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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (1/9)

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MARMONT À SA MÈRE.

«Quartier général de Saint-Paul, 4 septembre 1793.

«Je reviens, ma bonne mère, d'une expédition où nous avons eu du succès. Il était très-important pour nous de nous emparer de trois villages que notre affaiblissement nous avait forcés d'abandonner aux Piémontais. Ces villages couvrent plusieurs ravins praticables qui aboutissent à l'important poste du col de Nave, qui, si nous n'en étions pas maîtres, nous couperait toute retraite. Ces villages étaient occupés par des Autrichiens, il fallait les en chasser; et, comme les chemins sont impraticables pour l'artillerie, j'ai demandé à y aller en faisant les fonctions d'officier d'état-major.

«Nous avons marché sur trois colonnes, et, si celle de gauche n'eût pas été arrêtée dans sa marche par des obstacles, nous aurions fait beaucoup de prisonniers. Bref, j'étais à la colonne du centre, et nous sommes arrivés jusqu'à cinquante pas du premier village. Ils venaient d'être avertis, étaient en batterie devant le village et marchaient à nous. Ils nous ont fait une décharge; nous leur avons riposté, et ils nous ont tourné le dos.--Nous les avons poursuivis, et nous en avons pris neuf, dont un cadet.--Le deuxième poste ne nous a pas attendus, il s'est retiré subitement dans les rochers. Nous les y avons suivis, et les intrépides chasseurs de l'Isère montaient par des endroits presque impraticables, malgré les coups de fusil des ennemis.--Ceux-ci se sont repliés de roche en roche, et enfin en ont occupé une, qui est vraiment inaccessible et où on trouve l'avantage d'être à l'abri.--Sentant qu'on ne pouvait pas les attaquer de front, j'ai pris deux ou trois compagnies qui étaient dans le bas, et j'ai grimpé à leur tête une haute montagne, d'où je pouvais les tourner en les prenant par leur gauche.--Ils ne nous ont pas attendus, ce qui est une grande lâcheté, car le poste était si avantageux, qu'ils pouvaient y tenir longtemps.--Au signal de la retraite, nous nous sommes repliés sur les villages, et, les grand'gardes placées, nous sommes revenus à Saint-Paul après une absence de dix heures.»


MARMONT À SON PÈRE.

«Toulon, 26 décembre 1793.

«Mes chers parents, vous êtes instruits de la nouvelle qui, dans ce moment-ci, occupe toutes les têtes:--Toulon est en notre pouvoir,--et nous ne pouvions guère nous flatter d'un succès aussi prompt. Il a dépendu d'un calcul tout simple, et qui ne pouvait manquer d'être fait par les Anglais, gens toujours occupés de leurs plus véritables intérêts.

«Deux points élevés dominent Toulon du côté d'Ollioules, c'est-à-dire du côté où était la majeure partie de l'armée. Ces deux points étaient occupés par deux redoutes faites avec le plus grand soin, d'une capacité immense, mais tracées sans génie, sans intelligence. L'une des deux couvrait directement la place, l'autre directement le passage de la petite à la grande rade.--Il est bon de vous faire observer que ce passage peut avoir cinq cents toises de largeur, et que des batteries, établies à chaque pointe ou seulement à l'une d'elles, le rendaient impraticable.

«Cette redoute, qui défendait l'approche de cette langue de terre appelée l'Aiguillette, était soutenue par trois autres qui étaient placées successivement sur des points élevés jusqu'à la mer.--Elle avait d'ailleurs un avantage bien réel, celui de n'être dominée par rien. Les ennemis, pour la mettre plus en sûreté, avaient multiplié les travaux. Elle était précédée de haies, de chevaux de frise, de palissades. Aussi la croyaient-ils imprenable. L'expérience leur a montré le contraire.

«Quatre de nos batteries réunissaient leurs forces pour l'accabler; deux autres, battant la mer, empêchaient les pontons de venir sur les flancs de l'Aiguillette pour nous incommoder. L'attaque disposée, tout combiné pour la rendre utile, les batteries firent pendant quarante heures un feu soutenu pour chercher à démonter celles de la redoute.--On jeta une grande quantité de bombes, qui rendirent la redoute presque inhabitable.--On assembla sept mille hommes, dont on forma trois colonnes qui attaquèrent la redoute à trois heures du matin, le 26 frimaire. Cette redoute était défendue par environ quinze à dix-huit cents hommes, la plupart Anglais. Le combat fut vif, mais ne fut pas fort long. Nous emportâmes la redoute, et il fallait être Français pour tenter et exécuter un semblable projet.--L'artillerie, à l'instant de l'attaque, devait faire peu de chose; aussi la quittai-je pour marcher à la tête d'une colonne d'infanterie, et j'eus le plaisir d'entrer dans la redoute au bruit du canon et des fusils.--Cette affaire nous a coûté deux cents hommes tués et mille ou douze cents blessés.--Les cinq ou six personnes les plus proches de moi furent tuées ou blessées.--Les ennemis ont perdu à cette affaire beaucoup de monde.--Ils se replièrent dans les autres redoutes; on aurait dû les y attaquer; mais la victoire avait désuni nos braves soldats, et il n'était guère possible de le tenter. On s'arrêta là.--La redoute était fermée; on avait beaucoup de facilité pour s'y défendre.--On me chargea d'établir les batteries qui devaient les chasser des postes qu'ils occupaient encore.--Je le fis sous le feu de leurs vaisseaux, qui tiraient environ cent coups par minute sur le point où nous travaillions.--Je perdis vingt hommes, la besogne fut achevée, et douze bouches à feu mirent la redoute en sûreté.--Les Anglais, qui occupaient la pointe de l'Aiguillette, ne s'y crurent pas en sûreté: ils se rembarquèrent, mais avec tant de finesse, qu'il fut impossible de les inquiéter dans leur retraite.

«L'attaque avait été générale et la gauche avait eu aussi des succès.--Elle s'était emparée de la montagne du Pharon, qui domine de fort près le fort qui porte le même nom et le fort Rouge.--Il était difficile que les ennemis y tinssent alors; mais, avant de l'évacuer, ils auraient pu essayer de reprendre cette montagne.

«La deuxième redoute dont j'ai parlé et qui couvre directement Toulon est dominée, quoique d'un peu loin, par le fort Rouge.--Cette raison est peut-être une de celles qui l'ont fait abandonner; mais elle n'était pas suffisante.--Le fait est que les Anglais ont fait le calcul suivant: ils ont mieux aimé abandonner Toulon que de risquer de perdre leur flotte, ou, au moins, le monde nécessaire à la défense de la place, ce qui était infaillible; car, une fois nos batteries établies à l'Aiguillette, la communication de la ville était impossible avec la pleine mer, et la retraite de la garnison absolument fermée: elle ne pouvait plus s'échapper.

«Au reste, après les échecs que les troupes combinées avaient reçus, elles pouvaient encore, quoique Toulon ne soit pas aussi fort que plusieurs de nos villes du Nord, se défendre deux mois en suivant les règles établies par l'art, et nous faire perdre quinze mille hommes. Grâce à l'heureuse étoile qui nous protége, notre but est rempli sans avoir répandu autant de sang.

«Les Anglais se sont tant pressés de partir, qu'ils ne nous ont pas fait, à beaucoup près, le mal auquel nous nous attendions, c'est-à-dire qu'il est nul ou presque nul. L'arsenal est conservé dans son entier; les bois de construction, la superbe corderie, sont tels que l'on peut désirer qu'ils soient. Le port n'est point encombré; il contient encore douze vaisseaux de ligne de cent trente, cent, et soixante-quatorze canons,--et trois frégates prêtes ou à peu près à mettre à la voile.--Les ennemis nous ont seulement brûlé deux vaisseaux, une frégate, et nous en ont coulé autant.

«Plus j'observe l'esprit de nos soldats, plus je vois celui de nos ennemis, plus je vois la supériorité du caractère français.--Il y a du plaisir à voir nos compatriotes braver les dangers et courir à la gloire avec autant d'enthousiasme; il est indubitable que l'on ne trouve point ce caractère prononcé chez les autres nations: j'ai vu assez d'exemples pour pouvoir hasarder ce jugement.»


PRISE DE TOULON.

«Au quartier général de Toulon, le 6 de nivôse an II de la République française (26 décembre 1793) 3.

Note 3: (retour) Tout fait présumer que ce rapport a été fait par le général Bonaparte. (Note de l'Éditeur.)

LE GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE, CHARGÉ DU SIÉGE DE TOULON, AU PRÉSIDENT DE LA CONVENTION NATIONALE.

«Citoyen président, je te prie de communiquer à la Convention un court mémoire que j'ai cru nécessaire de publier pour redresser l'opinion publique, que de fausses relations peuvent induire en erreur sur la prise de Toulon; il est dicté par la plus scrupuleuse impartialité et par la vérité, que j'aime autant que la République.

«Nous aurions pu t'envoyer les drapeaux des esclaves que nous avons combattus, et dont nous avons trouvé un grand nombre dans les postes avancés; mais nos braves frères d'armes n'ont pris que les drapeaux emportés sur la brèche, ou arrachés des mains d'un ennemi, et ils auraient rougi d'une trivialité qui ne doit plus en imposer à personne. J'aurais pu me donner quelque éclat personnel en prenant les devants pour annoncer un si grand événement; mais Toulon était pris, j'y avais contribué de toutes mes facultés, c'était assez pour moi: la gloire doit être tout entière à mes braves frères d'armes. Je cherche encore dans l'obscurité des rangs les soldats qui se sont distingués, et je ne publierai les noms des officiers qu'après avoir fait connaître ceux qui les ont secondés.

«Salut et fraternité,

DUGOMMIER.»


MEMOIRE SUR LA PRISE DE TOULON.

«Je ne me suis pas empressé de donner les détails les plus essentiels de la réduction de Toulon parce que je devais croire que beaucoup d'autres pouvaient se livrer à ce doux loisir et satisfaire la curiosité du public sans préjudicier à de plus importantes occupations.

«Toulon est pris: ces trois mots suffiraient aux quatre coins de la République, au moment où l'armée républicaine eut la gloire d'entrer dans les murs de la ville rebelle. Les détails, pour être exacts, ne pouvaient venir qu'après la collection et la connaissance des faits, surtout lorsqu'ils se passaient dans des positions opposées et éloignées. J'ai vu quelques relations imprimées qui blessent la dignité républicaine et dégradent, je le dis avec regret, le mérite de nos braves frères d'armes, en publiant qu'ils n'ont trouvé, en entrant dans Toulon, que de vils troupeaux. Effaçons promptement une impression défavorable qu'un récit infidèle, dicté par la précipitation (si ce n'est par un autre motif moins excusable), a pu laisser dans l'opinion publique.

«Il n'est personne qui, connaissant Toulon et ses défenses, ne vît que son côté faible était celui d'où l'on pouvait approcher les escadres combinées et diriger sur elles des bombes et des boulets rouges; il n'est personne qui, connaissant la marine, ne sache que jamais vaisseau ne les attendit.

«La position qui nous donnait plus facilement cet avantage sur l'ennemi était sans contredit le promontoire de l'Aiguillette; les autres étaient trop couvertes par Lamalgue et les fortifications environnantes; maîtres de l'Aiguillette, nous ordonnions impérativement aux ennemis d'évacuer le port et la rade. Cette évacuation forcée répandait la consternation dans la ville; la consternation nous la livrait, et tout ce qui est arrivé est parfaitement conforme au projet déposé au comité de salut public il y a un mois. Cette mesure fut donc arrêtée par un conseil de guerre tenu à Ollioules, qui décida qu'on attaquerait la redoute anglaise, la clef du promontoire; qu'en même temps on se porterait sur Pharon, et que dans tous les autres postes républicains on simulerait à la fois des attaques qui présenteraient le plan d'une attaque générale.

«Il fallut, en conséquence, rassembler et établir les moyens convenables au succès du plan. L'affaire du 10 frimaire, où l'on fit prisonnier le général anglais, retarda nos mesures, surtout concernant les cartouches d'infanterie, dont on fit, dans cette journée, une incroyable consommation; enfin, le 26 du même mois, nous crûmes être en état d'attaquer; l'ordre fut donné, et le feu de toutes nos batteries, dirigé par le plus grand talent, annonça à l'ennemi sa destinée. Tandis que nous faisions entendre nos dernières raisons, nos colonnes offensives s'organisaient et attendaient la nuit pour se mettre en marche; la journée fut affreuse; une pluie continuelle et toutes les contrariétés qu'entraîne le mauvais temps pouvaient attiédir l'ardeur de nos guerriers; mais tous ceux qui avaient juré sincèrement le triomphe de la République ne montraient que l'impatience d'entendre battre la charge. Ce moment arriva le 27, à une heure après minuit. Une colonne eut ordre de marcher sur l'extrémité inférieure du promontoire pour couper la double communication du camp ennemi avec la mer et avec la redoute anglaise; une autre était réservée à attaquer, par l'extrémité supérieure, le front de ladite redoute, qui, pendant la journée, avait été très-maltraitée par nos batteries. Ces deux mesures rendaient nul le feu intermédiaire de la redoute anglaise, de sa double enceinte et des autres redoutes dont elle était flanquée; elles furent négligées, ces mesures, par ces circonstances forcées si ordinaires à la guerre, et surtout dans un temps où il est assez difficile de faire exécuter tout ce qui est un peu combiné. Les deux colonnes, ou, pour mieux dire, une faible portion de ces colonnes se porta tout entière sur la redoute anglaise; pendant plus de deux heures ce fut un volcan inaccessible; tout ce que l'audace dans l'attaque, l'opiniâtreté dans la défense peut offrir en spectacle fut épuisé de part et d'autre. Mais enfin l'opiniâtreté céda à l'audace, et nos braves frères d'armes entrèrent triomphants dans la redoute. Elle était défendue par une force majeure en hommes et en armes, armée de vingt-huit canons de tout calibre et de quatre mortiers; elle était défendue par une double enceinte, un camp retranché, des chevaux de frise, des puits, des buissons épineux, et par le feu croisé de trois autres redoutes. Enfin, on peut dire avec vérité que c'était le chef-d'oeuvre de l'art, qui prouvait combien l'ennemi savait apprécier la position dont elle gardait l'entrée. Cette redoute, dominant tout le promontoire, nous en assurait la conquête, si nous y entrions. L'ennemi simula une résistance sérieuse, et couvrit adroitement sa retraite. Il égorgea dans ses postes ses chevaux et ses mulets; il abandonna une immense quantité de munitions de toute espèce, plus de cent bouches à feu, mortiers et canons, épars sur le promontoire; près de cinq cents prisonniers, des tas de cadavres, une foule de blessés, enfin l'Aiguillette en notre possession, rendirent cette action décisive. Comme on l'avait prévu, les vaisseaux se retirèrent au large, et Toulon trembla; ses redoutes Rouge, Blanche, Pornet, Malbosquet, furent successivement évacuées; les hauteurs de Pharon avaient déjà été enlevées par notre division de l'est dans l'attaque combinée; et ce double succès fit évacuer aussi de ce côté les forts Pharon, l'Artigues, Sainte-Catherine, et la redoute du cap Brun. Ces différentes positions furent aussitôt occupées par les troupes de la République. Voilà le tableau exact des journées des 27 et 28 frimaire; il n'y manque qu'un trait, que je réservais pour l'embellir et le rendre plus cher au peuple; qu'il y voie donc ses représentants donnant au milieu de la nuit la plus dure l'exemple de la constance, au milieu du combat l'exemple du dévouement. Salicetti, Robespierre, Ricors et Fréron étaient sur le promontoire de l'Aiguillette, et Barras sur la montagne du Pharon; nous étions tous alors volontaires; cet ensemble fraternel et héroïque était fait pour mériter la victoire. Elle était à nous, complète; nous l'ignorions encore, parce que la ville était toujours protégée par Lamalgue, par ses remparts soigneusement fermés et par la ligne des vaisseaux, qui faisaient bonne contenance; cependant les ennemis attendaient tous avec une douloureuse impatience la nuit pour fuir nos bombes et nos échelles; nous n'en fûmes avertis que par le feu mis à la tête du port et à quelques magasins. Nous nous approchâmes aussitôt; Lamalgue tonnait toujours et nous avertissait que l'évacuation n'était pas encore achevée; enfin les portes de la ville s'ouvrirent, et quelques habitants se disant républicains nous invitèrent à y entrer. Notre première attention se porta sur l'arsenal et les vaisseaux qu'il fallait préserver des flammes; on prit également les précautions qu'exigeaient les poudrières.

«Nous ne pouvions craindre de voir sauter la ville, comme on l'a écrit; absurdité pour ceux qui la connaissent, erreur pour les autres. Nos ennemis, saisis d'une terreur panique, s'étaient précipités dans toutes sortes d'embarcations, et trouvèrent en grande partie la mort où ils croyaient trouver leur salut. Les autres se réfugièrent aux îles d'Hyères avec leurs vaisseaux.

«Ce jour mémorable, qui a rendu à la République son plus beau port, qui a vengé la volonté générale d'une volonté partielle et gangrenée, dont le délire a causé les plus grands maux; ce jour a réellement éclairé, plus tôt qu'on ne s'y attendait, le triomphe des Français républicains et la honte de la vile coalition qu'ils ont combattue. Son trésor délaissé, un butin immense en subsistances, en munitions de guerre, rachètent au centuple quelques vaisseaux brûlés ou enlevés, quelques magasins incendiés.

«Enfin l'égalité, la liberté relevée pour toujours, dans le midi de la France, par ce grand événement, voilà ce qu'il fallait présenter à l'histoire, et non des gémissements qu'on n'a point entendus, des risques que l'on n'a point courus, des troupeaux que l'on n'a point vus; enfin des petits détails qui ont encore le malheur d'être la plupart controuvés.

«Quelques faits particuliers compléteront cette esquisse, tracée par la plus scrupuleuse exactitude, et j'ose dire par une sévère impartialité. J'en appelle à mes braves frères d'armes, qui ont vu de près le fond du canevas.»


ORDRE DU JOUR.

«Le 6 nivôse an II (26 décembre 1793).

«Rien de plus glorieux pour les armes de la République et pour les braves sans-culottes, rien de plus utile à l'affermissement de la souveraineté nationale que le triomphe complet obtenu sur l'infâme Toulon et sur les despotes coalisés qui s'y étaient rassemblés; toute la France se réjouit de vos succès; combien tous ceux qui y ont concouru doivent s'estimer heureux! S'ils avaient entendu les cris de joie dont les voûtes de la Convention nationale ont retenti à la lecture des dépêches, ils auraient joui doublement du bonheur public, et ils auraient senti que la plus belle récompense est de pouvoir se dire qu'on a concouru à sauver son pays et à le délivrer des tyrans qui voulaient l'asservir.

DUGOMMIER,

«Général en chef.»


MARMONT À SA MÈRE.

«Au fort de la Montagne, 12 janvier 1795.

«Que de douloureuses inquiétudes n'aillent pas troubler votre repos, ma chère mère! Ce serait un mal ajouté à celui de notre séparation. Envisagez le métier que je fais sous des couleurs plus riantes; voyez votre fils remplir ses devoirs avec zèle, mériter de son pays et servir la République. Voyez-le, toujours digne de vous et formé par les événements, courir dans vos bras lorsqu'une fois la douce paix aura plané sur la France.--Les fruits de nos travaux seront bien doux, quoiqu'ils aient été quelquefois arrosés par des larmes. Mais pourquoi jeter un regard en arrière et envisager nos malheurs passés? Nous sommes au moment de jouir, et nous sentirons mieux le prix du bienfait qui nous est réservé.--Serions-nous dignes de posséder la liberté si nous n'avions rien fait pour l'obtenir?

«Il est arrivé ici un ambassadeur de Toscane.--Il est parti pour Paris; je le connais, et j'ai dîné l'été dernier avec lui chez l'envoyé de France à Gênes. Ses opinions politiques sont connues, et le choix que l'on a fait de lui ne peut être que d'un très-bon augure. Voici, en peu de mots, son histoire.

«Son attachement à la Révolution française lui avait suscité beaucoup d'ennemis; il eut une affaire avec un homme de la cour du grand-duc et le tua. Quoiqu'il fût très-lié avec le prince, les réclamations de la famille de son ennemi le firent exiler à Gênes, pour la forme seulement. Il épiait et sondait là les opinions. Enfin il vient d'en être tiré et chargé d'une mission importante, puisqu'il s'agit des intérêts de deux nations. Il montrait, à l'époque où je l'ai vu, beaucoup d'intérêt pour la République. Je crois que le bruit de nos préparatifs a un peu fait hâter cette mesure.

«On emploie toujours tous les moyens pour accélérer notre départ.--Je reviens de Marseille, où j'ai vu embarquer les vivres avec beaucoup de célérité. Il y a à parier que, pour le 15 de pluviôse, nous partirons.»


MARMONT À SON PÈRE.

«Au fort de la Montagne, 21 janvier 1795.

«Les préparatifs de l'embarquement continuent, mon cher père, et ils commencent à tirer à leur fin.--Je m'embarquerai sur l'Helvétie, bâtiment marchand de cinq cents tonneaux et armé de vingt pièces de canon, qui a été dévolu à l'état-major de l'artillerie.

«Je viens de revoir ici un homme auquel je suis bien attaché, et qui le mérite sous tous les rapports: c'est le général Gouvion. J'ai connu sous lui les premiers travaux et les premiers dangers de la guerre; il est doux de s'en retracer l'image et de voir l'objet qui vous les rappelle.--L'intérêt qu'il veut bien me porter est d'ailleurs un assez grand titre à ma reconnaissance;--il vient de l'armée des Alpes et va à celle d'Italie avec le général Vaubois, dont vous vous rappelez sans doute, et dont j'ai été bien aise de faire la connaissance.

«Adieu, mon tendre père,» etc., etc.


MARMONT À SA MÈRE.

«En rade du fort de la Montagne, 3 mars 1795.

«C'est le pied dans l'eau, ma bonne mère, que je vous écris. Nous avons tous reçu l'ordre, hier, de nous embarquer, et nous avons couché à bord. Nous sommes à merveille; je suis pourvu de tout ce qui m'est nécessaire; depuis longtemps, j'avais prévu tous mes besoins et je m'étais occupé à les prévenir.

«L'escadre a mis à la voile le 11. Elle offrait un brillant spectacle. Elle n'a pas encore vu les Anglais, mais elle les cherche pour les combattre.

«Notre destination est enfin arrêtée. La paix faite avec la Toscane a fait renoncer au projet d'aller à Livourne, et nous allons décidément en Corse. Cette paix a fait sensation ici; elle va nous ramener l'abondance. Voilà déjà un des bienfaits de cette convention.»


MARMONT À SON PÈRE.

«À bord du brick l'Amitié, en rade de Toulon, 8 mars 1795.

«Nous sommes toujours embarqués, mon cher père, et nous nous consolons de notre exil. Le séjour d'un vaisseau n'est pas bien amusant, surtout lorsque l'on est dans une inactivité semblable. Cependant l'espoir de partir nous fait attendre patiemment.

«Une lettre écrite aux représentants par le ministre de France à Gênes, Villars, nous apprend que l'escadre anglaise est réduite à neuf ou dix vaisseaux; que, poussée par la nôtre, elle a été obligée de se réfugier à Livourne, où elle s'occupe à refaire ses équipages fatigués et à réparer ses vaisseaux délabrés; et qu'enfin l'escadre française qui croise devant la rade de cette place l'y tient renfermée et lui fait jouer le rôle qui a été son partage l'an passé au golfe de Juan.

«Cette nouvelle a tout le caractère de la vérité; elle assure à notre expédition des succès qui couronnent nos efforts: et bientôt, je l'espère, nous acquitterons les lettres de change tirées sur nous par les autres armées de la République.

«Toute l'armée est impatiente de voir tous ces projets s'effectuer.

«Les nouvelles de l'armée d'Italie ne sont pas aussi satisfaisantes que celles de l'escadre; on prétend que la faiblesse prodigieuse de cette armée, causée par les maladies, nous a valu quelques désavantages du côté d'Oneille; mais rien de cela n'est encore confirmé et tout se réduit à des bruits.»


MARMONT À SA MÈRE.

«Toulon, 18 mars 1795.

«Plus d'expédition, ma bonne mère; un revers détruit tous nos projets, anéantit tout notre espoir. L'escadre est sortie le 11, comme je vous l'ai mandé; elle a tenu la mer pendant quelque temps. Le 17, elle a pris un vaisseau anglais de soixante-quatorze canons qui avait été démâté par un coup de vent et qui, après avoir réparé le dommage qu'il avait éprouvé, allait à Gibraltar. Le 24, elle a rencontré les ennemis entre Livourne et le cap de Corse; ils avaient eu le vent pour eux et venaient de se ravitailler. Leur escadre était composée de treize vaisseaux anglais et d'un napolitain. Le combat s'est engagé; mais l'ineptie complète, l'ignorance crasse de nos officiers de marine et les fausses manoeuvres particulièrement d'un de nos vaisseaux, ont été cause que notre ligne a été coupée plusieurs fois, et que notre escadre a été battue à plate couture. Deux de nos vaisseaux, le Ça-ira et le Censeur, ont été pris par les ennemis, qui ont eu trois vaisseaux démâtés, mais les nôtres ont aussi beaucoup souffert et se sont retirés partie ici, partie à Hyères et au golfe de Juan.

«On a d'abord présenté cette affaire comme un avantage; mais bientôt la vérité a percé, et la nouvelle de ce désastre en a été plus sensible.

«Nous sommes trois officiers envoyés sur la côte pour ajouter encore à sa défense, pour faire l'inspection des batteries et ordonner les travaux qui nous paraîtront utiles. Je suis chargé des environs de Toulon et des îles d'Hyères. Demain je commencerai à remplir ces nouveaux devoirs.

«Les papiers publics ont dû vous apprendre les troubles qui ont eu lieu ici. Depuis longtemps on en fomente, et l'esprit de vengeance des Provençaux est bien propre à favoriser tous les projets sanguinaires. Onze émigrés étaient rentrés: je ne sais s'ils ont été la cause ou le prétexte du mouvement. Bref, le peuple s'est attroupé et en a massacré sept: les quatre autres ont échappé et ont trouvé leur salut dans les prisons.

«La représentation nationale a été insultée et la vie des représentants a couru des dangers. La fermeté que l'on a déployée a tout fait rentrer dans l'ordre; et de fortes gardes, des canons braqués partout, en assurent l'observation.

«Je suis bien fâché d'avoir vendu mes chevaux; mais j'avais, comme beaucoup d'autres, cru faire pour le mieux. Ce mal est irréparable: il faut donc l'oublier.»


MARMONT À SON PÈRE.

«Strasbourg, 23 juillet 1795.

«Je suis arrivé ici avant-hier; mon tendre père; je vous aurais écrit hier, si je n'eusse voulu vous instruire de ma destination. Je pars après-demain pour Mayence.--J'aurais pu rester ici quelque temps, mais qu'y faire, n'y ayant point de besogne fixe et mangeant beaucoup d'argent? J'aime à remplir mes devoirs, et, quand je n'en ai plus, j'aime à m'en imposer pour avoir le plaisir de ne pas m'en écarter.

«Je ne crois pas que les grands projets sur l'armée du Rhin s'exécutent. La paix conclue avec l'Espagne amènera probablement celle avec l'empire, et indispensablement ensuite celle avec l'empereur. Telle est ici l'opinion commune; et l'on croit avec plaisir que nous goûterons, cet hiver, les douceurs de la paix.

«Cette perspective me paraît douce, puisqu'elle me fait entrevoir le bonheur de me rapprocher de mes bons parents. J'ai vu avec intérêt cette ville; j'y suis arrivé prévenu fort favorablement; mais, pour la bien juger, il faudrait y faire un plus long séjour.

«J'ai aperçu les bois de Saverne, où je vous ai ouï dire que vous aviez chassé souvent, et j'ai considéré avec plaisir le théâtre des anciens plaisirs de mon père.

«C'est à force de vivre et de comparer que l'on acquiert, et c'est dans cet esprit-là que je n'aime rester ni dans le repos ni dans l'inaction.

«Il y a apparence que cette campagne ne sera pas aussi instructive que je l'avais supposé.--Si l'armée ne passe pas le Rhin, elle sera nécessairement inactive, à quelques affaires près, devant Mayence, car les dispositions de siége ne sont point faites, à ce qu'il paraît, et l'on n'agirait vigoureusement sur ce point qu'autant qu'on le ferait aussi ailleurs.»


MARMONT À SA MÈRE.

«Ober-Ingelheim, 3 août 1795.

«Je suis arrivé ici, ma chère mère; ma route a été assez longue, et enfin je vois arriver un peu plus d'ordre et de méthode dans ma manière de vivre. Je vais avoir des fonctions à remplir; il faut un intérêt de devoirs, et qui agisse dans tous les moments, sans quoi une vie errante finirait par être insipide; mais me voilà satisfait, à l'exception cependant du spectacle d'une grande opération, dont, à ce que je crois, je ne jouirai pas. Il ne me paraît nullement probable que l'on passe le Rhin, quoique l'on continue de faire beaucoup de mouvements de troupes. Dans cette supposition, le siége de Mayence ne se ferait pas, et cette armée-ci ne sera destinée qu'à empêcher celle des ennemis d'agir.

«Si cette tranquillité nous amène également la paix, je la bénis, et je sacrifie volontiers l'instruction que pourrait m'offrir la marche d'une grande armée, au bonheur de l'humanité. Elle ne sera bientôt plus oppressée, ma tendre mère, par les maux qu'elle supporte depuis si longtemps, et le sage B... rendra bientôt de précieux parents à leurs enfants, et de tendres enfants à leurs familles.--Que de bénédictions il recevra! il les aura bien méritées!

«Quoi qu'il en soit, ma tendre mère, nous venons de vaincre les obstacles qui s'opposaient à notre bonheur; nous arriverons au port; l'armée a toujours cet esprit de courage, de constance, de dévouement, qui la rend si estimable.--Le tableau que l'on m'en avait fait n'était que juste, et je le reconnais tous les jours.--Vous savez tout ce que je vous ai dit des armées que j'ai déjà vues; eh bien, celle-ci est encore au-dessus par sa discipline, sa tenue et le bon ordre. Que ceux qui calomnient les soldats sont criminels! Qu'ils viennent donc les voir pour les admirer et pour apprendre à les imiter.

«Le discrédit des assignats est ici à peu près le même qu'à Strasbourg et dans les pays que je viens de parcourir; un liard vaut dix-huit ou vingt sous. Si vous me faites passer de l'argent, ainsi que je vous l'ai demandé, vous pouvez me l'adresser directement ici;--il y en arrive journellement. Le service des postes est fort bien établi. J'aurais bien également besoin de ma malle, que j'espère cependant bientôt recevoir. J'ai été dévalisé, en partie au moins, dans la nuit d'hier. Ma voiture était devant mon logement, le fidèle Joseph couchait au-dessus. Son sommeil était profond. On a percé la vache pour en retirer les effets; on avait déjà soustrait mon habit, ma redingote, une paire d'épaulettes, lorsque Joseph s'est réveillé et a arrêté l'opération; tous les efforts ont été vains; un coup de pistolet, qu'il a tiré sur les voleurs, n'a fait que les effrayer et accélérer leur fuite, sans les décider à réparer leurs torts, et ils n'ont pas moins emporté ce dont ils s'étaient emparés; j'ai porté des plaintes; à quoi tout cela aboutira-t-il?--Ma malle aura beaucoup plus de pouvoir pour réparer ce malheur.

«J'ai suivi un moment ici les bords du Rhin; rien ne m'a paru plus beau que le pays que ce fleuve arrose. Des plaines riches, vertes et fertiles, de belles communications, des moyens de transport et de commerce, de jolies villes; tout cela m'a offert un magnifique spectacle. Que ces contrées auraient de prix pour nous! Qu'il serait important que nous pussions garder cette barrière, mais que c'est beau pour tout le monde! J'ai été à Worms; c'est une ville commerçante et fort bien bâtie; elle a été l'asile des émigrés pendant longtemps. Quoique haïs là moins qu'ailleurs, ils n'y sont point aimés: il paraît que l'opinion est à peu près partout la même sur leur compte.

«J'ai vu dans cette ville un monument du système absurde dont nous avons été quelque temps les victimes: un fort beau palais a été brûlé solennellement parce que le prince de Condé l'a habité pendant quelque temps. Malgré cette circonstance, il aurait beaucoup de prix aujourd'hui pour faire un hôpital, car nos malades sont placés dans un local dont l'air est bien plus malsain que ne l'était celui qu'on a purifié par le feu.

«J'ai cru remarquer, dans mon voyage, que le caractère des Allemands était beaucoup au-dessus de celui des Italiens. Les premiers sont serviables, francs et loyaux, tandis que les derniers manquent de toutes ces qualités. Sous tous les rapports, il vaut mieux habiter chez ceux-là.»


MARMONT À SON PÈRE.

«Ober-Ingelheim, 1er septembre 1795.

«Mon cher père, la nouvelle du passage du Rhin se répand en ce moment, et elle paraît plus que probable. Il est constant que nous nous sommes emparés, auprès de Coblentz, d'une île qui est à une très-petite distance de la rive droite du Rhin, et que, dans ce moment-ci, nous devons être établis de l'autre côté du fleuve. La campagne va donc commencer: il est temps qu'elle s'ouvre. Les opérations ne peuvent être que brillantes, car l'armée est animée d'un bon esprit. Pour mon compte, je suis fort aise de sortir de l'inaction dans laquelle nous étions plongés, et parce qu'il se présente de nouveaux triomphes à obtenir, et parce que les travaux du moment amènent plus sûrement et plus promptement la paix.

«Ne vous inquiétez pas des dangers que je vais courir; j'ai échappé à ceux que je brave depuis trois ans, et je ne vois pas pourquoi l'étoile qui me protége m'abandonnerait aujourd'hui. Au reste, je les crains peu, et je regarde leur perspective moins désagréable que la disette.--Rassurez-vous donc. Vous m'avez bien jugé quand vous avez pensé que les besoins n'étaient pas capables de m'abattre; mais mon courage ne doit pas vous les faire oublier.

«Je ne suis pas encore instruit du sort de Bonaparte. Puisqu'il en est heureux, je l'apprendrai avec le plus vif plaisir. Notre séparation ne doit en rien diminuer l'attachement que je lui ai voué.»


MARMONT À SA MÈRE.

«Quartier général d'Ober-Ingelheim, 12 septembre 1795.

«J'avais bien raison de vous écrire, il y a peu de temps, ma chère mère, que, si l'armée devenait active, ma position serait fort agréable. Je suis au centre des affaires, et j'y ai beaucoup d'influence. L'artillerie était ici désorganisée; aujourd'hui elle est sur un très-bon pied; tout se fait avec ordre et méthode; j'espère que, si elle agit, elle ne sera pas en arrière de ses devoirs. Je vous dis avec un peu de vanité ce que je pense; je me serais dispensé de vous écrire tout cela si je n'eusse pas été persuadé de l'intérêt que vous prenez au succès que j'obtiens, et si je n'eusse pas cru que vous ne m'accuseriez pas de présomption pour vous dire aussi franchement ce que j'espère. Autant le commencement de l'été a été vilain ici, autant la fin en est belle.

«Cette époque-ci est bien intéressante pour la République. Les nouvelles de l'intérieur portent un caractère aussi important que celles des armées. Nous avons tous ici maintenant adopté la constitution. Que partout l'opinion soit la même, et qu'enfin une réunion sincère nous assure la jouissance des biens pour lesquels nous avons combattu. Adieu, ma tendre mère,» etc., etc.


MARMONT À SON PÈRE.

«Quartier général d'Ober-Ingelheim, 19 septembre 1795.

«Vous êtes sans doute instruit, mon cher père, de tous nos succès. Vous savez que Manheim est à nous. La possession de cette place nous assure la plus brillante campagne. Manheim est un dépôt qui nous est confié et dont nous n'abuserons pas, mais qui nous est d'un grand secours. Cette ville nous assure un point sur la rive droite du Rhin; elle nous sert de dépôt; elle nous donne le passage du Necker; elle rompt la ligne des ennemis et les force à s'éloigner en les divisant; elle nous donne la paix.

«L'armée de Sambre-et-Meuse a fait les progrès les plus rapides; elle a constamment battu l'ennemi, dont on ne peut guère comparer la retraite qu'à celle que nous avons faite en 93, avant la bataille de Nerwinde. Le découragement le mieux prononcé est chez tous les soldats autrichiens, tandis que rien ne peut peindre le zèle et l'enthousiasme des nôtres.

«Les ennemis ont déjà évacué tout le Rhingau. Les troupes des Cercles gardent seules le fort d'Ehrenbreistein, vis-à-vis Coblentz; et, quoique sa position lui donne des moyens de défense particuliers, sa petitesse et la nature des troupes qui le défendent nous en assurent la prochaine possession.

«J'ai été avant-hier à Oppenheim, j'ai fait armer toutes les batteries, et nous aurions pu, avec vingt pièces de canon que j'y ai fait placer, forcer l'ennemi à s'éloigner de la rive droite, si nous avions eu les moyens de l'y remplacer.--Les transports nous ont manqué, et, malgré notre bonne envie, nous n'avons pas pu effectuer le passage hier. Probablement la partie sera remise à après-demain. Il doit y arriver aujourd'hui trois bateaux, demain trois autres. Avec ces six bateaux, nous formerons un pont volant qui nous transportera environ deux mille hommes par passage. Nous réaliserons ce projet, je l'espère, sans grande peine. Notre position est si brillante, nos dispositions si belles, que l'ennemi ne peut pas même avoir l'idée de se défendre: aussi n'a-t-il fait que des dispositions insignifiantes.

«Ce passage est d'une grande importance, et voici pourquoi. Pichegru n'a avec lui que fort peu de troupes, et, avant qu'il puisse descendre le Rhin, il faut qu'il reçoive des renforts.

«Jourdan arrive, et, d'après les apparences, les débris de l'armée de Clerfayt livreront bataille sur le Mein. Il est donc nécessaire de faire diversion, de l'inquiéter et de le forcer à se retirer par le pays de Darmstadt et la forêt Noire; car, s'il attendait, sa position ne serait nullement brillante. La neutralité de Francfort, garantie par les Prussiens, le force à faire une marche latérale, et, dans cinq ou six jours, il se trouverait chargé par une armée victorieuse, pris de front et de flanc par des troupes fraîches qui brûlent du désir de combattre. Le seul parti qui lui reste donc est de hâter sa retraite pour rejoindre Wurmser, qui commande quatre-vingt mille Autrichiens dans le haut Rhin, et occuper seulement la Bavière et le Brisgau.

«Le général Wurmser a, dit-on, fait un mouvement pour se rapprocher de nous. J'imagine que notre passage à Manheim va lui faire changer ses calculs, car alors les soixante mille hommes que nous avons dans le haut Rhin le suivraient bientôt. Il sort beaucoup de chevaux, de troupes et de voitures de Mayence: il est probable que les Autrichiens ou prennent le parti de l'évacuer et de n'y laisser que les troupes des Cercles, ou vont renforcer l'armée de Clerfayt.

«Quoi qu'il en soit, il est certain que Mayence sera cerné dans huit jours, et que, dans peu, nous chaufferons cette ville vigoureusement. Je parierais que, dans six semaines, nous en serons les maîtres.»


MARMONT À SON PÈRE.

«Ober-Ingelheim, 12 octobre 1795.

«À mon départ de Paris, mon tendre père, je voyais grossir le parti qui devait balancer la Convention, et j'étais parfaitement convaincu que l'abolition complète du terrorisme produirait une réaction. Je l'avais fixée à trois mois, et je ne m'étais guère trompé. Confiant dans la grande masse des habitants de Paris, dans l'opinion bien prononcée de la Convention et des troupes qu'elle a appelées près d'elle, je voyais avec tranquillité s'avancer le moment du dénoûment, et j'étais surtout rassuré depuis quelques jours par les changements sensibles, par les insinuations de paix faites par quelques journaux royalistes.

«Ce n'est pas seulement à Paris qu'on se bat, mon tendre père, mais aussi aux armées; ce sont effectivement elles qui le font le plus souvent et le plus volontiers. Celle de Sambre-et-Meuse est depuis hier soir aux prises avec l'ennemi; on ne connaît pas encore les résultats.

«Sa position est assez belle: elle occupe la rive droite du Mein, et sa gauche est appuyée au territoire neutre de Francfort. Si l'ennemi l'attaque de front, toutes les probabilités de la victoire sont pour elle; s'il ne respecte pas la neutralité de Francfort, alors sa résistance est impossible. Elle est forcée à la retraite et ne peut prendre une position défensive que derrière la Lahn, et, alors, adieu toute notre campagne, tous nos succès et le siége de Mayence! Nous ne sommes encore instruits ici d'aucun détail.--Nous savons seulement:

«Que le quartier général de l'armée de Sambre-et-Meuse, qui était à Wiesbaden, est parti hier, et a rétrogradé à six lieues;

«Qu'une division de notre armée, qui avait passé avant-hier le Rhin, pour renforcer l'armée d'observation, l'a repassé hier avec beaucoup de précipitation et de confusion.

«Assurément, quelles que soient les causes de ces mouvements, ils sont bien maladroits.

«Je remonterai plus haut, et je vous dirai qu'une épouvantable rivalité éclate entre Jourdan et Pichegru; que Jourdan, qui a pour lui les victoires, a obtenu que les quatre divisions de l'armée de Rhin-et-Moselle, qui sont devant Mayence, seraient sous son commandement, et feraient momentanément partie de l'armée de Sambre-et-Meuse; que le général qui commandait ces quatre divisions a été remplacé par un autre; que tout ce qui appartient à l'armée de Rhin-et-Moselle perd son prix pour cette seule raison-là; que celle de Sambre-et-Meuse se croit autorisée à tout envahir, à tout faire, à tout ordonner pour sa plus grande gloire, et qu'enfin la réunion de tant de partis hétérogènes désorganise tout à un point que rien ne peut exprimer. L'artillerie, au milieu de ce chaos, reste à peu près intacte et montre encore l'exemple de l'harmonie.

«J'ignore quels vont être les résultats de tout ceci. Il me paraît clair que, si l'armée de Sambre-et-Meuse est victorieuse, Mayence sera bientôt à nous et la paix bientôt faite; que si, au contraire, elle est battue, elle se retirera, et que nous, nous en ferons autant, car comment tenir ici et pourquoi le faire? Si Mayence est débloqué, nous pourrions rester à ses portes éternellement, sans jamais y entrer.

«Voilà donc la destinée d'un grand empire confié au sort d'une bataille!»


MARMONT À SA MÈRE.

«31 octobre 1795.

«Je viens d'apprendre, ma tendre mère, qu'il y avait une poste ici; j'en profite pour vous dire que je suis en parfaite santé, qu'au milieu de toute la bagarre je n'ai eu à supporter que de la fatigue, et que je n'ai couru de danger que dans la journée malheureuse du 7.

«L'armée est à la débandade. Jamais déroute n'a été plus complète: il n'existe pas quinze cents hommes réunis. Notre immense artillerie a été prise, parce que nous avons manqué de chevaux pour l'emmener: nous avons perdu deux cents pièces de canon.

«L'armée ne s'est pas battue; il y avait trois causes pour cela: son moral était affecté de la retraite de l'armée de Sambre-et-Meuse; elle est en paix depuis douze mois, et elle ne se souciait pas de passer l'hiver affreux qui lui était préparé.

«J'ai été pris par des hussards autrichiens le 7 au matin. J'étais occupé à rallier un régiment de cavalerie qui fuyait, et j'ai été délivré par un trompette du même régiment, qui, à lui seul, avait plus de courage que tout son corps.

«Une heure après, j'étais allé à la droite de l'armée pour voir où en étaient les choses et pour joindre l'artillerie à cheval, lorsque je suis tombé dans un peloton de Kaiserlichs qui m'a vigoureusement chargé: la bonté et la vitesse de mon cheval m'ont sauvé. Le cavalier d'ordonnance qui était avec moi, étant moins bien monté, a été pris.

«Les généraux ont manqué de tête: il y en a un de pris et un autre de tué. Les colonnes restantes de l'armée marchent sans destination, et à peine nos places pourront-elles nous offrir un abri. Cependant l'ennemi est encore loin, et, s'il y eût eu plus d'ordre, on eût pu faire une brillante retraite; mais un corps dont toutes les parties se désunissent n'est bon à rien tant qu'il reste dans cet état.

«Les ennemis vont nécessairement s'emparer de Manheim; c'est leur seul projet: la campagne est trop avancée pour vouloir entamer la frontière.»



LIVRE DEUXIÈME

1797--1798

Sommaire. -- Masséna. -- Augereau. -- Serrurier. -- Laharpe. -- Steigel. -- Berthier. -- Montenotte (11 avril 1796). -- Dego. -- Mondovi. -- Cherasco. -- Mission de Junot et de Murat. -- Passage du Pô (16 et 17 mai). -- Lodi. -- Milan. -- Pavie. -- Borghetto. -- Valleggio: création des guides. -- Vérone. -- Mantoue investie. -- Emplacement de l'armée française. -- Anecdotes. -- Madame Bonaparte. -- Armistice avec le roi de Naples. -- Surprise du château Urbain. -- Siége de Mantoue. -- Lonato (3 août 1796). -- Anecdote. -- Castiglione (5 août). -- Roveredo. -- Trente. -- Lavis. -- Bassano. -- Cerea. -- Deux Castelli. -- Saint-Georges. -- Marmont envoyé à Paris. -- Arcole (17 novembre). -- Les deux drapeaux. -- Réflexions sur les opérations de Wurmser. -- Rivoli (15 janvier 1797). -- La Favorite (17 janvier). -- Capitulation de Mantoue (2 février). -- Expédition contre le pape Pie VI. -- Trait de présence d'esprit de Lannes. -- Prise d'Ancône. -- Singulière défense de la garnison. -- Monge et Berthollet. -- Tolentino. -- Pie VI. -- Rome. -- L'armée française entre dans les États héréditaires (10 mars 1797). -- Tagliamento (16 mars). -- Joubert dans le Tyrol. -- Neumarck (13 avril). -- Mission de Marmont auprès de l'archiduc Charles. -- Armistice de Leoben (avril 1797). -- Causes des premières ouvertures faites par Bonaparte. -- Traité préliminaire de paix avec l'Autriche (19 avril). -- Réponse de M. Vincent à Bonaparte. -- Troubles de Bergame (12 mai). -- Venise se déclare contre la France. -- Mission de Junot. -- Le général Baraguey-d'Hilliers marche sur Venise. -- Entrée des Français dans la ville. -- Création de la République transpadane. -- Alliance avec la Sardaigne.

J'arrivai à l'armée au commencement du mois de germinal (à la fin de mars), et je ne perdis pas un moment pour remplir ma mission. L'armée occupait toute la rivière du Ponent, y compris Savone; le besoin de protéger sa communication avec Gênes et d'imposer au gouvernement génois avait fait porter une brigade, commandée par le général Cervoni, jusqu'à Voltri; ce mouvement imprudent et inutile, donnant de la jalousie à l'ennemi, le fit entrer en campagne, et, par suite, nous obligea à y entrer nous-mêmes avant d'avoir achevé nos préparatifs, c'est-à-dire quelques jours plus tôt que ne l'avait calculé le général Bonaparte.

Voici en quoi consistait l'armée d'Italie: ses forces (je parle de ce qui pouvait entrer en campagne et formait la partie active et disponible de l'armée), se composaient de cinquante-neuf bataillons et vingt-neuf escadrons; l'effectif présent sous les armes de ces cinquante-neuf bataillons s'élevait à vingt-huit mille huit cent vingt hommes d'infanterie, mourant de faim et presque sans chaussures; mais ces vingt-huit mille hommes étaient de vieux soldats, braves, aguerris depuis longtemps, accoutumés au succès et vainqueurs en maints combats des mêmes ennemis qu'ils allaient combattre; vainqueurs aussi des Espagnols, qu'ils avaient forcés à conclure la paix; ils étaient encore remplis des souvenirs de la victoire de Loano. Vingt-quatre pièces de montagne composaient toute l'artillerie; les équipages consistaient en quelques centaines de mulets de bât, et la cavalerie, renvoyée en partie sur le Var, et même sur la Durance, par suite du manque de fourrage, ne comptait que quatre mille chevaux étiques. Le trésor ne s'élevait pas à trois cent mille francs en argent, et il n'y avait pas, sur le pied de la demi-ration, des vivres assurées pour un mois.

L'armée était formée en quatre divisions, commandées par les généraux Masséna, Augereau, Serrurier et Laharpe. La division Laharpe occupait Voltri, la division Masséna Savone, la division Augereau la Pietra et les positions qui la couvrent, enfin la division Serrurier Ormea.

La cavalerie était commandée par le général Stengel. Avant de commencer le récit des opérations, il convient de faire connaître les personnages qui y ont joué les principaux rôles.

Masséna était âgé de trente-huit ans, dans la force de l'âge. Il avait été soldat dans le régiment Royal-Italien, et, après avoir servi quatorze ans sans pouvoir franchir le grade d'adjudant sous-officier, il avait pris son congé et s'était marié à Antibes. La formation des bataillons de volontaires réveilla son instinct belliqueux. Il fut d'abord adjudant-major dans le troisième bataillon du Var, et, s'étant distingué à l'armée d'Italie, il eut un avancement rapide, fut fait général de brigade en 1793, et général de division en 1794. Il avait combattu avec gloire devant Toulon, à l'attaque de la gauche, et, pendant toute la campagne de la rivière de Gênes, il avait joué un rôle principal. Son corps de fer renfermait une âme de feu, son regard était perçant, son activité extrême: personne n'a jamais été plus brave que lui. Il s'occupait peu de maintenir l'ordre parmi ses troupes et de pourvoir à leurs besoins; ses dispositions étaient médiocres avant de combattre; mais, aussitôt le combat engagé, elles devenaient excellentes, et, par le parti qu'il tirait de ses troupes dans l'action, il réparait bien vite les fautes qu'il avait pu commettre auparavant. Son instruction était faible, mais il avait beaucoup d'esprit naturel, une grande finesse et une profonde connaissance du coeur humain; d'une impassibilité extrême dans le danger, d'un commerce sûr, il possédait toutes les qualités d'un bon camarade; très-rarement il disait du mal des autres. Il aimait beaucoup l'argent, il était fort avide et très-avare, et s'est fait cette réputation bien longtemps avant d'être riche, parce que son avidité l'a empêché d'attendre des circonstances importantes et favorables; aussi a-t-il compromis son nom dans une multitude de petites affaires, en levant de faibles contributions. Il aimait les femmes avec ardeur, et sa jalousie rappelait celle des Italiens du quatorzième siècle. Il jouissait d'une grande considération parmi les troupes, considération justement acquise; il était dans de bons rapports avec le général Bonaparte, à la capacité duquel il rendait justice; il était loin de le croire son égal comme soldat. La nomination de celui-ci dut lui paraître pénible, cependant il n'en témoigna rien ostensiblement; seulement il considéra son obéissance comme méritoire. Masséna a eu une carrière bien remplie, d'une manière naturelle, honorable et glorieuse, et s'est fait un grand nom. Il n'y avait pas en lui les éléments nécessaires à un général en chef du premier ordre, mais jamais il n'a existé un homme supérieur à lui pour exécuter, sur la plus grande échelle, des opérations dont il recevait l'impulsion. Son esprit n'embrassait pas l'avenir, et ne savait pas prévoir et préparer; mais personne ne maniait avec plus de talent, de hardiesse et de courage ses troupes sur un terrain, dont ses yeux embrassaient le développement. Tel était Masséna.

Augereau était d'un an plus âgé que Masséna, c'est-à-dire qu'il avait trente-neuf ans en 1796. Sa vie avait été celle d'un aventurier mauvais sujet. Soldat en France et déserteur, soldat en Autriche, en Espagne, en Portugal, et déserteur de ces services, soldat à Naples et ensuite maître d'armes, la Révolution l'avait rappelé en France. Il commença à servir dans un bataillon de volontaires à l'armée des Pyrénées orientales, et parvint successivement, à cette armée, jusqu'au grade de général de division. Sa haute stature lui donnait un air assez martial, mais ses manières étaient triviales et communes, sa mise était souvent celle d'un charlatan. D'un esprit peu étendu, et cependant se rappelant assez bien ce qu'il avait vu en courant le monde, il s'occupait beaucoup de ses troupes et était bon homme dans ses rapports habituels; bon camarade et serviable; d'une bravoure médiocre, disposant bien ses troupes avant le combat, mais les dirigeant mal pendant l'action, parce qu'il en était habituellement trop éloigné. Assez hâbleur, il se croyait un grand mérite et capable de commander une grande armée: le prétendu drapeau porté sur le pont d'Arcole, raconté partout, n'a rien de vrai, ainsi que je l'expliquerai en temps et lieu. Il aimait l'argent; mais, fort généreux, il avait presque autant de plaisir à le donner qu'à le prendre; malgré son origine, il était magnifique dans ses manières: quoique son nom ait souvent été accolé à celui de Masséna, ce serait faire injure à la mémoire de celui-ci que d'établir entre eux la moindre comparaison.

Serrurier était d'un âge déjà fort avancé, et avait servi dans le régiment de Médoc, où il était parvenu au grade de lieutenant-colonel. Sa taille était haute, son air sévère et triste, et une cicatrice à la lèvre allait bien à sa figure austère. Aimant le bien, probe, désintéressé, homme de devoir et de conscience, il avait des opinions opposées à la Révolution: depuis le commencement de la guerre, constamment aux avant-postes, il s'occupait de ses devoirs et non d'intrigues, était respecté et estimé: il voyait ordinairement tous les événements en noir. Son âge et sa position sociale l'avaient fait arriver très-promptement du grade de lieutenant-colonel à celui de général de division.

Laharpe avait servi dans le régiment d'Aquitaine, où je l'ai connu lieutenant-colonel. Bel homme de guerre, mais ayant assez peu de tête et pas beaucoup plus de courage, il était Suisse du pays de Vaud, et cousin du célèbre Laharpe, précepteur de l'empereur Alexandre. Compromis par quelque entreprise révolutionnaire, et condamné à mort dans son pays, il était entré dans nos rangs par suite de cette circonstance; il a péri au commencement de la campagne.

Stengel avait été colonel du régiment de Chamboran, hussards, et passait pour un excellent officier de cavalerie; il a péri en entrant en campagne.

Berthier avait quarante-trois ans; l'avancement rapide qu'il avait eu par l'état-major avant la Révolution, la guerre d'Amérique qu'il avait faite avec distinction, et son âge, lui avaient donné une fort grande réputation. Berthier était d'une grande force de tempérament, d'une activité prodigieuse, passant les jours à cheval et les nuits à écrire; il avait une grande habitude du mouvement des troupes et de la triture des détails du service. Fort brave de sa personne, mais tout à fait dépourvu d'esprit, de caractère et des qualités nécessaires au commandement, à cette époque c'était un excellent chef d'état-major auprès d'un bon général.

Voilà quels étaient les hommes qui allaient avoir Bonaparte pour chef. Mais ce Bonaparte, que notre imagination nous rappelle puissant, glorieux et victorieux, n'avait jamais commandé: si son nom n'était pas inconnu à l'armée d'Italie, jamais on ne l'avait associé à l'idée du pouvoir suprême. La nature lui avait donné le génie de la guerre: quelques individus avaient pu le deviner par ses conversations, par des mémoires; mais le peuple de l'armée n'en savait rien, et ce peuple, avant d'avoir foi en ses chefs, veut les voir au grand jour. C'est par leurs actions, et surtout par les résultats, qu'il les juge, et avec raison; car, quoiqu'il y ait tout à la fois des exemples de gloire usurpée, d'actions dont le mérite n'appartient pas aux généraux auxquels on les attribue, et de gens d'un mérite supérieur dont la fortune a trahi les efforts, si on prenait, pour établir les réputations, d'autres bases que celles des résultats, on risquerait d'être encore bien plus souvent dans l'erreur; aussi les gens de guerre, soldats et officiers, attendent-ils qu'un général ait mérité leur confiance pour la lui accorder, et cependant cette confiance est un des premiers éléments du succès. Quand Bonaparte a commencé ses opérations, elles n'étaient pas entreprises avec cet appui. La confiance est le premier élément des succès, parce qu'elle est le complément de la discipline et de l'instruction. En effet, l'organisation, la discipline et l'instruction ont pour objet de faire d'une réunion d'hommes un seul individu: or les parties qui la composent ne sont pas compactes si la confiance ne vient pas donner une sorte d'énergie à ce que l'instruction et la discipline ont déjà produit. Non-seulement cette confiance, cette foi en son chef, qui décuple les moyens, n'accompagnait pas les ordres de Bonaparte, mais les rivalités et les prétentions de généraux beaucoup plus âgés et ayant depuis longtemps commandé devaient ébranler les dispositions à l'obéissance. Il faut le dire cependant: les succès vinrent si vite, ils furent si éclatants, que cet état de choses ne dura pas longtemps. Au surplus, l'attitude de Bonaparte fut, dès son arrivée, celle d'un homme né pour le pouvoir. Il était évident, aux yeux les moins clairvoyants, qu'il saurait se faire obéir; et, à peine en possession de l'autorité, on put lui faire l'application de ce vers d'un poëte célèbre:

«Des égaux? dès longtemps Mahomet n'en a plus.»

J'ai fait connaître la force de l'armée française et son état: il faut maintenant indiquer la force et la position de l'ennemi. L'armée autrichienne se composait de quarante bataillons, quatorze escadrons, cent quarante-huit pièces de canons et treize escadrons napolitains. Il y avait dans cette armée des troupes médiocres, les régiments Belgiojeso et Caprara, composés d'Italiens. Certes, ces régiments ne pouvaient pas faire deviner le parti que nous étions destinés à tirer de leurs compatriotes.

L'armée piémontaise, réunie sur ce point aux Autrichiens, s'élevait à quinze mille hommes d'infanterie, non compris vingt-cinq mille occupant les Alpes depuis le col de Tende et le mont Saint-Bernard. Le général Colli la commandait sous les ordres du duc d'Aoste, généralissime. Ces troupes, excellentes, animées de l'esprit le plus militaire, étaient parfaitement pourvues de toutes choses. Les Piémontais couvraient Ceva et Millesimo: la jonction des deux armées se faisait sur les bords de la Bormida; mais les deux armées manoeuvraient chacune pour leur compte et sans ensemble. Nous avions en outre devant nous les places dont le Piémont est hérissé et les obstacles que nous présentait le passage des montagnes; après les avoir traversées, il fallait combattre dans la plaine avec une infanterie dépourvue d'artillerie, avec une misérable cavalerie, contre des troupes de toutes armes combinées et bien organisées. En un mot, nous avions contre nous des ennemis dans la proportion de deux contre un, des positions à enlever, des places à prendre et des armées bien organisées, tandis que nous n'avions que de l'infanterie; mais nous avions un homme à notre tête, et il manquait un homme aux ennemis.

Avant d'entrer dans le détail des opérations, je veux cependant expliquer les circonstances qui nous furent favorables dans cette campagne.

L'armée, comme je l'ai dit, était très-aguerrie et composée de soldats excellents: trois campagnes faites dans ces pays difficiles, où une multitude de combats avaient été livrés, l'avaient accoutumée aux fatigues et aux dangers.

Les affaires de postes, si fort du goût du soldat français, en rapport avec son intelligence et son caractère, sont la meilleure éducation qu'on puisse donner à des troupes nouvelles: dans ce genre de guerre les troupes françaises seront toujours remarquables et supérieures aux troupes allemandes, à cause de leur activité intelligente et de l'amour-propre qui les distingue. Eh bien, cette guerre d'Italie, si célèbre, conduite avec des troupes peu manoeuvrières, ne se composa, à deux exceptions près, que d'affaires de postes, de combats partiels. Au début de la campagne, notre champ de bataille était dans des montagnes âpres; dans la Lombardie, ce fut dans les défilés dont elle est remplie par sa culture, ses rivières, ses canaux et ses irrigations. Le génie de cette guerre était dans de bonnes dispositions stratégiques, dans la rapidité des mouvements et la vivacité des attaques; et nos troupes comme leur chef étaient éminemment propres à ce genre d'opérations. Aussi tout leur réussit-il. Une guerre qui, après le passage des montagnes, eût été faite dans un pays nu et découvert, où il eût fallu manoeuvrer avec des troupes formées par ailes et par lignes, nous aurait peut-être fort embarrassés; plus tard, l'armée française est devenue très-manoeuvrière, et la plus manoeuvrière de l'Europe, et son chef, le général qui a le mieux su remuer de grandes masses; mais alors l'éducation de tout le monde était à faire, et, pour le terrain où nous devions combattre, nous possédions au plus haut degré les qualités nécessaires.

Après avoir parcouru toutes les divisions de l'armée, je me rendis près du général en chef à Albenga, pour lui rendre un compte détaillé de la situation des choses; dès le lendemain, il me fit repartir pour la division Laharpe, établie aux portes de Gênes: les rapports sur les mouvements des Autrichiens dans cette partie lui donnaient des inquiétudes. Ces inquiétudes étaient fondées, la position des troupes françaises à Voltri était très en l'air, et les mettait tout à fait à la discrétion du général autrichien. D'après les instructions dont j'étais porteur, l'ennemi s'étant montré en force, nous fîmes notre retraite en nous approchant de Savone, et nous nous portâmes à Montelegino. Le général Bonaparte arrivait en même temps à Savone. Le général Beaulieu fut inepte dans ce début de campagne: au lieu d'aller parader inutilement devant Gênes, s'il avait profité de sa supériorité numérique, de ses forces et de leur réunion exécutée avant la nôtre, marché vigoureusement sur Savone par Altare, comme le général Colli le proposa (et le moindre succès l'y faisait arriver), il coupait la division Laharpe, et la forçait de se faire jour, l'épée à la main, au travers de l'armée autrichienne, ou de mettre bas les armes; elle aurait été dans la position la plus critique; mais Beaulieu eut la crainte ridicule de voir le général Bonaparte enlever Gênes, et, pour l'empêcher, il voulut couvrir cette ville et occuper Voltri.

Le 21 germinal (11 avril) ce mouvement s'était exécuté. Le 22 (12 avril), le général Argenteau se porta avec douze bataillons sur Montelegino, et se plaça en face du point extrême qu'occupait la division Masséna, point de la plus haute importance; sa conservation donnait le moyen de déboucher par les hauteurs, qui commandent la vallée de la Bormida. Ce poste retranché était défendu par un bataillon de la trente-deuxième et commandé par le colonel Rampon. L'ennemi essaya vainement de l'enlever, ses efforts furent inutiles et impuissants. Dans la nuit, toute la division Masséna arriva par Altare et Carcare, déboucha de la position occupée par Rampon, tourna l'ennemi, le culbuta à Montenotte et le poursuivit jusque sur les hauteurs de Cairo, où un nouvel engagement eut lieu. La division Laharpe, pendant ce mouvement, flanquait la droite de la division Masséna et marchait sur Sozzello, et la division Augereau, après avoir replié tous ses postes de montagne, arrivait en seconde ligne et campait à Carcare.

Renforcé de quatre bataillons piémontais, le général Argenteau prit position à Dego; il avait appelé à lui le colonel Vukassowich, venant de Sozzello avec cinq bataillons; mais cet officier, par suite d'une erreur de date dans l'ordre du mouvement, n'arriva pas le 14, jour auquel il était attendu. Cette position de Dego était bonne et couverte en partie par la Bormida: les Piémontais occupaient celle de Millesimo, et, en avant, le vieux château de Cossaria. Les divisions Masséna et Laharpe se réunirent pour attaquer les Autrichiens; j'étais à cette affaire, et je fus chargé de conduire l'attaque de l'extrême gauche, à la tête d'un bataillon de la brigade du général Causse. Nous passâmes à gué la Bormida, sous le feu de l'ennemi; nous eûmes bientôt gravi la montagne, enlevé toutes les positions et les retranchements, pris les dix-huit bouches à feu qui les défendaient et fait sept bataillons prisonniers. Ainsi le succès le plus complet couronna les efforts de cette journée, et, les troupes ayant agi avec vigueur et sans hésitation, notre perte fut très-modérée. Pendant ce temps, le général Augereau, avec sa division, avait pris position en face de l'armée piémontaise et bloqué le vieux château de Cossaria. L'ennemi avait occupé cette masure avec douze cents hommes, à la tête desquels se trouvait le lieutenant général Provera. Le général Colli, informé de la défaite du général Argenteau, lui avait donné l'ordre de la défendre à outrance. Rien ne peut justifier une pareille disposition; ce poste, isolé du reste de l'armée, nous gênait, mais ne défendait rien, et les troupes qui l'occupaient ne pouvaient y rester trois jours, puisqu'elles s'y trouvaient sans vivres, sans eau et sans munitions. Les Piémontais de Millésimo et du camp retranché de Ceva devaient, sans perdre un instant, tomber sur la division Augereau, qui couvrait notre gauche, la culbuter et venir au secours des Autrichiens, avec lesquels nous étions aux prises. Si ce mouvement, indiqué et commandé par l'évidence, eût été exécuté, il est possible que cette mémorable campagne, à juste titre l'admiration des gens du métier, et destinée à être l'étonnement de la postérité, eût échoué en naissant, car, en supposant même que les succès des Piémontais n'eussent pas été complets et décisifs, si les événements nous eussent forcés à séjourner seulement huit jours de plus dans la vallée de la Bormida, la misère et l'embarras des subsistances, dont les effets étaient portés à leur comble dès le quatrième jour et causaient les plus grands désordres, auraient détruit l'armée; elle aurait cessé d'exister; son salut dépendait donc de la célérité des mouvements et de la promptitude des succès.

Le lendemain de l'affaire de Dego, je fus envoyé auprès du général Augereau pour le suivre dans ses opérations. Nous étions autour de Cossaria; mais Provera, s'attendant à un mouvement de son armée, et d'ailleurs ayant des ordres positifs de défendre ce mauvais poste, ne voulait pas l'évacuer. Des conférences, établies pendant une heure entre nos avant-postes et le fort, n'amenèrent aucun résultat. Il fallut tenter un coup de main, et, après avoir canonné pendant quelques instants avec nos pièces de montagne le fort dépourvu d'artillerie, les colonnes s'ébranlèrent et arrivèrent jusqu'au pied de ses murailles en ruines. Le général Brunel, brave soldat venant de l'armée des Pyrénées, fut tué: huit cents hommes furent mis hors de combat, et nous dûmes nous replier. Le lendemain, le général Provera capitula, et les douze cents hommes de belles troupes que renfermait le château furent prisonniers de guerre.

Pendant cette action, le 15 au matin, le colonel Vukassowich, qui aurait dû arriver la veille à Dego, déboucha, par Oneglia, avec cinq bataillons, et attaqua les hauteurs de Dego. Les troupes françaises étaient sans défiance: la misère avait forcé un grand nombre de soldats à se répandre dans la campagne pour y chercher des vivres, et Dego fut évacué dans le plus grand désordre; cependant l'énergie des généraux, des officiers, des soldats présents, répara promptement ce malheur. Dego fut repris et l'ennemi chassé de nouveau avec grande perte; il se retira sur Acqui, et ce fut là que Beaulieu concentra ses forces.

Les Piémontais évacuèrent successivement et presque sans combats les positions de Millesimo, le camp retranché de Ceva, et abandonnèrent le fort de Ceva à lui-même. Le général Serrurier, après avoir battu les Piémontais à Bagnasco et Ponte-Nocetto, entra dans la ville de Ceva, et fit ainsi sa jonction avec la division Augereau et le gros de l'armée.

Les Piémontais se retirèrent derrière la Corsaglia, et les Autrichiens sur Acqui; dès ce moment, la campagne était décidée: cette retraite excentrique assurait la continuation de nos succès. Laharpe, resta d'abord à Dego, puis suivit le mouvement général et se porta sur Acqui en passant par San Benedetto, de manière à ne pas cesser de nous couvrir contre les Autrichiens, pendant que nous opérions contre les Piémontais, et en restant toutefois toujours en communication avec l'armée. La division Masséna passa le Tanaro à Ceva, et alla prendre position à Lesegno, au confluent de la Corsaglia et du Tanaro.

La division Serrurier, impatiente de se distinguer, tenta à elle seule de passer la Corsaglia. Elle se battit à Saint-Michel; mais, le pillage ayant causé du désordre, l'ennemi revint sur elle, et le général Colli (le jeune), qui, depuis, a servi avec distinction dans nos rangs, força cette division à repasser la rivière, après avoir éprouvé d'assez grandes pertes. L'arrivée de la division Masséna à Lesegno détermina l'ennemi à évacuer les bords de la rivière et à se retirer dans une belle position qui couvre immédiatement Mondovi. Le général en chef, resté avec la division Masséna, me chargea de suivre les mouvements de la division Serrurier, soutenue par la cavalerie du général Stengel, qui débouchait par Lesegno.

Arrivés en face de Mondovi, nous trouvâmes environ huit mille Piémontais, occupant une belle position armée d'une assez nombreuse artillerie: Serrurier prit aussitôt la résolution de les attaquer; ses dispositions furent faites en un moment: former ses troupes en trois colonnes, se mettre à la tête de celle du centre, se faire précéder par une nuée de tirailleurs et marcher au pas de charge, l'épée à la main, à dix pas en avant de sa colonne, voilà ce qu'il exécuta. Beau spectacle que celui d'un vieux général résolu, décidé, et dont la vigueur était ranimée par la présence de l'ennemi! Je l'accompagnai dans cette attaque, dont le succès fut complet. Les actions énergiques d'un homme vénérable ont une autorité entraînante, à laquelle rien ne résiste: près de lui dans ce moment périlleux, je n'étais occupé qu'à l'admirer. L'ennemi, culbuté, nous abandonna sa nombreuse artillerie: je la fis retourner et servir immédiatement contre la ville, qui, après une canonnade de quelques moments, nous ouvrit ses portes.

La cavalerie du général Stengel, composée du 1er régiment de hussards et de dragons, appuyait notre mouvement à droite, et devait tourner la ville pour poursuivre l'ennemi; arrêtée par la cavalerie piémontaise, elle exécuta diverses charges, dont plusieurs ne furent pas à notre avantage, et Murat, qui s'y trouva, s'étant conduit avec valeur, il acquit, en cette circonstance, une certaine réputation: le général Stengel y fut blessé mortellement.

Le lendemain, l'ennemi se retira en toute hâte, et l'armée marcha dans différentes directions: la division Serrurier sur Fossano; la division Masséna sur Bene et Cherasco; la division Laharpe était toujours à Acqui, en observation devant Beaulieu, dont la retraite s'était opérée vers Nizza della Paglia.

La ville de Cherasco se trouvait sur la communication directe de Turin. Cette ville est fortifiée, mais ses remparts n'ont point de revêtements. Le général en chef m'ordonna d'aller en faire la reconnaissance, afin de juger ce que nous pouvions entreprendre. Cette reconnaissance fut l'occasion d'un de ces hasards singuliers dont la guerre offre beaucoup d'exemples.

La ville étant bloquée seulement en partie, et les postes d'investissement incomplets et encore assez éloignés, je ne pus m'en approcher à pied, comme on le fait ordinairement, et c'est à cheval que je résolus de remplir ma mission: un seul hussard d'ordonnance m'accompagnait. Le général Joubert, qui commandait la brigade d'avant-garde, voulant également voir par lui-même, m'aperçut; il vint se joindre à moi, suivi aussi d'une seule ordonnance: nous étions arrêtés et occupés à regarder, l'un à côté de l'autre, ayant chacun notre ordonnance derrière nous, quand un coup de canon à mitraille, parti de la place, fut tiré sur nous: la mitraille nous enveloppa sans nous faire de mal, et tua nos deux soldats ainsi que leurs chevaux.

La place de Cherasco était sans approvisionnements; rien n'avait été préparé pour sa défense; l'ennemi l'évacua aussitôt qu'il vit que nous nous préparions à l'investir, et dirigea ses troupes sur Carmagnole: le lendemain de notre entrée, des plénipotentiaires se présentèrent et proposèrent un armistice, en exprimant le désir de la paix.

Cet armistice était trop dans notre intérêt pour ne pas être accepté; mais, comme nous étions en plein succès, il était naturel de demander des garanties. Le général Bonaparte exigea la remise entre ses mains de cinq places de guerre, qui serviraient de point d'appui à son armée, protégeraient les communications et recevraient ses dépôts. Ces places étaient: Alexandrie, Tortone, Coni, Ceva et Demonte. Après une légère discussion, tout fut accordé. Il fut mis dans la convention, dont les clauses devaient être secrètes, que le roi de Sardaigne s'engageait à faire construire un pont sur le Pô à Valence pour être mis à la disposition de l'armée française. Ce n'était pas assurément dans l'intention de s'en servir: le général en chef, certain que les Autrichiens en seraient avertis, voulait les tromper et leur cacher le véritable point choisi pour le passage. Ce stratagème eut, comme on le verra plus tard, le plus grand succès.

Le général Bonaparte avait fait partir de Ceva Junot avec les nombreux drapeaux pris dans les combats de Montenotte, Dego, Mondovi, etc.--Murat fut expédié de Cherasco, en traversant le Piémont, pour porter à Paris le traité d'armistice, de manière qu'il arriva dans cette capitale avant celui de nos camarades que le général en chef avait chargé d'y présenter nos trophées.

Ce beau métier de la guerre, et de la guerre avec la victoire et les triomphes, me plaisait tellement, que j'étais loin de former le désir d'une pareille mission au milieu de l'activité de la campagne. Nous allions suivre les Autrichiens, passer le Pô; j'aurais été inconsolable de rester étranger à ces événements, qui promettaient tant de gloire à l'armée et de si belles opérations à étudier. D'ailleurs mes deux camarades avaient des grades provisoires, et, en allant à Paris, c'était un moyen pour eux d'en obtenir la confirmation. Mais cette mission leur procura de beaucoup plus grands avantages. On était dans l'ivresse à Paris: les succès de l'armée d'Italie avaient dépassé toutes les espérances. Ce début consolidait le gouvernement, et il ne marchandait pas les récompenses. En conséquence, on décida que les deux aides de camp du général Bonaparte recevraient de l'avancement. Les marques distinctives qu'ils portaient devaient indiquer leurs grades actuels; on ne chargea pas les bureaux de faire les propositions, les nominations étant faites par le Directoire lui-même. Junot fut nommé chef de brigade ou colonel, et Murat général de brigade. Quoique les avancements dans des positions analogues soient la grande affaire d'un officier, tout étant comparaison, et que, dans cette circonstance, mes intérêts fussent lésés, je n'en éprouvai aucun chagrin. D'abord, j'avais de l'amitié pour mes deux camarades, et puis je me trouvais encore mieux traité qu'eux. Tandis qu'ils étaient à Paris, occupés de plaisirs, moi je restais en face de l'ennemi, et, tous les jours, j'étais employé à ce qu'il y avait de plus important. D'ailleurs, je me reposais sans inquiétude sur l'avenir pour un avancement qui ne pouvait m'échapper.

Le général en chef m'envoya de Cherasco à Turin pour complimenter le duc d'Aoste, généralissime, et arrêter les détails du passage par le Piémont des troupes de l'armée des Alpes, destinées dès lors à nous joindre, et la première route fut ouverte par le col de l'Argentière, la vallée de la Stura et Coni.

Dans ce mémorable début de la campagne, en moins de vingt jours, deux armées, chacune presque aussi forte que la nôtre, avaient été battues et séparées; cinq places de guerre avaient ouvert leurs portes; le Piémont avait été réduit à demander la paix, et les Autrichiens forcés à repasser le Pô. Cette même armée, dépourvue de tout, que Schérer, un mois auparavant, commandait et disait être insuffisante pour la défensive dans les montagnes, était triomphante, avait dicté des lois, allait envahir le coeur de l'Italie et échanger sa misère, ses privations et ses souffrances contre l'abondance, la richesse et les jouissances de toute espèce.

À peine l'armistice de Cherasco était-il signé, que le général Bonaparte mit ses troupes en mouvement pour opérer le passage du Pô, opération difficile. Le Pô, grand fleuve, offre une véritable barrière; une artillerie nombreuse et de gros calibre, auxiliaire si nécessaire au passage des rivières, nous manquait; et, bien qu'on fît de grands efforts, tout en marchant, pour la créer, elle était peu de chose encore.

Aussi le seul moyen de réussir était dans la rapidité des opérations. Il fallait profiter de l'effet moral produit sur l'ennemi par nos prodigieux succès, et surprendre le passage du fleuve avant qu'il pût être régulièrement défendu. Le 2 mai, Beaulieu repassa le Pô à Valence, après avoir été rejoint par le corps auxiliaire, commandé par le général Stubich. Il plaça ses troupes de la manière suivante: il s'établit de sa personne à Ottobiana avec vingt bataillons et vingt-six escadrons; il mit huit bataillons et six escadrons à Sommo, sous les ordres du général Coselmini; quatre bataillons et quatre escadrons de Frazeruolo à Vercelli, sous les ordres de Vukassowich. Le général Beaulieu, apprenant la marche des Français à Casteggio, se décida à passer le Tessin. Il plaça le général Liptay, de l'embouchure de l'Olona jusqu'à celle du Lambro, avec huit bataillons et six escadrons, et, plus tard, le 7, il le dirigea sur Plaisance, tandis que lui se porta, avec sept bataillons et douze escadrons, au camp de Belgiojeso.

Dès le 10 floréal (30 avril), le général Bonaparte avait mis ses troupes en marche, et, pendant que les Autrichiens croyaient au projet de passer le Pô à Valence, et prenaient leurs dispositions pour s'y opposer, les quatre divisions de l'armée se rendaient, par une marche convergente, à Castel San Giovanni, lieu du rassemblement de toutes les troupes, la division Laharpe en passant par Tortone et Voghera, la division Augereau par Castel San Giovanni et Voghera, la division Masséna par Bra, Alba, Nizza, Voghera, et la division Serrurier par Cherasco, Alba, Osti, Alexandrie et Voghera. Aussitôt les premières troupes arrivées à Castel San Giovanni, le général en chef se porta avec elles à Plaisance, où des moyens de passage considérables se trouvaient disponibles. Quelques hussards autrichiens seulement étaient sur l'autre rive, et, les 16 et 17 mai, le passage s'effectua sans obstacle dans des barques qui portaient le général Dallemagne et le colonel Lannes; bientôt un pont volant donna des moyens de passage réguliers. La division Laharpe fut la première qui atteignit la rive gauche, et successivement les divisions Masséna, Augereau et Serrurier la suivirent. La division Laharpe rencontra l'avant-garde ennemie à Fombio: elle la culbuta et la poursuivit jusqu'à Codogno; là elle trouva le général Liptay, qui, après un léger engagement, se retira sur Pizzighettone, où la division Laharpe le suivit. La division Masséna, après avoir servi de réserve à celle de Laharpe, se porta sur Castel-Pusterlengo, tandis que Beaulieu arrivait en toute hâte avec sept bataillons, afin de secourir et recueillir les troupes du général Liptay. Enfin la division d'Augereau marcha sur Borghetto, et celle de Serrurier sur Pavie.

Codogno fut le théâtre d'un événement funeste: le général Laharpe y périt de la main de ses propres soldats; pendant une alerte de nuit il monta à cheval, se porta en avant pour en reconnaître les causes, et, à son retour, ayant été pris pour l'ennemi, il tomba sous une grêle de balles. Singulière destinée que la sienne! Proscrit par suite de révolutions dans son pays, et condamné à mort, les soldats de sa patrie adoptive se chargèrent ainsi d'exécuter la sentence.

Pendant que le mouvement sur Plaisance et le passage du Pô s'effectuaient, j'avais été chargé de me rendre à Alexandrie pour convenir des arrangements relatifs à la remise de cette place importante avec M. le comte de Solar, gouverneur de cette forteresse. Aussitôt cette opération terminée, je rejoignis l'armée, où j'arrivai le lendemain du fatal événement de la mort du général Laharpe. L'ennemi se trouvant surpris, tourné et attaqué au milieu de son mouvement, le seul parti qu'il eût à prendre était de se rapprocher de l'Adda et de mettre cette rivière entre lui et nous, et c'est aussi ce qu'il fit le 9 mai à Lodi. Il garda Pizzighettone comme tête de pont pour pouvoir déboucher sur nos derrières; en se plaçant ainsi il couvrait Milan. Il était donc indispensable de le chasser de cette position avant de se porter sur cette ville. Chargé d'aller faire la reconnaissance de Pizzighettone, quoique cette place fût démantelée depuis longtemps, elle me parut à l'abri d'un coup de main, et hors d'état d'être enlevée avec nos faibles moyens. La division Laharpe reçut l'ordre de l'observer; après avoir rempli cette mission, je rejoignis le même jour le général en chef, qui marchait sur Lodi avec la division Masséna, suivi de la division Augereau: la force totale de l'ennemi s'élevait alors à trente-six bataillons, quarante-quatre escadrons, soixante-neuf bouches à feu, formant vingt mille hommes d'infanterie et cinq mille cinq cents chevaux. Arrivés à deux milles de la ville de Lodi, nous trouvâmes l'ennemi en position; le 10, Beaulieu se porta sur Reposan et Formigara; il plaça ainsi ses troupes: douze bataillons et huit escadrons immédiatement sur le bord de l'Adda, en face de Lodi, sous les ordres du général Sebottendorf; cinq bataillons à Rieva, neuf bataillons à Redo, un bataillon dans Lodi, et trois bataillons et quatorze canons avec deux escadrons en avant de la ville.

Le général en chef me donna l'ordre de prendre le 7e régiment de hussards, et, aussitôt que l'infanterie serait engagée à droite et à gauche de la route avec l'infanterie de l'avant-garde ennemie, de charger vigoureusement sur la grande route. Notre infanterie était commandée par le colonel Lannes, qui depuis a obtenu avec raison une belle et éclatante réputation. J'exécutai mes instructions, et bientôt la cavalerie ennemie fut culbutée et l'infanterie mise en déroute; mais il me fut impossible de l'atteindre avec ma cavalerie, étant séparée d'elle par les canaux qui bordent la chaussée des deux côtés. Nous prîmes six pièces de canon, mais la cavalerie qui les soutenait disparut en faisant le tour extérieur de la ville. Les portes s'étant trouvées fermées et les troupes battues étant sous la protection des remparts, la cavalerie française fut obligée de rebrousser chemin.

Il m'arriva dans cette charge un accident dont les conséquences auraient pu m'être funestes: placé à la tête de la cavalerie formée en colonne sur la route et chargeant au milieu de l'affreuse poussière occasionnée par le mouvement des troupes ennemies en retraite, mon cheval arriva jusqu'à toucher une pièce de canon abandonnée, fit un épouvantable écart qui me renversa, et la colonne entière me passa sur le corps sans me blesser. Quelques pièces de canon placées contre la porte, et une escalade des remparts en terre, nous ouvrirent bientôt l'entrée de la ville. Nous nous précipitâmes dans les rues, où la cavalerie ennemie essaya encore de nous résister: culbutée de nouveau, elle repassa la rivière en toute hâte sous la protection de l'armée bordant la rive gauche de l'Adda. La division Masséna entra tout entière, et se disposa à tenter un des plus vigoureux coups de main qui aient jamais été faits. Les Autrichiens s'étaient placés immédiatement sur le bord de la rivière; une disposition semblable pour défendre le passage de vive force d'un pont est assurément fort mauvaise, car l'ennemi, parvenant à déboucher, toute la ligne se trouve ou coupée par son centre si le pont y correspond, ou tournée si c'est une de ses ailes qui se trouve en face.

Pour défendre le passage d'un pont, il faut placer du canon qui le voie, battre ses approches s'il est possible, et éloigner assez la ligne pour qu'elle puisse recevoir sur son front, et toute formée, les premières troupes de l'ennemi qui parviennent à franchir le défilé, et qui d'abord et nécessairement sont peu nombreuses et en désordre. Les remparts de Lodi, très-élevés, n'étant pas terrassés dans la partie voisine de l'Adda, il n'y avait aucun moyen de s'en servir pour fusiller les Autrichiens; mais, les troupes étant très-exaltées, on pouvait en espérer les plus grands prodiges. Les retraites constantes de l'ennemi, ses revers continuels, ne donnaient pas une bien grande idée de sa résolution à se défendre; aussi fut-il décidé que le passage de vive force de ce pont, long de quatre-vingts toises au moins, serait tenté. Toute l'artillerie que pouvait contenir l'emplacement précédant l'entrée du pont y fut placée, et une vive canonnade occupa l'ennemi. Un gué praticable pour la cavalerie existait à cinq cents toises en remontant la rivière, et le général Beaumont, commandant la cavalerie de l'armée depuis la mort du général Stengel, fut dirigé sur ce point et passa avec deux mille chevaux environ, tandis que l'infanterie en colonne, à la tête de laquelle une foule de généraux et d'officiers d'état-major s'étaient placés, se précipita sur le pont. Nous le franchîmes à la course, sous le feu de l'ennemi. Les Autrichiens, intimidés par cet acte de vigueur, lâchèrent pied et s'éloignèrent en toute hâte en nous abandonnant presque toute l'artillerie en batterie. Quelques moments avant le passage du fleuve, je courus un des plus grands dangers de ma vie. On vint dire au général Bonaparte qu'un corps de troupes se trouvait sur la droite de la rivière, au-dessous de la ville; il était important de savoir promptement à quoi s'en tenir; car, si c'était un corps en arrière, il fallait le faire prisonnier, et, si c'était une tentative offensive, nous devions nous mettre en mesure de lui résister. Le général en chef me donna l'ordre de prendre un faible détachement et d'aller en toute hâte reconnaître ce qu'il y avait de vrai dans ce rapport. Traverser la ville aurait été trop long avec tous les embarras de l'armée, et il était plus court, mais très-dangereux, de suivre le bord de la rivière entre celle-ci et les remparts de la ville, en passant en vue et à portée de dix mille hommes environ, et de l'artillerie qui bordait la rive gauche. Je pris quatre dragons avec moi, et je m'embarquai au grand galop dans cette périlleuse entreprise. Toute cette ligne d'infanterie, dans ce moment en repos, et les pièces de canon, firent sur nous une décharge générale; nous passâmes par les armes comme une compagnie de perdreaux qui parcourt une ligne de chasseurs. J'arrivai au point que je devais atteindre, moi troisième, et ayant mon cheval blessé: deux soldats et leurs chevaux avaient été tués. Il n'y avait aucun ennemi sur la rive droite, et je m'empressai de rejoindre le général en chef; mais, cette fois, en passant par la ville.

Cette belle et glorieuse affaire de Lodi mettait le sceau à la réputation de l'armée, à la gloire de son général, et assurait la conquête de toute l'Italie. Je reçus pour récompense, à l'occasion de cette mémorable journée, un sabre d'honneur.

L'ennemi se retira sur le Mincio. La division Augereau le poursuivit jusqu'à Crema; nous nous portâmes, par la rive gauche, jusqu'à Pizzighettone, évacué par l'ennemi sans combat; à la tête de quelque cavalerie, je marchai sur Crémone, dont je chassai l'ennemi; ce jour-là, nous rencontrâmes pour la première fois des hulans, et cette troupe intimida d'abord beaucoup notre cavalerie. L'ennemi battu, chassé et ainsi éloigné, le général en chef fut maître de se rendre à Milan. Il y fit son entrée le 26 mai. L'investissement de la citadelle eut lieu aussitôt, et tout fut disposé pour en faire le siége. Les places de Piémont, remises par le roi de Sardaigne, nous fournirent tout ce dont nous avions besoin pour composer notre équipage de siége, qui commença peu après. Le général Despinois avait été distingué par le général en chef; il passait pour un homme instruit; il fut chargé de le diriger et eut en même temps le commandement de la Lombardie. Le général en chef, après être resté huit jours à Milan pour satisfaire aux besoins de l'armée, donner les ordres nécessaires à la levée des contributions, à la formation des magasins, et laisser quelque repos aux troupes, entreprit d'achever la conquête du nord de l'Italie.

La cavalerie fut renforcée à cette époque par le 10e régiment de chasseurs; il était nombreux et en bon état: c'est le premier corps de cavalerie qui, dans cette campagne, se soit fait une grande réputation; son vieux colonel, Leclerc-Dostein, était l'un des plus braves soldats qu'ait eus la France. Jamais la réputation de ce régiment n'a subi d'altération.

L'entrée de l'armée française à Milan eut beaucoup d'éclat, et fut un véritable triomphe. Une population immense, réunie sur son passage, vint admirer ces braves soldats, dont toute la parure consistait dans un teint basané, une figure martiale, et dans l'éclat de leurs actions récentes. Les idées nouvelles avaient fermenté en Italie, et il était facile de leur donner du développement. Nous nous annoncions comme les vengeurs des peuples, et ces mots n'avaient pas encore perdu leur magie, car les peuples ne connaissent l'horrible fardeau amené par la guerre qu'après en avoir fait l'expérience; les Allemands n'ont, d'ailleurs, jamais été aimés en Italie; enfin il y a toujours, dans les grandes villes, une partie de la population désireuse de changements; elle les suppose favorables, parce que, n'ayant rien à perdre, elle a tout à gagner; ainsi notre prise de possession semblait faite sous les meilleurs auspices. Des ressources immenses nous étaient présentées, des renforts étaient en marche de France, et nous allions avoir tout à la fois un nombreux personnel et un matériel bien organisé, ce qui, ajouté à la bravoure éprouvée de nos soldats, aux talents de notre chef et à la confiance universelle, était le gage d'une série non interrompue de succès.

Le jour même de notre entrée à Milan, et au moment où le général Bonaparte se disposait à se coucher, il causa avec moi sur les circonstances où nous nous trouvions, et il me dit à peu près les paroles suivantes: «Eh bien, Marmont, que croyez-vous qu'on dise de nous à Paris; est-on content?» Sur la réponse que je lui fis, que l'admiration pour lui et pour nos succès devait être à son comble, il ajouta: «Ils n'ont encore rien vu, et l'avenir nous réserve des succès bien supérieurs à ce que nous avons déjà fait. La fortune ne m'a pas souri aujourd'hui pour que je dédaigne ses faveurs: elle est femme, et plus elle fait pour moi, plus j'exigerai d'elle. Dans peu de jours nous serons sur l'Adige, et toute l'Italie sera soumise. Peut-être alors, si l'on proportionne les moyens dont j'aurai la disposition à l'étendue de mes projets, peut-être en sortirons-nous promptement pour aller plus loin. De nos jours, personne n'a rien conçu de grand: c'est à moi d'en donner l'exemple.»--Ne voit-on pas dans ces paroles le germe de ce qui s'est développé ensuite?

Loin de laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître, il fallait achever la conquête du nord de l'Italie, rejeter les Autrichiens au delà de l'Adige, et prendre Mantoue, place d'armes et dépôt de l'ennemi. Tout fut donc disposé pour continuer les opérations, et l'armée se mit en mouvement pour le Mincio, où l'ennemi était rassemblé. Elle marcha de la manière suivante: la division Augereau, par Cassano, Brescia et Desenzano; la division Masséna, par Chiari, Brescia et Montechiaro; et la division Serrurier, par Lodi et Volta. Une avant-garde, composée en grande partie de cavalerie, commandée par le général Kilmaine, fut dirigée par Brescia, Montechiaro et Castiglione. Les troupes étaient en pleine opération, et le général Bonaparte arrivait à Lodi pour aller les joindre, quand il reçut la nouvelle d'une horrible insurrection éclatée à Pavie. J'étais avec lui; nous retournâmes en toute hâte à Milan, où il prit les dispositions convenables pour la réprimer et imposer une crainte salutaire, nécessaire au repos de l'avenir.

Trente ou quarante mille paysans, soulevés à la voix des prêtres et réunis à Pavie, s'étaient portés sur Binasco, bourg situé à moitié chemin de Milan. Quelques Français, isolés et surpris, avaient péri; d'autres s'étaient réfugiés dans le château de Pavie et en avaient fermé les portes. Cet incendie pouvait embraser la Lombardie tout entière. Le général Bonaparte partit de Milan immédiatement avec deux mille hommes et six pièces de canon; il se fit accompagner par l'archevêque. En un moment, les insurgés, réunis à Binasco, furent dispersés, et ce beau village réduit en cendres. Les portes de Pavie se trouvaient fermées, et les insurgés garnissaient les murailles. Une vingtaine de coups de canon brisèrent les portes; les troupes entrèrent, et les paysans se dispersèrent sans opposer plus de résistance. Nous rendîmes la liberté au général Acquin et à quelques Français réfugiés dans le château et menacés d'une mort prochaine. La ville fut livrée au pillage, et quoique complet, les soldats n'y joignirent pas, comme il arrive souvent en pareil cas, le meurtre et d'autres atrocités. La maison du receveur de la ville était menacée, et ce malheureux croyait, en jetant son argent dans la rue, se préserver de l'entrée des soldats dans sa maison, tandis que sa conduite devait, au contraire, les y attirer. Le général Bonaparte, prévenu, me donna l'ordre de me rendre sur les lieux et d'enlever l'argent. Nous avions à cette époque une fleur de délicatesse qui me rendit l'obéissance pénible. Je craignais d'être soupçonné d'avoir fait tourner cette mission à mon profit. Je la remplis en murmurant; mais j'eus soin, en prenant et comptant le trésor, de me faire assister par tous les officiers que je pus réunir: les sommes trouvées furent donc remises avec une grande régularité. Plus tard, le général Bonaparte m'a reproché de ne pas avoir gardé cet argent pour moi, ainsi que dans une autre circonstance dont je ferai le récit, et qu'il avait saisie, me dit-il, pour m'enrichir. L'ordre rétabli à Pavie, nous nous mîmes en route pour l'armée, et, le 10 prairial (30 mai), la plus grande partie des troupes était réunie à deux lieues du Mincio.

Nous trouvâmes beaucoup de cavalerie ennemie en avant de Borghetto, et le village de Valleggio, situé sur la rive gauche, occupé par une infanterie assez nombreuse. On fit quelques prisonniers, et l'ennemi abandonna plusieurs pièces de canon. L'armée autrichienne se composait alors de quarante-deux bataillons et quarante et un escadrons, dont la force était de trente mille six cent soixante et un hommes: la moitié seulement aurait été en mesure de combattre à Borghetto, le reste étant détaché. Sa retraite s'opéra sur Dolce, après avoir porté la garnison de Mantoue à vingt bataillons faisant douze mille hommes, et de là sur Ala et Roveredo. La division Augereau passa la rivière et marcha sur Peschiera, où elle entra sans obstacle; cette ville, ayant été évacuée par les Autrichiens, fut abandonnée par eux à son approche. C'était une place vénitienne; le gouvernement vénitien n'ayant pris aucune disposition pour faire respecter sa neutralité, rien n'avait été préparé pour la défendre; aussi nous ouvrit-elle ses portes, comme elle l'avait fait à l'armée autrichienne. Le général en chef entra à Valleggio et y établit son quartier général. On avait choisi pour son logement une grande maison à peu de distance de la sortie du village, et par conséquent assez éloignée de la rivière. La division Masséna, s'étant établie près de la rive droite pendant le temps nécessaire à la réparation du pont, avait pris ce moment pour faire la soupe. Son séjour prolongé l'empêcha de se placer en avant du village aussitôt qu'elle le devait, et comme le général en chef le lui avait ordonné. Il faisait très-chaud, et tout le monde se reposait à moitié déshabillé; un coup de canon se fait entendre; en même temps quelques coups de pistolet, et des cris: «Aux armes, voilà l'ennemi!» sont répétés par des fuyards. Chacun court à son cheval; mais les chevaux étaient débridés. Je pris sur-le-champ les dispositions nécessaires pour nous sauver de ce danger, si pressant en apparence. Nous ne pouvions avoir à redouter que de la cavalerie; si déjà elle était dans ce village, le premier détachement qui passerait, voyant une porte ouverte, entrerait, nous sabrerait sans difficulté et nous prendrait. En conséquence, je courus à la grande porte, je la poussai et la tins fermée avec un de mes camarades, pendant que nos gens apprêtaient nos chevaux. Une fois tout le monde à cheval, nous sortîmes ensemble et nous aurions certainement passé sur le ventre de deux escadrons si cela avait été nécessaire. Le général Bonaparte ne se fia pas à cette combinaison, et, je crois, à tort. Il sortit à pied par la petite porte, rencontra un dragon qui fuyait, lui prit son cheval, et arriva ainsi, seul, au pont. Si l'ennemi eût été dans le village, comme on devait le supposer, il aurait été perdu. De ce jour il prit la résolution d'avoir à lui, et toujours avec lui, une forte escorte; il forma ce corps de guides qui l'accompagnait partout et a été le noyau du régiment des chasseurs de la garde impériale. Voici maintenant la cause de l'alerte: deux des quatre régiments napolitains servant dans l'armée autrichienne venaient de Goito et rejoignaient le gros de l'armée; en passant devant le village de Valleggio et marchant avec précaution, ils voulurent s'assurer si nous l'occupions, et s'en approchèrent. Des canonniers français, envoyés pour ramener quelques pièces abandonnées par l'ennemi, les voyant paraître, tirèrent un coup de canon sur eux. D'un côté, nous fûmes ainsi avertis de ce qui se passait, et, de l'autre, les Napolitains virent que Valleggio était occupé par les Français, et se retirèrent. Sans cette circonstance, l'ennemi serait probablement entré dans le village et aurait pris le général Bonaparte. Quelle conséquence n'aurait pas eue sur sa destinée, sur celle de l'Europe, sur celle du monde, un événement qui changeait sa situation et toutes les combinaisons de son avenir! Et cet événement eût été l'ouvrage d'un très-petit corps d'une très-mauvaise armée d'un très-petit souverain! Ô puissance cachée du destin, les anciens avaient bien raison de t'élever des temples!

L'armée se porta sur Vérone, excepté la division Serrurier, dirigée sur Mantoue et destinée à masquer cette place. À son arrivée à Vérone, le général Bonaparte feignit contre le gouvernement vénitien une grande colère, qu'il exprima au provéditeur Foscarini. Le prétexte de ses plaintes était l'asile donné à Louis XVIII; ce prince avait résidé, avec sa petite cour, pendant assez longtemps dans cette ville, et y avait reçu les témoignages de respect et d'intérêt que le spectacle d'une grande infortune inspire toujours. Le général Bonaparte ne pouvait désapprouver au fond du coeur une conduite motivée par un sentiment noble et généreux; mais sa conduite était commandée par sa position, et je ne doute pas qu'il n'envisageât dès lors le parti qu'il pourrait tirer, soit pour le présent, soit pour l'avenir, d'une querelle ouverte avec le gouvernement vénitien: au surplus, toutes ces menaces n'aboutirent pour le moment à rien, et on se contenta de prendre possession des forts et d'exiger des vivres pour les troupes.

La division Augereau occupa Vérone et les bords de l'Adige, en descendant jusqu'à Porto-Legnago. La division Masséna fut chargée de la défense des montagnes qui commandent la vallée de l'Adige et occupent l'espace entre ce fleuve et le lac de Garda; elle prit poste à Montebaldo et s'y retrancha. La division Serrurier, aidée et soutenue par la cavalerie commandée par le général Kilmaine, fit l'investissement de Mantoue, et on disposa tout pour commencer le siége aussitôt après l'arrivée de la grosse artillerie. Les Autrichiens s'étaient retirés à Trente; ils avaient besoin de beaucoup de temps pour se refaire, et de recevoir de grands renforts pour être en état de rentrer en campagne; ainsi nous pouvions nous reposer, et c'est ce que l'on fit, car l'armée en avait grand besoin. On s'occupa à réparer les pertes causées par une campagne si active, et à mettre l'armée sur un pied convenable pour pouvoir soutenir sa réputation et accomplir ses destinées. Le général Bonaparte crut sa présence utile à Milan; il avait à presser le siége du château et à prendre les dispositions relatives à l'administration générale; après avoir donné ses instructions à ses lieutenants, il partit pour Milan, emmenant avec lui et dans sa voiture le général Berthier et moi.

Les succès glorieux de cette campagne, les prodiges opérés en si peu de temps, et si fort au-dessus de tous les calculs, de toutes les espérances, avaient développé au plus haut degré les facultés du général Bonaparte; cette confiance en lui-même, cette confiance sans bornes qu'il inspirait aux autres, donnait à ses discours et à ses actions un aplomb, une décision capables de tout entraîner. Il lui semblait voir devant lui tous les jours un nouvel horizon; c'était le fond de son caractère, et j'en fus frappé dès cette époque. Loin de paraître s'étonner de ce qu'il avait fait, il écrivait de Vérone au Directoire que, si on lui envoyait des renforts, il traverserait le Tyrol, et prendrait l'armée autrichienne du Rhin à revers. Je fus frappé d'étonnement en lui entendant dicter cette phrase; cette proposition formelle, faite en ce moment, me parut presque de la folie. Tout le monde a pu remarquer dans le cours de sa carrière qu'il en a toujours été ainsi; à force de vaincre les obstacles, il les a toujours méprisés davantage; mais aussi, à force de les mépriser, il a fini par en accumuler une telle masse sur sa tête, qu'il en a été écrasé. Alors il était dans la mesure des choses possibles, et il y est resté encore bien longtemps; quand il en est sorti, l'orgueil avait remplacé les éclairs du génie.

Une chose remarquable à l'époque dont je parle, c'est l'esprit admirable et le zèle ardent de tout ce qui l'entourait. Chacun de nous avait le pressentiment d'un avenir sans limites, et cependant était dépourvu d'ambition et de calculs personnels; on ne pensait qu'aux résultats généraux; c'était du patriotisme dans la belle acception du mot.

Il arriva alors une chose digne d'être signalée: le général Bonaparte fut accusé de n'avoir pas assez fait, et d'avoir manqué de résolution, par un de ces militaires de plume, le fléau des militaires combattants, gens traitant souvent des questions qu'ils ne comprennent pas, qu'ils ne sont pas à portée de juger, et dont ils ignorent même presque toujours les circonstances, cause des résolutions prises.

Le général Matthieu Dumas discuta cette campagne d'Italie dans une brochure, et reprocha au général Bonaparte de s'être borné à envahir l'Italie: celui-ci me chargea de lui répondre, et je publiai une réfutation qui était facile; elle eut quelque succès dans le temps, et le général Bonaparte fut très-satisfait.

Le général Bonaparte, quelque occupé qu'il fût de sa grandeur, des intérêts qui lui étaient confiés et de son avenir, avait encore du temps pour se livrer à des sentiments d'une autre nature; il pensait sans cesse à sa femme. Il la désirait, il l'attendait avec impatience: elle, de son côté, était plus occupée de jouir des triomphes de son mari, au milieu de Paris, que de venir le joindre. Il me parlait souvent d'elle et de son amour avec l'épanchement, la fougue et l'illusion d'un très-jeune homme. Les retards continus qu'elle mettait à son départ le tourmentaient péniblement, et il se laissait aller à des mouvements de jalousie et à une sorte de superstition qui était fort dans sa nature.

Dans un voyage fait avec lui à cette époque, et dont l'objet était d'inspecter les places du Piémont, remises entre nos mains, un matin, à Tortone, la glace du portrait de sa femme, qu'il portait toujours, se cassa: il pâlit d'une manière effrayante, et l'impression qu'il ressentit fut des plus douloureuses. «Marmont, me dit-il, ma femme est bien malade ou infidèle.»

Enfin elle arriva, accompagnée de Murat et de Junot. Envoyé au-devant d'elle jusqu'à Turin, je fus témoin des soins et des égards qui lui furent prodigués par la cour de Sardaigne à son passage. Une fois à Milan, le général Bonaparte fut très-heureux; car alors il ne vivait que pour elle; pendant longtemps il en a été de même, jamais amour plus pur, plus vrai, plus exclusif, n'a possédé le coeur d'un homme, et cet homme était d'un ordre si supérieur!

Le Directoire eut, à cette époque, la ridicule idée d'envoyer Kellermann en Italie et de diviser le commandement: celui-ci aurait commandé dans le nord, et Bonaparte dans le midi. On conçoit d'où venait cette pensée: c'était assurément la combinaison la plus absurde. Bonaparte ne voulut pas y souscrire; il demanda à rentrer en France si on envoyait Kellermann au delà des monts, et cette proposition n'eut pas de suite. Les troupes de l'armée des Alpes vinrent nous joindre, et de nouvelles divisions s'organisèrent successivement. Les généraux de division Vaubois et Sauret arrivèrent à l'armée, et le général Despinois fut fait général de division.

Pendant le cours de la campagne, divers armistices, faits successivement par le général Bonaparte avec les ducs de Parme et de Modène, avaient valu à l'armée beaucoup de millions et de nombreux tableaux: ces tableaux ont décoré notre musée pendant un bien petit nombre d'années, hélas! Un armistice, fait aussi avec le roi de Naples, rappela de l'armée autrichienne ses régiments de cavalerie. Restait le pape, demeurant encore en état d'hostilité. Pie VI, se croyant une puissance effective, avait fait des armements en conséquence. Pour lui faire acheter la paix, ou au moins une suspension d'armes, il fallut faire contre lui des dispositions positives. Une autre opération tenait aussi fort à coeur au gouvernement, et son utilité était sentie par tout le monde: le grand-duc de Toscane, frère de l'empereur, avait fait depuis longtemps sa paix avec la République; cette paix avait précédé même de plus d'une année notre entrée en Italie. Ainsi il n'y avait rien à lui demander; mais son port de Livourne, consacré au commerce anglais, était le point de communication des Anglais avec l'Italie et le dépôt de leurs marchandises. Leur fermer ce débouché, s'emparer de toutes leurs marchandises et occuper Livourne par des forces imposantes, fut l'objet d'une expédition dont on ne voulut pas différer d'un moment l'exécution. À cet effet, on réunit à Plaisance une division commandée par le général Vaubois, tandis que la division Augereau reçut l'ordre de se rendre à Borgoforte et de passer le Pô pour marcher sur Ferrare et Bologne.

Cependant ce mouvement fut suspendu par une insurrection qui éclata dans ce qu'on appelle les fiefs impériaux, pays situé entre Tortone et Gênes, appartenant alors à la république de Gênes. De grands exemples, faits là comme à Pavie, y rétablirent bientôt l'ordre. Ce mouvement, projeté contre Bologne et Livourne, était en ce moment sans danger. Les Autrichiens étaient loin d'avoir réparé leurs pertes; encore hors d'état de reprendre l'offensive sur l'Adige, ils ne pouvaient rien tenter sans avoir reçu de puissants renforts. L'armée du Rhin en envoya, et Wurmser les amenait en personne.

On connaissait l'époque du départ et celle de l'arrivée présumée de ces troupes.

La division Augereau marcha directement sur Bologne, et celle de Vaubois par Parme, Modène, Reggio et Pistoja. Le général en chef était avec cette division. En avant de Modène existait le fort Urbin, appartenant au pape et occupé par ses troupes. Ce fort, sans boucher le passage, puisqu'il était situé dans une plaine, gênait les communications, la grande route passant sur ses glacis. Il était donc important de s'en rendre maître. J'en fus chargé, et la chose réussit à souhait. Il n'y avait rien qu'on ne pût tenter contre les troupes du pape, comme on va le voir et comme on le verra encore plus tard.

Le général Bonaparte fit écrire de Modène au commandant de venir lui parler, et ce brave homme, instruit cependant que nous étions en guerre avec son souverain, se rendit sans défiance à cette invitation; il partit sans laisser d'instructions à ses officiers. Le général Bonaparte me prescrivit de marcher à la tête de toutes les troupes avec un faible détachement de dragons d'une quinzaine d'hommes; un autre détachement plus fort me suivait à une très-petite distance. J'avais l'ordre de passer tranquillement sur la route, comme marche un détachement allant faire les logements; et, si je voyais la porte du fort ouverte, de m'y précipiter et de sabrer la garde. Alors je serais soutenu par les troupes qui me suivraient. Arrivé à l'endroit où la route est sous le chemin couvert, je trouvai en dehors des palissades les officiers de la garnison réunis, inquiets de l'absence de leur commandant. Ils me demandèrent de ses nouvelles; je leur répondis qu'il était à cent pas derrière moi, et qu'ils allaient le rencontrer. Cette réponse les fit porter un peu plus en avant. Quelques instants après, ayant vu la porte ouverte, je m'y rendis au grand galop, sans donner le temps à la garde de fermer la barrière. Cette garde s'enfuit, et, en un moment, tout le régiment de dragons eut pénétré dans le fort. Les soldats se réfugièrent dans leurs casernes et en sortirent prisonniers. Il y avait en batterie sur les remparts plus de quatre-vingts pièces de canon, et toutes chargées. Le fort tomba ainsi entre nos mains; son artillerie fut transportée immédiatement à l'armée devant Mantoue, et servit au siége de cette place.

Le général Bonaparte m'envoya à Ferrare pour sommer le commandant. Je m'y rendis en poste, et j'annonçai l'arrivée des troupes. Il fut convenu que les portes de la ville et de la citadelle leur seraient livrées immédiatement, et on me permit, en attendant, d'inspecter la forteresse; on me fournit même l'état de l'artillerie et les approvisionnements existants. Une partie de ce matériel fut encore envoyée devant Mantoue. Il était commode d'avoir ainsi ses ennemis pour fournisseurs. Sans l'artillerie de ces deux places, nous n'aurions pas pu commencer aussitôt le siége de Mantoue. Je rejoignis le général en chef à son arrivée à Pistoja; de là il marcha sur Livourne et m'expédia à Florence auprès du grand-duc de Toscane. J'étais porteur d'une lettre pour ce souverain et chargé de lui faire connaître les motifs de notre mouvement. Je rapportai à Livourne la réponse du grand-duc. La conduite de celui-ci fut celle d'un homme qui se soumet à tout et ne veut pas avoir recours à des moyens violents. Il lui aurait été difficile, d'ailleurs, de les employer avec succès. Il engageait vivement le général Bonaparte à passer par Florence à son retour. On trouva à Livourne de grandes richesses; elles offrirent à l'armée beaucoup de ressources. Ainsi, de toutes parts, le trésor se remplissait. Depuis ce moment, la majeure partie de la solde et des appointements fut payée en argent. Il en résulta un grand changement dans la situation des officiers, et jusqu'à un certain point dans leurs moeurs.

L'armée d'Italie était alors la seule échappée à cette misère sans exemple, supportée par toutes les armées depuis si longtemps.

Le général en chef, après avoir donné ses ordres, quitta Livourne et partit pour Bologne en passant par Florence. Il s'arrêta dans cette dernière ville pour admirer tout ce qu'elle avait de curieux et voir le grand-duc. Celui-ci le reçut avec toute la distinction possible. Nous dînâmes avec lui. Singulier tableau que ces hommages rendus par le frère de l'empereur et la fille du roi de Naples à un général républicain, dont les triomphes récents étaient si opposés à leurs intérêts! En sortant de dîner chez le grand-duc, Bonaparte reçut un courrier qui lui annonçait la reddition du château de Milan. Il renvoya en toute hâte M. de Fréville, notre chargé d'affaires, chez le grand-duc pour lui en faire part. C'était mal reconnaître son hospitalité! Ce souverain est le premier avec lequel le général Bonaparte a été en contact personnel. Alors ce fut un événement pour lui; et, comme il a toujours été sensible aux souvenirs qui se rattachaient au commencement de sa carrière, il a conservé, toute sa vie, à ce prince une affection qui lui a été utile en plus d'une occasion. Tous les noms, datant de ce temps-là ou d'une époque antérieure, rappelant à la mémoire de Bonaparte des services rendus ou des témoignages d'affection ou de considération, n'ont jamais perdu leur puissance auprès de lui. La nature lui avait donné un coeur reconnaissant et bienveillant, je pourrais même dire sensible. Cette assertion contrariera des opinions établies, mais injustes. Sa sensibilité s'est assurément bien émoussée avec le temps; mais, dans le cours de mes récits, je raconterai des faits, je donnerai des preuves incontestables de la vérité de mon opinion.

La famille Bonaparte est originaire de Toscane; une branche y était restée, elle était alors représentée par un chanoine demeurant à San Miniato, petite ville entre Pise et Florence; nous nous y arrêtâmes et nous couchâmes chez lui; il jouissait vivement de l'éclat que son cousin donnait à son nom, mais il voyait d'un autre oeil que nous cette gloire de la terre, et il aspirait à la voir prendre ses racines dans le ciel. Un Bonaparte avait été déclaré bienheureux par je ne sais quel pape, c'était le premier pas vers la canonisation; le chanoine aspirait à le voir sanctifié; il prit le général en particulier pour le supplier d'employer son influence, supposée sans bornes, pour obtenir ce titre de gloire pour sa famille. Bonaparte rit beaucoup du désir de son cousin, qu'il ne satisfit pas, et il aima mieux obtenir du pape, dans les négociations postérieures, quelques millions et quelques tableaux de plus, que le droit de bourgeoisie dans le ciel pour un homme de sa maison.

Nous restâmes quelques jours à Bologne, où l'armistice avec le pape, bientôt convenu et signé, amena de riches tributs de toute espèce. À Bologne comme à Reggio et dans toutes les villes, on organisa une force municipale pour la sûreté du pays, de manière qu'à l'exception de Livourne, constamment occupée par une garnison française, la totalité des troupes françaises repassa le Pô.

Tout étant disposé pour faire le siége de Mantoue, il fut entrepris. On croyait à tort la garnison faible, car elle était de douze mille hommes, et l'on supposait pouvoir opérer une surprise, vu le grand développement de la ville.

Mantoue, pourvue d'une bonne enceinte, est en outre couverte par deux lacs, l'un supérieur, l'autre inférieur: en avant du premier se trouve la citadelle, donnant une tête de pont d'un grand développement; en avant du deuxième, le faubourg Saint-Georges, alors non fortifié, et qui tomba entre nos mains. Du côté opposé, le lac était presque à sec, et se composait d'un courant d'eau formant une grande île avec les fossés de la place: une partie était occupée par l'ouvrage dit du T, destiné à couvrir une longue courtine de la place flanquée seulement par quelques tours et couverte par un fossé plein d'eau. L'ouvrage du T était en terre et sans revêtement, mais fraisé et palissadé; on crut, en débarquant la nuit dans l'île, surprendre l'ennemi et enlever ce poste; s'il en avait été ainsi, la première batterie à construire aurait été une batterie de brèche, et en cinq jours la place eût été à nous. Un Espagnol, nommé Canto d'Irlès, en était gouverneur. Le coup de main proposé fut tenté de la manière suivante: trois cents hommes furent habillés en Autrichiens avec l'uniforme d'un des régiments de la garnison, et mis sous les ordres d'un nommé Lahoz d'Ortitz. Cet officier, d'une bonne famille de Milan, avait servi en Autriche et ensuite déserté chez nous, à cause de ses opinions révolutionnaires; devenu aide de camp de Laharpe, et plus tard, à la mort de celui-ci, aide de camp du général Bonaparte, il montrait du courage, un caractère ardent, violent, et beaucoup d'esprit. Son ambition était sans bornes; il devint général cisalpin, et organisa les premières troupes de cette république; mais, en l'an VII, après la reprise des hostilités, il nous abandonna pour quelque mécontentement, se réunit à nos ennemis, et fut tué, en faisant le siége d'Ancône, par les troupes mêmes qu'il avait formées.

Je reviens au siége de Mantoue. Les trois cents hommes de Lahoz, habillés en Autrichiens, devaient, à l'instant où le débarquement dans l'île aurait lieu pendant la nuit, se séparer, simuler la défense de l'île, se retirer, étant pressés vivement par les Français, sur l'ouvrage du T, y entrer, en livrer la porte aux troupes qui suivraient, et ensuite faire main basse sur l'ennemi. Murat fut chargé du commandement des troupes destinées à appuyer Lahoz. L'exécution eut lieu d'une manière timide, les troupes se firent attendre; le détachement n'étant pas pressé, on ne se hâta pas de lui ouvrir la barrière; le stratagème fut reconnu, et l'opération manqua: on accusa généralement Murat d'avoir agi avec mollesse et causé cet échec; ce fut dans la nuit du 7 au 8 juillet que le coup de main fut tenté.

On prit sur-le-champ son parti, et l'on ouvrit la tranchée. Un pont fut construit devant Pietroli pour établir la communication; dès ce moment, il fallut passer par tous les détails et toutes les lenteurs d'un siége régulier. Le général Bonaparte m'attacha à ce siége, suivant mes désirs, sous les ordres du général Serrurier, et je montai la tranchée à mon tour. Nos travaux, conduits avec talent et vigueur par notre ingénieur, le colonel Chasseloup, commandant le génie de l'armée, et les batteries nécessaires établies, nous arrivâmes à la deuxième parallèle. Le front d'attaque, comme je l'ai dit, n'était pas revêtu: toutes les palissades étant brisées, les pièces de l'ennemi démontées, son feu presque éteint, il fut décidé que l'on n'attendrait pas plus longtemps pour donner l'assaut. Quatre colonnes de trois cents hommes chacune furent désignées pour assaillir les points les plus accessibles; je devais en commander une, et nous attendions la nuit du 30 juillet pour agir quand les dispositions générales de l'armée vinrent changer l'état des choses et nos projets.

Le maréchal de Wurmser, successeur de Beaulieu dans le commandement de l'armée ennemie, avait amené un fort détachement de l'armée du Rhin, et reçu d'autres renforts de l'intérieur: la force de son armée était de quarante-sept bataillons, trente-sept escadrons, formant quarante et un mille cent soixante et onze hommes d'infanterie, cinq mille sept cent soixante-six de cavalerie; son artillerie se composait de cent quatre-vingt-douze bouches à feu attelées; et tout cela indépendamment de la garnison de Mantoue, forte de douze mille hommes.

Wurmser divisa son armée en quatre colonnes principales, de la manière suivante: la première, sous les ordres du lieutenant général Quasdanovich, formait l'aile droite; se divisant elle-même en quatre brigades commandées par les généraux Ott, Ocskay, Sport et prince de Reuss, elle avait deux avant-gardes sous les ordres des colonels Klenau et Lusignan, et se composait de seize bataillons, neuf compagnies, treize escadrons, et cinquante-six bouches à feu. Sa force était de quinze mille deux cent soixante-douze hommes d'infanterie, et deux mille trois cent quarante-neuf chevaux.

La deuxième, sous le commandement du lieutenant général Melas, formait la droite du centre: composée de deux divisions et quatre brigades, commandées par les généraux Gremma et Sebottendorf, et sous eux par les généraux Grummer, Basilico, Nicoletti et Pettoni, elle avait dix-sept bataillons, onze compagnies, quatre escadrons, et cinquante-huit bouches à feu, et sa force était de treize mille six cent soixante-seize hommes d'infanterie, et sept cent vingt-sept chevaux.

La troisième colonne, sous les ordres du lieutenant général Davidovich, formant la gauche du centre, se composait de trois brigades, commandées par les généraux Mittrowsky, Liptay et le plus ancien colonel de la brigade; sa force était de dix bataillons, huit compagnies, dix escadrons, soixante bouches à feu; elle comptait huit mille deux cent soixante-quatorze hommes d'infanterie, seize cent dix-huit chevaux.

Enfin, la quatrième colonne, commandée par le général Mezzaro, formant l'aile gauche, était divisée en deux brigades, commandées par les généraux de Hohenzollern et Mezzeris, et se composait de quatre bataillons, six compagnies, sept escadrons et dix-huit bouches à feu, et d'une force de trois mille neuf cent quarante-neuf hommes d'infanterie, mille soixante-douze chevaux.

La première colonne fut dirigée sur Brescia; elle devait se porter sur Plaisance pour prévenir l'armée française. La deuxième attaqua la division Masséna à la Corona, s'empara de Rivoli, et couvrit la marche de la troisième colonne. La troisième colonne descendit par la vallée de l'Adige, et rejoignit la deuxième colonne à Rivoli. La quatrième colonne déboucha par Vicence et Legnago, marcha sur Vérone, et se réunit à la troisième colonne.

L'armée française était ainsi placée: Masséna occupait la Corona et Montebaldo, et défendait le pays entre le lac de Garda et l'Adige; Augereau occupait Vérone et Legnago; la division Sauret, Salo; le général Despinois, avec quatre mille hommes, était à Peschiera, et la division Serrurier faisait le siége de Mantoue. Toutes les divisions actives réunies composaient soixante-trois bataillons et trente escadrons dont la force s'élevait à trente-six mille six cent vingt-huit hommes d'infanterie, cinq mille deux cent soixante-neuf chevaux, et trente-sept bouches à feu. Les forces supérieures de l'ennemi culbutèrent Masséna des postes qu'il occupait dans les montagnes. Le général Sauret ayant été forcé devant Salo, l'ennemi entra à Brescia sans coup férir; Murat, Lasalle et bon nombre d'autres officiers y furent surpris et faits prisonniers. La situation de l'armée était critique; pour continuer le siége de Mantoue, il fallait livrer bataille à l'ennemi vers Roverbella; mais, si la bataille était perdue, l'armée devait immédiatement repasser le Pô; elle abandonnait ainsi toute la Lombardie, et courait de grands risques d'être détruite en exécutant ce mouvement, pour lequel rien n'avait été préparé. Lever le siége de Mantoue, afin de réunir toutes les forces disponibles; manoeuvrer avec légèreté pour balayer ce que nous avions derrière nous, afin de rétablir la sûreté de notre ligne d'opération, et ensuite marcher à l'ennemi divisé, le surprendre dans ses mouvements, au milieu de ses corps séparés par les lacs et les montagnes, voilà ce qu'il y avait à faire et à quoi Bonaparte se résolut. Mais alors que deviendra l'artillerie du siége de Mantoue? Elle se composait de cent quatre-vingts bouches à feu, et des approvisionnements correspondants: l'enlever est impossible, on n'en a ni le temps ni les moyens; elle tombera au pouvoir de l'ennemi, c'est un grand trophée pour lui; mais le premier but est la victoire, et c'est un sacrifice qu'elle exige impérieusement. Le général Bonaparte n'hésita pas; il foula aux pieds les petites considérations, prit son parti, et se montra, par cette résolution ainsi motivée, un grand général. Il envoya l'ordre au général Serrurier de lever le siége après avoir détruit, autant que possible, les munitions et l'artillerie abandonnée, de se retirer sur l'Oglio, à Marcaria, et d'y attendre de nouveaux ordres. La division Masséna, après avoir disputé le terrain pied à pied, fit sa retraite sur le Mincio, qu'elle passa à Peschiera: une garnison fut laissée dans cette place après quelque incertitude, et le commandement en fut confié au général Guillaume, espèce de fou, mais homme de zèle et de surveillance: plus tard, cette division continua son mouvement sur la Chiesa, à Ponte San Marco, laissant une forte arrière-garde à Lonato, tandis que la division Despinois devait soutenir la division Sauret, en position en arrière de Salo.

La division Augereau se retira par Borghetto sur Castiglione et Montechiaro, où elle s'arrêta. La cavalerie, soutenue par quelque infanterie, se porta sur Brescia; à son approche l'ennemi l'évacua en se retirant sur Gavardo. On voit par le tableau des positions respectives que les deux armées étaient fort divisées, les corps presque entremêlés; mais ceux de l'armée française, étant au centre, pouvaient se soutenir, combiner leurs mouvements et se secourir. On doit observer cependant que la division Serrurier, jetée hors du théâtre des opérations, sur l'Oglio, était une mauvaise disposition; en la dirigeant sur Montechiaro, chose beaucoup plus raisonnable, elle eût pu servir utilement de réserve à la division Augereau; la disproportion de nos forces était fort grande, nous n'avions à négliger aucune de nos ressources; cette division de plus à l'affaire du 16 thermidor (3 août) pouvait assurer la victoire, tandis que, battue, l'armée était séparée d'elle. Elle arriva utilement le 18 thermidor (5 août), mais il y avait plus d'une chance pour que, partie de si loin, elle n'arrivât pas d'une manière opportune, et la précision de son mouvement, ce jour-là, fut un trait de bonheur sur lequel un général en chef ne doit pas baser ses calculs quand il peut s'en dispenser. Malgré le bon esprit de nos troupes et leur énergie, quelle que fût l'habileté des combinaisons, on pouvait redouter de grands malheurs. L'ennemi à combattre alors ne ressemblait pas à l'armée de Beaulieu, découragée; mais, en possession de toute sa force morale, il avait le premier élément des succès. Nous étions dans la position indiquée ci-dessus le 15 thermidor (2 août), bien résolus à tenter la fortune. Le 16 (3 août) au matin, l'ennemi attaqua l'avant-garde de Masséna, placée à Lonato, la mit en déroute et fit prisonnier le général Pigeon, qui la commandait. Le général Masséna, avec lequel se trouvait le général en chef, déboucha aussitôt de Ponte San Marco, soutenu par la division Despinois; l'ennemi, à son tour, fut culbuté, et l'on reprit Lonato; débouchant de cette ville, après des engagements très-chauds et successifs, l'ennemi fut repoussé jusqu'au bord du lac de Garda à Desenzano. En même temps, le général Sauret attaquait Salo; après une vigoureuse résistance de l'ennemi, il parvint à reprendre la ville et à dégager le général Guieux, qui, séparé de lui à l'instant où il l'évacuait, deux jours auparavant, s'était jeté dans une grosse maison sur le bord du lac avec quelques centaines d'hommes, où il s'était défendu avec la plus grande opiniâtreté et la plus rare valeur contre le général Veckzay; peut-être ce combat isolé, imprévu, et hors des combinaisons, a-t-il eu une influence importante en retenant le corps qui devait déboucher de Salo. Le général Guieux, homme médiocre, mais brave soldat, avait résisté pendant trois jours, sans canons, avec moins de quatre cents soldats, à quatre ou cinq mille hommes.

Pendant que ces événements se passaient sur la gauche, la droite avait eu également des succès; j'avais eu l'ordre de m'y rendre et de rester pendant toute la bataille auprès du général Augereau; celui-ci, n'étant pas content de la manière dont son artillerie était servie, me demanda d'en prendre le commandement, ce que je fis; elle contribua au succès de cette belle journée; j'y reçus une contusion de boulet, mais je ne fus pas obligé de quitter le champ de bataille.

Le général Davidovich avait pris position la veille au soir à Castiglione, évacuée par le général Valette avec un régiment placé sous ses ordres. Ce mouvement rétrograde causa une grande colère au général en chef, et je n'ai jamais compris le mécontentement solennel qu'il en exprima au général Valette, car ce corps faible, isolé, n'avait pas autre chose à faire. Comment la division Augereau, séparée de Castiglione par une grande plaine, aurait-elle pu le secourir? et, si elle se fût portée à Castiglione, c'était commencer intempestivement le mouvement préparé seulement pour le lendemain. Cette colère, je le crois, était feinte, et, résolu à combattre sans retard, le général Bonaparte voulait convaincre les soldats qu'un mouvement rétrograde était en ce moment un crime: il lui est arrivé plus d'une fois de montrer ainsi, dans un but caché, un mécontentement qu'il n'éprouvait pas.

Dès le point du jour, le 16 thermidor (3 août), nous nous ébranlâmes et nous quittâmes la position de Montechiaro pour nous porter sur Castiglione. Nous traversâmes la plaine dans un bel ordre et une belle formation. À partir du pied des mamelons sur lesquels Castiglione est bâtie, l'ennemi nous opposa une vive résistance, ensuite à la ville même, et enfin aux positions plus en arrière, et jamais il ne fut mis en déroute. Nous le laissâmes, après dix heures d'un combat opiniâtre, à sa dernière position en avant de la tour de Solferino, et nous restâmes, le reste de la journée et le lendemain, en présence, nos postes à portée de fusil des siens.

Le succès de la journée avait été complet partout; on s'était battu depuis les environs de Salo jusqu'à Castiglione, c'est-à-dire sur un espace de plus de trois lieues. On appela l'ensemble de ces combats tous isolés, bataille de Lonato, parce que le général en chef se trouvait à Lonato, situé au centre. Il vint le lendemain matin voir la division Augereau, la féliciter et reconnaître l'ennemi; de là il se rendit à Lonato: à son arrivée, on annonçait une colonne ennemie venant de Ponte San Marco, dont elle avait chassé nos avant-postes; immédiatement après, cette colonne s'arrêta et envoya un parlementaire pour sommer le commandant français à Lonato de se rendre; à peine y avait-il quinze cents hommes dans cette ville, la division Masséna s'étant portée jusqu'auprès de Desenzano. La crainte avait saisi ces troupes, qui étaient loin de se croire en force suffisante. Le parlementaire fut introduit, les yeux bandés, devant le général Bonaparte. Celui-ci, avec la supériorité de son esprit et son coup d'oeil d'aigle, jugea à l'instant que ce corps de troupes, séparé de l'armée et coupé, était un détachement fait la veille au matin pour tourner Masséna, et dont la communication se trouvait perdue, par suite de nos succès et du terrain que nous avions gagné. Il fit ôter le bandeau à cet officier, et l'apostropha ainsi: «Savez-vous devant qui vous vous trouvez? Vous êtes devant le général en chef de l'armée française, et apparemment vous n'avez pas la prétention de le faire prisonnier avec son armée; votre corps est coupé, et c'est lui qui doit se rendre; je ne lui donne que dix minutes pour mettre bas les armes, et j'accorde aux officiers leurs chevaux, leurs équipages et leurs épées; s'il résiste, je ne fais de quartier à personne.» Une heure après, nous avions trois mille prisonniers de plus. Cette colonne, composée de trois bataillons du régiment d'Erbach et de Devins, et d'un détachement de hussards de Wurmser, était commandée par le général Knort, et avait fait partie de l'aile droite de l'armée autrichienne aux ordres du général Quasdanovich, dont elle avait été séparée par le combat de Salo.

C'est par une présence d'esprit semblable et par une décision si prompte et si juste que l'homme se montre tout entier. Beaucoup de désordres auraient eu lieu probablement, si le hasard n'avait pas fait arriver Bonaparte à point nommé dans cette circonstance critique, et peut-être les troupes se seraient-elles échappées. On avait envoyé une partie de la division Despinois sur Gavardo à la poursuite de l'ennemi; pendant la nuit du 17 au 18 (4 au 5 août), la division Masséna, toute la cavalerie et l'artillerie disponible se réunirent en avant de Castiglione; cette division, placée à la gauche, fut chargée d'attaquer la droite de l'ennemi, appuyée à la tour de Solferino; la division Augereau descendit dans la plaine, et sa droite fut couverte par toute l'artillerie à cheval de l'armée, soutenue par toute la cavalerie. Je reçus dans cette circonstance un grand témoignage de confiance du général Bonaparte. Je n'étais encore que chef de bataillon, et il mit toute l'artillerie à cheval réunie sous mes ordres: elle consistait en cinq compagnies, servant dix-neuf pièces de canon, et destinées à jouer un rôle important. Le centre et la gauche de l'armée ennemie s'étendaient obliquement dans la plaine; celle-ci se liait à un mamelon isolé, situé à peu de distance du village de Medole, et couvert de pièces de position. L'ennemi avait un calibre supérieur; je ne pouvais lutter avec lui qu'en m'approchant beaucoup, et, quoique le pays fût uni, il y avait un défilé à franchir avant de pouvoir me déployer à la distance convenable. Les boulets de l'ennemi arrivaient à ce défilé, qui était assez large; je le traversai par sections de deux pièces; après avoir mis en tête la compagnie dans laquelle j'avais le moins de confiance, je lançai ma colonne au grand galop; la tête fut écrasée, mais le reste de mon artillerie se déploya rapidement et se plaça à très-petite portée de canon; un feu vif, bien dirigé, démonta plus de la moitié des pièces de l'ennemi en peu de temps; l'infanterie souffrait aussi de mon canon, une partie de son feu étant dirigé sur elle; enfin arriva à point nommé la division Serrurier, venant de Marcaria et prenant à revers la gauche de l'ennemi; la bataille fut dès ce moment gagnée, et l'ennemi précipita sa retraite sur le Mincio, qu'il repassa. Les forces de l'ennemi en présence, à cette bataille, se composaient des deux corps formant le centre de l'armée; celui de gauche, placé à Goito, avait reçu l'ordre de s'y réunir, mais il n'arriva pas à temps.

Cette campagne de huit jours donna près de vingt mille prisonniers. Modèle de vigueur et d'activité, elle est remarquable par le plan adopté et suivi. Profiter de la faute que fit l'ennemi de diviser ses forces; se placer au centre avec une armée inférieure, de manière à présenter successivement les mêmes soldats aux différents corps à combattre; égaliser ainsi les forces, si on ne les rendait pas supérieures à celles de l'ennemi au moment du combat, voilà certainement un grand prodige obtenu. Mais on peut faire quelques observations. La première porte sur la division Serrurier. Elle fut étrangère, comme je l'ai dit déjà, à tous les combats, excepté au dernier; et renoncer à se servir de la sixième partie de ses forces, dans de pareilles circonstances, est une assez grande faute, car elle resta quatre jours à Marcaria sans utilité et sans remplir aucun objet. La seconde est que l'espace dans lequel nous opérions, borné par des montagnes infranchissables, était si rétréci, que le moindre échec de l'une de nos divisions pouvait avoir les conséquences les plus graves. En effet, si la division Masséna eût été battue, la division Sauret, acculée à des montagnes occupées par l'ennemi, était perdue; et, si c'eût été la division Augereau, et que le succès de l'ennemi eût été complet, il est difficile de deviner comment la division Masséna et la division Sauret se seraient tirées d'affaire. Ce système de position centrale est admirable quand on a plus d'espace; mais, quand on est ainsi resserré, il est environné de périls et peut entraîner les conséquences les plus graves. À la vérité, avec l'énergie dont les troupes étaient alors pénétrées, l'activité prodigieuse, les talents et la résolution du chef, tout était possible et pouvait être tenté.

Jamais fatigue ne pourra être comparée à celle que j'éprouvai pendant ces huit jours de campagne. Toujours à cheval, en course, en reconnaissance, en bataille, je fus, je crois, cinq jours sans dormir, autrement que quelques instants à la dérobée. J'étais accablé, exténué. Après cette dernière bataille, le général en chef me donna permission de prendre un repos absolu, et j'en profitai amplement. Je mangeai bien, je me couchai; je dormis d'un somme vingt-deux heures, et, grâce aux immenses ressources de la jeunesse et d'un corps robuste et fortement constitué, grâce à ce sommeil réparateur, je fus aussi frais, aussi dispos qu'en entrant en campagne.

Le lendemain, à Castiglione, le général Bonaparte fit au général Despinois un compliment qui devint célèbre et fut accompagné de la perte du commandement de sa division et de son renvoi de l'armée. Ce général était venu faire sa cour au général en chef comme beaucoup d'autres généraux. En l'apercevant, celui-ci lui dit: «Général, votre commandement de la Lombardie m'avait bien fait connaître votre peu de probité et votre amour pour l'argent; mais j'ignorais que vous fussiez un lâche. Quittez l'armée et ne paraissez plus devant moi.» Et cette accusation était sans doute méritée, puisque ce malheureux a supporté l'infamie imprimée à son existence par ces paroles, et qu'il a mieux aimé vivre et servir d'une manière obscure que de se venger.

L'armée suivait l'ennemi sur le Mincio, qu'elle passa à Peschiera, où Masséna combattit contre les brigades Bayalitsch et Mittrowsky. L'ennemi se divisa en deux corps: l'un remonta la vallée jusqu'à Roveredo, après avoir essayé de garder la position de la Corona, dont il fut chassé par Masséna; l'autre occupa Vicence et Bassano. Les brigades Spiegel et Mittrowsky furent envoyées dans Mantoue. L'armée française reprit ses positions accoutumées, occupa Vérone, Montebaldo, Legnago. La division Serrurier mit son quartier général à Marmirolo et observa Mantoue; mais cette ville était ravitaillée; toute notre artillerie de siége était perdue et servait maintenant à sa défense. On ne pouvait donc plus penser sérieusement à l'assiéger: il fallait se résoudre à tout attendre du temps, à la bloquer d'abord et à essayer de la prendre par famine.

Le général en chef, ne voulant pas s'éloigner du théâtre des opérations, établit son quartier général à Brescia. De nombreux drapeaux avaient été enlevés à l'ennemi; il fut question de désigner un officier pour les porter à Paris, et j'eus à cette occasion un grand chagrin: le général Bonaparte fit choix du premier aide de camp du général Berthier, nommé Dutaillis, officier extrêmement médiocre, et passant pour peu brave. En le désignant, le général Bonaparte avait eu le désir de faire quelque chose d'agréable à son chef d'état-major, dont il était content. Je ne fis pas ce calcul, et je fus outré. J'avais servi avec un zèle soutenu, et j'avais été, ainsi qu'on l'a vu, constamment employé; je n'avais montré aucune humeur quand mes camarades m'avaient été préférés; mais mon tour devait arriver enfin, et il me semblait que le moment était venu, en raison de ma position et de mes autres titres. Je n'y pus tenir, et je me rendis auprès du général en chef pour lui porter mes plaintes; je fis valoir mes droits, je lui déclarai que, s'il avait cherché dans l'armée l'officier le plus vaillant, celui dont les faits d'armes avaient été les plus remarquables, et qu'il me l'eût préféré, je n'aurais pas élevé la voix; que le choix présent le rendait coupable envers moi d'une injustice impossible à supporter; qu'en agissant ainsi il ne méritait pas d'avoir près de lui des officiers dévoués. En conséquence, je venais lui demander de le quitter sur-le-champ; une destination dans l'armée, quelle qu'elle fût, me convenait mieux qu'un poste où je venais de recevoir un pareil dégoût et une semblable humiliation. Le général Bonaparte, dont tant de gens parlent avec prévention et sans l'avoir connu, avait au fond du coeur beaucoup d'équité; il n'aimait pas les gens à prétentions, et une susceptibilité déplacée vous perdait dans son esprit. Mais, quand une réclamation était fondée, il excusait facilement l'inconvenance des expressions et la fougue de la passion, pourvu que tout se passât sans témoins. Il s'occupait alors lui-même des moyens de réparer l'injustice commise, et, loin d'être obligé plus tard de la lui rappeler, il devançait les désirs. Il connaissait les faiblesses de l'humanité, savait y compatir, et n'a jamais résisté à la vue de la tristesse motivée de quelqu'un qu'il estimait, et cela dans toutes les positions de sa vie et de son étonnante carrière: enfin on pouvait tout lui dire, en choisissant le moment et le lieu; jamais il n'a refusé d'entendre la vérité, et, si cela était quelquefois sans effet, c'était au moins toujours sans danger. Pour en revenir à ce qui me concerne, mes plaintes étaient vives, et il voulut me calmer; j'insistai, et il m'ordonna de m'embarquer sur une demi-galère de la flottille du lac de Garda et d'aller reconnaître toutes les côtes de ce lac, ce qui employa une douzaine de jours; je revins rendre compte de ma mission; ma tête s'était refroidie, on rentrait en campagne, et ce n'était pas le moment de m'éloigner. Peu de jours s'étaient écoulés, et j'avais obtenu un ample dédommagement des torts dont je croyais avoir eu à me plaindre.

Wurmser, tranquille dans son quartier général de Bassano, attendait des renforts; ses troupes, divisées et cantonnées, comme je l'ai dit plus haut, étaient répandues depuis Roveredo et Trente sur l'Adige, jusqu'à Primolano et Bassano sur la Brenta, et occupaient Vicence par une avant-garde. Le surprendre au milieu de son repos, l'empêcher de réunir son armée, et l'accabler avant qu'il eût le temps de se reconnaître, c'était compléter les beaux mouvements de Castiglione, tuer le lion après l'avoir blessé, en l'achevant avant qu'il fût guéri de ses blessures. Le général Serrurier, atteint d'une maladie gagnée dans les marais de Mantoue, forcé de s'éloigner de sa division, fut remplacé par le général de division Sahuguet, arrivant de France, et cette division continua à observer la garnison de Mantoue. Le général Sauret, qu'un âge avancé rendait peu propre à la guerre active, fut envoyé pour commander en Piémont, et remplacé par le général Vaubois, rappelé de Livourne, officier de sens et de jugement, instruit, mais faible et d'un médiocre instinct militaire; sa division occupait les débouchés entre le lac de Garda et le lac d'Idro, et était placée à Storo et à la Rocca d'Anfo.

Le général Bonaparte chargea le général Kilmaine de commander sur l'Adige et à Vérone. Homme de tête, froid, calculateur et brave, cet officier était capable de combiner ses mouvements et d'agir par lui-même. On lui donna quatre mille hommes d'infanterie et environ deux mille chevaux, et Véronnette (la partie de Vérone qui est sur la rive gauche) fut armée. Le général Kilmaine dut, en outre, occuper Porto-Legnago et observer l'Adige avec des postes de cavalerie. On présentait ainsi un rideau, ou, si l'on veut, une barrière à l'ennemi. Cette barrière aurait été faible si nos opérations eussent dû être de quelque durée; mais elle suffisait pour imposer à l'ennemi pendant huit ou dix jours. En effet, il n'avait rien disposé pour l'offensive; ses troupes n'étaient pas rassemblées, et il serait d'ailleurs suffisamment occupé par les nouvelles qu'il recevrait successivement de notre marche rapide, de ces attaques brusques et multipliées, semblables à la foudre, dont ses lieutenants allaient être écrasés, pour n'être pas tenté de prendre une offensive sérieuse qui compromettrait gravement sa ligne d'opération.

Le général Vaubois, jusqu'à ce moment couvrant Brescia avec sa division, reçut l'ordre de la rassembler en entier à Storo et de se porter sur Arco, tandis que Masséna remonterait l'Adige. Vaubois rencontra l'ennemi à Arco, puis à Mori, et le culbuta; Masséna à Serravalle et puis à Marco, et le défit complétement. Ce double combat de Mori et de Marco, livré le même jour, composa ce que l'on appelle la bataille de Roveredo: on fit beaucoup de prisonniers à l'ennemi. Pendant ce mouvement, Augereau arrivait à Alba; il s'y était rendu de Vérone en passant par le Val-Pantena, et avait flanqué ainsi par les montagnes le mouvement de Masséna dans la vallée de l'Adige. Le lendemain, nous arrivâmes aux portes de Trente. J'étais à l'avant-garde, et Masséna avait mis sous mes ordres une partie de sa cavalerie: nous culbutâmes l'ennemi, et nous entrâmes, le sabre à la main et en le poursuivant, dans la ville de Trente. L'ennemi continua sa retraite en remontant l'Adige; nous trouvâmes de l'infanterie postée sur la rivière de Lavis, à une lieue et demie au-dessus de Trente. La rivière était guéable pour la cavalerie, mais non pour l'infanterie. L'ennemi occupait le village de Lavis, placé sur la rive droite, et particulièrement une grosse maison en face du pont. Ce pont, ressemblant à tous les ponts de la Suisse et du Tyrol, était très-large et couvert par un toit; il n'était pas coupé, mais on en avait enlevé tous les madriers. L'ennemi n'étant pas en force, et nos troupes se trouvant pleines d'ardeur, je résolus de passer le pont et d'enlever ce poste. Je descends de cheval; je réunis trois cents hommes d'infanterie environ, et, à leur tête, j'entreprends de franchir la rivière en passant sur les poutres du pont. Jeune et leste, je réussis à souhait; le danger semblait nous donner de l'adresse, et, malgré les coups de fusil, nous arrivâmes de l'autre côté après avoir perdu quelques hommes renversés dans la rivière par le feu de l'ennemi. Murat était venu nous joindre; il ne voulut pas courir ces chances, se cacha derrière un mur, et resta spectateur. Pendant ce temps la cavalerie passait au gué. Nous donnâmes encore la chasse à l'ennemi, et je retournai à Trente, où je rendis compte au général en chef de ce que j'avais fait.

Le général Bonaparte plaça sur le Lavis le général Vaubois, et le chargea de la défense de la vallée. Pour lui, dès le lendemain il avait franchi le col qui sépare la vallée de l'Adige des sources de la Brenta, et s'était porté à Val-Sugana avec les divisions Augereau et Masséna. Le lendemain, la division Augereau, tenant l'avant-garde, rencontra l'ennemi à Primolano, le culbuta et le poursuivit. Le 5e régiment de dragons, commandé par un ex-conventionnel nommé Milhaud, mais cependant fort brave homme et bon soldat, le suivit l'épée dans les reins, le traversa, et fit un très-grand nombre de prisonniers: j'étais à cette affaire. Le jour suivant, nous débouchâmes sur Bassano, où Wurmser était en personne; la division Masséna marchait par la rive droite, et la division Augereau opérait sur la rive gauche.

Wurmser, surpris par cette entrée en campagne si brusque, ne devinant pas les projets de son ennemi, fut d'abord dans une grande perplexité. Il porta une partie de ses troupes sur la route de Vérone, ce qui augmenta encore leur éparpillement. Instruit cependant de notre marche par la Brenta, il rappela à lui tout ce qu'il put et voulut s'opposer de vive force à notre sortie de la vallée, ou au moins la retarder pour pouvoir faire sa retraite d'une manière moins périlleuse. Mais la chose lui devint impossible, et, quoique sa résistance fût vive, elle n'en fut pas moins inutile. La division Augereau, avec laquelle j'étais, battit l'ennemi et entra dans la ville, pendant que Masséna la tournait par la rive droite. Après ce coup de collier et la ville occupée, nous nous reposâmes; mais l'ennemi se présenta de nouveau, et il y eut encore grande alerte. La surprise n'eut pas de conséquence fâcheuse; nous repoussâmes l'ennemi, et, cette fois, pour qu'il n'y revînt pas, nous profitâmes de sa déroute pour le poursuivre jusqu'à extinction: nous lui prîmes son matériel, équipage de pont, parcs, etc., etc., et tout ce qui l'escortait, et j'arrivai, moi dix-septième, à Citadella, où nous atteignîmes la tête de ses équipages.

Je vois d'ici de corrects officiers de cavalerie blâmer une charge ainsi abandonnée; mais ils ont tort: il y a des circonstances où, avec le risque de perdre un petit nombre d'hommes, on a la chance de faire un mal irréparable à l'ennemi. La guerre est un jeu de coeur humain: quand l'ennemi est rempli de terreur, il faut en profiter. Quelques centaines d'hommes de plus ou de moins dans une armée ne sont rien, et, dans tel moment donné, dix hommes font tout fuir. Autant les grands mouvements doivent être méthodiques et soutenus, autant de petits corps, et particulièrement de la cavalerie, peuvent être abandonnés et lancés en enfants perdus. Il faut que la cavalerie charge toujours vigoureusement; car, à force de méthode et de prudence, elle ne sert plus à rien et n'obtient aucun résultat. Sans doute, il faut que la cavalerie se conserve, que ses masses ne se compromettent pas légèrement; mais, une fois dans l'action, tous ses mouvements doivent être rapides et décidés. La cavalerie française, ayant beaucoup d'élan, est, à mes yeux, la première de l'Europe. J'ai rencontré beaucoup de contradicteurs de cette opinion; j'ai vu même beaucoup d'officiers français qui étaient admirateurs irréfléchis de la cavalerie autrichienne, qui la mettaient au-dessus de la nôtre; mais c'est à tort: ces officiers ne se sont pas rendu compte de l'esprit fondamental de cette arme. Les Allemands nous sont supérieurs pour l'ordre et l'esprit de conservation; mais, pour l'emploi, ils sont loin de nous. La cavalerie française, à égalité de force, a toujours battu la cavalerie étrangère, et, dans un succès décidé, elle a détruit l'ennemi, ce qui n'est, à ma connaissance, jamais arrivé à la cavalerie allemande. En un mot, la cavalerie française aura quelquefois des revers, des échauffourées; mais ces accidents arriveront plus souvent à de très-bonnes troupes qu'à de mauvaises, et ils sont bien plus que compensés par les immenses avantages résultant habituellement de la cause qui les a produits.

La position des troupes de Wurmser décidait la direction à prendre; celles qu'il avait envoyées de Vérone n'étaient pas toutes revenues; Vicence était encore occupée; Wurmser dut donc renoncer à se retirer sur le Frioul, se résoudre à marcher sur Mantoue, maintenant son seul asile, et passer l'Adige au plus vite. En conséquence, il se dirigea sur Porto-Legnago; malheureusement cette place avait été évacuée par le général Kilmaine; resté avec peu de monde à Vérone, il avait rappelé à lui la garnison de cette place. Si Legnago eût été occupée, l'armée autrichienne était détruite, et le pont qu'elle trouva là fut son salut. Nous nous dirigeâmes, savoir: la division Augereau sur Legnago, en passant par Montagnana, et la division Masséna sur Ronco, où plus tard il devait y avoir de bien mémorables combats. Faire un pont sur l'Adige et marcher sur Cerea, pour couper l'ennemi en marche sur Mantoue, fut l'affaire de quatre jours; mais la précipitation avec laquelle nous marchions entraînait du désordre, et nous nous présentâmes à Cerea avec peu de monde et mal formés; aussi fûmes-nous repoussés. Le général en chef, qui se trouvait à l'avant-garde, surpris par un désordre inopiné, au moment d'être pris, fut obligé de fuir de toute la vitesse de son cheval pendant que nous rétablissions les affaires; mais jamais nous ne pûmes couper l'ennemi, marchant à tire-d'aile; l'arrière-garde, laissée dans Legnago, capitula le lendemain. La division Masséna attaqua de nouveau l'ennemi auprès de Due-Castelli, mais fut encore repoussée: il y avait beaucoup de fatigue et de relâchement dans les troupes: le désordre même, ce jour-là, fut fort grand: j'étais au plus chaud de ce combat, et, avec le cinquième bataillon de grenadiers, dont je disposai, j'arrêtai la cavalerie ennemie, qui nous poursuivait. Ce bataillon, solide comme un rocher de granit, reçut sans s'ébranler les charges dirigées contre lui, et les fuyards eurent le temps de se rallier. Ces deux petits échecs étaient venus de trop de confiance, mais il fallait cependant en prévenir un troisième; il nous restait à renfermer Wurmser dans Mantoue, et on devait supposer que, soutenu par la garnison, trouvant des troupes fraîches, et appuyé à la place, il essayerait de tenir la campagne. On laissa reposer les troupes, on leur fit faire la soupe avant de partir, on prit enfin des dispositions de prudence auxquelles nous n'étions guère accoutumés, et on attaqua. Quand l'ennemi eut commencé à plier, je fus chargé par le général Masséna de conduire deux bataillons à l'attaque du faubourg Saint-Georges, le cinquième bataillon de grenadiers et le troisième du dix-huitième, en tournant l'ennemi par son flanc gauche; ces deux bataillons, ployés en colonne et précédés par un bon nombre de tirailleurs, renversèrent tout ce qui s'opposait à leur marche; j'entrai dans Saint-Georges, et j'enlevai de vive force la tête de pont intérieure avec les grenadiers: je les y laissai pour empêcher les troupes de la ville de venir sur nous par la chaussée, et je plaçai en bataille devant la porte du faubourg le troisième bataillon du dix-huitième. À peine ces dispositions étaient-elles prises, qu'un régiment de cuirassiers, encore en arrière, se présenta pour rentrer et nous chargea; nous le reçûmes avec intrépidité, une vingtaine d'hommes tombèrent à nos pieds, et nous prîmes ceux qui avaient traversé nos rangs. Ce régiment descendit ensuite le Mincio pour passer à Governolo; mais, ayant trouvé de ce côté la division Augereau, il mit pied à terre et rendit ses armes. Cette journée fut appelée la bataille Saint-Georges, du nom du point où le combat fut le plus vif. Dès le lendemain, le général en chef me dit d'une manière presque inopinée: «Marmont, je vous envoie à Paris; partez sur-le-champ; allez-y porter nos trophées, et présentez au gouvernement les vingt-deux drapeaux pris à l'ennemi; allez raconter tout ce que nous avons fait, et annoncez que j'envoie encore en France quinze mille prisonniers. Vous n'avez pas perdu votre temps pour avoir attendu; vous avez eu le bonheur de concourir à nos dernières opérations, et vous aurez de nouveaux récits à faire; rappelez-vous vos torts de Brescia pour ne plus en avoir de pareils, et, une autre fois, ne doutez ni de ma justice ni de mon affection.» Il me donna ses instructions et m'expliqua ce que j'avais à dire, à voir, à faire. À cette époque, il ménageait beaucoup Barras et Carnot; sa recommandation de hâter mon retour était assurément superflue; je fus d'autant plus heureux de cette mission, que, le général en chef m'ayant beaucoup mis en avant et fort employé pendant cette campagne, j'avais le sentiment de l'avoir méritée, et que le choix dont j'étais l'objet aurait l'assentiment de l'armée.

Il est convenable d'examiner cette opération, après en avoir raconté les détails. Belle conception, ses résultats étaient presque certains, et elle n'offrait aucune chance fâcheuse. Les pertes de l'armée autrichienne, lors des affaires de Castiglione, avaient été telles et si supérieures aux nôtres, que les deux armées étaient alors à peu près de même force.

L'armée française opérant sur la rive gauche de l'Adige avait vingt-huit mille hommes et trois mille chevaux, et l'armée autrichienne n'avait pas plus de trente mille hommes, éparpillés de manière à ne pas pouvoir présenter plus de mille à douze cents hommes à une attaque brusque; nécessairement, toutes les rencontres devaient être à notre avantage.

L'armée française ne courait aucun risque, et, en découvrant en apparence sa ligne d'opération, elle se trouvait en réalité fort en sûreté, couverte par l'Adige, qui formait une véritable barrière. Pour qu'il en fût autrement, il aurait fallu que l'ennemi, prêt à agir, eût eu une grande supériorité; ni l'un ni l'autre n'était vrai, et, même dans ce cas, de deux choses l'une: ou l'armée française aurait été arrêtée à Roveredo, et il y a une si petite distance, qu'elle eût pu revenir sur Vérone assez à temps pour défendre le passage de l'Adige; ou, ayant battu l'ennemi, elle serait arrivée à Trente, et alors elle aurait eu sa retraite sur Brescia par la Rocca d'Anfo. Il était sage et prudent de saisir le moment où l'ennemi n'avait pas reçu ses renforts pour l'attaquer, et, heureux de pouvoir le trouver décousu et sans système défensif, il était habile de changer la défensive en offensive. Cette opération, exécutée avec rapidité, ne pouvait pas manquer de réussir, et les résultats furent tels qu'on avait pu l'espérer. Après cette bataille, le général en chef prit pour aide de camp Sulkowsky, jeune Polonais et brillant officier que j'avais distingué pendant le combat, et dont je lui avais parlé avec éloge.

Je partis de Vérone le 2 vendémiaire avec les trophées qui m'étaient confiés. On a vu quels sentiments je portais à mes parents: m'offrir à eux sous ces glorieux auspices, c'était augmenter beaucoup mon bonheur; aussi me déterminai-je à passer par Châtillon. La joie de mon père fut grande en me voyant. Cette gloire de l'armée d'Italie, si éclatante, si pure, il la sentait plus qu'un autre; plus que personne aussi il était à même de l'apprécier; j'étais comme le représentant, comme l'image vivante de cette brave armée illustrée par tant de prodiges, et j'étais son fils! Je crois, dans le cours de ma carrière, lui avoir fait éprouver des jouissances profondes, et cette pensée a souvent satisfait mon coeur; car, en justifiant ses soins par mes succès, c'était en quelque sorte m'acquitter envers lui. Pour rappeler et consacrer cette heureuse époque, mon père fit peindre sur le fronton de son château, à la place des armes existantes autrefois, un trophée où étaient représentés vingt-deux drapeaux avec la date de mon passage, et cet ingénieux monument de tendresse a duré jusqu'à l'époque où les restaurations faites à cette maison l'ont fait disparaître. Je fus reçu à Paris comme on l'est toujours en pareille circonstance. Tant de prodiges occupant sans cesse les esprits, on ne pouvait se rassasier de mes récits, et, devenu moi-même objet de la curiosité générale, mon séjour à Paris fut un triomphe continuel.

Le jour fut désigné pour la présentation solennelle des vingt-deux drapeaux. Je me rendis chez le ministre de la guerre, d'où le cortége partit. Un très-brave homme, mon compatriote, dont la carrière s'était faite dans le commissariat de guerre, M. Petiet, était alors ministre. Son frère avait été juge seigneurial de la terre de Sainte-Colombe, appartenant à ma famille. J'étais en voiture avec le ministre; vingt-deux officiers de la garnison, à cheval, portant les vingt-deux drapeaux, nous enveloppaient. Le Directoire nous reçut dans toute sa pompe, et revêtu du costume assez bizarre qu'il avait adopté pour les solennités. Je prononçai un discours où je racontai brièvement les travaux et les hauts faits de l'armée d'Italie, et le président du Directoire, Laréveillère-Lépeaux, me répondit sur le même ton; mais il inséra dans son discours une recommandation sur le respect dû aux lois, annonçant ainsi qu'il pressentait déjà le moment où la force militaire essayerait de les changer. Je fus nommé colonel, et on me donna le commandement du 2e régiment d'artillerie à cheval.

J'ai passé les premières années de ma vie à entendre distinguer dans l'artillerie le grade dans le corps et hors du corps, et on avait respecté le ridicule amour-propre du corps de l'artillerie en continuant cette distinction. On se le rappelle, le général Bonaparte lui-même n'avait pas échappé à ce préjugé; mais on ne devinerait jamais à quel degré d'absurdité ce principe, faux en lui-même, était arrivé dans son application. L'état militaire de l'époque dont je parle présente ceci: Bonaparte, chef de bataillon d'artillerie, détaché dans l'armée comme général en chef de l'armée d'Italie;--et ailleurs: Marmont, colonel du 2e régiment d'artillerie à cheval, détaché comme aide de camp du général en chef Bonaparte.

Mes jours s'écoulaient à Paris dans les plaisirs de toute espèce; mais je n'étais pas homme à leur donner la préférence sur la guerre et sur mes devoirs. Je reçus d'Italie la nouvelle que l'ennemi se disposait à rentrer en campagne; je sollicitai vivement d'être expédié pour l'armée, et le Directoire me donna ses ordres et ses instructions pour le général en chef; je me mis en route, j'allai embrasser mon père et ma mère en passant, et je continuai jour et nuit mon voyage. Je trouvai madame Bonaparte à Milan: elle m'apprit le renouvellement des hostilités et me dit qu'on était aux mains. Je repartis aussitôt et fis tant de diligence pour rejoindre le général en chef, que j'arrivai à Ronco une heure avant le commencement de la bataille d'Arcole.

Après la bataille de Saint-Georges, et Wurmser rejeté dans Mantoue, voici quelles avaient été les dispositions du général en chef et les positions de l'armée française: le général Kilmaine, ayant sous ses ordres le général Sahuguet, commandant toujours la division Serrurier, et le général Dallemagne, pour lequel on avait organisé une petite division, observa et bloqua Mantoue; son quartier général était à Roverbella, celui de Sahuguet à Castellaro. Le faubourg Saint-Georges, l'un des principaux débouchés de Mantoue, et celui par lequel les secours pouvaient le plus facilement arriver des bords de l'Adige, fut fortifié; on en fit une petite place destinée à résister à un coup de main et susceptible d'être abandonnée à elle-même sans danger pendant quelques moments; le commandement et la direction des travaux furent donnés au général Miollis, homme austère, brave, d'une vertu stoïque et d'une grande résolution. Cette disposition prépara le succès brillant obtenu plus tard et connu sous le nom de bataille de la Favorite; Masséna avait son quartier général à Bassano et occupait Trévise; Augereau était à Vérone, et Vaubois occupait la ligne de Lavis et couvrait Trente.

Une nouvelle armée autrichienne, commandée par le général en chef Alvinzi, était sortie de terre comme par enchantement. L'organisation de l'armée autrichienne, son système de recrutement et d'administration, donnent constamment des résultats de cette nature, qui tiennent du prodige; une armée est détruite, elle est aussitôt remplacée; les plus grandes pertes ne se font pas sentir trois mois; on dirait que les Autrichiens, dont assurément je ne veux pas révoquer en doute la valeur, ont cependant moins en vue de gagner des batailles que d'être toujours prêts à en livrer; et ce système leur a bien réussi, car les plus grands succès épuisent, et, si une armée victorieuse ne reçoit pas constamment des renforts pour réparer ses pertes, elle finit par succomber devant une armée battue, qui, plusieurs fois renouvelée, est devenue toujours moins bonne, mais enfin existe et semble toujours menacer. Après l'arrivée de Wurmser dans Mantoue, voici comment était placée l'armée autrichienne.

Dans le Tyrol, sous les ordres de Davidovich, et dans la vallée de l'Adige, en présence de Vaubois, treize mille hommes; sous le commandement de Graffen, en Vorarlberg, trois mille cinq cents hommes; sous celui de Quasdanovich, en Frioul, quatre mille hommes; sous Wurmser, dans Mantoue, trente bataillons, vingt-huit compagnies et trente escadrons formant vingt-neuf mille six cent soixante-seize hommes, dont dix-huit mille en état de porter les armes. Le 24, Alvinzi prit le commandement de l'armée; Davidovich fut renforcé de six mille huit cents hommes de la landsturm du Tyrol; Quasdanovich reçut un renfort de quinze bataillons de nouvelles levées. Le plan d'opération était celui-ci: Davidovich devait s'emparer de Trente; Quasdanovich marcher sur Vérone, et Wurmser, agissant avec tout son monde contre les troupes formant le blocus, devait contribuer au gain de la bataille qui aurait lieu sous Vérone. Le général Alvinzi ouvrit la campagne, et son avant-garde passa la Piave le 1er novembre. La force de son armée, ce jour-là, présentait sous ses ordres immédiats vingt-quatre bataillons, onze escadrons: vingt-huit mille six cent quatre-vingt-dix-neuf hommes; sous Davidovich, dix-neuf bataillons: dix-huit mille quatre cent vingt-sept hommes. Total: quarante-sept mille cent vingt-six hommes, et cent trente-quatre bouches à feu. Le général Vaubois commença d'abord par repousser l'ennemi à Saint-Michel; mais des revers suivirent ce premier succès: il évacua Trente et se retira sur la Pietra, dans la vallée de l'Adige. La division Masséna se retira sur Vicence, tandis que la division Augereau vint à son secours. Ces deux divisions marchèrent le 6 novembre à l'ennemi; la division Masséna se dirigea sur Citadella, tandis qu'Augereau se porta sur Bassano. Mais Liptay repoussa Masséna, et Quasdanovich repoussa Augereau à Montefredo. La retraite de Vaubois continuant, les divisions Masséna et Augereau se replièrent d'abord sur Vicence, et ensuite sur Vérone; elles furent suivies par le prince de Hohenzollern, jusqu'auprès de Vérone, avec quatre bataillons et huit escadrons; mais, repoussé, il se retira sur Caldiero, occupé par huit bataillons, deux compagnies, neuf escadrons et vingt-six bouches à feu. Alvinzi avait à Villanova la plus grande partie de ses forces; il renforça de quatre bataillons, sous les ordres du général Brabek, les troupes placées à Caldiero. Les deux divisions Augereau et Masséna marchèrent de nouveau à l'ennemi et attaquèrent Caldiero le 12 novembre. Elles furent repoussées: toutes les circonstances du temps leur avaient été contraires; il fallut revenir à Vérone. Vaubois avait pris position à Rivoli. La situation devenait extrêmement critique; l'armée, défalcation faite des troupes d'observation de Mantoue, ne s'élevait pas à plus de quarante-trois bataillons et vingt-sept escadrons, dont l'effectif présent ne dépassait pas vingt-six mille hommes, et Alvinzi en avait plus de quarante mille. Un miracle semblait nécessaire pour nous sauver, et le général Bonaparte l'opéra. Alvinzi marchait avec confiance sur Vérone, et presque toutes ses troupes étaient devant cette place et à San Martino; tout paraissait lui promettre une prompte évacuation de cette ville: dès lors il allait se joindre au corps de Davidovich descendant l'Adige. Il ne nous restait plus qu'à repasser le Mincio et à lever le blocus de Mantoue; c'était l'opinion de toute l'armée et des habitants: personne n'envisageait l'avenir autrement. Bonaparte comptait sur cette opinion si généralement répandue pour assurer ses succès; il fallait surprendre l'ennemi et l'écraser avant qu'il eût le temps de se reconnaître. Son avant-garde était devant Vérone, la masse de ses troupes en échelons, et son artillerie et ses bagages en arrière. Le général Bonaparte imagina donc de partir le soir de Vérone avec presque toutes ses troupes, et de descendre l'Adige par la rive droite jusqu'à Ronco, où il fit jeter un pont; et, lorsque silencieusement et tristement l'armée se mettait en marche et croyait commencer une retraite dont il paraissait difficile de prévoir le terme, tout à coup elle voit son avenir changé, en reconnaissant la nouvelle direction donnée à ses colonnes. Tout était prêt pour la construction du pont; avant la fin de la nuit, il était terminé, et, le 17 novembre au point du jour, l'armée défila et marcha sur Arcole. C'est à ce moment qu'arrivant de Paris je rejoignis le général Bonaparte au village de Ronco; il était avec Masséna et plusieurs généraux, au moment de passer la rivière.

La division Augereau marchait la première; le succès de cette opération était basé sur l'espérance de surprendre l'ennemi. Il fallait arriver immédiatement sur la grande route à Villanova et tomber sur le parc de l'ennemi: on prenait toute l'armée autrichienne à revers, sans être formée, sans ordre de bataille. Si on réfléchit à la terreur qu'un semblable début devait inspirer, il était permis d'espérer en peu d'heures une victoire complète. Mais le général Alvinzi, en général avisé, s'était fait éclairer avec soin et avait laissé des troupes à portée de cette partie de l'Adige; il découvrit notre mouvement et se hâta de porter remède à sa position en jetant à la hâte trois mille Croates, sous les ordres du colonel Brigido, dans le village d'Arcole. Alors s'engagea un rude combat d'un bord à l'autre de l'Alpon et sur la digue qui mène de Ronco à Arcole: nos troupes rebroussèrent chemin, et l'ennemi eut le temps de se renforcer et de prendre sa nouvelle ligne de bataille.

À peu de distance de l'Adige, une seconde digue se détache de la première, à Ronco, et, bifurquant avec elle, se dirige à travers les marais sur Caldiero; plusieurs digues transversales et parallèles à l'Adige établissent des communications entre celle-ci et la digue principale. Cette digue secondaire, sur laquelle la division Masséna fut dirigée, servit de champ de bataille; mais, comme elle n'arrive à la grande route qu'après mille détours et trop près de Vérone, elle ne convenait pas pour servir de débouché à l'armée.

La division Augereau, arrêtée dans son mouvement, battit en retraite; Augereau, pour l'exciter, avait pris un drapeau et marché quelques pas sur la digue, mais sans être suivi. Telle est l'histoire de ce drapeau dont on a tant parlé, et avec lequel on suppose qu'il a franchi le pont d'Arcole en culbutant l'ennemi: tout s'est réduit à une simple démonstration sans aucun résultat; et voilà comment on écrit l'histoire! Le général Bonaparte, instruit de cet échec, se porta à cette division avec son état-major, et vint renouveler la tentative d'Augereau, en se plaçant à la tête de la colonne pour l'encourager: il saisit aussi un drapeau, et, cette fois, la colonne s'ébranla à sa suite; arrivés à deux cents pas du pont, nous allions probablement le franchir, malgré le feu meurtrier de l'ennemi, lorsqu'un officier d'infanterie, saisissant le général en chef par le corps, lui dit: «Mon général, vous allez vous faire tuer, et, si vous êtes tué, nous sommes perdus; vous n'irez pas plus loin, cette place-ci n'est pas la vôtre.» J'étais en avant du général Bonaparte, ayant à ma droite un de mes camarades, autre aide de camp du général Bonaparte, officier très-distingué, venant d'arriver à l'armée: son nom de Muiron a été donné à la frégate sur laquelle Bonaparte est revenu d'Égypte; je me retournais pour voir si j'étais suivi, lorsque j'aperçus le général Bonaparte dans les bras de l'officier dont j'ai parlé plus haut, et je le crus blessé: en un moment, un groupe stationnaire fut formé. Quand la tête d'une colonne est si près de l'ennemi et ne marche pas en avant, elle recule bientôt: il faut absolument qu'elle soit en mouvement; aussi rétrograda-t-elle, se jeta sur le revers de la digue pour être garantie du feu de l'ennemi, et se replia en désordre. Ce désordre fut tel, que le général Bonaparte, culbuté, tomba au pied extérieur de la digue, dans un canal plein d'eau, canal creusé anciennement pour fournir les terres nécessaires à la construction de la digue, mais très-étroit. Louis Bonaparte et moi nous retirâmes le général en chef de cette situation périlleuse; un aide de camp du général Dammartin, nommé Faure de Giers, lui ayant donné son cheval, le général en chef retourna à Ronco pour changer d'habits et se sécher: voilà encore l'histoire de cet autre drapeau que les gravures ont représenté porté par Bonaparte sur le pont d'Arcole. Cette charge, simple échauffourée, n'aboutit à rien autre chose. C'est la seule fois, pendant la campagne d'Italie, que j'aie vu le général Bonaparte exposé à un véritable et grand danger personnel. Muiron disparut dans cette bagarre; il est probable qu'au moment du demi-tour il reçut une balle et tomba dans l'Alpon. Je restai toute la journée à la division Augereau; nous fîmes tous les efforts imaginables pour donner quelque élan aux troupes, mais inutilement. L'ennemi déboucha alors, et nous fit plier.

Le général Masséna, occupant la digue gauche, fit tête de colonne à droite avec une partie de ses troupes, marcha par une des digues transversales dont j'ai parlé, coupa et prit tout ce que l'ennemi avait lancé contre nous, et qui avait déjà dépassé le point de jonction des deux digues. La journée s'écoula ainsi, et fut remplie par une alternative de succès et de revers, jusqu'au moment où l'ennemi évacua Arcole et se retira sur San Bonifaccio.

On avait établi le pont de Ronco à l'endroit où le bac était situé, chose naturelle à cause du chemin dont il indiquait l'existence; cependant on fit mal. Si on l'eût d'abord établi au village d'Albaredo, au-dessous du confluent de l'Alpon dans l'Adige, l'armée n'aurait rencontré aucun obstacle avant de joindre l'ennemi, puisque l'Alpon ne devait plus être passé, et peut-être les résultats eussent-ils été tels que Bonaparte les avait espérés; mais la nécessité de franchir le pont d'Arcole, l'occupation de ce poste, faite à temps par l'ennemi, et l'énergie de sa première défense, changèrent tout. Le général en chef reçut à la nuit le rapport de l'occupation d'Arcole, et il donna l'ordre de l'évacuer et de prendre position en arrière. Cet ordre surprit, et cependant rien n'était mieux calculé, la situation des choses ayant entièrement changé: déboucher dans un pays ouvert, devant une armée prévenue, et avec des forces aussi inférieures, eût été funeste; puisque nous n'avions pas pu surprendre l'ennemi, il fallait le forcer à combattre sur un terrain très-rétréci, et un combat par tête de colonne, sur des digues et dans des marais, nous convenait merveilleusement; en évacuant Arcole, on engageait ainsi l'ennemi à y revenir, et, par conséquent, on le mettait dans les circonstances qui nous étaient les plus favorables. Le général Bonaparte a toujours été admirable pour changer sur-le-champ tout un système, quand les circonstances lui en démontraient les inconvénients.

Provera, avec les brigades Brabek et Gavazini, fortes de six bataillons et deux escadrons, et Mittrowsky, avec les brigades Stiker et Schubitz, fortes de quatorze bataillons et deux escadrons, reçurent l'ordre d'Alvinzi de rejeter l'armée française sur la rive droite de l'Adige. En conséquence, le lendemain le combat se renouvela, et Masséna battit les troupes ennemies sur les deux digues, qu'il fut chargé d'occuper et de défendre; la journée se passa sur ces points de même que la précédente, en alternatives de succès et de revers.

Le général en chef voulut faire passer l'Alpon à la division Augereau, à son embouchure dans l'Adige, et, comme on manquait de barques et de chevalets, on prétendit combler l'Alpon avec des fascines sur lesquelles on passerait. Afin de faciliter cette opération, je fus chargé d'aller, sur la rive droite de l'Adige, établir une batterie de quinze pièces de canon, dont le feu devait enfiler et prendre à revers la digue de la rive gauche de l'Alpon, qui servait de retranchement à l'ennemi. La digue de la rive gauche de l'Adige défilait l'ennemi, et je fus obligé de faire tirer à ricochet avec demi-charge. Après une demi-heure d'un feu soutenu, une colonne chargée de fascines s'ébranla et vint les jeter au point de passage; mais le courant de l'Alpon, pour être peu sensible, n'en existait pas moins, et toutes les fascines furent entraînées dans l'Adige. L'absurdité de ce moyen de passage fut ainsi démontrée. Le jeune Éliot, aide de camp de Bonaparte et neveu de Clarke, devenu depuis duc de Feltre, y fut tué roide d'une balle à la tête. Les deux armées restèrent donc ainsi chacune sur le champ de bataille, l'ennemi ayant perdu encore bon nombre de prisonniers faits par Masséna, en poursuivant Provera jusqu'à Caldiero, tandis que Mittrowsky avait repoussé toutes les attaques d'Augereau. Pendant la nuit suivante, on construisit un pont à Albaredo, et la division Augereau vint y passer. L'ennemi avait rassemblé beaucoup de monde à Arcole; comme cette partie de la rive gauche de l'Alpon est plus élevée, les troupes étaient plus déployées; ce n'était plus un combat de poste, mais un combat en ligne; l'ennemi nous fit plier un moment, mais l'affaire fut promptement rétablie; il plia à son tour; une charge de vingt-cinq chevaux des guides, faite dans un moment opportun sur la digue qui suit le ruisseau, et commandée par un officier nègre, nommé Hercule, servit à faire des prisonniers. D'un autre côté, l'ennemi avait poussé devant lui une brigade de Masséna; mais la 32e, placée en embuscade, s'étant levée à propos, lui prit environ mille hommes. Provera se retira à Villanova, et Mittrowsky à San Bonifaccio. Par cette suite de combats, dont on peut seulement faire connaître l'esprit et indiquer la direction, l'ennemi avait eu beaucoup de tués et de blessés, de cinq ou six mille prisonniers, et perdu toute confiance en lui-même; aussi se retira-t-il dans la nuit, après le troisième jour de combat, en se portant sur Vicence. J'en eus l'agréable certitude quand, le matin, étant allé en reconnaissance jusqu'à Villanova, des blessés, des traînards et les habitants m'en eurent rendu compte. Le général en chef accourut, et nous rentrâmes à Vérone par la rive gauche de l'Adige. C'était apporter la preuve irrécusable des succès obtenus; dès ce moment personne ne crut plus jamais à la possibilité d'un revers durable. Cette campagne si courte est d'autant plus remarquable, que les troupes étaient, sous le rapport du nombre, fort inférieures à celles de l'ennemi, et, d'un autre côté, se battaient mal et semblaient avoir perdu toute leur énergie.

Pendant que Bonaparte luttait avec opiniâtreté contre l'ennemi à Arcole, Vaubois continuait à être battu et avait fait sa retraite jusqu'à Castel-Novo; encore un pas, encore un jour, et notre situation devenait extrêmement critique; mais la retraite d'Alvinzi sur Vicence décidait tout. Bonaparte ne perdit pas un moment pour profiter de son éloignement, et, après avoir laissé un petit corps à Caldiero pour couvrir Vérone, il dirigea Augereau par les montagnes de Lugo sur Dolce, dans la vallée de l'Adige, tandis que Masséna, ayant été joindre Vaubois, déjà arrivé jusqu'à Castel-Novo, marcha à l'ennemi, le culbuta et remporta sur lui un succès complet à Rivoli; en six jours l'armée sortit d'un des plus grands périls qu'elle ait éprouvés pendant ces immortelles campagnes.

Cette série d'opérations ne donnera lieu qu'à peu d'observations; le but des mouvements se comprend de lui-même: quelque hardis qu'ils paraissent, on peut remarquer combien le général Bonaparte avait mis de soins à ne pas compromettre sa ligne d'opération, on voit clairement que le sort de l'armée autrichienne ne tint à rien; mais, d'un autre côté, celui de l'armée française fut bien compromis. On se demande ce qui força Alvinzi à un mouvement rétrograde le quatrième jour, quand la marche de sa division du Tyrol allait nous forcer à quitter les bords de l'Adige, et quand il était évident que nous n'avions pas osé déboucher dans les plaines de Villanova, après les succès obtenus. On se demande encore comment Wurmser n'a fait aucune tentative avec la masse des troupes dont il disposait. À quoi tient le sort des batailles et le destin des empires, et combien de succès brillants sont dus, à la guerre, aux fautes de l'ennemi! L'évacuation d'Arcole, le soir du premier jour, fut pour l'armée un grand objet d'étonnement, et, depuis, l'occasion de grandes controverses, mais à tort; cette disposition est digne d'admiration. Il fallait être un général supérieur pour renoncer ainsi à des succès apparents, afin d'en obtenir plus tard de réels.

Le général Vaubois, dont le général Bonaparte n'avait pas eu lieu d'être content, reçut une autre destination, retourna à Livourne, et Joubert, élevé au grade de général de division, fut chargé de la défense de la Corona, de Montebaldo et de Rivoli. Masséna vint à Vérone avec sa division. Augereau fut à Legnago, et une nouvelle division, aux ordres du général Rey, fut placée en réserve à Desenzano. Le général Kilmaine continuait à observer et à bloquer Mantoue. Murat avait perdu presque toute sa réputation de bravoure, depuis son retour de Paris, par sa manière de servir; aussi Bonaparte lui avait-il retiré ses bontés: voulant sortir de cet état d'abaissement, il demanda à commander une brigade d'infanterie sous les ordres de Joubert; alors il retrouva son premier élan; sa réputation se rétablit, et depuis elle n'a subi aucune altération.

Le général Bonaparte avait perdu deux aides de camp pendant les affaires d'Arcole: l'un d'eux, Muiron, officier d'artillerie très-distingué, qui venait à l'instant même de le rejoindre. Muiron avait été l'ami de ma jeunesse et le compagnon d'armes du général en chef. Il lui avait succédé immédiatement dans la compagnie du 4e régiment d'artillerie, dont Bonaparte avait été capitaine titulaire: enfin il s'était trouvé au 13 vendémiaire. Je lui indiquai, et il accepta, deux autres officiers pour les remplacer: Duroc, mon ami intime, alors officier d'ouvriers d'artillerie, et Croisier, officier de chasseurs très-brillant, tué depuis en Syrie.

Le général Bonaparte, après avoir placé ses troupes ainsi que je l'ai dit plus haut, attendit les nouveaux efforts des Autrichiens pour délivrer et sauver Mantoue. La nombreuse garnison de cette place avait presque consommé tous les vivres et allait être réduite aux dernières extrémités.

Nous sortions d'une crise où nous avions été au moment de succomber, malgré nos constants efforts. Des combats si multipliés avaient affaibli nos moyens; les renforts attendus étaient encore éloignés; le général en chef eut la pensée, dans la pénurie où il se trouvait, de faire une tentative pour créer quelques ressources immédiates et en préparer de plus importantes pour l'avenir. Il m'envoya à Venise pour renouveler au gouvernement vénitien les propositions qui lui avaient été déjà faites d'une alliance avec la République française, dont il pourrait un jour tirer de grands avantages. M. Lallemant, ministre de France, me seconda et me dirigea dans ces ouvertures, et j'eus deux conférences, dans son casino, avec M. Pesaro, membre du conseil des Dix, l'un des hommes les plus influents du gouvernement. Prendre parti pour une armée qui, quoique victorieuse, paraissait être aux abois, était un acte de trop grande résolution pour ce gouvernement tombé dans le mépris et dénué de toute énergie. Les calculs de la raison et de la prudence auraient dû lui conseiller, au moment de notre invasion, de prendre les armes pour se faire respecter par les puissances belligérantes; mais, puisqu'il n'avait pas su adopter cette politique sage, digne et juste, on ne pouvait espérer le voir se déterminer à prendre couleur plus tard, en s'associant à l'un des deux combattants, surtout à nous, dont les principes politiques étaient menaçants pour l'aristocratie; aussi ma mission fut-elle sans résultat, et je n'en rapportai que la connaissance de cette ville singulière, l'un des plus étonnants monuments du moyen âge, et l'expression des besoins de l'époque où elle fut fondée.

C'est ici le moment de faire remarquer l'absurdité du système de conduite suivi par Wurmser, et de faire ressortir le parti qu'un homme plus habile aurait pu tirer de sa position. Ses fautes lui avaient fait perdre sa ligne d'opération et l'avaient contraint à se réfugier dans Mantoue, où il se trouvait avec trente mille hommes, une nombreuse cavalerie et beaucoup d'artillerie attelée. Jamais on ne réunit les moyens de rien entreprendre de sérieux contre lui; on ne put même le bloquer qu'en partie. Il resta constamment maître du Seraglio, c'est-à-dire de tout le triangle formé par le Pô, le Mincio et la Fossa-Maestra; il pouvait donc se porter sur le Pô à volonté. Si, au lieu de s'endormir à Mantoue, il eût quitté cette ville, en y laissant dix mille hommes, et, se portant avec quinze mille, sa cavalerie et une nombreuse artillerie de campagne, sur la rive droite du fleuve, en faisant faire, ce qui était facile, une bonne tête de pont sur la rive gauche, il aurait d'abord, en diminuant le nombre des bouches, assuré la conservation de Mantoue pour un beaucoup plus long temps; ensuite, par sa présence dans cette partie de l'Italie, il aurait imprimé un mouvement favorable aux intérêts de la maison d'Autriche. Le pape Pie VI se jetait dans les bras de l'Empereur, lui demandait protection et secours; il donnait à Wurmser argent et soldats, munitions, vivres, etc.; ses troupes enfin, encadrées dans les troupes autrichiennes, auraient acquis quelque valeur. La force des choses en eût fait faire autant à la Toscane; le fanatisme des paysans aurait pu être excité et devenir un puissant auxiliaire. Il était possible alors que l'armée française ne fit pas un détachement de ce côté; et, si les divisions Augereau et Masséna avaient reçu cette destination, on peut voir le peu de troupes qui seraient restées pour combattre Alvinzi. Livourne tombait, et la garnison se trouvait prisonnière de guerre. Les insurrections du pays de Gênes auraient recommencé; l'Italie était en feu, et il eût fallu des miracles à peine concevables pour sauver l'armée française et la garantir, sinon d'une destruction, au moins de la nécessité absolue d'évacuer l'Italie.

Moins de vingt jours s'étaient écoulés, et déjà les renforts reçus par l'armée autrichienne l'avaient mise en état de rentrer en campagne. Mais l'armée française aussi avait été renforcée. Elle se composait, au 10 janvier, au moment où les opérations recommencèrent, de soixante-seize bataillons et trente et un escadrons, dont la force était de trente-huit mille huit cent soixante-quinze hommes d'infanterie, trois mille cinquante-quatre chevaux et soixante bouches à feu. L'ennemi attaqua à la fois les avant-postes d'Augereau, à Bevilacqua, ceux de Masséna à Saint Michel, devant Vérone, et ceux de Joubert à la Corona. Cette fois, Alvinzi avait senti que la principale attaque devait venir du haut Adige. Cette ligne d'opération, la plus courte pour arriver à Mantoue, est aussi la plus facile: une fois maître de Rivoli, tout obstacle naturel est vaincu; et, dans une forte marche, on est sous Mantoue, où l'on entre par la citadelle. Ce plan avait en outre l'avantage de menacer les communications de l'armée française sans compromettre les siennes. S'il réussissait, il lui promettait de grands avantages et mettait l'armée française dans un péril imminent. Mais il fallait, pour en assurer le succès, trouver le moyen de la forcer à se partager. Aussi l'ennemi cacha-t-il ses mouvements avec assez d'art pour donner des inquiétudes sur plusieurs points à la fois et laisser le général français dans la plus grande incertitude. Le 1er janvier, l'armée autrichienne se composait de quarante-cinq mille hommes. Alvinzi divisa son armée de la manière suivante. Provera, avec dix bataillons et six escadrons, formant en tout neuf mille hommes, et conduisant un grand convoi, partit de Padoue, marcha par Este sur Anghiari pour y passer l'Adige et se porter sur Mantoue. Alvinzi partagea le reste de son armée, qu'il conduisit en personne, en cinq colonnes, par la vallée de l'Adige et les montagnes qui la dominent. Les cinq colonnes étaient commandées:

La première, forte de quatre mille neuf cent un hommes, par le colonel Lusignan;

La seconde, forte de quatre mille six cent soixante-seize hommes, par le général Liptay;

La troisième, forte de quatre mille cinq cent trente-trois hommes, par le général Köblös;

La quatrième, forte de trois mille quatre cent six hommes, par le général Oczkay.

La cinquième, forte de huit mille sept cent un hommes, par le général Quasdanovich.

Les 11 et 12 janvier, les deuxième et troisième colonnes se portèrent, par les hauteurs, en face de la position de la Madone de la Corvana; la troisième attaqua les troupes françaises, qui se retirèrent dans la vallée de Caprino. Le 14, la troisième colonne s'empara de la chapelle San Marco; réunie à la quatrième, elle chassa les Français jusqu'à Canale; la seconde s'empara des hauteurs devant Caprino; la cinquième descendit la vallée, et attendit que le débouché de Rivoli fût ouvert; et la première, après avoir tourné toute la position de l'armée française, se mit en bataille derrière elle afin de lui couper sa communication avec Vérone. Tels furent les mouvements de l'armée autrichienne dans les journées des 13, 14 et 15, tandis que Provera, effectuant son passage de l'Adige à Anghiari, marchait sur Mantoue. Le salut de l'armée exigeait sans doute qu'à tout prix on parvînt d'abord à empêcher Alvinzi de déboucher du Tyrol. Pour y réussir, Bonaparte était obligé de réunir contre lui la plus grande partie de ses forces; mais, pendant ces combats, Provera arriverait à Mantoue, et Wurmser, étant ravitaillé, pouvait, avec ces secours, sortir de la place et tenir la campagne: nous aurions eu alors réellement deux armées à combattre. Le salut de l'armée française et le succès des opérations dépendaient donc du parti qu'allait prendre le général Bonaparte: il fallait, après avoir reconnu le véritable point d'attaque et tout disposé pour battre d'abord le corps principal de l'ennemi, opérer avec assez de célérité pour pouvoir, avec les mêmes troupes, se présenter aux deux corps en lesquels son armée était divisée. Bonaparte fut dans la plus grande perplexité: pendant vingt-quatre heures sa voiture resta attelée, incertain s'il remonterait ou descendrait l'Adige. Il m'avait envoyé auprès du général Augereau pour lui porter des instructions sur les différentes circonstances à prévoir, et donné l'ordre de lui écrire à chaque renseignement qui me parviendrait. L'ensemble de tous ces rapports lui fit juger que la grande attaque venait du haut Adige: dès ce moment, il se mit en route pour Rivoli, emmena avec lui la division Masséna, et m'envoya l'ordre de le rejoindre sur-le-champ. Cet ordre me parvint au milieu de la nuit, au moment où le général Provera tentait le passage de l'Adige à Anghiari. Je hâtai ma marche, afin d'informer promptement le général en chef de cet événement.

Le général Bonaparte, arrivé à Rivoli, trouva Joubert aux prises; celui-ci était trop inférieur à l'ennemi pour résister encore bien longtemps, mais il disputait opiniâtrément son terrain et le défendait pied à pied: quelques moments plus tard, il allait perdre les dernières positions de la montagne: c'était le sort de la bataille. Une armée venant du Tyrol par la vallée de l'Adige ne peut arriver sur le plateau de Rivoli qu'après s'être emparée des montagnes qui le dominent; jusque-là, l'accès du plateau, qui commande et ferme la vallée, lui est interdit, et les deux armes, l'artillerie et la cavalerie, auxquelles les montagnes n'ont pas donné passage, sont accumulées dans la vallée et sans emploi, tandis que celui qui défend le bassin de Rivoli a toutes ses armes combinées pour combattre l'ennemi, quand le terrain leur permet d'agir. Joubert était réduit au poste qui dominait le plus immédiatement le débouché, quand Bonaparte arriva. Avant le jour, le général en chef ayant fait attaquer, les positions perdues furent enlevées. L'ennemi tenta un grand effort par la vallée afin d'ouvrir le débouché; mais il fut écrasé, et le combat continua à notre avantage dans la montagne.

L'ennemi, suivant l'usage autrichien, avait fait un détachement pour tourner l'armée et l'envelopper; la première colonne, commandée par Lusignan, avait marché par le bord oriental du lac de Garda, et, de chaîne en chaîne, était venue, le 15 au matin, couronner les hauteurs dont le bassin de Rivoli est entouré. Par le fait de ce mouvement, l'armée française perdit ses communications et se trouva enfermée par l'ennemi. Arrivée au moment où le mouvement s'achevait, je fus un des derniers à entrer dans le cercle, et je n'y pénétrai même qu'à l'instant où il s'achevait, et sous les coups de fusil. Je courus informer le général Bonaparte de cet état de choses: pour le moment, il se contenta de placer en observation, contre ce rideau de troupes, la soixante-dixième demi-brigade, sous les ordres du général de brigade Brune.

Le général en chef avait donné l'ordre au général Rey, commandant la division de réserve de Castel-Novo, de venir le joindre. Ce général, en arrivant, trouva l'ennemi entre lui et l'armée, et n'imagina pas de le combattre; il prit position en face de lui et attendit, avec une stupidité difficile à comprendre, le moment où la communication serait rouverte. Peut-être, au surplus, sa présence imposa-t-elle à l'ennemi, et l'empêcha de descendre de ses hauteurs pour attaquer l'armée, dont la presque totalité des troupes était engagée. Le fait est que, le succès ayant été complet sur notre front, on put s'occuper de ceux qui l'avaient tourné; la soixante-dixième, en un instant, en eut fait justice: tout disparut et se retira après avoir fait de grandes pertes en prisonniers. Un capitaine de la dix-huitième demi-brigade de ligne, s'étant trouvé avec sa compagnie, par une combinaison du hasard, sur le chemin de retraite de ces troupes, fit mettre bas les armes à quinze cents hommes et les amena prisonniers, et cette colonne fut ainsi, à peu de chose près, détruite en entier.

L'ennemi était battu et en pleine retraite de tous les côtés; il restait à s'occuper des troupes qui avaient passé l'Adige à Anghiari, et marché probablement sur Mantoue. Le général Augereau, n'ayant pas réussi à empêcher le passage, s'était d'abord posté sur le flanc de l'ennemi, en établissant sa ligne d'opération sur Legnago; il se mit ensuite à la poursuite de Provera, dont il harcela l'arrière-garde, qu'il finit par enlever à Castellaro. Bonaparte, afin de brider Mantoue, avait, ainsi que je l'ai déjà dit, fait retrancher avec soin le faubourg Saint-Georges. Miollis y commandait. Ce n'était pas un homme à se laisser intimider; il vit sur-le-champ le rôle brillant ouvert devant lui. Il reçut Provera comme il le devait, et celui-ci, n'ayant pu prendre Saint-Georges, dut en faire le tour et s'acheminer, par de mauvais chemins, vers la citadelle; mais les troupes du blocus de Mantoue étaient là et résistaient tout à la fois à une sortie de la garnison et à Provera qui arrivait, quand le général Bonaparte en personne parut avec la division Masséna et écrasa l'ennemi.

Le 26 nivôse (15 janvier), la bataille de Rivoli avait été gagnée, et le 27 (16), les mêmes troupes vinrent remporter une victoire non moins signalée sous les murs de Mantoue, entre Saint-Georges et la citadelle, auprès d'un château de plaisance des ducs de Mantoue, appelé la Favorite, château qui a donné son nom à cette bataille. Provera, enveloppé de toutes parts, posa les armes et nous remit huit mille prisonniers, cinq cents chevaux de cavalerie, et des équipages immenses.

Joubert, poursuivant l'ennemi avec vigueur dans le Tyrol, le combattit à Avio et Torbole, reprit successivement Roveredo et Trente, et s'établit sur la ligne du Lavis, tandis qu'Augereau prit position à Castel-Franco. Le général Rey, pour prix de la manière dont il avait opéré, fut chargé, avec sa division, d'escorter et de conduire en France les vingt mille prisonniers faits pendant les huit derniers jours. Ce fut la dernière fois dans cette guerre que, sur les bords de l'Adige, une série d'opérations rapides, de combats multipliés, de marches habilement conçues, doublant nos forces, donna en une seule semaine les résultats d'une campagne. Mantoue allait tomber et la guerre changer de théâtre.

Il n'était pas dans le caractère de Bonaparte de perdre auprès de Mantoue un temps à employer plus utilement ailleurs. Nos derniers succès assuraient la reddition de cette place; sa possession donnait de la consistance à nos conquêtes. Le général en chef autorisa le général Serrurier à accorder des conditions très-favorables; et, pour lui, méprisant la futile jouissance de voir défiler cette garnison et un feld-maréchal autrichien lui remettre son épée, il partit pour Bologne, où d'autres soins l'appelaient. À peine quelques jours s'étaient écoulés, que Wurmser se rendit. La capitulation eut lieu le 2 février. La garnison eut la permission de se rendre en Autriche, après avoir promis de ne pas servir contre l'armée française pendant un an et un jour. Nous prîmes possession de la place, et le général Miollis, le brave défenseur de Saint-Georges, en fut nommé commandant. Les procédés du général Bonaparte furent délicats envers le général Wurmser; on s'accorda à louer beaucoup les égards qu'il témoigna à un vieux général qui avait consacré toute sa vie à la guerre et dont la carrière était glorieuse. Je ne sais s'il y eut de sa part une intention modeste à s'éloigner lors de la reddition de la place; mais, s'il eût agi autrement, il aurait sacrifié des intérêts bien entendus à une simple jouissance d'amour-propre. Au surplus, peut-être y a-t-il plus d'orgueil à dédaigner le spectacle d'un ennemi vaincu défilant devant soi que d'en jouir: et ne s'élève-t-on pas plus haut en chargeant un de ses lieutenants de recevoir son épée? Toutefois Wurmser s'exprima en termes flatteurs sur son vainqueur, et lui écrivit pour l'avertir d'un projet dont il assura avoir connaissance, et consistant à l'empoisonner avec de l'aqua-tophana, poison célèbre en Italie, sur lequel il y a beaucoup d'histoires, et dont l'existence n'est pas très-démontrée. Augereau fut chargé de porter à Paris les drapeaux de la garnison de Mantoue. Bonaparte récompensait son zèle et prenait, par ce choix, l'engagement tacite d'en faire autant pour ses autres lieutenants. Il n'était pas d'ailleurs fâché de montrer aux Parisiens les instruments dont il s'était servi pour faire de si grandes choses: bon moyen de les mettre à même de juger du mérite de celui qui avait su en tirer un si grand parti. Bonaparte se rendit donc à Bologne dans les premiers jours de pluviôse, et il réunit une division aux ordres du général Victor, nouvellement promu au grade de général de division. Elle était composée de treize bataillons et quatre escadrons, formant un total de sept mille quatre cent seize hommes et trois cent trente-neuf chevaux, et avait pour mission d'envahir les États du pape, de le forcer à exécuter les conditions de l'armistice, sur lesquelles il était fort en retard, et de le contraindre à la paix. Cette campagne fut la petite pièce du grand spectacle auquel nous assistions. Le général Lannes commandait l'avant-garde de Victor. On marcha sur Imola, et de là sur Faenza; on rencontra l'ennemi au pont, sur le ruisseau, en avant de cette ville. Une levée en masse composait ses forces; elle combattit, et il y eut de part et d'autre quelques hommes de tués. C'était le début des troupes italiennes, commandées par Lahoz d'Ortitz. Ce combat fut le seul où il y eut du sang versé; nous eûmes meilleur marché des troupes régulières. Pie VI, se rappelant les exploits militaires de quelques-uns de ses prédécesseurs, avait cru pouvoir les imiter; il oublia de faire la part des temps. Il n'est pas aussi facile qu'on le pense de créer un esprit militaire dans un pays où il n'existe pas. D'ailleurs, pour vaincre le ridicule jeté sur les troupes du pape depuis quatre-vingts ans, il aurait fallu un homme d'un ordre supérieur et des succès. L'Empereur avait envoyé au pape un certain général Bartolini et le vieux général Colli, notre adversaire du Piémont, pour organiser ses troupes; mais tout cela aboutit seulement à dépenser de l'argent et n'eut d'autre résultat que d'assembler dix à douze mille malheureux, dont pas un seul n'avait l'intention de se battre. On va en juger par le récit suivant.

À une lieue en avant d'Ancône, on avait retranché une hauteur présentant une belle position, et le camp de l'armée papale y était placé: une artillerie convenable armait ses retranchements, et tout annonçait l'intention de se défendre. Si cette intention eût existé, il eût été extravagant de l'exécuter ainsi; il fallait s'en tenir à occuper et à défendre les places fortes, et Ancône, fortifiée régulièrement, pouvait, avec les plus mauvaises troupes du monde, nous arrêter longtemps; mais il y avait dans la manière d'agir de l'ennemi une espèce de forfanterie, toujours condamnable, et plus particulièrement encore en pareille circonstance. À la vue d'un ennemi ainsi formé, nous nous arrêtâmes pour faire nos dispositions. En attendant l'exécution de quelques ordres préparatoires, le général Lannes s'avança sur le bord de la mer, et, au détour du chemin, il se trouva face à face avec un corps de cavalerie ennemi, d'environ trois cents chevaux, commandé par un seigneur romain, nommé Bischi; Lannes avait avec lui deux ou trois officiers et huit ou dix ordonnances; à son aspect, le commandant de cette troupe ordonne de mettre le sabre à la main. Lannes, en vrai Gascon, paya d'effronterie, et fit le tour le plus plaisant du monde: il courut au commandant, et, d'un ton d'autorité, il lui dit: «De quel droit, monsieur, osez-vous faire mettre le sabre à la main? Sur-le-champ le sabre dans le fourreau!--Subitò, répondit le commandant.--Que l'on mette pied à terre, et que l'on conduise ces chevaux au quartier général.--Adesso,» reprit le commandant. Et la chose fut faite ainsi. Lannes me dit le soir: «Si je m'en étais allé, les maladroits m'auraient lâché quelques coups de carabine; j'ai pensé qu'il y avait moins de risque à payer d'audace et d'impudence.» Et par l'événement il eut raison. Lannes avait peu d'esprit, mais une grande finesse de perception, beaucoup de jugement dans un cas imprévu et périlleux. Je raconterai à cet égard des traits de lui d'une bien plus haute importance.

Les ordres donnés, les colonnes formées, les troupes s'ébranlèrent pour attaquer l'ennemi; un coup de canon donna le signal du mouvement, et à ce signal toute la ligne ennemie se coucha par terre. On battit la charge, et, sans tirer ni recevoir de coups de fusil, on arriva aux retranchements; ils étaient difficiles à franchir; mais, avec l'aide de ceux qui étaient chargés de les défendre, la chose devint aisée. Toute cette petite armée mit bas les armes et fut prisonnière; Ancône ouvrit ses portes. Telle fut l'action principale de cette campagne, dirigée contre le pape: le général Bartolini, après avoir établi la veille les troupes dans cette position, était parti immédiatement, et le général en chef Colli n'avait pas quitté Rome. Le lendemain on marcha sur Loreto; aucun ennemi n'était plus en présence, mais devant nous un trésor d'une haute réputation; le général en chef me chargea de partir pendant la nuit, à la tête du 15e régiment de dragons, et d'aller en prendre possession. Depuis, il m'a dit que son intention avait été de m'enrichir. Je me contentai de faire mettre les scellés avec beaucoup de soin, et de livrer le tout bien intact à l'administration; au surplus, les choses précieuses et portatives, comme les diamants, l'or, etc., avaient été enlevés, et il ne restait que de grosses pièces d'argenterie, évaluées à un million environ. Nous continuâmes notre marche sur Rome.

Si les combats et la gloire n'étaient plus notre aliment, notre vie ne se passait cependant pas sans intérêt. Monge et Berthollet, savants célèbres, suivaient le quartier général, et chaque soir était employé à causer avec eux: ils étaient, dans la vie privée, d'aimables gens, remplis d'indulgence, et chérissant la jeunesse. J'ai toujours eu le goût des sciences, et, si ma vie d'alors le contrariait ordinairement, cette circonstance particulière le favorisait beaucoup. Celui qui n'a pas vécu familièrement avec les savants du premier ordre, simples et faciles dans leurs relations, à cause de leur immense supériorité, n'a pas connu un des plus grands charmes de la vie. Ces hommes rares initient aux secrets de la nature, rendent compte avec lucidité des phénomènes qu'elle présente, étudient et observent toujours; leurs paroles sont sans prix. Ces conversations, auxquelles prenait part comme écolier avec nous le général en chef, présentaient un spectacle curieux. Depuis ce temps, je n'ai jamais perdu l'occasion de profiter du contact et de l'amitié de ces hommes, l'honneur de leur siècle, et, en ce moment encore, c'est une des jouissances que je goûte chaque jour davantage.

Arrivés à Tolentino, des envoyés du pape vinrent nous trouver, demandèrent la paix, et, au moyen de nouveaux sacrifices, ils l'obtinrent, après fort peu de jours de négociations. Le général Bonaparte fut insensible à la gloire d'entrer en vainqueur dans la capitale du monde chrétien; à cette époque, les calculs de la politique et les conseils de la prudence dirigeaient uniquement ses actions; on n'a peut-être pas assez admiré cette maturité, cette raison si haute dans un si jeune homme. Il repartit pour l'armée, et m'envoya à Rome pour complimenter le pape, veiller à l'exécution des premières dispositions du traité signé, et voir Rome. Il eut la bonté de me dire qu'en me choisissant pour cette mission il voulait donner aux Romains une bonne idée du personnel de l'armée française. Il m'adjoignit deux officiers pour me faire cortége et m'accompagner; l'un était un homme bien né nommé Julien, brave et excellent officier, autrefois aide de camp de Laharpe, et tué depuis malheureusement en Égypte sur le Nil, en portant des ordres à l'escadre; l'autre un nommé Charles, homme d'esprit, adjoint à l'adjudant général Leclerc, dont cependant toute la célébrité consiste à avoir été publiquement et patemment l'amant d'une femme célèbre et l'agent de tous les fournisseurs. Je restai quinze jours à Rome; j'y fus extrêmement bien traité. Le pape Pie VI me reçut avec dignité et bienveillance; pontife imposant et tout à la fois gracieux, il avait beaucoup d'esprit; il me parla du général Bonaparte avec intérêt, de nos campagnes avec admiration, me trouva bien jeune pour ma position; j'eus deux fois l'honneur de lui faire ma cour. Le gouvernement désigna M. Falconieri, grand maître des postes, homme fort considérable par lui-même, pour me faire les honneurs de Rome et me mener partout. C'était un homme doux, aimable et aimant beaucoup le plaisir; son choix était tout à fait à propos dans la circonstance; il s'occupa avec un grand succès de nous faire trouver Rome agréable, et la chose n'était pas difficile; Rome, la ville des souvenirs, Rome, la ville européenne, Rome, la ville de la tolérance et de la liberté, la ville des arts et des plaisirs: rien ne peut en donner l'idée quand on ne l'a pas vue et habitée; et, si cette ville conserve encore tant d'avantages aujourd'hui, après de si nombreux malheurs, on peut juger ce qu'elle devait être alors, vierge de toute souffrance. Je parcourus Rome avec soin, je l'étudiai autant que possible; mais que faire en si peu de temps? chaque quartier, chaque maison, chaque pas, rappellent un grand nom ou un grand événement, et la multiplicité des objets les rend nécessairement confus quand le temps manque pour les classer dans l'esprit; c'est ce qui m'arriva alors. Le pape me frappa profondément, et c'est une impression qui ne s'est pas effacée. Je ne devinais pas alors la série de malheurs dont ce respectable vieillard devait être si prochainement accablé. Je trouvai la société extrêmement animée et livrée exclusivement aux plaisirs; la facilité des femmes romaines, alors autorisée par les maris, passe toute croyance; un mari parlait des amants de sa femme sans embarras et sans mécontentement, et j'ai entendu de la bouche de M. Falconieri les choses les plus incroyables sur la sienne, sans que sa tendresse en parût alarmée; il savait faire une distinction singulière entre la possession et le sentiment, et le dernier avait seul du prix pour lui; en ma qualité de très-jeune homme et d'étranger, cette distinction me convenait beaucoup, et j'en acceptais volontiers les conséquences. Je fus très-bien traité par la belle société de Rome. Après quinze jours je partis pour rejoindre l'armée; j'étais arrivé à Rome souffrant d'un gros rhume; la manière dont j'avais vécu n'était pas de nature à me guérir; qu'on joigne à cela la rigueur de la saison. J'en partis malade avec un commencement de fluxion de poitrine; j'arrivai mourant à Florence. De fortes saignées réitérées, et huit jours de repos me mirent en état de partir pour rejoindre l'armée. Le 30 ventôse (20 mars) j'avais rejoint le quartier général à Gorizia; la campagne était ouverte depuis dix jours.

Les succès constants du général Bonaparte avaient enfin déterminé le Directoire à lui envoyer de puissants renforts pour frapper un grand coup. Jusque-là, les secours avaient été donnés avec une scandaleuse parcimonie: des jalousies honteuses et des motifs secrets de défiance et de haine personnelle en avaient été la cause. Il semblait voir renaître ici les passions du sénat de Carthage contre Annibal. On se le rappelle: lorsque celui-ci demandait des renforts après ses victoires, on lui répondait: «Mais à quoi servent donc vos victoires, et parleriez-vous autrement si vous aviez été battu?» Toutefois cette conduite coupable eut une fin, et Bernadotte, à la tête de quinze mille hommes, fut détaché de l'armée de Sambre-et-Meuse et envoyé à l'armée d'Italie. Ces troupes, très-belles, étaient peut-être inférieures à nos anciennes troupes pour leur élan, mais elles étaient incontestablement supérieures pour leur tenue, leur discipline et leur instruction. Elles avaient fait la guerre dans un pays plus ouvert et où la tactique est plus nécessaire. Ces troupes parurent pour la première fois au passage du Tagliamento, et Bernadotte leur fit cette harangue à la fois simple et éloquente: «Soldats de l'armée de Sambre-et-Meuse, rappelez-vous que vous formez la droite de l'armée d'Italie!»

L'armée active se composait alors de cent vingt-deux bataillons, trente-sept escadrons et soixante-dix-huit bouches à feu, sa force s'élevait à cinquante-neuf mille cinq cent quatre-vingt-sept hommes d'infanterie et trois mille sept cent trente-six chevaux. Elle fut organisée en huit divisions: deux divisions, commandées par les généraux Delmas et Baraguey-d'Hilliers, furent mises sous les ordres du général Joubert, qui eut ainsi un corps de trois divisions. Sa part aux opérations générales était d'envahir le Tyrol et de flanquer le mouvement général de l'armée entrant en Carinthie. Les cinq autres divisions étaient: la division Masséna, la division Augereau, commandée par le général Guyeux; la division Serrurier, la division Bernadotte, et la division Victor: cette dernière eut l'ordre de rester en Italie.

Le 20 ventôse (10 mars), l'armée sortit de ses cantonnements: l'ennemi se replia sur le Frioul. Des combats eurent lieu à Ospedaletto, à Sacile..., et, le 26 (16 mars), l'armée passa le Tagliamento.

La division Masséna, dirigée sur San Daniel, Osopo et Gemona, se porta, par la Chiusa vénitienne, sur Tarvis. Les divisions Guyeux et Bernadotte étaient en ligne au passage de cette rivière, et la division Serrurier formait la réserve. Chaque demi-brigade des deux premières divisions marchait, le bataillon du centre déployé et les deux autres en colonne, à distance de déploiement.

Cette formation avait été motivée par la nature du terrain à traverser. Une immense plaine de graviers, habituellement couverte par le Tagliamento dans ses débordements, ne pouvait être traversée avec sûreté qu'à l'aide d'une formation compacte, et cependant donnant du feu. La résistance de l'ennemi fut faible, et sa retraite s'opéra en bon ordre. L'archiduc Charles, son nouveau chef depuis le 11 février, avait trouvé une armée très-inférieure en nombre à la nôtre et fort découragée: on pourra juger de son esprit par le fait ci-après. Il crut nécessaire de mettre à l'ordre du jour une disposition ordonnant l'arrestation et la destitution de tout officier qui, sans ordre régulier, se trouverait sur les derrières, à une journée de marche de son corps.

Le 29 ventôse (19 mars), on arriva devant Gradisca; Bernadotte, impatient de se signaler, tenta fort imprudemment un coup de main sur cette ville, et fut repoussé: la division Serrurier passa l'Isonzo, et Gradisca capitula.

L'armée autrichienne se composait de quarante-cinq bataillons, vingt-six compagnies, dix-neuf escadrons, formant trente-neuf mille sept cent cinquante et un hommes présents sous les armes: elle opérait sa retraite par trois routes différentes: une partie directement sur Tarvis, en passant par la Chiusa; Masséna la suivait. Arrivée sur l'Isonzo, une autre partie remonta cette rivière; celle-ci fut suivie par la division du général Guyeux, soutenue par la division Serrurier; enfin, la troisième et la moins nombreuse sur Adelsberg; et, après celle-là, marcha le général Bernadotte. Beaucoup de gros bagages étaient avec la seconde: sa direction se réunissant à celle de la première colonne, à Tarvis, au col de la chaîne de montagnes où se rencontrent les deux routes, et le général Masséna comprenant l'importance d'occuper promptement Tarvis, point du débouché, poussa l'ennemi avec vigueur. On était encore au commencement du printemps, et l'on combattit sur la glace. Un succès complet sur l'archiduc Charles en personne ayant été le résultat de ses efforts, les Autrichiens se retirèrent sur Villach: les troupes en arrière encore dans la vallée du Natisone furent coupées. Pendant ce temps, l'arrière-garde de cette colonne luttait contre le général Guyeux, marchant à sa suite, et défendait les forts vénitiens de Caporetto; mais ces forts, enlevés rapidement en même temps que Masséna battait l'ennemi à Tarvis, trois mille hommes, commandés par le général Soutrenil, mirent bas les armes et furent prisonniers de guerre.

Pendant ces mouvements en Carinthie, Joubert battait complétement, le 30 (20 mars), la division autrichienne qui lui était opposée sur le Lavis; après l'avoir suivie, il s'était emparé de vive force, le 3 germinal (23 mars), de Botzen, puis il avait battu de nouveau l'ennemi à Clareseto et à Brixen. Cette division autrichienne, commandée par le général Laudon, composée de dix bataillons, quinze compagnies, deux escadrons, formant un total de sept mille quatre cent vingt-quatre hommes, était en outre soutenue par la population sous les armes.

Masséna, entré dans Villach, et appuyé par les généraux Guyeux et Serrurier, continua à pousser l'ennemi, dont la retraite se faisait sur Klagenfurth; après la prise de Klagenfurth, on se battit, le 13 avril, à Neumarkt, dont on força les gorges; nous perdîmes dans ce combat un brave officier, le colonel Carrère, commandant l'artillerie de Masséna; son nom fut donné à la deuxième frégate qui escortait Bonaparte à son retour d'Égypte, et sur laquelle je fus embarqué alors. Le lendemain, le général en chef m'envoya aux avant-postes autrichiens avec une lettre de lui pour l'archiduc. Cette lettre était une provocation à la paix, une homélie sur les malheurs qu'engendre la guerre: moyen dont Bonaparte a souvent fait usage avec un grand succès, lui qui comptait ces malheurs-là pour si peu de chose. J'étais chargé d'observer, de chercher à préparer la négociation; mais je ne fus reçu qu'aux avant-postes et ne pus pénétrer. L'archiduc répondit une lettre polie et se servit d'expressions générales, annonçant qu'il allait rendre compte à sa cour des propositions faites. Masséna continua son mouvement et battit encore l'ennemi, le 15 germinal (5 avril), à Unzmarkt. Ce jour-là, envoyé avec le 4e régiment de chasseurs et quelque infanterie sur Murau, afin d'avoir des nouvelles des opérations du général Joubert, je rencontrai et fis prisonniers des détachements ennemis, et j'appris le soir les succès obtenus par Joubert, et son arrivée à Mittelwald et Unterau. L'ennemi avait continué à se retirer, et nous venions d'occuper Bruk, quand les réponses de Vienne arrivèrent; elles autorisaient l'archiduc à conclure un armistice, et annonçaient l'envoi de plénipotentiaires pour traiter de la paix.

L'armée s'établit ainsi: Masséna à Bruk, Guyeux à Leoben, Serrurier à Grätz, et Bernadotte à Saint-Michel. Joubert se rapprocha de l'armée, et vint, en passant par Spital et Paternion, occuper Villach, couvrir et assurer ses communications.

En vingt-cinq jours, à partir de la sortie des cantonnements, nous avions conquis le Frioul, la Carniole, la Carinthie et la Styrie, et nous étions arrivés aux portes de Vienne: quinze jours plus tard, les préliminaires de la paix étaient signés à Leoben.

Le général Bonaparte, en commençant cette dernière campagne, ne doutait pas du succès; jamais il n'avait eu une armée aussi bonne et aussi nombreuse, et jamais l'ennemi une moins redoutable; il prévint le Directoire de sa très-prochaine arrivée au coeur des États héréditaires, et demanda avec instance l'entrée en campagne de nos armées sur le Rhin.

Cette diversion était indispensable, qu'elles fussent victorieuses ou non; car, séparées par le Rhin, si elles restaient en repos, elles mettaient l'ennemi en mesure de faire un fort détachement contre nous. Le Directoire répondit que deux mois étaient nécessaires à l'armée du Rhin pour se mettre en état de passer le fleuve. Cette réponse, changeant tout à fait l'état de la question, nous plaçait dans une position que le moindre revers pouvait rendre très-périlleuse; aussi fit-elle beaucoup d'impression sur l'esprit du général en chef. En effet, en continuant notre offensive, la ligne d'opération de l'armée, déjà immense, s'allongerait encore, au milieu de chaînes de montagnes et de défilés sans nombre; elle passait à côté de pays extrêmement affectionnés à la maison d'Autriche, et où les levées en masse sont organisées et donnent des moyens sans limites et bien supérieurs à ceux des autres pays de l'Europe. Il fallait donc, puisque nous étions abandonnés à nous-mêmes et réduits à nos propres forces, profiter de la terreur de nos armes, du péril dont la capitale de l'Autriche était menacée, pour réaliser nos avantages et sortir d'une position équivoque et soumise à de grandes chances contraires. Ces considérations avaient déterminé le général Bonaparte à faire les premières ouvertures dont j'avais été le porteur, et à se livrer, en apparence, à ces mouvements d'humanité dont les hommes passionnés pour la guerre ne sont guère susceptibles. Toutefois sa conduite en cette circonstance avait été prudente et sage; mais il fut trompé par la fortune, car l'armée du Rhin, s'étant piquée d'honneur, avait redoublé d'activité pour achever ses préparatifs; elle passait le Rhin et battait l'ennemi précisément au moment où nous cessions de combattre. Jamais il n'aurait consenti à la paix de Leoben s'il eût pressenti ce concours, et nous serions arrivés à Vienne; la paix n'aurait pas laissé un Autrichien en Italie, et il est même difficile de calculer jusqu'où auraient été portées les conséquences de la continuation de la guerre avec de pareils succès et les circonstances de l'époque.

On peut se demander par quel mauvais génie le gouvernement autrichien avait adopté le plan de campagne suivi en cette circonstance. L'armée française était supérieure, comme je l'ai déjà dit; sa force s'élevait à environ soixante mille hommes, et toutes les forces autrichiennes opposées ne formaient que quarante-neuf mille combattants. Celles-ci avaient donc besoin de grands renforts; rassembler l'armée dans la direction de Vienne, c'était ouvrir aux Français le chemin de cette ville. Les probabilités de la victoire étaient pour l'armée française, et, en s'avançant, elle ne risquait rien; d'ailleurs, les renforts effectifs et vraiment utiles ne pouvant venir que des bords du Rhin, on ajournait ainsi à un temps indéfini l'époque où l'armée réunie dans le Frioul pouvait les recevoir. Si, au lieu de cela, la masse des forces autrichiennes eût été rassemblée dans le Tyrol, soutenue par une population dévouée et belliqueuse, elle y eût été inexpugnable; là elle se trouvait de vingt marches plus rapprochée des armées d'Allemagne, et pouvait manoeuvrer de concert avec elles dans toutes les hypothèses. Qu'eût pu faire raisonnablement le général Bonaparte? Aurait-il osé marcher sur Vienne, en laissant derrière lui une armée complète, prête à déboucher après son départ, à le prendre à revers et à s'emparer de l'Italie? Non; son mouvement sur Vienne aurait été nécessairement subordonné à ce qui se passerait dans le Tyrol, et, si les Autrichiens y eussent eu des forces suffisantes pour pouvoir prendre l'offensive, jamais il n'aurait pu se porter sur le Tagliamento. Les Autrichiens auraient donc dû établir leur armée principale en avant du Brenner, dans les environs de Botzen, et former le corps du Frioul des nouvelles levées de la Croatie et de l'insurrection hongroise, soutenu par un noyau de bonnes troupes. Alors la marche sur Vienne était impossible, tant que l'armée française du Rhin ne serait pas arrivée, par une suite de succès, en Bavière et à la hauteur de l'armée d'Italie.

Les négociations entamées, les conférences se tinrent à Leoben; en quatre jours tout fut terminé, et le traité des préliminaires de la paix signé le 30 germinal (19 avril), quarante jours après la sortie de nos cantonnements.

MM. de Gallo, de Vincent et de Mersfeld avaient été chargés des intérêts de l'Autriche. Je me souviens d'une réponse de M. de Vincent au général en chef, faite le jour même; elle mérite d'être rapportée. Les plénipotentiaires dînaient avec le général en chef et son état-major. Bonaparte, dont le rôle alors était d'avoir un langage républicain, voulut plaisanter avec ces messieurs sur les usages monarchiques: «On va vous donner de belles récompenses, messieurs, leur dit-il, pour le service que vous venez de rendre; vous aurez des croix et des cordons.

--Et vous, général, répondit M. de Vincent, vous aurez un décret qui proclamera que vous avez bien mérité de la patrie; chaque pays a ses usages et chaque peuple ses hochets.»

Certes, Bonaparte a fait depuis un grand usage de ces hochets qu'il voulait alors tourner en ridicule. Les rieurs furent pour M. de Vincent.

Dessoles, employé près du général, chef de l'état-major, le même connu depuis par le rôle important qu'il a joué à l'époque de la Restauration, et alors colonel, fut chargé par le général en chef de porter à Paris la nouvelle de l'armistice. Après avoir traversé l'Allemagne avec un passe-port autrichien, il rencontra les avant-postes de l'armée du Rhin à Offenbourg. La veille, cette armée avait effectué le passage du fleuve; à son grand regret elle vit suspendre les hostilités. Masséna porta quelques jours plus tard le traité des préliminaires de paix. Bonaparte, en agissant ainsi, faisait une chose agréable à ses généraux; mais, comme je l'ai déjà dit, il avait pour but spécial de présenter successivement à la vue des Parisiens ses principaux lieutenants, ceux dont les noms avaient été prononcés avec le plus d'éclat, afin de les mettre à même de les juger.

Pendant cette campagne, le nord de l'Italie avait été dégarni; quelques dépôts de la division Victor, restée dans les États du pape, en composaient les seules troupes. Le gouvernement de Venise était effrayé de l'avenir, avec d'autant plus de raison que l'armée française avait révolutionné une partie de la terre ferme; Bergamo, Vérone et Brescia nous étaient contraires, tandis que les agents de l'Autriche, sentant les conséquences funestes pour nous du soulèvement de cette partie de l'Italie, en nous séparant de nos ressources et de nos moyens, mirent tout en oeuvre pour l'effectuer. Les habitants avaient souffert par la guerre, et, quoique les moeurs françaises et italiennes soient assez sympathiques, il ne s'était pas écoulé un temps suffisamment long depuis la conquête, et il n'était pas résulté de l'ordre de choses nouveau assez d'avantages aux yeux de ces peuples, pour que ces intrigues ne dussent pas réussir. En conséquence, un horrible mouvement éclata à Vérone, à Vicence, à Padoue, et dans beaucoup d'autres lieux de la terre ferme, alors sous la domination de la sérénissime république. Le corps de Laudon, placé dans le Tyrol, après avoir cédé aux efforts de Joubert et s'être retiré dans les positions retranchés de Salurn pendant la marche de celui-ci vers la Drave, était revenu sur la frontière d'Italie. Arrivé jusque dans le voisinage de Vérone, il ne soutint pas d'une manière efficace les insurgés, chose facile cependant et d'un immense avantage pour l'armée autrichienne: le général Kerpen avait remplacé Laudon dans ce commandement, et on peut difficilement expliquer les motifs de sa conduite timide et irrésolue. Beaucoup de Français furent massacrés; on sentit en cette circonstance la grande utilité, pour une armée conquérante, d'établir des points à l'abri d'un coup de main, pouvant servir à la conservation du matériel de guerre, de refuge aux administrations, aux hommes isolés, et, s'il est possible, de sûreté aux hôpitaux. Les forts de Vérone remplirent cet objet en partie, et ramenèrent bientôt la population à l'obéissance. On rassembla en toute hâte quelques troupes: la division Victor arriva; Augereau, revenant de Paris, où il avait porté les drapeaux de Mantoue, prit le commandement de toutes les forces; des punitions terribles et la nouvelle de la paix de Leoben rétablirent l'ordre dans la campagne et dans les villes.

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