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Mémoires du général baron de Marbot (1/3)

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CHAPITRE XII

Épisodes du siège.—Capture de trois mille Autrichiens.—Leur horrible fin sur les pontons.—Attaques constantes par terre et par mer.

Je ne puis parler que très succinctement des opérations du siège ou blocus que nous soutenions. Les fortifications de Gênes ne consistaient, à cette époque, du côté de la terre, qu'en une simple muraille flanquée de tours; mais ce qui rendait la place très susceptible d'une bonne défense, c'est qu'elle est entourée, à peu de distance, par des montagnes dont les sommets et les flancs sont garnis de forts et de redoutes. Les Autrichiens attaquaient constamment ces positions; dès qu'ils en enlevaient une, nous marchions pour la reprendre, et le lendemain ils cherchaient encore à s'en emparer; s'ils y parvenaient, nous allions les en chasser derechef. Enfin, c'était une navette continuelle, avec des chances différentes, mais, en résultat, nous finissions par rester maîtres du terrain. Ces combats étaient souvent très vifs. Dans l'un d'eux, le général Soult, qui était le bras droit de Masséna, gravissait à la tête de ses colonnes le Monte-Corona, pour reprendre le fort de ce nom que nous avions perdu la veille, lorsqu'une balle lui brisa le genou au moment où les ennemis, infiniment plus nombreux que nous, descendaient en courant du haut de la montagne. Il était impossible que le peu de troupes que nous avions sur ce point pût résister à une telle avalanche. Il fallut donc battre en retraite. Les soldats portèrent quelque temps le général Soult sur leurs fusils, mais les douleurs intolérables qu'il éprouvait le décidèrent à ordonner qu'on le déposât au pied d'un arbre, où son frère et un de ses aides de camp restèrent seuls auprès de lui, pour le préserver de la fureur des premiers ennemis qui arriveraient sur lui. Heureusement, il se trouva parmi ceux-ci des officiers qui eurent beaucoup d'égards pour leur illustre prisonnier. La capture du général Soult ayant exalté le courage des Autrichiens, ils nous poussèrent très vivement jusqu'au mur d'enceinte qu'ils se préparaient à attaquer, lorsqu'un orage affreux vint assombrir le ciel d'azur que nous avions eu depuis le commencement du siège. La pluie tombait à torrents. Les Autrichiens s'arrêtèrent, et la plupart d'entre eux cherchèrent à s'abriter dans les cassines ou sous des arbres. Alors le général Masséna, dont le principal mérite consistait à mettre à profit toutes les circonstances imprévues de la guerre, parle à ses soldats, ranime leur ardeur, et les faisant soutenir par quelques troupes venues de la ville, il leur fait croiser la baïonnette et les ramène au plus fort de l'orage contre les Autrichiens vainqueurs jusque-là, mais qui, surpris de tant d'audace, se retirent en désordre. Masséna les poursuivit si vigoureusement qu'il parvint à couper un corps de trois mille grenadiers, qui mirent bas les armes.

Ce n'était pas la première fois que nous faisions de nombreux prisonniers, car le total de ceux que nous avions enlevés depuis le commencement du siège se montait à plus de huit mille; mais n'ayant pas de quoi les nourrir, le général en chef les avait toujours renvoyés, à condition qu'ils ne serviraient pas contre nous avant six mois. Les officiers avaient tenu religieusement leur promesse; quant aux malheureux soldats qui, rentrés dans le camp autrichien, ignoraient l'engagement que leurs chefs avaient pris pour eux, on les incorporait dans d'autres régiments et on les forçait à combattre encore contre les Français. S'ils retombaient entre nos mains, ce qui arrivait souvent, nous les rendions de nouveau; on les incorporait derechef dans d'autres bataillons, et il y eut ainsi une grande quantité de ces hommes qui, de leur propre aveu, furent pris quatre ou cinq fois pendant le siège. Le général Masséna, indigné d'un tel manque de loyauté de la part des généraux autrichiens, décida cette fois que les trois mille grenadiers qu'il venait de prendre seraient retenus, officiers et soldats, et pour que le soin de les garder n'augmentât pas le service des troupes, il fit placer ces malheureux prisonniers sur des vaisseaux rasés, au milieu du port, et fit braquer sur eux une partie des canons du môle; puis il envoya un parlementaire au général Ott, qui commandait le corps autrichien devant Gênes, pour lui reprocher son manque de bonne foi et le prévenir qu'il ne se croyait tenu de donner aux prisonniers que la moitié de la ration que recevait un soldat français, mais qu'il consentait à ce que les Autrichiens s'entendissent avec les Anglais, pour que des barques apportassent tous les jours des vivres aux prisonniers et ne les quittassent qu'après les leur avoir vu manger, afin qu'on ne crût pas que lui, Masséna, se servît de ce prétexte pour faire entrer des vivres pour ses propres troupes. Le général autrichien, espérant qu'un refus amènerait Masséna à lui rendre ses trois mille hommes qu'il comptait probablement faire combattre encore contre nous, refusa la proposition philanthropique qui lui était faite; alors Masséna exécuta ce qu'il avait annoncé.

La ration des Français se composait d'un quart de livre d'un pain affreux et d'une égale quantité de chair de cheval: les prisonniers ne reçurent donc que la moitié de chacune de ces denrées; ils n'avaient par conséquent par jour qu'un quart de livre pesant pour toute nourriture!… Ceci avait lieu quinze jours avant la fin du siège. Ces pauvres diables restèrent tout ce temps-là au même régime. En vain, tous les deux ou trois jours, le général Masséna renouvelait-il son offre au général ennemi, celui-ci n'accepta jamais, soit par obstination, soit que l'amiral anglais (lord Keith) ne voulût pas consentir à fournir ses chaloupes, de crainte, disait-on, qu'elles ne rapportassent le typhus à bord de la flotte. Quoi qu'il en soit, les malheureux Autrichiens hurlaient de rage et de faim sur les pontons. C'était vraiment affreux!… Enfin, après avoir mangé leurs brodequins, havresacs, gibernes et même peut-être quelques cadavres, ils moururent presque tous d'inanition!… Il n'en restait guère que sept à huit cents, lorsque, la place ayant été remise à nos ennemis, les soldats autrichiens, en entrant dans Gênes, coururent vers le port et donnèrent à manger à leurs compatriotes avec si peu de précaution, que tous ceux qui avaient survécu jusque-là périrent…

J'ai voulu rapporter cet horrible épisode, d'abord comme un nouvel exemple des calamités que la guerre entraîne après elle, et surtout pour flétrir la conduite et le manque de bonne foi du général autrichien, qui contraignit ses malheureux soldats faits prisonniers et rendus sur parole à reprendre les armes contre nous, bien qu'il se fût engagé à les renvoyer en Allemagne.

Dans les divers combats qui signalèrent le siège de Gênes, je courus de bien grands dangers. Je me bornerai à citer les deux principaux.

J'ai déjà dit que les Autrichiens et les Anglais se relayaient pour nous tenir constamment sous les armes. En effet, les premiers nous attaquaient dès l'aurore du côté de terre, nous combattaient toute la journée et allaient se reposer la nuit, pendant que la flotte de lord Keith venait nous bombarder, et tâchait de s'emparer du port à la faveur de l'obscurité, ce qui forçait la garnison à une grande surveillance de ce côté et l'empêchait de prendre le moindre repos. Or, une nuit que le bombardement était encore plus violent que de coutume, le général en chef Masséna, prévenu qu'à la lueur des feux de Bengale allumés sur la plage, on apercevait de nombreuses embarcations anglaises chargées de troupes s'avançant vers les môles du port, monta sur-le-champ à cheval avec tout son état-major et l'escadron de ses guides qui l'accompagnait partout. Nous étions au moins cent cinquante à deux cents cavaliers, lorsque, passant sur une petite place nommée Campetto, le général en chef s'arrêta pour parler à un officier qui revenait du port, et comme chacun se pressait autour de lui, un cri se fait entendre: «Gare la bombe!»

Tous les yeux se portent en l'air, et l'on voit un énorme bloc de fer rouge prêt à tomber sur ce groupe d'hommes et de chevaux resserrés dans un très petit espace. Je me trouvais placé le long du mur du grand hôtel dont la porte était surmontée d'un balcon de marbre. Je pousse mon cheval dessous, et plusieurs de mes voisins firent de même; mais ce fut précisément sur le balcon que tomba la bombe. Elle le réduisit en morceaux, puis rebondissant sur le pavé, elle éclata avec un bruit affreux au milieu de la place qu'elle éclaira momentanément de ses lugubres flammes, auxquelles succéda la plus complète obscurité… On s'attendait à de grandes pertes; le plus profond silence régnait. Il fut interrompu par la voix du général Masséna qui demandait si quelqu'un était blessé… Personne ne répondit, car, par un hasard vraiment miraculeux, pas un des nombreux éclats de la bombe n'avait frappé les hommes ni les chevaux agglomérés sur la petite place! Quant aux personnes qui, comme moi, étaient sous le balcon, elles furent couvertes de poussière, de fragments de dalles et de colonnes, mais sans avoir été blessées.

J'ai dit qu'habituellement les Anglais ne nous bombardaient que la nuit; mais cependant, un jour qu'ils célébraient je ne sais quelle fête, leur flotte pavoisée s'approcha de la ville en plein midi et s'amusa à nous envoyer une grande quantité de projectiles. Celle de nos batteries qui avait le plus d'avantage pour répondre à ce feu était placée près du môle, sur un gros bastion en forme de tour nommé la Lanterne. Le général en chef me chargea de porter au commandant de cette batterie l'ordre de ne tirer qu'après avoir bien fait pointer, et de réunir tous ses feux sur un brick anglais, qui était venu insolemment jeter l'ancre à peu de distance de la Lanterne. Nos artilleurs tirèrent avec tant de justesse qu'une de nos bombes de cinq cents, tombant sur le brick anglais, le perça depuis le pont jusqu'à la quille, et il s'enfonça en un clin d'œil dans la mer. Cela irrita tellement l'amiral anglais qu'il fit avancer immédiatement toutes ses bombardes contre la Lanterne, sur laquelle elles ouvrirent un feu très violent. Ma mission remplie, j'aurais dû retourner auprès de Masséna; mais on dit avec raison que les jeunes militaires, ne connaissant pas le danger, l'affrontent avec plus de sang-froid que ne le font les guerriers expérimentés. Le spectacle dont j'étais témoin m'intéressait vivement. La plate-forme de la Lanterne, garnie de dalles en pierres, était tout au plus grande comme une cour de moyenne étendue et était armée de douze bouches à feu, dont les affûts étaient énormes. Bien qu'il soit très difficile à un navire en mer de lancer des bombes avec justesse sur un point qui présente aussi peu de surface que la plate-forme d'une tour, les Anglais en firent cependant tomber plusieurs sur la Lanterne. Au moment où elles arrivaient, les artilleurs s'abritaient derrière et dessous les grosses pièces de bois des affûts. Je faisais comme eux, mais cet asile n'était pas sûr, parce que la plate-forme présentant une grande résistance aux bombes qui ne pouvaient s'enfoncer, elles roulaient rapidement sur les dalles, sans qu'on pût prévoir la direction qu'elles prendraient, et leurs éclats passaient dessous et derrière les affûts en serpentant sur tous les points de la plate-forme. Il était donc absurde de rester là, lorsque, ainsi que moi, on n'y était pas obligé; mais j'éprouvais un plaisir affreux, si on peut s'exprimer ainsi, à courir çà et là avec les artilleurs dès qu'une bombe tombait, et à revenir ensuite avec eux aussitôt qu'elle avait éclaté et que ses débris étaient immobiles. C'était un jeu qui pouvait me coûter cher. Un canonnier eut les jambes brisées, d'autres soldats furent blessés très grièvement, car les éclats de bombe, énormes morceaux de fer, font d'affreux ravages sur tout ce qu'ils touchent. L'un d'eux coupa en deux une grosse poutre d'affût contre laquelle j'allais m'abriter. Cependant je restais toujours sur la plate-forme, lorsque le colonel Mouton, qui devint plus tard maréchal comte de Lobau, et qui, ayant servi sous les ordres de mon père, me portait intérêt, m'ayant aperçu en passant auprès de la Lanterne, vint m'ordonner impérativement d'en sortir et d'aller auprès du général en chef où était mon poste. Il ajouta: «Vous êtes bien jeune encore, mais apprenez qu'à la guerre c'est une folie de s'exposer à des dangers inutiles: seriez-vous plus avancé lorsque vous vous seriez fait broyer une jambe, sans qu'il en résultât aucun avantage pour votre pays?»

Je n'ai jamais oublié cette leçon, dont j'ai remercié depuis le maréchal Lobau, et j'ai souvent pensé à la différence qu'il y aurait eu dans ma destinée si j'eusse eu une jambe emportée à l'âge de dix-sept ans!…

CHAPITRE XIII

Bonaparte franchit le Saint-Bernard.—Masséna traite de l'évacuation de la place de Gênes.—Ma mission auprès de Bonaparte.—Bataille de Marengo.—Retour dans ma famille.—Extrême prostration morale.

La ténacité courageuse avec laquelle Masséna avait défendu la ville de Gênes allait avoir d'immenses résultats. Le chef d'escadron Franceschi, envoyé par Masséna auprès du premier Consul, était parvenu, tant en allant qu'en revenant, à passer de nuit au milieu de la flotte ennemie. Il rentra à Gênes le 6 prairial, en disant qu'il avait laissé Bonaparte descendant le grand Saint-Bernard à la tête de l'armée de réserve!… Le feld-maréchal Mélas était tellement convaincu de l'impossibilité de conduire une armée à travers les Alpes que, pendant qu'une partie de ses troupes, sous le général Ott, nous bloquait, il était parti avec le surplus pour aller, à cinquante lieues de là, attaquer le général Suchet sur le Var, pour pénétrer ensuite en Provence, donnant, ainsi au premier Consul la facilité de pénétrer sans résistance en Italie; aussi l'armée de réserve était-elle entrée à Milan avant que les Autrichiens eussent cessé de traiter son existence de chimère. La résistance de Gênes avait donc opéré une puissante diversion en faveur de la France. Une fois en Italie, le premier Consul aurait désiré venir au plus tôt secourir la brave garnison de cette place, mais il fallait pour cela qu'il réunît toutes ses troupes, ainsi que les parcs d'artillerie et de munitions de guerre, dont le passage à travers les défilés des Alpes éprouvait de grandes difficultés. Ce retard donna au maréchal Mélas le temps d'accourir de Nice, avec ses principales forces, pour s'opposer au premier Consul, qui dès lors ne pouvait continuer sa marche sur Gênes avant d'avoir battu l'armée autrichienne.

Mais pendant que Bonaparte et Mélas faisaient dans le Piémont et dans le Milanais des marches et contre-marches, pour se préparer à la bataille qui devait décider du sort de l'Italie et de celui de la France, la garnison de Gênes se trouvait réduite aux derniers abois. Le typhus faisait d'affreux ravages; les hôpitaux étaient devenus d'affreux charniers; la misère était à son comble. Presque tous les chevaux avaient été mangés, et bien que bon nombre de troupes ne reçussent depuis longtemps qu'une demi-livre de très mauvaise nourriture, la distribution du lendemain n'était pas assurée; il ne restait absolument rien lorsque, le 15 prairial, le général en chef réunit chez lui tous les généraux et les colonels, pour leur annoncer qu'il était déterminé à tenter de faire une trouée avec ce qui lui restait d'hommes valides, afin de gagner Livourne. Mais tous les officiers lui déclarèrent à l'unanimité que les troupes n'étaient plus en état de soutenir un combat, ni même une simple marche, si, avant le départ, on ne leur donnait assez de nourriture pour réparer leurs forces… et les magasins étaient absolument vides… Le général Masséna, considérant alors qu'après avoir exécuté les ordres du premier Consul en faisant son entrée en Italie, il était de son devoir de sauver les débris d'une garnison qui avait si vaillamment combattu, et que la patrie avait intérêt à conserver, prit enfin la résolution de traiter de l'évacuation de la place, car il ne voulut pas que le mot capitulation fût prononcé.

Depuis plus d'un mois, l'amiral anglais et le général Ott avaient fait proposer une entrevue au général Masséna, qui s'y était toujours refusé; mais enfin, dominé par les circonstances, il fit dire à ces officiers qu'il acceptait. La conférence eut lieu dans la petite chapelle qui se trouve au milieu du pont de Conegliano et qui, par sa position, se trouvait-entre la mer, les postes français et ceux des Autrichiens. Les états-majors français, autrichien et anglais occupaient les deux extrémités du pont. J'assistai à cette scène si pleine d'intérêt.

Les généraux étrangers donnèrent à Masséna des marques particulières de déférence, d'estime et de considération, et bien qu'il imposât des conditions défavorables pour eux, l'amiral Keith lui répétait à chaque instant: «Monsieur le général, votre défense est trop héroïque pour qu'on puisse rien vous refuser!…» Il fut donc convenu que la garnison ne serait pas prisonnière, qu'elle garderait ses armes, se rendrait à Nice, et pourrait, le lendemain de son arrivée dans cette ville, prendre part aux hostilités.

Le général Masséna, comprenant combien il était important que le premier Consul ne fût pas amené à faire quelque mouvement compromettant, par le vif désir qu'il devait avoir de venir secourir Gênes, demandait que le traité portât qu'il serait accordé passage, au travers de l'armée autrichienne, à deux officiers, qu'il se proposait d'envoyer au premier Consul, pour l'informer de l'évacuation de la place par les troupes françaises. Le général Ott s'y opposait, parce qu'il comptait partir bientôt avec vingt-cinq mille hommes du corps de blocus, pour aller joindre le feld-maréchal Mélas, et qu'il ne voulait pas que les officiers français, envoyés par le général Masséna, prévinssent le premier Consul de sa marche. Mais l'amiral Keith leva cette difficulté. On allait signer le traité, lorsque plusieurs coups de canon se firent entendre dans le lointain, au milieu des montagnes!… Masséna posa la plume en s'écriant: «Voilà le premier Consul qui arrive avec son armée!…» Les généraux étrangers restent stupéfaits, mais, après une longue attente, on reconnut que le bruit provenait du tonnerre, et Masséna se résolut à conclure.

Les regrets portaient non seulement sur la perte du complément de gloire que la garnison et son chef auraient acquis, s'ils eussent pu conserver Gênes jusqu'à l'arrivée du premier Consul; mais Masséna aurait désiré, en résistant quelques jours encore, retarder d'autant le départ du corps du général Ott. Il prévoyait bien que le général devait se rendre vers le feld-maréchal Mélas, auquel il serait d'une grande utilité pour la bataille que celui-ci allait livrer au premier Consul. Cette crainte, bien que fondée, ne se réalisa pas, car le général Ott ne put rejoindre la grande armée autrichienne que le lendemain de la bataille de Marengo, dont le résultat eût été bien différent pour nous, si les Autrichiens, que nous eûmes tant de peine à vaincre, eussent eu vingt-cinq mille hommes de plus à nous opposer. Ainsi, non seulement la puissante diversion que Masséna avait faite en défendant Gênes avait ouvert le passage des Alpes et livré le Milanais à Bonaparte, mais encore elle le débarrassa de vingt-cinq mille ennemis le jour de la bataille de Marengo.

Les Autrichiens prirent possession, le 16 prairial, de la ville de
Gênes, dont le siège avait duré deux mois complets!…

Notre général en chef attachait tant d'importance à ce que le premier Consul fût prévenu en temps opportun du traité qu'il venait de conclure, qu'il avait demandé un sauf-conduit pour deux aides de camp, afin que si l'un des deux tombait malade, l'autre pût porter sa dépêche, et comme il pouvait être utile que l'officier chargé de cette mission parlât italien, le général Masséna la confia au commandant Graziani, Piémontais ou Romain au service de la France; mais notre général en chef, le plus soupçonneux de tous les hommes, craignant qu'un étranger se laissât gagner par les Autrichiens et ne fît pas toute la diligence possible, m'adjoignit à lui, en me recommandant, en particulier, de hâter sa marche jusqu'à ce que nous eussions joint le premier Consul. Cette recommandation était inutile. M. Graziani était un homme rempli de bons sentiments et qui comprenait l'importance de sa mission.

Nous partîmes le 16 prairial de Gênes, où je laissai Colindo que je comptais y venir prendre sous peu de jours, car on savait que l'armée du premier Consul était peu éloignée. M. Graziani et moi le joignîmes le lendemain soir à Milan.

Le général Bonaparte me parla avec intérêt de la perte que je venais de faire et me promit de me servir de père si je me conduisais bien, et il a tenu parole. Il ne pouvait se lasser de nous questionner, M. Graziani et moi, sur ce qui s'était passé dans Gênes, ainsi que sur la force et la marche des corps autrichiens que nous avions traversés pour venir à Milan. Il nous retint auprès de lui et nous fit prêter des chevaux de ses écuries, car nous avions voyagé sur des mulets de poste.

Nous suivîmes le premier Consul à Montebello et puis sur le champ de bataille de Marengo, où nous fûmes employés à porter ses ordres. Je n'entrerai dans aucun détail sur cette mémorable bataille, où il ne m'advint rien de fâcheux; on sait que nous fûmes sur le point d'être battus, et nous l'aurions été probablement, si les 25,000 hommes du corps d'Ott fussent arrivés sur le terrain pendant l'action. Aussi le premier Consul, qui craignait de les voir paraître à chaque instant, était-il fort soucieux et ne redevint gai que lorsque notre cavalerie et l'infanterie du général Desaix, dont il ignorait encore la mort, eurent décidé la victoire en enfonçant la colonne des grenadiers autrichiens du général Zach. S'apercevant alors que le cheval que je montais était légèrement blessé à la cuisse, le premier Consul me prit par l'oreille et me dit en riant: «Je te prêterai mes chevaux pour les faire arranger ainsi!» Le commandant Graziani étant mort en 1812, je suis le seul officier français qui ait assisté au siège de Gênes, ainsi qu'à la bataille de Marengo.

Après cette mémorable affaire, je revins à Gênes, que les Autrichiens évacuaient par suite du traité conclu à la suite de notre victoire. J'y retrouvai Colindo et le commandant R***. Je visitai la tombe de mon père, puis nous nous embarquâmes sur un brick français, qui en vingt-quatre heures nous transporta à Nice. Au bout de quelques jours, un vaisseau livournais amena la mère de Colindo qui venait chercher son fils. Cet excellent jeune homme et moi avions traversé ensemble de bien rudes épreuves qui avaient cimenté notre attachement; mais nos destinées étant différentes, il fallut nous séparer, malgré de vifs regrets.

J'ai dit plus haut que vers le milieu du siège, l'aide de camp Franceschi, porteur des dépêches du général Masséna au premier Consul, était parvenu en France, en passant la nuit au milieu de la flotte anglaise. On apprit par lui la mort de mon père. Alors, ma mère avait fait nommer un conseil de tutelle qui avait envoyé au vieux Spire, demeuré à Nice avec la voiture et les équipages de mon père, l'ordre de tout vendre et de revenir à Paris tout de suite, ce qu'il avait fait. Rien ne me retenait donc plus sur les rives du Var, et j'avais hâte de rejoindre ma bonne mère; mais la chose n'était pas facile, car à cette époque les voitures publiques étaient peu nombreuses: celle de Nice à Lyon ne partait que tous les deux jours, et elle était même retenue pour plusieurs semaines par une foule d'officiers blessés ou malades, venant comme moi de Gênes.

Pour sortir de l'embarras dans lequel cela nous jetait, le commandant R***, deux colonels, une douzaine d'officiers et moi, nous décidâmes de former une petite caravane afin de gagner Grenoble à pied, en traversant les contreforts des Alpes, par Grasse, Sisteron, Digne et Gap. Des mulets portaient nos petits bagages, ce qui nous permettait de faire huit ou dix lieues par jour. Bastide était avec moi et me fut d'un grand secours, car j'étais peu habitué à faire d'aussi longues routes à pied, et il faisait extrêmement chaud. Après huit jours d'une marche très difficile, nous parvînmes à Grenoble, où nous trouvâmes des voitures pour nous transporter à Lyon. Je revis avec peine cette ville et l'hôtel où j'avais logé avec mon père dans un temps plus heureux. Je désirais et redoutais de me retrouver auprès de ma mère et de mes frères. Il me semblait qu'ils allaient me demander compte de ce que j'avais fait de leur époux et de leur père! Je revenais seul, et je l'avais laissé dans un tombeau sur la terre étrangère! Ma douleur était des plus vives; j'aurais eu besoin d'un ami qui la comprît et la partageât, tandis que le commandant R***, heureux, après tant de privations, d'avoir enfin retrouvé l'abondance et la bonne chère, était d'une gaieté folle qui me perçait le cœur. Aussi je résolus de partir sans lui pour Paris; mais il prétendit, lorsque je n'avais aucun besoin de lui, qu'il était de son devoir de me ramener dans les bras de ma mère, et je fus obligé de subir sa compagnie jusqu'à Paris, où nous nous rendîmes par la malle-poste.

Il est des scènes que les gens de cœur comprennent et qu'il est impossible de décrire. Je ne chercherai donc pas à peindre ce qu'eut de déchirant ma première entrevue avec ma mère désolée et mes deux frères: vous pouvez vous en faire une idée!

Adolphe ne se trouvait pas à Paris, il était à Rennes auprès de Bernadotte, général en chef de l'armée de l'Ouest. Ma mère possédait une assez jolie maison de campagne à Carrière, auprès de la forêt de Saint-Germain. J'y passai deux mois avec elle, mon oncle de Canrobert, revenu d'émigration, et un vieux chevalier de Malte, M. d'Estresse, ancien ami de mon père. Mes jeunes frères, M. Gault, venaient se joindre à nous quelquefois, et malgré les prévenances et les témoignages d'attachement que tous me prodiguaient, je tombai dans une sombre mélancolie, et ma santé n'était plus bonne. J'avais tant souffert moralement et physiquement!… Je devins incapable d'aucun travail. La lecture, que j'ai toujours tant aimée, me devint insupportable. Je passais une grande partie de la journée seul, dans la forêt, où je me couchais sous l'ombrage et me plongeais dans de bien tristes réflexions!… Le soir, j'accompagnais ma mère, mon oncle et le vieux chevalier dans leur promenade habituelle sur les bords de la Seine, mais je ne prenais que fort peu de part à leur conversation et leur cachais mes tristes pensées, qui se reportaient toujours sur mon malheureux père, mourant faute de soins!… Bien que mon état alarmât ma mère, Canrobert et M. d'Estresse, ils eurent le bon esprit de ne pas l'aggraver par des observations qui ne font qu'irriter une âme malade, mais ils cherchèrent à éloigner insensiblement les tristes souvenirs qui déchiraient mon cœur en faisant avancer les vacances de mes deux jeunes frères, qui vinrent s'établir à la campagne. La présence de ces deux enfants, que j'aimais beaucoup, fut une bonne diversion à ma douleur, par le soin que je pris à leur rendre le séjour de Carrière agréable. Je les conduisis à Versailles, à Maisons, à Marly, et leur naïve satisfaction ranimait insensiblement mon âme qui venait d'être si cruellement froissée par la douleur. Qui m'eût dit alors que ces deux enfants si beaux, si pleins de vie, auraient bientôt cessé d'exister?

CHAPITRE XIV

Je suis nommé aide de camp à la suite à l'état-major de Bernadotte.—État-major de Bernadotte.—Nous formons à Tours la réserve de l'armée de Portugal.

La fin de l'automne de l'année 1800 approchait; ma mère revint à Paris, mes jeunes frères rentrèrent au collège, et je reçus l'ordre d'aller joindre à Rennes le général en chef Bernadotte. Il avait été le meilleur ami de mon père, qui, dans bien des circonstances, lui avait rendu des services en tous genres. Pour en témoigner sa reconnaissance à ma famille, Bernadotte m'avait écrit qu'il m'avait réservé auprès de lui une place d'aide de camp. J'avais trouvé sa lettre à Nice en revenant de Gênes, ce qui m'avait déterminé à refuser l'offre de Masséna de me prendre pour aide de camp titulaire, en m'autorisant à aller passer quelques mois avec ma mère avant de revenir auprès de lui à l'armée d'Italie. Mon père avait exigé que mon frère continuât les études nécessaires pour entrer à l'École polytechnique; Adolphe n'était donc pas encore militaire quand nous eûmes le malheur de perdre notre père; mais en apprenant cette triste nouvelle, son esprit se révolta à la pensée que son frère cadet était déjà officier et venait de faire la guerre, tandis qu'il était encore sur les bancs. Il renonça aux études exigées pour les armes savantes et préféra passer sur-le-champ dans l'infanterie, ce qui lui permettait de quitter l'école. Une bonne occasion s'offrit à lui. Le gouvernement venait d'ordonner la création d'un nouveau régiment qui se formait dans le département de la Seine. Les officiers de ce corps devaient être proposés par le général Lefebvre, qui, ainsi que vous l'avez vu plus haut, avait remplacé mon père dans le commandement de la division de Paris. Le général Lefebvre saisit avec empressement l'occasion d'être utile au fils de l'un de ses anciens camarades, mort en servant son pays; il nomma donc mon frère sous-lieutenant dans ce nouveau corps. Jusque-là tout allait bien; mais, au lieu d'aller joindre sa compagnie, et sans même attendre mon retour de Gênes, Adolphe s'empressa de se rendre à Rennes auprès de Bernadotte, qui, sans autre considération, donna la place à celui des deux frères qui arriva le premier, comme s'il se fût agi d'un prix à la course!… De sorte que, en rejoignant à Rennes l'état-major de l'armée de l'Ouest, j'appris que mon frère avait reçu le brevet d'aide de camp titulaire auprès du général en chef, et que je n'étais qu'aide de camp à la suite, c'est-à-dire provisoire. Cela me désappointa beaucoup, car si je m'y fusse attendu, j'aurais accepté la proposition du général Masséna, mais il n'était plus temps! En vain le général Bernadotte m'assura qu'il obtiendrait que le nombre de ses aides de camp fût augmenté, je ne l'espérais pas et compris que sous peu on me ferait aller ailleurs. Jamais je n'ai approuvé que deux frères servissent ensemble dans le même état-major ou dans le même régiment, parce qu'ils se nuisent toujours l'un à l'autre. Vous verrez que dans le cours de notre carrière il en fut souvent ainsi.

L'état-major de Bernadotte était alors composé d'officiers qui parvinrent presque tous à des grades élevés. Quatre d'entre eux étaient déjà colonels, savoir: Gérard, Maison, Willatte et Maurin. Le plus remarquable était incontestablement Gérard. Il avait beaucoup de moyens, de la bravoure et un grand instinct de la guerre. Se trouvant sous les ordres du maréchal Grouchy le jour de la bataille de Waterloo, il lui donna d'excellents conseils qui auraient pu nous assurer la victoire. Maison devint maréchal, puis ministre de la guerre sous les Bourbons. Willatte fut général de division sous la Restauration; il en fut de même de Maurin. Les autres aides de camp de Bernadotte étaient les chefs d'escadron Chalopin, tué à Austerlitz; Mergey, qui devint général de brigade; le capitaine Maurin, frère du colonel, devint lui-même général de brigade, de même que le sous-lieutenant Willatte. Mon frère Adolphe, qui fut général de brigade, complétait les aides de camp titulaires; enfin, Maurin, frère des deux premiers, qui devint colonel, et moi, étions tous deux aides de camp surnuméraires. Ainsi, sur onze aides de camp attachés à l'état-major de Bernadotte, deux parvinrent au grade de maréchal, trois à celui de lieutenant général, quatre furent maréchaux de camp, et un mourut sur le champ de bataille.

Dans l'hiver de 1800, le Portugal, soutenu par l'Angleterre, ayant déclaré la guerre à l'Espagne, le gouvernement français résolut de soutenir celle-ci. En conséquence, il envoya des troupes à Bayonne, à Bordeaux, et réunit à Tours les compagnies de grenadiers de nombreux régiments disséminés en Bretagne et en Vendée. Ce corps d'élite, fort de 7 à 8,000 hommes, devait former la réserve de l'armée dite de Portugal, dont Bernadotte était destiné à avoir le commandement. Ce général devait porter son quartier général à Tours, où l'on envoya ses chevaux et ses équipages, ainsi que tous ceux destinés aux officiers attachés à sa personne; mais le général, tant pour prendre les derniers ordres du premier Consul que pour reconduire Mme Bernadotte, devait se rendre à Paris, et comme en pareil cas il est d'usage que pendant l'absence du général les officiers de son état-major obtiennent la permission d'aller faire leurs adieux à leurs parents, il fut décidé que tous les aides de camp titulaires pourraient se rendre à Paris, et que les surnuméraires accompagneraient les équipages à Tours, afin de surveiller les domestiques, les payer chaque mois, s'entendre avec les commissaires des guerres pour les distributions de fourrages et la répartition des logements de ce grand nombre d'hommes et de chevaux. Cette désagréable corvée tomba donc sur le lieutenant Maurin et sur moi, qui n'avions pas l'avantage d'être aides de camp titulaires. Nous fîmes au plus fort de l'hiver et à cheval, par un temps affreux, les huit longues journées d'étape qui séparent Rennes de Tours, où nous eûmes toutes sortes de peine à établir le quartier général. On nous avait dit qu'il n'y resterait tout au plus que quinze jours, mais nous y restâmes six grands mois à nous ennuyer horriblement, tandis que nos camarades se divertissaient dans la capitale. Ce fut là un avant-goût des désagréments que j'éprouvai à être aide de camp surnuméraire. Ainsi se termina l'année 1800, pendant laquelle j'avais éprouvé tant de peines morales et physiques.

La ville de Tours était alors fort bien habitée; on aimait à s'y divertir, et bien que je reçusse de nombreuses invitations, je n'en acceptai aucune. L'attention que j'apportais à surveiller la grande quantité d'hommes et de chevaux me donnait heureusement beaucoup d'occupation; sans quoi l'isolement dans lequel je vivais m'eût été insupportable. Le nombre des chevaux du général en chef et des officiers de son état-major s'élevait à plus de quatre-vingts, et tous étaient à ma disposition. J'en montais deux ou trois chaque jour, et je faisais aux environs de Tours de longues promenades, qui, bien que solitaires, avaient un grand charme pour moi et me donnaient de douces distractions.

CHAPITRE XV

Séjour à Brest et à Rennes.—Je suis nommé au 25e de chasseurs et envoyé à l'armée de Portugal.—Voyage de Nantes à Bordeaux et à Salamanque.—Nous formons avec le général Leclerc l'aile droite de l'armée espagnole.—1802.—Retour en France.

Cependant, le premier Consul avait changé ses dispositions relativement à l'armée de Portugal. Il en confia le commandement au général Leclerc, son beau-frère, et maintint Bernadotte dans celui de l'armée de l'Ouest. En conséquence, l'état-major que mon frère et les autres aidés de camp venaient de rejoindre à Tours reçut ordre de retourner en Bretagne et de se transporter à Brest, où le général en chef allait se rendre. Il y a loin de Tours à Brest, surtout lorsqu'on marche par journées d'étape; mais comme on était dans la belle saison, que nous étions nombreux et jeunes, le voyage fut fort gai. Ne pouvant monter à cheval, par suite d'une blessure accidentelle reçue à la hanche, je me plaçai dans l'une des voitures du général en chef. Nous retrouvâmes celui-ci à Brest.

La rade de Brest contenait alors non seulement un très grand nombre de vaisseaux français, mais encore la flotte espagnole, commandée par l'amiral Gravina, qui fut tué plus tard à la bataille de Trafalgar, où les flottes de France et d'Espagne combinées combattirent celle de l'Angleterre, commandée par le célèbre Nelson, qui périt dans cette journée. À l'époque où nous arrivâmes à Brest, les deux flottes alliées étaient destinées à transporter en Irlande le général Bernadotte et de nombreuses troupes de débarquement, tant françaises qu'espagnoles; mais en attendant qu'on fît cette expédition, qui ne se réalisa pas, la présence de tant d'officiers de terre et de mer rendait la ville de Brest fort animée. Le général en chef, les amiraux et plusieurs généraux recevaient tous les jours. Les troupes des deux nations vivaient dans la meilleure intelligence, et je fis connaissance de plusieurs officiers espagnols.

Nous nous trouvions fort bien à Brest, lorsque le général en chef jugea à propos de retransporter le quartier général à Rennes, ville fort triste, mais plus au centre du commandement. À peine y fûmes-nous établis, que ce que j'avais prévu arriva. Le premier Consul restreignit le nombre des aides de camp que le général en chef devait conserver. Il ne pouvait avoir qu'un colonel, cinq officiers de grade inférieur, et plus d'officiers provisoires. En conséquence, je fus averti que j'allais être placé dans un régiment de cavalerie légère. J'en eusse pris mon parti si c'eût été pour retourner au 1er de housards, où j'étais connu, et dont je portais l'uniforme; mais il y avait plus d'un an que j'avais quitté le corps; le colonel m'avait fait remplacer, et le ministre m'envoya une commission pour aller servir dans le 25e de chasseurs à cheval, qui venait d'entrer en Espagne et se rendait sur les frontières du Portugal, vers Salamanque et Zamora. Je sentis alors plus amèrement le tort que m'avait fait le général Bernadotte, car, sans ses promesses trompeuses, je serais entré comme aide de camp en pied auprès du maréchal Masséna, en Italie, ou j'eusse repris ma place au 1er de housards.

J'étais donc fort mécontent; mais il fallait obéir!… Une fois les premiers mouvements de mauvaise humeur passés,—ils passent vite à cet âge,—il me tardait de me mettre en route pour m'éloigner du général Bernadotte dont je croyais avoir à me plaindre. J'avais très peu d'argent, mon père en avait souvent prêté à ce général, surtout lorsqu'il fit l'acquisition de la terre de Lagrange; mais bien qu'il sût que le fils de son ami, à peine remis d'une récente blessure, allait traverser une grande partie de la France, la totalité de l'Espagne, et devait en outre renouveler ses uniformes, il ne m'offrit pas de m'avancer un sou, et pour rien au monde je ne le lui aurais demandé. Mais fort heureusement pour moi, ma mère avait à Rennes un vieil oncle, M. de Verdal (de Gruniac), ancien major au régiment de Penthièvre-infanterie. C'était auprès de lui que ma mère avait passé les premières années de la Révolution. Ce vieillard était un peu original, mais fort bon: non seulement il m'avança l'argent dont j'avais grand besoin, mais il m'en donna même de sa propre bourse.

Bien qu'à cette époque les chasseurs portassent le dolman des housards, si ce n'est qu'il était vert, je fus assez peu raisonnable pour verser quelques larmes, quand il me fallut quitter l'uniforme de Bercheny et renoncer à la dénomination de housard pour devenir chasseur!… Mes adieux au général Bernadotte furent assez froids. Il me donna des lettres de recommandation pour Lucien Bonaparte, alors ambassadeur de France à Madrid, ainsi que pour le général Leclerc, commandant de notre armée de Portugal.

Le jour de mon départ, tous les aides de camp se réunirent pour me donner à déjeuner; puis je me mis en route le cœur fort gros. J'arrivai à Nantes après deux jours de marche, brisé de fatigue, souffrant de mon côté, et bien persuadé que je ne pourrais jamais supporter le cheval pendant les quatre cent cinquante lieues que j'avais à faire pour parvenir aux frontières du Portugal. Je trouvai précisément chez un ancien camarade de Sorèze, qui habitait Nantes, un officier espagnol nommé don Raphaël, qui rejoignait le dépôt de son régiment en Estramadure, et il fut convenu que je le guiderais jusqu'aux Pyrénées, et que là il prendrait la direction du voyage que nous devions faire ensemble.

Nous traversâmes en diligence toute la Vendée, dont presque tous les bourgs et villages portaient encore les traces de l'incendie, bien que la guerre civile fût terminée depuis deux ans. Ces ruines faisaient peine à voir. Nous visitâmes la Rochelle, Rochefort et Bordeaux. De Bordeaux à Bayonne, on allait dans des espèces de berlines à quatre places qui ne marchaient jamais qu'au pas dans les sables des Landes; aussi mettions-nous souvent pied à terre, et, marchant gaiement, nous allions nous reposer sous quelque groupe de pins; alors, assis à l'ombre, don Raphaël prenait sa mandoline et chantait. Nous mîmes ainsi cinq ou six jours pour gagner Bayonne.

Avant de passer les Pyrénées, je devais me présenter chez le général commandant à Bayonne. Il se nommait Ducos. C'était un excellent homme qui avait servi sous mon père. Il voulait, par intérêt pour moi, retarder de quelques jours mon entrée en Espagne, parce qu'il venait d'apprendre qu'une bande de voleurs avait détroussé des voyageurs non loin de la frontière. De tout temps, même avant les guerres de l'Indépendance et les guerres civiles, le caractère aventureux et paresseux des Espagnols leur a donné un goût décidé pour le brigandage, et ce goût était entretenu par le morcellement du pays en plusieurs royaumes, qui, ayant formé jadis des États indépendants, ont chacun conservé leurs lois, leurs usages et leurs frontières respectives. Quelques-uns de ces anciens États sont soumis aux droits de douane, tandis que d'autres, tels que la Biscaye et la Navarre, en sont exempts. Il en résulte que les habitants des provinces jouissant de la franchise du commerce cherchent constamment à introduire des marchandises prohibées dans celles dont les frontières sont gardées par des lignes de douaniers bien armés et fort braves. Les contrebandiers, de leur côté, ont de temps immémorial fourni des bandes qui agissent au moyen de la force, lorsque la ruse ne suffit pas, et leur métier n'a rien de déshonorant aux yeux des Espagnols, qui le considèrent comme une guerre juste contre l'abus des droits de douane. Préparer les expéditions, aller à la découverte, se garder militairement, se cacher dans les montagnes, y coucher, fumer et dormir, telle est la vie des contrebandiers, que les grands bénéfices d'une seule opération mettent à même de vivre largement sans rien faire pendant plusieurs mois. Cependant, lorsque les douaniers espagnols, avec lesquels ils ont de fréquents engagements, les ont battus et ont pris leurs convois de marchandises, les contrebandiers espagnols, réduits aux abois, ne reculent pas devant la pensée de se faire voleurs de grands chemins, profession qu'ils exerçaient alors avec une certaine magnanimité, car jamais ils n'assassinaient les voyageurs, et ils leur laissaient habituellement de quoi poursuivre leur route. C'est ainsi qu'ils venaient d'agir vis-à-vis d'une famille anglaise, et le général Ducos, désirant nous éviter le désagrément d'être dépouillés, avait résolu de retarder notre départ; mais don Raphaël lui ayant fait observer qu'il connaissait assez les habitudes des voleurs espagnols, pour être certain que le moment le plus favorable pour voyager dans une province était celui où les bandes venaient d'y commettre quelque délit, parce qu'elles s'en éloignent momentanément, le général autorisa notre départ.

À l'époque dont je parle, les chevaux de trait étaient inconnus en Espagne, où toutes les voitures, même celles du Roi, étaient traînées par des mules. Les diligences n'existaient pas, et il n'y avait dans les postes que des chevaux de selle, de sorte que les plus grands seigneurs, ayant des voitures à eux, étaient forcés, lorsqu'ils voyageaient, de louer des mules de trait et de marcher à petites journées. Les voyageurs aisés prenaient des voiturins qui ne faisaient que dix lieues par jour. Les gens du peuple se joignaient à des caravanes d'âniers qui transportaient les bagages à l'instar de nos rouliers, mais personne ne marchait isolément, tant à cause des voleurs que par le mépris qu'inspirait cette dernière manière de voyager. Après notre arrivée à Bayonne, don Raphaël, étant devenu le directeur de notre voyage, me dit que, n'étant ni assez grands seigneurs pour louer pour nous seuls une voiture avec attelage de mules, ni assez gueux pour aller avec les âniers, il nous restait à choisir de courir la poste à franc étrier ou de prendre place dans un voiturin. Le franc étrier, dont j'ai depuis tant fait usage, ne pouvait me convenir par l'impossibilité de pouvoir porter nos effets avec nous; il fut donc arrêté que nous irions par le voiturin.

Don Raphaël traita avec un individu qui, moyennant 800 francs par tête, s'engagea à nous transporter à Salamanque, en nous logeant et nourrissant à ses frais. Je trouvais cela bien cher, car c'était le double de ce qu'un pareil voyage eût coûté en France, et puis je venais de dépenser beaucoup d'argent pour me rendre à Bayonne. Mais c'était le prix, et il n'y avait pas moyen de faire autrement pour rejoindre mon nouveau régiment. J'acceptai donc.

Nous partîmes dans un immense et vieux carrosse, dont trois places étaient occupées par un habitant de Cadix, sa femme et sa fille. Un prieur de Bénédictins de l'Université de Salamanque complétait le chargement.

Tout devait être nouveau pour moi dans ce voyage. D'abord l'attelage, qui m'étonna beaucoup. Il se composait de six mules superbes dont, à mon grand étonnement, les deux du timon étaient les seules qui eussent des brides et des rênes; les quatre autres allaient en liberté, guidées par la voix du voiturier et de son zagal, ou garçon d'attelage. Le premier, perché magistralement sur un énorme siège, donnait gravement ses ordres au zagal, qui, leste comme un écureuil, faisait quelquefois plus d'une lieue à pied en courant à côté des mules allant au grand trot; puis, en un clin d'œil, il grimpait sur le siège à côté de son maître, pour redescendre et remonter encore, et cela vingt fois pendant la journée, tournant autour de la voiture et de l'attelage pour s'assurer que rien n'était dérangé, et faisant ce manège en chantant continuellement, afin d'encourager ses mules, qu'il appelait chacune par son nom; mais il ne les frappait jamais, sa voix suffisait pour ranimer celle des mules qui ralentissait son train.

Les manœuvres et surtout les chants de cet homme m'amusaient beaucoup. Je prenais aussi un vif intérêt à ce qui se disait dans la voiture, car, bien que je ne parlasse pas espagnol, ce que je savais de latin et d'italien me mettait à même de comprendre mes compagnons de voyage, auxquels je répondais en français. Ils l'entendaient passablement. Les cinq Espagnols, même les deux dames et le moine, allumèrent bientôt leurs cigares. Quel dommage que je n'eusse pas encore l'habitude de fumer! Nous étions tous de belle humeur. Don Raphaël, les dames et même le gros Bénédictin chantaient en chœur. Nous partions ordinairement le matin. On s'arrêtait de une heure à trois heures pour dîner, faire reposer les mules et laisser passer la forte chaleur, pendant laquelle on dormait, ce que les Espagnols appelaient faire la sieste. Puis on gagnait la couchée. Les repas étaient assez abondants, mais la cuisine espagnole me parut tout d'abord d'un goût atroce; cependant, je finis par m'y habituer. Mais je ne pus jamais me faire aux horribles lits qu'on nous offrait le soir dans les posadas ou auberges. Ils étaient vraiment dégoûtants, et don Raphaël, qui venait de passer un an en France, était forcé d'en convenir. Pour obvier à cet inconvénient, le jour de mon entrée en Espagne, je demandai à coucher sur une botte de paille. Malheureusement, j'appris qu'une botte de paille était chose inconnue en ce pays, parce qu'au lieu de battre les gerbes, on les fait fouler sous les pieds des mules, ce qui réduit la paille en petits brins à peine longs comme la moitié du doigt. Mais j'eus la bonne idée de faire remplir un grand sac de toile avec cette paille hachée; puis, le plaçant dans une grange, je me couchai dessus, enveloppé dans mon manteau, et évitai ainsi la vermine dont les lits et les chambres étaient infestés. Le matin, je vidai mon sac, qui fut placé dans la voiture, de sorte que, à chaque couchée, je le faisais remplir et avais une paillasse propre. Mon invention fut imitée par don Raphaël.

Nous traversâmes les provinces de Navarre, de Biscaye et d'Alava, pays de hautes montagnes; puis nous passâmes l'Èbre et entrâmes dans les immenses plaines de Castille. Nous vîmes Burgos, Valladolid, et arrivâmes enfin, après quinze jours de marche, à Salamanque. Ce fut là que je me séparai, non sans regret, de mon bon compagnon de voyage don Raphaël, que je devais retrouver plus tard, dans ces mêmes contrées, pendant la guerre de l'Indépendance. Le général Leclerc se trouvait à Salamanque; il me reçut parfaitement et me proposa même de rester auprès de lui comme aide de camp à la suite; mais je venais de faire une expérience qui m'avait démontré que si le service de l'état-major offre plus de liberté et d'agrément que celui des troupes, ce n'est que lorsqu'on s'y trouve comme aide de camp titulaire, sans quoi, toutes les corvées tombent sur vous, et vous n'avez qu'une position très précaire. Je refusai donc la faveur que le général en chef voulait m'accorder, et demandai à aller faire le service dans mon régiment. Bien me prit d'avoir eu tant de raison, car l'année suivante, le général, ayant eu le commandement de l'expédition de Saint-Domingue, emmena un lieutenant qui, sur mon refus, était entré à son état-major, et tous les officiers, ainsi que le général, moururent de la fièvre jaune.

Je trouvai le 25e de chasseurs à Salamanque. Le colonel, M. Moreau, était un vieil officier fort bon. Il me reçut très bien, mes nouveaux camarades aussi, et au bout de quelques jours je fus au mieux avec tous. On m'introduisit dans la société de la ville, car alors la position de Français était on ne peut plus agréable en Espagne, et entièrement opposée à ce qu'elle fut depuis. En effet, en 1804, nous étions alliés aux Espagnols. Nous venions combattre pour eux contre les Portugais et les Anglais; aussi nous traitaient-ils en amis. Les officiers français étaient logés chez les habitants les plus riches; c'était à qui en aurait; on les recevait partout, on les accablait d'invitations. Ainsi admis familièrement dans l'intérieur des Espagnols, nous pûmes, en peu de temps, beaucoup mieux connaître leurs mœurs que ne purent le faire, en plusieurs années, les officiers qui ne vinrent dans la Péninsule qu'à l'époque de la guerre de l'Indépendance. Je logeais chez un professeur de l'Université, qui m'avait placé dans une très jolie chambre donnant sur la belle place de Salamanque. Le service que je faisais au régiment étant peu fatigant me laissait quelques loisirs; j'en profitai pour étudier la langue espagnole, qui est, à mon avis, la plus majestueuse et la plus belle de l'Europe. Ce fut à Salamanque que je vis pour la première fois le célèbre général Lasalle, alors colonel du 10e de housards. Il me vendit un cheval.

Les quinze mille Français envoyés dans la Péninsule avec le général Leclerc formaient l'aile droite de la grande armée espagnole, que commandait le prince de la Paix, et se trouvaient ainsi sous ses ordres. Il vint nous passer en revue. Ce favori de la reine d'Espagne était alors le roi de fait. Il me parut fort satisfait de sa personne, bien qu'il fût petit et d'une figure sans distinction; mais il ne manquait ni de grâce ni de moyens. Il mit notre corps d'armée en mouvement, et notre régiment alla à Toro, puis à Zamora. Je regrettai d'abord Salamanque, mais nous fûmes aussi très bien dans ces autres villes, surtout à Zamora, où je logeai chez un riche négociant dont la maison avait un superbe jardin, dans lequel une nombreuse société se réunissait le soir pour faire de la musique et passer une partie de la nuit à causer au milieu des bosquets de grenadiers, de myrtes et de citronniers. Il est difficile de bien apprécier les beautés de la nature lorsqu'on ne connaît pas les délicieuses nuits des pays méridionaux!…

Il fallut cependant s'arracher à l'agréable vie que nous menions pour aller attaquer les Portugais. Nous entrâmes donc sur leur territoire. Il y eut quelques petits combats qui furent tous à notre avantage. Le corps français se porta sur Visen, pendant que l'armée espagnole descendait le Tage et pénétrait dans l'Alentejo. Nous comptions entrer bientôt en vainqueurs à Lisbonne; mais le prince de la Paix, qui avait appelé sans réflexion les troupes dans la Péninsule, s'effraya aussi sans réflexion de leur présence, et, pour s'en débarrasser, conclut avec le Portugal, à l'insu du premier Consul, un traité de paix qu'il eut l'adresse de faire ratifier par l'ambassadeur de France, Lucien Bonaparte, ce qui irrita vivement le premier Consul; et de ce jour data l'inimitié des deux frères.

Les troupes françaises restèrent encore quelques mois en Portugal, où nous commençâmes l'année 1802; puis nous retournâmes en Espagne, et revînmes successivement dans nos charmantes garnisons de Zamora, Toro et Salamanque, où nous étions toujours si bien reçus.

Cette fois, je traversai l'Espagne à cheval avec mon régiment, et n'eus plus à redouter les horribles lits des posadas, puisque nous étions logés chaque soir chez les propriétaires les plus aisés. Les marches par étapes, lorsqu'on les fait avec un régiment et par le beau temps, ne manquent pas d'un certain charme. On change constamment de lieux sans quitter ses camarades; on voit le pays dans ses plus grands détails; on cause tout le long de la route; on dîne ensemble, tantôt bien, tantôt mal, et l'on est à même d'observer les mœurs des habitants. Notre plus grand plaisir était de voir le soir les Espagnols, se réveillant de leur torpeur, danser le fandango et les boléros avec une agilité et une grâce parfaites, qui se trouvent même chez les villageois. Souvent le colonel leur offrait sa musique; mais ils préféraient, avec raison, la guitare, les castagnettes et la voix d'une femme, cet accompagnement laissant à leur danse le caractère national. Ces bals improvisés en plein air par la classes ouvrière, tant dans les villes que dans les campagnes, avaient un tel charme pour nous, bien que simples spectateurs, que nous avions peine à nous en éloigner. Après plus d'un grand mois de route, nous repassâmes la Bidassoa, et bien que je n'eusse qu'à me louer de mon séjour en Espagne, je revis la France avec plaisir.

CHAPITRE XVI

Aventure de route de Bayonne à Toulouse.—Amusant épisode d'inspection.

À cette époque, les régiments faisaient eux-mêmes leurs remontes, et le colonel avait été autorisé à acheter une soixantaine de chevaux, qu'il espérait se procurer en détail dans la Navarre française, en conduisant son régiment à Toulouse, où nous devions tenir garnison. Mais, pour mes péchés, nous arrivâmes à Bayonne le jour même de la foire de cette ville. Il s'y trouvait grand nombre de maquignons. Le colonel traita avec l'un d'eux, qui nous livra de suite les chevaux dont le corps avait besoin. On ne pouvait les payer au comptant, parce que les fonds annoncés par le ministre ne devaient arriver que dans huit jours. Le colonel ordonna donc qu'un officier resterait à Bayonne pour recevoir cet argent et le remettre au fournisseur. Je fus désigné pour cette maudite corvée, qui me valut plus tard une aventure fort désagréable, mais, pour le moment, je n'y voyais que la privation de l'agrément que j'aurais eu en voyageant avec mes camarades. Cependant, malgré la vive contrariété que j'éprouvais, il fallut obéir. Pour faciliter ma rentrée au corps, le colonel décida que mon cheval partirait avec le régiment, et qu'après avoir rempli ma mission, je prendrais la diligence de Toulouse. Je connaissais à Bayonne plusieurs élèves de Sorèze, qui me firent passer le temps agréablement. Les fonds envoyés par le ministre arrivent; je touche et paye. Me voilà dégagé de tout soin, et je me prépare à rejoindre mon régiment.

Je possédais un dolman en nankin, tressé de même, avec boutons en argent. J'avais fait faire ce costume de fantaisie lorsque j'étais à l'état-major de Bernadotte, où il était de mode d'être ainsi vêtu lorsqu'on voyageait par la chaleur. Je résolus de le prendre pour faire le trajet de Bayonne à Toulouse, puisque je n'étais pas avec la troupe. J'enferme donc mon uniforme dans ma malle et la fais porter à la diligence, où j'avais retenu, et malheureusement payé, ma place d'avance. Cette voiture partant à cinq heures du matin, je chargeai le garçon de l'hôtel où je logeais, de venir me réveiller à quatre heures, et le drôle m'ayant bien promis d'être exact, je m'endormis dans la sécurité la plus complète; mais il m'oublia, et lorsque j'ouvris les yeux, le soleil dardait ses rayons dans ma chambre: il était plus de huit heures!… Quel contretemps! J'en demeurai pétrifié!… Puis, après avoir bien pesté, un peu juré, et maudit le garçon négligent, je compris qu'il fallait prendre une résolution. La diligence ne partait que tous les deux jours, premier inconvénient; mais il n'était pas le plus grave, car la caisse du régiment avait payé ma place, puisque j'étais resté en arrière pour affaire de service; mais elle n'était pas tenue de la payer une seconde fois, et j'avais eu l'étourderie de la solder jusqu'à Toulouse, de sorte que, si je prenais une nouvelle place, elle devait être à mes frais. Or les diligences étaient très chères alors, et j'avais très peu d'argent. Puis, que devenir pendant quarante-huit heures à Bayonne, quand tous mes effets étaient partis?… Je résolus de faire le trajet à pied, et sortant à l'instant de la ville, je pris fort résolument le chemin de Toulouse. J'étais vêtu à la légère, n'ayant d'autre charge que mon sabre porté sur l'épaule; je fis donc assez lestement la première étape, et allai coucher à Peyrehorade.

Le lendemain, jour néfaste, je devais aller à Orthez, et j'avais déjà parcouru la moitié de l'étape, lorsque je fus assailli par l'un de ces orages épouvantables qu'on ne voit que dans le Midi. La pluie mêlée de grêle tombait vraiment à torrents et me fouettait la figure. La grande route, déjà mauvaise, devint un bourbier dans lequel j'avais toutes les peines du monde à marcher avec des bottes éperonnées. Le tonnerre abattit un noyer près de moi,… n'importe, j'avançais toujours avec une stoïque résignation. Mais voilà qu'au milieu des éclairs et de la tourmente, j'aperçois venir à moi deux gendarmes à cheval. Vous pouvez aisément vous figurer quelle mine j'avais, après avoir pataugé pendant deux heures dans la boue, avec mon pantalon et mon dolman de nankin!…

Les gendarmes appartenaient à la brigade de Peyrehorade, où ils retournaient; mais il paraît qu'ils avaient bien déjeuné à Orthez, car ils paraissaient passablement gris. Le plus âgé me demanda mes papiers. Je remets ma feuille de route sur laquelle j'étais désigné comme sous-lieutenant au 25e de chasseurs à cheval. «Toi, sous-lieutenant! s'écrie le gendarme, tu es trop jeune pour être déjà officier!—Mais lisez donc le signalement, et vous verrez qu'il porte que je n'ai pas encore vingt ans; d'ailleurs, il est exact de tous points.—C'est possible, mais tu l'as fait fabriquer, et la preuve, c'est que l'uniforme des chasseurs est vert et que tu as un dolman jaune! Tu es un conscrit réfractaire, et je t'arrête!—Soit; mais quand nous serons à Orthez, devant votre lieutenant, il me sera facile de prouver que je suis officier, et que cette feuille de route a été faite pour moi.»

Je m'inquiétais fort peu de mon arrestation. Mais voilà que le vieux gendarme déclare qu'il n'entend pas retourner à Orthez; qu'il est de la brigade de Peyrehorade, et que c'est là que je vais le suivre. Je déclare que je n'en ferai rien, que c'était ce qu'il pouvait faire si je n'avais pas de papiers; mais que lui ayant produit une feuille de route, il n'a pas le droit de me faire rétrograder, et qu'il doit, selon les règlements, m'accompagner à Orthez où je me rends. Le moins âgé des gendarmes, qui était aussi le moins aviné, dit que j'ai raison; alors une contestation des plus vives s'élève entre ces deux cavaliers; ils s'accablent d'injures, et bientôt, au milieu de l'effroyable tempête qui nous environne, ils mettent le sabre à la main et se chargent avec fureur. Quant à moi, craignant de recevoir quelque blessure dans ce ridicule combat, je descendis dans un des immenses fossés qui bordent la route, et bien que j'y eusse de l'eau jusqu'à la ceinture, je grimpai dans le champ voisin, d'où je me mis à contempler mes deux gaillards qui s'escrimaient à qui mieux mieux.

Heureusement, les manteaux mouillés et lourds qu'ils portaient embarrassaient leurs bras, et les chevaux effrayés par le tonnerre s'éloignant l'un de l'autre, les combattants ne pouvaient se porter que des coups mal assurés. Enfin, le cheval du vieux gendarme s'étant abattu, cet homme roula dans le fossé, et après en être sorti couvert de fange, il s'aperçut que sa selle s'était brisée, et qu'il ne lui restait plus qu'à continuer sa route à pied, en déclarant à son camarade qu'il le rendait responsable de son prisonnier. Resté seul avec le plus raisonnable des deux gendarmes, je lui fis comprendre que si j'avais quelque chose à me reprocher, il me serait facile de gagner la campagne, puisque j'étais séparé de lui par un large fossé plein d'eau que son cheval ne pouvait certainement pas franchir; mais que j'allais le repasser et me rendre vers lui, puisqu'il convenait qu'on ne devait pas me faire rétrograder. Je repris donc ma route, escorté par le gendarme qui acheva de se dégriser. Nous causâmes, et la manière dont je m'étais rendu lorsqu'il m'eût été si facile de me sauver, faisant comprendre à cet homme que je pourrais bien être ce que je disais, il m'aurait laissé aller, n'eût été la responsabilité dont son camarade l'avait chargé. Enfin, il devint tout à fait accommodant, et me déclara qu'il ne me conduirait pas à Orthez, et se bornerait à consulter le maire de Puyoo, où nous allions passer. Mon entrée fut celle d'un malfaiteur: tous les habitants que l'orage avait ramenés au village se mirent aux fenêtres et sur leurs portes pour voir le criminel conduit par un gendarme. Le maire de Puyoo était un bon gros paysan très sensé, que nous trouvâmes dans sa grange occupé à battre son blé. Dès qu'il eut parcouru ma feuille de route, il dit gravement au gendarme: «Rendez sur-le-champ la liberté à ce jeune homme que vous n'aviez pas le droit d'arrêter, car un officier en voyage est désigné par ses papiers et non par ses habits.» Salomon eût-il mieux jugé?

Le bon paysan ne se borna pas à cela: il voulut que je restasse chez lui jusqu'à la fin de l'orage, et m'offrit à goûter; puis, tout en causant, il me dit qu'il avait vu jadis à Orthez un général qui se nommait Marbot. Je lui répondis que c'était mon père et lui donnai son signalement. Alors ce brave homme, nommé Bordenave, redoublant de politesse, voulut faire sécher mes vêtements et me retenir à coucher; mais je le remerciai et repris la route d'Orthez, où j'arrivai à la nuit tombante, harassé de fatigue et tout courbaturé.

Le lendemain, je ne pus qu'à grand'peine remettre mes bottes, tant à cause de leur humidité, que parce que j'avais les pieds gonflés. Je me traînai cependant jusqu'à Pau, où, n'en pouvant plus, je fus contraint de m'arrêter toute la journée. Je n'y trouvai d'autre moyen de transport que la malle-poste, et, bien que les places y fussent très chères, j'en pris une jusqu'à Gimont, où je fus reçu à bras ouverts par M. Dorignac, un ami de mon père, chez lequel j'avais passé plusieurs mois à ma sortie de Sorèze. Je me reposai quelques jours auprès de sa famille, puis une diligence me transporta à Toulouse. J'avais dépensé quatre fois le prix de la place que j'avais perdue par la négligence du garçon de l'hôtel de Bayonne!

À mon arrivée à Toulouse, j'allais m'occuper de trouver un logement, lorsque le colonel me prévint qu'il en avait loué un pour moi chez un vieux médecin de ses amis nommé M. Merlhes, dont je n'oublierai jamais le nom, car cet homme vénérable, ainsi que sa nombreuse famille, furent parfaits pour moi. Pendant les quinze jours que je passai chez eux, j'y fus traité plutôt en enfant de la maison qu'en locataire.

Le régiment était nombreux et bien monté. Nous manœuvrions très souvent, ce qui m'intéressait beaucoup, bien que j'y gagnasse quelquefois les arrêts du chef d'escadron Blancheville, excellent officier, vieux troupier, avec lequel j'appris à servir avec exactitude, et sous ce rapport, je lui dois beaucoup. Ce commandant qui, avant la Révolution, avait été aide-major dans les gendarmes de Lunéville, possédait une grande instruction. Il portait un grand intérêt aux jeunes officiers capables d'apprendre, et les forçait, bon gré, mal gré, à étudier leur métier. Quant aux autres, qu'il nommait têtes dures, il se contentait de hausser les épaules lorsqu'ils ne savaient pas leur théorie ou faisaient des fautes à la manœuvre; mais il ne les punissait jamais pour cela. Nous étions trois sous-lieutenants qu'il avait distingués: c'étaient MM. Gaviolle, Demonts et moi; à ceux-là il ne passait pas un commandement inexact et nous mettait aux arrêts pour les fautes les plus légères. Comme il était fort bon en dehors du service, nous nous hasardâmes à lui demander pour quel motif il réservait sa sévérité pour nous: «Me croyez-vous assez sot, nous répondit-il, pour m'amuser à savonner la figure d'un nègre?… Messieurs tels et tels sont trop âgés et n'ont pas assez de moyens, pour que je m'occupe à perfectionner leur instruction. Quant à vous, qui avez tout ce qu'il faut pour parvenir, il vous faut étudier, et vous étudierez!…»

Je n'ai jamais oublié cette réponse, que je mis à profit lorsque je fus colonel. Il est de fait que le vieux Blancheville avait bien tiré l'horoscope des trois sous-lieutenants, car nous devînmes: Gaviolle lieutenant-colonel, Demonts général de brigade, et moi général de division.

À mon arrivée à Toulouse, j'avais troqué contre un charmant navarrais le cheval que j'avais acheté en Espagne; or, comme le préfet avait organisé des courses à l'occasion de je ne sais plus quelle fête, Gaviolle, très amateur de courses, y avait fait inscrire mon cheval. Un jour où j'entraînais mon animal sur le boulingrin, il s'engagea dans le cercle peu développé que formait cette allée, et, courant droit devant lui, avec la rapidité d'une flèche, il alla se frapper le poitrail contre l'angle aigu d'un mur de jardin; il tomba raide mort!… Mes camarades me crurent tué, ou du moins fortement blessé; mais, par un bonheur vraiment miraculeux, je n'avais pas la plus petite égratignure! Lorsqu'on me releva, et que j'aperçus mon pauvre cheval sans mouvement, j'éprouvai un vif chagrin… Je rentrai fort tristement au logis, me voyant dans l'obligation de me remonter et de demander pour cela de l'argent à ma mère, que je savais fort gênée. Le comte Defermont, ministre d'État et l'un de nos tuteurs, s'était opposé à la vente des propriétés qui nous restaient, parce que, prévoyant que la paix accroîtrait la valeur des terres, il pensait avec raison qu'il fallait les conserver et éteindre peu à peu les créances au moyen d'une sévère économie. C'est une des plus grandes obligations que nous eûmes à ce bon M. Defermont, l'ami le plus sincère de mon père; aussi ai-je conservé une grande vénération pour sa mémoire.

Dès que ma demande d'un nouveau cheval fut soumise au conseil de tutelle, le général Bernadotte, qui en faisait partie, se mit à rire aux éclats, disant que le tour était excellent, le prétexte bien choisi; enfin donnant à entendre que ma réclamation était ce qu'on a appelé depuis une carotte!… Mais, heureusement, ma demande était appuyée d'une attestation du colonel, et M. Defermont ajouta qu'il me croyait incapable d'artifice pour avoir de l'argent. Il avait raison, car, bien que je n'eusse que 600 francs de pension, que ma solde ne fût que de 95 francs par mois et mon indemnité de logement de 12 francs, jamais je ne fis un sou de dettes… Je les ai toujours eues en horreur!

J'achetai un nouveau cheval, qui ne valut pas le navarrais; mais les inspections générales rétablies par le premier Consul approchaient, et j'étais dans l'obligation d'être monté promptement, d'autant plus que nous devions être inspectés par le célèbre général Bourcier, qui avait une très grande réputation de sévérité. Je fus commandé pour aller au-devant de lui, avec un piquet de trente hommes. Il me reçut très bien, et me parla de mon père qu'il avait beaucoup connu, ce qui ne l'empêcha pas de me camper aux arrêts dès le lendemain. Voici à quel sujet; l'affaire est plaisante.

Un de nos capitaines, nommé B…, fort beau garçon, aurait été un des plus beaux hommes de l'armée, si ses mollets eussent été en harmonie avec le reste de sa personne; mais ses jambes ressemblaient à des échasses, ce qui était fort disgracieux avec le pantalon étroit, dit à la hongroise, que portaient alors les chasseurs. Pour parer à cet inconvénient, le capitaine B… s'était fait confectionner d'assez gros coussinets en forme de mollets, ce qui complétait sa belle tournure. Vous allez voir comment ces faux mollets me valurent des arrêts, mais ils n'en furent pas seuls la cause.

Les règlements prescrivaient aux officiers de laisser leurs chevaux à tous crins, comme ceux de la troupe. Notre colonel, M. Moreau, était toujours parfaitement monté; mais tous ses chevaux avaient la queue coupée, et comme il craignait que le général Bourcier, conservateur sévère des règlements, ne lui reprochât de donner un mauvais exemple à ses officiers, il avait, pour le temps de l'inspection, fait attacher à tous ses chevaux de fausses queues si bien ajustées, qu'il fallait le savoir pour ne pas les croire naturelles. C'est à merveille. Nous allons à la manœuvre, à laquelle le général Bourcier avait convoqué le général Suchet, inspecteur d'infanterie, ainsi que le général Gudin, commandant la division territoriale, qu'accompagnait un nombreux et brillant état-major.

La séance fut très longue: presque tous les mouvements, exécutés au galop, se terminèrent par plusieurs charges des plus rapides. Je commandais un peloton du centre, faisant partie de l'escadron de M. B…, auprès duquel le colonel vint se placer. Ils se trouvaient donc à deux pas devant moi, lorsque les généraux s'avancèrent pour complimenter M. Moreau de la belle exécution des manœuvres. Mais que vois-je alors?… L'extrême rapidité des mouvements que nous venions de faire avait dérangé la symétrie de l'accessoire ajouté à la tenue du capitaine et du colonel. La fausse queue du cheval de celui-ci s'étant en partie détachée, le tronçon, composé d'un tampon de filasse, traînait presque à terre en forme de quenouille, tandis que les faux crins se trouvaient en l'air, à quelques pieds plus haut, et s'étalaient en éventail sur la croupe du cheval, lequel paraissait avoir une énorme queue de paon! Quant aux faux mollets de M. B…, pressés par les quartiers de la selle, ils avaient glissé en avant sans qu'il s'en aperçût et se dessinaient en ronde bosse sur les os des jambes, ce qui produisait un effet des plus bizarres, pendant que le capitaine, se redressant fièrement sur son cheval, avait l'air de dire: «Regardez-moi, voyez comme je suis beau!»

On a fort peu de gravité à vingt ans; la mienne ne put résister au grotesque spectacle que j'avais là sous les yeux, et, malgré la présence importante de trois généraux, je ne pus retenir un fou rire des plus éclatants. Je me tordais sur ma selle, je mordais la manche de mon dolman, rien n'y faisait! Je riais, je riais à en avoir mal au côté. Alors l'inspecteur général, ignorant le motif de mon hilarité, me fait sortir des rangs pour me rendre aux arrêts forcés. J'obéis; mais obligé de passer entre les chevaux du colonel et du capitaine, mes yeux se reportèrent malgré moi sur cette maudite queue, ainsi que sur ces mollets d'un nouveau genre, et me voilà repris d'un rire inextinguible que rien ne put arrêter… Les généraux durent croire que j'étais devenu fou! Mais dès qu'ils furent partis, les officiers du régiment, s'approchant du colonel et du capitaine B…, surent bientôt à quoi s'en tenir, et rirent comme moi, mais du moins plus à leur aise.

Le commandant Blancheville se rendit le soir au cercle de Mme Gudin. Le général Bourcier, qui s'y trouvait, ayant parlé de ce qu'il appelait mon équipée, M. Blancheville expliqua les motifs de mes irrésistibles éclats de rire. À ce récit, les généraux, les dames et tout l'état-major rirent aux larmes, et leur gaieté redoubla en voyant entrer le beau capitaine B…, qui, ayant convenablement replacé ses faux mollets, venait se pavaner dans cette brillante société, sans se douter qu'il était une des causes de son hilarité. Le général Bourcier comprit que s'il n'avait pu s'empêcher de rire aux éclats, au simple exposé du tableau que j'avais eu sous les yeux, il était naturel qu'un jeune sous-lieutenant n'eût pu se contenir, lorsqu'il avait été témoin d'un spectacle aussi ridicule. Il leva donc mes arrêts, et m'envoya chercher à l'instant.

Dès que j'entrai dans le salon, l'inspecteur général et toute l'assemblée partirent d'un immense éclat de rire, auquel mes souvenirs du matin me firent prendre une large part, et la gaieté devint frénétique lorsqu'on vit M. B…, qui seul en ignorait la cause, aller de l'un à l'autre demander de quoi il s'agissait, tandis que chacun regardait ses mollets!

CHAPITRE XVII

Concentration en Bretagne des troupes destinées à Saint-Domingue.—Événements de Rennes.—Mon frère Adolphe, impliqué dans l'affaire, est incarcéré.—Mort de mon frère Théodore.

Mais arrivons à des faits sérieux. Le traité de Lunéville avait été suivi de la paix d'Amiens, qui mit un terme à la guerre que la France et l'Angleterre se faisaient. Le premier Consul résolut de profiter de la tranquillité de l'Europe et de la liberté rendue aux mers, pour envoyer un nombreux corps de troupes à Saint-Domingue, qu'il voulait arracher à la domination des noirs, commandés par Toussaint-Louverture. Toussaint, sans être en rébellion ouverte avec la métropole, affectait cependant de grands airs d'indépendance. Le général Leclerc devait commander l'expédition; il ne manquait pas de moyens, et avait bien fait la guerre en Italie, ainsi qu'en Égypte; mais son lustre principal provenait de ce qu'il avait épousé Pauline Bonaparte, sœur du premier Consul. Leclerc était fils d'un meunier de Pontoise, si l'on peut appeler meunier un très riche propriétaire d'immenses moulins, qui fait un commerce considérable. Ce meunier avait donné une brillante éducation à son fils, ainsi qu'à sa fille, qui épousa le général Davout.

Pendant que le général Leclerc faisait ses préparatifs de départ, le premier Consul réunissait en Bretagne les forces qu'il destinait à l'expédition, et ces troupes, selon l'usage, se trouvaient placées, jusqu'au jour de l'embarquement, sous les ordres du général en chef de l'armée de l'Ouest, Bernadotte.

On sait qu'il exista toujours une très grande rivalité entre les troupes des armées du Rhin et d'Italie. Les premières étaient très attachées au général Moreau et n'aimaient pas le général Bonaparte, dont elles avaient vu à regret l'élévation à la tête du gouvernement. De son côté, le premier Consul avait une grande prédilection pour les militaires qui avaient fait avec lui les guerres d'Italie et d'Égypte, et bien que son antagonisme avec Moreau ne fût pas encore entièrement déclaré, il comprenait qu'il était de son intérêt d'éloigner autant que possible les corps dévoués à celui-ci. En conséquence, les régiments destinés à l'expédition de Saint-Domingue furent presque tous pris parmi ceux de l'armée du Rhin. Ces troupes, ainsi séparées de Moreau, furent très satisfaites de se trouver en Bretagne sous les ordres de Bernadette, ancien lieutenant de Moreau, et qui avait presque toujours servi sur le Rhin avec elles.

Le corps d'expédition devait être porté à quarante mille hommes. L'armée de l'Ouest proprement dite en comptait un nombre pareil. Ainsi, Bernadotte, dont le commandement s'étendait sur tous les départements compris entre l'embouchure de la Gironde et celle de la Seine, avait momentanément sous ses ordres une armée de quatre-vingt mille hommes, dont la majeure partie lui était plus attachée qu'au chef du gouvernement consulaire.

Si le général Bernadotte eût eu plus de caractère, le premier Consul aurait eu à se repentir de lui avoir donné un commandement si important; car, je puis le dire aujourd'hui, comme un fait historique, et sans nuire à personne, Bernadotte conspira contre le gouvernement dont Bonaparte était le chef. Je vais donner sur cette conspiration des détails d'autant plus intéressants qu'ils n'ont jamais été connus du public, ni peut-être même par le général Bonaparte.

Les généraux Bernadotte et Moreau, jaloux de la position élevée du premier Consul, et mécontents du peu de part qu'il leur donnait dans les affaires publiques, avaient résolu de le renverser et de se placer à la tête du gouvernement, en s'adjoignant un administrateur civil ou un magistrat éclairé. Pour atteindre ce but, Bernadotte, qui, il faut le dire, avait un talent tout particulier pour se faire aimer des officiers et des soldats, parcourut les provinces de son commandement, passant la revue des corps de troupes, et employant tous les moyens pour se les attacher davantage: cajoleries de tous genres, argent, demandes et promesses d'avancement, tout fut employé envers les subalternes, pendant qu'en secret il dénigrait auprès des chefs le premier Consul et son gouvernement. Après avoir désaffectionné la plupart des régiments, il devint facile de les pousser à la révolte, surtout ceux qui, destinés à l'expédition de Saint-Domingue, considéraient cette mission comme une déportation.

Bernadotte avait pour chef d'état-major un général de brigade nommé Simon, homme capable, mais sans fermeté. Sa position le mettant à même de correspondre journellement avec les chefs de corps, il en abusa pour faire de ses bureaux le centre de la conspiration. Un chef de bataillon nommé Fourcart, que vous avez connu vieux et pauvre sous-bibliothécaire chez le duc d'Orléans, chez lequel je l'avais placé par pitié pour ses trente années de misère, était alors attaché au général Simon, qui en fit son agent principal. Fourcart, allant de garnison en garnison, sous prétexte de service, organisa une ligue secrète, dans laquelle entrèrent presque tous les colonels, ainsi qu'une foule d'officiers supérieurs, qu'on excitait contre le premier Consul, en l'accusant d'aspirer à la royauté, ce à quoi, paraît-il, il ne pensait pas encore.

Il fut convenu que la garnison de Rennes, composée de plusieurs régiments, commencerait le mouvement, qui s'étendrait comme une traînée de poudre dans toutes les divisions de l'armée; et comme il fallait que dans cette garnison il y eût un corps qui se décidât le premier, pour enlever les autres, on fit venir à Rennes le 82e de ligne, commandé par le colonel Pinoteau, homme capable, très actif, très brave, mais à la tête un peu exaltée, quoiqu'il parût flegmatique. C'était une des créatures de Bernadotte et l'un des chefs les plus ardents de la conspiration. Il promit de faire déclarer son régiment, dont il était fort aimé.

Tout était prêt pour l'explosion, lorsque Bernadotte, manquant de résolution, et voulant, en vrai Gascon, tirer les marrons du feu avec la patte du chat, persuada au général Simon et aux principaux conjurés qu'il était indispensable qu'il se trouvât à Paris au moment où la déchéance des Consuls serait proclamée par l'armée de Bretagne, afin d'être en état de s'emparer sur-le-champ des rênes du gouvernement, de concert avec Moreau, avec lequel il allait conférer sur ce grave sujet; en réalité, Bernadotte ne voulait pas être compromis si l'affaire manquait, se réservant d'en profiter en cas de réussite, et le général Simon, ainsi que les autres conspirateurs, furent assez aveugles pour ne pas apercevoir cette ruse. On convint donc du jour de la levée de boucliers, et celui qui aurait dû la diriger, puisqu'il l'avait préparée, eut l'adresse de s'éloigner.

Avant le départ de Bernadotte pour Paris, on rédigea une proclamation adressée au peuple français, ainsi qu'à l'armée. Plusieurs milliers d'exemplaires, préparés d'avance, devaient être affichés le jour de l'événement. Un libraire de Rennes, initié par le général Simon et par Fourcart au secret des conspirateurs, se chargea d'imprimer cette proclamation lui-même. C'était bien, pour que la publication pût avoir lieu promptement en Bretagne; mais Bernadotte désirait avoir à Paris un grand nombre d'exemplaires, qu'il était important de répandre dans la capitale et d'envoyer dans toutes les provinces, dès que l'armée de l'Ouest se serait révoltée contre le gouvernement, et comme on craignait d'être découvert en s'adressant à un imprimeur de Paris, voici comment fit Bernadotte pour avoir une grande quantité de ces proclamations sans se compromettre. Il dit à mon frère Adolphe, son aide de camp, qu'il venait de faire nommer lieutenant dans la légion de la Loire, qu'il l'autorisait à l'accompagner dans la capitale et qu'il l'engageait à y faire venir son cheval et son cabriolet, attendu que le séjour serait long. Mon frère, enchanté, remplit de divers effets les coffres de cette voiture, dont il confie la conduite à son domestique, qui devait venir à petites journées pendant qu'Adolphe s'en va par la diligence. Dès que mon frère est parti, le général Simon et le commandant Fourcart, retardant sous quelque prétexte le départ du domestique, ouvrent les coffres du cabriolet, dont ils retirent les effets, qu'ils remplacent par des paquets de proclamations; puis, ayant tout refermé, ils mettent en route le pauvre Joseph, qui ne se doutait pas de ce qu'il emmenait avec lui.

Cependant, la police du premier Consul, qui commençait à se bien organiser, avait eu vent qu'il se tramait quelque chose dans l'armée de Bretagne, mais sans savoir précisément ce qu'on méditait, ni quels étaient les instigateurs. Le ministre de la police crut devoir prévenir du fait le préfet de Rennes, qui était M. Mounier, célèbre orateur de l'Assemblée constituante. Par un hasard fort extraordinaire, le préfet reçut la dépêche le jour même où la conspiration devait éclater à Rennes pendant la parade, à midi, et il était déjà onze heures et demie!…

M. Mounier, auquel le ministre ne donnait aucun renseignement positif, crut qu'il ne pouvait mieux faire pour en obtenir que de s'adresser au chef d'état-major, en l'absence du général en chef. Il fait donc prier le général Simon de passer à son hôtel et lui montre la dépêche ministérielle. Le général Simon, croyant alors que tout est découvert, perd la tête comme un enfant, et répond au préfet qu'il existe en effet une vaste conspiration dans l'armée, que malheureusement il y a pris part, mais qu'il s'en repent; et le voilà qui déroule tout le plan des conjurés, dont il nomme les chefs, en ajoutant que dans quelques instants, les troupes réunies sur la place d'Armes vont, au signal donné par le colonel Pinoteau, proclamer la déchéance du gouvernement consulaire!… Jugez de l'étonnement de M. Mounier, qui se trouvait d'ailleurs fort embarrassé en présence du général coupable qui, d'abord troublé, pouvait revenir à lui, et se rappeler qu'il avait quatre-vingt mille hommes sous ses ordres, dont huit à dix mille se réunissaient au moment même, non loin de la préfecture!… La position de M. Mounier était des plus critiques; il s'en tira en habile homme.

Le général de gendarmerie Virion avait été chargé par le gouvernement de former à Rennes un corps de gendarmerie à pied, pour la composition duquel chaque régiment de l'armée avait fourni quelques grenadiers. Ces militaires, n'ayant aucune homogénéité entre eux, échappaient par conséquent à l'influence des colonels de l'armée de ligne et ne connaissaient plus que les ordres de leurs nouveaux chefs de la gendarmerie, qui eux-mêmes, d'après les règlements, obéissaient au préfet. M. Mounier mande donc sur-le-champ le général Virion, en lui faisant dire d'amener tous les gendarmes. Cependant, craignant que le général Simon ne se ravisât et ne lui échappât pour aller se mettre à la tête des troupes, il l'amadoue par de belles paroles, l'assurant que son repentir et ses aveux atténueront sa faute aux yeux du premier Consul, et l'engage à lui remettre son épée et à se rendre à la tour Labat, où vont le conduire les gendarmes à pied qui arrivaient dans la cour en ce moment. Voilà donc le premier moteur de la révolte en prison.

Pendant que ceci se passait à la préfecture, les troupes de ligne, réunies sur la place d'Armes, attendaient l'heure de la parade qui devait être celle de la révolte. Tous les colonels étaient dans le secret et avaient promis leur concours, excepté celui du 79e, M. Godard, qu'on espérait voir suivre le mouvement.

À quoi tiennent les destinées des empires!… Le colonel Pinoteau, homme ferme et déterminé, devait donner le signal, que son régiment, le 82e, déjà rangé en bataille sur la place, attendait avec impatience; mais Pinoteau, de concert avec Fourcart, avait employé toute la matinée à préparer des envois de proclamations, et dans sa préoccupation, il avait oublié de se raser.

Midi sonne. Le colonel Pinoteau, prêt à se rendre à la parade, s'aperçoit que sa barbe n'est pas faite et se hâte de la couper. Mais pendant qu'il procède à cette opération, le général Virion, escorté d'un grand nombre d'officiers de gendarmerie, entre précipitamment dans sa chambre, fait saisir son épée, et lui déclarant qu'il est prisonnier, le fait conduire à la tour, où était déjà le général Simon!… Quelques minutes de retard, et le colonel Pinoteau, se trouvant à la tête de dix mille hommes, ne se serait pas laissé intimider par la capture du général Simon et aurait certainement accompli ses projets de révolte contre le gouvernement consulaire; mais, surpris par le général Virion, que pouvait-il faire? Il dut céder à la force.

Cette seconde arrestation faite, le général Virion et le préfet dépêchent à la place d'Armes un aide de camp chargé de dire au colonel Godard, du 79e qu'ils ont à lui faire sur-le-champ une communication de la part du premier Consul, et, dès qu'il est arrivé près d'eux, ils lui apprennent la découverte de la conspiration, ainsi que l'arrestation du général Simon, du colonel Pinoteau; et l'engagent à s'unir à eux pour comprimer la rébellion. Le colonel Godard en prend l'engagement, retourne sur la place d'Armes sans faire part à personne de ce qui vient de lui être communiqué, commande par le flanc droit à son régiment, qu'il conduit vers la tour Labat, où il se réunit aux bataillons de gendarmes qui la gardaient. Il y trouve aussi le général Virion et le préfet, qui font distribuer des cartouches à ces troupes fidèles, et l'on attend les événements.

Cependant, les officiers des régiments qui stationnaient sur la place d'Armes, étonnés du départ subit du 79e, et ne concevant pas le retard du colonel Pinoteau, envoyèrent chez lui, et apprirent qu'il venait d'être conduit à la tour. Ils furent informés en même temps de l'arrestation du général Simon. Grande fut l'émotion!… Les officiers des divers corps se réunissent. Le commandant Fourcart leur propose de marcher à l'instant pour faire délivrer les deux prisonniers, afin d'exécuter ensuite le mouvement convenu. Cette proposition est reçue avec acclamation, surtout par le 82e, dont Pinoteau était adoré. On s'élance vers la tour Labat, mais on la trouve environnée par quatre mille gendarmes et les bataillons du 79e. Les assaillants étaient certainement plus nombreux, mais ils manquaient de cartouches, et en eussent-ils eu, qu'il aurait répugné à beaucoup d'entre eux de tirer sur leurs camarades pour amener un simple changement de personnes dans le gouvernement établi. Le général Virion et le préfet les haranguèrent pour les engager à rentrer dans le devoir. Les soldats hésitaient; ce que voyant les chefs, aucun d'eux n'osa donner le signal de l'attaque à la baïonnette, le seul moyen d'action qui restât. Insensiblement, les régiments se débandèrent, et chacun se retira dans sa caserne. Le commandant Fourcart, resté seul, fut conduit à la tour, ainsi que le pauvre imprimeur.

En apprenant que l'insurrection avait avorté à Rennes, tous les officiers des autres régiments de l'armée de Bretagne la désavouèrent; mais le premier Consul ne fut pas la dupe de leurs protestations. Il hâta leur embarquement pour Saint-Domingue et les autres îles des Antilles, où presque tous trouvèrent la mort, soit dans des combats, soit par la fièvre jaune.

Dès les premiers aveux du général Simon, et bien que la victoire ne fût pas encore assurée, M. Mounier avait expédié une estafette au gouvernement, et le premier Consul mit en délibération s'il ferait arrêter Bernadotte et Moreau. Cependant, il suspendit cette mesure faute de preuves; mais pour en avoir, il ordonna de visiter tous les voyageurs venant de Bretagne.

Pendant que tout cela se passait, le bon Joseph arrivait tranquillement à Versailles dans le cabriolet de mon frère, et grande fut sa surprise, lorsqu'il se vit empoigner par des gendarmes, qui, malgré ses protestations, le menèrent au ministère de la police. Vous pensez bien qu'en apprenant que la voiture conduite par cet homme appartenait à l'un des aides de camp de Bernadotte, le ministre Fouché en fit ouvrir les coffres, qu'il trouva pleins de proclamations; par lesquelles Bernadotte et Moreau, après avoir parlé du premier Consul en termes très violents, annonçaient sa chute et leur avènement au pouvoir. Bonaparte, furieux contre ces deux généraux, les manda près de lui. Moreau lui dit que n'ayant aucune autorité sur l'armée de l'Ouest, il déclinait toute responsabilité sur la conduite des régiments dont elle était composée; et l'on doit convenir que cette objection ne manquait pas de valeur, mais elle aggravait la position de Bernadotte, qui, en qualité de général en chef des troupes réunies en Bretagne, était responsable du maintien du bon ordre parmi elles. Cependant, non seulement son armée avait conspiré, mais son chef d'état-major était le meneur de l'entreprise, les proclamations des rebelles portaient la signature de Bernadotte, et l'on venait de saisir plus de mille exemplaires dans le cabriolet de son aide de camp!… Le premier Consul pensait que des preuves aussi évidentes allaient atterrer et confondre Bernadotte; mais il avait affaire à un triple Gascon, triplement astucieux. Celui-ci joua la surprise, l'indignation: «Il ne savait rien, absolument rien! Le général Simon était un misérable, ainsi que Pinoteau! Il défiait qu'on pût lui montrer l'original de la proclamation signé de sa main! Était-ce donc sa faute à lui si des extravagants avaient fait imprimer son nom au bas d'une proclamation qu'il désavouait de toutes les forces de son âme, ainsi que les coupables auteurs de toutes ces menées, dont il était le premier à demander la punition!»

Dans le fait, Bernadotte avait eu l'adresse de tout faire diriger par le général Simon, sans lui livrer un seul mot d'écriture qui pût le compromettre, se réservant de tout nier, au cas où, la conspiration manquant son effet, le général Simon viendrait à l'accuser d'y avoir participé. Le premier Consul, bien que convaincu de la culpabilité de Bernadotte, n'avait que des demi-preuves, sur lesquelles son conseil des ministres ne jugea pas qu'il fût possible de motiver un acte d'accusation contre un général en chef dont le nom était très populaire dans le pays et dans l'armée; mais on n'y regarda pas de si près avec mon frère Adolphe. Une belle nuit, on vint l'arrêter chez ma mère, et cela dans un moment où la pauvre femme était déjà accablée de douleur.

M. de Canrobert, son frère aîné, qu'elle était parvenue à faire rayer de la liste des émigrés, vivait paisiblement auprès d'elle, lorsque, signalé par quelques agents de police comme ayant assisté à des réunions dont le but était de rétablir l'ancien gouvernement, on le conduisit à la prison du Temple, où il fut retenu pendant onze mois! Ma mère s'occupait à faire toutes les démarches possibles pour démontrer son innocence et obtenir sa liberté, lorsqu'un affreux malheur vint encore la frapper.

Mes deux plus jeunes frères étaient élevés au prytanée français. Cet établissement possédait un vaste parc et une belle maison de campagne au village de Vanves, non loin des rives de la Seine, et dans la belle saison, les élèves allaient y passer les quelques jours de vacances. On faisait prendre des bains de rivière à ceux dont on avait été satisfait. Or, il arriva qu'une semaine, à la suite de quelque peccadille d'écoliers, le proviseur priva tout le collège du plaisir de la natation. Mon frère Théodore était passionné pour cet exercice; aussi résolut-il, avec quelques-uns de ses camarades, de s'en donner la joie, à l'insu de leurs régents. Pour cela, pendant que les élèves dispersés jouent dans le parc, ils gagnent un lieu isolé, escaladent le mur et, par une chaleur accablante, se dirigent en courant vers la Seine, dans laquelle ils s'élancent tout couverts de sueur. Mais à peine sont-ils dans l'eau, qu'ils entendent le tambour du collège donner le signal du dîner. Craignant alors que leur escapade ne soit signalée par leur absence du réfectoire, ils se hâtent de s'habiller, reprennent leur course, escaladent de nouveau le mur et arrivent haletants au moment où le repas commençait. Placés dans de telles conditions, ils eussent dû peu ou point manger; mais les écoliers ne prennent aucune précaution. Ceux-ci dévorèrent selon leur habitude; aussi furent-ils presque tous gravement malades, surtout Théodore, qui, atteint d'une fluxion de poitrine, fut transporté chez sa mère dans un état désespéré. Et ce fut lorsqu'elle allait du chevet de son fils mourant à la prison de son frère, qu'on vint arrêter son fils aîné!… Quelle position affreuse pour une mère!… Pour comble de malheur, le pauvre Théodore mourut!… Il avait dix-huit ans: c'était un excellent jeune homme, dont le caractère était aussi doux que le physique était beau. Je fus désolé en apprenant sa mort, car je l'aimais tendrement.

Les malheurs affreux dont ma mère était accablée coup sur coup augmentèrent l'intérêt que lui portaient les vrais amis de mon père. Au premier rang était le bon M. Defermont. Il travaillait presque tous les jours avec le premier Consul, et ne manquait presque jamais d'intercéder pour Adolphe et surtout pour sa mère désolée. Enfin, le général Bonaparte lui répondit un jour: «que bien qu'il eût mauvaise opinion du bon sens de Bernadotte, il ne le croyait pas assez dénué de jugement pour supposer qu'en conspirant contre le gouvernement, il eût mis dans sa confidence un lieutenant de vingt et un ans; que, d'ailleurs, le général Simon déclarait que c'était lui et le commandant Fourcart qui avaient mis les proclamations dans le coffre du cabriolet du jeune Marbot; que, par conséquent, s'il était coupable, il devait l'être bien peu, mais que lui, premier Consul, ne voulait relâcher l'aide de camp de Bernadotte que lorsque celui-ci viendrait en personne l'en solliciter.»

En apprenant la résolution de Bonaparte, ma mère courut chez Bernadotte pour le prier de faire cette démarche. Il le promit solennellement; mais les jours et les semaines s'écoulaient sans qu'il en fît rien. Enfin, il dit à ma mère: «Ce que vous me demandez me coûte infiniment; n'importe! Je dois cela à la mémoire de votre mari, ainsi qu'à l'intérêt que je porte à vos enfants. J'irai donc ce soir même chez le premier Consul et passerai chez vous en sortant des Tuileries. J'ai la certitude que je pourrai enfin vous annoncer la liberté de votre fils.» On comprend avec quelle impatience ma mère attendit pendant cette longue journée! Chaque voiture qu'elle entendait faisait battre son cœur. Enfin, onze heures sonnent, et Bernadotte ne paraît pas! Ma mère se rend alors chez lui, et qu'apprend-elle?… Que le général Bernadotte et sa femme viennent de partir pour les eaux de Plombières, d'où ils ne reviendront que dans deux mois! Oui, malgré sa promesse, Bernadotte avait quitté Paris sans voir le premier Consul! Ma mère désolée écrivit au général Bonaparte. M. Defermont, qui s'était chargé de remettre sa lettre, ne put, tant il était indigné de la conduite de Bernadotte, s'empêcher de raconter au premier Consul comment il avait agi à notre égard. Le général Bonaparte s'écria: «Je le reconnais bien là!…»

M. Defermont, les généraux Mortier, Lefebvre et Murat insistèrent alors pour que mon frère fût élargi, en faisant observer que si ce jeune officier avait ignoré la conspiration, il serait injuste de le retenir en prison, et que s'il en avait su quelque chose, on ne pouvait exiger de lui qu'il se portât accusateur de Bernadotte, dont il était l'aide de camp. Ce raisonnement frappa le premier Consul, qui rendit la liberté à mon frère et l'envoya à Cherbourg, dans le 49e de ligne, ne voulant plus qu'il fût aide de camp de Bernadotte. Mais Bonaparte, qui avait à son usage une mnémonique particulière, grava probablement dans sa tête les mots: Marbot, aide de camp de Bernadotte, conspiration de Rennes; aussi, jamais mon frère ne put rentrer en faveur auprès de lui, et quelque temps après, il l'envoya à Pondichéry.

Adolphe avait passé un mois en prison; le commandant Fourcart y resta un an, fut destitué, et reçut l'ordre de sortir de France. Il se réfugia en Hollande, où il vécut misérablement pendant trente ans du prix des leçons de français qu'il était réduit à donner, n'ayant aucune fortune.

Enfin, en 1832, il pensa à retourner dans sa patrie, et pendant le siège d'Anvers, je vis un jour entrer dans ma chambre une espèce de vieux maître d'école bien râpé; c'était Fourcart! Je le reconnus. Il m'avoua qu'il ne possédait pas un rouge liard!… Je ne pus m'empêcher, en lui offrant quelques secours, de faire une réflexion philosophique sur les bizarreries du destin! Voilà un homme qui, en 1802, était déjà chef de bataillon et que son courage, joint à ses moyens, eût certainement porté au grade de général, si le colonel Pinoteau n'eût pas songé à faire sa barbe au moment où la conspiration de Rennes allait éclater! Je conduisis Fourcart au maréchal Gérard, qui se souvenait aussi de lui. Nous le présentâmes au duc d'Orléans, qui voulut bien lui donner dans sa bibliothèque un emploi de 2.400 francs d'appointements. Il y vécut une quinzaine d'années.

Quant au général Simon et au colonel Pinoteau, ils furent envoyés et détenus à l'île de Ré pendant cinq ou six ans. Enfin, Bonaparte, devenu empereur, les rendit à la liberté. Pinoteau végétait depuis quelque temps à Ruffec, sa ville natale, lorsqu'en 1808 l'Empereur, se rendant en Espagne, s'y arrêta pour changer de chevaux. Le colonel Pinoteau se présenta résolument à lui et lui demanda à rentrer au service. L'Empereur savait que c'était un excellent officier, il le mit donc à la tête d'un régiment qu'il conduisit parfaitement bien pendant les guerres d'Espagne, ce qui, au bout de plusieurs campagnes, lui valut le grade de général de brigade.

Le général Simon fut aussi remis en activité. Il commandait une brigade d'infanterie dans l'armée de Masséna, lorsque, en 1810, nous envahîmes le Portugal. Au combat de Busaco, où Masséna commit la faute d'attaquer de front l'armée de lord Wellington, postée sur le haut d'une montagne d'un accès fort difficile, le pauvre général Simon, voulant faire oublier sa faute et récupérer le temps qu'il avait perdu pour son avancement, s'élance bravement, à la tête de sa brigade, franchit tous les obstacles, gravit les rochers sous une grêle de balles, enfonce la ligne anglaise et entre le premier dans les retranchements ennemis. Mais là, un coup de feu tiré à bout portant lui fracasse la mâchoire, au moment où la deuxième ligne anglaise, repoussait nos troupes, qui furent rejetées dans la vallée avec des pertes considérables. Les ennemis trouvèrent le malheureux général Simon couché dans la redoute parmi les morts et les mourants. Il n'avait presque plus figure humaine. Wellington le traita avec beaucoup d'égards, et dès qu'il fut transportable, il l'envoya en Angleterre comme prisonnier de guerre. On l'autorisa plus tard à rentrer en France; mais son horrible blessure ne lui permettant plus de servir, l'Empereur lui donna une pension, et l'on n'entendit plus parler de lui.

CHAPITRE XVIII

Séjour à l'école de Versailles.—Biographie des frères de ma mère.

Après le malheur qui venait de la frapper, ma mère désirait vivement réunir auprès d'elle les trois fils qui lui restaient. Mon frère ayant reçu l'ordre de faire partie de l'expédition envoyée par le gouvernement aux grandes Indes, sous le commandement du général Decaen, put obtenir la permission de venir passer deux mois auprès de ma mère; Félix était au prytanée, et une circonstance heureuse me rapprocha moi-même de Paris.

L'école de cavalerie était alors à Versailles; chaque régiment y envoyait un officier et un sous-officier qui, après avoir perfectionné leur instruction, retournaient la propager dans les corps auxquels ils appartenaient. Or, il arriva qu'au moment où j'allais solliciter la permission de me rendre à Paris, le lieutenant du régiment détaché à l'école de cavalerie ayant terminé son cours, notre colonel me proposa d'aller le remplacer, ce que j'acceptai avec joie, car cela me donnait non seulement la faculté de revoir ma mère, mais encore la certitude de passer un an ou dix-huit mois à peu de distance d'elle. Mes préparatifs furent bientôt faits. Je vendis mon cheval, et prenant la diligence, je m'éloignai du 25e de chasseurs, dans lequel je ne devais plus rentrer; mais comme je l'ignorais alors, les adieux que je fis à mes camarades furent bien moins pénibles. À mon arrivée à Paris, je trouvai ma mère très affligée, tant à cause de la perte cruelle que nous venions de faire, que du prochain départ d'Adolphe pour l'Inde et de la détention de mon oncle Canrobert, laquelle se prolongeait indéfiniment.

Nous passâmes un mois en famille, après quoi mon frère aîné se rendit à Brest, où il s'embarqua bientôt pour Pondichéry sur le Marengo. Quant à moi, j'allai m'établir à l'école de cavalerie, casernée aux grandes écuries de Versailles.

On me logea au premier, dans les appartements occupés jadis par le prince de Lambesc, grand écuyer. J'avais une très grande chambre et un immense salon ayant vue sur l'avenue de Paris et la place d'Armes. Je fus d'abord très étonné qu'on eût traité si bien l'élève le plus récemment arrivé, mais j'appris bientôt que personne n'avait voulu de cet appartement, à cause de son immensité, qui le rendait vraiment glacial, et que très peu d'officiers-élèves avaient le moyen de faire du feu. Heureusement que je n'en étais pas tout à fait réduit là. Je fis établir un bon poêle, et avec un très grand paravent, je fis dans le vaste appartement une petite chambre, que je meublai passablement, car on ne nous fournissait qu'une table, un lit et deux chaises, ce qui était peu en rapport avec les vastes pièces de mon logement. Je m'arrangeai cependant très bien dans mon appartement, qui devint même charmant au retour du printemps.

Il ne faut pas que le titre d'élève qui nous était donné vous porte à croire qu'on nous menait comme des écoliers, car nous étions libres de nos actions, trop libres même. Nous étions commandés par un vieux colonel, M. Maurice, que nous ne voyions presque jamais et qui ne se mêlait de rien. Nous avions, trois jours par semaine, manège civil sous les célèbres écuyers Jardins et Coupé, et nous nous y rendions quand cela nous convenait. L'après-midi, un excellent vétérinaire, M. Valois, faisait un cours d'hippiatrique, mais personne ne contraignait les élèves à l'assiduité ni à l'étude. Les trois autres jours étaient consacrés à la partie militaire. Le matin, manège réglementaire tenu par les deux seuls capitaines de l'école, et l'après-midi, théorie faite par eux. Une fois les exercices terminés, les capitaines disparaissaient, et chaque élève allait où bon lui semblait.

Il fallait, vous en conviendrez, une bien grande volonté d'apprendre pour réussir dans une école aussi mal tenue, et cependant la majeure partie des élèves faisaient des progrès, parce, que, destinés à devenir instructeurs dans leurs régiments respectifs, leur amour-propre les portait à craindre de ne pas être à la hauteur de ces fonctions. Ils travaillaient donc passablement, mais pas à beaucoup près autant qu'on le fait actuellement à l'école de Saumur. Quant à la conduite, nos chefs ne s'en informaient même pas, et pourvu que les élèves ne portassent pas le trouble dans l'intérieur de l'établissement, on leur laissait faire tout ce qui leur plaisait. Ils sortaient à toutes heures, n'étaient assujettis à aucun appel, mangeaient dans les hôtels qui leur convenaient, découchaient, et allaient même à Paris sans en demander la permission. Les élèves sous-officiers avaient un peu moins de liberté. Deux adjudants assez sévères les commandaient et les forçaient de rentrer à dix heures du soir.

Comme chacun de nous portait le costume de son régiment, la réunion de l'école offrait un spectacle étrange, mais intéressant, lorsque, le premier de chaque mois, nous passions en grande tenue la revue destinée à l'établissement des feuilles de solde, car on voyait dans cette revue tous les uniformes de la cavalerie française.

Les officiers-élèves appartenant à différents corps, et n'étant réunis que pour un temps limité à la durée des cours, il ne pouvait exister entre eux cette bonne camaraderie qui fait le charme de la vie de régiment. Nous étions d'ailleurs trop nombreux (quatre-vingt-dix) pour qu'il s'établît une grande intimité entre tous. Il y avait des coteries, mais pas de liaisons. Au surplus, je ne sentis nullement le besoin de faire société avec mes nouveaux camarades. Je partais tous les samedis pour Paris, où je passais toute la journée du lendemain et une bonne partie du lundi auprès de ma mère. Celle-ci avait à Versailles deux anciennes amies de Rennes, les comtesses de Châteauville, vieilles dames fort respectables, très instruites, et qui recevaient société choisie. J'allais deux ou trois fois par semaine passer la soirée chez elles. J'employais les autres soirs à la lecture, que j'ai toujours fort aimée, car si les collèges mettent l'homme sur la voie de l'instruction, il doit l'achever lui-même par la lecture. Quel bonheur j'éprouvais, au milieu d'un hiver fort rude, à rentrer chez moi après le dîner, à faire un bon feu, et là, seul, retranché derrière mon paravent en face de ma petite lampe, à lire jusqu'à huit ou neuf heures; puis je me couchais pour ménager mon bois et je continuais ma lecture jusqu'à minuit! Je relus ainsi Tacite, Xénophon, ainsi que presque tous les auteurs classiques grecs et latins. Je revis l'histoire romaine, celle de France et des principaux États de l'Europe. Mon temps, ainsi partagé entre ma mère, les exercices de l'école, un peu de bonne société et mes chères lectures, se passait fort agréablement.

Je commençai à Versailles l'année 1803. Le printemps amena quelques modifications dans mon genre de vie. Tous les officiers-élèves avaient un cheval à eux; je consacrai donc une partie de mes soirées à faire de longues promenades dans les bois magnifiques qui avoisinent Versailles, Marly et Meudon.

Dans le cours du mois de mai, ma mère éprouva une bien vive joie: son frère aîné, M. de Canrobert, sortit de la prison du Temple, et les deux autres, MM. de l'Isle et de la Coste, ayant été rayés de la liste des émigrés, rentrèrent en France et vinrent à Paris.

L'aîné des frères de ma mère, M. Certain de Canrobert, était un homme de beaucoup d'esprit et d'une amabilité parfaite. Il entra fort jeune au service, comme sous-lieutenant dans le régiment de Penthièvre-infanterie, et fit, sous le lieutenant général de Vaux, toutes les campagnes de la guerre de Corse, où il se distingua. Rentré en France après la conquête de ce pays, il compléta les vingt-quatre ans de service qui lui valurent la croix de Saint-Louis, et il était capitaine, lorsqu'il épousa Mlle de Sanguinet; il se retira alors au château de Laval de Cère. Devenu père d'un fils et d'une fille, M. de Canrobert vivait heureux dans son manoir, lorsque la révolution de 1789 éclata. Il fut contraint d'émigrer, pour éviter l'échafaud dont on le menaçait; tous ses biens furent confisqués, vendus, et sa femme fut incarcérée avec ses deux jeunes enfants. Ma mère obtint la permission d'aller visiter sa malheureuse belle-sœur, qu'elle trouva dans une tour froide et humide, accablée par la fièvre, qui emporta ce jour-là même sa petite fille! À force de démarches et de supplications, ma mère obtint l'élargissement de sa belle-sœur; mais celle-ci mourut peu de jours après, des suites de la maladie qu'elle avait contractée dans la prison. Ma mère prit alors soin du jeune garçon, nommé Antoine. Il fut mis par la suite au collège, puis à l'École militaire, dont il devint un des meilleurs élèves. Enfin, ce digne demi-frère de Marcellin de Canrobert devint officier d'infanterie et se fit bravement tuer sur le champ de bataille de Waterloo.

Mon oncle fut un des premiers émigrés qui, sous le Consulat, obtinrent l'autorisation de rentrer en France; il recouvra quelques parcelles de son bien, et épousa une des filles de M. Niocel, ancien ami de la famille. La nouvelle Mme de Canrobert devint mère de notre bon et brave cousin Marcellin de Canrobert [Aujourd'hui le maréchal Canrobert], qui s'est si souvent distingué en Afrique, où il est aujourd'hui colonel de zouaves. Combien son père eût été fier d'un tel fils! Mais il mourut avant de pouvoir être témoin de ses succès.

M. Certain de l'Isle, second frère de ma mère, était un des plus beaux hommes de France. La Révolution le trouva lieutenant au régiment de Penthièvre, où servaient son frère aîné et plusieurs de ses oncles. Il suivit l'impulsion de presque tous ses camarades et émigra en compagnie de son plus jeune frère, M. Certain de la Coste, qui servait dans les gardes du corps du Roi. Depuis leur sortie de France, les deux frères ne se quittèrent plus. Ils se retirèrent d'abord dans le pays de Bade, mais leur tranquillité fut bientôt troublée: les armées françaises passèrent le Rhin, et comme tout émigré qui tombait en leur pouvoir était fusillé, en vertu des décrets de la Convention, force fut à mes oncles de s'enfoncer à la hâte dans l'intérieur de l'Allemagne. Le manque d'argent les obligeait à voyager à pied, ce qui accabla bientôt le pauvre la Coste. Ils éprouvaient beaucoup de difficultés pour se loger, car tout était occupé par les militaires autrichiens. La Coste tomba malade; son frère le soutenait; ils gagnèrent ainsi une petite ville du Wurtemberg, et ils entrèrent dans un mauvais cabaret, où ils trouvèrent un cabinet et un lit. Au point du jour, ils virent les Autrichiens s'éloigner et apprirent que les Français allaient occuper la ville. La Coste, incapable de se mouvoir, engageait de l'Isle à pourvoir à sa sûreté, en le laissant à la garde de Dieu; mais de l'Isle déclara formellement qu'il n'abandonnerait pas son frère mourant. Cependant, deux volontaires français se présentèrent bientôt au cabaret avec un billet de logement. L'hôte les conduisit au cabinet occupé par mes oncles, auxquels il signifia qu'ils eussent à s'éloigner. On a dit avec raison que, pendant la Révolution, l'honneur français s'était réfugié dans les armées. Les deux soldats, voyant la Coste mourant, déclarèrent à l'aubergiste que non seulement ils voulaient le garder avec eux, mais qu'ils demandaient au premier étage une grande chambre à plusieurs lits, où ils s'établirent avec mes deux oncles. En pays ennemi, le vainqueur étant le maître, l'aubergiste obéit aux deux volontaires français, qui, pendant quinze jours que leur bataillon resta cantonné dans la ville, eurent un soin infini de MM. de la Coste et de l'Isle; ils les faisaient participer aux bons repas que leur hôte était obligé de fournir, selon les usages de la guerre, et ce régime confortable, joint au repos, rétablit un peu la santé de la Coste.

En se séparant d'eux, les volontaires, qui appartenaient à un bataillon de la Gironde, voulant donner à leurs nouveaux amis le moyen de passer au milieu des colonnes françaises sans être arrêtés, ôtèrent de leurs uniformes les boutons de métal qui portaient le nom de leur bataillon, et les attachèrent aux habits bourgeois de mes oncles, qui purent ainsi se faire passer pour des cantiniers. Avec ce passeport d'un nouveau genre, ils traversèrent tous les cantonnements français sans éveiller aucun soupçon. Ils se rendirent en Prusse et s'établirent ensuite dans la ville de Hall, où M. de l'Isle trouva de nombreuses leçons à donner. Ils y vécurent paisiblement jusqu'en 1803, époque où, ma mère étant parvenue à les faire rayer de la liste des émigrés, mes deux oncles rentrèrent en France, au bout de douze ans d'exil.

CHAPITRE XIX

Immenses préparatifs sur la côte.—Je suis nommé aide de camp d'Augereau.

Mais revenons à Versailles. Pendant que j'y suivais les cours de l'école de cavalerie, de grands événements se préparaient en Europe. La jalousie de l'Angleterre, excitée par la prospérité de la France, l'ayant portée à rompre la paix d'Amiens, les hostilités recommencèrent; et le premier Consul résolut de les pousser vivement, en conduisant une armée sur le sol de la Grande-Bretagne, opération hardie, très difficile, mais cependant pas impossible. Pour la mettre à exécution, Napoléon, qui venait de s'emparer du Hanovre, patrimoine particulier de l'Angleterre, forma sur les côtes de la mer du Nord et de la Manche plusieurs corps d'armée. Il fit construire et réunit à Boulogne, ainsi que dans les ports voisins, une immense quantité de péniches et bateaux plats, sur lesquels il comptait embarquer ses troupes.

Tout ce qui était militaire se mettant en mouvement pour cette guerre, je regrettais de ne pas y participer, et je comprenais combien la reprise des hostilités allait rendre ma position fausse: car, destiné à aller porter dans mon régiment l'instruction que j'avais acquise à l'école de cavalerie, je me voyais condamné à passer plusieurs années dans un dépôt, la cravache à la main, et faisant trotter les recrues sur de vieux chevaux, pendant que mes camarades feraient la guerre à la tête des cavaliers formés par moi. Cette perspective était peu agréable; mais comment la changer? Un régiment doit toujours être alimenté par des recrues, et il était certain que mon colonel, m'ayant envoyé à l'école de cavalerie pour apprendre à dresser ces recrues, ne voudrait pas se priver des services que je pouvais rendre sous ce rapport, et m'exclurait de ses escadrons de guerre! J'étais dans cette perplexité, lorsqu'un jour, me promenant au bout de l'avenue de Paris, mon livre de théorie à la main, il me vint une idée lumineuse, qui a totalement changé ma destinée, et infiniment contribué à m'élever au grade que j'occupe.

Je venais d'apprendre que le premier Consul, ayant à se plaindre de la cour de Lisbonne, avait ordonné de former à Bayonne un corps d'armée destiné à entrer en Portugal, sous les ordres du général en chef Augereau. Je savais que celui-ci devait une partie de son avancement à mon père, sous les ordres duquel il avait servi au camp de Toulon et aux Pyrénées, et bien que l'expérience que j'avais acquise à Gênes, après la mort de mon père, ne dût pas me donner une bonne opinion de la reconnaissance des hommes, je résolus d'écrire au général Augereau pour lui faire connaître ma position et le prier de m'en sortir, en me prenant pour un de ses aides de camp. Ma lettre écrite, je l'envoyai à ma mère, pour savoir si elle l'approuvait: non seulement elle lui donna son assentiment, mais sachant qu'Augereau était à Paris, elle voulut la lui remettre elle-même. Augereau reçut la veuve de son ami avec les plus grands égards; montant sur-le-champ en voiture, il se rendit chez le ministre de la guerre, et, le soir même, il porta à ma mère mon brevet d'aide de camp. Ainsi se trouva accompli le désir que, vingt-quatre heures avant, je considérais comme un rêve!… Dès le lendemain, je courus remercier le général. Il me reçut à merveille, en m'ordonnant de venir le joindre le plus tôt possible à Bayonne, où il allait se rendre immédiatement. Nous étions au mois d'octobre, j'avais donc terminé le premier cours de l'école de cavalerie, et peu curieux de suivre le second, je quittai Versailles plein de joie; mes pressentiments me disaient que j'entrais dans une voie nouvelle, bien plus avantageuse que celle d'instructeur de régiment; ils ne me trompèrent point, car, neuf ans après, j'étais colonel, tandis que les camarades que j'avais laissés à l'école de cavalerie étaient à peine capitaines!

Je me rendis promptement à Bayonne, où je pris possession de mon emploi d'aide de camp du général en chef. Celui-ci occupait, à un quart de lieue de la ville, le beau château de Marac, dans lequel l'Empereur résida quelques années après. Je fus parfaitement reçu par le général Augereau, ainsi que par mes nouveaux camarades, ses aides de camp, qui presque tous avaient servi sous mon père. Cet état-major, bien qu'il n'ait pas donné à l'armée autant d'officiers généraux que celui de Bernadotte, était cependant fort bien composé. Le général Dongelot, chef d'état-major, était un homme d'une haute capacité qui devint plus tard gouverneur des îles Ioniennes, puis de la Martinique. Le sous-chef d'état-major se nommait le colonel Albert. Il mourut général, aide de camp du duc d'Orléans. Les aides de camp étaient: le colonel Sicard, qui périt à Heilsberg, les chefs d'escadron Brame, qui se retira à Lille après la paix de Tilsitt, et Massy, tué comme colonel à la Moskowa; le capitaine Chévetel et le lieutenant Mainvielle; le premier se retira dans ses terres de Bretagne, et le second finit sa carrière à Bayonne. J'étais le sixième et le plus jeune des aides de camp.

Enfin, l'état-major était complété par le docteur Raymond, excellent praticien et homme des plus honorables, qui me fut d'un grand-secours à la bataille d'Eylau.

Le demi-frère du maréchal, le colonel Augereau, suivait l'état-major; c'était un homme très doux, qui devint plus tard lieutenant général.

CHAPITRE XX

Augereau.—Divers épisodes de sa carrière.

Je dois maintenant vous donner la biographie du maréchal Augereau.

La plupart des généraux qui se firent un nom dans les premières guerres de la Révolution étant sortis des rangs inférieurs de la société, on s'est imaginé, à tort, qu'ils n'avaient reçu aucune éducation, et n'avaient dû leurs succès qu'à leur bouillant courage. Augereau surtout a été fort mal jugé. On s'est complu à le représenter comme une espèce de sacripant, dur, tapageur et méchant; c'est une erreur, car bien que sa jeunesse ait été fort orageuse, et qu'il soit tombé dans plusieurs erreurs politiques, il était bon, poli, affectueux, et je déclare que des cinq maréchaux auprès desquels j'ai servi, c'était incontestablement celui qui allégeait le plus les maux de la guerre, qui était le plus favorable aux populations et traitait le mieux ses officiers, avec lesquels il vivait comme un père au milieu de ses enfants. La vie du maréchal Augereau fut des plus agitées; mais, avant de la juger, il faut se reporter aux usages et coutumes de l'époque.

Pierre Augereau naquit à Paris en 1757. Son père faisait un commerce de fruits fort étendu, et avait acquis une fortune qui lui permit de faire bien élever ses enfants. Sa mère était née à Munich; elle eut le bon esprit de ne jamais employer avec son fils que la langue allemande, que celui-ci parlait parfaitement, et cette circonstance lui fut fort utile dans ses voyages, ainsi qu'à la guerre. Augereau avait une belle figure; il était grand et bien constitué. Il aimait tous les exercices du corps, pour lesquels il avait une très grande aptitude. Il était bon écuyer et excellent tireur. À l'âge de dix-sept ans, Augereau ayant perdu sa mère, un frère de celle-ci, employé dans les bureaux de Monsieur, le fit entrer dans les carabiniers, dont ce prince était colonel propriétaire.

Il passa plusieurs années à Saumur, garnison habituelle des carabiniers. Sa manière de servir et sa bonne conduite le portèrent bientôt au grade de sous-officier. Malheureusement, on avait à cette époque la manie des duels. La réputation d'excellent tireur qu'avait Augereau le contraignit à en avoir plusieurs, car le grand genre parmi les bretteurs était de ne souffrir aucune supériorité. Les gentilshommes, les officiers, les soldats, se battaient pour les motifs les plus futiles. Ainsi, Augereau se trouvant en semestre à Paris, le célèbre maître d'escrime Saint-George, le voyant passer, dit en présence de plusieurs tireurs que c'était une des meilleures lames de France. Là-dessus, un sous-officier de dragons, nommé Belair, qui avait la prétention d'être le plus habile après Saint-George, écrit à Augereau qu'il voulait se battre avec lui, à moins qu'il ne consentît à reconnaître sa supériorité. Augereau lui ayant répondu qu'il n'en ferait rien, ils se rencontrèrent aux Champs-Élysées, et Belair reçut un grand coup d'épée qui le perça de part en part… Ce bretteur guérit, et ayant quitté le service, il se maria et devint père de huit enfants, qu'il ne savait comment nourrir, lorsque, dans les premiers jours de l'Empire, il eut la pensée de s'adresser à son ancien adversaire, devenu maréchal. Cet homme, que j'ai connu, avait de l'esprit et une gaieté fort originale. Il se présenta chez Augereau avec un petit violon sous le bras, et lui dit que, n'ayant pas de quoi donner à dîner à ses huit enfants, il allait leur faire danser des contredanses pour les égayer, à moins que le maréchal ne voulût bien le mettre à même de leur servir une nourriture plus substantielle. Augereau reconnut Belair, l'invita à dîner, lui donna de l'argent, lui fit avoir peu de jours après un très bon emploi dans l'administration des messageries, et fit placer deux de ses fils dans un lycée. Cette conduite n'a pas besoin de commentaires.

Tous les duels qu'eut Augereau ne se terminèrent pas ainsi. Par suite d'un usage des plus absurdes, il existait entre divers régiments des haines invétérées, dont la cause, fort ancienne, n'était souvent pas bien connue, mais qui, transmise d'âge en âge, donnait lieu à des duels, chaque fois que ces corps se rencontraient. Ainsi, les gendarmes de Lunéville et les carabiniers étaient en guerre depuis plus d'un demi-siècle, bien qu'ils ne se fussent pas vus dans ce long espace de temps. Enfin, au commencement du règne de Louis XVI, ces deux corps furent appelés au camp de Compiègne; alors, pour ne point paraître moins braves que leurs devanciers, les carabiniers et les gendarmes résolurent de se battre, et cette habitude était tellement invétérée que les chefs crurent devoir fermer les yeux. Cependant, pour éviter la trop grande effusion du sang, ils parvinrent à faire régler qu'il n'y aurait qu'un seul duel, chacun des deux corps devant désigner le combattant qui le représenterait, après quoi, on ferait une trêve. L'amour-propre des deux partis étant engagé à ce que le champion présenté fût victorieux, les carabiniers choisirent leurs douze meilleurs tireurs, parmi lesquels se trouvait Augereau, et l'on convint que le sort désignerait celui auquel la défense de l'honneur du régiment serait confiée. Il fut ce jour-là plus aveugle encore que de coutume, car il indiqua un sous-officier ayant cinq enfants: il s'appelait Donnadieu. Augereau fit observer qu'on n'aurait pas dû mettre parmi les billets celui qui portait le nom d'un père de famille, qu'il demandait donc à être substitué à son camarade. Donnadieu déclare que, puisque le sort l'a désigné, il marchera; Augereau insiste; enfin, ce combat de générosité est terminé par les membres de la réunion, qui acceptent la proposition d'Augereau. On apprend bientôt quel est le combattant choisi par les gendarmes, et il ne reste plus qu'à mettre les adversaires en présence, pour qu'un simulacre de querelle serve de motif à la rencontre.

L'adversaire d'Augereau était un homme terrible, tireur excellent et duelliste de profession, qui, pour peloter, en attendant partie, avait les jours précédents tué deux sergents des gardes françaises. Augereau, sans se laisser intimider par la réputation de ce spadassin, se rend au café où il savait qu'il devait venir, et en l'attendant, il s'assied à une table. Le gendarme entre, et dès qu'on lui a désigné le champion des carabiniers, il retrousse les basques de son habit, et va s'asseoir insolemment sur la table, le derrière à un pied de la figure d'Augereau. Celui-ci, qui prenait en ce moment une tasse de café bien chaud, entr'ouvre doucement l'échancrure, appelée ventouse, qui existait alors derrière les culottes de peau des cavaliers, et verse le liquide brûlant sur les fesses de l'impertinent gendarme… Celui-ci se retourne en fureur!… Voilà la querelle engagée, et l'on se rend sur le terrain, suivi d'une foule de carabiniers et de gendarmes. Pendant le trajet, le féroce gendarme, voulant railler celui dont il comptait faire sa victime, demande à Augereau d'un ton goguenard: «Voulez-vous être enterré à la ville ou à la campagne?» Augereau répondit: «Je préfère la campagne, j'ai toujours aimé le grand air.»—«Eh bien, reprend le gendarme, en s'adressant à son témoin, tu le feras mettre à côté des deux que j'ai expédiés hier et avant-hier.» C'était peu encourageant, et tout autre qu'Augereau aurait pu en être ému. Il ne le fut pas; mais résolu à défendre chèrement sa vie, il joua, comme on dit, si serré et si bien, que son adversaire, furieux de ne pouvoir le toucher, s'emporta et fit de faux mouvements, dont Augereau, toujours calme, profita pour lui passer son épée au travers du corps, en lui disant: «Vous serez enterré à la campagne.»

Le camp terminé, les carabiniers retournèrent à Saumur. Augereau y continuait paisiblement son service, lorsqu'un événement fatal le jeta dans une vie fort aventureuse.

Un jeune officier d'une grande naissance et d'un caractère très emporté, ayant trouvé quelque chose à redire dans la manière dont on faisait le pansage des chevaux, s'en prit à Augereau, et, dans un accès de colère, voulut le frapper de sa cravache, en présence de tout l'escadron. Augereau, indigné, fit voler au loin la cravache de l'imprudent officier. Celui-ci, furieux, mit l'épée à la main et fondit sur Augereau, en lui disant: «Défendez-vous!» Augereau se borna d'abord à parer; mais ayant été blessé, il finit par riposter, et l'officier tomba raide mort!

Le général comte de Malseigne, qui commandait les carabiniers au nom de Monsieur, fut bientôt instruit de cette affaire, et bien que les témoins oculaires s'accordassent à dire qu'Augereau, provoqué par la plus injuste agression, s'était trouvé dans le cas de légitime défense, le général, qui portait intérêt à Augereau, jugea convenable de le faire éloigner. Pour cela, il fit venir un carabinier natif de Genève, nommé Papon, dont le temps de service expirait dans quelques jours, et l'invita à remettre sa feuille de route à Augereau, lui promettant de lui en faire délivrer plus tard une seconde. Papon consentit, et Augereau lui en témoigna toujours une vive reconnaissance. Augereau, arrivé à Genève, apprit que le conseil de guerre, nonobstant les déclarations des témoins, l'avait condamné à la peine de mort, pour avoir osé mettre l'épée à la main contre un officier!

La famille Papon faisait de grands envois de montres en Orient. Augereau résolut d'accompagner le commis qu'elle y envoyait, et se rendit avec lui en Grèce, dans l'archipel Ionien, à Constantinople et sur le littoral de la mer Noire. Il se trouvait en Crimée, lorsqu'un colonel russe, jugeant à sa belle prestance qu'il avait été militaire, lui offrit le grade de sergent. Augereau l'accepta, servit plusieurs années dans l'armée russe, que le célèbre Souwaroff commandait contre les Turcs, et fut blessé à l'assaut d'Ismaïloff. La paix ayant été faite entre la Porte et la Russie, le régiment dans lequel servait Augereau fut dirigé vers la Pologne; mais celui-ci, ne voulant pas rester davantage parmi les Russes, alors à demi barbares, déserta et gagna la Prusse, où il servit d'abord dans le régiment du prince Henri; puis sa haute taille et sa bonne mine le firent admettre dans le célèbre régiment des gardes du grand Frédéric. Il y était depuis deux ans, et son capitaine lui faisait espérer de l'avancement, lorsque le Roi, passant la revue de ses gardes, s'arrêta devant Augereau en disant: «Voilà un beau grenadier!… De quel pays est-il?—Il est Français, Sire.—Tant pis! répondit Frédéric, qui avait fini par détester les Français autant qu'il les avait aimés, tant pis! car s'il eût été Suisse ou Allemand, nous en eussions fait quelque chose.»

Augereau, persuadé dès lors qu'il ne serait jamais rien en Prusse, puisqu'il le tenait de la propre bouche du Roi, résolut de quitter ce pays; mais la chose était on ne peut plus difficile, parce que, dès que la désertion d'un soldat était signalée par un coup de canon, les populations se mettaient à sa poursuite pour gagner la récompense promise, et, le déserteur pris, on le fusillait sans rémission.

Pour éviter ce malheur et reconquérir sa liberté, Augereau, qui savait qu'un grand tiers des gardes, étrangers comme lui, n'aspirait qu'à s'éloigner de la Prusse, s'aboucha avec une soixantaine des plus courageux, auxquels il fit comprendre qu'en désertant isolément, on se perdrait, parce qu'il suffirait de deux ou trois hommes pour vous arrêter; mais qu'il fallait partir tous ensemble, avec armes et munitions, afin de pouvoir se défendre. C'est ce qu'ils firent, sous la conduite d'Augereau. Ces hommes déterminés, attaqués en route par des paysans et même par un détachement de soldats, perdirent plusieurs des leurs, mais tuèrent plus d'ennemis, et gagnèrent, en une nuit, un petit pays appartenant à la Saxe et qui n'est qu'à dix lieues de Potsdam. Augereau se rendit à Dresde, où il donna des leçons de danse et d'escrime, jusqu'à l'époque de la naissance du premier Dauphin, fils de Louis XVI, naissance que le gouvernement français célébra en amnistiant tous les déserteurs, ce qui permit à Augereau non seulement de revenir à Paris, mais aussi de rentrer aux carabiniers, son jugement ayant été cassé, et le général de Malseigne le réclamant comme un des meilleurs sous-officiers du corps. Augereau avait donc recouvré son grade et sa position, lorsqu'en 1788, le roi de Naples, sentant le besoin de remettre son armée sur un bon pied, pria le roi de France de lui envoyer un certain nombre d'officiers et de sous-officiers instructeurs, auxquels il donnerait le grade supérieur au leur. M. le comte de Pommereul, qui devint plus tard général et préfet de l'Empire, fut le directeur de tous les instructeurs envoyés à Naples. Augereau fit partie de ce détachement, et reçut le grade de sous-lieutenant, en arrivant à Naples. Il y servit plusieurs années, et venait d'être fait lieutenant, lorsque, s'étant épris de la fille d'un négociant grec, il la demanda en mariage. Celui-ci n'ayant pas voulu consentir à cette union, les deux amants se marièrent en secret, puis, montant sur le premier navire qu'ils trouvèrent en partance, ils se rendirent à Lisbonne, où ils vécurent paisiblement pendant quelque temps.

On était à la fin de 1792. La Révolution française marchait à grands pas, et tous les souverains de l'Europe, redoutant de voir introduire dans leurs États les principes nouveaux, étaient devenus fort sévères pour tout ce qui était Français. Augereau m'a souvent assuré que pendant son séjour en Portugal, il n'avait jamais rien fait, ni dit, qui pût alarmer le gouvernement; il fut cependant arrêté et conduit dans les prisons de l'Inquisition! Il y languissait depuis quelques mois, lorsque Mme Augereau, femme d'un grand courage, ayant vu entrer dans le port un navire avec un pavillon tricolore, se rendit à bord, pour remettre au capitaine une lettre par laquelle elle informait le gouvernement français de l'arrestation arbitraire de son mari. Bien que le capitaine du navire français n'appartînt pas à la marine militaire, il se rendit résolument auprès des ministres portugais, réclama son compatriote détenu à l'Inquisition, et sur leur refus, il leur déclara fièrement la guerre au nom de la France! Soit que les Portugais fussent effrayés, soit qu'ils comprissent qu'ils avaient agi injustement, Augereau fut rendu à la liberté et revint au Havre, ainsi que sa femme, sur le navire de ce brave capitaine.

Arrivé à Paris, Augereau fut nommé capitaine et envoyé dans la Vendée, où il sauva, par ses conseils et son courage, l'armée de l'incapable général Roucin, ce qui lui valut le grade de chef de bataillon. Dégoûté de combattre contre des Français, Augereau demanda à aller aux Pyrénées et fut envoyé au camp de Toulouse, commandé par mon père, qui, très satisfait de sa manière de servir, le fit nommer adjudant général (colonel d'état-major) et le combla de marques d'affection, ce qu'Augereau n'oublia jamais. Devenu général, il se distingua dans les guerres d'Espagne, puis en Italie, principalement à Castiglione.

La veille de cette bataille, l'armée française, cernée de toutes parts, se trouvait dans la position la plus critique, lorsque le général en chef Bonaparte convoqua un conseil de guerre, le seul qu'il ait jamais consulté. Tous les généraux, même Masséna, opinèrent pour la retraite, lorsque Augereau, expliquant ce qu'il fallait faire pour sortir d'embarras, termina en disant: «Dussiez-vous tous partir, je reste, et, avec ma division, j'attaque l'ennemi au point du jour.» Bonaparte, frappé des raisons qui venaient d'être produites par Augereau, lui dit: «Eh bien! je resterai avec toi!» Dès lors, il ne fut plus question de retraite, et le lendemain, une éclatante victoire, due en grande partie à la valeur et aux belles manœuvres d'Augereau, raffermit pour longtemps la position des armées françaises en Italie. Aussi, lorsque quelques jaloux se permettaient de gloser contre Augereau en présence de l'Empereur, il répondait: «N'oublions pas qu'il nous a sauvés à Castiglione.» Et lorsqu'il créa une nouvelle noblesse, il nomma Augereau duc de Castiglione.

Le général Hoche venait de mourir; Augereau le remplaça à l'armée du Rhin, et fut chargé, après l'établissement du consulat, de la direction de l'armée gallo-batave, composée de troupes françaises et hollandaises, avec lesquelles il fit en Franconie la belle campagne de 1800, et gagna la bataille de Burg-Eberach.

Après la paix, il acheta la terre et le château de La Houssaye. Je dirai, à propos de cette acquisition, qu'on a fort exagéré la fortune de certains généraux de l'armée d'Italie. Augereau, après avoir touché pendant vingt ans les appointements de général en chef ou de maréchal, avoir joui pendant sept ans d'une dotation de deux cent mille francs et du traitement de vingt-cinq mille francs sur la Légion d'honneur, n'a laissé à sa mort que quarante-huit mille francs de rente. Jamais homme ne fut plus généreux, plus désintéressé, plus obligeant. Je pourrais en citer plusieurs exemples; je me bornerai à deux.

Le général Bonaparte, après son élévation au consulat, forma une garde nombreuse, dont il mit l'infanterie sous le commandement du général Lannes. Celui-ci, militaire des plus distingués, mais nullement au fait de l'administration, au lieu de se conformer au tarif établi pour l'achat des draps, toiles et autres objets, ne trouvait jamais rien d'assez beau, de sorte que les employés de l'habillement et de l'équipement de la garde, enchantés de pouvoir traiter de gré à gré avec les fournisseurs, afin d'en obtenir des pots-de-vin, croyant du reste leurs déprédations couvertes par le nom du général Lannes, ami du premier Consul, établirent les uniformes avec un tel luxe, que lorsqu'il fallut régler les comptes, ils dépassaient de trois cent mille francs la somme accordée par les règlements ministériels. Le premier Consul, qui avait résolu de rétablir l'ordre dans les finances, et de forcer les chefs de corps à ne pas outrepasser les crédits alloués, voulut faire un exemple, et bien qu'il eût de l'affection pour le général Lannes et fût convaincu que pas un centime n'était entré dans sa poche, il le déclara responsable du déficit de trois cent mille francs, ne lui laissant que huit jours pour verser cette somme dans les caisses de la garde, sous peine d'être traduit devant un conseil de guerre! Cette sévère décision produisit un excellent effet, en mettant un terme au gaspillage qui s'était introduit dans la comptabilité des corps; mais le général Lannes, quoique récemment marié à la fille du sénateur Guéhéneuc, était dans l'impossibilité de payer, lorsque Augereau, informé de la fâcheuse position de son ami, court chez son notaire, prend trois cent mille francs, et charge son secrétaire de les verser au nom du général Lannes dans les caisses de la garde! Le premier Consul, informé de cette action, en sut un gré infini au général Augereau, et pour mettre Lannes en état de s'acquitter envers celui-ci, il lui donna l'ambassade de Lisbonne, qui était fort lucrative.

Voici un autre exemple de la générosité d'Augereau. Il était peu lié avec le général Bernadotte. Celui-ci venait d'acheter la terre de Lagrange, qu'il comptait payer avec la dot de sa femme; mais ces fonds ne lui ayant pas été exactement remis, et ses créanciers le pressant, il pria Augereau de lui prêter deux cent mille francs pour cinq ans. Augereau y ayant consenti, Mme Bernadotte s'avisa de lui demander quel serait l'intérêt qu'il prendrait. «Madame, répondit Augereau, je conçois que les banquiers, les agents d'affaires retirent un produit des fonds qu'ils prêtent; mais lorsqu'un maréchal est assez heureux pour obliger un camarade, il ne doit en recevoir d'autre intérêt que le plaisir de lui rendre service.»

Voilà cependant l'homme qu'on a représenté comme dur et avide! Je me bornerai, pour le moment, à ne rien citer de plus de la vie d'Augereau; le surplus de sa biographie se déroulera avec ma narration, qui signalera ses fautes, comme elle a fait et fera connaître ses belles qualités.

CHAPITRE XXI

De Bayonne à Brest.—1804.—Conspiration de Pichegru, Moreau et
Cadoudal.—Mort du duc d'Enghien.—Bonaparte empereur.

Revenons à Bayonne, où je venais de rejoindre l'état-major d'Augereau. L'hiver est fort doux en cette contrée, ce qui permettait de faire manœuvrer les troupes du camp et de simuler de petites guerres, afin de nous préparer à aller combattre les Portugais. Mais la cour de Lisbonne ayant obtempéré à tout ce que voulait le gouvernement français, nous dûmes renoncer à passer les Pyrénées, et le général Augereau reçut l'ordre de se rendre à Brest, pour y prendre le commandement du 7e corps de l'armée des côtes, qui devait opérer une descente en Irlande.

La première femme du général Augereau, la Grecque, étant alors à Pau, celui-ci voulut aller lui faire ses adieux et prit avec lui trois aides de camp, au nombre desquels je me trouvais.

À cette époque, les généraux en chef avaient chacun un escadron de guides, dont un détachement escortait constamment leur voiture, tant qu'ils se trouvaient sur le territoire occupé par les troupes placées sous leurs ordres. Bayonne n'ayant pas encore de guides, on y suppléa en plaçant un peloton de cavalerie à chacun des relais situés entre Bayonne et Pau. C'était le régiment que je venais de quitter, le 25e de chasseurs, qui faisait ce service, de sorte que de la voiture dans laquelle je me prélassais avec le général en chef, je voyais mes anciens camarades trotter à la portière. Je n'en conçus aucun orgueil, mais j'avoue qu'en entrant à Puyoo, où vous m'avez vu deux ans avant arriver à pied, crotté et conduit par la gendarmerie, j'eus la faiblesse de me rengorger et de me faire reconnaître par le bon maire Bordenave, que je présentai au général en chef, auquel j'avais raconté ce qui m'était arrivé en 1801 dans cette commune; et comme la brigade de gendarmerie de Peyrehorade s'était jointe à l'escorte jusqu'à Puyoo, je reconnus les deux gendarmes qui m'avaient arrêté. Le vieux maire eut la malice de leur apprendre que l'officier qu'ils voyaient dans le bel équipage du général en chef était ce même voyageur qu'ils avaient pris pour un déserteur, bien que ses papiers fussent en règle, et le bonhomme était même tout fier du jugement qu'il avait rendu dans cette affaire.

Après vingt-quatre heures de séjour à Pau, nous retournâmes à Bayonne, d'où le général en chef fit partir Mainvielle et moi pour Brest, afin d'y préparer son établissement. Nous prîmes des places dans la malle-poste jusqu'à Bordeaux; mais là, nous fûmes obligés, faute de voitures publiques, d'enfourcher des bidets de poste, ce qui, de toutes les manières de voyager, est certainement la plus rude. Il pleuvait, les routes étaient affreuses, les nuits d'une obscurité profonde, et cependant il fallait se lancer au galop, malgré ces obstacles, car notre mission était pressée. Bien que je n'aie jamais été très bon écuyer, l'habitude que j'avais du cheval, et une année récemment passée au manège de Versailles, me donnaient assez d'assurance et de force pour enlever les affreuses rosses sur lesquelles nous étions forcés de monter. Je me tirai donc assez bien de mon apprentissage du métier de courrier, dans lequel vous verrez que les circonstances me forcèrent plus tard à me perfectionner. Il n'en fut pas de même de Mainvielle; aussi mîmes-nous deux jours et deux nuits pour nous rendre à Nantes, où il arriva brisé, rompu, et dans l'impossibilité de continuer le voyage à franc étrier. Cependant, comme nous ne pouvions pas exposer le général en chef à se trouver sans logement à son arrivée à Brest, il fut convenu que je me rendrais dans cette ville et que Mainvielle me rejoindrait en voiture.

Dès mon arrivée, je louai l'hôtel du banquier Pasquier, frère de celui qui fut chancelier et président de la Chambre des pairs. Plusieurs de mes camarades, et Mainvielle lui-même, vinrent me joindre quelques jours après, et m'aidèrent à ordonner tout ce qui était nécessaire à l'établissement du général en chef, qui le trouva convenable pour le grand état de maison qu'il avait le projet d'y tenir.

1804.—Nous commençâmes à Brest l'année 1804.

Le 7e corps se composait de deux divisions d'infanterie et d'une brigade de cavalerie; ces troupes n'étant pas campées, mais seulement cantonnées dans les communes voisines, tous les généraux et leurs états-majors logeaient à Brest, dont la rade et le port contenaient un grand nombre de vaisseaux de tout rang. L'amiral et les chefs principaux de la flotte étaient aussi en ville, et les autres officiers y venaient journellement, de sorte que Brest offrait un spectacle des plus animés. L'amiral Truguet et le général en chef Augereau donnèrent plusieurs fêtes brillantes, car de tout temps les Français préludèrent ainsi à la guerre.

Dans le courant de février, le général Augereau partit pour Paris, où le premier Consul l'avait mandé afin de conférer avec lui sur le projet de descente en Irlande. Je fus du voyage.

À notre arrivée à Paris, nous trouvâmes l'horizon politique très chargé. Les Bourbons, qui avaient espéré que Bonaparte, en prenant les rênes du gouvernement, travaillerait pour eux, et se préparait à jouer le rôle de Monck, voyant qu'il ne songeait nullement à leur rendre la couronne, résolurent de le renverser. Ils ourdirent à cet effet une conspiration ayant pour chefs trois hommes célèbres, mais à des titres bien différents: le général Pichegru, le général Moreau et Georges Cadoudal.

Pichegru avait été professeur de mathématiques de Bonaparte au collège de Brienne, qu'il avait quitté pour prendre du service. La Révolution le trouva sergent d'artillerie. Ses talents et son courage l'élevèrent rapidement au grade de général en chef. Ce fut lui qui fit la conquête de la Hollande au milieu de l'hiver; mais l'ambition le perdit. Il se laissa séduire par les agents du prince de Condé, et entretint une correspondance avec ce prince, qui lui promettait de grands avantages et le titre de connétable, s'il employait l'influence qu'il avait sur les troupes au rétablissement de Louis XVIII sur le trône de ses pères. Le hasard, ce grand arbitre des destinées humaines, voulut qu'à la suite d'un combat où les troupes françaises commandées par Moreau avaient battu la division du général autrichien Kinglin, le fourgon de celui-ci, contenant les lettres adressées par Pichegru au prince de Condé, fut pris et amené à Moreau. Il était l'ami de Pichegru, auquel il devait en partie son avancement, et dissimula la capture qu'il avait faite tant que Pichegru eut du pouvoir; mais ce général, devenu représentant du peuple au conseil des Anciens, ayant continué d'agir en faveur des Bourbons, fut arrêté ainsi que plusieurs de ses collègues. Alors Moreau s'empressa d'adresser au Directoire les pièces qui démontraient la culpabilité de Pichegru, ce qui amena la déportation de celui-ci dans les déserts de la Guyane, à Sinamary. Il parvint, par son courage, à s'évader, gagna les États-Unis, puis l'Angleterre, et n'ayant, dès lors, plus de ménagements à garder, il se mit ouvertement à la solde de Louis XVIII et résolut de venir en France renverser le gouvernement consulaire. Cependant, comme il ne pouvait se dissimuler que destitué, proscrit, absent de France depuis plus de six ans, il ne pouvait plus avoir sur l'armée autant d'influence que le général Moreau, le vainqueur de Hohenlinden, et par cela même fort aimé des troupes dont il était inspecteur général, il consentit, par dévouement pour les Bourbons, à faire taire les motifs d'inimitié qu'il avait contre Moreau, et à s'unir à lui pour le triomphe de la cause à laquelle il s'était dévoué.

Moreau, né en Bretagne, faisait son cours de droit à Rennes lorsque la révolution de 1789 éclata; les étudiants, cette jeunesse turbulente, l'avaient pris pour chef, et lorsqu'ils formèrent un bataillon de volontaires, ils nommèrent Moreau commandant. Celui-ci, débutant dans la carrière des armes par un emploi d'officier supérieur, se montra brave, capable, et fut promptement élevé au généralat et au commandement en chef des armées. Il gagna plusieurs batailles et fit devant le prince Charles une retraite justement célèbre. Mais, bon militaire, Moreau manquait de courage civil. Nous l'avons vu refuser de se mettre à la tête du gouvernement, pendant que Bonaparte était en Égypte; et bien qu'il eût aidé celui-ci au 18 brumaire, il devint jaloux de sa puissance, dès qu'il le vit premier Consul; enfin il chercha tous les moyens de le supplanter, ce à quoi le poussait aussi, dit-on, la jalousie de sa femme et de sa belle-mère contre Joséphine.

D'après cette disposition d'esprit de Moreau, il ne devait pas être difficile de l'amener à s'entendre avec Pichegru pour le renversement du gouvernement.

Un Breton nommé Lajolais, agent de Louis XVIII et ami de Moreau, devint l'intermédiaire entre celui-ci et Pichegru; il allait continuellement de Londres à Paris; mais comme il s'aperçut bientôt que, tout en consentant au renversement de Bonaparte, Moreau avait le projet de garder le pouvoir pour lui-même, et nullement de le remettre aux Bourbons, on espérait qu'une entrevue du général avec Pichegru le ramènerait à de meilleurs sentiments. Celui-ci, débarqué par un vaisseau anglais sur les côtes de France, près du Tréport, se rendit à Paris, où Georges Cadoudal l'avait précédé, ainsi que M. de Rivière, les deux Polignac et autres royalistes.

Georges Cadoudal était le plus jeune des nombreux fils d'un meunier du Morbihan; mais comme un usage fort bizarre, établi dans une partie de la basse Bretagne, donnait tous les biens au dernier-né de chaque famille, Georges, dont le père était aisé, avait reçu une certaine éducation. C'était un homme court, aux épaules larges, au cœur de tigre, et que son courage audacieux avait appelé au commandement supérieur de toutes les bandes des chouans de la Bretagne.

Il vivait à Londres depuis la pacification de la Vendée; mais son zèle fanatique pour la maison de Bourbon ne lui permettant de goûter aucun repos, tant que le premier Consul serait à la tête du gouvernement français, il forma le dessein de le tuer, non par assassinat caché, mais en plein jour, en l'attaquant sur la route de Saint-Cloud avec un détachement de trente à quarante chouans à cheval, bien armés et portant l'uniforme de la garde consulaire. Ce projet avait d'autant plus de chances de réussir, que l'escorte de Bonaparte n'était ordinairement alors que de quatre cavaliers.

Une entrevue fut ménagée entre Pichegru et Moreau. Elle eut lieu la nuit, auprès de l'église de la Madeleine, alors en construction. Moreau consentait au renversement et même à la mort du premier Consul, mais refusait de concourir au rétablissement des Bourbons. La police particulière de Bonaparte lui ayant signalé de sourdes menées dans Paris, il ordonna l'arrestation de quelques anciens chouans qui s'y trouvaient, et l'un d'eux fit des révélations importantes, qui compromirent gravement le général Moreau, dont l'arrestation fut résolue au conseil des ministres.

Je me souviens que cette arrestation fit le plus mauvais effet dans le public, parce que Georges et Pichegru n'étant pas encore arrêtés, personne ne les croyait en France; aussi disait-on que Bonaparte avait inventé la conspiration pour prendre Moreau. Le gouvernement avait donc le plus grand intérêt à prouver que Pichegru et Georges étaient à Paris, et qu'ils avaient vu Moreau. Toutes les barrières furent fermées pendant plusieurs jours, et une loi terrible fut portée contre ceux qui recèleraient les conspirateurs. Dès ce moment, il leur devint fort difficile de trouver un asile, et bientôt Pichegru, M. de Rivière et les Polignac tombèrent entre les mains de la police. Cette arrestation commença à ramener l'esprit public sur la réalité de la conspiration, et la capture de Georges acheva de dissiper les doutes qui auraient pu subsister encore à ce sujet. Georges ayant déclaré dans ses interrogatoires qu'il était venu pour tuer le premier Consul, et que la conspiration devait être appuyée par un prince de la famille royale, la police fut conduite à rechercher en quels lieux se trouvaient tous les princes de la maison de Bourbon. Elle apprit que le duc d'Enghien, petit-fils du grand Condé, habitait depuis peu de temps à Ettenheim, petite ville située à quelques lieues du Rhin, dans le pays de Bade. Il n'a jamais été prouvé que le duc d'Enghien fût un des chefs de la conspiration, mais il est certain qu'il avait commis plusieurs fois l'imprudence de se rendre sur le territoire français. Quoi qu'il en soit, le premier Consul fit passer secrètement le Rhin, pendant la nuit, à un détachement de troupes, commandé par le général Ordener, qui se rendit à Ettenheim, d'où il enleva le duc d'Enghien. On le dirigea sur-le-champ sur Vincennes, où il fut jugé, condamné à mort et fusillé avant que le public eût appris son arrestation. Cette exécution fut généralement blâmée. On concevrait que si le prince eût été pris sur le territoire français, on lui eût appliqué la loi qui dans ce cas portait la peine de mort; mais aller l'enlever au delà des frontières, en pays étranger, cela parut une violation inqualifiable du droit des gens.

Il sembla cependant que le premier Consul n'avait pas l'intention de faire exécuter le prince et ne voulait qu'effrayer le parti royaliste qui conspirait sa mort; mais le général Savary, chef de la gendarmerie, s'étant rendu à Vincennes, s'empara du prince après l'arrêt prononcé, et, par un excès de zèle, il le fit fusiller, afin, dit-il, d'éviter au premier Consul la peine d'ordonner la mort du duc d'Enghien, ou le danger de laisser la vie à un ennemi aussi dangereux. Savary a depuis nié ce propos, mais il l'aurait cependant tenu, à ce que m'ont assuré des témoins auriculaires. Il n'est pas moins certain que Bonaparte blâma l'empressement de Savary; mais le fait étant accompli, il dut en accepter les conséquences.

Le général Pichegru, honteux de s'être associé à des assassins, et ne voulant pas montrer en public le vainqueur de la Hollande mis en jugement avec des chouans criminels, se pendit avec sa cravate dans la prison. On prétendit qu'il avait été étranglé par des mameluks de la garde, mais le fait est controuvé. D'ailleurs, Bonaparte n'avait pas besoin de ce crime, et il avait plus d'intérêt à montrer Pichegru avili devant un tribunal que de le faire tuer en secret.

Georges Cadoudal, condamné à mort ainsi que plusieurs de ses complices, fut exécuté. Les frères Polignac et M. de Rivière, compris dans la même sentence, virent leur peine commuée en celle de la détention perpétuelle. Enfermés à Vincennes, ils obtinrent au bout de quelque temps l'autorisation d'habiter sur parole une maison de santé; mais, en 1814, à l'approche des alliés, ils s'évadèrent et allèrent rejoindre le comte d'Artois en Franche-Comté; puis, en 1815, ils furent les plus acharnés à poursuivre les bonapartistes.

Quant au général Moreau, il fut condamné à deux ans de détention. Le premier Consul le gracia, à condition qu'il se rendrait aux États-Unis. Il y vécut dans l'obscurité jusqu'en 1813, où il vint en Europe se ranger parmi les ennemis de son pays, et mourir en combattant les Français, confirmant par sa conduite toutes les accusations portées contre lui, à l'époque de la conjuration de Pichegru.

La nation française, fatiguée des révolutions, et voyant combien Bonaparte était nécessaire au maintien du bon ordre, oublia ce qu'il y avait eu d'odieux dans l'affaire du duc d'Enghien, et éleva Bonaparte sur le pavois, en le proclamant empereur le 25 mai 1804. Presque toutes les cours reconnurent le nouveau souverain de la France. À cette occasion, dix-huit généraux, pris parmi les plus marquants, furent élevés à la dignité de maréchaux de l'Empire, savoir, pour l'armée active: Berthier, Augereau, Masséna, Lannes, Davout, Murat, Moncey, Jourdan, Bernadotte, Ney, Bessières, Mortier, Soult et Brune; et pour le Sénat, Kellermann, Lefebvre, Pérignon et Sérurier.

CHAPITRE XXII

1805.—Institution de la Légion d'honneur.—Camp de Boulogne.—Je suis fait lieutenant.—Mission.—Mort de mon frère Félix.—La Russie et l'Autriche nous déclarent la guerre.

Après le jugement de Moreau, nous retournâmes à Brest, d'où nous revînmes bientôt à Paris, le maréchal devant assister, le 14 juillet, à la distribution des décorations de la Légion d'honneur, ordre que l'Empereur avait nouvellement institué pour récompenser tous les genres de mérite. Je dois à ce sujet rappeler une anecdote qui fit grand bruit à cette époque. Pour faire participer aux décorations tous les militaires qui s'étaient distingués dans les armées de la République, l'Empereur se fit rendre compte des hauts faits de ceux qui avaient reçu des armes d'honneur, et il désigna un grand nombre d'entre eux pour la Légion d'honneur, bien que plusieurs de ceux-ci fussent rentrés dans la vie civile. M. de Narbonne, émigré rentré, vivait alors paisiblement à Paris, rue de Miromesnil, dans la maison voisine de celle qu'habitait ma mère. Or, le jour de la distribution des croix, M. de Narbonne, apprenant que son valet de pied, ancien soldat d'Égypte, venait d'être décoré, le fait venir, au moment de se mettre à table, et lui dit: «Il n'est pas convenable qu'un chevalier de la Légion d'honneur donne des assiettes; il l'est encore moins qu'il quitte sa décoration pour faire son service; asseyez-vous donc auprès de moi, nous allons dîner ensemble, et demain vous irez occuper dans mes terres l'emploi de garde-chasse, qui n'a rien d'incompatible avec le port de votre décoration.»

L'Empereur, informé de ce trait de bon goût, et désirant depuis longtemps connaître M. de Narbonne, dont il avait entendu vanter le bon sens et l'esprit, le fit venir, et fut si satisfait de lui, que par la suite il le prit pour aide de camp. M. de Narbonne est le père de Mme la comtesse de Rambuteau. Après avoir distribué les croix à Paris, l'Empereur se rendit dans le même but au camp de Boulogne, où l'armée fut réunie sur un emplacement demi-circulaire, en face de l'Océan. La cérémonie fut imposante. L'Empereur y parut pour la première fois sur un trône, environné de ses maréchaux. L'enthousiasme fut indescriptible… La flotte anglaise, qui apercevait la cérémonie, envoya quelques navires légers pour essayer de la troubler par une forte canonnade, mais nos batteries des côtes leur ripostaient vivement. La fête terminée, l'Empereur, retournant à Boulogne suivi de tous les maréchaux et d'un cortège immense, s'arrêta derrière ces batteries, et, appelant le général Marmont, qui avait servi dans l'artillerie: «Voyons, lui dit-il, si nous nous souvenons de notre ancien métier, et lequel de nous deux enverra une bombe sur ce brick anglais qui s'est tellement rapproché pour nous narguer…» L'Empereur, écartant alors le caporal d'artillerie chef de pièce, pointe le mortier; on met le feu, et la bombe, frôlant les voiles du brick, va tomber dans la mer. Le général Marmont pointe à son tour, approche aussi du but, mais n'atteint pas non plus le brick, qui, voyant la batterie remplie de généraux, redoublait la vivacité de son feu. «Allons, reprends ton poste», dit Napoléon au caporal. Celui-ci ajuste à son tour, et fait tomber la bombe au beau milieu du brick, qui, percé d'outre en outre par ce gros projectile, se remplit d'eau à l'instant, et coule majestueusement en présence de toute l'armée française. Celle-ci, enchantée de cet heureux présage, fit éclater les vivat les plus bruyants, tandis que ta flotte anglaise s'éloignait à toutes voiles. L'Empereur félicita le caporal d'artillerie, et attacha la décoration à son habit.

Je participai aussi aux grâces distribuées ce jour-là. J'étais sous-lieutenant depuis cinq ans et demi, et j'avais fait plusieurs campagnes. L'Empereur, sur la demande du maréchal Augereau, me nomma lieutenant; mais je crus un moment qu'il allait me refuser ce grade, car, se souvenant qu'un Marbot avait figuré comme aide de camp de Bernadotte dans la conspiration de Rennes, il fronça le sourcil, lorsque le maréchal lui parla pour moi, et me dit en me regardant fixement: «Est-ce vous qui…?—Non, Sire! ce n'est pas moi qui…! lui répliquai-je vivement.—Oh! tu es le bon, toi… celui de Gênes et de Marengo, je te fais lieutenant…» L'Empereur m'accorda aussi une place à l'École militaire de Fontainebleau, pour mon jeune frère Félix, et à dater de ce jour, il ne me confondit plus avec mon frère aîné, qui lui fut toujours très antipathique, bien qu'il n'eût rien fait pour mériter sa haine.

Les troupes du 7e corps n'étant pas réunies dans des camps, la présence du maréchal Augereau était fort peu utile à Brest; aussi obtint-il l'autorisation de passer le reste de l'été, et de l'automne dans sa belle terre de la Houssaye, près Tournan, en Brie. Je crois même que l'Empereur préférait le savoir là qu'au fond de la Bretagne, à la tête d'une nombreuse armée. Au surplus, les appréciations de Napoléon, au sujet du peu de dévouement du maréchal Augereau, n'étaient nullement fondées, et provenaient des menées souterraines d'un général S…

C'était un général de brigade employé au 7e corps. Il avait beaucoup de moyens et une ambition démesurée, mais il était tellement décrié sous le rapport de la probité, qu'aucun des officiers généraux ne frayait avec lui. Ce général, piqué de se voir ainsi repoussé par ses camarades, et voulant s'en venger, fit parvenir à l'Empereur une lettre où il dénonçait tous les généraux du 7e corps, ainsi que le maréchal, comme conspirant contre l'Empire! Je dois à Napoléon la justice de dire qu'il n'employa aucun moyen secret pour s'assurer de la vérité, se bornant à faire passer au maréchal Augereau la lettre de S…

Le maréchal croyait être certain qu'il ne se passait rien de grave dans son armée; cependant, comme il savait que plusieurs généraux et colonels tenaient des propos inconsidérés, il résolut de faire cesser cet état de choses; mais craignant de compromettre des officiers auxquels il voulait laver la tête, il préféra leur faire porter ses paroles par un aide de camp, et il voulut bien m'accorder sa confiance pour cette importante mission.

Je partis de la Houssaye au mois d'août, par une chaleur affreuse, fis à franc étrier les cent soixante lieues qui séparent ce château de la ville de Brest, et autant pour revenir. Je n'étais resté que vingt-quatre heures dans cette ville; aussi arrivai-je exténué de fatigue, car de tous les métiers du monde, je ne crois pas qu'il en soit un plus pénible que de courir la poste à cheval.

J'avais trouvé l'état des choses beaucoup plus grave que le maréchal ne l'avait pensé; il régnait en effet une grande fermentation dans l'armée. Les paroles dont j'étais porteur ayant calmé les esprits des généraux, presque tous dévoués au maréchal, je retournai à la Houssaye.

Je commençais à me remettre de la terrible fatigue que je venais d'éprouver, lorsque le maréchal me dit un matin que les généraux veulent chasser S… comme espion. Le maréchal ajoute qu'il faut absolument qu'il envoie l'un de ses aides de camp, et qu'il vient me demander si je me sens en état de recommencer cette course à franc étrier, qu'il ne m'en donne pas l'ordre, s'en rapportant à moi pour décider si je le puis… J'avoue que s'il se fût agi d'une récompense, même d'un grade, j'aurais refusé la mission; mais il était question d'être utile à l'ami de mon père, au maréchal qui m'avait accueilli avec tant de bienveillance; je n'hésitai pas et déclarai que je partirais dans une heure. Seulement, ce qui m'inquiétait, c'était la crainte de ne pouvoir faire derechef trois cent vingt lieues à franc étrier, tant cette manière de voyager est fatigante. Je pris cependant l'habitude de m'arrêter deux heures sur vingt-quatre, et me jetais alors sur la paille dans l'écurie d'une maison de poste.

Il faisait une chaleur affreuse; cependant j'allai à Brest et en revins sans accident, ayant ainsi fait dans le même mois six cent quarante lieues à franc étrier!… Mais j'eus au moins la satisfaction d'apprendre au maréchal que les généraux se borneraient à témoigner leur mépris à S…

Le général S…, déconsidéré, déserta en Angleterre, s'y maria, bien qu'il fût déjà marié, fut condamné aux galères pour bigamie, et, après s'être évadé et avoir erré vingt ans en Europe, il finit dans la misère.

À mon second retour de Brest, le bon maréchal Augereau redoubla de marques d'affection pour moi, et, pour m'en donner une nouvelle preuve, en me mettant en rapport direct avec l'Empereur, il me désigna au mois de septembre pour aller à Fontainebleau chercher et conduire au château de la Houssaye Napoléon, qui vint y passer vingt-quatre heures, en compagnie de plusieurs maréchaux. Ce fut en s'y promenant avec ces derniers que l'Empereur, les entretenant de ses projets et de la manière dont il voulait soutenir sa dignité ainsi que la leur, fit présent à chacun d'eux de la somme nécessaire pour acquérir un hôtel à Paris. Le maréchal Augereau acheta celui de Rochechouart, situé rue de Grenelle-Saint-Germain, et qui sert à présent au ministère de l'instruction publique. Cet hôtel est superbe; cependant le maréchal préférait le séjour de la Houssaye, où il tenait un fort grand état de maison; car, outre ses aides de camp, qui y avaient chacun un appartement, le nombre des invités était toujours considérable. On y jouissait d'une liberté complète, et le maréchal laissait tout faire, pourvu que le bruit n'approchât pas de l'aile du château occupée par Mme la maréchale.

Cette excellente femme, toujours malade, vivait très retirée et paraissait rarement à table ou au salon; mais lorsqu'elle y venait, loin de contraindre notre gaieté, elle se complaisait à l'encourager. Elle avait auprès d'elle deux dames de compagnie fort extraordinaires. La première portait constamment des habits d'homme et était connue sous le nom de Sans-gêne. Elle était fille d'un des chefs qui, en 1793, défendirent Lyon contre la Convention. Elle s'échappa avec son père; ils se déguisèrent tous deux en soldats, et allèrent se réfugier dans les rangs du 9e régiment de dragons, où ils prirent des surnoms de guerre et firent campagne. Mlle Sans-gêne, qui joignait à la tournure et à la figure d'un homme un courage des plus mâles, reçut plusieurs blessures, dont une à Castiglione, où son régiment faisait partie de la division Augereau. Le général Bonaparte, souvent témoin des prouesses de cette femme intrépide, étant devenu premier Consul, lui accorda une pension et la plaça auprès de sa femme; mais la cour convenait peu à Mlle Sans-gêne; elle se sépara donc de Mme Bonaparte, qui, d'un commun accord, la céda à Mme Augereau, dont elle devint secrétaire et lectrice. La seconde dame placée auprès de la maréchale était la veuve du sculpteur Adam, qui, malgré ses quatre-vingts ans, était le boute-en-train du château. La grosse joie et les mystifications étaient à l'ordre du jour à cette époque, et surtout à la Houssaye, dont le maître n'était heureux que lorsqu'il voyait la gaieté animer ses hôtes et les jeunes gens de son état-major.

Le maréchal rentra à Paris au mois de novembre. L'époque du couronnement de l'Empereur, approchait, et déjà le Pape, venu pour le sacre, était aux Tuileries. Une foule de magistrats et de députations des divers départements avaient été convoqués dans la capitale, où se trouvaient aussi tous les colonels de l'armée, avec un détachement de leurs régiments, auxquels l'Empereur distribua au Champ de Mars ces aigles devenues si célèbres!… Paris resplendissant étalait un luxe jusqu'alors inconnu. La cour du nouvel Empereur devint la plus brillante du monde; ce n'étaient partout que fêtes, bals et joyeuses réunions.

Le couronnement eut lieu le 2 décembre. J'accompagnai le maréchal à cette cérémonie que je m'abstiendrai de décrire, car le récit en a été fait dans plusieurs ouvrages. Quelques jours après, les maréchaux offrirent un bal à l'Empereur et à l'Impératrice. Vous savez qu'ils étaient dix-huit. Le maréchal Duroc, bien qu'il ne fût que préfet du palais, se joignit à eux, ce qui portait à dix-neuf le nombre des payants, dont chacun versa 25,000 francs pour les frais de la fête, qui coûta par conséquent 475,000 francs. Ce bal eut lieu dans la grande salle de l'Opéra: on ne vit jamais rien d'aussi magnifique. Le général du génie Samson en était l'ordonnateur; les aides de camp des maréchaux en furent les commissaires chargés d'en faire les honneurs et de distribuer les billets. Tout Paris voulait en avoir; aussi les aides de camp furent-ils assaillis de lettres et de demandes: je n'eus jamais autant d'amis! Tout se passa dans l'ordre le plus parfait, et l'Empereur parut satisfait.

1805.—Nous terminâmes au milieu des fêtes l'année 1804, et commençâmes l'année 1805, qui devait être fertile en si grands événements.

Pour faire participer son armée à l'allégresse générale, le maréchal Augereau jugea convenable de se rendre à Brest, malgré les rigueurs de l'hiver, donnant des bals magnifiques et traitant successivement les officiers et même bon nombre de soldats. Dès les premiers jours du printemps, il revint à la Houssaye, en attendant le moment de la descente en Angleterre.

Cette expédition, qu'on traitait de chimérique, fut cependant sur le point d'aboutir. Une escadre anglaise de quinze vaisseaux environ croisant sans cesse dans la Manche, il devenait impossible de passer l'armée française en Angleterre sur des bateaux et péniches, qui eussent été coulés par le moindre choc de vaisseaux de haut bord; mais l'Empereur pouvait disposer de soixante vaisseaux de ligne, tant français qu'étrangers, dispersés dans les ports de Brest, Lorient, Rochefort, Le Ferrol et Cadix. Il s'agissait de les réunir à l'improviste dans la Manche, d'y écraser par des forces immenses la faible escadre qu'y avaient les Anglais, et de se rendre ainsi maîtres du passage, ne fût-ce que pour trois jours.

Pour obtenir ce résultat, l'Empereur prescrivit à l'amiral Villeneuve, commandant en chef de toutes ces forces, de faire sortir simultanément des ports de France et d'Espagne tous les vaisseaux disponibles, et de se diriger, non sur Boulogne, mais sur la Martinique, où il était certain que les flottes anglaises le suivraient. Pendant qu'elles courraient aux Antilles, Villeneuve devait quitter ces îles avant l'arrivée des Anglais et, revenant par le nord de l'Écosse, rentrer dans la Manche par le haut de ce canal avec soixante vaisseaux, qui, battant facilement les quinze que les Anglais entretenaient devant Boulogne, eussent rendu Napoléon maître du passage. Les Anglais, en arrivant à la Martinique, et n'y trouvant pas la flotte de Villeneuve, eussent tâtonné avant de commencer leurs mouvements, et perdu ainsi un temps précieux.

Une partie de ce beau projet fut exécuté. Villeneuve sortit, non pas avec soixante, mais avec trente et quelques navires. Il gagna la Martinique. Les Anglais déroutés coururent aux Antilles, dont Villeneuve venait de partir; mais l'amiral français, au lieu de revenir par l'Écosse, se dirigea vers Cadix, afin d'y prendre la flotte espagnole, comme si trente navires ne suffisaient pas pour vaincre ou éloigner les quinze vaisseaux des Anglais!… Ce n'est pas encore tout… Arrivé à Cadix, Villeneuve perdit beaucoup de temps à faire réparer ses navires; pendant ce temps, les flottes ennemies regagnèrent aussi l'Europe et s'établirent en croisière devant Cadix; enfin l'équinoxe vint rendre difficile la sortie de ce port, où Villeneuve se trouva bloqué. Ainsi avorta l'habile combinaison de l'Empereur. Comprenant que les Anglais ne s'y laisseraient plus prendre, il renonça à ses projets d'invasion dans la Grande-Bretagne, ou les remit indéfiniment, pour reporter ses regards vers le continent.

Mais avant de raconter les principaux événements de cette longue guerre et la part que j'y pris, je dois vous faire connaître un affreux malheur dont notre famille fut frappée.

Mon frère Félix, entré à l'École militaire de Fontainebleau, était un peu myope; aussi avait-il hésité à prendre la carrière militaire; néanmoins, une fois décidé, il travailla avec une telle ardeur qu'il devint bientôt sergent-major, poste difficile à exercer dans une école. Les élèves, fort espiègles, avaient pris l'habitude d'enfouir sous les terres du remblai des redoutes qu'ils construisaient, les outils qu'on leur remettait pour leurs travaux. Le général Bellavène, directeur de l'École, homme très sévère, ordonna que les outils fussent donnés en compte aux sergents-majors, qui en deviendraient ainsi responsables.

Un jour qu'on était au travail, mon frère, voyant un élève enterrer une pioche, lui fit une observation à laquelle celui-ci répondit fort grossièrement, ajoutant que dans quelques jours ils sortiraient de l'École, et qu'alors, devenu l'égal de son ancien sergent-major, il lui demanderait raison de sa réprimande. Mon frère, indigné, déclara qu'il n'était pas nécessaire d'attendre si longtemps, et, faute d'épées, ils prirent des compas fixés au bout de bâtons. Jacqueminot, depuis lieutenant général, fut le témoin de Félix. La mauvaise vue de celui-ci lui donnait un désavantage marqué; il blessa cependant son adversaire, mais il reçut un coup qui lui traversa le bras droit. Ses camarades le pansèrent en secret. Malheureusement, les sous-officiers sont tenus de porter l'arme dans la main droite, et la fatalité voulut que l'Empereur, étant venu à Fontainebleau, fît manœuvrer pendant plusieurs heures sous un soleil brûlant. Mon malheureux frère, obligé de courir sans cesse, en ayant le bras droit constamment tendu sous le poids d'un lourd fusil, fut accablé par la chaleur, et sa blessure se rouvrit!… Il aurait dû se retirer, en prétextant quelque indisposition; mais il était devant l'Empereur, qui devait, à la fin de la séance, distribuer les brevets de sous-lieutenants, si ardemment désirés!… Félix fit donc des efforts surhumains pour résister à la douleur; mais enfin ses forces s'épuisèrent, il tomba, on l'emporta mourant!…

Le général Bellavène écrivit durement à ma mère: «Si vous voulez voir votre fils, accourez promptement, car il n'a plus que quelques heures à vivre!…» Ma mère en fut plongée dans un désespoir si affreux qu'elle ne put aller à Fontainebleau, où je me rendis en poste sur-le-champ. À mon arrivée, j'appris que mon frère n'existait plus!… Le maréchal Augereau fut parfait pour nous dans cette circonstance douloureuse, et l'Empereur envoya le maréchal du palais Duroc faire un compliment de condoléances à ma mère.

Mais bientôt, un nouveau chagrin vint assiéger son cœur; j'allais être forcé de m'éloigner d'elle, car la guerre venait d'éclater sur le continent: voici à quel sujet.

Au moment où l'Empereur avait le plus besoin d'être en paix avec les puissances continentales, afin de pouvoir exécuter son projet de descente en Angleterre, il réunit par un simple décret l'État de Gênes à la France. Cela servit merveilleusement les Anglais, qui profitèrent de cette décision pour effrayer tous les peuples du continent, auxquels ils représentèrent Napoléon comme aspirant à envahir l'Europe entière. La Russie et l'Autriche nous déclarèrent la guerre, et la Prusse, plus circonspecte, s'y prépara sans se prononcer encore. L'Empereur avait prévu sans doute ces hostilités, et le désir de les voir éclater l'avait peut-être porté à s'emparer de l'État de Gênes, car désespérant de voir Villeneuve se rendre maître pour quelques jours de la Manche, par la réunion de toutes les flottes de France et d'Espagne, il voulait qu'une guerre continentale le délivrât du ridicule que son projet de descente, annoncé depuis trois ans et jamais exécuté, aurait fini par jeter sur ses armes, en montrant son impuissance vis-à-vis de l'Angleterre. La nouvelle coalition le tira donc fort à propos d'une position fâcheuse.

Un séjour de trois ans dans les camps avait produit un excellent effet sur nos troupes: jamais la France n'avait eu une armée aussi instruite, aussi bien composée, aussi avide de combats et de gloire, et jamais général ne réunit autant de puissance, autant de forces matérielles et morales, et ne fut aussi habile à les utiliser. Napoléon accepta donc la guerre avec joie, tant il avait la certitude de vaincre ses ennemis et de faire servir leurs défauts à son affermissement sur le trône, car il connaissait l'enthousiasme que la gloire a de tout temps produit sur l'esprit chevaleresque des Français.

CHAPITRE XXIII

L'armée se dirige vers le Rhin.—Début des hostilités.—Mission auprès de Masséna.—Trafalgar.—Jellachich met bas les armes à Bregenz.—Ruse du colonel des housards de Blankenstein.—Son régiment nous échappe.

La grande armée que l'Empereur allait mettre en mouvement contre l'Autriche tournait alors en quelque sorte le dos à cet empire ainsi qu'à l'Europe, puisque les deux camps français, répartis sur les rivages de la mer du Nord, de la Manche et de l'Océan, faisaient face à l'Angleterre. En effet, la droite du 1er corps, commandée par Bernadotte, occupait le Hanovre; le 2e, aux ordres de Marmont, se trouvait en Hollande; le 3e, sous Davout, était à Bruges; les 4e, 5e et 6e, que commandaient Soult, Lannes et Ney, campaient à Boulogne ou dans les environs; enfin le 7e, aux ordres d'Augereau, se trouvait à Brest et formait l'extrême gauche.

Pour rompre ce long cordon de troupes et en former une masse considérable destinée à marcher sur l'Autriche, il fallait opérer un immense changement de front en arrière. Chaque corps d'armée exécuta donc un demi-tour pour faire face à l'Allemagne, sur laquelle il se dirigea par le chemin le moins long. L'aile droite devint ainsi la gauche, et la gauche la droite.

On conçoit que pour se porter du Hanovre ou de la Hollande sur le Danube, le 1er et le 2e corps avaient beaucoup moins de trajet à parcourir que ceux qui venaient de Boulogne, et que ceux-ci se trouvaient moins éloignés que le corps d'Augereau, qui pour se rendre de Brest aux frontières de Suisse, dans le Haut-Rhin, devait traverser la France dans toute sa largeur: le trajet était de trois cents lieues. Les troupes furent deux mois en route. Elles voyageaient sur plusieurs colonnes. Le maréchal Augereau, parti le dernier de Brest, les devança, et s'arrêtant d'abord à Rennes, puis successivement à Alençon, Melun, Troyes et Langres, il inspecta les divers régiments dont sa présence ranimait encore l'ardeur. Le temps était superbe. Je passai ces deux mois, courant sans cesse en calèche de poste, pour aller d'une colonne à l'autre transmettre aux généraux les ordres du maréchal. Je pus m'arrêter deux fois à Paris pour voir ma mère. Nos équipages avaient pris les devants; j'avais un assez médiocre domestique, mais trois excellents chevaux.

Pendant que la grande armée se dirigeait vers le Rhin et le Danube, les troupes françaises cantonnées dans la haute Italie, sous le commandement de Masséna, se réunissaient dans le Milanais, afin d'attaquer les Autrichiens dans le pays vénitien.

Pour transmettre des ordres à Masséna, l'Empereur était obligé de faire passer ses aides de camp par la Suisse, restée neutre. Or, il arriva que pendant le séjour du maréchal Augereau à Langres, un officier d'ordonnance, porteur des dépêches de Napoléon, fut renversé de sa voiture et se cassa la clavicule. Il se fit transporter chez le maréchal Augereau, auquel il déclara qu'il était dans l'impossibilité de remplir sa mission. Le maréchal, sentant combien il importait que les dépêches de l'Empereur arrivassent promptement en Italie, me chargea de les y porter, en passant par Huningue, où je devais transmettre ses ordres pour l'établissement d'un pont sur le Rhin. Cette mission me fit grand plaisir, car j'allais ainsi faire un beau voyage, avec la certitude de rejoindre le 7e corps avant qu'il fût aux prises avec les Autrichiens. Je gagnai rapidement Huningue et Bâle, je me rendis de là à Berne, à Raperschwill, où je laissai ma voiture; puis je traversai à cheval, et non sans danger, le mont Splügen, alors presque impraticable. J'entrai en Italie par Chiavenna et joignis le maréchal Masséna auprès de Vérone.

Mais je ne fis que toucher barre, car Masséna était aussi impatient de me voir repartir avec sa réponse à l'Empereur, que je l'étais moi-même de rejoindre le maréchal Augereau, afin d'assister aux combats que son corps d'armée allait livrer. Cependant, ma course ne fut pas aussi rapide, au retour, qu'elle l'avait été en allant, parce qu'une neige fort épaisse, tombée depuis peu, couvrait non seulement les montagnes, mais aussi les vallées de la Suisse: il gelait très fort, les chevaux tombaient à chaque pas, et ce ne fut qu'en donnant 600 francs que je trouvai deux guides qui voulussent traverser le Splügen avec moi. Nous mîmes plus de douze heures à faire ce trajet, en marchant à pied dans la neige jusqu'aux genoux! Les guides furent même sur le point de renoncer à aller en avant, assurant qu'il y avait danger imminent. Mais j'étais jeune, hardi, et comprenais l'importance des dépêches que l'Empereur attendait.

Je déclarai donc à mes deux guides que, s'ils reculaient, je continuerais ma route sans eux. Chaque profession a son point d'honneur; celui des guides consiste principalement à ne jamais abandonner le voyageur qui s'est confié à eux. Les miens marchèrent donc, et après des efforts vraiment extraordinaires, nous arrivâmes à la grande auberge située au bas du Splügen, au moment où la nuit commençait. Nous eussions infailliblement péri si elle nous eût surpris dans la montagne, car le sentier, à peine tracé, était bordé de précipices que la neige nous eût empêchés de distinguer. J'étais harassé!… mais après m'être reposé, et avoir repris mes forces, je repartis au point du jour et gagnai Raperschwill, où je retrouvai une voiture et des routes carrossables.

Le plus pénible du voyage était fait; aussi, malgré la neige et un froid très vif, je parvins à Bâle, et puis à Huningue, où le 7e corps se trouva réuni le 19 octobre. Dès le lendemain, il commença à passer le Rhin sur un pont de bateaux jeté à cet effet; car, bien qu'à une petite demi-lieue de là il y eût un pont de pierre dans la ville de Bâle, l'Empereur avait ordonné au maréchal Augereau de respecter la neutralité de la Suisse, neutralité que neuf ans plus tard les Suisses violèrent eux-mêmes, en livrant, en 1814, ce pont aux ennemis de la France.

Me voilà donc faisant la guerre derechef. Nous étions en 1805, année qui vit s'ouvrir pour moi une longue série de combats, dont la durée fut de dix ans consécutifs, puisqu'elle ne se termina que dix ans après, à Waterloo. Quelque nombreuses qu'aient été les guerres de l'Empire, presque tous les militaires français ont joui d'une ou de plusieurs années de repos, soit parce qu'ils tenaient garnison en France, soit parce qu'ils se trouvaient en Italie ou en Allemagne lorsque nous n'avions la guerre qu'en Espagne; mais, ainsi que vous allez le voir, il n'en fut pas de même pour moi, qui constamment envoyé du nord au midi et du midi au nord, partout où l'on se battait, ne passai pas une seule de ces dix années sans aller au feu, et sans arroser de mon sang quelque contrée de l'Europe.

Je n'ai pas l'intention de faire ici le récit détaillé de la campagne de 1805, dont je me bornerai à rappeler les faits principaux.

Les Russes, qui marchaient au secours de l'Autriche, étaient encore fort loin, lorsque le feld-maréchal Mack, à la tête de quatre-vingt mille hommes, s'étant imprudemment avancé en Bavière, y fut battu par Napoléon, dont les savantes manœuvres le contraignirent à se réfugier dans la place d'Ulm, et à mettre bas les armes avec la plus grande partie de son armée, dont deux corps seulement échappèrent au désastre.

L'un, sous les ordres du prince Ferdinand, parvint à gagner la Bohême; l'autre, commandé par le vieux feld-maréchal Jellachich, se jeta dans le Vorarlberg, vers le lac de Constance, où il s'appuyait à la neutralité suisse et gardait les défilés de la forêt Noire. C'est à ces dernières troupes que le maréchal Augereau allait être opposé.

Après avoir traversé le Rhin à Huningue, le 7e corps se trouva dans le pays de Bade, dont le souverain, ainsi que celui de Bavière et de Wurtemberg, venait de contracter une alliance avec Napoléon; aussi fûmes-nous reçus en amis par la population de Brisgau. Le feld-maréchal Jellachich n'avait pas osé se mesurer avec les Français dans un pays où les communications sont si faciles, mais il nous attendait au delà de Fribourg, à l'entrée de la forêt Noire, dont il comptait nous faire acheter le passage par beaucoup de sang. Il espérait surtout nous arrêter au Val d'Enfer, défilé étroit, fort long, et dominé de tous côtés par des rochers à pic, faciles à défendre. Mais les troupes du 7e corps, qui venaient d'apprendre les brillants succès remportés par leurs camarades à Ulm et en Bavière, jalouses de montrer aussi leur bravoure, s'élancèrent avec ardeur dans la forêt Noire, qu'elles franchirent en trois jours, malgré les obstacles du terrain, la résistance de l'ennemi et la difficulté de se procurer des vivres dans cet affreux désert. Enfin, l'armée déboucha dans un pays fertile et campa autour de Donaueschingen, ville fort agréable, où se trouve le magnifique château de l'antique maison des princes de Furstenberg.

Le maréchal Augereau et ses aides de camp logèrent au château, dans la cour duquel se trouve la source du Danube; ce grand fleuve montre sa puissance en naissant, car à sa sortie de terre il porte déjà bateau. Les attelages de l'artillerie et nos équipages avaient éprouvé de très grandes fatigues dans les défilés rocailleux et montueux de la forêt Noire, que le verglas rendait encore plus difficiles. Il fallut donc donner aux chevaux plusieurs jours de repos, pendant lesquels les cavaliers autrichiens venaient de temps à autre tâter nos avant-postes, placés à deux lieues en avant de la ville; mais tout se bornait à un tiraillement qui nous amusait, nous exerçait à la petite guerre, et nous apprenait à connaître les divers uniformes ennemis.

Je vis là pour la première fois les uhlans du prince Charles, les dragons de Rosenberg et les housards de Blankenstein. Nos chevaux d'attelage ayant repris leur vigueur, l'armée continua sa marche, et pendant plusieurs semaines nous eûmes des combats continuels qui nous rendirent maîtres d'Engen et de Stockach.

Quoique souvent très exposé dans ces divers engagements, je n'éprouvai qu'un seul accident, mais il pouvait être fort grave. La terre était couverte de neige, surtout auprès de Stockach. L'ennemi défendait cette position avec acharnement. Le maréchal m'ordonne d'aller reconnaître un point sur lequel il voulait diriger une colonne; je pars au galop, le sol me paraissant très uni, parce que le vent, en poussant la neige, avait comblé tous les fossés. Mais tout à coup mon cheval et moi enfonçons dans un grand ravin, ayant de la neige jusqu'au cou… Je tâchais de me tirer de cette espèce de gouffre, lorsque deux housards ennemis parurent au sommet et déchargèrent leurs mousquetons sur moi. Heureusement, la neige dans laquelle je me débattais ainsi que mon cheval, ayant empêché les cavaliers autrichiens de bien ajuster, je ne reçus aucun mal; mais ils allaient réitérer leur feu, lorsque l'approche d'un peloton de chasseurs, que le maréchal Augereau envoyait à mon secours, les contraignit à s'éloigner promptement. Avec un peu d'aide, je sortis du ravin; mais on eut beaucoup de peine à en retirer mon cheval, qui cependant n'était pas blessé non plus, ce qui permit à mes camarades de rire de l'étrange figure que j'avais, à la suite de mon bain de neige.

Après avoir conquis tout le Vorarlberg, nous nous emparâmes de Bregenz, et acculâmes le corps autrichien de Jellachich au lac de Constance et au Tyrol. L'ennemi se couvrit de la forteresse de Feldkirch et du célèbre défilé de ce nom, derrière lesquels il pouvait nous résister avec avantage: nous nous attendions à livrer un combat très meurtrier pour enlever cette forte position, lorsque, à notre grand étonnement, les Autrichiens demandèrent à capituler, ce que le maréchal Augereau s'empressa d'accepter.

Pendant l'entrevue que les deux maréchaux eurent à cette occasion, les officiers autrichiens, humiliés des revers que leurs armes venaient d'essuyer, se donnèrent le malin plaisir de nous annoncer une très fâcheuse nouvelle, tenue cachée jusqu'à ce jour, mais que les Russes et les Autrichiens avaient apprise par la voie de l'Angleterre. La flotte franco-espagnole avait été battue par lord Nelson, le 20 octobre, non loin de Cadix, au cap Trafalgar. Notre malencontreux amiral Villeneuve, que les ordres précis de Napoléon n'avaient pu déterminer à sortir de l'inaction, lorsque l'apparition subite de toutes les flottes de la France et de l'Espagne dans la Manche pouvait assurer le passage en Angleterre de nombreuses troupes réunies à Boulogne, Villeneuve, en apprenant que par ordre de Napoléon il allait être remplacé par l'amiral Rosily, passa tout à coup d'un excès de circonspection à une très grande audace. Il sortit de Cadix, livra une bataille qui, eût-elle tourné à notre avantage, eût été à peu près inutile, puisque l'armée française, au lieu de se trouver à Boulogne pour profiter de ce succès et passer en Angleterre, était à plus de deux cents lieues des côtes, faisant la guerre au centre de l'Allemagne. Après un combat des plus acharnés, les flottes d'Espagne et de France furent battues par celle d'Angleterre, dont l'amiral, le célèbre Nelson, fut tué, emportant dans la tombe la réputation de premier homme de mer de l'époque. De notre côté, nous perdîmes le contre-amiral Magon, officier d'un très grand mérite. Un de nos vaisseaux sauta; dix-sept, tant français qu'espagnols, furent pris. Une tempête horrible, qui s'éleva vers la fin de la bataille, dura toute la nuit et les jours suivants. Elle fut sur le point de faire périr les vainqueurs et les vaincus; aussi les Anglais, ne s'occupant plus que de leur propre salut, furent-ils obligés d'abandonner presque tous les vaisseaux qu'ils nous avaient pris et qui, pour la plupart, furent conduits à Cadix par les débris de leurs braves et malheureux équipages; d'autres périrent en se brisant sur les rochers.

Ce fut à cette terrible bataille que mon excellent ami France d'Houdetot, aujourd'hui lieutenant général, aide de camp du Roi, reçut à la cuisse une forte blessure qui l'a rendu boiteux. D'Houdetot sortait à peine de l'enfance; il était aspirant de marine et attaché à l'état-major du contre-amiral Magon, ami de mon père. Après la mort de ce brave amiral, le vaisseau l'Algésiras qu'il montait fut pris à la suite d'un sanglant combat, et les Anglais placèrent à son bord une garde de soixante hommes. Mais lorsque la tempête eut séparé l'Algésiras des vaisseaux ennemis, ceux des officiers et marins français qui avaient survécu au combat déclarèrent aux officiers et au détachement anglais qu'ils eussent à se rendre à leur tour, ou à se préparer à recommencer la lutte au milieu des horreurs de la nuit et de la tempête. Les Anglais, n'étant pas disposés à se battre, consentirent à capituler, sous condition de ne pas être retenus prisonniers de guerre, et les Français, bien que menacés de faire naufrage, replacèrent avec des transports de joie leur pavillon sur les débris d'un mât. Après avoir été vingt fois sur le point d'être engloutis, tant le navire était en mauvais état et la mer furieuse, ils eurent enfin le bonheur d'entrer dans la rade de Cadix. Le vaisseau qui portait Villeneuve ayant été pris, cet amiral infortuné fut conduit en Angleterre, où il resta pendant trois ans prisonnier de guerre. Ayant été échangé, il prit la détermination de se rendre à Paris; mais, arrêté à Rennes, il se fit sauter la cervelle.

Au moment où le feld-maréchal Jellachich était obligé de capituler devant le 7e corps de l'armée française, cette résolution du chef ennemi nous étonnait d'autant plus que, bien que battu par nous, il lui restait encore la ressource de se retirer dans le Tyrol, placé derrière lui, et dont les habitants sont depuis des siècles très attachés à la maison d'Autriche. La grande quantité de neige dont le Tyrol était couvert rendait sans doute ce pays d'un accès difficile; mais les difficultés qu'il présentait eussent été bien plus grandes pour nous, ennemis de l'Autriche, que pour les troupes de Jellachich se retirant dans une province autrichienne. Cependant, si ce vieux et méthodique feld-maréchal ne pouvait se résoudre à faire la guerre en hiver dans de hautes montagnes, il n'en était pas de même des officiers placés sous ses ordres, car beaucoup d'entre eux blâmaient sa pusillanimité et parlaient de se révolter contre son autorité. Le plus ardent des opposants était le général prince de Rohan, officier français au service de l'Autriche, homme fort brave et très capable. Le maréchal Augereau, craignant que Jellachich, entraîné par les conseils que lui donnait M. de Rohan, ne parvînt à échapper à l'armée française en se jetant dans le Tyrol, où il nous eût été presque impossible de le suivre, s'empressa d'accorder au maréchal ennemi toutes les conditions qu'il demandait.

La capitulation portait donc que les troupes autrichiennes déposeraient les armes, livreraient leurs drapeaux, étendards, canons et chevaux, mais ne seraient pas conduites en France et pourraient se retirer en Bohême, après avoir juré de ne pas servir contre la France pendant un an. En annonçant cette capitulation dans un de ses bulletins de la grande armée, l'Empereur témoigna d'abord un peu de mécontentement de ce qu'on n'avait pas exigé que les troupes autrichiennes fussent envoyées prisonnières en France; mais il revint sur cette pensée, lorsqu'il eut acquis la certitude que le maréchal Augereau n'avait aucun moyen de les y contraindre, parce qu'elles avaient la facilité de s'échapper. En effet, dans la nuit qui précéda le jour où les ennemis devaient déposer les armes, une révolte éclata dans plusieurs brigades autrichiennes contre le feld-maréchal Jellachich. Le prince de Rohan, refusant d'adhérer à la capitulation, partit avec sa division d'infanterie, à laquelle se joignirent quelques régiments des autres divisions, et se jeta dans les montagnes qu'il traversa malgré les rigueurs de la saison; puis, par une marche audacieuse, passant au milieu des cantonnements des troupes du maréchal Ney, qui occupaient les villes du Tyrol, il vint tomber entre Vérone et Venise sur les derrières de l'armée française d'Italie, pendant que celle-ci, aux ordres de Masséna, suivait en queue le prince Charles, qui se retirait sur le Frioul. L'arrivée du prince de Rohan dans le pays vénitien, alors que Masséna en était déjà loin, pouvait avoir les conséquences les plus graves; heureusement, une armée française venant de Naples, sous les ordres du général Saint-Cyr, battit ce prince et le contraignit à se rendre prisonnier de guerre; mais du moins il ne céda qu'à la force et fut en droit de dire que, si le feld-maréchal Jellachich était venu avec toutes ses troupes, les Autrichiens seraient peut-être parvenus à vaincre Saint-Cyr et à s'ouvrir un passage.

Lorsqu'une troupe capitule, il est d'usage que le vainqueur envoie auprès de chaque division un officier d'état-major pour en prendre en quelque sorte possession et la conduire, au jour et à l'heure indiqués, sur le lieu où elle doit déposer les armes. Celui de mes camarades qui fut envoyé auprès du prince de Rohan fut laissé par celui-ci dans le camp qu'il quittait, parce que ce prince, opérant sa retraite en arrière de la place forte de Feldkirch, et dans une direction opposée au camp des Français, n'avait pas à redouter d'être arrêté par eux dans sa marche; mais il n'en était pas de même de la cavalerie autrichienne. Elle bivouaquait dans une petite plaine en avant de Feldkirch, en face et à peu de distance de nos avant-postes. J'avais été chargé par le maréchal Augereau de me rendre auprès de la cavalerie autrichienne pour la conduire au lieu du rendez-vous convenu; cette brigade, composée de trois forts régiments, n'avait point de général-major; elle était commandée par le colonel des housards de Blankenstein, vieux Hongrois des plus braves et des plus madrés, dont je regrette de n'avoir pu retenir le nom, car je l'estime beaucoup, bien qu'il m'ait fait subir une mystification fort désagréable.

À mon arrivée dans son camp, le colonel m'avait offert pour la nuit l'hospitalité dans sa baraque, et nous étions convenus de nous mettre en route au point du jour, afin de nous rendre au lieu indiqué sur les grèves du lac de Constance, entre les villes de Bregenz et de Lindau. Nous avions tout au plus trois lieues à parcourir. Je fus très étonné lorsque, vers minuit, j'entendis les officiers monter à cheval… Je m'élance hors de la baraque, et vois qu'on forme les escadrons et qu'on se prépare à partir. Les colonels des uhlans du prince Charles et des dragons de Rosenberg, placés sous les ordres du colonel des housards, mais auxquels celui-ci n'avait pas fait part de ses projets, vinrent lui demander le motif de ce départ précipité; j'en fis autant. Alors, le vieux colonel nous répond, avec une froide hypocrisie, que le feld-maréchal Jellachich craignant que quelques quolibets lancés aux soldats autrichiens par les Français (dont il faudrait longer le camp, si l'on se rendait par la route directe à la plage de Lindau) n'amenassent des querelles entre les troupes des deux nations, Jellachich, d'accord avec le maréchal Augereau, avait ordonné aux troupes autrichiennes de faire un long circuit sur la droite, afin de tourner le camp français et la ville de Bregenz, pour ne pas rencontrer nos soldats. Il ajouta que le trajet étant beaucoup, plus long et les chemins difficiles, les chefs des deux armées avaient avancé le départ de quelques heures, et qu'il s'étonnait que je n'en eusse pas été prévenu; mais que probablement la lettre qu'on m'avait adressée à ce sujet avait été retenue aux avant-postes par suite d'un malentendu; il poussa même la dissimulation jusqu'à ordonner à un officier d'aller réclamer cette dépêche sur toute la ligne.

Les motifs allégués par le colonel de Blankenstein parurent si naturels à ses deux camarades, qu'ils ne firent aucune observation. Je n'en élevai pas non plus, bien que, par instinct, je trouvasse tout cela un peu louche; mais, seul au milieu de trois mille cavaliers ennemis, que pouvais-je faire? Il valait mieux montrer de la confiance, que d'avoir l'air de douter de la bonne foi de la brigade autrichienne. Comme j'ignorais, du reste, la fuite de la division du prince de Rohan, j'avoue qu'il ne me vint pas dans l'esprit que le chef de la cavalerie cherchait à la soustraire à la capitulation. Je marchai donc avec lui à la tête de la colonne. Le commandant autrichien, qui connaissait parfaitement le pays, avait si bien pris ses dispositions pour s'éloigner des postes français, dont l'emplacement était, du reste, indiqué par des feux, que nous ne passâmes à proximité d'aucun d'eux. Mais ce à quoi le vieux colonel ne s'attendait pas, ou ce qu'il ne put éviter, ce fut la rencontre de patrouilles volantes, que la cavalerie fait ordinairement la nuit dans la campagne à une certaine distance d'un camp; car tout à coup un Qui vive? se fait entendre, et nous nous trouvons en présence d'une forte colonne de cavalerie française, que le clair de lune permet de distinguer parfaitement. Alors le vieux colonel hongrois, sans laisser paraître le moindre trouble, me dit: «Ceci vous regarde, monsieur l'aide de camp; veuillez venir avec moi pour donner des explications au chef de ce régiment français.»

Nous nous portons en avant, je donne le mot d'ordre, et me trouve en présence du 7e de chasseurs à cheval, qui, reconnaissant en moi un aide de camp du maréchal Augereau, et sachant d'ailleurs qu'on attendait les troupes autrichiennes pour la remise de leurs armes, ne fit aucune difficulté pour laisser passer la brigade que je conduisais. Le commandant français, dont la troupe avait le sabre en main, eut même l'attention de le faire remettre au fourreau, en témoignage du bon accord qui devait régner entre les deux colonnes, qui se côtoyèrent paisiblement en continuant leur route. J'avais bien questionné l'officier supérieur de nos chasseurs, relativement au changement d'heure de la remise des armes que devaient opérer les Autrichiens; mais il n'en était pas informé, ce qui n'éveilla aucun soupçon dans mon esprit, sachant qu'un ordre de ce genre n'était point du nombre de ceux que l'état-major communique d'avance aux régiments. Je continuai donc à marcher avec la colonne étrangère pendant tout le reste de la nuit, trouvant cependant que le détour qu'on nous faisait faire était bien long, et que les chemins étaient fort mauvais. Enfin, à l'aube du jour, le vieux colonel, apercevant un terrain uni, me dit d'un ton goguenard que bien qu'il soit dans l'obligation de remettre sous peu les chevaux des trois régiments entre les mains des Français, il veut au moins les leur livrer en bon état, et avoir soin de ces pauvres animaux jusqu'au dernier moment; qu'en conséquence, il va ordonner de faire donner l'avoine.

La brigade s'arrête, se forme, met pied à terre, et lorsque les chevaux sont attachés, le colonel des Blankenstein, resté seul à cheval, réunit en cercle autour de lui les officiers et cavaliers des trois régiments, et là, d'un ton d'inspiré qui rendait ce vieux guerrier vraiment superbe, il leur annonce que la division du prince de Rohan, préférant l'honneur à une honteuse sécurité, a refusé de souscrire à la honteuse capitulation par laquelle le feld-maréchal Jellachich a promis de livrer aux Français les drapeaux et les armes des troupes autrichiennes, et que la division de Rohan s'est jetée dans le Tyrol, où il conduirait, lui aussi, la brigade de cavalerie, s'il ne craignait de ne pouvoir trouver dans ces âpres montagnes de quoi nourrir un aussi grand nombre de chevaux. Mais puisque voilà la plaine, ayant, par une ruse dont il se félicite, gagné six lieues d'avance sur les troupes françaises, il propose à tous ceux d'entre eux qui ont le cœur vraiment autrichien de le suivre à travers l'Allemagne jusqu'en Moravie, où il va rejoindre les troupes de leur auguste empereur François II.

Les housards de Blankenstein répondirent à cette allocution de leur colonel par un bruyant hurrah d'approbation; mais les dragons de Rosenberg et les uhlans du prince Charles gardaient un morne silence!… Quant à moi, bien que je ne susse pas encore assez bien l'allemand pour saisir parfaitement le discours du colonel, les paroles que j'avais comprises, ainsi que le ton de l'orateur et la position dans laquelle il se trouvait, m'avaient fait deviner de quoi il s'agissait, et j'avoue que je restai fort penaud d'avoir, quoique à mon insu, servi d'instrument à ce diable de Hongrois. Cependant, un tumulte affreux s'éleva dans l'immense cercle qui m'environnait, et je fus à même d'apprécier l'inconvénient qui résulte de l'amalgame hétérogène des divers peuples dont se compose la monarchie et par conséquent l'armée autrichienne. Tous les housards sont Hongrois; les Blankenstein approuvaient donc ce que proposait un chef de leur nation; mais les dragons étaient Allemands et les uhlans Polonais; le Hongrois n'avait par cela même aucune influence morale sur ces deux régiments, qui, dans ce moment difficile, n'écoutèrent que leurs propres officiers; ceux-ci déclarèrent que, se considérant comme engagés par la capitulation que le maréchal Jellachich avait signée, ils ne voulaient pas, par leur départ, aggraver la position de ce feld-maréchal et de ceux de leurs camarades qui se trouvaient déjà au pouvoir des Français. Ces derniers seraient en effet en droit de les envoyer prisonniers en France, si une partie des troupes autrichiennes violait le traité convenu. À cela, le colonel de housards répondit que lorsque le général en chef d'une armée, perdant la tête, manque à ses devoirs et livre ses troupes à l'ennemi, les subalternes ne doivent plus prendre conseil que de leur courage et de leur attachement au pays. Alors le colonel, brandissant son sabre d'une main et saisissant de l'autre l'étendard de son régiment, s'écrie: «Allez, dragons, allez, allez remettre aux Français vos étendards avilis et les armes que notre Empereur nous avait données pour le défendre. Quant à nous, braves housards, nous allons rejoindre notre auguste Souverain, auquel nous pourrons encore montrer avec honneur notre drapeau sans tache et nos sabres de soldats intrépides!» Puis, s'approchant de moi, et lançant un coup d'œil de mépris aux uhlans et dragons, il ajoute: «Je suis certain que si ce jeune Français se trouvait dans notre position, et forcé d'imiter votre conduite ou la mienne, il prendrait le parti le plus courageux, car les Français aiment la gloire autant que leur pays et s'y connaissent en honneur!…» Cela dit, le vieux chef hongrois pique des deux, et, enlevant son régiment au galop, il se lance rapidement dans l'espace, où ils disparaissent bientôt!…

Il y avait du vrai dans chacun des deux raisonnements que je venais d'entendre, mais celui du colonel de housards me paraissait le plus juste, parce qu'il était le plus conforme aux intérêts de son pays; j'approuvais donc intérieurement sa conduite, mais je ne pouvais raisonnablement conseiller aux dragons et aux uhlans de l'imiter; c'eût été sortir de mon rôle et manquer à mes devoirs. Je gardai donc une stricte neutralité dans cette discussion, et, dès que les housards furent partis, je proposai aux deux colonels des autres régiments de me suivre, et nous nous mîmes en route pour Lindau. Nous y trouvâmes sur la plage du lac les maréchaux Jellachich et Augereau, ainsi que l'armée française, et les deux régiments d'infanterie autrichienne qui n'avaient pas suivi le prince de Rohan. En apprenant par moi que les housards de Blankenstein, refusant de reconnaître la capitulation, se dirigeaient vers la Moravie, les deux maréchaux entrèrent dans une grande colère. Celle d'Augereau était principalement motivée par la crainte que ces housards ne jetassent une grande perturbation sur les derrières de l'armée française, car la route qu'ils allaient suivre traversait les contrées dans lesquelles l'Empereur, en marchant sur Vienne, avait laissé de nombreux dépôts de blessés, de parcs d'artillerie, etc., etc. Mais le colonel ne crut pas devoir signaler sa présence par un coup de main, tant il avait hâte de s'éloigner du pays où rayonnaient les armées françaises; aussi, évitant tous nos postes et suivant constamment des chemins de traverse, se cachant le jour dans les bois, puis marchant rapidement toute la nuit, il parvint à gagner sans encombre les frontières de la Moravie, et s'y réunit au corps d'armée autrichien qui l'occupait.

Quant aux troupes restées avec le feld-maréchal Jellachich, après avoir déposé leurs armes, étendards et drapeaux, et nous avoir remis leurs chevaux, elles devinrent prisonnières sur parole pour un an, et se dirigèrent dans un morne silence vers l'intérieur de l'Allemagne, pour gagner tristement la Bohême. Je me rappelais, en les voyant partir, la noble allocution du vieux colonel hongrois, et crus voir sur bien des figures de uhlans et de dragons que beaucoup regrettaient de n'avoir pas suivi ce vieux guerrier, et gémissaient en comparant la position glorieuse des Blankenstein à leur propre humiliation.

Parmi les trophées que le corps de Jellachich fut contraint de nous livrer, se trouvaient dix-sept drapeaux et deux étendards, que le maréchal Augereau s'empressa, selon l'usage, d'envoyer à l'Empereur, par deux aides de camp. Il désigna pour remplir cette mission le chef d'escadron Massy et moi. Nous partîmes le soir même dans une bonne calèche, faisant marcher devant nous un fourgon de poste, qui contenait les drapeaux gardés par un sous-officier. Nous nous dirigeâmes sur Vienne par Kempten, Branau, Munich, Linz et Saint-Pœlten. Quelques lieues avant d'arriver dans cette dernière ville, nous admirâmes, en longeant les rives du Danube, la superbe abbaye de Mölk, l'une des plus riches du monde. Ce fut en ce lieu que, quatre ans plus tard, je courus un bien grand danger, et méritai les éloges de l'Empereur, pour avoir accompli sous ses yeux le fait d'armes le plus éclatant de ma carrière militaire, ainsi que vous le verrez, lorsque nous serons au récit de la campagne de 1809. Mais n'anticipons pas sur les événements.

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