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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (1/9)

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (1/9)

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Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (1/9)

Author: duc de Raguse Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont

Release date: December 6, 2008 [eBook #27427]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Duchossoy and the Online
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This file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU MARÉCHAL MARMONT, DUC DE RAGUSE (1/9) ***







MÉMOIRES

DU MARÉCHAL MARMONT

DUC DE RAGUSE

DE 1792 À 1841

IMPRIMÉS SUR LE MANUSCRIT ORIGINAL DE L'AUTEUR

AVEC

LE PORTRAIT DU DUC DE REISCHSTADT

CELUI DU DUC DE RAGUSE
ET QUATRE FAC-SIMILE DE CHARLES X, DU DUC D'ANGOULÊME, DE L'EMPEREUR
NICOLAS ET DU DUC DE RAGUSE

DEUXIÈME ÉDITION


TOME PREMIER

PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41

L'éditeur se réserve tous droits de traduction et de reproduction.

1857



MARÉCHAL DUC DE RAGUSE


N.D.T. Les autres portraits indiqués à la page courerture, n'ont pas été fournies avec les documents qui ont servis à cette production.


AVIS DE L'ÉDITEUR


Les Mémoires du duc de Raguse ont été légués par le maréchal à des mains dévouées, avec la solennelle injonction qu'ils fussent livrés à l'impression tels qu'il les avait dictés. Les mandataires du maréchal ont voulu remplir son dernier voeu, et ses recommandations formelles ont été suivies par eux avec un religieux respect. Dans le fond comme dans la forme, ce livre est resté tel que l'illustre auteur le destinait à la publicité, sans corrections posthumes comme sans additions indiscrètes.

C'est en 1828 que le duc de Raguse songea à mettre en ordre ses notes et ses souvenirs, et entreprit la rédaction de ces Mémoires, qu'il a continués jusqu'à son dernier jour.

Il a jugé avec une liberté digne, avec son impartialité propre et à sa façon, les événements et les hommes de son temps.

«J'ai l'intention, dit-il, d'écrire ce que j'ai fait, ce que j'ai vu, ce que j'ai été à même de savoir mieux qu'un autre, et je ne dépasserai pas ces limites indiquées par la raison et posées par moi-même.» (Tome Ier, page 380.)

En lisant ces volumes, longtemps médités dans le calme de la retraite, ceux qui ont connu cet homme remarquable croiront encore l'entendre parler.

Chaque volume est accompagné de fragments de correspondance et des pièces justificatives, témoignages officiels à l'appui de cette histoire intime, immense, qui se déroule depuis le commencement de la Révolution jusqu'à nos jours.




L'exemplaire ci-joint de mes Mémoires est la copie d'un autre exemplaire appuyé des pièces justificatives originales et déposé dans la chancellerie du château de Malaczka, en Hongrie, appartenant au prince de Palffy. Un reçu du prince reconnaît le dépôt fait entre ses mains, et renferme le pouvoir de le remettre à la personne qui lui remettra son reçu.

Ce reçu est confié en des mains sûres, et sera remis, à ma mort, à la personne qui doit entrer, à cette époque, en possession de mes Mémoires, les publier sans y apporter aucun changement, même sous le prétexte de correction de style, et ne souffrir ni augmentation dans le texte, ni diminution, ni suppression quelconque.

Comme le dépôt fait à Malaczka date de dix ans, et que l'exemplaire ci-joint ne m'a jamais quitté, il diffère du premier dans les augmentations que j'y ai faites et celles que je pourrais y ajouter encore, et dans les corrections que j'ai pu croire nécessaires. C'est donc la rédaction de l'exemplaire ci-joint qui doit servir de règle invariable pour le texte.

LE MARÉCHAL DUC DE RAGUSE.

Venise, le 25 novembre 1851.




MÉMOIRES

DU MARÉCHAL

DUC DE RAGUSE




LIVRE PREMIER

1774-1797

SOMMAIRE. -- Naissance de Marmont (1774). -- Sa famille. -- Ses premières années. -- Premières relations avec Bonaparte (1792). -- Admission à l'école D'artillerie. -- Foy. -- Duroc. -- Premières amours. -- Admission au 1er régiment d'artillerie. -- Lieutenant (1793). -- Camp de Tournoux. -- Premier Combat. -- Siége de Toulon. -- Bonaparte à Toulon. -- Carteaux. -- Dugommier. -- Du Teil. -- Junot. -- Attaque du Petit-Gibraltar (17 décembre 1793). -- Pillage de Toulon. -- Massacres. -- Anecdotes. -- Oneille (1794). -- Situation intérieure de la France. -- La terreur. -- 9 thermidor. -- Bonaparte accusé. -- Son opinion sur le 9 thermidor. -- Projet d'une expédition maritime contre la Toscane. -- Bonaparte quitte l'armée d'Italie. -- Siége de Mayence (1795). -- Retraite de l'armée française. -- Pichegru. -- Desaix. -- 13 Vendémiaire. -- Barras. -- Marmont aide de camp du général Bonaparte. -- Madame Tallien. -- Bal des victimes. -- Directoire. -- Dumerbion. -- Kellermann. -- Bataille de Loano (23 novembre 1795). -- Schérer. -- Hiver de 1795 à 1796 à Paris. -- Mariage de Bonaparte.

Le temps s'écoule rapidement: il y a peu d'années je touchais à la jeunesse, et déjà je me vois aux portes de la vieillesse 1. Quinze ans se sont écoulés dans la force de l'âge et à l'apogée de mes facultés, dans le repos et dans les réflexions; si l'avenir me réserve encore quelque occasion de gloire, si quelques circonstances me permettent de nouveau d'ajouter à mon nom des souvenirs honorables, si la fortune me réserve un dernier sourire, quelque chose que je fasse pour en profiter, l'éclat passager dont je serai revêtu aura à peine la durée de la lumière qui s'éteint. Ma vie est presque écoulée; le long horizon, autrefois devant moi, s'est tristement raccourci et diminue chaque jour; celui qui reste derrière devient immense, et bientôt la seule consolation de mon existence sera de le fixer. C'est encore quelque chose, à la fin d'une longue carrière, que de pouvoir porter ses regards sur un grand espace de temps parcouru honorablement, quelquefois glorieusement, et de rappeler à sa mémoire des faits et des actions dont la vie a été remplie, ornée et embellie. Je prends la plume dans ce but; je vais, autant que je le pourrai, réveiller mes souvenirs et consigner par écrit le récit de tout ce qui m'est arrivé; si d'autres y jettent les yeux, si la publicité est un jour réservée à ces Mémoires, la postérité saura qu'il exista un homme dont le nom fut l'objet de vifs débats, qui eut des amis chauds et des ennemis violents, dont tous les mouvements du coeur eurent pour principe l'amour de la gloire et de la patrie, et dont les actions ne furent jamais réglées par l'intérêt, mais toujours par la conscience.

Note 1: (retour) Ces Mémoires ont été commencés en 1828.

Mon nom est Viesse; ma famille est ancienne et considérée: elle est originaire des Pays-Bas et habite la Bourgogne depuis trois siècles. De tout temps elle s'est vouée au service militaire; dès le commencement du seizième siècle, sous Louis XIII, un M. Alexis Viesse était officier dans le régiment de la vieille marine 2. Ses petits-enfants furent capitaines dans le régiment de Coislin-cavalerie et dans celui de Tavanne. Mon trisaïeul, Nicolas Viesse, qui avait servi avec distinction à la guerre près du grand Condé, reçut de ce prince la charge de prévôt des bailliages du nord de la Bourgogne. Cette partie de la province était dévastée par des nuées de brigands; en peu de temps, par son activité, son courage et son intelligence, M. Viesse les détruisit. Le grand Condé, à cette occasion, lui dit qu'il était digne et capable de commander une armée. Un de mes grands-oncles, Richard Viesse de Marmont, enseigne au régiment de Poitou, âgé seulement de quinze ans, périt, en 1713, au siége de Fribourg, d'une manière héroïque. Un coup de canon lui enleva le bras droit, et, du bras gauche, il releva le drapeau tombé. Mon père, capitaine au régiment de Hainault, eut, à vingt-huit ans, la croix de Saint-Louis, pour avoir, avec cent hommes de bonne volonté, gardé la mine pendant toute la durée du siége de Port-Mahon. Pour remplir cette tâche, il fallait être placé sur la mine ennemie et se dévouer à des chances terribles, et cela pendant quinze jours. Ce genre de courage de tous les moments, au milieu de grands dangers, est peut-être un des plus difficiles à rencontrer.

Note 2: (retour) Le régiment de la vieille marine fut formé, par le cardinal de Richelieu, des restes des compagnies franches, en 1627 et 1635. (Note de l'Éditeur.)

Ainsi ma famille me présentait des exemples à suivre, et, si la passion de la gloire et l'amour de la guerre ont rempli mon coeur pendant toute ma vie, et d'une manière presque exclusive, je n'étais pas le premier de mon sang qui eût éprouvé ces sentiments.

Je suis né à Châtillon-sur-Seine, le 20 juillet 1774. Mon père, retiré du service depuis la paix de 1763, s'occupa d'une manière particulière de mon éducation; jamais père n'a donné à son fils des soins plus éclairés et plus assidus. J'ai été, j'en ai la conviction, depuis ma naissance, le grand intérêt de sa vie. J'éprouve le besoin de proclamer tout ce que je lui dois et de reconnaître que, si j'ai possédé quelques qualités, quelques vertus, c'est lui qui les a fait naître et en a préparé le développement. De mon côté, j'ose le croire, j'ai payé en partie ses soins par ma reconnaissance et par des succès dont il a pu jouir pendant les dernières années de sa vie.

Mon père avait servi avec valeur et distinction; il aimait son métier avec ardeur; mais, à cette époque, les faveurs étaient réservées aux gens de la cour, tout ce qui n'appartenait pas à cette classe favorisée n'avait qu'un avenir fort limité. Cette situation lui donna du dégoût, et, son régiment ayant été réformé à la paix, il quitta le service: il avait fait les campagnes de Flandre sous le maréchal de Saxe, et rejoint son armée après la bataille de Fontenoy. Le marquis de Sennevoy, colonel du régiment de Boulonnois et son compatriote, lui proposa la lieutenance-colonelle de son régiment; mais son parti était pris, et il refusa. Possédant la terre de Sainte-Colombe, près Châtillon-sur-Seine, appartenant à sa famille depuis 1666, et nommé, par M. le prince de Condé, capitaine de ses chasses dans ses terres du voisinage, il put librement et exclusivement se livrer à une passion qui, chez lui, dépassait toutes les autres, l'amour de la chasse. Il avait cependant un esprit très-remarquable, beaucoup d'instruction, beaucoup d'élévation dans le caractère, d'activité et d'ardeur dans les passions. Imbu des idées nouvelles, le parti pris de la philosophie du dix-huitième siècle avait germé dans son esprit; homme de bien, il avait un véritable amour de la patrie. En 1769, à l'âge de trente-neuf ans, il se décida à se marier, et il épousa, à Paris, une fille de finance assez riche, mademoiselle Chappron, d'une grande beauté, fort vertueuse, de beaucoup de sens, mais d'un esprit peu étendu. Mon père en eut deux enfants, une fille qui mourut à douze ans, et moi, qui étais né trois ans après elle.

Mon père avait un frère, abbé commendataire, et une soeur sans enfants; ainsi je me trouvai l'enfant unique de toute la famille.

Depuis le jour de ma naissance jusqu'à quinze ans, mon père ne m'a pas perdu de vue un seul jour. Il s'appliqua à deux choses: à me donner une forte constitution et à éveiller mon ambition, non pas cette ambition soutenue par l'intrigue, mais cette ambition qui repose sur une base plus noble et consiste à mériter avant d'obtenir.

Combien de fois il m'a répété: «Il vaut mieux mériter sans obtenir qu'obtenir sans mériter.» Et il ajoutait: «Avec une volonté constante et forte, et quand on mérite, on finit toujours par obtenir.» Je me suis rappelé cet axiome dans toute ma carrière; j'ai beaucoup obtenu, mais le ciel m'est témoin que jamais je n'ai négligé les occasions qui pouvaient m'amener à mériter.

Cet amour de la gloire, dont je me sens encore la chaleur et la puissance comme dans ma jeunesse, aujourd'hui que je vais atteindre cinquante-cinq ans, après avoir fait vingt campagnes de guerre, vu tant de changements, tant de bouleversements, pu reconnaître le néant des grandeurs humaines; cet amour de la gloire était bien dans mon essence, car il s'est développé, pour ainsi dire, à ma naissance: je n'avais que trois ans, lorsque le récit d'une action d'éclat, dont les circonstances sont encore présentes à ma mémoire, fit naître en moi les émotions qui caractérisent l'enthousiasme.

Mon père, ainsi que je l'ai dit, s'occupa d'abord de me former un bon tempérament; aussi me fit-il suivre la meilleure hygiène: il résolut de me faire élever sous ses yeux, me donna un précepteur, et fit aussi concourir à me former l'éducation publique, en me faisant suivre, comme externe, mes études au collége de Châtillon. Dès l'âge de neuf ans, il me soumit progressivement aux exercices les plus violents, et, à dater de cette époque jusqu'à mon départ de la maison paternelle, je ne crois pas qu'un seul jour se soit écoulé sans avoir été à la chasse, depuis deux heures de l'après-midi jusqu'au soir; à douze ans je montais à cheval. Ces soins et ce système m'ont donné la plus forte constitution pour supporter de grandes fatigues et de grandes privations. Les souffrances qui anéantissaient les autres dans nos longues guerres étaient un jeu pour moi, et, aux blessures près, à mon âge, je suis encore à savoir ce que c'est qu'une maladie.

Mon père se rappelait les obstacles qu'il avait éprouvés dans sa carrière, qui l'avaient décidé à la quitter à trente-quatre ans, malgré son goût pour elle: aussi désirait-il m'en voir prendre une autre, qui lui paraissait plus en rapport avec ma position sociale et me promettre plus d'avantages, celle de l'administration. Il fallait entrer d'abord au parlement de Paris, pour ensuite être maître des requêtes et intendant: avec des talents et du bonheur, elle menait au ministère. Un instinct dont rien ne peut donner l'idée, une passion qui ne s'est pas démentie un seul jour, m'avait fait envisager avec effroi le projet de mon père. Je me sentais fait pour la guerre, pour ce métier qui se compose de sacrifices, nous grandit à nos propres yeux, et dont le prix et la récompense sont dans l'opinion, dans les éloges et les respects.

Je devinais les émotions sublimes qu'il cause, en nous donnant la conscience de notre importance propre et du mérite de nos actions.

J'aimais la guerre avant de l'avoir faite, presque autant que je l'ai aimée depuis que je lui ai consacré ma vie. Cette crainte d'être obligé de prendre une autre carrière m'avait donné contre celle qui m'était proposée une prévention et un éloignement dont les effets s'étendaient aux individus qui la suivaient. Les réflexions de l'âge ont seules pu les détruire. Il m'a fallu longtemps pour comprendre que, si les nations ont besoin d'être défendues, elles ont besoin aussi de voir la paix régner entre les citoyens, et qu'un magistrat sage, intègre, éclairé et laborieux, est l'honneur de son pays, le bienfaiteur de ses concitoyens, tout aussi bien que l'homme de guerre dont le sang et la vie sont consacrés à les défendre.

J'étais, au surplus, soutenu dans mes désirs par presque toute ma famille, mon père excepté. Ma mère, quoiqu'elle eût beaucoup de tendresse pour moi, désirait me voir militaire; mon oncle et ma tante formaient le même voeu: mon père céda et consentit à nos désirs, à la condition que je servirais dans l'artillerie. Il avait deux raisons pour agir ainsi: ce service offrait une carrière certaine, puisque l'avancement s'y faisait suivant l'ordre du tableau, et, dans le cas où je le quitterais, si l'état-major ou toute autre combinaison m'offrait plus de chances de fortune, j'avais toujours par devers moi les connaissances premières exigées pour l'admission dans ce service, avantage dont on trouve l'application dans tout le cours de sa vie. Je souscrivis sans peine à la condition qu'on m'avait faite, et, aussitôt le moment venu, je me livrai aux études exigées avec une grande ardeur.

À l'époque dont je parle, l'usage ne faisait pas entrer nécessairement dans l'éducation l'étude des langues étrangères, et le séjour de Châtillon aurait d'ailleurs offert peu de ressources pour s'y livrer; aussi ne m'en a-t-on enseigné aucune: souvent, dans ma carrière, je l'ai regretté et j'ai reconnu l'influence que peut avoir sur la fortune d'un jeune officier la connaissance des langues vivantes. Cette connaissance est aussi une source de jouissances pour lui. Cette omission est le seul reproche que j'aie à faire à mon père pour mon éducation. Mes études se bornèrent donc, suivant l'usage, au latin, dans lequel je n'ai jamais été très-fort, et à l'étude des mathématiques et des sciences exactes, pour lesquelles j'ai eu toujours beaucoup de facilité et un goût prononcé; au dessin et à la musique, dans laquelle j'ai réussi médiocrement, quoique j'aie fait gémir péniblement un violon pendant plusieurs années.

J'ai trouvé toujours un grand plaisir à lire, aussi ai-je de très-bonne heure assez bien su l'histoire; il m'arrivait souvent de consacrer mes récréations à l'étude d'ouvrages sérieux: il y en a un que j'ai lu très-souvent, très-jeune encore, et qui a failli déranger ma raison, l'Histoire de Charles XII, par Voltaire. Je m'étais identifié avec mon héros, je me croyais lui-même et je l'imitais dans tout ce que je faisais; j'avais obtenu, à force de prières, comme récompense, un habit, des bottes, une épée, un baudrier dans la forme de ceux qu'il portait, et, ainsi armé et monté sur mon petit cheval, je me croyais un héros invincible: j'avais alors treize ans.

Ma grand'mère maternelle, madame Chappron, était veuve depuis longues années; elle jouissait d'une assez belle fortune et se remaria; elle épousa M. le comte de Méhégan, frère de l'abbé de Méhégan, connu comme auteur. Il était maréchal de camp, et sa famille, irlandaise d'origine, avait accompagné en France le roi Jacques. C'était un brave soldat, ayant fait avec quelque distinction la guerre de Sept-Ans. Comme je n'avais pas encore les connaissances nécessaires pour entrer dans l'artillerie, que d'ailleurs il ne devait pas y avoir d'examen avant plusieurs années, il me fit donner le brevet de sous-lieutenant dans un corps de milice, le bataillon de garnison de Chartres, compagnie de Coquille, manière d'avoir des droits plus anciens pour la croix de Saint-Louis et les récompenses militaires. Ce brevet ne me donnait aucun devoir à remplir, mais le droit de porter un uniforme, et j'éprouvai un grand bonheur lorsque, à quinze ans, au commencement de 1789, je le mis pour la première fois: les premières sensations sont vives, et jamais elles ne s'effacent de la mémoire.

Je partis bientôt pour Dijon, où mon père m'envoya pour achever mon éducation, et, malgré mon uniforme, mes épaulettes et mon épée, je fus mis en pension, avec cinq ou six jeunes gens, chez un bon chanoine de Saint-Jean, appelé l'abbé Rousselot, brave et galant homme; il avait pour soeur une vieille fille, digne personne dont la tendresse pour moi était celle d'une mère. J'achevai mes humanités au collége, sous M. l'abbé Volfius, homme d'un esprit très-étendu et depuis évêque constitutionnel. Cet abbé m'a fait des prédictions extraordinaires de fortune; elles se sont en grande partie réalisées, et il avait la plus haute idée de mon avenir.

M. Renaud, professeur de mathématiques distingué, me donna ses soins, et bientôt j'acquis l'instruction nécessaire pour me présenter à l'examen de l'artillerie; il eut lieu enfin dans les premiers jours de janvier 1792. C'est pendant mon séjour à Dijon que je vis pour la première fois l'homme extraordinaire dont l'existence a pesé sur l'Europe et sur le monde d'une manière si prodigieuse, ce météore brillant qui, après avoir paru avec tant d'éclat, devait laisser après lui tant de confusion, d'incertitude et d'obscurité. Bonaparte servait alors dans le régiment d'artillerie de la Fère, en garnison à Auxonne; un cousin germain à moi, le chevalier Lelieur de Ville-sur-Arce, son ami intime à l'école militaire de Brienne et à celle de Paris, était entré dans le même régiment; j'étais aussi destiné à y servir, et Ville-sur-Arce, qui devait y être mon mentor, venait quelquefois me voir et me recommander à mes professeurs; souvent il était accompagné par son ami. Ces souvenirs sont les plus anciens qui se rattachent à Napoléon.

Les connaissances exigées alors pour entrer dans l'artillerie étaient très-inférieures à celles qui aujourd'hui sont nécessaires; mais elles étaient très-supérieures à celles de nos devanciers: nous avions une sorte de dédain pour eux, comme sans doute les jeunes gens d'à présent en ont pour les hommes de mon époque: ainsi va le monde! tant il est vrai qu'il n'y a rien d'absolu ni dans l'ordre physique ni dans l'ordre moral; tout est relatif. Toutefois les difficultés du concours auquel je devais participer venaient du nombre des concurrents: il était très-considérable, parce que depuis plus de trois ans il n'y avait pas eu d'examen; plus de quatre cents jeunes gens, choisis parmi les plus instruits de toutes les écoles de France, venaient se disputer quarante-deux places. Pour avoir plus de chances de réussir, je fus, en 1791, à Metz, afin de recevoir les soins des professeurs attachés à l'artillerie. Mon père se chargea de me conduire lui-même dans cette grande ville de guerre; il me présenta aux généraux et aux autorités militaires. Afin de continuer la sévérité de mon éducation et de ne pas déroger à ses principes, il me fit courir à franc étrier devant sa voiture depuis Châtillon jusqu'à Metz. La vue de cette garnison et de ses troupes, le grand mouvement qui y régnait, ce spectacle nouveau pour moi, m'enflammèrent à un point difficile à exprimer, et je sentis dès lors que l'emploi de mes facultés dans le noble métier que j'embrassais, et les émotions qu'il fait naître, composeraient, pour ainsi dire, l'histoire de toute ma vie.

À cette époque eut lieu la translation de l'école de Metz à Châlons, et la création d'une grande école d'application. Je subis mon examen dans cette dernière ville. Le célèbre Laplace, alors examinateur de l'artillerie, avait un aspect grave: sa figure triste et sévère, son habit noir, ses manchettes d'effilé, son garde-vue, rendu nécessaire par l'état de ses yeux, lui donnaient l'air le plus imposant. Si l'on pense à l'importance de la circonstance d'où dépend l'avenir d'un jeune homme, à la solennité de l'assemblée, on comprendra facilement l'inquiétude et la profonde émotion qui accompagnent celui qui approche du tableau. Je l'éprouvai d'une manière extraordinaire: c'était la première fois de ma vie où un intérêt tout-puissant agissait sur moi. Dans le cours de ma carrière j'ai été mis à de bien autres épreuves, et jamais mes facultés n'en ont été altérées; au contraire, les dangers ou l'importance des choses leur ont plus habituellement donné un plus haut degré d'énergie. Dans cette première circonstance il en fut autrement: ma tête s'égara, et je ne pus pas dire mon nom à M. Laplace quand il me le demanda.

Il fut frappé de ma prodigieuse émotion, me calma, me dit qu'il cherchait des jeunes gens instruits et non ignorants, m'engagea à me remettre, et je fis un bon examen. Jamais il ne l'a oublié, il me l'a rappelé souvent depuis, et moi j'en ai conservé beaucoup de reconnaissance. Ce fait prouve combien il est important, dans l'intérêt de la jeunesse, que ceux qui sont chargés de fixer ses destinées soient sans préventions, doux et patients.

Il y a au fond de nos coeurs, surtout dans la jeunesse, un sentiment de droiture et de justice qui agit puissamment sur nous: je comparais mon examen à ceux de mes camarades, et je ne doutais pas de mon admission, un bonheur expansif m'imprimait un mouvement impossible à comprimer; aussi, quoiqu'il fût nuit et qu'il fît froid, je courus toutes les rues de Châlons pendant une heure pour me calmer. Ma confiance ne fut pas trompée, et je fus admis le vingtième de la promotion. Plusieurs individus de cette promotion ont acquis divers degrés et différentes natures de célébrité: j'aurai l'occasion de parler d'eux dans ces Mémoires. Mais dès ce moment j'indiquerai les deux principaux: Foy, dont l'éloquence a eu tant d'éclat, dont les services militaires ont été si brillants, et qui serait parvenu à tout, s'il eût eu moins de mobilité dans l'esprit et moins de disposition à la contradiction; quoiqu'il fût rempli d'ambition, il était souvent plus sensible aux honneurs de l'opposition qu'aux intérêts de sa fortune. Bon par nature et quelquefois mauvais par légèreté ou par faiblesse; le temps l'avait bien modifié. Si le régime impérial eût duré, il aurait rapidement réparé le temps perdu: apprécié enfin par Napoléon, il s'était tout à fait donné à lui. Sans une mort prématurée, il serait aujourd'hui en situation de jouer en France un très-grand rôle.

Un autre compagnon de cette époque, auquel une étroite amitié m'attachait, était Duroc, devenu duc de Frioul, mort en 1813 d'un coup de canon, le soir de l'affaire de Reichenbach en Lusace; homme loyal, d'un caractère droit, d'un esprit juste, il a été au comble de la faveur, a rendu de grands services, et n'a jamais fait de mal à personne; il possédait un de ces caractères que, dans l'intérêt des souverains, on devrait toujours souhaiter à ceux qui les approchent. Je pourrais citer beaucoup d'autres noms moins saillants, qui depuis ont été revêtus cependant de quelque éclat; mais je le ferai en temps et lieu, quand le cours de mes récits les rappellera à mes souvenirs.

Me voilà donc élève sous-lieutenant d'artillerie à dix-sept ans et demi, plein d'ardeur, d'espérance et d'amour de mon métier. Il faut maintenant dire dans quelle religion politique j'avais été élevé, et quels étaient les sentiments qui m'avaient été inculqués presque en naissant, et pendant toute mon éducation.

Mon père, avec un esprit très-remarquable, une instruction fort étendue, avait adopté, comme je l'ai déjà dit, les idées nouvelles; l'objet de son admiration était M. Necker. C'est dans le Compte-Rendu de cet homme tristement célèbre, premier ouvrage de cette nature, première publication qui ait mis le peuple en communication avec le gouvernement sur ses intérêts, que j'ai appris à lire: aussi mon père avait-il été très-favorable à la Révolution. Lors des assemblées de bailliages pour élire les députés aux états généraux, il fit choisir, pour la noblesse du bailliage de Châtillon, M. le comte de Chastenay, dont les opinions s'accordaient avec les siennes, de préférence au marquis d'Argenteuil, notre voisin de campagne, animé de sentiments opposés: mon père était, dans la rigueur du mot, ce que l'on a appelé depuis un patriote de 89, un homme voulant la monarchie, un gouvernement régulier, ouvrant une carrière sans bornes à tout le monde, réprimant les écarts scandaleux de la cour, rétablissant l'ordre dans l'administration et rendant à la France sa puissance et sa considération; tels étaient ses voeux, ses souhaits, ses espérances; il m'en entretenait souvent, et ces principes, dont l'action n'a jamais cessé d'agir sur moi, étaient tous dans les intérêts du pays: selon lui il fallait tout leur sacrifier, et, quand le mot de patrie avait fait palpiter mon coeur, je me rappelle encore la joie qu'il en éprouvait. Ces principes, je les ai adoptés de confiance dans mon premier âge, et, plus j'ai vieilli, plus ils ont été la règle de ma conduite et la boussole de mes actions. Le bien du pays s'est présenté en quarante ans sous des physionomies bien diverses, sous bien des apparences différentes, et j'ai cherché loyalement, et à part de tout intérêt personnel, à découvrir où il se trouvait pour m'y attacher; peut-être quelquefois me suis-je trompé, mais certes jamais mes intentions et mes désirs n'ont été équivoques. Dans tout le cours de ma vie j'ai sacrifié, encore aujourd'hui je sacrifierais sans regret, mon intérêt et mon existence à la gloire et à l'honneur de la France.

Mon éducation avait eu pour objet de m'inspirer l'amour de la gloire et de la patrie, et mon coeur me disait qu'il était un autre genre de succès auquel j'étais digne d'aspirer; aussi avais-je fait faire un cachet, dont je me suis servi constamment dans mes premières années. Peut-être paraîtra-t-il un peu ambitieux; mais il exprimait tous les voeux dont mon jeune coeur était rempli: trois couronnes entrelacées, une de lierre, une de laurier et une de myrte, avec cette devise: Je veux les mériter, le composaient. C'est dans cette disposition d'esprit que j'entrai à l'école de Châlons.

L'école des élèves était composée de quarante-deux jeunes gens, en général fort distingués, et commandée par un homme respectable, M. le comte d'Agoût, colonel, M. le comte Tardy de Montravel, lieutenant-colonel, et deux capitaines. Il y avait de grandes divisions dans les chefs et dans les élèves, quant aux opinions politiques. M. d'Agoût, d'un caractère modéré, n'était pas favorable à l'émigration, mais très-opposé à ce que la Révolution avait de blâmable. M. de Tardy nous quitta bientôt pour aller joindre les princes. Les élèves se divisèrent en trois catégories: un certain nombre, fort ennemi de la Révolution, se disposait à émigrer; la majorité était royaliste constitutionnelle, et j'appartenais à cette nuance d'opinion; enfin il y avait cinq jacobins affiliés au club et professant les opinions les plus exagérées; du nombre de ces individus était Demarçai, que ses médiocres et ennuyeux discours ont rendu plus célèbre que ses batailles.

La ville de Châlons était alors fort bien habitée. Élevé dans l'habitude de la bonne compagnie, en ayant le goût, je fus admis dans les meilleures maisons. J'y rencontrai une femme charmante, dont le nom ressemblait beaucoup au mien, et dont le mari, capitaine d'artillerie, avait émigré. Elle joignait à toutes les séductions de la première jeunesse un esprit extrêmement remarquable. Aussi m'inspira-t-elle promptement une fort grande passion: c'était la première que mon coeur ressentait.

Ces amours eurent beaucoup d'éclat. La rigueur des parents et les folies qu'elle inspira à de jeunes gens bien épris contribuèrent à les rendre publiques. Une circonstance dont je ferai le récit plus tard leur donna une célébrité extraordinaire; le souvenir en existe encore chez quelques gens âgés de cette ville.

Ma belle dame détestait la Révolution, et ses excès me faisaient horreur. Il ne s'en est pas fallu de beaucoup alors que ce sentiment ou cette influence ne m'ait précipité dans les chances hasardeuses et incertaines de l'émigration. Souvent les principes de patrie et de liberté, devenus comme ma religion, ont été alors combattus dans mon esprit par l'horreur que m'inspiraient l'état de la France et l'avilissement de la couronne. J'avais pour la personne du roi un sentiment difficile à définir, et dont j'ai retrouvé la trace, et en quelque sorte la puissance, vingt-deux ans plus tard; un sentiment de dévouement avec un caractère presque religieux; un respect inné, comme dû à un être d'un ordre supérieur. Le mot de roi avait alors une magie et une puissance que rien n'avait altéré dans les coeurs droits et purs. Des gens âgés, autrefois témoins de la faiblesse des rois et de la corruption de leurs entours, avaient peut-être perdu beaucoup de cette religion de la royauté; mais elle existait encore dans la masse de la nation, et surtout parmi les gens bien nés, qui, placés à une assez grande distance du pouvoir, étaient plutôt frappés de son éclat que de ses imperfections. Vivant sous l'influence d'une éducation qui transmettait l'amour pour les souverains comme l'apanage des Français, cet amour devenait une espèce de culte. Aussi je me rappelle encore avec une sensation vive l'indignation profonde que j'éprouvai en lisant le détail de cette horrible journée du 20 juin 1792, où le pauvre Louis XVI fut insulté et avili dans son propre palais par une multitude grossière et abjecte. Si ma mémoire me sert bien, les journaux du temps racontèrent l'action d'un jeune homme qui, entraîné par les élans d'un noble dévouement, se précipita devant le roi pour le couvrir de son corps, le défendre et le sauver. Cette action me fit la plus vive impression; j'aurais voulu en être l'auteur, la mort eût-elle dû en être le prix; et, à cette occasion, j'écrivis à ma mère une lettre dont elle fut très-touchée.

Les événements se pressaient, les besoins des armées se faisaient sentir, et on ordonna l'examen de sortie des élèves pour les envoyer dans les régiments. Plusieurs de nos camarades nous avaient quittés pour émigrer: de ce nombre était Duroc, qui fit le siége de Thionville à l'armée des princes. À la fin de juillet et au commencement d'août, l'examen de sortie eut lieu.

Sur ces entrefaites arriva la catastrophe du 10 août. À cette époque, tout était confusion, tout était vengeance. Le peuple de Châlons, quoique d'une nature tranquille, échauffé par quelques intrigants, et probablement par le petit nombre de nos camarades qui passaient leur vie au club des Jacobins, s'irrita contre la masse des élèves, l'accusant d'être aristocrate. Des voies de fait eurent lieu, et un jour je courus risque d'être victime de cette disposition des esprits. Par suite d'un mouvement populaire, je faillis être mis à la lanterne. Je tirai l'épée; plusieurs de mes camarades se joignirent à moi, et nous fîmes ainsi notre retraite, toujours en défense, sur le quartier.

M. d'Agoût, pour notre sûreté, nous y consigna et envoya un courrier à Paris pour prévenir le gouvernement de ce qui s'était passé. Son retour nous apporta des congés, moyen bien choisi pour nous disperser en attendant le moment où nous aurions une destination définitive.

Tous mes camarades en profitèrent; mais moi, subjugué par la passion qui me dominait, je refusai de quitter Châlons. Des devoirs positifs m'eussent seuls paru une raison suffisante pour m'empêcher de profiter du bonheur dont il m'était permis de jouir. Mon séjour à Châlons était cependant fort périlleux; mon père en fut instruit, et arriva en toute hâte pour me chercher. Je me refusai à partir; je lui en dis les motifs en lui déclarant que la guerre seule pouvait m'enlever à celle que j'adorais, et que, jusqu'à présent, aucune raison de cette nature ne m'imposait l'obligation de la quitter. Mon père avait une grande connaissance du coeur humain: il savait bien qu'on ne combat pas avec succès une passion forte en l'attaquant directement. Il eut l'air de compatir à mes douleurs et de croire aux qualités supérieures de la femme qui, dans mon esprit, était la première de son sexe. Il ne doutait pas, me disait-il, que, si elle était digne de mon amour, comme il le supposait, dans la situation des choses, elle ne m'ordonnât de m'éloigner; plus elle m'aimait, plus elle devait tenir à me faire éviter des dangers inutiles. Il me demandait seulement de m'en rapporter à elle. Ce raisonnement spécieux, ma croyance qu'elle ne se résoudrait pas à me donner un pareil conseil, enfin la déférence que je devais à mon père, me décidèrent à accepter sa proposition. Peu après, dans un doux entretien, je lui rendis compte de l'arrivée de mon père, de ses désirs, de mes refus et de la promesse faite. Après beaucoup de larmes et de sanglots, elle m'ordonna de partir.

J'étais le lendemain avec mon père à l'auberge du Palais-Royal, au moment de me mettre en route, occupé à quelques préparatifs auprès de la voiture; une femme entra précipitamment; c'était elle, dans un étrange état d'égarement. Sortie de son logis en échappant à la surveillance de ses grands parents, et bravant toutes les conséquences de sa démarche, elle venait pour me retenir. Elle se jeta aux pieds de mon père dans la cour de l'auberge, en présence de vingt personnes, en s'écriant: «Au nom du ciel, monsieur, ne me l'enlevez pas!» Je fus atterré d'une si grande imprudence; mon père la conjura de se retirer en lui répétant qu'elle se perdait. On me porta dans la voiture, plus mort que vif, et nous partîmes immédiatement pour Luxeuil, où ma mère se trouvait pour sa santé.

J'eus une forte maladie, une horrible jaunisse; une grande mélancolie s'empara de moi; mais les soins touchants de ma mère, les sages conseils de mon père, me rendirent à moi-même. Bientôt l'ordre de rejoindre le premier régiment d'artillerie, dont l'état-major était à Metz, me parvint, et, au commencement de novembre, je m'y rendis; de là je fus envoyé à Montmédy pour servir dans la compagnie d'artillerie de M. de Méras, qui y tenait garnison.

Je passai trois mois dans cette petite forteresse. J'avais conservé le goût et l'habitude de l'étude; mais, à mon arrivée, dépourvu de mes livres, j'allai par désoeuvrement au café pendant une partie de mes journées, chose toute nouvelle pour moi; j'y trouvai des officiers aimables et bons compagnons, des officiers du 55e régiment d'infanterie, dont la vie se passait autour d'un tapis vert. J'avais été élevé dans l'horreur des jeux de hasard; mon père, ayant beaucoup joué dans sa vie, avait cherché à me prémunir contre les dangers de cette passion, et je résistai d'abord aux premières sollicitations; mais l'ennui l'emporta sur mes résolutions, et je succombai. Dans un moment je gagnai cinquante louis: c'était précisément une somme égale à celle que je possédais, et je pris goût à ce métier. Pendant huit jours ma fortune se soutint; mais, après ce temps, elle m'abandonna; je perdis tout mon gain, et, de plus, toutes mes petites avances. La leçon me profita: je me promis de ne plus jouer; et, malgré les occasions et les sollicitations souvent renouvelées, j'ai été bien des années fidèle à ma résolution. Cependant le goût du gros jeu est, par la nature des choses, dans les habitudes des gens de guerre. Le besoin d'émotions dans les moments tranquilles, l'incertitude de l'existence et l'oisiveté, l'expliquent suffisamment. Je dois à cette première leçon de m'être garanti d'un vice que j'aurais, j'en suis sûr, porté à un très-haut degré, si je m'y étais laissé aller.

C'est à Montmédy que j'appris le meurtre du roi, et la douleur profonde dont je fus pénétré est encore présente à ma pensée.

Au mois de février 1793, mon rang me porta à aller servir, comme lieutenant en premier, dans une compagnie en garnison à Bourg-en-Bresse; comme elle était sans capitaine, je la commandai. Peu après, je reçus l'ordre de partir pour Chambéry avec six pièces de canon, et je m'y rendis par le mont du Chat, passage alors très-difficile. Je trouvai le vieux Kellermann commandant l'armée des Alpes, qui venait de remplacer le général Montesquiou. Envoyé à Grenoble, j'y restai jusqu'à l'approche de la belle saison. La situation politique prenait chaque jour plus de gravité; mais je commençais à me trouver dans un grand mouvement de troupes, à la veille de l'ouverture d'une campagne, et toutes mes impressions, toutes mes pensées, toutes mes espérances, étaient tournées vers la guerre.

Je partis avec ma compagnie et un équipage de huit pièces de canon pour le camp de Tournoux. Position célèbre, occupée dans toutes les guerres défensives sur cette frontière, elle ferme la vallée de l'Arche, et par conséquent le débouché venant du col de l'Argentière et de la vallée de la Stura. Cette position, par sa force, équivaut à une place de guerre. Je fus envoyé à l'avant-garde au camp de Saint-Ours et au camp de Malmort; nous manquions d'officiers de génie, et je fus chargé d'en remplir les fonctions. Je fis construire un camp retranché sur le plateau de Malmort pour deux bataillons; les retranchements furent tracés et terminés en peu de jours: l'ennemi tenta vainement de s'en emparer. Ces travaux me mirent en réputation parmi les généraux. En ce moment eut lieu une de ces scènes déplorables dont ces temps malheureux offraient fréquemment l'exemple. Les troupes avaient occupé un poste avancé dans la vallée, le hameau de Maison-Méane; ce poste était en l'air, et l'ennemi le força à l'évacuer. Le quatrième bataillon de l'Isère, commandé par un officier corse nommé Fiorella, effectua sa retraite en bon ordre et sans accident; mais ce mouvement rétrograde suffit seul pour faire répandre des bruits de trahison. Le régiment de Neustrie, occupant le camp de Saint-Ours, se révolta et arrêta le malheureux général Camille Rossi, qui y commandait, et auquel on ne pouvait faire aucun reproche fondé; on l'emmena à Embrun, et, peu de jours après, il avait cessé de vivre.

Un fort ancien officier, le général Kercaradec, arriva, prit le commandement de la division, et établit son quartier général à Tournoux. Homme de mérite, ayant du nerf, il commanda dans cette vallée pendant toute la campagne. Cet officier général me distingua promptement, me combla de témoignages de bonté, et, quoique très-jeune et seulement lieutenant en premier, je jouai, grâce à lui, une espèce de rôle: des batteries furent établies dans les montagnes, et on organisa tout un système défensif dont j'avais la direction pour mon arme. Ensuite on fit une opération pour repousser les ennemis jusqu'au pied du col de l'Argentière. Nous attaquâmes et enlevâmes le poste de Tête-Dure, et nous occupâmes Maison-Méane. C'est le premier combat auquel j'aie assisté: il ne ressemblait guère à ce que j'ai vu depuis. Deux bataillons et quatre pièces de canon furent engagés dans le fond de la vallée; les Piémontais étaient en force supérieure: nous les battîmes. Le sifflement des balles et des boulets ne me causa que des sensations agréables; j'avais une impétuosité et une ardeur extrêmes, dont l'effet me portait à vouloir toujours avancer. Cette impatience s'est transformée très-promptement en un grand calme et une très-grande impassibilité, qui, dans tout le cours de ma carrière, ne m'ont jamais quitté dans le danger.

Pendant ce temps tout le Midi s'insurgeait, Lyon se révolta. Des troupes devaient venir nous joindre; avec elles nous aurions pu prendre l'offensive; mais elles furent dirigées contre cette ville: on retira même une portion de nos forces, de manière qu'à peine pouvions-nous nous défendre. Quelques petites affaires eurent lieu; mais, la mauvaise saison arrivant, toutes les opérations furent nécessairement suspendues. Je reçus la mission de reconduire à Mont Dauphin toute l'artillerie, et déjà la neige fermait les passages; de grandes difficultés m'arrêtèrent au col de Vars, mais je parvins cependant à les surmonter: revenu à Tournoux, je fus envoyé avec deux compagnies au siége de Toulon.

Pendant le cours de cette campagne, nous commençâmes à ressentir une assez grande misère par suite de la perte des assignats, et j'éprouvais des besoins qui me déterminèrent à demander des secours à mon père. Il m'envoya ce que je lui demandais, mais en y joignant une longue suite de recommandations fort déplacées, car je n'avais aucune prodigalité à me reprocher: cette espèce de mercuriale me déplut, et je renvoyai à mon père sa lettre et son argent, en lui déclarant que je n'en voulais pas à ce prix. Toute ma famille s'interposa plus tard pour me le faire accepter, et j'eus satisfaction complète.

De ce petit camp de Tournoux, où j'ai fait ma première campagne, sont sortis plusieurs généraux distingués. Laharpe, devenu général de division, tué après le passage du Pô, était alors lieutenant-colonel du régiment d'Aquitaine; Saint-Hilaire, tué général de division à Essling, était capitaine de chasseurs dans ce même régiment. Fiorella et Marchand, généraux de division qui vivent encore, étaient, l'un chef de bataillon, et l'autre capitaine dans le quatrième bataillon de l'Isère.

Je rejoignis, dans les premiers jours de frimaire, l'armée devant Toulon, et l'on me dirigea sur l'attaque de droite, où s'exécutaient les principales opérations; il fallut faire l'immense tour de la montagne du Pharon, occupée par l'ennemi, et j'arrivai le 12 frimaire (2 décembre) à Ollioule, où étaient et le quartier général de l'armée et le parc d'artillerie. Là je retrouvai cet homme extraordinaire que j'avais vu dans mon enfance, destiné à parcourir une carrière si prodigieuse, et auquel, pendant tant d'années, ma vie devait être consacrée sans partage.

Bonaparte, après avoir servi plusieurs années au régiment de la Fère, était passé, à la formation de 1791, au régiment de Grenoble: employé d'abord en Corse, ensuite à Nice à la première armée d'Italie, il reçut du chef de bataillon Faultrier, directeur du parc, la mission d'aller à Avignon pour y chercher des poudres de guerre. Le Midi venait de se soulever, et l'objet des insurgés était de porter du secours à Lyon, révolté et assiégé. Carteaux, peintre de profession, et qu'un caprice de la Convention avait élevé au grade de général, reçut l'ordre de marcher contre les insurgés avec quatre à cinq mille hommes. À la première rencontre, les troupes marseillaises se débandèrent, et, après une légère action, tout le pays se soumit. Les habitants de Toulon, dans leur détresse, ne virent de salut qu'en se jetant dans les bras des étrangers, et ils leur ouvrirent leurs portes le 27 août, le jour même où Carteaux entrait à Marseille. Des troupes anglaises, espagnoles, sardes et napolitaines, dont la force finit par s'élever à quinze mille hommes, occupèrent la place.

L'armée de Carteaux, après avoir repris Marseille, se porta sur Toulon; elle força les gorges d'Ollioule et vint s'établir en face de la ville, de ce côté, tandis qu'une division de l'armée d'Italie venait la bloquer du côté de Souliers.

La ville de Toulon est dans une des plus belles positions maritimes du monde: placée au fond d'une double rade, elle se trouve ainsi fort loin de la grande mer. L'entrée de la grande rade est défendue par le cap Brun et la presqu'île de Sainte-Croix; celle-ci est unie à la terre ferme par l'isthme très-étroit des Sablettes, et cette importante position était au pouvoir de l'ennemi. L'entrée, fort resserrée, de la seconde rade est fermée par la grosse tour à l'est, et par le fort de l'Aiguillette à l'ouest. La grosse tour est couverte, du côté de terre, par le fort Lamalgue, véritable citadelle de Toulon, et citadelle casematée, où toutes les ressources de l'art ont été déployées. Le fort de l'Aiguillette était couvert, du côté de la terre, par une redoute fort grande, faite avec soin, et armée de trente-deux bouches à feu; cette redoute, fermée à la gorge, occupait tout le mamelon qui forme le point culminant. Elle était liée avec le fort de l'Aiguillette par un ouvrage intermédiaire, et flanquée par le feu des vaisseaux. La ville de Toulon a une bonne enceinte bastionnée, et indépendamment des fortifications qui lui sont propres, elle est couverte, au nord, par la montagne du Pharon, rocher immense escarpé dans tout son pourtour, et tout à fait inaccessible au nord: sa grande épaisseur et les difficultés du pays forcent l'armée assiégeante à avoir une contrevallation de plusieurs lieues, de manière que les deux attaques séparées, et sans aucune liaison entre elles, ne peuvent communiquer que par des chemins non carrossables et presque impraticables. À l'est, un système de forts, placés en amphithéâtre, s'étend depuis le sommet de la montagne jusque dans la plaine: les forts du Pharon, d'Artigues et de Sainte-Catherine sont situés entre eux, à moins d'une demi-portée de canon, se soutiennent réciproquement par leurs feux et couvrent la ville, tandis qu'à l'ouest le fort Rouge, placé en haut du Pharon, et le fort Malbosquet, qui lie avec lui son feu et se combine avec le feu des vaisseaux, l'enveloppe de ce côté; ainsi on peut considérer l'ensemble des défenses de Toulon comme formant un immense camp retranché, avec un réduit dont les communications avec la grande mer sont couvertes et assurées.

L'escadre anglaise occupait la grande rade et la petite rade, et complétait par son feu ce magnifique et vaste ensemble de défense. C'est contre une pareille place, occupée par une armée, que Carteaux venait essayer son incapacité et sa complète, mais confiante ignorance. Au quartier général de l'armée, se trouvaient quatre représentants du peuple: Robespierre le jeune, Ricors, Gasparin, et Salicetti, Corse de naissance.

Bonaparte, ayant rempli sa mission pour Avignon, et retournant à Nice, passa à l'armée devant Toulon; il alla voir son compatriote Salicetti; celui-ci le mena chez Carteaux, qui l'engagea à rester à dîner, en lui annonçant, pour la soirée, le spectacle de l'incendie de l'escadre anglaise. Après le dîner, Carteaux et les représentants, échauffés par les fumées du vin et pleins de jactance, se rendirent en pompe à une batterie dont on attendait ces brillants résultats. Bonaparte, en homme du métier, sut à quoi s'en tenir en arrivant: mais, quelles que fussent ses idées sur la stupidité du général, il lui aurait été impossible de deviner jusqu'à quel point elle avait pu aller. Cette batterie, composée de deux pièces de vingt-quatre, était située à huit cents toises de la mer, et le gril pour rougir les boulets avait probablement été pris dans quelque cuisine.

Bonaparte annonça que les boulets n'iraient pas à la mer, et démontra que, dans aucun cas, il n'y avait le moindre rapport entre le but et les moyens. Quatre coups de canon suffirent pour faire comprendre combien étaient ridicules les préparatifs faits; on rentra l'oreille basse à Ollioule, et l'on crut avec raison que le mieux était de retenir le capitaine Bonaparte et de s'en rapporter désormais à lui. Dès ce moment, rien ne se fit que par ses ordres ou sous son influence, tout lui fut soumis. Il dressa l'état des besoins, indiqua les moyens d'y satisfaire, mit tout en mouvement, et, en huit jours, prit sur les représentants un ascendant dont rien ne peut donner l'idée.

L'imbécile Carteaux renvoyé, le digne et galant homme, le brave et respectable général Dugommier fut chargé de le remplacer. Bonaparte prit aussitôt sur son esprit le même empire. On le fit chef de bataillon, pour lui donner de l'autorité sur tous les capitaines d'artillerie; et, quoiqu'un vieux lieutenant général d'artillerie, M. Duteil, fût venu pour prendre le commandement en chef de l'artillerie, celui-ci vit le pouvoir en si bonnes mains et si bien exercé, et les commandements avaient souvent alors des conséquences si graves, qu'il laissa faire le jeune officier et ne prit aucune part à la direction du siége. Des moyens et des troupes arrivèrent de tous les côtés, et l'armée française devant Toulon, qui, dans l'origine, ne se composait que de quelques milliers d'hommes, augmenta successivement, et était arrivée, lors de la prise de la place, à la force de trente-quatre mille hommes, dont vingt mille seulement bien armés et inspirant de la confiance.

La première chose à faire était de chasser les Anglais de la petite rade. Bonaparte fit établir une forte batterie, dite des Sans-Culottes, sur le bord de la mer, avec des grils à rougir les boulets. Un combat long et opiniâtre s'engagea; des bâtiments sautèrent; la batterie fut détruite plusieurs fois et reconstruite aussitôt; mais, en huit jours de persévérance, Bonaparte arriva à ses fins, et les Anglais furent obligés de mouiller leurs vaisseaux dans la grande rade. En visitant cette batterie, Bonaparte remarqua Junot, depuis duc d'Abrantès. Junot, fils d'un riche paysan des environs de Châtillon, était né à Bussy, le village même où M. de Bussy-Rabutin, célèbre par son esprit et sa méchanceté, a passé tant d'années d'exil sous Louis XIV, et dont le joli château renferme encore des peintures qui sont l'histoire de ses amours. Junot, de trois années plus âgé que moi, avait été mon condisciple au collége de Châtillon. D'abord destiné à la prêtrise, il était parti, en 1790, comme soldat dans le deuxième bataillon des volontaires de la Côte-d'Or, et se trouvait alors de garde à la batterie des Sans-Culottes en qualité de sergent de grenadiers. Bonaparte demanda un sous-officier brave et de bonne volonté pour aller faire quelques observations sur le bord de la mer, dans un lieu très-exposé au feu de l'ennemi. Junot se présenta et remplit sa mission à la satisfaction de Bonaparte. Trois jours après, à la même batterie, il demanda quelqu'un pour écrire un ordre sous sa dictée, et Junot, qui avait une très-belle écriture, se présenta encore. Bonaparte le reconnut, et, se rappelant son courage et son intelligence, lui proposa de rester avec lui pour être attaché à l'état-major de l'artillerie. L'offre faite fut bientôt acceptée, et voilà le principe de sa fortune.

Bonaparte fit établir une grande batterie devant Malbosquet pour contre-battre le fort. Cette batterie fut appelée batterie de la Convention. Son objet principal était de faire diversion et de tromper l'ennemi; d'autres batteries, établies dans différentes positions, enveloppèrent de feux la redoute de l'Aiguillette, véritable point d'attaque, et dont la prise était le préliminaire nécessaire d'un siége régulier. Avant d'assiéger une place, il faut d'abord la bloquer pour l'isoler, et l'on ne pouvait parvenir à ce but qu'en s'emparant de la batterie de l'Aiguillette, et, par conséquent, de la redoute qui la couvrait. Le 10 frimaire (30 novembre 1793), les Anglais firent une vigoureuse sortie sur la batterie de la Convention. À l'instant où ils allaient s'en emparer, ils furent repoussés; on leur fit beaucoup de prisonniers, au nombre desquels se trouva le général O'Hara, commandant la sortie.

Deux jours après cette action, j'arrivai à Ollioule avec deux compagnies d'artillerie. Bonaparte se souvint de moi, et, en peu de jours, il remarqua mon zèle, le mit souvent à l'épreuve, et comblait ainsi mes voeux.

On écrasa de feux la redoute anglaise, que les soldats avaient surnommée le Petit-Gibraltar, et, le 25 frimaire (17 décembre), l'ordre fut donné de l'enlever. Trois colonnes, formées pour l'attaquer de vive force, avaient chacune en tête un détachement d'artillerie, avec un officier choisi, pour prendre possession des pièces de la redoute et les faire servir à sa défense aussitôt qu'elle serait en notre pouvoir.

Je fus placé à la colonne de gauche, débouchant du village de la Seyne, et commandée par le chef de brigade Laborde.

L'attaque fut vive et la défense vigoureuse. Cependant nous pénétrâmes. L'ennemi avait sept cents hommes dans la redoute, et occupait toute la presqu'île avec trois mille six cents hommes. Nous attaquâmes avec six mille hommes et restâmes maîtres de la position, après avoir fait un grand massacre. Bonaparte me donna le commandement de l'artillerie de la redoute conquise. Chargé de l'armer contre la mer et de retourner l'artillerie qu'elle renfermait, nous eûmes à supporter pendant plusieurs heures le feu épouvantable de trois vaisseaux; en ouvrant dix embrasures, j'eus vingt hommes tués. À trois heures après midi, les vaisseaux s'éloignèrent, et nous restâmes paisibles possesseurs de notre conquête. Toutes les dispositions furent prises pour en garantir la conservation; mais ce succès, qui devait assurer très-prochainement le blocus effectif de Toulon, avait changé toutes les dispositions de l'ennemi; et, comme au même moment l'attaque de gauche avait enlevé la montagne du Pharon, en franchissant, par une espèce de prodige, un escarpement en apparence inaccessible, l'ennemi résolut d'évacuer la place en emmenant notre escadre, et après avoir détruit, autant que possible, nos établissements et les vaisseaux incapables de naviguer.

L'ennemi, craignant que le fort de Malbosquet, encore très-imparfait, ne fût enlevé comme la redoute de l'Aiguillette, l'évacua. Ce fort était occupé par des troupes espagnoles soutenues par des troupes napolitaines. Nous y entrâmes immédiatement, et ses pièces furent dirigées sur les malheureux habitants de Toulon, qui, entassés dans des barques chargées à couler bas, couvraient la rade et se hâtaient de fuir les dangers dont l'entrée prochaine de l'armée républicaine les menaçait. On pouvait voir, de cette position, le désordre, la confusion et la terreur dont ils étaient frappés; mais la nuit qui suivit offrit un spectacle encore plus sinistre, et cependant les jours suivants devaient être pires! Tout à coup l'air paraît embrasé, l'horizon est en feu, des magasins et des vaisseaux brûlent; à la lueur de cet incendie, on voit un désordre toujours croissant et une terreur plus grande que celle remarquée pendant le jour: tout fuit, tout se précipite; une explosion se fait entendre: c'est celle des vaisseaux embrasés et de deux poudrières; semblables à des volcans, elles jettent au loin des débris et remuent, pour ainsi dire, la terre jusque dans ses entrailles; des détonations se succèdent; la commotion est si forte, le bruit si prodigieux, qu'il se transmet jusqu'au sommet des Alpes, et le camp français des Fourches, croyant être attaqué, se réveille et court aux armes.

À ce bruit infernal, aux cris, aux lamentations retentissant dans les airs, succède le silence le plus lugubre. Les portes de la ville sont ouvertes, la population semble avoir disparu en entier, ce qui reste s'est caché et redoute la lumière. Quelques patriotes seulement, précédemment plongés dans les cachots du fort Lamalgue, ont recouvré la liberté et viennent au-devant des vainqueurs. Peut-être la joie, en présence de pareils désastres, offre-t-elle un spectacle plus horrible que la misère publique; les troupes se répandent dans les maisons; on pille, et le pillage est tout à la fois autorisé et consenti; car personne n'apporte de résistance ou ne laisse, pour ainsi dire, échapper aucune plainte. Après la prise de possession, on ordonne à tous les habitants de se réunir sur la place; les représentants s'y rendent; ils se font accompagner des prétendus patriotes opprimés: on demande à ceux-ci quels sont les ennemis de la République, et là, chacun indique ses ennemis personnels ou ses créanciers; ceux-ci sont saisis et à l'instant même mis à mort. Cet état de choses dura quelques jours; toutes les vengeances trouvèrent à se satisfaire. Bonaparte, devenu puissant, employa son crédit plusieurs fois avec succès pour sauver quelques victimes: il voyait ce spectacle avec horreur; il fut l'intermédiaire dont je me servis pour obtenir la vie de plusieurs malheureux qui s'adressèrent à moi. Sans doute beaucoup d'officiers de l'armée, mus par les mêmes sentiments, employèrent leurs sollicitations pour diminuer les massacres. Cependant plus de huit cents malheureux, appartenant aux restes d'une population déjà réduite des trois quarts, trouvèrent la mort et la subirent sans aucun jugement.

Je n'oublierai jamais deux faits qui peignent merveilleusement le désordre d'alors, et la manière dont on disposait de la vie des hommes. En entrant à Toulon, dès le point du jour, au milieu de ce silence morne, triste précurseur des maux dont cette malheureuse cité allait être accablée, nous nous arrêtâmes, un de mes camarades et moi, sur une place, et aussitôt un habitant, fort jeune, sortit de chez lui pour nous y offrir un logement, moyen, à ses yeux, d'avoir une sauvegarde. Nous acceptâmes. Je l'engageai à rester chez lui et à attendre dans le silence; il ne crut pas à mes conseils, voulut se montrer, et la journée ne s'était pas écoulée que son père apprit, en voyant ses habits sanglants, la mort de son fils. Il s'appelait Larmedieu.

Le lendemain de notre entrée, le domestique d'un officier du génie de l'armée suivait stupidement un détachement de malheureux marchant au supplice, pour être témoin de cet horrible spectacle. Tout à coup un soldat de l'escorte croit qu'il est un des condamnés qui s'évade; il le prend, malgré ses protestations et ses cris, et le force à entrer dans le groupe funeste; il allait périr, lorsqu'un camarade de son maître, appelé par une semblable curiosité, le reconnut et le réclama.

Après la prise de Toulon, Bonaparte, élevé au grade de général de brigade, fut chargé de l'armement des côtes de la Méditerranée, et du commandement en second de l'artillerie de l'armée d'Italie: un vieux général d'artillerie, nommé Dujard, était en possession du commandement en chef; malgré son peu de capacité, on ne voulut pas lui enlever le poste qu'il occupait; mais Bonaparte fut là comme il devait être partout; toute lutte de pouvoir, avec lui, devait cesser: à son apparition, il fallait se soumettre à son influence.

En peu de jours tout fut mis dans la plus grande activité, en peu de mois tout fut achevé, et la côte de Provence, depuis l'embouchure du Rhône jusqu'à Villefranche, devint une côte de fer. Je fus chargé de mettre d'abord en défense les îles d'Hyères, au moment de leur évacuation par les Anglais, et ensuite le golfe de Juan, où devaient, plus tard, se passer de si grands événements.

Des fourneaux à rougir les boulets furent construits dans toutes les batteries, et j'eus la charge d'en faire l'inspection et de faire connaître sur toute la côte, aux canonniers servant ces batteries, les précautions à prendre pour tirer à boulets rouges sans danger. Mon rang m'avait porté au grade de capitaine; mais ma compagnie était employée à l'armée des Pyrénées occidentales. Cette armée était obscure; on espérait, au contraire, agir offensivement sur la frontière d'Italie; je désirais, d'ailleurs, ne pas me séparer d'un homme qui me paraissait appelé à de grandes destinées, et un arrêté des représentants me retint à l'armée où j'étais depuis le siége de Toulon, pour cause d'utilité publique.

La reddition de Toulon ayant été prompte, et, pour mieux dire, inopinée, on devait supposer que les bâtiments en pleine mer, en route pour s'y rendre, y entreraient sans méfiance: en conséquence, afin de les tromper, et pendant une semaine, on laissa flotter le drapeau blanc sur tous les forts; une frégate et une douzaine de bâtiments marchands vinrent mouiller dans la rade sans se douter de rien: ces derniers furent pris, mais la frégate, qui déjà avait jeté l'ancre et qu'il fallait amarrer, sortit sous le feu de toutes les batteries, et s'échappa.

En nous rendant aux îles d'Hyères, nous nous emparâmes aussi d'un bâtiment chargé de rafraîchissements pour l'escadre anglaise: ce bâtiment était monté et servi par le propriétaire même et ses enfants, et ce malheureux perdit en un moment le fruit du travail de toute sa vie et l'espérance de sa famille; aussi rien ne peut exprimer son désespoir. J'eus ma part de toutes ces prises; malgré ces avantages, je ne fus pas moins frappé de la barbarie de cette législation qui a créé pour la mer le droit monstrueux de dépouiller le négociant paisible: en considérant les choses du côté de l'équité et de la morale, quelle différence y a-t-il entre le bâtiment de guerre qui s'empare d'un vaisseau de commerce, et le détachement de hussards arrêtant un roulier sur la grande route? Il est vrai, pour ce dernier, que c'est la guerre qui vient le chercher, tandis que pour l'autre il s'est exposé volontairement aux maux dont il est frappé, et la politique, fondée sur les besoins des sociétés, a conservé ce droit, afin de donner le moyen de frapper, dans leurs plus chers intérêts, les nations maritimes, sans cela hors d'atteinte de leurs ennemis.

Quoique l'armée rassemblée à Toulon fût en grande partie envoyée aux Pyrénées orientales, l'armée d'Italie reçut aussi des renforts. On voulut agir offensivement sur cette frontière. La France avait des griefs fondés contre le gouvernement génois. Celui-ci avait laissé prendre dans son port la frégate la Modeste par les Anglais, et nous étions en droit d'exiger une réparation. L'occupation de la rivière du Ponent étant d'ailleurs nécessaire à nos opérations, il nous fut facile d'obliger les Génois à y consentir. On voulait ainsi isoler les Autrichiens et les Piémontais des Anglais, en les séparant de la côte, et leur ôtant les villes d'Oneille et de Loano, par lesquelles ils communiquaient. Les Génois, après une protestation de simple forme, nous laissèrent entrer, et les forts de Vintimille baissèrent leurs ponts-levis. Nous fûmes reçus avec une espèce de magnificence par le gouvernement génois; elle contrastait singulièrement avec notre pauvreté, avec nos formes; mais nous étions jeunes, et cet avantage était préférable à l'éclat dont nous étions éblouis alors, et à celui dont nous avons depuis été entourés.

Nous marchâmes sur trois colonnes; la première, remontant la Nerva par Dolce-Aqua, se porta sur les hauteurs de Tanaro; la deuxième, partant de Bordiguiers et de San Remo, remonta la Tagyra, et la troisième marcha par Port-Maurice et Oneille.

Je fus envoyé en reconnaissance sur Oneille, où nous entrâmes le 20 germinal (9 avril 1794) sans coup férir; il en fut de même à Loano. La division Masséna, après avoir battu l'ennemi à Ponte di Novo sur le Tanaro, s'était emparée d'Ormea, et, prenant les montagnes à revers, elle devint maîtresse du col de Tende et tourna Saorgio, dont le fort se rendit.

Cette opération, dont Bonaparte eut l'idée, qu'il dirigea par l'action qu'il exerçait sur les représentants du peuple, fut terminée en moins de quinze jours, et l'armée eut ainsi une large base d'opérations, soit pour entrer en Piémont, soit pour agir contre Gênes. Nous occupâmes les sommets des Alpes au col de Tende, et notre ligne continua jusqu'à Loano, en passant par Garessio, Saint-Bernard et Balestrino. Après cette opération, on s'arrêta, et l'on revint à Nice, dont au surplus n'était pas sorti le général en chef, Dumerbion, vieillard infirme et peu capable.

Le général Bonaparte, qui, à tout prix, voulait faire sortir l'armée d'Italie de son apathique repos, parla aux représentants de la nécessité d'obtenir une réparation complète du gouvernement génois, et au besoin de la facilité de s'emparer de la ville, si cette réparation était refusée. Il se fit donner une mission pour s'y rendre. Cette mission avait pour objet apparent d'entamer des négociations et de se procurer des approvisionnements; mais en réalité le but était de connaître les lieux et d'apprécier les obstacles que pouvait rencontrer un coup de main sur cette ville.

Trois officiers l'accompagnèrent, et je fus du nombre. Je reçus l'ordre de voir la place avec autant de détail que possible, sans me compromettre, de prendre des renseignements sur la force des troupes, sur leur manière de servir, sur le matériel dont elles pouvaient disposer. Il n'y avait presque aucune précaution de prise contre une attaque; à peine quelques pièces de canon étaient-elles en batterie pour défendre le port, et je ne doute pas le moins du monde que, si les circonstances l'eussent rendu nécessaire, nous ne nous fussions emparés de Gênes et par la surprise et par la terreur que nous aurions inspirée. Nous trouvâmes à Gênes un M. Villars, ministre de France; nous y restâmes cinq jours, et, après avoir pris et reçu tous les renseignements que nous étions venus chercher, nous rentrâmes à Nice.

Pendant le récit auquel je viens de me livrer, je n'ai point parlé de la situation intérieure de la France, époque de la grande terreur; jamais elle n'avait été aussi déplorable. Ma présence à l'armée n'avait pas préservé ma famille de la persécution générale: plusieurs de mes parents avaient émigré; les autres, et en particulier mon père et mon oncle, arrêtés, gémissaient dans le château de Dijon. De sages précautions ordonnées par mon père m'empêchèrent de l'apprendre; car il redoutait beaucoup l'influence que pouvait avoir sur ma conduite cette triste nouvelle. Mais, si le déchaînement des basses classes et le gouvernement de la populace faisaient naître chaque jour dans l'intérieur des scènes de désolation, si le sang ruisselait partout sur les échafauds, si les armées du Nord même n'étaient pas à l'abri de ces moyens de terreur employés par le pouvoir, l'armée d'Italie de cette époque respirait en liberté. Excepté les massacres de Toulon, dont j'ai rendu compte, aucun acte arbitraire, aucune destitution même n'eut lieu, à ma connaissance, pendant les six mois qui s'écoulèrent jusqu'au 9 thermidor: espèce de phénomène que la vérité oblige de reconnaître pour l'ouvrage du général Bonaparte, qui employa utilement, et avec un grand succès, son influence sur l'esprit des représentants. Éloigné par caractère de tous les excès, il avait pris les couleurs de la Révolution sans aucun goût, mais uniquement par calcul et par ambition. Son instinct supérieur lui faisait dès ce moment entrevoir les combinaisons qui pourraient lui ouvrir le chemin de la fortune et du pouvoir; son esprit, naturellement profond, avait déjà acquis une grande maturité. Plus que son âge ne semblait le comporter il avait fait une grande étude du coeur humain: cette science est d'ailleurs, pour ainsi dire, l'apanage des peuples à demi barbares, où les familles sont dans un état constant de guerre entre elles; et, à ces titres, tous les Corses la possèdent. Le besoin de conservation, éprouvé dès l'enfance, développe dans l'homme un génie particulier: un Français, un Allemand et un Anglais seront toujours très-inférieurs sous ce rapport, toutes choses égales d'ailleurs en facultés, à un Corse, un Albanais ou un Grec, et il est bien permis de faire entrer encore en ligne de compte l'imagination, l'esprit vif et la finesse innée qui appartiennent comme de droit aux Méridionaux, que j'appellerai les enfants du soleil. Ce principe, qui féconde tout et met tout en mouvement dans la nature, donne aux hommes venus sous son influence particulière un cachet que rien ne peut effacer. Il faut dire aussi que Bonaparte, en employant son crédit à garantir les généraux et les officiers de l'armée d'Italie des horreurs dont ailleurs ils étaient les victimes, trouva à exercer son empire sur des hommes qui n'étaient pas sanguinaires, et qui même avaient des moeurs assez douces: le nom de l'un d'eux, Robespierre le jeune, effrayait, mais il effrayait à tort; car, dans le temps des massacres, on lui dut beaucoup: il était simple et même raisonnable d'opinion, au moins par comparaison avec les folies de l'époque, et blâmait hautement tous les actes atroces dont les récits nous étaient faits. Il ne voyait et ne jugeait que par Bonaparte; sans doute celui-ci avait vu d'abord en lui l'élément de sa grandeur future. Salicetti et un nommé Ricors étaient les deux autres représentants.

Le 9 thermidor arrivé et Robespierre renversé, la France est soulagée de la tyrannie; mais une réaction va avoir lieu, car, dans ces temps d'exécrable mémoire, on ne sort d'un excès que pour tomber dans un autre. Tout ce qui avait paru en rapport avec le parti écrasé doit trembler: Robespierre le jeune ayant, par un sentiment de fausse générosité, suivi volontairement la destinée de son frère, Bonaparte, en raison de ses liaisons avec lui, fut considéré comme criminel par les vainqueurs, et les nouveaux représentants, parmi lesquels Albitte, arrivés à l'armée d'Italie, le suspendirent de ses fonctions, ordonnèrent son arrestation et son envoi à Paris. Provisoirement mis sous la garde de trois gendarmes par considération pour ses services et par respect pour l'opinion établie sur son compte, il fut décidé qu'il resterait ainsi jusqu'à son départ: mais le départ, c'était la mort, et nous étions bien décidés à l'empêcher.

Parmi les accusations dirigées contre lui, on fit valoir son voyage à Gênes: il se justifia bientôt en en faisant connaître l'objet et en donnant la preuve que ce voyage lui avait été ordonné. Il remua ciel et terre: Salicetti lui fut favorable et contribua à le sauver. Après huit ou dix jours d'angoisses, il fut mis en liberté et rendu à ses fonctions. Son envoi à Paris ayant été très-probable, nous étions décidés à l'empêcher à tout prix, vu ses conséquences infaillibles. À l'instant où le départ serait ordonné, nous devions, Junot, son aide de camp, moi et un nommé Talin, tuer les gendarmes s'ils faisaient résistance, et nous rendre dans le pays de Gênes avec lui. Toutes les dispositions étaient prises, mais l'exécution de ce projet ne fut pas nécessaire. En m'occupant de ces arrangements, j'étais frappé de ce caprice du sort qui nous faisait regarder comme notre asile et notre seul moyen de salut ce même lieu dont l'hospitalité avait été employée par nous, il y avait bien peu de temps, à tramer sa propre ruine.

Il n'est pas sans intérêt de faire connaître comment Bonaparte jugea la chute de Robespierre. Il la regarda comme un malheur pour la France, non assurément qu'il fût partisan du système suivi (sa mémoire est au-dessus de pareille accusation et je crois l'avoir justifiée d'avance), mais parce qu'il supposait le moment d'en changer imminent: l'isolement de Robespierre, qui depuis quinze jours s'absentait du comité de sûreté générale, en était à ses yeux l'indication. Il m'a dit à moi-même ces propres paroles: «Si Robespierre fût resté au pouvoir, il aurait modifié sa marche: il eût rétabli l'ordre et le règne des lois; on serait arrivé à ce résultat sans secousses, parce qu'on y serait venu par le pouvoir; on prétend y marcher par une révolution, et cette révolution en amènera beaucoup d'autres.»

Sa prédiction s'est vérifiée: les massacres du Midi, exécutés immédiatement au chant du Réveil du Peuple, l'hymne de cette époque, étaient aussi odieux, aussi atroces, aussi affreux que tout ce qui les avait devancés.

Le général Bonaparte, rentré en fonctions, chercha à retrouver son influence; mais, pour y arriver, il fallait de l'activité: c'était à la besogne que se déployait sa supériorité. Dans le repos, dans le calme, chacun est l'égal de son voisin; et souvent l'homme dépourvu de toute espèce de mérite a les plus hautes prétentions, et même plus de chances de fortune. Mais aussi avec quel empressement, quand une crise arrive, et la guerre ne se compose que de crises, l'amour-propre se tait devant l'intérêt de la conservation! Les hommes ayant la conscience de leur force et de leur capacité doivent donc ardemment désirer de voir naître les occasions de mettre en valeur leur mérite et d'acquérir les moyens de s'emparer de la position dont ils sont dignes, et que la médiocrité, hors le moment de la nécessité, leur refusera toujours plus qu'à tout autre.

Le général Bonaparte, désirant à tout prix commencer une véritable campagne de guerre, proposa de pénétrer en Piémont par le point le plus bas des Apennins, le point où cette chaîne se rattache à celle des Alpes, par Carcare. On fit cette tentative: on pénétra jusqu'au bourg de Cairo, où l'on battit l'ennemi le cinquième jour complémentaire de l'an III (21 septembre 1794); mais le représentant du peuple Albitte s'effraya: ce mouvement offensif était au-dessus de sa compréhension; il lui parut compromettre sa sûreté personnelle, et les intérêts d'une vie si précieuse nous ramenèrent sur Savone et sur Vado. C'est précisément par ce même débouché que s'est ouverte l'immortelle campagne de 1796. Nous fîmes seulement alors, pour ainsi dire, l'esquisse de ce premier mouvement.

Mais le général Bonaparte ne pouvait pas si facilement renoncer à l'espoir d'agir. Il conçut alors l'idée assez étrange d'une expédition maritime destinée contre la Toscane, et vingt-cinq mille hommes furent embarqués sous les ordres du général Mouret, homme tout à fait incapable. Depuis, je l'ai vu à la tête d'une demi-brigade de vétérans, et ce poste était bien plus en rapport avec ses facultés qu'un pareil commandement. Le général Bonaparte commandait l'artillerie de cette expédition, dont je faisais partie, étant chargé de la direction d'un petit équipage de pont. Nous nous embarquâmes sur des vaisseaux de transport, et l'état-major de l'artillerie, auquel j'appartenais, était placé sur le brick l'Amitié.

Très-heureusement on crut prudent de subordonner la sortie du convoi portant la plus grande partie des troupes à la bataille navale que devait gagner l'escadre pour ouvrir le chemin. L'escadre sortit, et nous restâmes. L'amiral Martin rencontra les Anglais dans les eaux de Gênes. Un combat s'engagea; deux vaisseaux français, le Ça ira et le Censeur, tombèrent au pouvoir de l'ennemi. L'escadre se réfugia au golfe de Juan, et nous débarquâmes, à notre grande satisfaction, car personne n'augurait bien de l'entreprise.

Ici commence un nouvel ordre de choses pour le général Bonaparte. Il était brusquement sorti de l'obscurité; son existence avait grandi avec une extrême rapidité; la fortune paraissait caresser son avenir, et tout à coup elle l'abandonne. Nous allons le voir arrêté dans sa carrière, contrarié dans toutes ses combinaisons et déçu dans ses espérances; mais ces déceptions ne seront qu'un calcul de la fortune, le menant, par des voies détournées, à la grandeur et à la puissance, car c'était l'y faire arriver que de le mettre en présence des occasions favorables. L'avenir est tellement caché aux yeux des faibles mortels, nos prévisions sont si fréquemment en défaut, que souvent la réalisation de nos voeux les plus chers est la cause de notre perte, tandis que les contrariétés apparentes nous amènent plus tard à la plus grande prospérité. Beaucoup d'officiers corses servaient à l'armée d'Italie; elle en était, pour ainsi dire, inondée. Les Corses sont belliqueux; leur pays était voisin; la prise de possession de Bastia par les Anglais avait rejeté en France tout ce qui tenait à la Révolution, et la présence d'un représentant corse à l'armée les y avait attirés. Le gouvernement y trouva des inconvénients, et résolut de les disperser en les répartissant dans les différentes armées. Par suite de cette mesure, le général Bonaparte reçut la mission d'aller commander l'artillerie de l'armée de l'Ouest, en conséquence d'un travail fait et arrêté sur le rapport d'un membre du comité de salut public, Dubois de Crancé. Cette disposition parut un coup funeste au général Bonaparte, et chacun en porta le même jugement. Il quittait une armée en présence des étrangers pour aller servir dans une armée employée dans les discordes civiles. On pouvait espérer raisonnablement que la première serait appelée à frapper de grands coups, à faire des entreprises importantes et glorieuses; dans l'autre, aucune perspective brillante n'était offerte: des services obscurs, pénibles, quelquefois déchirants, étaient la seule chose à prévoir. Il avait fait sa réputation par ses actions; mais ses actions n'avaient pas encore assez d'éclat pour faire arriver sa renommée hors de l'enceinte de l'armée où il avait servi; et, si son nom était prononcé de Marseille à Gênes avec estime et considération, il était inconnu à Paris et même à Lyon. Ce changement de destination devait donc lui paraître une véritable fatalité, et il ne s'y soumit qu'avec le plus vif regret. J'étais resté à l'armée d'Italie par attachement pour lui; je l'admirais profondément; je le trouvais si supérieur à tout ce que j'avais déjà rencontré en ma vie, ses conversations intimes étaient si profondes et avaient tant de charmes, il y avait tant d'avenir dans son esprit, que je ne me consolais pas de son départ prochain. Mon poste naturel était à l'armée des Pyrénées occidentales, où servait ma compagnie; j'avais été retenu à l'armée d'Italie extraordinairement, sur sa demande; il me paraissait tout simple de le suivre; il me le proposa, et, sans aucun titre régulier, sans autre ordre que le sien, je me décidai à l'accompagner. Nous convînmes qu'il se reposerait dans son voyage, en s'arrêtant quelques jours dans ma famille. Je l'y précédai, et il fut reçu avec empressement et admiration par mon père et ma mère, auxquels j'avais déjà communiqué les sentiments qui m'animaient.

Je passai quatre jours à Châtillon, et je partis avec lui pour Paris. Ce retard de quatre jours sembla lui avoir été funeste: la veille de son arrivée, un nouveau travail avait été signé, et ce travail l'excluait du service de l'artillerie. Un nommé Aubry, membre du comité de salut public, ancien officier d'artillerie, rempli de passion contre les jeunes officiers de son arme, avait blâmé l'avancement de Bonaparte. Chargé de revoir le travail de Dubois de Crancé, travail ancien déjà de trois mois, il avait rayé Bonaparte du tableau du corps. De tout temps il y a eu dans l'artillerie de grandes difficultés à un avancement extraordinaire, et rien encore n'avait motivé la nécessité de s'écarter de l'usage. Si les circonstances avaient paru expliquer la fortune de Bonaparte, elles n'étaient guère appréciées à une aussi grande distance du théâtre des événements, et un homme comme Aubry, qui n'avait pas fait la guerre, ne pouvait pas les comprendre. Au contraire, il devait apporter et il apporta dans cette affaire les passions résultant de l'âge et des préjugés. Aubry fut donc sourd aux représentations, et repoussa impitoyablement les réclamations de Bonaparte, appuyées par tous ceux qui l'avaient vu à l'armée. Ces démarches, faites cependant avec toute l'activité de son esprit, toute l'énergie de son caractère, n'obtinrent aucun succès.

Nous voilà donc à Paris tous les trois: Bonaparte sans emploi, moi sans autorisation régulière, et Junot attaché comme aide de camp à un général dont on ne voulait pas se servir, logés à l'hôtel de la Liberté, rue des Fossés-Montmartre; passant notre vie au Palais-Royal et aux spectacles, ayant fort peu d'argent et point d'avenir. À cette époque, nous trouvâmes à Paris Bourrienne; il avait connu Bonaparte à l'école militaire de Brienne, et se lia avec nous.

Certes, Bonaparte pouvait se confirmer dans l'idée d'être persécuté par la fortune, et cependant il approchait à son insu des grandeurs. On offrit à Bonaparte de l'employer dans la ligne, c'est-à-dire de lui donner le commandement d'une brigade d'infanterie, et il refusa avec dédain cet emploi. Ceux qui n'ont pas servi dans l'artillerie ne peuvent pas deviner l'espèce de dédain qu'avaient autrefois les officiers d'artillerie pour le service de la ligne; il semblait qu'en acceptant un commandement d'infanterie ou de cavalerie, c'était déchoir. L'esprit de corps doit rehausser à nos yeux notre métier, mais encore faut-il mettre quelque discernement et quelque justice dans ses jugements. De longues guerres et des exemples de grandes fortunes militaires, commencées dans l'artillerie et terminées à la tête des troupes, ont pu seuls modifier l'opinion du corps à cet égard. J'ai été, comme un autre, subjugué pendant quelque temps par ce préjugé; mais je ne puis encore comprendre que Bonaparte, avec son esprit supérieur, une ambition si vaste, une manière si remarquable de lire dans l'avenir, y ait été soumis un seul moment. La carrière de l'artillerie est nécessairement bornée: ce service, toujours secondaire, a beaucoup d'éclat dans les grades subalternes, mais l'importance relative de l'individu diminue à mesure qu'il s'élève. Le grade brillant d'artillerie est celui de capitaine: aucune comparaison à faire entre l'importance d'un capitaine d'artillerie et d'un capitaine de toute autre arme. Mais un colonel d'artillerie est peu de chose à l'armée, comparé à un colonel commandant un beau régiment d'infanterie ou de cavalerie, et le général d'artillerie de l'armée n'est que le très-humble serviteur du général commandant une simple division.

Bonaparte, encore sous l'empire des préjugés de son éducation, refusa donc formellement le commandement offert. Résolu à attendre, il eut l'étrange velléité d'essayer une nouvelle carrière, à laquelle assurément il n'était pas propre. Quelques spéculations, faites par l'entremise et le concours de Bourrienne, lui firent perdre en peu de moments le peu d'assignats qu'il avait rapportés de l'armée. Ce Bourrienne, dont j'aurai l'occasion de parler plus tard, avait une très-grande capacité, mais il est un exemple frappant de cette grande vérité: que les passions nous conseillent habituellement fort mal. En nous inspirant une ardeur immodérée pour atteindre un but déterminé, elles nous le font souvent manquer. Bourrienne aimait immodérément l'argent; avec ses talents et sa position auprès de Bonaparte, à l'aurore de sa grandeur, avec la confiance de celui-ci et la bienveillance véritable qu'il lui portait, en quelques années il serait arrivé à tout, et comme fortune et comme position sociale; mais son avide impatience a étouffé son existence au moment où elle pouvait se développer et grandir.

Toutefois le commerce n'était pas mon fait, et, quand je vis Bonaparte renoncer à servir, je lui demandai la permission de retourner à l'armée. L'armée française du Rhin occupait des lignes devant Mayence, et l'on parlait de faire le siége de cette forteresse. C'était une grande école pour un jeune officier d'artillerie, et mon ambition fut d'y être employé. En ce moment les affaires de l'artillerie étaient entre les mains de Lacombe Saint-Michel. Le général Dulauloy, homme fort à la mode, aimable et obligeant, était son favori; j'allai lui présenter ma requête. «Comment, me dit-il, vous demandez d'aller à l'armée quand chacun sollicite d'en revenir? Je sais mieux ce qu'il vous faut, j'ai votre affaire; on va établir une fonderie de canons à Moulins, je vous y ferai employer.

«--Je vous rends grâce, mon général, lui répondis-je, de votre intérêt et de vos bontés; mais permettez-moi d'insister: quand la paix sera venue, j'aurai tout le temps de voir fondre des canons; il faut à présent apprendre à m'en servir, et mon intention, comme mon espérance, est de faire la guerre tant qu'elle durera.»

Il y avait à cette époque beaucoup de dégoût, et, la ferveur que je montrais étant peu commune, mes désirs furent bientôt satisfaits: on me donna des lettres de service pour être employé au corps devant Mayence. Je fis mes petits équipages, et, comme j'ai toujours eu une manière de magnificence, j'achetai une jolie chaise de poste, un bel équipage de cheval, de très-bonnes cartes, et tout ce qu'il me fallait pour paraître convenablement sur le nouveau théâtre où je me rendais; mes finances avaient pu pourvoir à tout, et il me restait, en partant de Paris, des assignats en abondance, et une réserve de dix louis en or qui composait ma véritable richesse.

Le général Bonaparte, en approuvant ce parti, me tint à peu près le langage suivant: «Vous avez raison de quitter Paris pour aller à l'armée; vous avez de l'expérience à acquérir, des grades à mériter, votre fortune militaire à faire. Moi, je suis momentanément arrêté dans ma carrière, mais les obstacles ne seront pas, je l'espère, de longue durée; un emploi obscur dans la ligne me ferait déchoir; il faut que des circonstances plus favorables se présentent pour que je reparaisse sur la scène d'une manière plus digne et plus convenable, et nous nous retrouverons plus tard: ainsi grandissez en capacité, ce sera au profit de notre avenir commun.»

Il me chargea d'emmener avec moi son frère Louis, et de le déposer à Châlons en le recommandant à mes anciens professeurs de l'école d'artillerie et à plusieurs des chefs, sous lesquels j'avais servi, qui s'y trouvaient encore. Louis avait toujours dû entrer dans l'artillerie, il allait à Châlons pour compléter ses études et subir ses examens: les événements qui survinrent bientôt et la grandeur de son frère le rappelèrent peu de mois après à Paris.

Je voyageai comme une espèce de seigneur. J'avais un domestique venu avec moi du camp de Tournoux, et je cheminais gaiement, car mes voeux les plus chers s'accomplissaient; j'allais enfin à la véritable guerre. Tout ce que j'avais vu jusque-là, excepté une action devant Toulon, était si peu de chose! Mes assignats pourvoyaient en route à mes besoins; il me semblait posséder un trésor inépuisable; mais mon illusion ne devait pas être de longue durée. Arrivé à la poste la plus voisine de Metz, à Gravellotte, le maître de poste me déclara que les assignats n'avaient plus cours, et que je devais payer mes chevaux en argent: terrible contre-temps sans doute; mais il fallut se soumettre à cette décision et entamer ma réserve de dix louis.

En arrivant à Strasbourg, où je ne connaissais personne, mon trésor était réduit à trente-six francs. Je me fis descendre à la meilleure auberge; comme moyen de crédit, je me hâtai de me défaire du superflu de mon équipage, ce qui augmenta un peu mes ressources, et de me mettre en route pour me rendre dans les lignes de Mayence. Il ne m'en a jamais coûté, dans tout le cours de ma vie, pour réduire mon existence au niveau de mes moyens; si j'ai quelquefois été très-magnifique, c'était moins par goût que par devoir, et je croyais servir mieux ainsi les intérêts dont j'étais chargé: parmi les hommes parvenus à une position élevée, je suis certainement un de ceux qui ont le moins de besoins personnels. Le général de division Dorsner, commandant l'artillerie de l'armée, m'accueillit avec intérêt et bonté, et me fit prêter deux chevaux d'artillerie pour me conduire à Mayence; une feuille de route assura ma subsistance par la distribution journalière de mes rations, et je partis pour le quartier général d'Ober-Ingelheim. La veille du jour où je le rejoignis, j'étais couché dans un moulin, et, par économie, je portais en route mon plus vieil habit; mon fidèle Joseph, couché dans ma voiture, gardait mes équipages, mais un sommeil trop profond l'empêcha de remplir sa consigne: des voleurs, au milieu de la nuit, enlevèrent la vache de ma voiture et me dépouillèrent complétement. Je perdis ainsi tout ce que je possédais au moment où j'allais en avoir le plus besoin: c'était échouer au port.

L'armée, devant Mayence, était composée de trois divisions: celle de droite, commandée par le général Courtot, avait son quartier général à Oppenheim; celle du centre, par le général Gouvion Saint-Cyr, à la Maison de chasse; et celle de gauche, par le général Renaud, à Feintheim: le général de division Schâll commandait le corps d'armée. Ancien officier du régiment de Nassau, homme de détail, il ne manquait pas d'esprit; mais il n'avait aucune des qualités nécessaires au commandement en chef. Le génie était sous les ordres du colonel Chasseloup-Laubat, dont j'aurai souvent l'occasion de parler dans ces Mémoires: cet officier est, sans contredit, l'ingénieur de la grande époque où j'ai vécu, car il a exécuté les plus importants et les plus grands travaux faits pendant l'Empire. Enfin l'artillerie était commandée par le général Dieudé: celui-ci était une espèce de nain, haut de quatre pieds environ, d'une laideur repoussante, et le plus ridicule personnage que j'aie jamais rencontré; je fus chargé de remplir près de lui les fonctions de chef de l'état-major.

L'armée du Rhin, en venant se poster devant Mayence à la fin de la dernière campagne, dut nécessairement s'y retrancher; il eût été plus sage de prendre une position assez éloignée pour éviter toute surprise; l'armée aurait pu être pourvue convenablement et y rester en sûreté sans être écrasée de service. La position sur la Pfrim et sur la Nahe semblait être indiquée. Ces positions, les seules à prendre, couvraient à la fois le Hundsruck et le Palatinat; mais on crut imposer à l'ennemi en se mettant presque à portée de canon de Mayence, comme si une circonvallation semblable ne devait pas être ajournée au moment d'un siège, et comme si le siège de Mayence pouvait être raisonnablement entrepris avant d'avoir passé le Rhin et bloqué Castel. Mais l'ignorance qui présidait à toutes les opérations de cette époque en avait autrement ordonné, et Mayence avait été bridée par des travaux immenses, les plus grands de cette espèce exécutés dans les temps modernes, et dont le développement était de plus de trois lieues; portion en retranchements continus couverts par des ouvrages avancés, et portion en ouvrages détachés; ceux de Montbach, à la gauche, étaient de la nature de ces derniers et se composaient d'ouvrages placés en échiquier. Ces lignes étaient précédées, dans toute leur étendue, de trente-six mille trous de loup; plus de deux cents pièces de canon les armaient, mais très-peu de ces pièces étaient attelées. Toutes les espérances de l'armée étaient dans les succès de l'armée de Sambre-et-Meuse, occupant le bas Rhin depuis Neuwied jusqu'à Cologne et Düsseldorf, et destinée à franchir ce fleuve. Le passage s'effectua de vive force, grâce à la vigueur du général Kléber, et Dusseldorf tomba entre nos mains. L'armée autrichienne évacua les montagnes de la Vétéravie et se porta en Franconie; l'armée française la suivit et jeta un fort détachement sur Castel pour bloquer Mayence sur la rive droite. L'arrivée de ces troupes fut un grand objet de joie pour nous; elle offrait un magnifique spectacle du haut de Sainte-Croix, d'où nous pûmes en jouir.

C'était le signal du commencement de nos travaux. Un équipage de siége, préparé sur les derrières de l'armée à Alzey, fut mis en mouvement. En attendant le commencement d'un siége régulier, on improvisa un bombardement avec des obusiers, et je fus chargé, avec vingt-quatre obusiers de campagne, de venir insulter la ville. J'avais reconnu un pli de terrain où l'on pouvait se loger au-dessous de la redoute dite de Merlin: une nuit fut employée à cette opération. Un millier d'obus fut jeté sans produire aucun effet; un léger incendie signala seulement nos impuissants efforts. Le moment semblait approcher où nos entreprises acquerraient un caractère plus sérieux; mais les succès de l'armée de Sambre-et-Meuse ne devaient pas être de longue durée. Cette armée avait proposition sur le Mein et sur la Nidda, sa gauche appuyée à la ligne de neutralité garantie par les Prussiens. Pendant ce temps, Manheim était tombé en notre pouvoir; un ridicule mouvement offensif, exécuté sur Heidelberg avec une faible partie de l'armée du Rhin, avait amené un revers; si trente mille hommes de cette armée l'eussent exécuté avec ensemble, la jonction des deux armées devenait facile, l'armée de Sambre-et-Meuse eût pu passer le Mein sans obstacle, et cette jonction nous rendait maîtres de la campagne. Une grande partie des échelons de l'armée de Sambre-et-Meuse aurait dû être rappelée; cette armée, en prenant sa ligne d'opération un peu au-dessus de Mayence, l'aurait beaucoup raccourcie et rendue très-sûre, et les deux armées réunies auraient sans doute repoussé l'armée de Clerfayt et de Wurmser jusqu'en Franconie et au delà des montagnes de la forêt Noire: au lieu de cela, on resta stupidement divisé; tandis que l'ennemi, après avoir réuni ses forces et violé la ligne de neutralité, tourna la gauche de l'armée de Sambre-et-Meuse et la força à une retraite si précipitée, qu'une portion des troupes placées devant Castel ne put la rejoindre et dut passer le Rhin par le pont volant de communication construit au-dessous de Mayence, en arrière des ouvrages de Montbach. L'armée de Sambre-et-Meuse se retira en partie sur Neuwied, où elle repassa le Rhin, et en partie sur la Lahn. Dès lors le siége de Mayence devenait impossible, et on y renonça. L'équipage d'artillerie de siége, amené à grand'peine, fut renvoyé de même.

Mais ensuite revenait la question de savoir s'il était possible de garder pendant l'hiver les lignes de Mayence, et si les souffrances des troupes et leur misère ne forceraient pas à les évacuer. S'il en était ainsi, il était sage de s'y préparer de bonne heure, d'en retirer d'avance un matériel considérable non attelé, qu'un mouvement prompt et forcé livrerait à l'ennemi. Un officier fut envoyé auprès du général Pichegru pour lui faire toutes ces représentations; le général y fit droit et ordonna l'évacuation de l'artillerie: le transport commencé fut interrompu; puis arriva l'ordre de ramener la partie déjà enlevée. Ces divers mouvements achevèrent d'exténuer le petit nombre de chevaux d'artillerie qui nous restait; enfin, le lendemain du jour où la dernière pièce de canon avait été remise dans les lignes, une attaque générale de l'ennemi nous en chassa. Ce combat fut court, l'ennemi dut son succès moins à son courage qu'au dégoût de l'armée, à la résolution où étaient les soldats de ne pas passer un second hiver devant Mayence, après avoir tant souffert pendant la durée du premier, et le combat ne fut qu'une déroute volontaire. Effectivement, le 7 brumaire (29 octobre 1795), à sept heures du matin, la nouvelle arriva à Ober-lngelheim que l'ennemi était sorti de Mayence et attaquait les lignes dans tous leurs développements. En un moment j'étais à cheval et lancé au galop pour me rendre au centre des lignes, partie la plus rapprochée; mais, quelque diligence que j'eusse faite, il était trop tard: arrivé près du village de Feintheim, je vis toute l'armée à la débandade, chaque corps se retirant pour son propre compte, et sans accord ni ensemble. J'étais au milieu d'un régiment de grosse cavalerie qui fuyait; je le ralliai; mais, m'étant trouvé bientôt à la queue, je fus enveloppé par des hussards autrichiens; je me défendis un moment contre trois d'entre eux, et je fus délivré de ce combat inégal, où j'allais succomber, par un trompette du régiment que j'avais rallié. Nulle part on ne tint. Le centre seul, commandé par Gouvion Saint-Cyr, se retira avec ordre et couvrit la retraite de la gauche; tout le matériel non attelé fut abandonné à l'ennemi. Il ne me resta autre chose à faire qu'à présider à la destruction des pièces et approvisionnements d'artillerie qui allaient encore tomber au pouvoir de l'ennemi: je parvins en partie à l'exécuter, et je suivis, avec le général Dieudé, le mouvement de l'armée, dont la masse se réunit sur la rive droite de la Pfrim.

La déroute de l'armée avait commencé par la droite des lignes; un intervalle de quelques centaines de toises restait ouvert entre les lignes et le Rhin: cette faute n'aurait eu aucune conséquence si un général capable et des troupes suffisantes et convenablement disposées eussent été chargés de défendre cette partie de la position. En effet, un corps, après avoir pénétré par cette trouée, aurait dû être détruit par la moindre réserve qui l'aurait pris en flanc, tandis que les lignes auraient été conservées; mais rien n'avait été prévu, et la terreur se mit dans les esprits à l'apparition de l'ennemi sur ce point: elle fut augmentée par la présence de quatre ou cinq cents hommes qui passèrent le Rhin et se portèrent sur la rive gauche en arrière des lignes. Cependant les premières attaques directes avaient été repoussées, et les ennemis, ayant perdu du monde en face de nos retranchements, s'étaient d'abord repliés. Au moment où la droite fut tournée et où nos troupes évacuaient leurs positions, la raison et le bon sens devaient leur faire faire un changement de front en arrière à droite pour se replier sur le centre, qui les aurait soutenues; mais tout le monde perdit la tête: généraux et officiers, chacun opéra pour son propre compte, sans s'occuper ni de couvrir le reste de l'armée, ni de recevoir aucun appui. La division Courtot se rendit d'une traite à Kircheim-Poland, au pied des Vosges, et, par un chassé-croisé, se trouva être à la gauche de l'armée au lieu d'être à sa droite, et à douze lieues en arrière.

Le centre, commandé par Gouvion Saint-Cyr, exécuta ce que la division Courtot aurait dû faire, rappela sa droite, se présenta parallèlement à l'ennemi, se retira en bon ordre, fit sa retraite lentement, sans être entamé, et couvrit ainsi la gauche, sans cela fort compromise, et le surlendemain prit position sur la Pfrim, après être entré en communication avec la division qui bordait le Rhin vers Oppenheim, et vint se réunir à lui.

L'ennemi trouva dans les lignes cent quatre-vingts pièces de canon et sept cents voitures d'artillerie: tout ce matériel tomba en son pouvoir. Étonné de ses succès, il mit peu d'activité à en profiter; il passa onze jours à contempler ses trophées. S'il eût suivi immédiatement l'armée française, il l'aurait trouvée sans organisation, sans artillerie, sans moyens de résistance, et, pour tout dire en un mot, dans la plus grande confusion. Le 19 brumaire seulement (10 novembre) le général Clerfayt arriva pour nous combattre.

Pendant l'hiver précédent, et tandis que l'armée prenait poste devant Mayence, elle s'était aussi présentée devant la tête du pont de Manheim, ouvrage régulier devant lequel on avait ouvert la tranchée, et que l'ennemi, après un simulacre de défense, avait évacué. Lorsque l'armée de Sambre-et-Meuse eut opéré plus tard son passage et fait des mouvements offensifs, on avait jeté des bombes dans Manheim, et cette ville avait ouvert ses portes.

J'ignore les combinaisons qui en donnèrent si facilement la possession, car Manheim était fortifié.

Le général Pichegru, soit par incapacité, soit dans l'intention de faire manquer la campagne, avait laissé dans le haut Rhin une grande partie de son armée avec le général Desaix; il la rappela cependant quand les opérations furent commencées, mais si tard, qu'elle ne put arriver à temps pour concourir au mouvement sur Heidelberg, mouvement très-important pour préparer la jonction des deux armées, exécuté seulement par une simple division (la division Dufour); une catastrophe en fut le résultat. Les troupes du haut Rhin, arrivées après la retraite de l'armée de Sambre-et-Meuse, ne s'occupèrent plus qu'à couvrir Manheim. Wurmser, en force, resserra cette ville, et des combats meurtriers eurent lieu à peu de distance de la place. Après la déroute des lignes de Mayence, toute l'armée repassa le fleuve; on laissa une simple garnison dans Manheim, commandée par le général de division Montaigu, on se disposa à se battre sur la rive gauche et à défendre la vallée du Rhin contre l'armée de Clerfayt, qui avait débouché par Mayence. En rapprochant les divers événements arrivés tant à Manheim qu'à Mayence, on conçoit d'autant moins la lenteur mise par le général autrichien à continuer ses opérations.

Toutefois le commandement de l'avant-garde, réunie sur la Pfrim, fut donné au général Desaix, et je fus chargé du commandement de son artillerie. Je retrouvai là Foy, que j'avais quitté à l'école des Élèves; il commandait sous mes ordres une compagnie d'artillerie à cheval, et avait déjà acquis de la réputation. Le 19 brumaire (10 novembre), l'ennemi se présenta en force; on se battit une grande partie de la journée en avant d'Alzey. C'était la première fois que je voyais en ligne se mouvoir régulièrement, et avec les différentes armes combinées, des troupes nombreuses. Nous tînmes tête à l'ennemi et nous ne perdîmes aucune bouche à feu, bien que l'ennemi nous en eût démonté plusieurs.

Nous fîmes notre retraite sur Frankendahl et sur Herxenheim: des combats assez insignifiants nous ramenèrent successivement en avant de Landau. L'armée s'établit dans les lignes de la Queich: le général Desaix, avec sa division, se plaça de manière à couvrir Landau, à voir l'ennemi et à rester en contact avec lui: il mit son quartier général au village de Neusdorf, à une lieue en arrière de la petite ville de Neustadt, qu'occupait l'ennemi.

Pendant toute cette campagne, le sort des officiers était extrêmement misérable: les assignats n'ayant plus cours, on accordait à chaque officier, depuis le sous-lieutenant jusqu'à l'officier général, huit francs en argent par mois, tout juste cinq sous par jour. La jeunesse a beaucoup de forces et de priviléges pour supporter la misère et les souffrances, et je ne me rappelle pas que cet état de choses m'ait donné un quart d'heure de chagrin; seulement, dépouillé, comme je l'ai raconté plus haut, au commencement de la campagne, et manquant absolument d'argent, je me vis obligé de réclamer des effets de magasin, et, avec un bon que je dus faire viser au général en chef Pichegru, je reçus deux chemises de soldat et une paire de bottes; c'est la seule fois que j'aie parlé à ce général, dont la vie a été flétrie par de si infâmes actions. Quoique très-jeune encore, j'avais assez réfléchi sur les difficultés du commandement, pour m'étonner qu'un homme chargé d'aussi grands intérêts fît assez peu cas de son temps pour l'employer à un pareil usage. Depuis, je n'ai pas vu un seul homme distingué, et capable de la conduite de grandes affaires, qui n'ait eu pour système de s'affranchir de toute espèce de détails, et de s'en tenir à juger le travail dont il avait chargé les autres. Et cette observation a été toujours pour moi un thermomètre sûr de la capacité véritable des hommes de réputation, comme de la médiocrité de ceux qui avaient des habitudes contraires; jamais mon observation ne s'est trouvée en défaut.

Pendant cette courte et malheureuse campagne, j'avais eu l'occasion d'approcher fréquemment le général Desaix; notre séjour à Neusdorf, à quelques affaires d'avant-poste près, nous laissait dans un grand repos et une grande oisiveté, et j'en profitai pour le voir tous les jours, et d'une manière intime et familière. C'était un homme charmant, possédant à la fois beaucoup d'instruction, de courage, de douceur et d'aménité; j'avais pris un très-grand goût pour lui, et il me témoignait beaucoup d'amitié. Sa conversation était remplie de séduction, il aimait passionnément son métier et en parlait d'une manière attachante. Je lui disais souvent qu'il y avait au monde un homme encore inconnu, né avec le génie de la guerre, dont l'esprit, le caractère, l'autorité, étaient choses transcendantes, et fait pour éclipser tout ce qui avait brillé jusqu'alors, si la fortune le faisait jamais arriver à la tête d'une armée; c'était de Bonaparte, comme on le devine, que je lui parlais. Il me répondait toujours: «Mon cher Marmont, vous êtes bien jeune pour porter un pareil jugement; peut-être l'amitié vous aveugle; car, soyez-en sûr, le commandement d'une armée est ce qu'il y a de plus difficile sur la terre; c'est la fonction qui exige le plus de capacité dans un temps donné.» Il avait raison, mais mes inspirations étaient justes.

J'ai laissé le général Bonaparte à Paris, sans avenir, sans projet fixe et dans une grande oisiveté. Le gouvernement eut l'idée d'envoyer au Grand Seigneur un officier général pour régulariser son artillerie et recommencer à peu près la mission de M. de Tott, avec l'étrange illusion de croire qu'il suffirait, pour rendre aux Turcs leur puissance, de s'occuper de l'amélioration d'un service isolé. Toujours est-il que M. de Pontécoulant, membre alors du comité de salut public, proposa le général Bonaparte pour cette mission et le fit agréer. Bonaparte indiqua plusieurs officiers pour l'accompagner, entre autres Songis, Muiron et moi. Cette mission le faisait sortir d'un état de repos pour lequel il était si peu fait, et l'enchantait; il voyait, dans l'accomplissement de ce projet, le retour des faveurs de la fortune; vain espoir! il fallait de l'argent pour partir, et, le trésor public ne renfermant pas un sou, sa nomination fut ajournée. Mais, tandis que chaque jour amenait une espérance que le lendemain faisait disparaître, le temps s'écoulait, et des troubles civils allaient brusquement et avec éclat mettre Bonaparte en évidence: on touchait au 13 vendémiaire.

Je n'entreprendrai pas de raconter ici les causes de cette révolution, d'autres les savent beaucoup mieux que moi. Je dirai seulement que le gouvernement de la Convention, n'étant plus soutenu par des supplices, était tombé dans le mépris et l'abjection; tous les honnêtes gens en désiraient ardemment la chute et le renversement; mais comment le gouvernement serait-il remplacé? voilà ce que beaucoup de gens sensés se demandaient. La Convention était séparée de l'opinion de Paris, c'est-à-dire, au moins de l'opinion des habitants de la classe moyenne, car la basse classe ne lui était point hostile; mais, si les troupes étaient peu nombreuses, elles étaient fidèles et même passionnées, et, avec des troupes animées d'un semblable esprit, des dispositions raisonnablement faites, et surtout un homme qui consente à prendre sur lui la responsabilité du sang versé, on peut, on doit espérer de résister à une population nombreuse qui attaque.

Cet homme se trouva: Barras, ayant été presque toujours en mission aux armées, s'était fait une espèce de réputation militaire; la Convention lui donna le commandement des troupes. Barras se rendait justice, et connaissait toute son incapacité; mais, dans le danger, les hommes ont souvent des inspirations soudaines, et ils voient tout à coup celui qui peut les sauver. Bonaparte avait laissé, depuis le siége de Toulon, dans la mémoire de tous ceux qui l'avaient vu à la besogne, une conviction profonde de son caractère et de sa haute capacité. Barras se rappela Bonaparte, le fit nommer commandant en second sous lui, c'est-à-dire qu'il se mit sous sa tutelle. Bonaparte accepta avec joie, il entrait en scène: en peu d'heures, de sages dispositions furent prises, et, bientôt après, le feu s'engagea. Les bourgeois de Paris, toujours persuadés dans le calme qu'ils sont des héros, furent dispersés à l'apparition du danger: il en sera toujours de même en pareil cas, quand l'opinion ne viendra pas immédiatement dissoudre les forces qui leur sont opposées, et que la basse classe ne sera pas leur auxiliaire. Mais on trouve rarement des hommes qui osent encourir cette grande responsabilité, de verser le sang de leurs concitoyens. Les haines publiques, une fois allumées, ne s'éteignent pas facilement, et le triomphe d'un moment peut être payé du repos de toute la vie; il faut des caractères d'une trempe supérieure, ou un sentiment profond de ses devoirs, pour oser la braver.

Le choix de Bonaparte dans le parti à prendre ne pouvait pas être douteux: d'un côté, ses amis et une autorité quelconque destinée à fonder quelque chose de régulier; de l'autre, incertitude, confusion, anarchie et bouleversements sur bouleversements. Nous avons vu d'ailleurs sa doctrine à l'occasion de la mort de Robespierre. Elle consacrait que les changements doivent venir d'en haut et non d'en bas; que le pouvoir doit se modifier sans laisser de lacune dans son exercice: et la circonstance actuelle était bien pire, puisque, lors de la révolution du 9 thermidor, la Convention, en qui résidait alors le principe du pouvoir, était conservée, tandis que, si aujourd'hui les sections triomphaient, il n'y aurait nulle part aucun pouvoir reconnu. Il accepta donc avec joie le poste offert, et il sauva la Convention.

Barras, qui savait tout ce qu'il lui devait, Barras, dont les goûts antimilitaires, dont la vie molle et voluptueuse était peu en harmonie avec les devoirs dont il se trouvait chargé, crut payer la dette de sa reconnaissance en faisant nommer Bonaparte à sa place au commandement de l'armée de l'intérieur; ainsi Bonaparte arrive presque inopinément à une situation très-élevée, et ce résultat vient de toutes les infortunes qui l'ont poursuivi et dont il a souvent gémi, car, si une disposition générale ne lui eût pas fait quitter l'armée d'Italie, il aurait continué à y servir avec considération, mais d'une manière subordonnée, puisqu'il n'était pas dans les usages et dans la nature des choses qu'un simple général d'artillerie fût choisi pour commander une armée; s'il n'eût pas été rayé du tableau de l'artillerie par Aubry, il aurait été enfoui dans l'Ouest avec ses talents supérieurs, et jamais il n'aurait pu sortir de la plus profonde obscurité. Enfin, si la mission pour Constantinople, si vivement désirée, lui eût été confiée, il aurait échappé à toutes les combinaisons de la fortune. Une série de circonstances, fâcheuses en apparence, lui ouvre donc, en réalité, la route qu'il va parcourir avec tant d'éclat. Grande leçon pour savoir supporter, sans murmurer, les contrariétés que chacun rencontre journellement dans sa carrière.

Bonaparte, devenu général en chef de l'armée de l'intérieur, se souvint de moi et me fit nommer son aide de camp: je reçus l'ordre de le rejoindre. La campagne était finie sur le Rhin; un armistice venait de suspendre toute hostilité, et je me mis avec grande joie en route pour rejoindre le général près duquel j'étais appelé à servir, et qui possédait depuis longtemps mon admiration et mon affection. Je voyageais lentement et par étapes; l'état de ma bourse ne me permettait pas de le faire autrement. En arrivant à Claye, je fus logé près du pont, chez une vieille femme qui me reçut de son mieux et me fit les plus grandes prédictions sur ma fortune et mon avenir. Je n'ai jamais beaucoup cru à de semblables prophéties; cependant celle-là ne m'est jamais sortie de la mémoire. J'arrivai à Paris: je trouvai le général Bonaparte établi au quartier général de l'armée de l'intérieur, rue Neuve-des-Capucines, dans un hôtel dépendant aujourd'hui des affaires étrangères. Il avait déjà un aplomb extraordinaire, un air de grandeur tout nouveau pour moi, et le sentiment de son importance, qui devait aller toujours en croissant. Assurément il n'était pas destiné par la Providence à obéir, l'homme qui savait si bien commander! Il me revit avec plaisir, me reçut avec amitié, et je m'établis dans le bel hôtel ou il logeait pour y remplir mes nouvelles fonctions. Il me questionna beaucoup sur la campagne que je venais de faire, et, peu de jours après mon arrivée, il obtint pour moi le grade de chef de bataillon, auquel je venais d'acquérir des droits. Depuis le 13 vendémiaire la constitution dite de l'an III ayant été mise en activité, le gouvernement se trouvait entre les mains du Directoire: c'est ce pouvoir que je trouvai établi à Paris.

Singulier temps que cette époque: on sortait de la barbarie, de la confusion et des massacres, et on avait, à juste titre, horreur des temps précédents. Malgré cela, on avait maintenu, par la force, au pouvoir ceux mêmes qui avaient concouru à tous ces maux. L'émigration et des événements funestes avaient couvert la France de deuil, brisé la société et rompu tous les liens de famille; mais la société tendait à se reconstituer. Le Directoire unissait à une espèce de pompe la plus grande corruption: Barras, l'un de ses membres, passait, à juste titre, pour un homme débauché, et sa cour l'était par excellence. Quelques femmes du monde, plus que suspectes, en faisaient l'ornement et se consacraient à ses plaisirs; la reine de cette cour était la belle madame Tallien. Tout ce que l'imagination peut concevoir fera à peine approcher de la réalité: jeune, belle à la manière antique, mise avec un goût admirable, elle avait tout à la fois de la grâce et de la dignité; sans être douée d'un esprit supérieur, elle possédait l'art d'en tirer parti et séduisait par une extrême bienveillance. On rendait grâces à madame Tallien de la salutaire influence exercée par elle lors du 9 thermidor; on ajoutait ainsi presque les hommages de la reconnaissance publique au culte rendu à sa beauté. Tallien paraissait alors vivre en bonne intelligence avec elle et jouissait d'une espèce de gloire par suite du rôle qu'il venait de jouer: ainsi une action dont la véritable cause était probablement le danger le plus pressant, et le besoin d'y échapper, avait, dans l'opinion, tout l'éclat du dévouement, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus sublime, de l'action qui consiste dans le sacrifice de soi-même pour l'intérêt des autres. Intime amie de madame Tallien et de Barras, madame de Beauharnais était moins jeune et moins belle que sa compagne. Une dame de Mailli de Château-Renaud, une dame de Navaille, et quelques autres femmes de l'ancienne noblesse, formaient cette coterie et servaient tout à la fois d'exemple et de mobile à la nouvelle société, mélange de grâce, de corruption, de nonchalance et de légèreté, en un mot portant le caractère de l'époque. Tout était cependant encore bien incomplet; à peine existait-il quelques voitures, et la tenue des hommes n'était guère en rapport avec les usages de la bonne compagnie de tous les pays et de tous les temps.

Une chose que l'histoire consacrera, et où l'on trouve l'image des moeurs de ce temps, c'est le bal connu sous le nom de bal des victimes. Personne n'était en situation de faire les frais de nombreuses réunions et de donner des bals; on voulait cependant rappeler les plaisirs, et on eut l'étrange idée de faire une souscription où étaient admis seulement les parents de ceux qui avaient péri sur l'échafaud; ainsi, pour aller se réjouir et pour avoir le droit de danser, il fallait apporter l'acte mortuaire de son père, de sa mère, de son frère ou de sa soeur. On ne comprend pas comment l'esprit et le coeur ont pu tomber dans une pareille aberration, et je ne sais pas si ce spectacle, vu en moraliste, n'est pas plus affreux que celui des massacres. Ceux-ci étaient terribles, le résultat des passions déchaînées, de l'ivresse et de la fureur du peuple; mais ici ce sont les classes élevées, des gens de moeurs douces, qui jouent avec les souvenirs du crime.

Le général Bonaparte faisait assidûment sa cour au Directoire, et à Barras en particulier. Il établit bientôt son ascendant sur Carnot et sur les autres membres du Directoire, car, une fois en contact avec lui, il était impossible d'y échapper. L'ordre de choses existant était d'ailleurs son ouvrage, car le 13 vendémiaire l'avait fondé; mis promptement et avec raison dans le secret des affaires de la guerre, il fut consulté journellement sur celles de l'armée d'Italie; il connaissait mieux que personne, et la valeur des hommes qui s'y trouvaient, et la nature des choses. Mais il est temps de raconter les événements passés dans ce pays depuis le moment où nous l'avons quitté.

Le général Dumerbion, commandant l'armée d'Italie à notre départ, était un homme infirme et incapable, n'offrant pas même l'image d'un général; il fut remplacé par Kellermann, auparavant commandant de l'armée des Alpes; vieux soldat de peu de talents, mais actif et brave, brutal dans ses manières, les circonstances lui avaient donné une sorte de réputation: son nom était mêlé au récit de la retraite des Prussiens en 1792, et son arrivée fut vue avec grand plaisir à l'armée. Cependant ni le nombre de ses troupes ni son peu de talent ne lui permettaient de prendre l'offensive; il trouva l'armée occupant Savone, la Madonna, Saint-Jacques, Saint-Bernard et Ormea; il évacua toutes les positions avancées difficiles à soutenir et prit sagement une bonne ligne de défense, la plus courte possible; partant des bords de la mer à Borghetto en avant d'Albenga, elle se prolongeait à gauche par Saint-Jacques, sur les hauteurs de Garessio, et se liait ainsi avec le col de Tende et les hautes Alpes; il se retrancha avec soin, et l'ennemi prit position en face de lui. Les deux armées restèrent ainsi en présence pendant une partie de la campagne, chacune sur la défensive, les alliés couvrant Savone et Gênes, et toute cette partie du littoral, et les Français tout le reste de la rivière du Ponent et le comté de Nice, en occupant en même temps l'origine des vallées et les cols.

Une surveillance réciproque occasionna pendant l'été une série d'affaires d'avant-poste dont aucune n'eut une grande importance; mais, la paix ayant été faite avec l'Espagne, l'armée des Pyrénées orientales devint disponible et on l'envoya grossir l'armée d'Italie. Le général Schérer, qui l'avait commandée, remplaça le général Kellermann. L'armée d'Italie ainsi renforcée, il était impossible de ne pas reprendre l'offensive: aussi fut-elle résolue, et, le 2 frimaire (23 novembre 1795), l'armée française attaqua l'armée austro-sarde, commandée par le général Devins. Celle-ci avait sa gauche appuyée à la mer, occupant la petite ville de Loano, et sa droite aux montagnes. La victoire fut complète; l'ennemi, chassé de toutes ses positions, perdit toute son artillerie; dix mille prisonniers et un grand nombre de drapeaux restèrent en notre pouvoir. Il effectua immédiatement sa retraite, ou pour mieux dire, sa fuite sur Finale et Savone. Le général Schérer, à la suite d'un succès aussi complet, était le maître d'entrer en Italie; il pouvait achever la destruction de l'armée ennemie et conquérir cette terre promise; mais, manquant à sa destinée, il s'arrêta non loin du champ de bataille et n'osa jamais se hasarder à déboucher dans les plaines du Piémont.

Les circonstances dans lesquelles il se trouvait alors étaient bien meilleures que celles sous l'empire desquelles nous avons, quelques mois plus tard, commencé la campagne.

Le reste de l'hiver se passa dans de simples escarmouches. Les Autrichiens s'occupèrent à réparer leurs pertes, à se rassurer et à faire venir des renforts, tandis que l'armée française souffrait beaucoup de la disette et d'une grande misère. Le général Devins, qui avait si mal opéré, fut rappelé par le gouvernement autrichien et remplacé par le général Beaulieu, jouissant alors d'une bonne et ancienne réputation. Ce général avait fait la guerre avec distinction contre les Turcs, et, sous ses auspices, les Autrichiens avaient obtenu contre nous leurs premiers succès en 1792, sur la frontière de Flandre.

L'hiver s'écoulait à Paris au milieu des plaisirs. Les soirées du Luxembourg, les dîners de madame Tallien à la Chaumière, nom qu'elle avait donné à une maison couverte de paille où elle demeurait, au coin de l'allée des Veuves, près du quai, aux Champs-Élysées, employaient notre temps d'une manière assez agréable. Nous n'étions pas, d'ailleurs, difficiles en fait de jouissances: nous pensions souvent à l'armée, dont les misères ne nous avaient pas dégoûtés; mais rien ne nous indiquait encore que nos désirs d'y retourner seraient bientôt satisfaits. Le Directoire entretenait souvent le général Bonaparte de l'armée d'Italie, dont le général Schérer représentait toujours la position comme difficile, ne cessant de demander des secours en hommes, en vivres, en argent. Le général Bonaparte démontra, dans plusieurs mémoires succincts, que tout cela était superflu. Il blâmait fortement le peu de parti tiré de la victoire de Loano, et prétendait que cependant tout pouvait encore se réparer. Ainsi se soutenait une espèce de polémique entre Schérer et le Directoire, conseillé et inspiré par Bonaparte. Cette discussion ne présageait rien de bon, car Schérer, étant sans aucune confiance, ne pouvait être persuadé. Il annonçait les plus grands revers comme probables, et déclarait que, si l'on ne venait puissamment à son secours, défendre le Var pendant la campagne prochaine était tout ce qu'il pouvait espérer. Le général Bonaparte répondit à ses lamentations en rédigeant un plan d'opérations pour l'invasion du Piémont, le même suivi depuis. Après l'avoir lu, le général Schérer répondit brutalement que celui qui avait fait ce plan de campagne devait venir l'exécuter. On le prit au mot, et Bonaparte fut nommé général en chef de l'armée d'Italie. Au comble de la joie et pleins d'espérances, nous eûmes bientôt terminé nos préparatifs de campagne; mais des intérêts d'une autre nature devaient retarder de quelques jours notre départ.

Le général Bonaparte était devenu très-amoureux de madame de Beauharnais, amoureux dans toute l'étendue du mot, dans toute la force de sa plus grande acception. C'était, selon l'apparence, sa première passion, et il la ressentit avec toute l'énergie de son caractère. Il avait vingt-sept ans, elle plus de trente-deux. Quoiqu'elle eût perdu toute sa fraîcheur, elle avait trouvé le moyen de lui plaire, et l'on sait bien qu'en amour le pourquoi est superflu. On aime parce que l'on aime, et rien n'est moins susceptible d'explication et d'analyse que ce sentiment. Une chose incroyable, et cependant très-vraie, c'est que l'amour-propre de Bonaparte fut flatté. Il a toujours eu beaucoup d'attrait pour tout ce qui se rattachait aux idées anciennes, et, lorsqu'il faisait le républicain, il était toujours sensible et soumis aux préjugés nobiliaires. Je le conçois, j'ai toujours eu moi-même cette manière de sentir. Tout ce qui rappelle des souvenirs grandit à nos yeux; le temps donne à son ouvrage un cachet qui lui est propre et inspire le respect. Une naissance distinguée suppose une bonne éducation; un nom honorable impose des obligations, des devoirs, des habitudes qui rendent meilleur; il inspire des sentiments délicats; tout cela est dans la nature des choses. Mais, que le général Bonaparte se crût très-honoré par cette union, car il en était très-fier, cela prouve dans quelle ignorance il était de l'état de la société en France avant la Révolution. Je l'ai entendu plus d'une fois s'expliquer avec moi à cet égard; enfin, grâce à ses préventions, je serais tenté de croire qu'il imagina faire, par ce mariage, un plus grand pas dans l'ordre social que lorsque, seize ans plus tard, il partagea son lit avec la fille des Césars. Son mariage résolu, il eut lieu le plus promptement possible, mais je n'y assistai pas: je me rendis sans retard à l'armée, et j'étais déjà aux avant-postes, près de Gênes, quand le général Bonaparte arriva à Nice.

Il existait dans le 21e régiment de chasseurs, en garnison à Versailles, un officier que nous aimions assez, Junot et moi: cet officier était Murat. Promu provisoirement, dans les événements de vendémiaire, au grade de chef de brigade (colonel), sa nomination n'avait pas été confirmée, et, quoiqu'il portât les signes distinctifs de ce grade, il n'avait dans son régiment que l'emploi de chef d'escadron. Junot avait aussi été nommé, mais sans confirmation, au grade de chef d'escadron; ainsi tous les deux portaient des distinctions auxquelles ils n'avaient pas droit. Murat apprit le départ du général Bonaparte pour l'armée d'Italie, et il nous exprima le désir de venir avec nous. Je ne sais si les hommes étaient alors meilleurs qu'à présent, mais ce désir ne nous offusqua pas, et nous ne craignîmes ni l'un ni l'autre de partager avec un nouveau camarade le crédit dont nous jouissions: aussi nous lui préparâmes les voies auprès de notre général.

Bientôt après, Murat se présenta au général Bonaparte avec cette confiance qui appartient aux seuls Gascons, et lui dit: «Mon général, vous n'avez point d'aide de camp colonel; il vous en faut un, et je vous propose de vous suivre pour remplir cet emploi.» La tournure de Murat plut à Bonaparte, nous lui dîmes du bien de lui, et il accepta son offre. Le général Duvigneau, chef de l'état-major général de l'armée de l'intérieur, ayant refusé au général Bonaparte de l'accompagner, celui-ci fit choix du général Berthier, jouissant à fort bon marché d'une assez grande réputation; mais il connaissait le pays et avait rempli, pendant la campagne précédente, les mêmes fonctions près du général Kellermann. Sur ma proposition et à ma recommandation, le colonel Chasseloup-Laubat fut choisi pour commander à l'armée d'Italie l'arme du génie. Je reçus pour instruction, en précédant le général en chef à l'armée, d'aller visiter les principaux cantonnements de la rivière de Gênes, et de lui rendre compte, à son arrivée à Albenga, de la situation des troupes et de l'esprit qui les animait. En le quittant, il me dit: «Allez, je vous suivrai de près, et dans deux mois nous serons à Turin ou de retour ici.» Ses succès ont bien dépassé les limites de sa prophétie.


CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS
RELATIFS AU LIVRE PREMIER


MARMONT À SON PÈRE.

«Camp de Saint-Ours, 4 juillet 1793.

«Nous sommes fort tranquilles ici, mon cher père; les Piémontais sont de même, et, si nous n'attaquons pas, je crois que nous ne courrons pas de grands risques. Le général Kellermann est venu hier visiter notre position; je l'ai accompagné à quelque distance d'ici.--Il a, je crois, des vues ardentes; j'ignore quels sont ses moyens.

«J'ai été témoin, il y a quelques jours, d'une scène bien affreuse. Un général a été amené de chez lui au camp par les soldats, hué, et ensuite envoyé honteusement, à pied, à Barcelonnette et jeté dans les prisons. Tel est le sort du général Rossi.

«Voici, en quatre mots, son histoire: il est Corse, et commandait dans le canton à mon arrivée; les jours précédents, il avait fait une entreprise sur les Piémontais; elle avait réussi; ensuite une retraite honteuse avait fait abandonner tous les avantages, et le peu de combinaison de l'attaque avait amené quelques malheurs. Les soldats ont pris pour trahison ce qui, probablement, n'était qu'entière ignorance et le fruit de l'opinion que chacun a de lui-même aujourd'hui. Bref, la haine la mieux prononcée les a tous enflammés, et, sans la fermeté des officiers, sa vie n'était pas en sûreté. Les députations de tous les corps l'ont traduit ici devant l'armée; les députés n'étaient sûrement pas de ses bons amis; eh bien, d'après l'ordre de leur chef, ils l'ont défendu au péril de leur vie contre un peuple qui s'était assemblé des environs pour lui arracher la vie et qui était altéré de son sang. J'ai vu avec plaisir qu'il n'est pas seulement venu dans la tête de mes canonniers d'être de l'équipée. Kellermann a reproché aux soldats leur faute, et pas un seul n'a élevé la voix pour se justifier.

«Je me plais fort au camp; mes occupations multipliées y influent sans doute beaucoup. Mon sort, fort heureux, m'a placé auprès d'un corps d'officiers fort bien composé; je crois avoir l'attachement des soldats; il ne me manque donc que l'assurance des bontés de mes tendres parents.

«Adieu, mon tendre père,» etc., etc.


MARMONT À SA MÈRE.

«Camp de Saint-Ours, 10 juillet 1793.

«Je reçois dans ce moment même, ma bonne mère, les deux lettres que vous avez bien voulu m'écrire le 20 et le 28. J'en avais un vif besoin, car, depuis plus de trois semaines, je n'avais eu de vos nouvelles; je les attendais avec bien de l'inquiétude et bien de l'impatience; enfin mes désirs sont satisfaits.

«Nos travaux ne diminuent pas, ma chère mère; au contraire, ils augmentent; je n'en suis pas fâché, puisque je les dois à la confiance que je suis assez heureux d'inspirer et à l'opinion avantageuse que l'on veut bien avoir de mon instruction.

«Je me trouve commander l'artillerie de deux corps distants d'entre eux d'une lieue environ; c'est pour communiquer librement de l'un à l'autre que j'ai fait faire le chemin dont je vous ai parlé; il est achevé, et j'ai eu la gloire, hier, d'y faire passer quatre pièces de canon avec tout leur attirail sans aucun accident.

«Celui qui nous commande ici est un vieux militaire qui a seize campagnes par-devant lui. Il rejette les avis de tous ceux qui imaginent lui en donner; plus favorisé, il m'en a demandé, et profite presque toujours des idées que je lui donne. Il a confiance en moi; trop heureux si vraiment je la mérite; bref, il m'a chargé entièrement d'un ouvrage d'une haute importance: c'est la construction d'un camp retranché qui nous servirait de citadelle en cas d'échec. J'ai accepté; je l'ai entrepris et j'ai achevé mon tracé; il est bien vite accouru pour le voir, et il m'en a fait compliment. Il invite tous ceux qu'il rencontre à aller voir mon ouvrage. Plusieurs officiers supérieurs sont venus l'examiner, et j'ai été assez heureux pour obtenir leur approbation.

«Le travail de cette fortification n'est point une application pure et simple des principes établis dans l'artillerie. Le terrain n'était pas régulier, le site était varié: il a fallu profiter des avantages et remédier aux inconvénients. Toutes les gorges sont enfilées, tous les points sont battus: mon but est rempli. Pour vous faire voir, ma tendre mère, que cet ouvrage n'est pas un jeu, j'ajouterai que, fini, il aura plus de trois cents toises de développement. J'ai été, il y a quelques jours, à Tournoux pour voir le général Gouvion, qui commande en chef dans cette partie. C'est un homme de mérite, et qui sort de l'artillerie. Il m'a témoigné une confiance que je suis bien glorieux d'obtenir; il a bien voulu, devant plusieurs personnes, louer des talents que vraiment je n'ai pas et qu'à peine j'espère acquérir un jour.

«Ce grand ouvrage de ma fortification fini, ma tendre mère, je suis chargé d'un autre non moins important: c'est de la construction de deux redoutes, l'une sur un rocher, l'autre dans une vallée. Ces trois points, également difficiles, interceptent tous les moyens de passage. Tous les jours ma puissance augmente; je vais me trouver commander seul seize pièces de canon et cent hommes. J'espère cependant obtenir un officier qui me secondera au moins dans ce qui regarde une grossière pratique manuelle.--Vous désirez, ma tendre mère, avoir quelques détails sur ma manière de vivre ici: les voici. Je me trouve fort bien sous la toile, à une chaleur excessive près. J'ai acquis quelques petits meubles qui m'étaient absolument nécessaires: j'ai vécu quelque temps seul. J'ai fait depuis connaissance avec des officiers du régiment d'Aquitaine, qui sont fort aimables et dont je suis très-heureux de me trouver le voisin. Notre nourriture n'est pas recherchée, mais elle est saine: c'est du pain de munition, du boeuf et de la soupe. Le vin ne doit pas être oublié; car, après des fatigues aussi réelles, il est très-utile: j'ai senti son importance en essayant de m'en priver; aussi ai-je renoncé à ce projet. Je m'en trouve fort bien: il ne me manque que le bonheur de voir mes tendres parents,» etc.


MARMONT À SON PÈRE.

«Quartier général de Certamussa, 2 août 1793.

«Vous verrez par la date de cette lettre, mon cher père, que le lieu de ma résidence est changé. En voici la cause: les généraux qui commandent ici ont bien voulu me confier plusieurs opérations militaires; j'ai été assez heureux pour m'en bien acquitter, et le général Gouvion a désiré m'avoir près de lui. J'y suis venu, en lui témoignant toute ma reconnaissance, et je n'ai pas trouvé un seul instant pour vous écrire, ayant été, depuis, chargé de travaux difficiles et périlleux.

«Je viens d'être interrompu en écrivant cette lettre; les Piémontais viennent de chercher à inquiéter les travailleurs dont j'ai tracé l'ouvrage ce matin. Des coups de canon, tirés de mes batteries, nous ont annoncé ce dont il était question: j'ai quitté cette lettre pour me mettre au fait. Je suis parti avec le général Gouvion, le général Kercaradec et leur suite; nous nous sommes avancés, et la cour dorée a été saluée de trois obus qui sont venus tomber à quinze pas de nous et dont un éclat a blessé légèrement le général Gouvion à la main, et un autre le cheval d'un officier d'état-major.

«Si vous avez reçu mes dernières lettres, mon cher père, vous devez savoir que je me suis trouvé à différentes affaires: je vais vous en rendre compte.

«J'avais été chargé par le général de faire construire différentes batteries et de les placer de manière qu'elles battissent une partie de la vallée de Larche. On m'avait donné aussi l'ordre de faire faire des chemins de communication. J'y travaillais lorsque, le 16 juillet, je reçus une lettre du général Kercaradec, qui m'apprenait qu'il fallait que tout fût prêt pour le 17. J'employai tous les moyens imaginables, et mes travaux furent achevés dans la nuit du 17 au 18 à minuit.

«Vers une heure du matin je fis monter toutes mes pièces, et, à trois heures, un détachement de grenadiers formait l'attaque d'une montagne très-élevée et qui nous était très-importante.--La nature du pays empêchait à une nombreuse artillerie de pouvoir nous être utile; aussi, pour l'action, tout fut réduit à quatre pièces, deux de huit, qui restèrent éloignées et dont l'effet fut à peu près nul, et deux de quatre que je commandais, et qui ont sauvé notre petite armée.

«Nous étions en bataille, dans la vallée, environ deux bataillons; l'ennemi était plus nombreux que nous et était en potence devant un village nommé Maison-Méane. Il fit un mouvement et envoya un fort détachement pour s'emparer des hauteurs. Nous répondîmes par un mouvement semblable et nous avançâmes. Je fis alors prendre à mes deux pièces une position avantageuse sur la gauche. Je fis tirer quelques coups de canon sur l'ennemi immobile; il devint bientôt fort mobile et démasqua le village.

«Un détachement du régiment de Neustrie avança en prenant sur la droite; les ennemis firent marcher à eux une colonne formidable qui suivit un chemin qui sépare la montagne de la rivière; elle avançait rapidement, et avait devancé le village de trois cents pas quand je fis tirer sur elle. Les deux premiers coups frappèrent au milieu et la mirent en désordre; les coups suivants firent aussi du mal, mais de ma vie je n'ai vu courir si rapidement. Elle disparut et se retira dans un bois de sapin où le détachement de Neustrie passa la rivière pour la poursuivre.--Le village de Maison-Méane fut évacué.--Un détachement d'Aquitaine s'en empara; je dispersai avec mes pièces quelques petits postes qui tenaient encore sur la gauche. Je fis avancer mes pièces encore jusqu'à une certaine distance, et, seul, j'allai à Maison-Méane observer le local. À peine y fus-je arrivé que, de leur camp, qui est retranché, on nous tira des coups de canon dont les boulets vinrent tomber à quelques pas de moi. Je me portai à la droite; j'y vis une fusillade très-vive de nos soldats contre ceux qui étaient retirés dans les sapins. Les balles sifflaient à mes oreilles, mais ne me faisaient pas la moindre impression; elles me paraissaient un jeu d'enfant en comparaison des boulets.--Un soldat de Neustrie fut tué fort près de moi.--Alors, sentant que nos troupes un peu en désordre allaient être foudroyées par le canon de l'ennemi et par la colonne qui s'avançait sur nous parfaitement en ordre, d'ailleurs, croyant qu'en arrêtant l'ennemi de front on pouvait le tourner par la gauche et le forcer de rétrograder, j'envoyai une ordonnance pour faire arriver les pièces; je ne me servis que d'une seule, le lieu étant trop étroit. Le feu commença d'une manière très-vive. J'estime, au feu que les ennemis ont fait, qu'ils avaient six pièces de trois; à ce moment la retraite battit, je restai; les boulets arrivaient en nombre prodigieux; la colonne ennemie qui était avancée fut obligée de se replier, et elle se rallia derrière une hauteur une deuxième fois, une troisième fois enfin. Je soutins, avec ma seule pièce, son feu pendant une heure et demie; enfin elle reparut plus nombreuse encore; les troupes avaient déjà gagné du terrain en arrière quand le village fut, en grande partie, abandonné; j'ordonnai la retraite à mes canonniers; je les fis aller très-vite, et je leur montrai, à l'instant où ils partirent, la position qu'ils iraient prendre. Pour moi, ne voulant pas qu'on crût que je voulais fuir le danger, je me retirai au petit pas et à l'agréable son du sifflement des boulets qui traversaient le chemin que je parcourais.--J'arrivai à mes pièces, et, lorsque quelques pelotons ennemis voulurent suivre nos troupes, je fis faire un feu dont l'effet fut le plus heureux.--Nous restons dans cette position et maîtres de la moitié de la vallée et de la montagne que nos grenadiers avaient attaquées.--Notre perte a été peu considérable; elle se réduit à quelques hommes tués et à vingt ou trente blessés.--Le général Gouvion a eu son cheval blessé d'un boulet, et, si un quart de minute avant il n'eût pas changé de position, il était coupé en deux. Les canonniers autrichiens ont tiré sur nous parfaitement dans la direction, mais toujours trop haut, heureusement. Le combat finit à midi, après avoir duré huit heures. J'étais harassé de fatigue, et, sans le secours d'un peu d'eau-de-vie, j'aurais bien senti le besoin de manger, car, depuis la veille, je n'avais rien dans l'estomac.--Le lendemain, je reçus l'ordre du général Kercaradec d'aller sur la montagne que nous avions prise pour faire faire les travaux qui en assuraient la possession. J'y passai quarante-huit heures au bivac, et j'y fis travailler, malgré une grêle de coups de fusil qui étaient tirés de l'autre côté d'un ravin de cent pas de large.--J'y perdis un caporal, et un grenadier qui eut les reins cassés.

«Depuis ce temps, j'y ai établi une batterie.--Le 27 et le 28, nous avons eu une canonnade de cinq heures. Dans peu, mon cher père, les ennemis n'occuperont plus la belle position qu'ils ont maintenant: c'est encore l'affaire de quatre jours.--Voilà, mon cher père, de bien longs détails; je désire qu'ils vous intéressent. Si je n'eusse écouté que mon amour pour vous et ma bonne mère, j'aurais rempli ces six pages des marques de mon tendre et respectueux attachement, je vous aurais encore dit tout ce que les témoignages de votre tendresse me font éprouver de bonheur.»

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