cheval dans toutes les directions, sans s'informer si nous avions de quoi manger; qu'en conséquence, nous pouvions, sans trop charger nos consciences, croquer ce que contenait le panier; ainsi fut fait en un instant… Je ne sais si l'on peut excuser ce tour de page; mais ce qu'il y a de certain, c'est que j'ai fait peu de repas aussi agréables!…

Pendant que les troupes qui venaient de se battre à Golymin faisaient cette halte, Napoléon et toute sa garde erraient dans la plaine, parce que, dès le commencement de l'action, l'Empereur, averti par la canonnade, ayant précipitamment quitté le château où il était établi à deux lieues de Golymin, espérait pouvoir se joindre à nous en se dirigeant à vol d'oiseau vers l'incendie; mais le terrain était si détrempé, la plaine tellement coupée de marécages, et le temps si affreux, qu'il employa toute la nuit à faire ces deux lieues et n'arriva sur le champ de bataille que bien longtemps après que l'affaire était terminée.

Le jour même du combat de Golymin, le maréchal Lannes, n'ayant avec lui que vingt mille hommes, combattit à Pultusk quarante-deux mille Russes, qui se retiraient devant les autres corps français, et leur fit éprouver des pertes immenses, mais sans pouvoir les empêcher de passer, tant les forces ennemies étaient supérieures à celles que Lannes pouvait leur opposer. Pour que l'Empereur fût en état de poursuivre les Russes, il aurait fallu que la gelée raffermît le terrain, qui se trouvait au contraire tellement mou et délayé, qu'on y enfonçait à chaque pas et qu'on vit plusieurs hommes, notamment le domestique d'un officier du 7e corps, se noyer, eux et leurs chevaux, dans la boue!… Il devenait donc impossible de faire mouvoir l'artillerie et de s'engager plus loin dans ce pays inconnu; d'ailleurs, les troupes manquaient de vivres ainsi que de chaussures, et leur fatigue était extrême. Ces considérations décidèrent Napoléon à leur accorder quelques jours de repos, en cantonnant toute l'armée en avant de la Vistule, depuis les environs de Varsovie jusqu'aux portes de Danzig. Les soldats, logés dans les villages, furent enfin à l'abri du mauvais temps, reçurent leurs rations et purent raccommoder leurs effets.

L'Empereur retourna à Varsovie pour y préparer une nouvelle campagne. Les divisions du corps d'Augereau furent réparties dans les villages autour de Plusk, si on peut donner ce nom à un amas confus d'ignobles baraques habitées par de sales Juifs; mais presque toutes les prétendues villes de Pologne sont ainsi bâties et peuplées, les seigneurs, grands et petits, se tenant constamment à la campagne, où ils font valoir leurs terres en y employant leurs paysans.

Le maréchal se logea à Christka, espèce de château construit en bois selon la coutume du pays. Il trouva dans ce manoir un appartement passable; les aides de camp se placèrent comme ils purent dans les appartements et dans les granges. Quant à moi, à force de fureter, je découvris chez le jardinier une assez bonne chambre garnie d'une cheminée; je m'y établis avec deux camarades, et laissant au jardinier et à sa famille leurs lits fort peu ragoûtants, nous en formâmes avec des planches et de la paille, sur lesquels nous fûmes très bien.

CHAPITRE XXXIII

1807.—Je suis nommé capitaine.—Bataille d'Eylau.—Dissolution du corps d'Augereau.—Reprise des cantonnements.

Nous fêtâmes à Christka le 1er janvier de l'année 1807, qui faillit être la dernière de mon existence. Elle commença cependant fort agréablement pour moi, car l'Empereur, qui n'avait accordé aucune faveur à l'état-major d'Augereau pendant la campagne d'Austerlitz, répara largement cet oubli en le comblant de récompenses. Le colonel Albert fut nommé général de brigade, le commandant Massy lieutenant-colonel du 44e de ligne; plusieurs aides de camp furent décorés; enfin les lieutenants Bro, Mainvielle et moi, nous fûmes nommés capitaines. Cet avancement me fit d'autant plus de plaisir que je ne l'attendais pas, n'ayant rien fait de remarquable pour l'obtenir, et je n'étais âgé que de vingt-quatre ans. En remettant à Mainvielle, à Bro et à moi nos brevets de capitaine, le maréchal Augereau nous dit: «Nous verrons lequel de vous trois sera colonel le premier!…» Ce fut moi, car six ans après je commandais un régiment, tandis que mes deux camarades étaient encore simples capitaines: il est vrai que dans ce laps de temps j'avais reçu six blessures!…

Nos cantonnements établis, les ennemis prirent les leurs en face, mais assez loin des nôtres. L'Empereur s'attendait à ce qu'ils nous laisseraient passer l'hiver tranquillement; mais il en fut autrement; notre repos ne dura qu'un mois: c'était beaucoup, sans être assez.

Les Russes, voyant la terre couverte de neige durcie par de très fortes gelées, pensèrent que cette rigueur du temps donnerait aux hommes du Nord un immense avantage sur les hommes du Midi, peu habitués à supporter les grands froids. Ils résolurent, en conséquence, de nous attaquer, et pour exécuter ce projet, ils firent dès le 25 janvier passer derrière les immenses forêts qui nous séparaient d'eux la plupart de leurs troupes, placées en face des nôtres en avant de Varsovie, et les dirigèrent vers la basse Vistule, sur les cantonnements de Bernadotte et de Ney, qu'ils espéraient surprendre et accabler par leurs masses, avant que l'Empereur et les autres corps de son armée pussent venir au secours de ces deux maréchaux. Mais Bernadotte et Ney résistèrent vaillamment, et Napoléon, prévenu à temps, se dirigea avec des forces considérables sur les derrières de l'ennemi, qui, menacé de se voir coupé de sa base d'opérations, se mit en retraite vers Kœnigsberg. Il nous fallut donc, le 1er février, quitter les cantonnements où nous étions assez bien établis pour recommencer la guerre et aller coucher sur la neige.

En tête de la colonne du centre, commandée par l'Empereur en personne, se trouvait la cavalerie du prince Murat, puis le corps du maréchal Soult, soutenu par celui d'Augereau; enfin venait la garde impériale. Le corps de Davout marchait sur le flanc droit de cette immense colonne, et celui du maréchal Ney à sa gauche. Une telle agglomération de troupes, se dirigeant vers le même point, eut bientôt épuisé les vivres que pouvait fournir le pays; aussi souffrîmes-nous beaucoup de la faim. La garde seule, ayant des fourgons, portait avec elle de quoi subvenir aux distributions; les autres corps vivaient comme ils pouvaient, c'est-à-dire manquant à peu près de tout.

Je suis d'autant plus disposé à donner peu de détails sur les affaires qui précédèrent la bataille d'Eylau, que les troupes du maréchal Augereau, marchant en deuxième ligne, ne prirent aucune part à ces divers combats, dont les plus importants eurent lieu à Mohrungen, Bergfried, Guttstadt et Valtersdorf. Enfin, le 6 février, les Russes, poursuivis l'épée dans les reins depuis huit jours, résolurent de s'arrêter et de tenir ferme en avant de la petite ville de Landsberg. Pour cela, ils placèrent huit bataillons d'élite dans l'excellente position de Hoff, leur droite appuyée au village de ce nom, leur gauche à un bois touffu, leur centre couvert par un ravin fort encaissé, que l'on ne pouvait passer que sur un pont très étroit; huit pièces de canon garnissaient le front de cette ligne.

L'Empereur, arrivé en face de cette position avec la cavalerie de Murat, ne jugea pas à propos d'attendre l'infanterie du maréchal Soult, qui était encore à plusieurs lieues en arrière, et fit attaquer les Russes par quelques régiments de cavalerie légère qui, s'élançant bravement sur le pont, franchirent le ravin… Mais, accablés par la fusillade et la mitraille, nos escadrons furent rejetés en désordre dans le ravin, d'où ils sortirent avec beaucoup de peine. L'Empereur, voyant les efforts de la cavalerie légère superflus, la fit remplacer par une division de dragons, dont l'attaque, reçue de la même façon, eut un aussi mauvais résultat. Napoléon fit alors avancer les terribles cuirassiers du général d'Hautpoul, qui, traversant le pont et le ravin sous une grêle de mitraille, fondirent avec une telle rapidité sur la ligne russe, qu'ils la couchèrent littéralement par terre! Il y eut en ce moment une affreuse boucherie; les cuirassiers, furieux des pertes que leurs camarades, housards et dragons, venaient d'éprouver, exterminèrent presque entièrement les huit bataillons russes! Tout fut tué ou pris; le champ de bataille faisait horreur… Jamais on ne vit une charge de cavalerie avoir des résultats si complets. L'Empereur, pour témoigner sa satisfaction aux cuirassiers, ayant embrassé leur général en présence de toute la division, d'Hautpoul s'écria: «Pour me montrer digne d'un tel honneur, il faut que je me fasse tuer pour Votre Majesté!…» Il tint parole, car le lendemain il mourait sur le champ de bataille d'Eylau. Quelle époque et quels hommes!

L'armée ennemie, qui, du haut des plateaux situés au delà de Landsberg, fut témoin de la destruction de son arrière-garde, se retira promptement sur Eylau, et nous prîmes possession de la ville de Landsberg. Le 7 février, le général en chef russe Benningsen, étant bien résolu à recevoir la bataille, concentra son armée autour d'Eylau et principalement sur les positions situées en arrière de cette ville. La cavalerie de Murat et les fantassins du maréchal Soult s'emparèrent de cette position, après un combat des plus acharnés, car les Russes tenaient infiniment à conserver Ziegelhof qui domine Eylau, comptant en faire le centre de leur ligne pour la bataille du lendemain; mais ils furent contraints de se retirer de la ville. La nuit paraissait devoir mettre un terme au combat, prélude d'une action générale, lorsqu'une vive fusillade éclata dans les rues d'Eylau.

Je sais que les écrivains militaires qui ont écrit cette campagne prétendent que l'Empereur, ne voulant pas laisser cette ville au pouvoir des Russes, ordonna de l'attaquer; mais j'ai la certitude que c'est une erreur des plus grandes, et voici sur quoi je fonde mon assertion.

Au moment où la tête de colonne du maréchal Augereau, arrivant par la route de Landsberg, approchait de Ziegelhof, le maréchal gravit ce plateau où se trouvait déjà l'Empereur, et j'entendis Napoléon dire à Augereau: «On me proposait d'enlever Eylau ce soir; mais, outre que je n'aime pas les combats de nuit, je ne veux pas pousser mon centre trop en pointe avant l'arrivée de Davout, qui est mon aile droite, et de Ney, qui est mon aile gauche; je vais donc les attendre jusqu'à demain sur ce plateau, qui, garni d'artillerie, offre à notre infanterie une excellente position; puis, quand Ney et Davout seront en ligne, nous marcherons tous ensemble sur l'ennemi!» Cela dit, Napoléon ordonna d'établir son bivouac au bas de Ziegelhof, et de faire camper sa garde tout autour.

Mais pendant que l'Empereur expliquait ainsi ses plans au maréchal Augereau, qui louait fort sa prudence, voici ce qui se passait. Les fourriers du palais impérial, venant de Landsberg, suivis de leurs bagages et valets, arrivèrent jusqu'à nos avant-postes, situés à l'entrée d'Eylau, sans que personne leur eût dit de s'arrêter auprès de Ziegelhof. Ces employés, habitués à voir le quartier impérial toujours très bien gardé, n'ayant pas été prévenus qu'ils se trouvaient à quelques pas des Russes, ne songèrent qu'à choisir un bon logement pour leur maître, et ils s'établirent dans la maison de la poste aux chevaux, où ils déballèrent leur matériel, et se mirent à faire la cuisine et à installer leurs chevaux… Mais, attaqués au milieu de leurs préparatifs par une patrouille ennemie, ils eussent été enlevés sans le secours du détachement de la garde qui accompagnait constamment les équipages de l'Empereur. Au bruit de la fusillade qui éclata sur ce point, les troupes du maréchal Soult, établies aux portes de la ville, accoururent au secours des bagages de Napoléon, que les troupes russes pillaient déjà. Les généraux ennemis, croyant que les Français voulaient s'emparer d'Eylau, envoyèrent de leur côté des renforts, de sorte qu'un combat sanglant s'engagea dans les rues de la ville, qui finit par rester en notre pouvoir.

Bien que cette attaque n'eût pas été ordonnée par l'Empereur, il crut cependant devoir en profiter et vint s'établir à la maison de poste d'Eylau. Sa garde et le corps de Soult occupèrent la ville, qu'entoura la cavalerie de Murat. Les troupes d'Augereau furent placées à Zehen, petit hameau dans lequel nous espérions trouver quelques ressources; mais les Russes avaient tout pillé en se retirant, de sorte que nos malheureux régiments, qui n'avaient reçu aucune distribution depuis huit jours, n'eurent pour se réconforter que quelques pommes de terre et de l'eau!… Les équipages de l'état-major du 7e corps ayant été laissés à Landsberg, notre souper ne fut même pas aussi bon que celui des soldats, car nous ne pûmes nous procurer des pommes de terre!… Enfin, le 8 au matin, au moment où nous allions monter à cheval pour marcher à l'ennemi, un domestique ayant apporté un pain au maréchal, celui-ci, toujours plein de bonté, le partagea entre tous ses aides de camp, et après ce frugal repas, qui devait être le dernier pour plusieurs d'entre nous, le corps d'armée se rendit au poste que l'Empereur lui avait assigné.

Conformément au plan que je me suis tracé en écrivant ces Mémoires, je ne fatiguerai pas votre attention par le récit trop circonstancié des diverses phases de cette terrible bataille d'Eylau, dont je me bornerai à raconter les faits principaux.

Le 8 février, au matin, la position des deux armées était celle-ci: les Russes avaient leur gauche à Serpallen, leur centre en avant d'Auklapen, leur droite à Schmoditten, et ils attendaient huit mille Prussiens qui devaient déboucher par Althoff et former leur extrême droite. Le front de la ligne ennemie était couvert par cinq cents pièces d'artillerie, dont un tiers au moins de gros calibre. La situation des Français était bien moins favorable, puisque leurs deux ailes n'étant pas encore arrivées, l'Empereur n'avait, au commencement de l'action, qu'une partie des troupes sur lesquelles il avait compté pour livrer bataille. Le corps du maréchal Soult fut placé à droite et à gauche d'Eylau, la garde dans cette ville, le corps d'Augereau entre Rothenen et Eylau, faisant face à Serpallen. Vous voyez que l'ennemi formait un demi-cercle autour de nous, et que les deux armées occupaient un terrain sur lequel se trouvent de nombreux étangs; mais la neige les couvrait. Aucun des partis ne s'en aperçut, ni ne tira de boulets à ricochets pour briser la glace, ce qui aurait amené une catastrophe pareille à celle qui eut lieu sur le lac Satschan, à la fin de la bataille d'Austerlitz.

Le maréchal Davout, que l'on attendait sur notre droite, vers Molwitten, et le maréchal Ney, qui devait former notre gauche, du côté d'Althoff, n'avaient pas encore paru, lorsque, au point du jour, vers huit heures environ, les Russes commencèrent l'attaque par une canonnade des plus violentes, à laquelle notre artillerie, quoique moins nombreuse, répondit avec d'autant plus d'avantage que nos canonniers, bien plus instruits que ceux des ennemis, pointaient sur des masses d'hommes que rien n'abritait, tandis que la plupart des boulets russes frappaient contre les murs de Rothenen et d'Eylau. Une forte colonne ennemie s'avança bientôt pour enlever cette dernière ville; elle fut vivement repoussée par la garde et par les troupes du maréchal Soult. L'Empereur apprit en ce moment avec bonheur que du haut du clocher on apercevait le corps de Davout arrivant par Molwitten et marchant sur Serpallen, dont il chassa la gauche des Russes, qu'il refoula jusqu'à Klein-Sausgarten.

Le maréchal russe Benningsen, voyant sa gauche battue et ses derrières menacés par l'audacieux Davout, résolut de l'écraser en portant une grande partie de ses troupes contre lui. Ce fut alors que Napoléon, voulant empêcher ce mouvement en faisant une diversion sur le centre des ennemis, prescrivit au maréchal Augereau d'aller l'attaquer, bien qu'il prévît la difficulté de cette opération. Mais il y a sur les champs de bataille des circonstances dans lesquelles il faut savoir sacrifier quelques troupes pour sauver le plus grand nombre et s'assurer la victoire. Le général Corbineau, aide de camp de l'Empereur, fut tué auprès de nous d'un coup de canon, au moment où il portait au maréchal Augereau l'ordre de marcher. Ce maréchal, passant avec ses deux divisions entre Eylau et Rothenen, s'avança fièrement contre le centre des ennemis, et déjà le 14e de ligne, qui formait notre avant-garde, s'était emparé de la position que l'Empereur avait ordonné d'enlever et de garder à tout prix, lorsque les nombreuses pièces de gros calibre qui formaient un demi-cercle autour d'Augereau lancèrent une grêle de boulets et de mitraille telle, que de mémoire d'homme on n'en avait vu de pareille!…

En un instant, nos deux divisions furent broyées sous cette pluie de fer! Le général Desjardins fut tué, le général Heudelet grièvement blessé. Cependant on tint ferme, jusqu'à ce que le corps d'armée étant presque complètement détruit, force fut d'en ramener les débris auprès du cimetière d'Eylau, sauf toutefois le 14e de ligne qui, totalement environné par les ennemis, resta sur le monticule qu'il occupait. Notre situation était d'autant plus fâcheuse qu'un vent des plus violents nous lançait à la figure une neige fort épaisse qui empêchait de voir à plus de quinze pas, de sorte que plusieurs batteries françaises tirèrent sur nous en même temps que celles des ennemis. Le maréchal Augereau fut blessé par un biscaïen.

Cependant, le dévouement du 7e corps venait de produire un bon résultat, car non seulement le maréchal Davout, dégagé par notre attaque, avait pu se maintenir dans ses positions, mais il s'était emparé de Klein-Sausgarten et avait même poussé son avant-garde jusqu'à Kuschitten, sur les derrières de l'ennemi. Ce fut alors que l'Empereur, voulant porter le grand coup, fit passer entre Eylau et Rothenen quatre-vingt-dix escadrons commandés par Murat. Ces terribles masses, fondant sur le centre des Russes, l'enfoncent, le sabrent et le jettent dans le plus grand désordre. Le vaillant général d'Hautpoul fut tué dans la mêlée à la tête de ses cuirassiers, ainsi que le général Dahlmann, qui avait succédé au général Morland dans le commandement des chasseurs de la garde. Le succès de notre cavalerie assurait le gain de la bataille.

En vain huit mille Prussiens, échappés aux poursuites du maréchal Ney, débouchant par Althoff, essayèrent-ils une nouvelle attaque en se portant, on ne sait trop pourquoi, sur Kuschitten, au lieu de marcher sur Eylau; le maréchal Davout les repoussa, et l'arrivée du corps de Ney, qui parut vers la chute du jour à Schmoditten, faisant craindre à Benningsen de voir ses communications coupées, il ordonna de faire la retraite sur Kœnigsberg et de laisser les Français maîtres de cet horrible champ de bataille, couvert de cadavres et de mourants!… Depuis l'invention de la poudre, on n'en avait pas vu d'aussi terribles effets, car, eu égard au nombre de troupes qui combattaient à Eylau, c'est de toutes les batailles anciennes ou modernes celle où les pertes furent relativement les plus grandes. Les Russes eurent vingt-cinq mille hommes hors de combat, et bien qu'on n'ait porté qu'à dix mille le nombre des Français atteints par le fer ou le feu, je l'évalue au moins à vingt mille hommes. Le total pour les deux armées fut donc de quarante-cinq mille hommes, dont plus de la moitié moururent!

Le corps d'Augereau était presque entièrement détruit, puisque, de quinze mille combattants présents sous les armes au commencement de l'action, il n'en restait le soir que trois mille, commandés par le lieutenant-colonel Massy: le maréchal, tous les généraux et tous les colonels avaient été blessés ou tués.

On a peine à comprendre pourquoi Benningsen, sachant que Davout et Ney étaient encore en arrière, ne profita point de leur absence pour attaquer au point du jour la ville d'Eylau, avec les très nombreuses troupes du centre de son armée, au lieu de perdre un temps précieux à nous canonner; car la supériorité de ses forces l'aurait certainement rendu maître de la ville avant l'arrivée de Davout, et l'Empereur aurait alors regretté de s'être tant avancé, au lieu de se fortifier sur le plateau de Ziegelhof et d'y attendre ses ailes, ainsi qu'il en avait eu le projet la veille. Le lendemain de la bataille, l'Empereur fit poursuivre les Russes jusqu'aux portes de Kœnigsberg; mais cette ville ayant quelques fortifications, on ne jugea pas prudent de l'attaquer avec des troupes affaiblies par de sanglants combats, d'autant plus que presque toute l'armée russe était dans Kœnigsberg ou autour.

Napoléon passa plusieurs jours à Eylau, tant pour relever les blessés que pour réorganiser ses armées. Le corps du maréchal Augereau étant presque détruit, ses débris en furent répartis entre les autres corps, et le maréchal reçut la permission de retourner en France, afin de se guérir de sa blessure. L'Empereur, voyant le gros de l'armée russe éloigné, établit ses troupes en cantonnement dans les villes, bourgs et villages, en avant de la basse Vistule. Il n'y eut, pendant la fin de l'hiver, de fait remarquable que la prise de la place forte de Danzig par les Français. Les hostilités en rase campagne ne recommencèrent qu'au mois de juin, ainsi que nous le verrons plus loin.

CHAPITRE XXXIV

Épisodes de la bataille d'Eylau.—Ma jument Lisette—Je cours les plus grands dangers en joignant le 14e de ligne.—J'échappe à la mort par miracle.—Je regagne Varsovie et Paris.

Je n'ai pas voulu interrompre la narration de la bataille d'Eylau, pour vous dire ce qui m'advint dans ce terrible conflit; mais pour vous mettre à même de bien comprendre ce triste récit, il faut que je remonte à l'automne de 1805, au moment où les officiers de la grande armée, faisant leurs préparatifs pour la bataille d'Austerlitz, complétaient leurs équipages. J'avais deux bons chevaux, j'en cherchais un troisième meilleur, un cheval de bataille. La chose était difficile à trouver, car, bien que les chevaux fussent infiniment moins chers qu'aujourd'hui, leur prix était encore fort élevé et j'avais peu d'argent; mais le hasard me servit merveilleusement.

Je rencontrai un savant allemand, nommé M. d'Aister, que j'avais connu lorsqu'il professait à Sorèze; il était devenu précepteur des enfants d'un riche banquier suisse, M. Schérer, établi à Paris et associé de M. Finguerlin. M. d'Aister m'apprit que M. Finguerlin, alors fort opulent et menant grand train, avait une nombreuse écurie dans laquelle figurait au premier rang une charmante jument appelée Lisette, excellente bête du Mecklembourg, aux allures douces, légère comme une biche et si bien dressée qu'un enfant pouvait la conduire. Mais cette jument, lorsqu'on la montait, avait un défaut terrible et heureusement fort rare: elle mordait comme un bouledogue et se jetait avec furie sur les personnes qui lui déplaisaient, ce qui détermina M. Finguerlin à la vendre. Elle fut achetée pour le compte de Mme de Lauriston, dont le mari, aide de camp de l'Empereur, avait écrit de lui préparer un équipage de guerre. M. Finguerlin, en vendant la jument, ayant omis de prévenir de son défaut, on trouva le soir même sous ses pieds un palefrenier auquel elle avait arraché les entrailles à belles dents!… Mme de Lauriston, justement alarmée, demanda la rupture du marché. Non seulement elle fut prononcée, mais, pour prévenir de nouveaux malheurs, la police ordonna qu'un écriteau, placé dans la crèche de Lisette, informerait les acheteurs de sa férocité, et que tout marché concernant cette bête serait nul, si l'acquéreur ne déclarait par écrit avoir pris connaissance de l'avertissement.

Vous concevez qu'avec une pareille recommandation, la jument était très difficile à placer; aussi M. d'Aister me prévint-il que son propriétaire était décidé à la céder pour ce qu'on voudrait lui en donner. J'en offris mille francs, et M. Finguerlin me livra Lisette, bien qu'elle lui en eût coûté cinq mille: Pendant plusieurs mois, cette bête me donna beaucoup de peine; il fallait quatre ou cinq hommes pour la seller, et l'on ne parvenait à la brider qu'en lui couvrant les yeux et en lui attachant les quatre jambes; mais une fois qu'on était placé sur son dos, on trouvait une monture vraiment incomparable…

Cependant, comme, depuis qu'elle m'appartenait, elle avait déjà mordu plusieurs personnes et ne m'avait point épargné, je pensais à m'en défaire, lorsque, ayant pris à mon service François Woirland, homme qui ne doutait de rien, celui-ci, avant d'approcher Lisette, dont on lui avait signalé le mauvais caractère, se munit d'un gigot rôti bien chaud, et lorsque la bête se jeta sur lui pour le mordre, il lui présenta le gigot qu'elle saisit entre ses dents; mais s'étant brûlé les gencives, le palais et la langue, la jument poussa un cri, laissa tomber le gigot et dès ce moment fut soumise à Woirland qu'elle n'osa plus attaquer. J'employai le même moyen et j'obtins un pareil résultat. Lisette, docile comme un chien, se laissa très facilement approcher par moi et par mon domestique; elle devint même un peu plus traitable pour les palefreniers de l'état-major, qu'elle voyait tous les jours; mais malheur aux étrangers qui passaient auprès d'elle!… Je pourrais citer vingt exemples de sa férocité, je me bornerai à un seul.

Pendant le séjour que le maréchal Augereau fit au château de Bellevue, près de Berlin, les domestiques de l'état-major, s'étant aperçus que lorsqu'ils allaient dîner, quelqu'un venait prendre les sacs d'avoine laissés dans l'écurie, engagèrent Woirland à laisser près de la porte Lisette détachée. Le voleur arrive, se glisse dans l'écurie, et déjà il emportait un sac, lorsque la jument, le saisissant par la nuque, le traîne au milieu de la cour, où elle lui brise deux côtes en le foulant aux pieds. On accourt aux cris affreux poussés par le voleur, que Lisette ne voulut lâcher que lorsque mon domestique et moi l'y contraignîmes, car, dans sa fureur, elle se serait ruée sur tout autre. La méchanceté de cet animal s'était accrue depuis qu'un officier de housards saxons, dont je vous ai parlé, lui avait traîtreusement fendu l'épaule d'un coup de sabre sur le champ de bataille d'Iéna.

Telle était la jument que je montais à Eylau, au moment où les débris du corps d'armée du maréchal Augereau, écrasés par une grêle de mitraille et de boulets, cherchaient à se réunir auprès du grand cimetière. Vous devez vous souvenir que le 14e de ligne était resté seul sur un monticule qu'il ne devait quitter que par ordre de l'Empereur. La neige ayant cessé momentanément, on aperçut cet intrépide régiment qui, entouré, par l'ennemi, agitait son aigle en l'air pour prouver qu'il tenait toujours et demandait du secours. L'Empereur, touché du magnanime dévouement de ces braves gens, résolut d'essayer de les sauver, en ordonnant au maréchal Augereau d'envoyer vers eux un officier chargé de leur dire de quitter le monticule, de former un petit carré et de se diriger vers nous, tandis qu'une brigade de cavalerie marcherait à leur rencontre pour seconder leurs efforts.

C'était avant la grande charge faite par Murat; il était presque impossible d'exécuter la volonté de l'Empereur, parce qu'une nuée de Cosaques nous séparant du 14e de ligne, il devenait évident que l'officier qu'on allait envoyer vers ce malheureux régiment serait tué ou pris avant d'arriver jusqu'à lui. Cependant l'ordre étant positif, le maréchal dut s'y conformer.

Il était d'usage, dans l'armée impériale, que les aides de camp se plaçassent en file, à quelques pas de leur général, et que celui qui se trouvait en tête marchât le premier, puis vînt se placer à la queue lorsqu'il avait rempli sa mission, afin que, chacun portant un ordre à son tour, les dangers fussent également partagés. Un brave capitaine du génie, nommé Froissard, qui, bien que n'étant pas aide de camp, était attaché au maréchal, se trouvant plus près de lui, fut chargé de porter l'ordre au 14e. M. Froissard partit au galop: nous le perdîmes de vue au milieu des Cosaques, et jamais nous ne le revîmes ni sûmes ce qu'il était devenu. Le maréchal, voyant que le 14e de ligne ne bougeait pas, envoya un officier nommé David: il eut le même sort que Froissard, nous n'entendîmes plus parler de lui!… Il est probable que tous les deux, ayant été tués et dépouillés, ne purent être reconnus au milieu des nombreux cadavres dont le sol était couvert. Pour la troisième fois le maréchal appelle: «L'officier à marcher!»—C'était mon tour!…

En voyant approcher le fils de son ancien ami, et j'ose le dire, son aide de camp de prédilection, la figure du bon maréchal fut émue, ses yeux se remplirent de larmes, car il ne pouvait se dissimuler qu'il m'envoyait à une mort presque certaine; mais il fallait obéir à l'Empereur; j'étais soldat, on ne pouvait faire marcher un de mes camarades à ma place, et je ne l'eusse pas souffert: c'eût été me déshonorer. Je m'élançai donc! Mais, tout en faisant le sacrifice de ma vie, je crus devoir prendre les précautions nécessaires pour la sauver. J'avais remarqué que les deux officiers partis avant moi avaient mis le sabre à la main, ce qui me portait à croire qu'ils avaient le projet de se défendre contre les Cosaques qui les attaqueraient pendant le trajet, défense irréfléchie selon moi, puisqu'elle les avait forcés à s'arrêter pour combattre une multitude d'ennemis qui avaient fini par les accabler. Je m'y pris donc autrement, et laissant mon sabre au fourreau, je me considérai comme un cavalier qui, voulant gagner un prix de course, se dirige le plus rapidement possible et par la ligne la plus courte vers le but indiqué, sans se préoccuper de ce qu'il y a, ni à droite ni à gauche, sur son chemin. Or, mon but étant le monticule occupé par le 14e de ligne, je résolus de m'y rendre sans faire attention aux Cosaques, que j'annulai par la pensée.

Ce système me réussit parfaitement. Lisette, plus légère qu'une hirondelle, et volant plus qu'elle ne courait, dévorait l'espace, franchissant les monceaux de cadavres d'hommes et de chevaux, les fossés, les affûts brisés, ainsi que les feux mal éteints des bivouacs. Des milliers de Cosaques éparpillés couvraient la plaine. Les premiers qui m'aperçurent firent comme des chasseurs dans une traque, lorsque, voyant un lièvre, ils s'annoncent mutuellement sa présence par les cris: «À vous! à vous!…» Mais aucun de ces Cosaques n'essaya de m'arrêter, d'abord à cause de l'extrême rapidité de ma course, et probablement aussi parce qu'étant en très grand nombre, chacun d'eux pensait que je ne pourrais éviter ses camarades placés plus loin. Si bien que j'échappai à tous et parvins au 14e de ligne, sans que moi ni mon excellente jument eussions reçu la moindre égratignure!

Je trouvai le 14e formé en carré sur le haut du monticule; mais comme les pentes de terrain étaient fort douces, la cavalerie ennemie avait pu exécuter plusieurs charges contre le régiment français, qui, les ayant vigoureusement repoussées, était entouré par un cercle de cadavres de chevaux et de dragons russes, formant une espèce de rempart, qui rendait désormais la position presque inaccessible à la cavalerie, car, malgré l'aide de nos fantassins, j'eus beaucoup de peine à passer par-dessus ce sanglant et affreux retranchement. J'étais enfin dans le carré!—Depuis la mort du colonel Savary, tué au passage de l'Ukra, le 14e était commandé par un chef de bataillon. Lorsque, au milieu d'une grêle de boulets, je transmis à ce militaire l'ordre de quitter sa position pour tâcher de rejoindre le corps d'armée, il me fit observer que l'artillerie ennemie, tirant depuis une heure sur le 14e lui avait fait éprouver de telles pertes que la poignée de soldats qui lui restait serait infailliblement exterminée si elle descendait en plaine; qu'il n'aurait d'ailleurs pas le temps de préparer l'exécution de ce mouvement, puisqu'une colonne d'infanterie russe, marchant sur lui, n'était plus qu'à cent pas de nous.

«Je ne vois aucun moyen de sauver le régiment, dit le chef de bataillon; retournez vers l'Empereur, faites-lui les adieux du 14e de ligne, qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui l'aigle qu'il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre; il serait trop pénible en mourant de la voir tomber aux mains des ennemis!» Le commandant me remit alors son aigle, que les soldats, glorieux débris de cet intrépide régiment, saluèrent pour la dernière fois des cris de: Vive l'Empereur!… eux qui allaient mourir pour lui! C'était le Cæsar, morituri te salutant! de Tacite; mais ce cri était ici poussé par des héros!

Les aigles d'infanterie étaient fort lourdes, et leur poids se trouvait augmenté d'une grande et forte hampe en bois de chêne, au sommet de laquelle on la fixait. La longueur de cette hampe m'embarrassait beaucoup, et comme ce bâton, dépourvu de son aigle, ne pouvait constituer un trophée pour les ennemis, je résolus, avec l'assentiment du commandant, de la briser pour n'emporter que l'aigle; mais au moment où, du haut de ma selle, je me penchais le corps en avant pour avoir plus de force pour arriver à séparer l'aigle de la hampe, un des nombreux boulets que nous lançaient les Russes traversa la corne de derrière de mon chapeau à quelques lignes de ma tête!… La commotion fut d'autant plus terrible que mon chapeau, étant retenu par une forte courroie de cuir fixée sous le menton, offrait plus de résistance au coup. Je fus comme anéanti, mais ne tombai pas de cheval. Le sang me coulait par le nez, les oreilles et même par les yeux; néanmoins j'entendais encore, je voyais, je comprenais et conservais toutes mes facultés intellectuelles, bien que mes membres fussent paralysés au point qu'il m'était impossible de remuer un seul doigt!…

Cependant, la colonne d'infanterie russe que nous venions d'apercevoir abordait le monticule; c'étaient des grenadiers, dont les bonnets garnis de métal avaient la forme de mitres. Ces hommes, gorgés d'eau-de-vie, et en nombre infiniment supérieur, se jetèrent avec furie sur les faibles débris de l'infortuné 14e dont les soldats ne vivaient, depuis quelques jours, que de pommes de terre et de neige fondue; encore, ce jour-là, n'avaient-ils pas eu le temps de préparer ce misérable repas!… Néanmoins nos braves Français se défendirent vaillamment avec leurs baïonnettes, et lorsque le carré eut été enfoncé, ils se groupèrent en plusieurs pelotons et soutinrent fort longtemps ce combat disproportionné.

Durant cette affreuse mêlée, plusieurs des nôtres, afin de n'être pas frappés par derrière, s'adossèrent aux flancs de ma jument, qui, contrairement à ses habitudes, restait fort impassible. Si j'eusse pu remuer, je l'aurais portée en avant pour l'éloigner de ce champ de carnage; mais il m'était absolument impossible de serrer les jambes pour faire comprendre ma volonté à ma monture!… Ma position était d'autant plus affreuse que, ainsi que je l'ai déjà dit, j'avais conservé la faculté de voir et de penser… Non seulement on se battait autour de moi, ce qui m'exposait aux coups de baïonnette, mais un officier russe, à la figure atroce, faisait de constants efforts pour me percer de son épée, et comme la foule des combattants l'empêchait de me joindre, il me désignait du geste aux soldats qui l'environnaient et qui, me prenant pour le chef des Français, parce que j'étais seul à cheval, tiraient sur moi par-dessus la tête de leurs camarades, de sorte que de très nombreuses balles sifflaient constamment à mes oreilles. L'une d'elles m'eût certainement ôté le peu de vie qui me restait, lorsqu'un incident terrible vint m'éloigner de cette affreuse mêlée.

Parmi les Français qui s'étaient adossés au flanc gauche de ma jument, se trouvait un fourrier que je connaissais pour l'avoir vu souvent chez le maréchal, dont il copiait les états de situation. Cet homme, attaqué et blessé par plusieurs grenadiers ennemis, tomba sous le ventre de Lisette et saisissait ma jambe pour tâcher de se relever, lorsqu'un grenadier russe, dont l'ivresse rendait les pas fort incertains, ayant voulu l'achever en lui perçant la poitrine, perdit l'équilibre, et la pointe de sa baïonnette mal dirigée vint s'égarer dans mon manteau gonflé par le vent. Le Russe, voyant que je ne tombais pas, laissa le fourrier pour me porter une infinité de coups d'abord inutiles, mais dont l'un, m'atteignant enfin, traversa mon bras gauche, dont je sentis avec un plaisir affreux couler le sang tout chaud… Le grenadier russe, redoublant de fureur, me portait encore un coup, lorsque la force qu'il y mit le faisant trébucher, sa baïonnette s'enfonça dans la cuisse de ma jument, qui, rendue par la douleur à ses instincts féroces, se précipita sur le Russe et d'une seule bouchée lui arracha avec ses dents le nez, les lèvres, les paupières, ainsi que toute la peau du visage, et en fit une tête de mort vivante et toute rouge!… C'était horrible à voir! Puis, se jetant avec furie au milieu des combattants, Lisette, ruant et mordant, renverse tout ce qu'elle rencontre sur son passage!… L'officier ennemi, qui avait si souvent essayé de me frapper, ayant voulu l'arrêter par la bride, elle le saisit par le ventre, et l'enlevant avec facilité, elle l'emporta hors de la mêlée, au bas du monticule, où, après lui avoir arraché les entrailles à coups de dents et broyé le corps sous ses pieds, elle le laissa mourant sur la neige!… Reprenant ensuite le chemin par lequel elle était venue, elle se dirigea au triple galop vers le cimetière d'Eylau. Grâce à la selle à la housarde dans laquelle j'étais assis, je me maintins à cheval, mais un nouveau danger m'attendait.

La neige venait de recommencer à tomber, et de gros flocons obscurcissaient le jour, lorsque, arrivé près d'Eylau, je me trouvai en face d'un bataillon de la vieille garde, qui, ne pouvant distinguer au loin, me prit pour un officier ennemi conduisant une charge de cavalerie. Aussitôt le bataillon entier fit feu sur moi… Mon manteau et ma selle furent criblés de balles, mais je ne fus point blessé, non plus que ma jument, qui, continuant sa course rapide, traversa les trois rangs du bataillon avec la même facilité qu'une couleuvre traverse une haie… Mais ce dernier élan ayant épuisé les forces de Lisette, qui perdait beaucoup de sang, car une des grosses veines de sa cuisse avait été coupée, cette pauvre bête s'affaissa tout à coup et tomba d'un côté en me faisant rouler de l'autre!

Étendu sur la neige parmi des tas de morts et de mourants, ne pouvant me mouvoir d'aucune façon, je perdis insensiblement et sans douleur le sentiment de moi-même. Il me sembla qu'on me berçait doucement… Enfin, je m'évanouis complètement, sans être ranimé par le grand fracas que les quatre-vingt-dix escadrons de Murat allant à la charge firent en passant auprès de moi et peut-être sur moi! J'estime que mon évanouissement dura quatre heures, et lorsque je repris mes sens, voici l'horrible position dans laquelle je me trouvais: j'étais complètement nu, n'ayant plus que le chapeau et la botte droite. Un soldat du train, me croyant mort, m'avait dépouillé selon l'usage, et voulant m'arracher la seule botte qui me restât, me tirait par une jambe, en m'appuyant un de ses pieds sur le ventre! Les fortes secousses que cet homme me donnait m'ayant sans doute ranimé, je parvins à soulever le haut du corps et à rendre des caillots de sang qui obstruaient mon gosier. La commotion produite par le vent du boulet avait amenée une ecchymose si considérable que j'avais la figure, les épaules et la poitrine noires, tandis que le sang sorti de ma blessure au bras rougissait les autres parties de mon corps… Mon chapeau et mes cheveux étaient remplis d'une neige ensanglantée; je roulais des yeux hagards et devais être horrible à voir. Aussi le soldat du train détourna la tête et s'éloigna avec mes effets, sans qu'il me fût possible de lui adresser une seule parole, tant mon état de prostration était grand!… Mais j'avais repris mes facultés mentales, et mes pensées se portèrent vers Dieu et vers ma mère!…

Le soleil, en se couchant, jeta quelques faibles rayons à travers les nuages; je lui fis des adieux que je crus bien être les derniers… Si du moins, me disais-je, on ne m'eût pas dépouillé, quelqu'un des nombreux individus qui passent auprès de moi, remarquant les tresses d'or dont ma pelisse est couverte, reconnaîtrait que je suis aide de camp d'un maréchal et me ferait peut-être transporter à l'ambulance; mais en me voyant nu, on me confond avec les nombreux cadavres dont je suis entouré; bientôt, en effet, il n'y aura plus aucune différence entre eux et moi. Je ne puis appeler à mon aide, et la nuit qui s'approche va m'ôter tout espoir d'être secouru; le froid augmente, pourrai-je le supporter jusqu'à demain, quand déjà je sens se raidir mes membres nus? Je m'attendais donc à mourir, car si un miracle m'avait sauvé au milieu de l'affreuse mêlée des Russes et du 14e pouvais-je espérer qu'un autre miracle me tirerait de l'horrible position dans laquelle je me trouvais?… Ce second miracle eut lieu, et voici comment. Le maréchal Augereau avait un valet de chambre nommé Pierre Dannel, garçon très intelligent, très dévoué, mais un peu raisonneur. Or, il était arrivé, pendant notre séjour à la Houssaye, que Dannel ayant mal répondu à son maître, celui-ci le renvoya. Dannel, désolé, me supplia d'intercéder pour lui. Je le fis avec tant de zèle que je parvins à le faire rentrer en grâce auprès du maréchal. Depuis ce moment, le valet de chambre m'avait voué un grand attachement. Cet homme, qui avait laissé à Landsberg tous les équipages, en était parti de son chef, le jour de la bataille, pour apporter à son maître des vivres qu'il avait placés dans un fourgon très léger, passant partout, et contenant les objets dont le maréchal se servait le plus souvent. Ce petit fourgon était conduit par un soldat ayant servi dans la compagnie du train à laquelle appartenait le soldat qui venait de me dépouiller. Celui-ci, muni de mes effets, passait auprès du fourgon stationné à côté du cimetière, lorsque, ayant reconnu le postillon, son ancien camarade, il l'accosta pour lui montrer le brillant butin qu'il venait de recueillir sur un mort.

Or, il faut que vous sachiez que pendant notre séjour dans les cantonnements de la Vistule, le maréchal ayant envoyé Dannel chercher des provisions à Varsovie, je l'avais chargé de faire ôter de ma pelisse la fourrure d'astrakan noir dont elle était garnie, pour la faire remplacer par de l'astrakan gris, nouvellement adopté par les aides de camp du prince Berthier, qui donnaient la mode dans l'armée. J'étais encore le seul officier du maréchal Augereau qui eût de l'astrakan gris. Dannel, présent à l'étalage que faisait le soldat du train, reconnut facilement ma pelisse, ce qui l'engagea à regarder plus attentivement les autres effets du prétendu mort, parmi lesquels il trouva ma montre, marquée au chiffre de mon père, à qui elle avait appartenu. Le valet de chambre ne douta plus que je ne fusse tué, et tout en déplorant ma perte, il voulut me voir pour la dernière fois, et se faisant conduire par le soldat du train, il me trouva vivant!…

La joie de ce brave homme, auquel je dus certainement la vie, fut extrême: il s'empressa de faire venir mon domestique, quelques ordonnances, et de me faire transporter dans une grange, où il me frotta le corps avec du rhum, pendant qu'on cherchait le docteur Raymond, qui arriva enfin, pansa ma blessure du bras, et déclara que l'expansion du sang qu'elle avait produite me sauverait.

Bientôt, je fus entouré par mon frère et mes camarades. On donna quelque chose au soldat du train qui avait pris mes habits, qu'il rendit de fort bonne grâce; mais comme ils étaient imprégnés d'eau et de sang, le maréchal Augereau me fit envelopper dans des effets à lui. L'Empereur avait autorisé le maréchal à se rendre à Landsberg; mais sa blessure l'empêchant de monter à cheval, ses aides de camp s'étaient procuré un traîneau sur lequel était placée une caisse de cabriolet. Le maréchal, qui ne pouvait se résoudre à m'abandonner, m'y fit attacher auprès de lui, car j'étais trop faible pour me tenir assis!

Avant qu'on me relevât du champ de bataille, j'avais vu ma pauvre Lisette auprès de moi. Le froid, en coagulant le sang de sa plaie, en avait arrêté la trop grande émission; la bête s'était remise sur ses jambes et mangeait la paille dont les soldats s'étaient servis pour leurs bivouacs la nuit précédente. Mon domestique, qui aimait beaucoup Lisette, l'ayant aperçue lorsqu'il aidait à me transporter, retourna la chercher, et découpant en bandes la chemise et la capote d'un soldat mort, il s'en servit pour envelopper la cuisse de la pauvre jument, qu'il mit ainsi en état de marcher jusqu'à Landsberg. Le commandant de la petite garnison de cette place ayant eu l'attention de faire préparer des logements pour les blessés, l'état-major fut placé dans une grande et bonne auberge, de sorte qu'au lieu de passer la nuit sans secours, étendu tout nu sur la neige, je fus couché sur un bon lit et environné des soins de mon frère, de mes camarades et du bon docteur Raymond. Celui-ci avait été obligé de couper la botte que le soldat du train n'avait pu m'ôter, et qu'il fut encore difficile de me retirer tant mon pied était gonflé. Vous verrez plus loin que cela faillit me coûter une jambe et peut-être la vie.

Nous passâmes trente-six heures à Landsberg. Ce repos, les bons soins qu'on prit de moi, me rendirent l'usage de la parole et des membres, et lorsque le surlendemain de la bataille le maréchal Augereau se mit en route pour Varsovie, je pus, quoique bien faible, être transporté dans le traîneau. Notre voyage dura huit jours, parce que l'état-major allait à petites journées avec ses chevaux. Je reprenais peu à peu mes forces; mais, à mesure qu'elles revenaient, je sentais un froid glacial à mon pied droit. Arrivé à Varsovie, je fus logé dans l'hôtel réservé pour le maréchal, ce qui me fut d'autant plus favorable que je ne pouvais quitter le lit. Cependant la blessure de mon bras allait bien, le sang extravasé sur mon corps par suite de la commotion du boulet commençait à se résoudre, ma peau reprenait sa couleur naturelle; le docteur ne savait à quoi attribuer l'impossibilité dans laquelle j'étais de me lever, et m'entendant me plaindre de ma jambe, il voulut la visiter, et qu'aperçut-il?… Mon pied était gangrené!… Un accident remontant à mes premières années était la cause du nouveau malheur qui me frappait. J'avais eu, à Sorèze, le pied droit percé par le fleuret démoucheté d'un camarade avec lequel je faisais des armes. Il paraîtrait que les muscles, devenus sensibles, avaient beaucoup souffert du froid pendant que je gisais évanoui sur le champ de bataille d'Eylau; il en était résulté un gonflement qui explique la difficulté qu'avait eue le soldat du train à m'arracher la botte droite. Le pied était gelé, et n'ayant pas été soigné à temps, la gangrène s'était déclarée sur l'ancienne blessure provenant du coup de fleuret; elle était couverte d'une escarre large comme une pièce de cinq francs… Le docteur pâlit en voyant mon pied; puis, me faisant tenir par quatre domestiques et s'armant d'un bistouri, il enleva l'escarre et creusa dans mon pied pour extirper les chairs mortes, absolument comme on cure les parties gâtées d'une pomme.

Je souffris beaucoup, cependant ce fut sans me plaindre; mais il n'en fut pas de même lorsque le bistouri, arrivé à la chair vive, eut mis à découvert les muscles et les os dont on apercevait les mouvements! Le docteur, montant sur une chaise, trempa une éponge dans du vin chaud sucré, qu'il fit tomber goutte à goutte dans le trou qu'il venait de creuser dans mon pied. La douleur devint intolérable!… Je dus néanmoins, pendant huit jours, subir soir et matin cet affreux supplice, mais ma jambe fut sauvée…

Aujourd'hui, où l'on est si prodigue d'avancement et de décorations, on accorderait certainement une récompense à un officier qui braverait les dangers que je courus en me rendant vers le 14e de ligne; mais, sous l'Empire, on considéra ce trait de dévouement comme si naturel qu'on ne me donna pas la croix, et qu'il ne me vint même pas à la pensée de la demander.

Un long repos ayant été jugé nécessaire pour la guérison de la blessure du maréchal Augereau, l'Empereur lui écrivit pour l'engager à se faire traiter en France, et fit venir d'Italie le maréchal Masséna, auprès duquel mon frère, Bro et plusieurs de mes camarades furent placés. Le maréchal Augereau me prit avec lui, ainsi que le docteur Raymond et son secrétaire. On était obligé de me porter pour monter et descendre de voiture; je sentais, du reste, que ma santé se raffermissait à mesure que je m'éloignais des régions glaciales pour marcher vers un climat plus doux. Ma jument passa son hiver dans les écuries de M. de Launay, administrateur des fourrages de l'armée. Le maréchal se dirigea de Varsovie sur la Silésie, par Rawa. Tant que nous fûmes dans l'affreuse Pologne, où il n'existait aucune route ferrée, il fallut douze et jusqu'à seize chevaux pour tirer la voiture des fondrières et des marécages au milieu desquels nous marchions; encore n'allait-elle qu'au pas, et ce ne fut qu'en arrivant en Allemagne que nous trouvâmes enfin un pays civilisé et de véritables routes.

Nous nous arrêtâmes à Dresde, et passâmes dix à douze jours à Francfort-sur-Mein, d'où nous étions partis au mois d'octobre précédent pour marcher contre la Prusse.

Enfin nous arrivâmes à Paris vers le 15 mars. Je marchais avec beaucoup de peine, j'avais un bras en écharpe et me ressentais encore du terrible ébranlement produit par la commotion du vent du boulet; mais le bonheur de revoir ma mère et les bons soins qu'elle me donna, joints à la douce influence du printemps, achevèrent ma guérison.

Avant de quitter Varsovie, j'avais voulu jeter le chapeau que le boulet avait percé; mais le maréchal, l'ayant fait garder comme objet de curiosité, le donna à ma mère. Il existe encore aujourd'hui entre mes mains, et c'est un monument de famille qu'il faudra conserver.

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