Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (1/9)
La nouvelle de cette révolte, dont les suites auraient pu être si graves et si funestes, nous arriva à Grätz, après la signature du traité de Leoben. Le général Bonaparte envoya Junot à Venise avec une lettre fulminante au sénat, dans le but d'empêcher, pour l'instant, de nouveaux désordres; mais les troubles passés motivaient et justifiaient merveilleusement la destruction de ce gouvernement, déjà résolue, et il ne restait plus qu'à en réunir les moyens. La division Baraguey-d'Hilliers reçut l'ordre de quitter Villach et de marcher sur Venise; elle établit son quartier général à Mestre, et bloqua complétement la ville du côté de la terre ferme. Ce gouvernement, debout depuis quatorze cents ans, touchait à son terme et mourait de vieillesse; tous les ressorts s'étaient détendus, ses souvenirs faisaient toute sa vie. Sa puissance avait dépendu autrefois de la supériorité de ses lumières, de ses richesses et de la navigation, dont il était presque seul en possession alors. Dans le moyen âge, la république de Venise jouait le rôle que la force des choses attribue de nos jours à l'Angleterre; mais, du moment où les grandes puissances ont participé aux mêmes avantages, toute lutte à soutenir contre elles était devenue difficile pour Venise: elle aurait pu encore se maintenir par un reste d'énergie et une grande habileté dans sa politique; mais, le jour où, seule, isolée, elle heurtait de front une grande puissance, elle devait succomber. Elle ne montra d'ailleurs, à cette époque, aucune vertu, et pas même cette prévoyance si nécessaire à tous les gouvernements, et surtout aux États faibles. Des démonstrations, faites avec modération, mais avec le caractère d'une dignité fondée sur l'amour du pays et le bon droit, auraient imposé encore longtemps, en rappelant des temps de gloire et d'éclat.
Le salut de Venise, dès le commencement de l'invasion de l'Italie, se trouvait dans une neutralité armée, lui assurant la conservation de ses places: elle aurait eu, aux yeux des puissances belligérantes, une attitude respectable; au lieu de se conduire sagement, elle essaya de se faire oublier; Autrichiens et Français commandèrent en maîtres tour à tour dans ses provinces; par là fut engendré le mépris qu'inspire quelquefois la seule faiblesse, mais toujours la faiblesse réunie à la lâcheté: des entreprises perfides, faites sur quelques détachements de l'armée, ajoutaient la haine la plus légitime à ce mépris, et le gouvernement vénitien, par la faiblesse montrée d'abord, et ensuite par cette trahison, car il était complice de tous les excès, avait perdu, même aux yeux de ses peuples, cette puissance d'opinion si nécessaire, premier moyen d'action sur l'esprit des hommes: il se trouva donc privé tout à la fois des moyens positifs de défense, et même de cette confiance dans son propre pouvoir, indispensable pour en favoriser le développement. Si on ajoute à cet état de choses quelques intrigues ourdies dans la ville et dans le gouvernement, on comprendra que tout devait finir promptement par une transaction, et c'est aussi ce qui arriva.
Le gouvernement de Venise abdiqua, et les troupes françaises furent admises dans la ville. Ainsi vit finir sa vie politique une ville dont la réputation s'était établie dans le monde entier, dont la puissance avait été créée par la valeur, le patriotisme, les lumières, et par une industrie précoce, qu'une haute sagesse de conduite avait maintenue pendant un grand nombre de siècles, malgré les efforts de monarques puissants: la vie de Venise devait s'éteindre quand elle eut répudié ses qualités et ses vertus. Sans doute les changements survenus en Europe devaient agir sur sa destinée; mais, si elle eût été encore digne d'elle-même, elle se serait conservée, ou au moins sa chute n'eût pas été sans gloire. Le général Baraguey-d'Hilliers, qui fut chargé de la prise de possession de Venise, convenait parfaitement à cette opération: homme d'une grande distinction, instruit, spirituel, imposant, rempli d'honneur et de délicatesse, partout où cet officier a été employé, il a fait estimer et respecter le nom français. Sa personne avait de l'autorité et de la séduction; il effectua tous les changements avec le plus grand ordre, et à la satisfaction de tous. Si la France, dans la dictature qu'elle exerça plus tard sur presque toute l'Europe, n'avait été représentée que par des hommes semblables au général Baraguey-d'Hilliers, elle n'eût pas fini par être la victime de la réaction terrible préparée et en quelque sorte ourdie contre elle par ses propres agents.
Bonaparte partit de Gärtz, et se rendit à Milan; il me donna l'ordre d'aller joindre le général Baraguey-d'Hilliers, et de l'accompagner dans l'opération dont il était chargé. Quand j'arrivai, il était déjà maître de Venise; j'y restai quelques jours, afin de connaître bien l'état des choses, et j'en partis pour aller joindre le général en chef, et lui rendre compte de ce que j'avais vu et appris.
Le général en chef avait établi son quartier général à douze milles de Milan, dans un fort beau château appelé Montebello, lieu devenu célèbre par son séjour de trois mois. Que de souvenirs ce lieu retrace à mon esprit, que de mouvement, de grandeurs, d'espérances et de gaieté! À cette époque, notre ambition était tout à fait secondaire, nos devoirs ou nos plaisirs seuls nous occupaient: l'union la plus franche, la plus cordiale, régnait entre nous tous, et aucune circonstance, aucun événement, n'y a jamais porté la plus légère atteinte. Je dois rapporter ici un événement personnel, et confesser une faute qui faillit renverser tout mon avenir. J'arrivais de Venise avec des documents complets, attendus par le général en chef avec la plus vive impatience, car il avait ajourné la réception des députés de Venise jusqu'après le moment où il m'aurait vu. Amoureux à Milan, au lieu de me rendre immédiatement près de mon général, je m'arrêtai dans cette ville, où je restai vingt-quatre heures; je ne puis encore concevoir comment je me rendis coupable d'un pareil tort, moi, pour lequel les devoirs ont toujours été si impérieux depuis ma plus tendre jeunesse. J'eus un moment d'aberration qui me prouve combien la jeunesse, quand elle est soumise à l'empire des passions, est digne d'indulgence; quel que soit son zèle habituel, il y a des circonstances où elle en a besoin. Le général en chef, instruit de ma faute, entra en fureur et agita la question de me renvoyer à mon régiment; tout le monde intercéda pour moi. J'avais tort, cette fois, et je ne disputai pas; je montrai beaucoup de repentir, et le général Bonaparte, l'un des hommes les plus faciles à toucher par des sentiments vrais, me pardonna.
Pendant son séjour à Montebello, le général Bonaparte s'occupa d'une création politique, depuis longtemps l'objet de ses méditations. La république transpadane fut d'abord essayée, et, en même temps, on parlait d'une future république cispadane. Je fus envoyé en qualité de commissaire auprès du congrès de Reggio, composé des députés de Modène, de Ferrare, de Bologne, etc., et où se trouvaient beaucoup d'hommes distingués, connus depuis par un rôle plus ou moins important qu'ils ont joué dans les affaires d'Italie. Ces hommes, animés d'un véritable patriotisme, voulaient sérieusement l'affranchissement de leur pays. Parmi eux, je citerai Cicognara, Compagnoni, Paradisi, Aldini, Caprara, tous recommandables ou par un esprit supérieur, un grand savoir, ou par des richesses et une position sociale élevée. En favorisant la création de deux républiques à la fois, le général Bonaparte avait l'intention de flatter l'esprit de localité, si puissant chez les Italiens et si fort dans leurs habitudes. D'ailleurs, la cession faite par le pape d'une partie de ses États était définitive, et l'on pouvait en disposer sans retard, tandis que le sort de la Lombardie n'était encore fixé que par les préliminaires de Leoben; et, provisoirement, j'avais l'ordre de stimuler, de réveiller partout l'esprit d'indépendance. L'espoir et l'apparence pour Bologne de devenir la capitale d'un nouvel État devait engager les habitants à en favoriser le développement; mais, une fois le mouvement imprimé, les idées devaient s'agrandir; la réunion des républiques transpadane et cispadane s'effectuer et composer la seule république cisalpine, et c'est ce qui arriva bientôt. Il était assez singulier de voir à la tête de ce congrès, composé d'hommes âgés et graves, un jeune officier de vingt-trois ans. Tout ce que le général en chef avait projeté eut lieu, et son but fut atteint.
Peu après, une alliance offensive et défensive, faite avec le roi de Sardaigne, mit par ce traité un corps de dix mille hommes de belles troupes, bien organisées, à la disposition du général en chef français.
Les affaires de France prirent aussi de l'importance: des intrigues menacèrent la tranquillité; un parti opposé à l'ordre établi se montra dans les conseils et dans le Directoire. Le noyau de ce parti se composait de royalistes essayant leurs forces. Le général Bonaparte était résolu à ne pas les laisser triompher. On a vu sa doctrine constante de soutenir le gouvernement jusqu'au moment où il pourrait le renverser à son profit. En effet, un changement dans la direction des affaires, le pouvoir remis entre les mains d'individus ennemis de l'ordre actuel, les amis de Pichegru, depuis longtemps en rapport avec M. le prince de Condé et les étrangers, un tel changement entraînait nécessairement la perte du général Bonaparte, le renversement de sa position politique et de ses espérances. Il envoya à Paris Lavalette, son aide de camp, pour observer, pour prendre langue, et il le chargea de promettre son appui à la portion du Directoire qui conservait davantage les couleurs de la Révolution. Il envoya de l'argent; enfin il employa un moyen déjà mis en usage, dont on s'est servi depuis, mais auquel, il faut l'espérer, aucune circonstance ne forcera de revenir jamais: on fit faire des adresses par l'armée. Je fus envoyé auprès de plusieurs divisions, entre autres près de celle d'Augereau, pour cet objet. Les adresses partirent; elles étaient énergiques, menaçantes. Cette manifestation d'opinion, jointe aux moyens efficaces dont je viens de parler, firent pencher la balance et déterminèrent les mesures de rigueur employées à cette époque dans le but d'arrêter un mouvement dont les apparences semblaient mener à la contre-révolution. Bonaparte prit alors une physionomie toute révolutionnaire. Elle n'était nullement dans ses goûts; mais ce fut un rôle qui lui parut dans ses intérêts et résultant de sa position.
Les négociations, suspendues avec les Autrichiens pendant toutes les incertitudes dans lesquelles on flottait, reprirent de leur part, après le 18 fructidor, le caractère de la bonne foi. Le lieu des négociations fut changé, et Milan et Montebello furent abandonnés pour Udine et le château de Passeriano, dans le Frioul.
Pendant notre séjour à Montebello, le général Bonaparte s'occupa de marier sa seconde soeur, Pauline, depuis princesse Borghèse. Il me la fit proposer par son frère Joseph; elle était charmante; c'était la beauté des formes dans une perfection presque idéale. Âgée de seize ans et quelques mois seulement, elle annonçait déjà ce qu'elle devait être. Je refusai cette alliance, malgré tout l'attrait qu'elle avait pour moi et les avantages qu'elle me promettait; j'étais alors dans des rêves de bonheur domestique, de fidélité, de vertu, si rarement réalisés, il est vrai, mais souvent aussi l'aliment de l'imagination de la jeunesse. Ces biens qu'on envie, après lesquels on court, sont une espèce de phénomène dans une vie agitée, aventureuse, et surtout dans les conditions d'un éloignement continuel, imposé par des devoirs impérieux. Dans l'espérance d'atteindre un jour cette chimère, remplie de tant de charmes, je renonçai à un mariage dont les effets auraient eu une influence immense sur ma carrière. Aujourd'hui, après le dénoûment du grand drame, il est probable qu'en résultat j'ai plus à m'en féliciter qu'à m'en repentir.
L'adjudant général Leclerc, officier assez médiocre, s'occupa d'elle et l'obtint. Leclerc était un bon camarade, d'un commerce facile et doux, d'une naissance obscure, de peu d'énergie et de capacité. Ce mariage seul a motivé d'abord son avancement rapide, et, plus tard, le commandement de l'expédition de Saint-Domingue, si malheureuse et si funeste.
Le général Bonaparte vint donc s'établir à Passeriano, beau château du Frioul appartenant à un noble Vénitien, au doge Manin, et situé à dix milles d'Udine. Les plénipotentiaires autrichiens étaient au nombre de trois: le comte Louis de Cobentzel, le marquis de Gallo, le comte de Mersfeld.
Le comte de Cobentzel est très-connu, et il est presque superflu d'en parler. Homme d'une grande laideur et d'une monstrueuse grosseur, il avait beaucoup d'esprit et un esprit de société, léger et superficiel. Représentant de l'Autriche à Saint-Pétersbourg, il avait joué un grand rôle à cette cour et joui d'une grande faveur auprès de Catherine II. Malgré sa difformité, son talent pour jouer la comédie était merveilleux. Gâté par ses succès politiques et de société, fort tranchant, il voulut essayer de ces manières avec le général Bonaparte, et ne réussit pas. Jamais il n'aurait amené la négociation dont il était chargé à bonne fin sans M. de Gallo, dont l'esprit fin et conciliant réparait sans cesse le mal fait par son collègue. À plusieurs reprises, il parvint à renouer des négociations rompues ou à prévenir des scènes fâcheuses. Le troisième, M. de Mersfeld, était un général distingué, d'un esprit droit, de manières polies. Les conférences se tenaient alternativement à Udine, chez M. de Cobentzel, et à Passeriano, chez le général en chef. Le Directoire avait adjoint au général Bonaparte, pour ces négociations, le général Clarke, dans le but spécial de faire observer sa conduite et d'en rendre compte. Véritable espion attaché à ses pas, il se garda bien de remplir cette mission, n'en fit aucun mystère au général Bonaparte et servit constamment ses intérêts.
Nous nous livrions avec violence aux exercices de corps pour entretenir nos forces et développer notre adresse; mais nous ne négligions pas la culture de l'esprit et l'étude. Monge et Berthollet consacraient chaque soirée à nous instruire. Monge nous donna des leçons de la science dont il a fixé les principes et dont les applications sont si usuelles aujourd'hui, la géométrie descriptive. Monge, né pour les sciences exactes et doué à leur égard des plus hautes facultés, a droit à une gloire immortelle pour cette création; mais son courage était fort au-dessous de son esprit. À la Restauration, sa mémoire et son coeur lui reprochèrent des actions peu honorables dont il s'était rendu coupable en 1793; la terreur et les inquiétudes qu'il en ressentit lui coûtèrent d'abord la raison, et ensuite la vie.
Je me permis un jour une plaisanterie un peu forte, mais elle amusa beaucoup le général en chef et tout l'état-major: nous avions momentanément, à la suite de l'état-major, un homme d'esprit, mais très-poltron, nommé Coméras, résident de la République à Coire, auprès des Grisons; un de mes camarades, appelé Dutaillis, premier aide de camp de Berthier, le même dont le choix pour porter les drapeaux pris à Castiglione m'avait si fort blessé, n'avait pas une meilleure réputation sous le rapport du courage. Une dispute s'éleva entre eux; elle fut vive, et des injures s'ensuivirent. Un duel parut nécessaire; Coméras me choisit pour son témoin, et Dutaillis choisit pour le sien un jeune officier très-brave, fort de mes amis, nommé Bruyère. Nous nous entendîmes bientôt sur ce qu'il y avait à faire, et nous nous décidâmes à nous amuser à leurs dépens sans compromettre leur vie. La dispute avait eu lieu tard, et, malgré l'heure avancée, les adversaires voulaient aller à l'instant même sur le terrain; je m'y opposai, non que j'eusse envie de terminer l'affaire, mais parce que je voulais donner le temps à la colère de s'apaiser, et à la peur de la remplacer. Tel qui serait capable, au premier moment, de se bien conduire, s'abandonnera aux plus lâches terreurs quand il sera dans la solitude et livré à ses réflexions: il fallait d'abord leur assurer une mauvaise nuit. De grand matin, Bruyère et moi, nous allâmes chercher les combattants: je trouvai le mien défait, ayant passé la nuit à faire son testament et s'occupant des plus graves méditations. Nous nous mîmes en route; je reconnus une place favorable, mais elle fut trouvée trop voisine du chemin; plus tard, on trouva un autre inconvénient à un second emplacement, qui cependant nous avait paru convenable. Et nos pauvres victimes, voulant éloigner, sous tous les prétextes, le moment fatal, avaient toujours quelque chose à dire à chaque champ de bataille choisi par nous. Enfin il n'y eut plus d'objection possible, et l'on se mit en devoir d'en finir. Il avait été décidé qu'on se battrait au pistolet et que les témoins seraient chargés de mesurer la distance à vingt pas. En général, les témoins diminuent le plus possible le danger, et moi, au contraire, chargé de mesurer les vingt pas, je les fis si petits, qu'ils n'équivalaient qu'à dix. Coméras, j'en suis certain, était fort mécontent de me voir si peu répondre à ses espérances; car je n'avais rien fait pour empêcher le combat, et, au contraire, j'avais l'air de vouloir le rendre mortel. La figure de nos malheureuses victimes ne peut se décrire, et, si nous n'avions eu notre arrière-pensée, elles nous auraient fait pitié. Nous réclamâmes, comme le droit de nos fonctions, de charger nous-mêmes les armes; nous avions préparé des balles de cire noircies à la poudre, rendues brillantes par le frottement, et simulant parfaitement des balles de plomb. Chacun des combattants tira, et aucun des deux n'eut de mal; nous les fîmes s'embrasser en les louant beaucoup de leur héroïsme. Je racontai, un moment après, à madame Bonaparte cette facétie, avec tous les développements et les ornements qu'elle comportait; ce récit l'amusa beaucoup; elle en fit part à son mari, qui en rit de même; et, en deux heures, l'affaire avec tous ses détails fut l'histoire de l'état-major et l'objet de ses plaisanteries pendant huit jours. Coméras ne dit rien et prit son parti; Dutaillis parut vouloir des explications: je l'envoyai promener, et il s'en tint là. Au fond du coeur, il était trop heureux de la solution obtenue et d'en avoir été quitte pour la peur: c'est là le cas d'employer cette expression, car ce fut pour eux une rude peur, en même temps que le spectacle dont nous jouissions était fort gai pour nous.
Un gouvernement provisoire avait été créé à Venise, et Bonaparte, ayant des idées arrêtées sur le sort de ce pays, ne voulut pas entrer lui-même dans cette ville et y recevoir les hommages de la population; sa position eût été fausse et son langage embarrassé. L'idée des Italiens en général, et des Vénitiens en particulier, étant alors l'affranchissement de tout le nord de l'Italie, cette entreprise n'était nullement, à cette époque, en rapport avec nos moyens, et il fallait encore bien des combats, bien des batailles et bien des victoires pour la rendre exécutable et y faire penser sérieusement. Madame Bonaparte, dont les paroles n'avaient aucun caractère officiel, put aller sans inconvénient voir cette Venise si curieuse, si belle, retraçant de si grands souvenirs. Les Vénitiens, ne pouvant se mettre aux pieds du vainqueur de l'Italie, de celui dont leur destinée dépendait, furent empressés de faire, pour la réception de sa femme, tout ce qui pouvait lui plaire, la flatter et l'honorer. Madame Bonaparte resta quatre jours à Venise; je l'y accompagnai; trois jours furent consacrés aux plus belles fêtes. Le premier jour on donna une régate, course de barques et genre de fête réservé à la seule Venise; les courses de régates sont censées avoir pour objet de former des matelots; ce but était sans doute réel autrefois, quand Venise s'occupait de sa marine, et quand la marine militaire se composait seulement de bâtiments à rames; mais, de nos jours, et depuis un siècle, ces exercices n'avaient plus d'application, et ces fêtes étaient un vieil usage, un vieux souvenir et comme un monument des temps anciens. La course se fait avec des bateaux extrêmement allongés, très-étroits, montés par un seul homme, et quelquefois par deux. Cinq ou six de ces bateaux luttent ensemble, et la course, commençant dans le grand canal, finit au Ponte-Rialto. Ces barques volent, et l'on ne peut se faire l'idée de leur vitesse si on ne les a vues. La beauté de la fête consiste surtout dans l'affluence des spectateurs. Les Italiens sont très-avides de ce spectacle; on arrive de la terre ferme pour en être témoin; il n'y a pas un individu de la ville qui ne vienne sur le grand canal pour en jouir, et, dans la circonstance dont je parle, cent cinquante mille curieux au moins occupaient les maisons ou les toits bordant le grand canal; plus de cinq cents barques, grandes ou petites, et plus ou moins ornées, suivaient la course. Le second jour on fit une promenade sur l'eau; un repas fut donné au Lido; toute la population suivait sur des barques, et toutes les barques étaient couvertes de fleurs, de guirlandes, et retentissaient de musique. Enfin le troisième jour la promenade se fit la nuit; les palais et les maisons du grand canal, illuminés d'une manière éclatante, éclairaient une multitude de barques couvertes elles-mêmes de feux de couleur; après une promenade de deux heures et un beau feu d'artifice tiré sur l'eau, on se rendit à un bal au palais. Si on réfléchit aux moyens résultant de la localité de Venise, à la beauté de l'architecture, à ce mouvement prodigieux des barques serrées les unes auprès des autres, et donnant l'idée d'une ville qui marche; si l'on pense aux efforts inspirés, dans une pareille circonstance, à ce peuple, dont l'imagination est brillante, le goût exquis, et la passion des plaisirs effrénée, on devinera quel spectacle nous fut offert. Ce n'était plus la Venise puissante, c'était la Venise élégante et voluptueuse.
Le général Desaix vint en Italie à cette époque, et particulièrement pour voir le général Bonaparte, dont il désirait vivement faire la connaissance. Il passa quelques jours avec nous à Passeriano. Bonaparte le reçut comme le méritait un des hommes les plus recommandables par ses qualités militaires, intellectuelles et morales; et lui vit avec admiration l'homme extraordinaire qui avait porté si haut la gloire de nos armes. Il n'avait point oublié mes prédictions sur le général Bonaparte, si promptement réalisées; dès qu'il me vit, il me les rappela; moi, je les rappelle ici avec complaisance, parce que peut-être y avait-il quelque mérite, étant si jeune, à reconnaître toute l'étendue de sa supériorité, et à pressentir la gloire immense qu'il devait acquérir.
Le général Desaix exprima au général Bonaparte le désir de servir avec lui à la première campagne. De cette époque date le premier projet sur l'Égypte; le général Bonaparte parlait volontiers de cette terre classique; son esprit était souvent rempli des souvenirs de l'histoire, et il trouvait du charme à nourrir des idées de projets plus ou moins exécutables sur l'Orient. Sa prédilection pour ce théâtre n'a jamais varié; dans tout le cours de sa vie, il n'a jamais cessé de l'avoir en perspective, ni renoncé au projet d'y figurer, sinon en personne, au moins par ses lieutenants.
Le séjour de Passeriano se retrace en ce moment à mon souvenir avec un charme tout particulier; il avait un caractère à lui, qu'aucune circonstance n'a reproduit depuis. Nous étions tous très-jeunes, depuis le chef suprême jusqu'au dernier des officiers, tous brillants de force, de santé, et dévorés par l'amour de la gloire. Notre ambition était noble et pure; aucun sentiment d'envie, aucune passion basse ne trouvait accès dans nos coeurs, une amitié véritable nous unissait tous, et il y avait des exemples d'attachement allant jusqu'au dévouement: une entière sécurité sur notre avenir, une confiance sans bornes dans nos destinées nous donnait cette philosophie qui contribue si fort au bonheur, et une harmonie constante, jamais troublée, formait d'une réunion de gens de guerre une véritable famille; enfin cette variété dans nos occupations et dans nos plaisirs, cet emploi successif de nos facultés du corps et de l'esprit, donnaient à la vie un intérêt et une rapidité extraordinaires. Mais je n'ai encore rien dit de la manière d'être particulière du général Bonaparte à cette époque, et c'est ici le moment d'en faire le tableau.
Dès l'instant même où Bonaparte arriva à la tête de l'armée, il eut dans sa personne une autorité qui imposait à tout le monde; quoiqu'il manquât d'une certaine dignité naturelle, et qu'il fût même gauche dans son maintien et ses gestes, il y avait du maître dans son attitude, dans son regard, dans sa manière de parler, et chacun, le sentant, se trouvait disposé à obéir. En public, il ne négligeait rien pour maintenir cette disposition, pour l'augmenter et l'accroître; mais dans l'intérieur, avec son état-major, il y avait de sa part une grande aisance, une bonhomie allant jusqu'à une douce familiarité. Il aimait à plaisanter, et ses plaisanteries n'avaient jamais rien d'amer: elles étaient gaies et de bon goût; il lui arrivait souvent de se mêler à nos jeux, et son exemple a plus d'une fois entraîné les graves plénipotentiaires autrichiens à en faire partie. Son travail était facile, ses heures n'étaient pas réglées, et il était toujours abordable au milieu du repos. Mais, une fois retiré dans son cabinet, tout accès non motivé par le service était interdit. Quand il s'occupait du mouvement des troupes et donnait des ordres à Berthier, son chef d'état-major, comme lorsqu'il recevait des rapports importants, pouvant motiver un long examen et des discussions, il gardait seulement près de lui ceux qui devaient y prendre part, et renvoyait toutes les autres personnes, quel que fût leur grade. On a dit qu'il dormait peu, c'est un fait complétement inexact: il dormait beaucoup, au contraire, et avait même un grand besoin de sommeil, comme il arrive à tous les gens nerveux et dont l'esprit est très-actif. Je l'ai vu souvent passer dix à onze heures dans son lit. Mais, si veiller devenait nécessaire, il savait le supporter et s'indemniser plus tard, ou même prendre d'avance du repos pour supporter les fatigues prévues; enfin il avait la faculté précieuse de dormir à volonté. Une fois débarrassé des devoirs et des affaires, il se livrait volontiers à la conversation, certain d'y briller; personne n'y a apporté plus de charme et n'a montré, avec facilité, plus de richesse ou d'abondance dans les idées. Il choisissait ses sujets et ses pensées plutôt dans les questions morales et politiques que dans les sciences, où, quoi qu'on ait dit, ses connaissances n'étaient pas profondes. Il aimait les exercices violents, montait souvent à cheval, y montait fort mal, mais courait beaucoup; enfin, à cette époque heureuse, si éloignée, il avait un charme que personne n'a pu méconnaître. Voilà ce qu'était Bonaparte pendant la mémorable campagne d'Italie.
Après le 18 fructidor, de grands changements avaient eu lieu sur le Rhin; la trahison de Pichegru ayant éveillé la défiance du Directoire, la faiblesse de Moreau avait paru suspecte. Le Directoire confia alors le commandement en chef des deux armées réunies sur le Rhin, et formant cent vingt mille hommes, au général Augereau. Ce choix était misérable; il eut, comme on va le voir, une grande influence sur les événements politiques. Le général Bonaparte avait employé utilement l'intervalle écoulé depuis la paix de Leoben et mis son armée sur un pied excellent, reçu de grands renforts, bien organisé et augmenté son artillerie; les troupes, animées du meilleur esprit, jouissaient d'une bonne santé. La guerre venant à éclater, il aurait eu de bonnes places pour point d'appui et marché à la tête de soixante-dix mille hommes. Son armée se composait alors de cent onze bataillons, soixante-huit escadrons et cent une bouches à feu. Certes, il avait montré ce qu'il pouvait faire avec des moyens bien inférieurs, mais les Autrichiens s'étaient refaits aussi. L'armée de l'archiduc était extrêmement nombreuse et bien pourvue. On sait avec quelle facilité les Autrichiens savent réparer leurs pertes et rétablir une armée détruite, et ils avaient eu le temps de pourvoir à tous ses besoins. L'affaire était donc grave et sérieuse; elle le devenait bien davantage si l'armée du Rhin ne jouait pas convenablement son rôle, si elle agissait mollement ou avait des revers. Alors l'armée d'Italie pouvait être écrasée, et le choix d'Augereau autorisait à tout craindre. Le général Bonaparte le connaissait bien; il le savait incapable de conduire une grande armée. Ces diverses considérations inspirèrent au général en chef la résolution de faire la paix. Il y vit le salut de la France, et, en particulier, celui de l'armée d'Italie, et prit sur lui de modifier ses instructions et de signer. Voilà tout le secret de cette paix dans laquelle le gouvernement fut entraîné malgré lui; et, à cette occasion, je raconterai une conversation que le général Bonaparte eut avec moi deux jours avant la signature de cette paix. Me promenant seul avec lui dans les jardins de Passeriano, il me fit part de cette résolution et s'exprima à peu près ainsi: «Notre armée est belle, nombreuse et bien outillée, et je battrais infailliblement les Autrichiens. Mon point de départ est menaçant, et mes premières victoires me ramèneraient au coeur de la Styrie; mais la saison est avancée, et vous voyez d'ici les montagnes blanchies par la neige. L'arrière-saison, dans un pays aussi âpre, rend la guerre offensive difficile. N'importe, tout pourrait être surmonté; mais l'obstacle invincible à des succès durables, c'est le choix d'Augereau pour commander l'armée du Rhin. Cette armée, la plus forte, la plus nombreuse de la République, est entre des mains incapables. Comprenez-vous la stupidité du gouvernement d'avoir mis cent vingt mille hommes sous les ordres d'un général pareil? Vous le connaissez, et vous savez quelle est la mesure de ses talents et même de son courage. Quelle ignorance des choses et des hommes dans un pareil choix! Je le leur ai envoyé; ils l'ont vu et entendu; ils ont pu le juger; mais ils ont pris son bavardage pour du génie et sa jactance pour de l'héroïsme. Combien les avocats sont stupides quand ils ont à décider les grandes questions qui touchent aux destinées des États! Augereau commander une armée et décider du sort de la guerre! En vérité, cela fait pitié. Il faut éviter d'être victime de ses sottises, et, pour cela, l'empêcher de pouvoir en faire. Une fois enfoncés en Allemagne et arrivés aux portes de Vienne, et l'armée du Rhin battue, nous aurions à supporter tous les efforts de la monarchie autrichienne et à redouter l'énergique patriotisme des provinces conquises. À cause de tout cela, il faut faire la paix: c'est le seul parti à prendre. Nous aurions fait de grandes et belles choses; mais, dans d'autres circonstances, nous nous dédommagerons.»
Ces raisons étaient si bonnes, si péremptoires, qu'il n'y avait pas moyen de les contredire. On voit que la nomination d'Augereau fut l'événement décisif dans cette circonstance et devint la cause principale de la paix.
La paix fut signée le 17 octobre 1797. Elle porta le nom du village de Campo-Formio, situé à égale distance, entre Udine et Passeriano. Cependant il ne s'y est pas tenu une seule conférence, mais seulement c'était là que devait avoir lieu la signature. Je fus envoyé pour y faire tout préparer, et en même temps pour engager les plénipotentiaires à continuer leur route jusqu'à Passeriano. Ils s'y prêtèrent de bonne grâce. On signa avant le diner, en datant de Campo-Formio, où les préparatifs avaient été faits pour la forme; et sans doute on montre dans ce village la chambre où ce grand événement s'est passé, la table et la plume employées à l'accomplir. Il en est de ces reliques-là comme de beaucoup d'autres!
Le général Bonaparte avait en résidence auprès de lui un envoyé du gouvernement vénitien, du nom de Dandolo; il n'appartenait pas à la famille de l'illustre doge qui, à quatre-vingts ans, s'empara de Constantinople à la tête d'une armée de croisés, mais il était d'une famille bourgeoise de Venise. Son grand-père, juif, se convertit à la religion chrétienne; un Dandolo patricien le tint sur les fonts de baptême, et en Italie existe l'usage de donner à son filleul, au lieu du nom de saint que chacun porte, son propre nom de famille. Homme d'esprit, assez bon chimiste, occupé de sciences, d'améliorations, d'industrie, sa tête était très-vive; susceptible d'exaltation et d'enthousiasme, il parlait avec cette facilité et cette abondance si communes aux Italiens. Du reste, très-chaud partisan de la liberté et de l'indépendance italiennes, il avait joué un rôle très-actif dans les intrigues qui avaient amené la dissolution du gouvernement vénitien. Le traité de paix sacrifiait Venise, et la population de cette ville allait être au désespoir. Le général en chef voulut justifier la résolution prise et en expliquer les causes à Dandolo. Aussitôt le traité signé, il le fit appeler et lui donna connaissance des dispositions qu'il renfermait. Il lui dit que l'affranchissement de l'Italie ne pouvait pas être l'ouvrage d'un jour; que les Vénitiens, quoique dignes de la liberté, n'avaient pas assez d'unanimité entre eux et n'avaient pas fait d'assez grands efforts pour l'obtenir; tout le fardeau de l'entreprise tomberait donc sur la France; or beaucoup de sang français avait déjà été versé, et on ne pouvait pas en répandre encore pour une cause, non sans doute tout à fait étrangère à la France, mais cependant ne la touchant pas immédiatement; c'était plutôt une cause morale pour nous qu'autre chose; l'avenir pouvait beaucoup, et il fallait s'en reposer sur lui, se résigner aux circonstances et attendre: il ajouta tout ce qu'un esprit comme le sien put imaginer pour calmer un homme exalté et lui conserver des espérances; enfin il exerça en apparence avec succès sur sa raison cette séduction puissante à laquelle il était difficile de résister. Dandolo, profondément triste, parut convaincu et se rendit à Venise pour expliquer au gouvernement provisoire ce qui s'était fait et lui en donner les raisons.
Bonaparte partit de Passeriano pour se rendre à Milan, vit les divisions de l'armée cantonnées sur sa route, et les passa en revue.
Il arriva, à Padoue, à la division Masséna, un événement peu important, mais singulier et digne d'intérêt, parce qu'il concerne un homme dont la carrière a eu une sorte d'éclat. Suchet, chef de bataillon dans la dix-huitième demi-brigade de ligne, avait fait toutes les campagnes d'Italie sans avoir aucun avancement. Bon camarade, d'un commerce facile, mais officier médiocre, servant assez bien, sans être de ces hommes particuliers que le danger grandit toujours davantage, nous l'aimions assez, et nous le trouvions traité avec sévérité. À la fin d'un grand repas donné au général en chef, où étaient cent cinquante officiers, Dupuis, chef de brigade de la trente-deuxième, officier très-brave, aimé par le général en chef, et en possession de son franc parler avec lui, s'approcha, tenant Suchet par la main, et lui dit: «Eh bien, mon général, quand ferez-vous chef de brigade notre ami Suchet?--Bientôt, nous verrons;» répondit Bonaparte. Après cette réponse évasive et dilatoire, Dupuis détacha une de ses épaulettes, la mit sur l'épaule droite de Suchet, et lui dit en présence du général en chef: «De par ma toute-puissance, je te fais chef de brigade.» La bouffonnerie de cette action réussit, et, en sortant de table, la nomination véritable fut expédiée par Berthier.
Le général Bonaparte, arrivé à Milan, expédia diverses affaires, et se disposa à se rendre à Radstadt comme négociateur. Mais il arriva avant son départ un événement où son caractère véritable est trop bien marqué pour que j'omette ce récit.
On a vu les explications données à Dandolo sur la paix signée et la cession de Venise à l'Autriche. Celui-ci, convaincu en apparence, était parti pour Venise afin d'y calmer les esprits; mais ses efforts furent vains auprès de ses collègues; la nouvelle apportée jeta les Vénitiens dans la plus grande fureur; leur exaspération passa toutes les bornes et entraîna Dandolo lui-même. Après beaucoup de discussions sur le parti à prendre dans cette circonstance malheureuse, le gouvernement provisoire, dans l'espérance de sauver le pays, décida de faire tous les efforts possibles pour empêcher le Directoire de ratifier le traité signé; et, comme les directeurs étaient accessibles à la corruption, on résolut de leur envoyer trois députés avec tout l'argent dont on pouvait disposer.
Tout cela tenu secret et les préparatifs promptement terminés, les trois députés, au nombre desquels se trouvait Dandolo, se mirent en route, munis de leur puissant auxiliaire, l'argument irrésistible. Cette démarche, si elle eût réussi, était la perte de Bonaparte, le tombeau de sa gloire; il aurait été dénoncé à la France, à l'Europe, comme ayant outre-passé ses pouvoirs, comme ayant, par corruption, abandonné lâchement un peuple appelé à la liberté. Et quel beau texte de déclamation! Flétri, déshonoré, il disparaissait pour jamais du monde politique: c'était pour lui un événement pire que la mort. Bonaparte, au moment où il apprit l'envoi de ces députés, leur mission, leur passage à Milan, prévit toutes les conséquences; aussi entra-t-il dans la plus violente colère. Il envoya Duroc à franc étrier après eux, avec ordre de les arrêter partout et de les amener pieds et poings liés. Les troupes du roi de Sardaigne étaient à ses ordres d'après le traité d'alliance; les voyageurs n'avaient pas encore dépassé le Piémont quand Duroc les atteignit; et ils furent ramenés à Milan.
J'étais dans le cabinet du général en chef quand celui-ci les y reçut; on peut deviner la violence de sa harangue. Ils l'écoutèrent avec calme et dignité, et, quand il eut fini, Dandolo répondit. Dandolo, ordinairement dénué de courage, en trouva ce jour-là dans la grandeur de sa cause. Il parlait facilement: en ce moment il eut de l'éloquence. Il s'étendit sur le bien de l'indépendance et de la liberté, sur les intérêts de son pays et le sort misérable qui lui était réservé, sur les devoirs d'un bon citoyen envers sa patrie. La force de ses raisonnements, sa conviction, sa profonde émotion, agirent sur l'esprit et sur le coeur de Bonaparte au point de faire couler des larmes de ses yeux. Il ne répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et bonté, et, depuis, a conservé pour Dandolo une bienveillance, une prédilection qui jamais ne s'est démentie; il a toujours cherché l'occasion de le grandir et de lui faire du bien, et cependant Dandolo était un homme médiocre; mais cet homme avait fait vibrer les cordes de son âme par l'élévation des sentiments, et l'impression ressentie ne s'effaça jamais. Celui qui pouvait éprouver de pareilles émotions et garder de semblables souvenirs n'était pas assurément tel que tant de gens ont voulu le représenter.
La ratification du traité ayant eu lieu sans retard, tout fut disposé pour son exécution, et nous nous mîmes en route pour Radstadt le 17 novembre, en passant par Chambéry, Genève et la Suisse. Nous voyageâmes rapidement en Piémont: le général en chef évita de s'arrêter à Turin et de voir le roi. Quel langage lui aurait-il tenu? quelle aurait été sa position vis-à-vis de lui? Tout était incertitude dans ce temps-là; tout était danger. Le roi de Sardaigne le fit complimenter, lui fit rendre tous les honneurs compatibles avec les circonstances, et nous passâmes le mont Cenis.
À cette époque, causant avec lui dans sa voiture des événements passés et de nos existences personnelles, il me reprocha d'avoir négligé de m'enrichir, et, sur ma demande de m'indiquer les moyens dont j'aurais pu faire usage, il me rappela les commissions données à Pavie et à Loreto, et me dit m'avoir alors choisi dans ce but; il ajouta: «C'est un soin qui me regarde pour l'avenir, et je ne m'en occuperai pas en vain.» Je le remerciai et l'assurai que la fortune, pour avoir du prix à mes yeux, devait venir d'une source honorable dont je pourrais me glorifier: je n'ai pas changé de doctrine pendant toute ma carrière, et, malgré de grands besoins et de grandes crises éprouvées, je ne m'en suis jamais repenti: il y a quelque chose au fond du coeur dont la valeur est supérieure aux richesses, et qu'on ne doit pas sacrifier pour les acquérir.
Nous arrivâmes à Chambéry, et la population entière reçut le général Bonaparte avec transport. C'étaient des cris incessants de: «Vive Bonaparte! Vive le héros vainqueur! Vive la République!» etc. Bonaparte me dit: «Je parie que vous ne savez pas distinguer celui de tous les cris dont j'ai été le plus touché.» Un petit groupe avait crié: «Vive le père du soldat!» je l'avais remarqué, et je le lui dis; c'était effectivement ces voix amies qu'il préférait.
De Chambéry, nous nous rendîmes à Genève, où nous nous arrêtâmes un jour: nous logeâmes hors de la ville, chez le résident de France, M. Félix Desportes, homme de beaucoup d'esprit. Rien n'avait été disposé dans cette ville pour fêter le vainqueur d'Italie, et il y avait à cette époque, dans le pays, une inquiétude vague sur les projets de la France: les événements qui survinrent bientôt la justifièrent complétement; mais, dans ce moment même, des intentions hostiles étaient suggérées au gouvernement par le général Bonaparte: il ne les cachait pas devant nous, et répétait souvent que l'aristocratie de Berne, ses intérêts et son pouvoir, étaient incompatibles avec la république; selon ses vues, un état de choses différent devait donc succéder à celui qui existait alors: aussi évita-t-il avec soin de se trouver en contact nulle part avec une autorité du premier ordre en Suisse, et pressa-t-il sa marche autant que possible. Il refusa de s'arrêter pour voir M. Necker, qui l'attendait sur la route, à la hauteur de son château de Coppet: le général Bonaparte avait une prévention, tenant de la haine, contre M. Necker, et l'accusait d'avoir, plus qu'aucun autre, amené la Révolution.
Nous traversâmes donc toute la Suisse rapidement, en passant par Berne, Soleure et Bâle. Nous passâmes le matin devant l'ossuaire de Morat: nous étions à pied, et il fut l'occasion d'abord de pénibles réflexions; ensuite elles eurent pour objet la puissance de résistance toujours fort grande d'un peuple, même faible, dont les individus sont tous animés de haine contre l'étranger et de la résolution de se défendre. Ce monument de nos défaites devait bientôt disparaître. Un habitant du pays qui se trouvait sur la route, M. d'Affry, ancien colonel du régiment des gardes suisses, donna au général Bonaparte les explications qu'il lui demanda: les explications portaient principalement sur la marche des troupes des deux armées, et sur leurs positions respectives.
De Bâle nous descendîmes la vallée du Rhin, par la rive droite, pour nous rendre à Radstadt, et nous traversâmes Offenbourg, quartier général d'Augereau. Ce général, venant de servir sous Bonaparte, lui devait sa gloire; cet homme médiocre, cet instrument si imparfait, associé à tant de grandeur, n'imagina pas de lui rendre des honneurs, de lui montrer un empressement dont il devait trouver le principe dans sa reconnaissance et son admiration, mais il voulut traiter d'égal à égal. Il envoya un aide de camp pour le complimenter et pour l'engager à se reposer chez lui. Le général Bonaparte en fut piqué; il fit répondre par cet officier que, trop pressé pour s'arrêter, il reviendrait de Rastadt tout exprès pour le voir. Le général Augereau fut sans doute assez vain et assez sot pour croire à cette promesse. Avant d'arriver à Rastadt, nous rencontrâmes un escadron autrichien de hussards de Szekler, envoyé au-devant du général Bonaparte pour l'escorter. Quelques mois plus tard, ils rendirent aux ministres français près du congrès des hommages d'une autre nature. Nous fûmes logés au château, et le lendemain le général Bonaparte m'envoya à Carlsruhe pour complimenter le margrave, qui me reçut avec égards et bienveillance. Ce respectable vieillard, âgé alors de soixante-quinze ans, montait à cheval tous les jours; sa famille était belle et nombreuse; plusieurs de ses petites-filles, remarquables par leurs agréments et leur bonne éducation, occupaient des trônes. L'une avait épousé le grand-duc Alexandre, depuis empereur de Russie; on l'a connue sous le nom de l'impératrice Élisabeth. Une autre avait épousé le roi de Suède, tombé du trône par suite du dérangement de son esprit; la troisième, l'électeur, devenu roi de Bavière. Je dînai avec le margrave. On me questionna beaucoup sur notre guerre d'Italie, et, le soir, je revins à Rastadt fort satisfait de l'accueil dont j'avais été l'objet. Ces petites cours d'Allemagne ont quelque chose de digne et de paternel; les sujets ont l'air de jouir d'un grand bien-être et les pays d'une grande prospérité. En effet, un petit prince ne peut pas se livrer aux calculs de l'ambition; tous ses efforts doivent tendre à rendre ses sujets heureux; sa gloire, à lui, c'est leur bonheur; si près d'eux, comment pourrait-il supporter la vue continuelle de leurs souffrances et l'expression de leur mécontentement? Et puis il consomme tous ses revenus dans les lieux mêmes qui les produisent; ainsi ces produits tournent au profit de la reproduction. Cette division en petits États, peu favorable à la puissance, a créé les moeurs auxquelles l'Allemagne doit sa prospérité, les établissements d'où viennent son bien-être et les progrès remarquables de son agriculture; progrès tels, qu'elle avait déjà atteint presque la perfection quand la nôtre était encore dans l'enfance et dans la barbarie. Les changements en agriculture doivent venir de l'exemple; il faut, pour donner cet exemple d'une manière utile, avoir tout à la fois des lumières, des capitaux et le goût de les employer ainsi. Les petits souverains d'Allemagne n'ont guère autre chose à faire; ils sont en général bien élevés et instruits; riches, ils ne quittent guère leurs résidences; toutes les conditions d'amélioration sont donc réunies chez eux.
Rien n'était prêt pour l'ouverture du congrès. Un séjour prolongé du général Bonaparte eût été sans objet, et d'ailleurs le Directoire l'appelait à Paris; huit jours après son arrivée, il se mit donc en route. Son voyage, depuis Strasbourg, fut un triomphe continuel; partout l'expression de l'enthousiasme et de l'admiration était la récompense de ses travaux glorieux. La paix et les espérances qu'elle laissait concevoir venait encore ajouter à la satisfaction générale, et les sentiments dont partout il recevait l'expression sur son passage étaient aussi sincères qu'énergiques. Nous arrivâmes à Paris, Bonaparte alla modestement descendre dans la petite maison, rue Chantereine, habitée par madame Bonaparte avant son mariage; il l'avait quittée deux jours après celui de son union avec elle, et cette maison était encore pour lui le temple de l'amour.
CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS
RELATIFS AU LIVRE DEUXIÈME
MARMONT À SON PÈRE.
«Cairo, 22 avril 1796.
«Vous me pardonnerez, mon cher père, de vous avoir écrit moins souvent que je ne le désire, lorsque vous saurez que, depuis que nous avons pris l'offensive, mon activité est de tous les moments. Elle est telle, que l'autre jour, je suis resté vingt-huit heures à cheval sans en descendre, et qu'après trois heures de repos j'y suis remonté quinze heures.
«La vie extrêmement active que je mène me va à merveille, et je la trouve préférable aux plaisirs de Paris.
«Je veux vous donner une idée des opérations militaires qui ont été faites ici. Je le ferai succinctement, parce que je suis fort pressé.
«Le général Bonaparte était occupé à organiser son armée lorsque l'ennemi l'attaqua sur le point de Voltri. Ce point, beaucoup trop étendu sur la droite, n'avait été occupé que pour intimider les Génois. L'ennemi employa ses forces d'une manière assez maladroite: il attaqua de front et nous fit replier sans de grandes pertes.
«Le lendemain, il attaqua une redoute située dans les montagnes qui couvrent Savone. S'il l'eût prise, notre position était bien critique. Elle fut défendue vaillamment. Le général se décida sur-le-champ à prendre l'offensive. Le 23, un corps de troupes nombreux sortit de la redoute; un autre la tourna en attaquant Montenotte, passant par Altare. L'ennemi fut battu; il eut mille hommes tués ou blessés, et deux mille prisonniers. Le 24, nous marchâmes en avant, et nous investîmes le château de Cossaria. Nous essayâmes de l'emporter de vive force; nous ne réussîmes pas. Nous perdîmes deux cents hommes. De ma vie je n'ai vu un feu semblable. Comme les troupes qui le défendaient étaient sans subsistances, elles se rendirent le lendemain, et nous prîmes aux ennemis seize cents hommes d'élite avec un lieutenant général. Le soir, nous attaquâmes l'ennemi dans la position de Dego. Il était fort et bien placé; il ne fit pas cependant une grande résistance. J'étais à la tête du bataillon qui donna le plus vigoureusement et qui reçut le plus de leur feu, et nous eûmes huit hommes tués et dix blessés. Il perdit beaucoup; mais nous fîmes, par la disposition de nos colonnes, quatre mille prisonniers et nous primes vingt-huit pièces de canon.
«Le lendemain, l'ennemi nous attaqua à son tour. Nos volontaires étaient débandés et pillaient. Nous perdîmes deux cents hommes tués ou pris; mais, le soir, nous les attaquâmes de nouveau, et nous leur prîmes encore dix-huit cents hommes. Il évacua la position parallèle, et, le 26, nous nous trouvâmes devant le camp retranché. Plusieurs redoutes furent emportées; les autres auraient eu le même sort si l'ennemi ne les eût évacuées. De ce moment le fort de Ceva fut cerné, et, aujourd'hui, sa prise ne tient plus qu'à l'arrivée de quelques pièces de canon.
«L'ennemi avait pris une belle position derrière Cossaria; sa gauche au Tanaro. À l'instant où nous allions l'attaquer, il fit sa retraite; dix mille hommes se retirèrent sur Mondovi. Le combat s'engagea dans l'après-dînée; il fut chassé des positions qu'il occupait; Mondovi fut cerné. Nous nous emparâmes de dix pièces de canon, avec lesquelles je tirai sur la ville, et on nous apporta ses clefs. Nous y avons pris seize cents hommes et des magasins très-considérables. L'ennemi s'est retiré en désordre, et, dans ce moment, il est derrière la Stura et occupe les lignes de Cherasco. Il est très-important de le débusquer de cette position; son moral est affecté, et il sera battu.
«La prise de Mondovi est d'une haute importance pour nous: elle met l'armée dans une grande abondance et la délivre de l'affreuse misère où elle était plongée.»
MARMONT À SON PÈRE.
«Cherasco, 26 avril 1796.
«Nous venons d'ajouter un nouveau succès, mon tendre père, à ceux que nous avions déjà obtenus. L'armée s'est approchée de Cherasco, ville forte où l'ennemi s'était réfugié. Elle est située au confluent du Tanaro et de la Stura; ses fortifications sont en terre, mais bien disposées, fraisées et palissadées. Je vins hier matin, avec cent hussards, faire la reconnaissance de la place, à quatre-vingts toises. Tandis que j'étais à faire mes observations, on m'a tiré quelques coups de canon à mitraille qui ont tué l'ordonnance qui m'accompagnait et qui s'était placé derrière moi; je l'ai regretté: c'était un brave homme.
«Nos dispositions faites, nous allions brûler la ville; mais les habitants ne s'en sont nullement souciés. La place ne touche pas la Stura, et l'on pouvait empêcher la garnison de se rendre sans passer la rivière: ces considérations l'ont décidée à l'évacuer. Le commandant a craint, en perdant sa troupe, d'affaiblir encore l'armée piémontaise, qui, dans ce moment, est réduite à douze ou quinze mille hommes découragés. Ainsi nous avons vaincu le seul obstacle qui semblait nous empêcher d'arriver aux portes de Turin.
«Notre gauche a canonné Fossano, et l'ennemi l'a évacué: sa ligne est absolument coupée.
«Il est impossible de faire une campagne plus brillante; nous le devons au courage de nos troupes et aux excellentes combinaisons qui ont été prises. Le général Bonaparte est heureux, et il mérite de l'être; sa réputation se consolide tous les jours, et les derniers traits de son tableau ne sont pas les moins brillants.
«Le général Colli, qui commande l'armée piémontaise, a demandé une suspension d'armes, en attendant les arrangements de paix qui seraient pris à Gênes par nos ministres respectifs. Le général Bonaparte a répondu qu'il désirait sincèrement voir les malheurs de l'humanité diminuer, mais que, comme les succès qu'il a obtenus lui en promettent d'autres, il demande au roi de Sardaigne, pour gage de la pureté de ses intentions, la possession d'Alexandrie, de Tortone et de Coni. Le général Colli a répondu qu'il envoyait un courrier au roi pour le lui demander; il a ajouté verbalement que la nation française pouvait seule donner la paix à l'Europe, après avoir déployé autant de grandeur; que les Piémontais, après leurs désastres, ne pouvaient plus espérer résister aux Français, et qu'ainsi la paix leur était nécessaire.
«Nous sommes parfaitement reçus partout où nous passons; les Piémontais de la plaine ne ressemblent guère à ceux des montagnes. Quelle richesse de sol, et quelle douceur chez les habitants! Ils n'ont sans doute pas notre franchise, mais au moins paraissent-ils respecter nos actes, notre caractère et notre courage. J'ai été avant-hier, à la tête de deux régiments de cavalerie, m'emparer de la ville de Bene; après avoir fait replier quelques troupes de cavalerie qui la couvraient, les habitants sont venus m'en apporter les clefs et me demander sûreté et protection.
«Junot est parti hier pour porter au Directoire vingt et un drapeaux pris aux ennemis depuis l'ouverture de la campagne. J'aurais été fâché de quitter l'armée à l'instant où ses succès sont si brillants et où ses marches sont si instructives et si savantes. J'ajoute tous les jours à mon instruction militaire, et cette école ne peut que me promettre une carrière satisfaisante.»
MARMONT À SA MÈRE.
«Crémone, 14 mai 1796.
«Nous avons eu, ma tendre mère, une brillante action. Elle décide de la possession de Milan; nous avons battu complétement l'ennemi en arrière et en avant de Lodi. Le passage de l'Adda est une des entreprises les plus hardies et les plus heureusement exécutées de cette guerre.
«Toute l'armée s'est couverte de gloire, et, si les marches forcées qu'elle a faites lui ont causé de grandes fatigues, elle se trouve bien dédommagée par l'abondance dont elle jouit aujourd'hui.
«Je ne vous donne point de détails sur l'affaire. La relation que vous en lirez dans les feuilles publiques est fort exacte et vous mettra parfaitement au fait. Vous aurez, je crois, le plaisir d'y lire mon nom.
«L'ennemi a perdu beaucoup de monde. L'affaire a été très-chaude, et cependant nous n'avons pas eu deux cents hommes tués ou blessés.
«J'ai couru, pour ma part, d'assez grands dangers. J'ai chargé à la tête de cent cinquante hussards, et c'est moi qui me suis emparé de la première batterie de l'ennemi. Je montais un cheval un peu ombrageux; à la fin de la charge, il fit un écart et me désarçonna; la cavalerie que je commandais et qui était la première, et toute celle qui me suivait, passa sur moi sans me toucher ni me faire le moindre mal.
«Chargé par le général d'aller voir un mouvement des ennemis à notre droite, je suivis la rive droite de l'Adda pour y arriver plus tôt. L'armée autrichienne était en bataille sur la rive gauche, et tout entière elle tira sur moi: j'eus donc à essuyer environ trente mille coups de fusil et cinquante coups de canon. J'avais avec moi quatre dragons, deux ont été tués ainsi que deux chevaux. Que ces dangers-là ne vous effrayent pas, ma chère mère, ils sont passés, et nous allons prendre quelque repos à Milan, où nous nous rendons demain.
«Nous nous sommes emparés, avant-hier, de Crémone. L'ennemi l'avait évacué, et y avait seulement laissé un poste de cinquante hulans. Je suis arrivé avec trois cents chevaux, et nous les avons chassés; mais il est difficile de peindre le peu de courage de nos troupes à cheval. Autant l'infanterie est intrépide, autant la cavalerie l'est peu. Heureusement que nous sommes dans un pays extrêmement coupé, et qu'elle devient d'une très-petite influence.»
MARMONT À SON PÈRE.
«Milan, 15 mai 1796.
«Mon tendre père, nous sommes aujourd'hui à Milan. Hier, nous y avons fait notre entrée triomphale. Elle m'a donné l'idée de l'entrée à Rome des anciens généraux romains, lorsqu'ils avaient bien mérité de la patrie. Je doute que l'ensemble de l'action offrît un coup d'oeil, un spectacle plus beau et plus ravissant. Milan est une très-belle ville, très-grande et très-peuplée. Ses habitants aiment les Français à la folie, et il est impossible d'exprimer toutes les marques d'attachement qu'ils nous ont données.
«Les Autrichiens ont laissé deux mille cinq cents hommes dans la citadelle. Ils paraissent vouloir être les meilleures gens du monde; ils n'ont pas encore tiré un seul coup de canon, quoique nos troupes en soient tout près. Cependant c'est un siége à faire.
«L'armée s'embellit chaque jour, son courage a encore augmenté avec ses victoires; elle est aujourd'hui aussi richement pourvue de tout qu'elle était pauvre et misérable dans les montagnes. On oublie toutes les fatigues d'une guerre aussi active que celle-ci, quand la victoire en est le prix.
«Nos succès sont vraiment incroyables. Ils éternisent à jamais le nom du général Bonaparte; et on ne peut pas se faire d'illusion, nous les lui devons. Tout autre, à sa place, aurait été battu, et il n'a couru que de triomphes en triomphes.--C'est un mois juste après notre départ de Paris que la campagne a été ouverte et que nous avons remporté sur l'ennemi la première victoire.
«C'est juste un mois après l'ouverture de la campagne, c'est-à-dire deux mois après notre départ de Paris, que nous sommes entrés à Milan.
«C'est avec une armée dépourvue de tout, sans habits, sans souliers, sans artillerie, souvent sans cartouches, douze jours sans pain, mais toujours avec du courage, que nous avons obtenu ces succès.
«C'est avec une armée de trente-quatre à trente-six mille hommes, car notre armée actuelle n'a jamais été plus forte, que nous avons ainsi chassé devant nous ou détruit une armée de soixante à soixante-dix mille hommes présents qui composaient celles des Piémontais et des Autrichiens réunis.
«C'est avec cette même armée que nous avons remporté six victoires décisives, pris quinze mille hommes aux ennemis, tué ou blessé six mille, pris deux places de guerre, forcé le roi de Sardaigne à nous ouvrir les portes de ses États, jeté les débris de l'armée des Autrichiens à trente-cinq lieues de nous.
«Cette campagne est la plus belle et la plus brillante qui ait jamais été faite. Elle doit être écrite et lue. Elle est savante: et ceux qui pourront la comprendre en tireront bien parti. Voilà, mon tendre père, le tableau fidèle de notre position.»
MARMONT À SON PÈRE.
«Peschiera, 1er juin 1796.
«Encore une victoire, mon père, mais celle-ci est la dernière. L'armée des Autrichiens, battue constamment depuis deux mois, a enfin évacué l'Italie; elle s'est retirée dans le Tyrol et occupe les montagnes de l'Allemagne. Le général Beaulieu occupait le lac de Garda, le Mincio, et avait sa gauche à Mantoue. Il se croyait inexpugnable dans cette position qui, effectivement, était belle à défendre, et cependant nous l'en avons chassé.
«Ce dernier succès appartient de la manière la plus absolue au général Bonaparte, et il le couvre de gloire. Il est le résultat de ses manoeuvres. Il a trompé complétement l'ennemi; et, tandis qu'il s'était renforcé sur un point, nous l'avons forcé sur un autre.
«Nous l'avons attaqué sur Borghetto; notre cavalerie a engagé l'affaire, et, pour la première fois, elle s'est parfaitement conduite; elle a culbuté la cavalerie ennemie, et, arrivée sur la rive droite du Mincio, notre infanterie l'a passé au gué. Elle a chassé l'ennemi de la position la plus belle et la plus formidable, et là nous nous sommes emparés du village de Valleggio. L'armée ennemie s'est trouvée coupée et séparée en deux. Une partie s'est retirée sur-le-champ dans les montagnes du Tyrol; une autre partie a passé l'Adige, et le reste s'est renfermé dans Mantoue.
«Tous les princes d'Italie viennent demander grâce. Le roi de Naples tremble. Il vient d'obtenir un armistice de dix jours, après l'arrivée du plénipotentiaire à Paris, sous les conditions que les deux mille quatre cents chevaux de ses troupes qui sont joints à l'armée impériale la quitteront sur-le-champ, et viendront cantonner en arrière de notre armée (ainsi ils sont censés prisonniers); et que les vaisseaux du roi de Naples qui sont joints à la flotte anglaise se retireront sur-le-champ dans le port de Naples.
«Tout nous sourit, nos triomphes sont constants, tout nous rapproche de la paix, elle est infaillible, et nous conserverons la Belgique. Assurément nous sommes bien payés de nos peines.»
MARMONT À SA MÈRE.
«Milan, 8 juin 1796.
«Nous voici de retour à Milan, ma tendre mère, où nous prendrons quelques instants de repos; l'ennemi, loin de nous, réfugié dans les montagnes du Tyrol, ne sera pas à craindre de longtemps. Il nous reste, en attendant, deux siéges à faire: celui de Mantoue et de la citadelle de Milan. Lorsque nos moyens seront pris, ces siéges ne seront ni longs ni meurtriers.
«Mantoue est maintenant serrée de très-près. Nous avons pris deux de ses faubourgs; la garnison est peu forte, la ville très-étendue; les eaux seules en rendent les accès difficiles.
«Nous avons été à Vérone. J'ai vu le palais du prétendu roi de France; il n'a pas plus d'appareil que son maître. Dix mille émigrés habitaient Vérone, ils sont tous partis à notre approche.
«J'ai vu à Vérone un des plus beaux monuments de l'antiquité: un cirque parfaitement conservé et assez grand pour contenir quatre-vingt mille spectateurs. Cette vue a agrandi mes idées et a élevé mon imagination. Nous sommes dignes d'un pareil ouvrage, il en faudrait un semblable à Paris.
«Je vous apprends avec plaisir, ma tendre mère, que je vais recevoir une récompense honorable, pour la conduite que j'ai tenue en différentes affaires, qui ont eu lieu depuis l'ouverture de la campagne, et notamment à la bataille de Lodi; le Directoire exécutif m'envoie un sabre, j'en ai reçu la nouvelle, et le sabre arrivera dans peu. J'attache le plus grand prix à un pareil cadeau; il n'y en a que douze donnés pour toute l'armée, et je suis assez heureux pour en obtenir un, sans que personne l'ait demandé pour moi.»
MARMONT À SON PÈRE.
«26 juin 1796.
«Nous sommes, mon tendre père, à deux jours de Livourne; dans peu nous y entrerons, et, nous emparant de tous les magasins anglais, nous ôterons à nos plus cruels ennemis le moyen de nous nuire. Nous le reléguerons à Saint-Florent et à Gibraltar.
«Enfin la voix de la raison a été entendue, et le gouvernement renonce à une expédition aussi ridicule que dangereuse par ses suites; nous n'irons pas à Rome. Notre armée n'était pas assez forte pour la diviser ainsi, et les dix mille hommes jetés ainsi au fond de la botte n'entraîneront point la grande armée dans des malheurs incalculables. Le plan sage et bien conçu du général Bonaparte est adopté; nous reprendrons incessamment l'offensive, car c'est le moyen le plus sûr de triompher. Nous allons porter la guerre dans la Souabe et la Bavière, et, si, selon toutes les apparences, nos projets réussissent, la paix ne sera-t-elle pas le fruit de tous nos travaux?
«On a peine à concevoir d'aussi grands résultats avec d'aussi petits moyens. C'est lorsqu'on pouvait à peine espérer des succès secondaires que les hautes destinées de l'armée nous ont portés en Allemagne, après avoir traversé l'immense et riche pays de l'Italie; l'imagination s'exalte en pensant à d'aussi grandes actions. Nous devons tout au général Bonaparte. Un autre à sa place nous eût peut-être menés aux bords du Var. Ah! que je me sais bon gré de l'avoir bien jugé lorsqu'il était peu connu, et lorsque même des femmes, prétendues d'esprit, mettaient en question son esprit et ses talents!
«Nous sommes entrés sur les États du pape; nous lui avons pris deux bonnes citadelles, l'une avec de la cavalerie. Nous lui avons fait deux mille prisonniers, et nous l'avons dépouillé de deux cents pièces de canon; en vérité, le ridicule jeté sur les soldats du pape est bien mérité, car tous ces succès ne nous ont pas coûté un seul coup de fusil.
«La suspension d'armes est conclue avec le pape. Sa taxe est d'environ trente-cinq millions ou leur valeur. Il nous donne cent statues et cent tableaux à notre choix, avec beaucoup de manuscrits. Ainsi Paris va devenir le dépôt des précieux restes de l'antiquité, et les étrangers viendront habiter la France pour les admirer et s'instruire.
«Nous sommes arrivés à Bologne. C'est une grande et belle ville, riche, et où l'on nous a bien reçus. J'y ai pris l'idée des bons spectacles italiens. Rien ne peut être comparé au talent de la première actrice. Nos premières cantatrices de l'Opéra sont à mille piques au-dessous d'elle, et tous les connaisseurs l'ont jugée au moins aussi favorablement que moi.»
MARMONT À SON PÈRE.
«Bassano, 11 juillet 1796.
«Nos succès sont incroyables, mon tendre père, et moi-même, qui les vois tous les jours, j'ai presque peine à me les persuader. Nous avons encore battu l'ennemi deux fois depuis que je vous ai écrit. L'armée des Autrichiens est absolument détruite; nous avons pris dix mille hommes le 21 et le 22, des équipages de pont, d'artillerie, etc., etc. Bref, cette formidable armée, qui devait nous chasser de l'Italie, fuit aujourd'hui, épouvantée, réduite à sept ou huit mille hommes égarés, et dans l'impossibilité de faire sa retraite par la position qu'elle occupe.
«Nous voilà donc paisibles possesseurs de l'Italie, rien ne peut plus balancer notre puissance. Que l'empereur envoie quarante mille hommes, deux cents pièces de canon, et tout ce qui sert à constituer une armée, et nous aurons encore quelques combats à livrer.
«Le bonheur est d'accord avec la bravoure. Nous ne perdons presque personne, et l'ennemi toujours beaucoup. Mais aussi comme nos troupes sont braves! Rien ne peut donner une idée juste de leur courage, et combien les Autrichiens ont perdu du leur!
«Ces travaux nous donneront la paix, et il me sera bien doux d'en jouir auprès de vous.
«Adieu.»
MARMONT À SON PÈRE.
«Castiglione, 26 juillet 1796.
«Nous avons eu de grands événements depuis peu, mon cher père; la fortune nous a abandonnés un instant, mais elle a bientôt été forcée de nous revenir fidèle.
«Le siége de Mantoue se faisait avec vigueur; nous étions à la veille de prendre cette ville, lorsque Wurmser a tenté un coup hardi. Il l'a bien exécuté. Une armée nombreuse et brave lui en a donné les moyens; les secours du Rhin l'avaient prodigieusement augmentée. Nous étions dans une parfaite sécurité; une partie de nos troupes occupait les montagnes. Elle fut attaquée vigoureusement le 11; elle fit une résistance opiniâtre, mais elle fut forcée à la retraite, et notre perte, ce jour-là, fut évaluée à trois mille hommes. L'armée se jeta sur Mantoue pour protéger les opérations du siége. On agita la question de savoir si on lèverait le siége ou non; les avis étaient partagés. J'étais du premier, et je crois avoir eu raison. C'est le parti qu'on a pris, et l'on s'en est bien trouvé.
«Nous sommes partis brusquement, et nous avons été rallier et rassembler l'armée à deux marches d'ici. Les Autrichiens étaient tombés aussi sur Brescia, qu'ils avaient pris. Nous marchâmes sur eux, et ils se replièrent dans les montagnes. Le lendemain, 16, on s'avança plus près de la grande armée de l'ennemi; les armées se trouvèrent en présence. On avait eu déjà un combat, où l'on avait fait quatre cents prisonniers; les bonnes dispositions des troupes et mille circonstances décidèrent à donner bataille le 16.
«L'armée occupait un front de trois lieues. Elle avait son centre à Lonato, sa droite à Monte-Chiaro et sa gauche en arrière de Salo. Toutes les différentes parties de la ligne donnèrent; tout le monde fit son devoir de la manière la plus brillante: infanterie, cavalerie, artillerie, tout s'est battu à merveille. Le général en chef était au centre; j'étais à la droite, et c'est là que l'affaire fut la plus chaude. J'y restai constamment. Le combat fut opiniâtre, et, quoique la victoire ait fini par se déclarer pour nous, elle fut chancelante un instant. Nous forçâmes la balance à pencher de notre côté. Trois ou quatre, dont j'étais, se jetèrent à la tête des troupes, les rallièrent, les encouragèrent, et, en les menant à l'ennemi, les firent triompher.
«La victoire fut donc complète à la droite. L'ennemi ne fut pas mis en déroute, mais nous restions maîtres du champ de bataille, et nous lui prîmes, de ce côté seulement, sans exagération, quatre mille hommes, dix-huit pièces de canon, et nous lui avons tué quinze cents hommes.
«Notre perte a été de six cents hommes tués ou blessés à droite; au centre, nous avons pris deux mille cinq cents hommes et deux généraux; à la gauche, douze cents hommes et quatorze pièces.
«Il a eu au moins mille hommes tués au centre et à la gauche; ainsi il a éprouvé une perte de trois mille hommes.
«Le lendemain il resta en présence. Un corps de trois mille cinq cents hommes était cerné: il fut forcé de mettre bas les armes.
«L'ennemi, battu, a voulu payer d'audace et chercher à approvisionner Mantoue, mais inutilement. Nous l'avons attaqué à la droite, et il a été non-seulement battu, mais mis encore dans la déroute la plus complète. J'étais à la droite, où je commandais un corps de troupes et quinze pièces d'artillerie légère, et nous avons, les premiers, entamé l'ennemi. J'ignore combien nous avons fait de prisonniers, vous voyez que l'ennemi a eu au moins dix-huit mille hommes hors de combat depuis cinq jours.
«J'ai couru quelques dangers: un boulet m'a touché légèrement le côté gauche, sans me faire le moindre mal. Nous avons perdu de bons officiers.
«J'ai eu du plaisir à me trouver à la bataille de Lonato; c'est, sans contredit, la plus belle bataille rangée que j'aie encore vue.
«Le combat d'aujourd'hui a été extrêmement intéressant et instructif.
«Adieu, mon cher père. Depuis huit jours je n'ai pas dormi quatre heures; je tombe de fatigue, mais je me porte bien. Nous n'avons plus d'ennemis à combattre, et nous allons bien, je l'espère, profiter de nos triomphes.»
MARMONT À SON PÈRE.
«Brescia, 18 août 1796.
«Nous avons encore battu l'ennemi dans les montagnes; nous lui avons pris douze cents hommes. Il a évacué les bords du lac de Garda et se retire au delà de Trente. Nous allons le suivre; nous sommes secondés par l'armée du Rhin; elle arrive près de nous et nous allons à sa rencontre. Dans moins d'un mois, si la fortune nous seconde, nous aurons opéré notre jonction avec elle.
«Les chaleurs de l'Italie diminuent, et, dans quinze jours, elles seront passées. Ainsi les dangers du climat n'existeront plus pour nous, et ma bonne santé ne se démentira pas plus que depuis le commencement de la campagne.
«On vient d'envoyer à Paris les drapeaux pris dans cette fin de campagne. Le général en chef a désiré me garder ici et m'a dit qu'il m'aurait choisi si je lui eusse été moins utile.--On a envoyé l'officier le moins capable.--Je ne suis pas fâché de voir la suite des opérations; je connais l'ensemble, car je n'ai pas quitté un seul instant l'armée.»
MARMONT À SON PÈRE.
«Vérone, 20 novembre 1796.
«Nous venons d'obtenir, mon tendre père, de grands succès, et Mantoue est plus près que jamais du moment de sa reddition. L'ennemi avait tenté de délivrer cette place; nous avons manoeuvré pendant plusieurs jours, et, après plusieurs combats sanglants, l'ennemi a été forcé de se retirer sur Vicence. Nous allons donc bientôt jouir du fruit de nos travaux, et Mantoue pris nous donnera des quartiers d'hiver qui nous mettront à même de réorganiser l'armée.
«Les officiers manquent, et nos soldats, qui veulent être conduits, se sont mal battus. Cependant la force des choses l'a emporté, et nous avons été victorieux.
«Nous avons eu, en huit jours, onze généraux tués ou blessés, six aides de camp. J'ai à regretter la mort d'un de mes amis, Muiron, dont souvent vous m'avez entendu parler.»
MARMONT À SA MÈRE.
«Milan, 27 décembre 1796.
«J'arrive dans l'instant même, ma tendre mère, de Vérone, après avoir parcouru les montagnes et les divisions. J'ai trouvé tout dans un état très-satisfaisant; l'armée est plus nombreuse que jamais, elle a un excellent esprit, et jamais nous n'avons eu plus de chances en notre faveur: si notre étoile veut que le sort de l'Italie soit encore décidé par les armes, nous pouvons espérer qu'elles nous seront favorables.
«Je vais repartir dans quelques heures pour une mission fort intéressante. Le Modénais, le Bolonais, le Ferrarais, viennent d'envoyer leurs députés à Reggio, où va s'assembler le congrès de ces différents États. Le général en chef m'envoie près de lui pour le surveiller, le diriger dans sa marche, et prendre toutes les mesures de sûreté que pourraient ordonner les circonstances. Ainsi me voilà de nouveau dans la diplomatie: c'est un repos de quelques moments qui vient fort à propos, après la vie active que j'ai menée depuis mon retour.
«Le général Clarke, qui est envoyé à Vienne par le gouvernement français pour conclure un armistice, est ici depuis quelques jours. Le général Alvinzi lui avait refusé un passe-port en attendant les ordres de l'Empereur. Enfin il vient d'être envoyé un officier par le gouvernement autrichien pour s'aboucher avec lui à Vicence, et, dans peu, les conférences seront ouvertes.»
MARMONT À SON PÈRE.
«Goritz, 1796.
«J'ai reçu, mon cher père, les lettres que vous m'avez adressées; elles m'ont fait éprouver les plus douces satisfactions. Je suis arrivé ici hier, après avoir couru longtemps après le quartier général, dont les mouvements sont aussi rapides que ceux de l'armée et la retraite de l'ennemi. Le prince Charles a perdu six mille hommes depuis huit jours, et il se retire avec une armée dispersée. On s'est cependant peu battu, mais les manoeuvres ont été belles et les dispositions savantes.
«Nous sommes à la hauteur de Trieste, et nous avons aujourd'hui la certitude d'y entrer; mais une plus haute destinée nous attend, c'est à nous de détruire encore une armée autrichienne, et, en un mot, de renverser de fond en comble la réputation éphémère que s'est acquise le prince Charles par les sottises de nos généraux du Rhin et de notre gouvernement.
«Je suis resté dix jours à Florence pour me remettre d'une fluxion de poitrine qui était la suite d'un gros rhume. Je suis aujourd'hui parfaitement guéri. Pendant ma maladie, j'ai reçu mille témoignages d'intérêt de tous les personnages de la cour du grand-duc: lui-même a envoyé savoir de mes nouvelles. À mon rétablissement, j'ai été le voir, et j'en ai été parfaitement bien reçu; nous avons causé, pendant plus d'une demi-heure, gouvernement, commerce, politique. Je n'ai pas laissé échapper l'occasion de faire l'éloge des moeurs des Toscans et du bonheur dont ils jouissent; j'en ai attribué la cause à la sagesse du gouvernement, qui influe d'une manière si directe sur le sort des peuples. Cette observation a fait fortune et a été très-bien reçue. Le grand-duc m'a montré infiniment d'intérêt, et je l'ai quitté fort content de lui.
«Vous avez dû voir ma réponse à M. Dumas; elle a été mise dans plusieurs papiers, notamment dans le Moniteur.
«L'armée offre en ce moment le plus beau coup d'oeil: brave, enthousiaste de son général, équipée, disciplinée, nombreuse, tout nous assure des succès; et, pour peu que la fortune nous seconde, nous sommes certains d'aller faire signer, sous les murs de Vienne, une paix que l'Europe désire depuis si longtemps.
«J'espère que ma mission de paix près du pape m'obtiendra de ma tante des indulgences plénières.»
LIVRE TROISIÈME
1798-1799
Sommaire. -- Retour du général Bonaparte à Paris. -- Sa conduite politique. -- Situation intérieure de la France. -- Première idée d'une descente en Angleterre. -- Bonaparte, nommé général en chef de l'armée d'Angleterre, reconnaît l'impossibilité d'effectuer une descente. -- Mariage de Marmont. -- Projet arrêté d'une grande expédition en Égypte. -- Moyen par lequel on se procure de l'argent. -- Départ de Toulon (19 mai 1798). -- Anecdote. -- Réflexions sur l'expédition d'Égypte. -- Malte. -- Alexandrie (1er juillet). -- Les Mameluks. -- Mourad-Bey. -- Ibrahim-Bey. -- L'armée française d'Égypte. -- Marche sur le Caire. -- Les savants. -- Ramanieh (13 juillet). -- Le Nil. -- Premier engagement avec les mameluks. -- Combat de la Flottille. -- Chébréiss. -- Camp de Ouardân (19 juillet). -- Embabéh. -- Pyramides. -- Pêche aux mameluks. -- Entrée au Caire. -- Mécontentement de l'armée. -- Expédition contre Ibrahim. -- Aboukir. (1er août). -- Paroles de Bonaparte en apprenant ce désastre. -- Mission confiée au général Marmont. -- Excursion malheureuse dans le Delta. -- Le canal du Calidi. -- Influence des vents. -- Apparition d'une flotte anglo-turque à Alexandrie (26 octobre 1798). -- Dilapidations. -- Le général Manscourt. -- Marmont nommé commandant d'Alexandrie. -- Menou. -- Son singulier caractère. -- Peste. -- Réflexions sur cette maladie. -- Bombardement sans effet contre Alexandrie. -- Idris-Bey et M. Beauchamp. -- Arnault. -- Triste situation des Français à Alexandrie.
On peut juger quelle sensation produisit l'arrivée du général Bonaparte à Paris. La paix avait donné de l'assiette au gouvernement; la tranquillité intérieure était rétablie, l'ordre commençait à régner dans l'administration, le numéraire avait reparu, et une grande considération, en Europe, était accordée aux armées françaises.
Il n'était pas un homme de bonne foi qui ne reconnût la cause d'un changement si complet dans la fortune publique.
Le mouvement imprimé par les prodigieux succès obtenus en Italie avait seul donné ce résultat: aussi, dès ce moment, Bonaparte, après avoir tout éclipsé, fut-il considéré comme le représentant de la gloire française, l'appui et le pivot de l'ordre établi.
On pressentait cependant qu'un tel homme, après avoir surgi avec tant d'éclat, dont le caractère, les talents, avaient paru si supérieurs; on pressentait bien, dis-je, que cet homme, si jeune, ne pouvait plus se contenter d'un rôle secondaire et d'une vie obscure. Si la France était sortie, comme par miracle, de la maladie violente et terrible qui avait failli la détruire, elle ressentait encore du malaise. Les dépositaires du pouvoir ne jouissaient d'aucune considération personnelle, et ni l'opinion de leurs talents ni l'idée de leurs vertus ne venaient rassurer sur l'avenir. Aussi beaucoup de bons esprits pensèrent-ils, dès ce moment, à favoriser l'ambition de Bonaparte; lui, jugeait plus sagement le temps présent et l'avenir; il savait bien que le pouvoir suprême devait être son partage, mais il sentait aussi que le moment n'en était pas arrivé. Si, aux yeux des hommes éclairés, on devait tout redouter d'un gouvernement faible, mal pondéré, et composé d'hommes corrompus, il n'y avait pas cependant assez de maux présents pour justifier, aux yeux de la multitude, une action dont l'objet aurait été de s'emparer violemment de l'autorité. Le grand nombre est conduit par la sensation du jour, et, pour le moment, il n'y avait pas de reproches graves à faire au gouvernement. En effet, la France, depuis deux ans, avait toujours marché vers un état meilleur. Le Directoire l'avait trouvée dans le chaos, dans le désordre et au milieu des défaites. Des victoires multipliées et la paix avaient changé cet état de choses, et, si on pouvait prévoir une vie fort courte pour lui, rien ne démontrait encore d'une manière absolue qu'il ne pût continuer à vivre. La grande entreprise de s'emparer du pouvoir doit, pour réussir, être provoquée par l'opinion publique, et, en quelque sorte, préalablement justifiée par l'assentiment universel; il faut que le besoin d'un changement soit généralement senti; et le général Bonaparte savait tout cela mieux que personne; il connaissait par expérience l'incapacité des directeurs, la corruption de plusieurs d'entre eux; il avait jugé combien la lutte des pouvoirs était à redouter; combien un pouvoir exécutif aussi mal constitué était faible devant les assemblées; il n'avait pas oublié que sans lui ce gouvernement débile aurait croulé, à l'époque du 18 fructidor, au milieu de ses triomphes; malgré tout cela, il recula devant les propositions qu'on lui fit de le renverser à son profit, et il eut raison. Lors du 18 brumaire, Bonaparte fut applaudi universellement, avec transport, et regardé comme le sauveur de l'État; mais, si en ce moment il eût fait la même tentative, les neuf dixièmes des citoyens se seraient retirés de lui.
Le Directoire, au milieu du plus grand appareil, en séance publique au Petit-Luxembourg, reçut des mains du général Bonaparte le traité de paix ratifié par l'empereur d'Autriche. Cette cérémonie fut, comme il arrive toujours en pareil cas, l'occasion de discours remplis de lieux communs, prononcés par le ministre des affaires étrangères, M. de Talleyrand, par le général Bonaparte et le président du Directoire. Le public contempla avec avidité ce spectacle. Les conseils des Anciens et des Cinq-Cents se réunirent pour fêter le vainqueur de l'Italie, et un repas immense fut donné dans la grande galerie du Louvre. Cette fête fut triste; personne n'était à son aise; l'avenir était incertain, et la sécurité de l'avenir est un élément indispensable au bonheur présent.
Après ces ovations, le général Bonaparte affecta la plus grande simplicité, il évita de se montrer; et cette modestie feinte, nullement dans ses goûts, fut bien calculée, car elle augmenta sa popularité. Deux événements, peu importants, lui furent très-agréables; le premier lui procura une surprise pleine de grâce: par arrêté de l'administration de la ville de Paris, la rue Chantereine, où il demeurait, perdit son nom, et reçut celui de rue de la Victoire: il l'apprit un soir, au moment où il rentrait chez lui, en voyant les ouvriers occupés à changer l'inscription. L'autre fut sa nomination à la première classe de l'Institut, section mathématique. Il prit avec empressement ce titre, qu'il plaça en tête de ses lettres; c'était un moyen d'agir sur l'opinion. En général, rien de plus flatteur que de réunir de hautes facultés dans des genres différents. Sa capacité comme grand capitaine et homme d'État n'était pas mise en question; sa nomination à l'Institut lui donna la réputation de savant, cette nomination le mit à même de voir familièrement un grand nombre de ces hommes dont la France s'honore, devenus ses collègues. Ces hommes ont beaucoup d'influence sur les renommées, et la renommée, indépendamment de ce qu'elle a de flatteur, est un moyen puissant d'action pour ceux qui se nourrissent d'ambition: elle était donc chère à Bonaparte à double titre, car il aimait passionnément la gloire, en même temps que son ambition était sans bornes.
La guerre continuait avec l'Angleterre, et tous les efforts devaient naturellement être dirigés contre cette puissance. On prononça le mot de descente. Cet épouvantail dont on s'est servi plusieurs fois sans y croire; cette menace, souvent renouvelée sans effet, fut, quelques années plus tard, au moment d'être réalisée, et de changer probablement la face du monde. Le général Bonaparte, placé si haut dans l'opinion, pouvait seul en être chargé: aussi fut-il nommé général en chef de l'armée d'Angleterre, titre ambitieux, d'où ressortit bientôt notre impuissance. Le gouvernement désigna les principaux généraux, ceux dont la réputation était la plus grande, pour être employés sous ses ordres, et on s'occupa des vastes préparatifs que ce projet exigeait. Le général en chef voulut avoir des renseignements circonstanciés sur les moyens défensifs des Anglais, sur diverses localités, ces renseignements, enfin, qu'un général habile sait toujours se procurer avant d'agir; renseignements nécessaires pour arrêter ses projets. Il lui vint une étrange idée pour se les procurer. Un M. Gallois, homme recommandable et distingué, avait une mission en Angleterre pour l'échange des prisonniers. Au moment de partir, il était venu avec M. de Talleyrand chez le général Bonaparte, rue de la Victoire. Tout à coup la porte du cabinet s'ouvre, le général Bonaparte m'appelle, et je me trouve, moi quatrième, dans ce cabinet, et il me dit: «Marmont, M. Gallois part pour l'Angleterre avec la mission de traiter de l'échange des prisonniers; vous l'accompagnerez; vous laisserez ici votre uniforme; vous passerez pour son secrétaire, et vous vous procurerez telle et telle nature de renseignements, vous ferez telles observations,» etc. Et il me détailla mes instructions. Je l'écoutai sans l'interrompre; mais, quand il eut fini, je lui répondis: «Je vous déclare, mon général, que je n'irai pas.
--Comment, vous n'irez pas? me dit-il.
--Non, mon général, poursuivis-je; vous me donnez là une mission d'espion, et elle n'est ni dans mes devoirs ni dans mes goûts. M. Gallois remplit une mission d'espionnage convenue, la mienne est hors des conventions reçues. Mon départ avec lui sera connu de tout Paris, et l'on saura en Angleterre que son prétendu secrétaire est un des principaux officiers de votre état-major, votre aide de camp de confiance. Hors du droit des gens, on m'arrêtera, et je serai pendu ou renvoyé honteusement. Ma vie, comme soldat, vous appartient, mais c'est en soldat que je dois la perdre. Envoyez-moi, avec vingt-cinq hussards, attaquer une place forte, certain d'y succomber, j'irai sans murmurer, parce que c'est mon métier; il n'en est pas de même ici.»
Il fut atterré de ma réponse, et me renvoya en me disant: «Je trouverai d'autres officiers plus zélés et plus dociles.»
Cette lutte hardie avec un homme si puissant, cette réponse nette, en opposition à ses volontés, firent une grande impression sur M. de Talleyrand, qui ne me connaissait pas alors, et m'en a plusieurs fois parlé depuis.
Quand MM. de Talleyrand et Gallois furent sortis, le général me rappela et me dit: «Y avez-vous pensé, de me répondre ainsi devant des étrangers?--Mon général, lui répondis-je, je sens tout ce que ma réponse a dû vous faire souffrir, tout ce qu'elle semblait avoir d'inconvenant; mais, permettez-moi de vous le dire, vous l'aviez rendue nécessaire: vous n'aviez pas craint de me faire devant eux une proposition offensante, et je ne pouvais me laver de l'injure qu'en la repoussant aussi devant eux avec indignation. Si en tête-à-tête vous m'en eussiez parlé, je l'aurais discutée avec vous dans les formes commandées par le respect que je vous porte et les sentiments que je vous dois.»
Il me comprit, mais me montra pendant très-longtemps une assez grande froideur. Duroc, auquel j'avais rendu compte de cette scène, me dit: «Je suis bien heureux que cela ne soit pas tombé sur moi, car je n'aurais jamais osé le refuser.» Sulkowsky, témoin de l'explication, et redoutant que la mission ne lui revînt, se hâta de la prévenir en lui disant: «Mon général, aucun de nous ne s'en serait chargé.» Il n'en fut plus question, et tout le monde en fut préservé.
Bonaparte se décida à voir par lui-même l'état des choses dans nos ports; en conséquence, le 10 février, il entreprit une course sur les côtes. Huit jours suffirent pour lui démontrer la disproportion existante entre le but et les moyens. Il fallait tout créer, et un temps très-considérable devait y être nécessairement consacré. Il ne trouvait pas d'ailleurs, dans le Directoire, la force et la tenue nécessaires à des travaux d'une aussi longue haleine, et, dès lors, il crut devoir y renoncer. À son retour, il me dit à peu près ces paroles: «Il n'y a rien à faire avec ces gens-là; ils ne comprennent rien de ce qui est grand; ils n'ont aucune puissance d'exécution. Il nous faudrait une flottille pour l'expédition, et déjà les Anglais ont plus de bateaux que nous. Les préparatifs indispensables pour réussir sont au-dessus de nos forces; il faut en revenir à nos projets sur l'Orient: c'est là qu'il y a de grands résultats à obtenir.»
Je ne l'accompagnai pas dans cette tournée; alors j'avais conçu un projet dont l'exécution réussit pour le malheur de ma vie. Quelques amis eurent l'idée de me marier; on me proposa mademoiselle Perregaux, fille du banquier de ce nom, appelée à avoir une assez grande fortune. Sa famille était honorable, et mademoiselle Perregaux jolie et agréable. Elle me trouva à son goût, et, en deux mois, tout fut préparé et exécuté. J'étais fort amoureux, je l'ai été encore longtemps; mais, en l'épousant, j'ai appelé sur moi mille infortunes. Je n'avais pas vingt-quatre ans, et je devais passer ma vie à courir le monde, deux circonstances funestes en pareil cas. À vingt-quatre ans, un jeune homme n'a pas la maturité nécessaire pour sentir le prix du bonheur domestique: les passions sont trop fougueuses pour ne pas l'entraîner à le compromettre; d'un autre côté, une séparation prolongée, donnant à une jeune femme l'habitude et le goût de l'indépendance, lui fait trouver insupportable le joug d'un mari au moment où il revient, tandis que, pendant son absence, elle reste sans défense auprès de ceux qui veulent la séduire. Je parlerai peu de cette malheureuse union, le moins qu'il me sera possible, quoiqu'elle ait joué un grand rôle dans l'histoire de ma vie; souvent elle a été pour moi un obstacle en aggravant mes maux, mes chagrins, mes embarras; jamais elle ne m'a apporté de joie, de secours ou de consolation; mais elle a toujours contrarié et obscurci ma destinée. Mademoiselle Perregaux, avec une grande inégalité de caractère, avait tous les défauts d'un enfant gâté; elle n'était pas incapable de bons mouvements, mais un amour-propre excessif et beaucoup de violence en détruisaient les effets. Plus tard, les flatteurs l'ont perdue, et ses torts envers moi ont été sans mesure et de toute nature.
L'inspection des côtes avait donc fait renoncer le général Bonaparte à l'expédition d'Angleterre; mais son intérêt personnel exigeait du mouvement. Il voulait continuer à agir sur les esprits, faire prononcer de nouveau son nom avec admiration et entretenir l'enthousiasme qu'il avait inspiré. Le temps et le silence effacent le souvenir des plus grandes choses, en France surtout; et il voulait éviter pour lui ces tristes effets. Alors revint à sa pensée le projet favori de l'expédition d'Égypte, dont il s'était occupé en Italie et qui avait été si souvent l'objet de ses entretiens spéculatifs d'alors. C'était le pays des grands noms et des grands souvenirs, le berceau de toutes les croyances; aller fouiller cette terre, c'était rappeler à la vie les grands hommes qui l'avaient habitée. S'emparer de l'Égypte, c'était porter un grand coup à l'Angleterre, prendre une position menaçante contre son commerce et ses possessions, acquérir une colonie d'autant plus précieuse, que tous les genres de produits peuvent y être obtenus, et qu'une population laborieuse, docile et sobre, s'y trouve toute réunie à la disposition du maître qui y commande.
La proposition fut faite au Directoire, et lui plut; tous les avantages en furent déroulés: il y avait de la gloire et des résultats politiques importants. D'ailleurs, Bonaparte, embarrassant pour ces petites gens, avait une taille trop haute et trop grande pour le cadre dans lequel il était placé, et son éloignement satisfaisait à tout. Ou son expédition réussissait, et le gouvernement grandissait, et les talents de Bonaparte étaient mis à profit sans devenir dangereux; ou elle ne réussissait pas, et le Directoire était débarrassé de lui. Tous ces avantages réunis firent donc accepter sa proposition. L'expédition fut préparée dans tous ses détails par Bonaparte seul, et le ministre de la guerre, Schérer, ne fut même pas mis dans le secret de la destination des troupes qu'on rassemblait. Le manque d'argent présentait des obstacles: ils furent levés au moyen d'une expédition sur Rome et d'une autre sur Berne. On prétendit avoir à se plaindre des Suisses; des patriotes vaudois avaient réclamé des secours. Deux corps furent formés; l'un entra par Soleure, et l'autre par Lausanne. Un combat dispersa les forces des confédérés: on arriva à Berne, où l'on s'empara d'un trésor considérable formé par la prévoyance et l'économie, et l'ordre politique de l'Helvétie fut changé.
Bernadotte avait été nommé à l'ambassade de Vienne, immédiatement après la paix. Un drapeau tricolore, établi dans sa maison, devint la cause ou le prétexte d'un mouvement populaire. D'abord on crut au renouvellement de la guerre; mais peu de jours suffirent pour convaincre que cet événement fortuit était sans importance et ne cachait aucun projet. Des excuses faites, des assurances de bienveillance données, on reprit les travaux un moment suspendus, et on s'occupa à mettre la dernière main aux préparatifs de l'expédition, déjà très-avancés. Le secret avait été si bien gardé, que l'opinion publique fut complètement trompée; on croyait généralement à une descente en Portugal ou en Irlande.
La prise de Malte avait été considérée comme un préliminaire nécessaire de l'expédition, et on résolut de s'en emparer en passant. Quelques intrigues ourdies dans la bourgeoisie de Malte, la division des chevaliers, et la faiblesse du grand maître Hompesch, semblaient autoriser l'espérance d'une prompte reddition à l'apparition de nos forces; mais c'était jouer gros jeu que de baser le succès de l'expédition sur cette conquête; le moindre retard pouvait occasionner et entraîner la destruction de l'armée, et il a tenu à bien peu de chose qu'il n'en fût ainsi. L'escadre destinée à nous porter et à nous convoyer se composait de quatorze vaisseaux de ligne, dont deux vieux, le Conquérant et le Guerrier, faiblement armés, et pour ainsi dire hors de service; de trente frégates ou bâtiments légers, et la flotte, de trois cents voiles. Les bâtiments de la Méditerranée étant en général très-petits, ce nombre immense fut indispensable. On juge d'après cela des difficultés et de la lenteur de sa marche. Une division prépara son embarquement à Civita-Vecchia; et son point de ralliement lui fut donné devant Malte. Le général Desaix commandait les troupes qui y furent embarquées. L'armée de terre formait cinq divisions commandées par les généraux Desaix, Bon, Kléber, Menou et Régnier; sa force en troupes de toute arme ne s'élevait pas au delà de vingt-quatre mille hommes. Elle emportait un matériel d'artillerie considérable, mais un très-petit nombre de chevaux. Le temps ni la grandeur des bâtiments n'avaient permis de faire les dispositions nécessaires pour en avoir davantage; l'armée n'avait en tout avec elle que mille huit, chevaux d'artillerie, de cavalerie ou d'état-major; mais les régiments de troupes à cheval emportèrent des équipages pour les chevaux au complet. Tout était embarqué le 15 mai, et, le 19, l'escadre et cette immense flotte mettaient à la voile.
Je dois raconter ici un événement dont je n'ai vu le récit nulle part: il caractérise la carrière de Napoléon, carrière de génie et de courage sans doute, mais où la fortune se trouva souvent son puissant auxiliaire. Aussi avait-il une sorte de foi dans une protection surnaturelle; cette superstition l'a décidé dans plus d'une circonstance à s'abandonner à des chances extraordinaires, qui l'ont sauvé contre tous les calculs humains. Plus tard, je n'en doute pas, il a cru sincèrement avoir une mission du ciel.
Bonaparte était arrivé à Aix en Provence, à l'entrée de la nuit, se rendant en toute hâte à Toulon. Il voyageait avec madame Bonaparte, Bourrienne, Duroc et Lavalette, dans une très-grande berline, fort haute, et sur laquelle était une vache. Voulant continuer son chemin, mais sans passer par Marseille, où il aurait été probablement retardé, il prit une route plus directe, par Roquevaire, grande route aussi, mais moins fréquentée que l'autre; les postillons n'y avaient pas passé depuis quelques jours; tout à coup la voiture, à une descente qu'elle parcourait avec rapidité, est arrêtée par un choc violent. Tout le monde est réveillé, on se hâte de sortir pour connaître la cause de cet accident; une forte branche d'arbre, avançant sur la route, et placée à la hauteur de la vache, avait barré le chemin à la voiture. À dix pas de là, au bas de la descente, un pont placé sur un torrent encaissé, qu'il fallait traverser, s'était écroulé la veille, et personne n'en savait rien; la voiture allait infailliblement y tomber, lorsque cette branche d'arbre la retint sur le bord du précipice.
Ne semble-t-on pas voir la main manifeste de la Providence? N'est-il pas permis à Bonaparte de croire qu'elle veille sur lui? Et sans cette branche d'arbre, si singulièrement placée et assez forte pour résister, que serait devenu le conquérant de l'Égypte, le conquérant de l'Europe, celui dont, pendant quinze ans, la puissance s'exerça sur la surface du monde?
Il était impossible que les Anglais n'eussent pas l'éveil sur nos projets et notre prochaine sortie de Toulon. L'amiral Nelson avait été envoyé dans la Méditerranée avec une escadre de quatorze vaisseaux, et chaque jour pouvait la voir paraître. Puisque l'expédition était résolue, rien n'était plus pressant que de partir sans retard; aussi rien n'était négligé pour en rapprocher le moment. On signala quatre voiles de guerre, et on fit sortir en toute hâte l'escadre légère pour les reconnaître. Tout annonçait qu'elles étaient ennemies, et on se disposa au combat; quand nous fûmes à portée, elles furent reconnues pour quatre frégates espagnoles. J'étais à bord de la Diane, montée par l'amiral Decrès, commandant l'escadre légère. Le temps était gros, et je fus extrêmement malade; les dispositions du combat me guérirent en un moment du mal de mer; et j'ai toujours vu qu'une grande préoccupation d'esprit, une agitation un peu vive, garantissaient ou guérissaient de cette maladie. Elle a son siége dans le système nerveux, et elle cède à la secousse qu'il reçoit. L'escadre et la flotte sortirent enfin, et nous fîmes voile en longeant les côtes d'Italie; nous passâmes entre la Corse et la Toscane, ensuite entre la Sardaigne et la Sicile, et nous nous dirigeâmes sur Malte, où nous arrivâmes le 10 juin.
J'ai expliqué les motifs du général Bonaparte pour s'éloigner de France momentanément. Chercher des occasions de faire retentir son nom et, de se grandir dans les esprits était toute sa pensée; mais certes je n'entreprendrai pas de justifier une expédition faite avec des chances contraires si multipliées, et en présageant même de si funestes. En effet, nos vaisseaux étaient mal armés, nos équipages incomplets et peu instruits, nos bâtiments de guerre encombrés de troupes et de matériel d'artillerie qui gênaient la manoeuvre. Cette flotte immense, composée de tartanes et de bâtiments de toute espèce, aurait nécessairement été dispersée et même détruite par la seule rencontre d'une escadre ennemie. Nous ne pouvions pas compter sur une victoire navale, et une victoire même n'eût pas sauvé le convoi.
Pour que l'expédition réussît, il fallait avoir une navigation paisible, et ne faire aucune rencontre fâcheuse; mais comment compter sur un pareil bonheur avec la lenteur forcée de notre marche, et la station que nous avions à faire devant Malte? Toutes les probabilités étaient donc contre nous, il n'y avait pas une chance favorable sur cent: ainsi nous allions de gaieté de coeur à une perte presque certaine. Il faut en convenir, c'était jouer un jeu extravagant, et le succès même ne saurait le justifier.
Arrivé devant Malte, le général en chef m'appela à son bord, et me donna la mission d'aller en parlementaire demander la permission, pour l'escadre et le convoi, d'entrer dans le port sous prétexte d'y faire de l'eau. Si elle nous eût été accordée, le projet était de débarquer dans la ville et de nous en rendre maîtres par un coup de main; mais on mit à cette permission des restrictions qui la rendaient illusoire. Dès lors il fallut se disposer à débarquer dans l'île et à employer la force ouverte pour atteindre notre but.
Le bruit de nos projets sur Malte nous avait précédés, et le grand maître avait levé dans l'île des troupes pour la défense de la place. Elles consistaient environ en six mille hommes de milices assez bien organisées, en uniforme, et animées d'un très-bon esprit. Elles auraient suffi et au delà à l'objet proposé, si on avait su s'en servir avec un peu de sagesse et de bon sens. Quoi qu'on ait dit et répété, il n'y avait aucun marché de fait, aucun arrangement de pris avec le gouvernement maltais. Quelques intrigues seulement avaient été tramées dans la bourgeoisie par un nommé Poussielgue, dont la famille était établie à Malte.
Toutes nos espérances étaient fondées sur la faiblesse du gouvernement, sur la désunion existant dans la place, et la puissance d'opinion qui parlait en notre faveur; mais, je le répète, rien ne garantissait un succès prompt: c'était un véritable coup de dés qui pouvait et devait naturellement être contre nous. Voici quel était l'état de l'intérieur de la ville: six cents chevaliers environ s'y trouvaient rassemblés, trois cents appartenant aux langues de France, les autres, Espagnols, Allemands et Italiens. Les uns déclarèrent que leur souverain étant l'allié des Français, les autres que leur pays étant en paix avec la France, ils ne voulaient pas combattre contre nous. Les chevaliers français seuls furent d'avis de résister. Ils montrèrent, dans cette circonstance, l'énergie propre à notre nation, et, comme on le verra aussi, cette confiance, cette légèreté et cette imprudence que l'histoire a consacrées plus d'une fois, et qui, souvent, ont rendu inutiles nos plus généreuses résolutions; ceux-ci décidèrent donc et organisèrent la défense. Nous commençâmes immédiatement nos opérations. Chargé de débarquer à la calle Saint-Paul avec cinq bataillons, savoir: trois du 7e léger, et deux du 19e de ligne, je fus le premier Français qui prit terre dans l'île. Quelques compagnies du régiment de Malte, placées sur la côte, se retirèrent sans combattre; nous les suivîmes, et elles rentrèrent dans la place. Je fis l'investissement de la ville depuis la mer jusqu'à l'aqueduc, pour me lier avec le général Desaix, débarqué à l'est de la place. Je m'approchai de la ville et reconnus un ouvrage à cornes, celui de la Florianne, couvrant la place de ce côté, mais non armé. J'établis des postes aussi rapprochés que possible, pour resserrer la garnison et l'enfermer. Je venais d'exécuter ces dispositions, quand je vis baisser le pont-levis et sortir une troupe nombreuse et confuse, marchant à moi. Je réunis en un moment mes postes, et me retirai par la route en bon ordre et avec lenteur, en tirant de temps en temps des coups de fusil sur la tête de cette colonne, afin d'en ralentir le mouvement. J'envoyai l'ordre à deux bataillons du 19e, campés à une portée de canon de la ville, à droite et à gauche de la route, de s'embusquer et de se lever quand je serais arrivé à leur hauteur, et que je leur en aurais fait le commandement. Tout cela fut exécuté comme je l'avais prescrit. Les Maltais, me voyant retirer, prenaient confiance. Arrivés ainsi en masse à petite distance du 19e, ce régiment se montra et les reçut par un feu meurtrier qui les mit dans le plus grand désordre. Je courus alors sur eux avec les troupes que j'avais ramenées, et ils se mirent en déroute. Nous les suivîmes la baïonnette dans les reins; nous en tuâmes un certain nombre, et j'enlevai, de ma main, le drapeau de l'ordre, porté en tête de la colonne. Ces pauvres soldats maltais, simples paysans et ne parlant qu'arabe, firent ce raisonnement très-simple: nous combattons des Français, nous sommes commandés par des Français, et nous sommes battus; donc les Français qui nous commandent sont des traîtres. Et, dans leur colère et leur déroute, ils massacrèrent sept des chevaliers français sortis avec eux; et cependant c'étaient les chevaliers français seuls qui avaient été d'avis de se défendre. Ce traitement n'était pas encourageant; il n'y avait plus de sécurité pour eux: en conséquence, ils me firent dire, dès le lendemain, par un émissaire, que, si les négociations entamées n'amenaient pas la reddition de la ville, ils me livreraient la porte Saint-Joseph. Les négociations arrivèrent à bonne fin, et la capitulation fut signée. Ainsi eurent lieu les funérailles de l'ordre de Malte, déchu de sa gloire et de sa splendeur par son manque de courage et sa lâcheté. Les Maltais étaient furieux. Nous eûmes un moment d'inquiétude sur l'exécution de la capitulation: ces paysans soldats étaient en possession de deux forts intérieurs, composés de cavaliers très-élevés, fermés à la gorge, armés et dominant toute la ville, connus sous les noms de forts Saint-Jean et Saint-Jacques, et refusaient d'en sortir lorsque nous avions déjà passé les portes et pénétré dans l'enceinte; il n'a tenu à rien qu'ils ne fissent résistance, et Dieu sait ce qu'aurait produit ce seul obstacle dans la position où nous étions.
Si le gouvernement de Malte eût fait son devoir, si les chevaliers français, après avoir mis en mouvement la défense, n'eussent pas été des insensés, ils ne fussent pas sortis, avec des milices sans instruction, pour combattre des troupes nombreuses et aguerries; ils seraient restés derrière leurs remparts, les plus forts de l'Europe, et jamais nous n'aurions pu y pénétrer. L'escadre anglaise, lancée à notre poursuite, aurait, peu de jours après notre débarquement, détruit ou mis en fuite la nôtre, et l'armée de terre, débarquée, manquant de tout, après avoir souffert pendant quelques jours l'extrémité de la faim, aurait été obligée de mettre bas les armes et de se rendre comme les trois cents Spartiates à l'île de Sphacterie. Il n'y a aucune exagération dans ce tableau, c'est la vérité tout entière; et l'on frémit en pensant à de pareils risques, si faciles à prévoir et si menaçants, courus capricieusement par une brave armée. Mais alors la main de la Providence nous conduisait, et elle nous préserva de cette catastrophe.
Huit jours suffirent à pourvoir aux besoins de l'escadre, à mettre les bâtiments de guerre de Malte en état de nous suivre. Nous nous embarquâmes ensuite, et nous continuâmes notre route pour Alexandrie, seul port de l'Égypte. Je fus élevé au grade de général de brigade, et, les troupes que j'avais eues sous mon commandement ayant reçu l'ordre de rester à Malte pour y tenir garnison, on me donna une brigade composée d'un seul régiment, le 4e léger, faisant partie de la division du général Bon. Cette nomination me rendit très-heureux; je sortais de pair, et j'étais destiné à avoir toujours des commandements.
Le général Baraguey-d'Hilliers, malgré sa haute distinction, regrettait d'être parti de France, et désirait y retourner; sa femme exerçait un grand empire sur son esprit, et il était inconsolable de l'avoir quittée. Le général Bonaparte le renvoya, et le chargea de porter au gouvernement les trophées de Malte. Il s'embarqua sur une frégate en partie désarmée, et qui, après un léger combat, tomba au pouvoir de l'ennemi.
Nous partîmes de Malte le 12 juin, en nous dirigeant sur l'île de Candie, que nous reconnûmes. Cette multitude de petits bâtiments, dont la flotte était composée, offrait un spectacle curieux. Se précipitant sur la côte dans toutes les directions, pour y chercher un abri, ils résistaient aux ordres de l'amiral, aux signaux, et bravaient les coups de canon des bâtiments d'escorte. Cette navigation des petits bâtiments de commerce de la Méditerranée est fort misérable; tout ce qui n'est pas simple cabotage les étonne et les intimide. Nous serrâmes donc beaucoup l'île de Candie, et cette circonstance contribua à sauver l'armée.
L'amiral Nelson était arrivé devant Malte, avec son escadre de quatorze vaisseaux, peu après notre départ: il reconnut cette ville occupée par les troupes françaises. Le bruit public indiquait l'Égypte pour notre destination; le seul point de débarquement étant la côte d'Alexandrie, il se dirigea sur ce point. Il marchait bien réuni et toujours prêt à combattre: quatorze vaisseaux de ligne tiennent d'ailleurs peu d'espace à la mer. Le hasard régla la marche respective des deux escadres de manière que le moment où elles furent le plus rapprochées fut celui où nous étions sous Candie. À la fin du jour, nous étions en vue de cette île, et ce fut pendant la nuit que l'escadre anglaise nous doubla. Tout notre convoi s'était rapproché de la terre, comme je l'ai dit plus haut; il se trouvait au nord, et les Anglais, naviguant au sud, n'aperçurent personne et continuèrent leur route pour l'Égypte. Ils arrivèrent devant Alexandrie, où ils n'apprirent rien et où personne n'avait de nos nouvelles. Nelson ne fit pas entrer dans ses calculs la lenteur forcée de notre marche, causée par le nombre et la nature de nos bâtiments; ne nous trouvant pas sur la côte d'Égypte, il crut faux les premiers renseignements reçus sur notre destination: il nous supposa en route pour la Syrie. Dans son impatience, il fit voile sur Alexandrette: s'il fût resté un jour devant Alexandrie, nous étions perdus. Decrès, commandant l'escadre légère, avait reçu l'ordre d'envoyer à Alexandrie une frégate pour y prendre langue, s'enquérir de l'ennemi et nous ramener le consul de France. La Junon, chargée de cette mission, arriva à Alexandrie précisément au moment où l'escadre anglaise venait d'en partir, et du haut de ses mâts on put encore l'apercevoir. Elle revint promptement, et nous apprit cette fâcheuse nouvelle: on juge de l'effet qu'elle produisit sur les esprits. Les Anglais pouvaient reparaître à chaque instant; le moindre renseignement reçu en mer pouvait les éclairer: notre salut dépendait donc d'un prompt débarquement; aussi eut-il lieu avec une célérité presque incroyable.
La flotte se dirigea sur le Marabout, petite anse située à quatre lieues ouest d'Alexandrie. Arrivée au milieu de la journée du 1er juillet, toutes les chaloupes furent aussitôt mises à la mer, et le débarquement commença, malgré la mer la plus agitée et la plus houleuse. Dans le cours de la nuit, chacune des divisions de l'armée mit à terre environ quinze cents hommes, de manière que l'armée eût environ six à sept mille hommes d'infanterie en état de marcher, le 2, à la pointe du jour. Nous nous dirigeâmes immédiatement sur Alexandrie; nous rencontrâmes un petit nombre d'Arabes, qui s'éloignèrent après avoir reçu quelques coups de fusil. Les cinq divisions de l'armée étaient placées en échiquier, à distance de demi-portée de canon l'une de l'autre. La division Bon, dont je faisais partie, était à l'extrême droite et chargée d'envelopper la ville et d'intercepter, du côté de Rosette et de l'intérieur de l'Égypte, les communications par lesquelles les troupes turques pouvaient se retirer. L'enceinte d'Alexandrie, dite des Arabes, bien inférieure à celle de la ville grecque, est cependant encore très-étendue; c'est la limite que lui donna le calife Omar quand il la fit fortifier. Cette ville, où il reste encore tant de monuments de sa splendeur passée, a toujours été en diminuant. La population qui lui restait lors de notre débarquement occupait à peine l'isthme séparant les deux ports et réunissant, avec la terre ferme, l'ancienne île de Pharos, aujourd'hui la presqu'île des Figuiers; aussi y a-t-il un très-vaste espace entre les maisons habitées et l'enceinte, espace rempli par des ruines. À l'angle sud-ouest est une espèce de citadelle appelée le fort triangulaire. Il se compose de deux faces faisant partie de l'enceinte formant un angle obtus, et d'un rempart intérieur. Ce fort était occupé. Des Turcs, placés de distance en distance, dans de grandes tours carrées qui flanquaient le rempart dans tout son développement, en défendaient les approches; mais des brèches assez nombreuses donnèrent le moyen d'y pénétrer, et les troupes les eurent bientôt escaladées. Le général Menou, marchant à la gauche, fut renversé du haut de la brèche, après l'avoir gravie; le général Kléber reçut un coup de feu à la tête au moment où il commandait l'assaut: heureusement cette blessure était légère. J'arrivai, pendant ce temps, avec ma brigade, à l'autre extrémité de la ville, et j'y pénétrai, en faisant enfoncer à coups de hache, et malgré le feu de l'ennemi, la porte de Rosette, qu'il défendait. Les Turcs, forcés sur tous les points, se retirèrent dans leurs maisons, et, le cheik El Messiri s'étant présenté pour implorer la clémence du vainqueur, les hostilités cessèrent. Toute la flotte entra aussitôt dans les deux ports, et l'escadre alla mouiller dans le port d'Aboukir pour y continuer le débarquement des troupes et du matériel de terre placé à son bord. Elle devait y rester jusqu'à ce que l'on eût reconnu la possibilité de la faire entrer dans le port Vieux.
L'armée une fois mise à terre, son sort allait dépendre d'elle-même. La marine avait rempli sa tâche. Il lui fallait maintenant conquérir cette belle contrée, s'y établir, réaliser de grandes espérances de gloire et de civilisation; et le général Bonaparte sentait en lui la force nécessaire à cette mission. Nous passâmes huit jours à Alexandrie pour nous organiser, débarquer les chevaux, les munitions, les pièces de canon attelées, nous pourvoir de biscuit et nous mettre en mesure de commencer notre marche sur le Caire.
Nous n'avions trouvé aucun mameluk à Alexandrie; les habitants seuls avaient présenté une légère résistance.
Les mameluks composaient une admirable cavalerie, mais ils n'avaient aucune idée de la véritable guerre. En recevant la nouvelle de notre arrivée et de notre débarquement, Mourad-Bey demanda: «Les Français sont-ils à cheval?» On lui répondit qu'ils étaient à pied. «Eh bien, dit-il, ma maison suffira pour les détruire, et je vais couper leurs têtes comme des pastèques dans les champs.» Telle était sa confiance; mais il fut bientôt détrompé.
La puissance des mameluks est détruite aujourd'hui: il est bon de dire ici un mot de leur existence passée et de la composition de ce corps, formant un ordre politique et militaire différent de tout ce qui exista jamais ailleurs. La souveraineté en Égypte résidait dans le conseil des beys, au nombre de vingt-quatre; mais là, comme partout où un certain nombre d'hommes est appelé à exprimer sa volonté, ces vingt-quatre beys se divisaient en deux partis qui se balançaient, et étaient sous la direction d'un bey plus influent, dont ils soutenaient et partageaient la puissance. Chaque bey avait une province pour son apanage, et entretenait une troupe de mameluks recrutés par des esclaves achetés en Géorgie et en Circassie, de l'âge de douze à quinze ans, et choisis parmi les individus d'une grande beauté et d'une belle conformation. Une fois admis dans la maison d'un bey, ils étaient exercés tous les jours à monter à cheval et à se servir de leurs armes: les faveurs de leur maître, des gratifications, de l'avancement, récompensaient leur adresse, leur zèle et leur courage. Toutes les charges, toutes les dignités, même celle de bey, leur étaient dévolues, et, par conséquent, ils étaient appelés à partager la souveraineté de l'Égypte. Ces mameluks avaient, comme on le voit, devant eux une carrière sans limites, tandis que des corrections corporelles étaient infligées aux maladroits et aux individus dépourvus de zèle et de bravoure. On devine l'effet produit par ce mélange de récompenses et de punitions, et à quel point il stimulait le zèle et l'ambition. Des esclaves étrangers et achetés pouvaient seuls composer le corps des mameluks; le fils d'un bey ne pouvait y entrer; et, chose singulière! cette milice, dont la formation remonte au temps de Saladin, composée uniquement d'esclaves, conservait constamment, d'une manière exacte, et avec défiance, au profit d'autres esclaves qu'elle ne connaissait pas, le pouvoir viager qu'elle tenait de ses devanciers; et la crainte de voir ce pouvoir changer de nature et devenir l'apanage héréditaire d'une race empêchait tout homme né en Égypte d'être admis parmi eux. Cette loi singulière, dont tout le bénéfice était pour des individus à naître de personnes et de familles inconnues, a toujours été fidèlement exécutée, et ce corps est arrivé jusqu'à nous dans la pureté de son institution. Un mameluk se considérait comme le fils du bey qui l'avait acheté. Il s'établissait entre eux, du jour de l'admission, des devoirs réciproques de protection, de fidélité et de dévouement à la vie et à la mort. Une place de bey devenait-elle vacante, le divan, c'est-à-dire la réunion des beys, choisissait, parmi les mameluks, le plus brave, mais presque toujours sur la recommandation d'un bey prépondérant. Le nouvel élu, quoique partageant le droit légal des autres beys, conservait pour son ancien maître, celui dans la maison duquel il avait passé sa jeunesse et fait sa carrière, un sentiment de dévouement et de déférence qui ne se démentait presque jamais. Ainsi, quand un bey avait fourni plusieurs beys, pris dans sa maison, sa puissance tendait toujours à s'accroître. La maison de Mourad-Bey ou celles qui en ressortissaient avaient donné le plus grand nombre de beys existant alors: aussi Mourad-Bey était-il le plus puissant; celle d'Ibrahim avait fourni presque tous les autres, et Ibrahim était son rival et son compétiteur. Le nombre de tous les mameluks réunis s'élevait à huit mille: cinq mille obéissaient à Mourad, et les trois mille autres à Ibrahim. Mourad passait pour un soldat d'une valeur extraordinaire; Ibrahim, pour un homme d'une intelligence supérieure et possédant de grands trésors. Tels étaient les mameluks sous le rapport politique et militaire. Cette cavalerie, nécessairement très-brave et très-redoutable, ne fuyait jamais: tant que son chef était à sa tête, aucun mameluk n'était capable de l'abandonner. Le caractère particulier des barbares est d'être beaucoup plus soumis aux influences personnelles qu'aux lois; ils s'attachent facilement à un homme, c'est le premier lien qui peut les unir; il faut déjà quelques lumières pour porter du respect à la règle et s'attacher à cette puissance morale, placée hors de l'action de nos sens. Le défaut de cette cavalerie était de posséder seulement de l'instruction individuelle, et d'ignorer complétement celle dont l'objet est d'organiser et de mouvoir les masses, celle enfin qu'on appelle la tactique, et dont les manoeuvres sont les éléments.
Avant de commencer le récit de la marche et des opérations de l'armée, je dirai un mot de sa force et de son organisation. Cette armée, dont le nom, revêtu de tant d'éclat, ne périra jamais, qui a fait de si grandes choses et occupé pendant quatre ans tous les esprits en Europe; cette armée, dont les travaux ont été au moment de fonder quelque chose de durable, et qui au moins a servi à jeter les germes d'une espèce de civilisation dans cette partie du monde, était d'une faiblesse numérique difficile à croire; mais les états officiels ôtent tout doute à cet égard. Commandée par les généraux les plus illustres de l'époque, Bonaparte, Kléber, Desaix, sa force morale, il est vrai, était grande. Formée en cinq divisions d'infanterie et une de cavalerie, et composée de quarante-deux bataillons, son effectif présent sous les armes s'élevait en tout à vingt-quatre mille trois cent quarante hommes; la cavalerie avait deux mille neuf cent quinze hommes, montés ou non montés, et l'artillerie mille cinquante-cinq. L'armée partit enfin d'Alexandrie et se porta sur le Nil, au village de Ramanieh. La division du général Desaix formait l'avant-garde; soutenue par la division Régnier, elle était à une marche du reste de l'armée. Le pays traversé en partant d'Alexandrie présente à la vue une plaine sans culture et sans eau, et forme un véritable désert. Un seul et misérable puits, situé dans une localité nommée Beda, fut mis à sec par les premières troupes: les suivantes n'y trouvèrent que de la boue et des sangsues, et ce début de notre marche détruisit beaucoup d'illusions. Plus tard, on rencontra de pauvres villages sans ressources, composés de huttes éparses sur la frontière du grand désert; mais ces villages, comme je l'expliquerai plus loin, ont une culture peu étendue; elle dépend du temps nécessaire pour assurer à Alexandrie les approvisionnements d'eau, l'arrosement de leur territoire leur étant subordonné. Cette première partie de notre marche nous fit donc éprouver des privations augmentées par la chaleur brûlante du climat dans cette saison. Aussi, dès ce moment, des murmures se firent entendre dans les troupes. On nous avait annoncé comme un point de repos et de ressources Damanhour, grande ville de vingt-cinq mille âmes; on sait quelle idée donne, dans notre Europe, une ville de cette importance; aussi étions-nous impatients d'y arriver. On ne nous avait pas trompés sous le rapport de la population, mais cette population, comme celle de tous les villages que nous avions traversés, se composait uniquement d'agriculteurs; et cette ville nous offrit pour tout secours quelques subsistances, c'est-à-dire du bétail et des légumes; quant au pain, il n'y fallait pas penser, les Égyptiens n'en faisant presque aucune consommation.
Il faut expliquer ici ce qui compose un village d'Égypte. Une cabane, dont les murs sont faits en terre et quelquefois en briques cuites au soleil, a quatre pieds de haut; la dimension est proportionnée à la famille; on ne peut y entrer que courbé; on ne peut s'y tenir debout. Elle est surmontée habituellement par une jolie tour construite avec grâce et servant de logement à une grande quantité de pigeons; voilà la maison de presque tous les cultivateurs de l'Égypte; quelquefois elle est précédée par une petite enceinte lui servant de cour. Les récoltes restent à l'air, et d'énormes tas de lentilles, de haricots, d'oignons, etc., sont près de la maison et s'y conservent parfaitement, parce qu'il ne pleut jamais. Près de chaque village, en Égypte, il y a un bois de dattiers, arbres d'un très-grand revenu (chaque dattier rapporte par an environ sept francs); ces bois sont plus ou moins vastes, suivant la population et la richesse des villages. Ils composent les paysages les plus agréables. La touffe gracieuse qui couronne ces arbres élancés leur donne une élégance extrême. Le voyageur, harassé par la marche et un soleil brûlant, compte y trouver un asile délicieux, où le repos et la fraîcheur vont lui rendre les forces: espérance déçue, complète illusion! Ces arbres ne donnent aucun ombrage; la rareté de leurs branches et leur grande élévation permettent aux rayons du soleil de pénétrer, et l'on n'y trouve aucun abri. Cette sensation est pénible; malgré l'expérience, elle se renouvelle toujours. Si, par fortune, on trouve près de là un sycomore, ce qui est rare, on n'a plus rien à regretter: leur feuillage épais, leur grande envergure, donnent un ombrage frais, immense, et rien n'est plus délicieux que de s'y reposer.
Dans sa marche, l'armée rencontra quelques milliers d'Arabes-Bédouins qui venaient avec défiance contempler un spectacle si nouveau pour eux. S'approchant des petits détachements, ils échangeaient quelques coups de fusil et prenaient des hommes isolés; plusieurs de ceux-ci furent tués, d'autres rendus après avoir été victimes de la plus indigne et la plus brutale corruption. Les Arabes-Bédouins, plus intelligents que les paysans (fellahs), nous regardaient avec curiosité; mais les derniers ne montraient aucun étonnement et ne semblaient rien remarquer. La curiosité chez les hommes suppose le développement des facultés intellectuelles; elle est presque toujours dans la même proportion, et l'homme encore voisin de la brute n'est frappé de rien. Les fellahs voyaient passer nos régiments sans les regarder, et cependant ce spectacle était tout nouveau pour eux. N'ayant aucune idée de la valeur des monnaies autres que les leurs, paras, piastres et sequins, ils auraient préféré quelqu'une de ces pièces de peu de prix à une pièce d'or de la nôtre. Un paysan remarqua un jour le bouton d'uniforme d'un soldat; il le trouva à son gré, le lui demanda comme moyen d'échange, de préférence à un louis d'or qu'il lui offrait. Le soldat le lui donna bien vite, et, en peu d'instants, tous les habits des soldats du régiment furent privés de boutons et les boutons mis en circulation.
Un contraste quelquefois fort plaisant pouvait se remarquer chaque jour: d'un côté, le mécontentement et le dégoût de l'armée, venus si promptement, et, de l'autre, l'enthousiasme toujours croissant de nos savants. Monge nous donnait souvent ce spectacle: son imagination vive lui représentait tout ce qu'il voulait voir. Dans cette marche, nous suivîmes pendant quelque temps l'ancien canal du Calidi, servant autrefois à la navigation entre Alexandrie et le Nil, et depuis consacré seulement à y conduire les eaux douces. Monge tout à coup s'arrête, observe d'anciennes fondations, en parcourt le développement, reconnaît une cour et l'entrée d'un corps de logis avec ses divisions, et déclare que c'était une auberge située sur le canal, et où, d'après Hérodote, on buvait du vin, il y a trois mille deux cents ans, à tel prix la bouteille. Son exaltation, reçue par des rires universels, ne l'empêchait pas de renouveler fréquemment des scènes semblables.
J'ai oublié de parler de cette troupe de savants et d'artistes embarqués avec nous: belle pensée et qui a porté ses fruits. Quoique assurément beaucoup d'entre eux fussent au-dessous de leurs fonctions et dénués de zèle, décourage et quelquefois d'instruction, leurs recherches en général ont été utiles et leurs travaux profitables: le grand ouvrage de l'Institut est un monument destiné à vivre éternellement. Mais, si des hommes de premier ordre, ces flambeaux de leurs semblables, ces phares des siècles, tels que Monge, Berthollet, Fourrier, Dolomieu, etc., honoraient l'expédition, une foule de misérables écoliers ou d'artistes sans talent avaient usurpé un nom dont ils n'étaient aucunement dignes; et la qualification de savant perdit de sa considération et fut tournée en ridicule. Les soldats, attribuant l'expédition à ceux qu'on nommait ainsi, leur reprochaient leurs souffrances, et se plaisaient, pour se venger, à appeler du nom de savant les animaux si nombreux et si utiles (les ânes) dont le pays est rempli; et, habituellement, un mot était substitué à l'autre.
Nous arrivâmes à Ramanieh, et nous vîmes le Nil, ce fleuve célèbre dont les prodiges se renouvellent depuis tant de milliers d'années, créateur et bienfaiteur de cette vaste contrée, dont le cours est si étendu, que sa source a été longtemps inconnue 4, comme l'origine de ces races illustres chargées par la Providence de gouverner le monde. Ce fut une grande joie pour l'armée: nous étions assurés d'échapper au moins à une partie de nos souffrances, car notre marche ne devait pas nous éloigner de ses bords. La flottille qui le remontait arriva en même temps; plusieurs savants et non-combattants s'y embarquèrent: elle reçut l'ordre de se tenir toujours à notre hauteur et de flanquer ainsi notre marche sous notre protection. Nous étions au moment des plus basses eaux du Nil; il en résultait une marche difficile pour les plus forts bâtiments, et entre autres pour la demi-galère amenée de Malte. Cette flottille était commandée par le contre-amiral Perrée, matelot renforcé, sachant à peine lire. Nous partîmes de Ramanieh le 13 juillet pour nous rendre au Caire, en suivant la rive gauche du Nil.
Notre flottille nous précédait, et, marchant avec trop de confiance, avait dépassé le village de Chébréiss, quand elle rencontra la flottille ennemie, soutenue de quatre ou cinq mille mameluks, à la tête desquels était Mourad-Bey. On connaissait l'approche de l'ennemi; une rencontre avait eu lieu, deux jours auparavant, entre lui et trois cents hommes de notre cavalerie. Un nombre très-supérieur de mameluks avait attaqué ce détachement; mais on vit en cette circonstance l'avantage et la puissance résultant de l'organisation et des mouvements d'ensemble, qui rendent un corps compact, et le font mouvoir comme un seul homme. Les mameluks, infiniment mieux montés, mieux armés, composés d'hommes plus adroits, au moins aussi braves et en nombre double, ne purent pas entamer cette troupe; elle se retira en bon ordre, sans confusion et sans avoir éprouvé d'autres pertes que celles causées par le feu de l'ennemi. Le général Mireur, commandant ce détachement, un des meilleurs officiers de l'armée d'Italie, fut tué en cette circonstance.
C'était la première fois que notre infanterie rencontrait les mameluks, aussi marchâmes-nous avec la plus grande précaution: il fallait faire connaissance avec eux. On forma en un seul carré chaque division, sur six hommes de profondeur; au centre on mit la cavalerie, les ambulances, les caissons, et tous les embarras de la division. Les six pièces de canon composant toute son artillerie furent placées aux angles et extérieurement. Des compagnies de carabiniers, marchant à trois cents pas en avant, et sur les flancs, pour éloigner les tirailleurs, devaient se retirer dans le carré aussitôt que l'ennemi approcherait en force et se disposerait à charger. Les cinq divisions de l'armée, savoir: Desaix, Régnier, Bon, celle de Kléber, commandée par le général Dugua, celle de Menou, commandée par le général Vial (Kléber et Menou, blessés, étant restés à Alexandrie); ces cinq divisions, dis-je, formaient ainsi cinq carrés placés en échiquier, et marchaient en se soutenant réciproquement, l'extrême gauche appuyée au Nil.
Pendant les dispositions préparatoires à notre marche, notre flottille combattait avec beaucoup de vivacité. La flottille ennemie, nombreuse, pourvue d'une artillerie bien servie, avait pour chef un Grec nommé Nicolle, très-brave homme et excellent soldat, depuis passé au service de France, que j'ai beaucoup connu, parce qu'il a été longtemps placé sous mes ordres, à la tête d'un corps composé de Cophtes. Notre flottille souffrit beaucoup pendant cet engagement; la demi-galère, engravée par le manque d'eau, abandonnée par nous, prise par l'ennemi, fut reprise ensuite; les mameluks s'étant approchés de la rivière avec de petits canons, et en mesure de se servir aussi de leurs fusils, notre flottille, dominée par les rives escarpées du fleuve et dans la situation la plus critique, allait périr, quand l'arrivée de l'armée la dégagea et la sauva.
Les mameluks restèrent à une assez grande distance, sans oser s'engager sérieusement: l'attitude de l'armée leur imposa; quatre ou cinq seulement vinrent sur une compagnie de carabiniers qui flanquait la droite de notre carré, et se ruèrent sur elle; ils furent tués, eux ou leurs chevaux; ceux qui se trouvaient seulement démontés vinrent, le sabre à la main, expirer sur les baïonnettes de cette compagnie; c'étaient des fous dont le courage égalait l'ignorance et la déraison. Voilà tout ce qui se passa dans cette journée, appelée pompeusement et assez ridiculement du nom de bataille de Chébréiss. Toutefois la mort de ces quatre ou cinq mameluks fut un événement important. Dépouillés, on trouva sur chacun d'eux cinq ou six mille francs en or, de riches habits et de belles armes. L'idée de pareilles dépouilles éveilla la cupidité des soldats, et leur rendit pour un moment toute leur bonne humeur. L'ennemi se retira et se rapprocha du Caire. Mourad-Bey, après avoir montré tant de confiance en partant, dit, pour se justifier de n'avoir rien entrepris, qu'il avait trouvé les Français liés entre eux et attachés les uns aux autres avec des cordes, et n'avait pas cru pouvoir les entamer. Nous continuâmes notre marche, prenant chaque jour position à des villages remplis de subsistances; nous étions dans l'abondance de toutes choses, excepté de pain et de vin. Le pain est tellement dans l'habitude des soldats français, et d'une nécessité si absolue pour eux, que cette privation leur parut insupportable; il y avait souffrance et mécontentement; cet état de malaise n'affectait pas seulement les soldats, mais aussi les officiers. J'avouerai que je partageai ces sensations; je le dirai naïvement, je crus avoir été quinze jours sans manger, parce que pendant ce temps je n'avais pas eu de pain; depuis, en y réfléchissant, j'ai reconnu le ridicule de cette prévention, et je suis convaincu qu'il est nécessaire de modifier les habitudes de nos soldats et de les accoutumer à se passer de pain, ou à savoir s'en procurer eux-mêmes. La chose n'est pas difficile, la volonté seule suffit; j'expliquerai plus tard mes pensées à cet égard.
Nous approchions du Caire, et aussi du moment où l'ennemi tenterait certainement le sort des armes. Nous nous arrêtâmes à Ouardan, et nous y campâmes pendant deux jours, afin de faire reposer les troupes, nettoyer les armes, et nous mettre dans le meilleur état pour combattre. Le général en chef vint visiter les camps, placés dans une situation assez agréable; il annonça notre entrée prochaine au Caire, très-douce perspective; mais personne ne crut y voir le terme de nos travaux, de nos fatigues et de nos privations.
Le 21 juillet, on leva le camp de Ouardan pour marcher sur Embabéh, où était placé celui des mameluks; un retranchement d'un très-grand développement l'entourait; il était armé de quarante pièces de canon de gros calibre, et sa droite était flanquée par la flottille commandée par le Grec Nicolle. Nos cinq divisions, formées comme à Chébréiss, étaient en échiquier, la droite très-avancée. On avait marché plusieurs heures, et chaque division venait de faire halte pour se rafraîchir au milieu de ces immenses champs de pastèques dont l'Égypte est couverte, quand trois mille mameluks parurent à l'improviste et fondirent sur la division du général Desaix. Cette division, enveloppée en un moment, courut aux armes et reçut convenablement la charge. La division Régnier, à portée, soutint la division Desaix par le feu de son canon. L'ennemi échoua dans sa tentative, fit quelques pertes, et se retira, partie dans les retranchements d'Embabéh, partie en dehors et plus haut, sur le bord du Nil. Au signal de cette attaque, toute l'armée s'ébranla. La division Bon, dont je faisais partie, reçut l'ordre d'enlever de vive force les retranchements. Trois petites colonnes de trois cents hommes chacune, mises aux ordres du général Rampon, mon camarade et mon ancien, précédaient la division. Trois ou quatre cents mameluks le chargèrent pendant leur marche, mais ils furent repoussés; alors toute l'artillerie ennemie tira sur nous, sans nous faire grand mal. Mon général de division imagina assez mal à propos de s'arrêter à ce feu, de faire mettre en batterie nos six pièces de trois ou de quatre, et de répondre ainsi à l'ennemi. Je lui fis observer qu'il n'y avait aucune proportion ni dans le nombre des pièces ni dans le calibre, et que la seule chose à faire était de marcher en avant le plus vite possible: il me crut, et notre mouvement continua. Une misérable infanterie défendait ces retranchements informes, et s'enfuit; nous y pénétrâmes sans difficulté. Alors les mameluks placés encore dans l'enceinte, au nombre de deux mille environ, s'ébranlèrent pour en sortir en remontant le Nil. Il fallait passer par un défilé existant au lieu même où le retranchement aboutissait à la rivière; je m'en aperçus, et, prenant avec moi tout un côté du carré, composé d'un bataillon et demi de la quatrième légère, je me rendis au pas de course, en suivant le parapet, jusqu'à son extrémité. À notre arrivée, nous canardâmes les mameluks qui défilaient. Les hommes et les chevaux tués eurent bientôt obstrué le passage, et, comme de toute part ces malheureux étaient pressés, ils se jetèrent avec leurs chevaux dans le Nil, dans l'espoir d'atteindre le bord opposé. Quelques-uns y parvinrent, mais plus de quinze cents perdirent la vie ou s'y noyèrent.
Tout le camp tomba en notre pouvoir. Après cette destruction, la flottille ennemie, sous le feu de laquelle nous étions passés pour faire notre attaque, fut abandonnée et incendiée par ses équipages, qui se retirèrent sur la rive droite. Telle fut la bataille des Pyramides. Le général Desaix, avec sa division, se porta sur Giséh, où il s'établit. La division Bon resta sur le champ de bataille et dans le camp dont elle s'était emparée, attendant sur les bords du Nil que tout fût préparé pour notre entrée au Caire. Nous restâmes deux jours dans cette position. Pendant ce temps, les cheiks de cette ville vinrent faire leur soumission. Les bateaux nécessaires au passage étant rassemblés, nous prîmes possession de cette capitale. Pendant notre séjour sur le bord du Nil, à Embabéh, il arriva une chose digne d'être racontée.
On connaît déjà l'usage qu'avaient les mameluks de porter sur eux-mêmes presque toutes leurs richesses. Les soldats de la division Bon, après avoir dépouillé les mameluks tués à Embabéh, étaient au désespoir de perdre les trésors des noyés: un Gascon, soldat dans le 32e de ligne, imagina d'essayer de se les approprier en retirant leurs corps du fleuve. Il courba sa baïonnette et fit ainsi un crochet, une espèce d'hameçon; placé au bout d'une corde, il le traîna au fond du fleuve, et ramena à la surface un mameluk. Grande joie pour lui, et grand empressement de la part de ses camarades à l'imiter. Beaucoup de baïonnettes ayant été courbées immédiatement, la pêche fut abondante; il y eut des soldats qui déposèrent jusqu'à trente mille francs dans la caisse de leur régiment.
La division dont je faisais partie prit possession du Caire, on s'y établit militairement; le général en chef s'occupa immédiatement de la sûreté des troupes, des moyens à prendre pour contenir cette grande population avec peu de monde, de l'isoler des mameluks et des Arabes, en empêchant les uns et les autres de pénétrer dans la ville. À cet effet, il fit mettre en état de défense la citadelle qui la commande, et construire un système de petits forts ou tours fermées à l'abri d'un coup de main, armés de canons et placés en vue les uns des autres à petite distance, et l'enveloppant de toute part. Cette ville du Caire avait alors trois cent mille habitants: elle me parut très-belle pour une ville turque. Les maisons, bâties en pierre, étant fort élevées, et les rues très-étroites, la ville paraît très-peuplée; de grandes places, sur lesquelles étaient bâties les maisons des principaux beys, l'embellissaient; enfin tout cet ensemble nous parut fort supérieur à l'idée que nous nous en étions formée. La maison du Kasnadar, trésorier d'Ibrahim-Bey, m'échut en partage. Elle était belle, et les principales pièces étaient rafraîchies par des jets d'eau, usage de ce pays et luxe rempli de charmes avec une température aussi élevée. Toutes les maisons se trouvèrent aussi bien meublées que les moeurs de l'Orient le comportent, et nous nous reposâmes avec délices de nos fatigues dans ces lieux que l'imagination des poëtes et des voyageurs a souvent représentés comme enchantés. Quoique notre existence fût devenue supportable, le mécontentement de l'armée n'en était pas moins vif, et les soldats, les officiers, et même quelques généraux, l'exprimaient souvent de la manière la plus indiscrète. Cette disposition des esprits donna quelques inquiétudes au général en chef; il s'assura secrètement des corps sur lesquels il pouvait le plus compter. Je m'occupais beaucoup de celui qui m'était confié, j'en étais fort aimé, et je lui en répondis pour toutes les circonstances; mais aucune révolte n'eut lieu, et tout se passa, comme il arrive souvent en France, en plaintes et en murmures. Les travaux du général en chef étaient immenses. Il fallait organiser et constituer le pays; achever de le conquérir et de l'occuper; créer les ressources nécessaires pour satisfaire aux besoins impérieux, urgents et journaliers de l'armée. Comme j'en ignore les détails, je ne dirai rien des dispositions administratives qui furent prises. J'ai l'intention d'écrire ce que j'ai fait, ce que j'ai vu, ce que j'ai été à même de mieux savoir qu'un autre, et je ne dépasserai pas ces limites indiquées par la raison et posées par moi-même.
Au bout de quelques jours, je fis avec le général Desaix le projet d'aller visiter les pyramides célèbres à l'ombre desquelles nous venions de combattre. Cet ouvrage, le plus grand, l'un des plus anciens sortis de la main des hommes, respecté par les siècles, et qui en verra tant d'autres s'écouler encore, jusqu'à ce qu'un cataclysme bouleverse cette planète, est tout à la fois l'oeuvre de la superstition et de l'esclavage; car l'intérêt d'un avenir sans limites pouvait seul donner la pensée d'un pareil travail, comme l'esclavage, les moyens de l'exécuter. Aucun monument sur la terre ne parle davantage à l'imagination par sa masse immense. Mais mes désirs ne purent être satisfaits.
Rendus à Giséh, au jour indiqué, nous nous mîmes en route; je montais un cheval arabe pris à la bataille des Pyramides; mon cheval se cabra, se renversa; je ne fus point écrasé, mais je tombai sur la poignée de mon sabre, qui m'enfonça une côte; porté sur un bateau et transporté au Caire, souffrant beaucoup, je ne pouvais faire aucun mouvement.
Peu de jours après, le général en chef se disposa à forcer Ibrahim-Bey à quitter Belbeis et Salahieh, et à se retirer dans le désert et en Syrie; il résolut de marcher sur lui avec la division Régnier, ma brigade et la cavalerie, tandis que le général Desaix entreprendrait la conquête de la haute Égypte. Mon état de souffrance rendait mon départ difficile; le général en chef vint me voir, m'annonça ce qu'il allait exécuter, m'ordonna de rester, et voulut ainsi me consoler de ne pouvoir le suivre. Mais rester, tandis que mes troupes partaient pour aller à l'ennemi, était pour moi pire que la mort. Tous les mouvements de flexion me faisaient souffrir des douleurs atroces; mais, ayant remarqué que, debout et très-droit, elles étaient supportables, j'essayai de me faire placer sur un petit cheval dont les allures étaient douces; je supportai ce mouvement, et je me mis en marche avec ma brigade. Je m'arrêtai à Matarieh, anciennement Héliopolis, lieu où le général Kléber a gagné depuis, contre le grand vizir, une bataille glorieuse pour lui et pour nos armes. Le 30 mars 1800, avec moins de dix mille hommes, il y remporta une victoire complète sur soixante mille Turcs, et cette bataille l'a placé dans l'histoire à une hauteur digne de son courage et de son esprit supérieur. De là, je fus à El-Kanka, où je restai en réserve et en observation, tandis que le général en chef, aux prises avec Ibrahim-Bey, le rejetait, le 11 août, dans le désert. Ibrahim-Bey retiré en Syrie, le général en chef se mit en route pour retourner au Caire; il s'arrêta dans ma tente pour se reposer et pour dîner. Ce fut là qu'il apprit le désastre d'Aboukir du 1er août, par les dépêches du général commandant à Alexandrie. Le général Bonaparte fut calme, et, sans se déguiser l'immensité de la perte et les conséquences graves qui en résulteraient probablement, il s'occupa sur-le-champ à diminuer l'effet qu'elles devaient faire sur les esprits, et nous tint à peu près ce discours: «Nous voilà séparés de la mère patrie sans communication assurée; eh bien, il faut savoir nous suffire à nous-mêmes! L'Égypte est remplie d'immenses ressources: il faudra les développer. Autrefois, l'Égypte, à elle seule, formait un puissant royaume: pourquoi cette puissance ne serait-elle pas recréée et augmentée des avantages qu'amènent avec elles les connaissances actuelles, les sciences, les arts et l'industrie? Il n'y a aucune limite qu'on ne puisse atteindre, de résultat qu'on ne puisse espérer. Quel appui pour la République, que cette possession offensive contre les Anglais! Quel point de départ pour les conquêtes, que l'écroulement possible de l'empire ottoman peut mettre à notre portée! Des secours partiels peuvent toujours nous être envoyés de France; les débris de l'escadre offriront des ressources importantes à l'artillerie. Nous deviendrons facilement inexpugnables dans un pays qui n'a pour frontières que des déserts et une côte plate et sans abri. La grande affaire pour nous, la chose importante, c'est de préserver l'armée d'un découragement qui serait le germe de sa destruction. C'est le moment où les caractères d'un ordre supérieur doivent se montrer: il faut élever la tête au-dessus des flots de la tempête, et les flots seront domptés. Nous sommes peut-être destinés à changer la face de l'Orient et à placer nos noms à côté de ceux que l'histoire ancienne et celle du moyen âge rappellent avec le plus d'éclat à nos souvenirs.» Et ensuite il ne perdit pas un moment pour prévenir les reproches qu'on ne pouvait manquer de lui adresser, et rejeter le blâme sur le pauvre amiral qui venait de périr. Cependant il ne trompa personne; jamais l'amiral Brueys, le fait est indubitable, n'a eu l'ordre d'aller à Corfou ni de croiser. Peut-être plus d'efforts pour faire entrer son escadre dans le port vieux d'Alexandrie, chose rigoureusement possible, auraient pu la mettre à l'abri; mais jamais Bonaparte n'a conçu ni manifesté l'intention de se séparer de son escadre. La manière même dont il accusait Brueys prouvait le peu de sincérité de son langage.
Je rentrai au Caire avec le général en chef, et je reçus immédiatement l'ordre d'en partir avec le 4e léger et deux pièces de canon, pour me rendre sur la côte et pourvoir à sa sûreté. Je devais ramener à l'obéissance les habitants de Damanhour, révoltés contre un détachement parti d'Alexandrie et forcé d'y rentrer; je devais me rendre ensuite à Rosette, assurer la défense de l'entrée de cette branche du Nil et y faire construire une batterie; mettre également en défense la presqu'île d'Aboukir, armer le fort et y ajouter un retranchement; de là venir à Alexandrie pour concourir à tout ce que demandaient les besoins de cette place; enfin revenir à Rosette pour avoir l'oeil sur toute la côte, empêcher autant que possible la communication entre les Anglais et les Arabes, et surtout l'envoi de secours en subsistances à l'escadre; en un mot, me porter partout où la présence de mes troupes serait nécessaire, en me plaçant, à Rosette, sous les ordres du général Menou, ou à Alexandrie sous ceux du général Kléber; tous les deux étaient généraux de division et chargés chacun du commandement de leur arrondissement. Je partis du Caire le 20 août, et je remplis cette mission à la satisfaction du général en chef; je vis les désastres de notre escadre, ses débris étaient encore fumants; il n'y avait plus que quelques vestiges de notre puissance maritime, elle avait entièrement disparu. Rien ne menaçait l'existence de l'armée; mais, dès ce moment, elle était complétement isolée, forcée de trouver en elle les moyens de satisfaire à tous ses besoins. Avec la disposition d'esprit des soldats, la chose paraissait difficile et l'avenir effrayant; mais les événements se succédèrent avec une telle rapidité, que nous ne fûmes pas un seul moment inoccupés; grand moyen de maîtriser les mécontents. De nouvelles combinaisons venaient constamment s'emparer des imaginations; rien d'ailleurs n'était au-dessus de la capacité et de l'autorité du chef que l'armée avait alors, et de celui qu'elle devait avoir ensuite. On avait pourvu aux premiers besoins d'Alexandrie, et cette place paraissait en sûreté; d'après mes instructions, je retournai à Rosette pour y attendre les événements. Je remarquai dans cette circonstance un phénomène bien d'accord avec l'ancien usage d'Égypte de conserver les morts; la nature semble en faire tous les frais, et l'état de l'atmosphère se charger de cette opération. Une grande quantité de cadavres avaient été jetés sur la côte d'Aboukir, et aucun d'eux n'était entré en putréfaction; une forte chaleur et un air sec les avaient desséchés, pour ainsi dire, en un moment, sans qu'aucune partie de leur peau eût été endommagée ou détruite par la corruption. Dans nos climats, au contraire, la putréfaction suit toujours de très-près la mort.
Pendant mon séjour à Rosette, le général Menou me proposa de faire une excursion dans l'intérieur du Delta; aucun de nous ne l'avait encore parcouru et ne le connaissait. C'est la partie la plus fertile de l'Égypte; elle est entièrement composée d'alluvions, pouvant être arrosée avec facilité par des prises d'eau sur les deux branches du Nil, à différentes hauteurs, à l'abri des incursions des Bédouins: c'est une terre de promission. Notre curiosité nous coûta cher et nous fit courir de grands risques. Nous composions une assez nombreuse caravane. Il y avait d'abord le général Menou, ses officiers et les miens, en outre plusieurs savants et artistes: Dolomieu, Denon, Delisle, botaniste, Redouté, peintre, et un nommé Joly, dessinateur. Une compagnie de carabiniers du 4e léger, forte de soixante hommes, nous servait d'escorte, et nous nous dirigeâmes sur un des principaux villages de l'intérieur du Delta, situé à quatre lieues du Nil, et nommé Caffre-Schiabasammer. Nous marchions au pas de nos chevaux en dissertant, sans nous occuper de notre escorte, et nous arrivâmes avant elle aux portes de ce village. Le Nil étant déjà fort élevé, et les inondations tendues, nous suivions une digue fort étroite, aboutissant à ce village. Après avoir achevé de la parcourir, et arrivés au commencement du plateau, fait de main d'homme, à la sommité duquel il est placé, nous aperçûmes en face de nous, et hors de ses murs, environ deux cents paysans armés, courant à nous et criant: «Erga, erga!» ce qui veut dire: «Retourne.» Et ils accompagnèrent leurs paroles de quelques coups de fusil. Notre escorte encore éloignée, nous n'avions aucun moyen de combattre; il fallut nécessairement aller la rejoindre pour revenir ensuite et punir les paysans, et c'est ce que nous nous mîmes en devoir de faire. Mais Joly, l'un de nos compagnons, éprouva une terreur telle, que toutes ses facultés l'abandonnèrent. Il se mit à crier qu'il était perdu; et, au lieu de nous suivre, il descendit de cheval, apparemment de peur d'en tomber. Je m'arrêtai, j'allai à lui, je cherchai à le rassurer, je l'engageai à remonter sur son cheval, mais ce fut vainement; je lui dis de prendre la queue du mien, que nous nous retirerions au petit trot, et qu'ainsi il échapperait. Je ne pus m'en faire entendre, il avait l'esprit égaré, et enfin il tomba comme frappé d'apoplexie. Pendant ce temps, l'ennemi s'était approché, et plusieurs paysans entrés dans l'eau allaient s'emparer de la digue; il ne me restait plus qu'un moment pour me retirer, et c'est ce que je fis. J'allai rejoindre mes compagnons, déjà très-inquiets pour moi. Notre escorte arriva, et nous attaquâmes le village, espèce de forteresse. Un mur d'enceinte, formant un carré, était flanqué par quatre tours placées aux quatre angles; l'une d'elles, beaucoup plus grande et plus haute, formait un donjon. Après avoir escaladé la muraille et incendié le village, nous fîmes le siége du réduit, et mîmes le feu à la porte; des postes extérieurs formèrent le blocus, afin de prendre la garnison; mais la résistance, qui se prolongea jusqu'au milieu de la nuit, nous coûta cher, et nous ne prîmes personne: les révoltés, profitant de l'obscurité, se sauvèrent, homme par homme, en observant le plus grand silence. Nous perdîmes vingt soldats, tués ou blessés; le général Menou eut son cheval tué sous lui. Le malheureux Joly eut la tête tranchée; nous le trouvâmes ainsi mutilé à notre retour; mais certes il ne s'aperçut pas de son supplice, ayant déjà perdu toute connaissance de lui-même à l'instant où nous l'avions quitté. Après cette belle expédition, nous rentrâmes à Rosette.
Peu de jours après, j'en partis avec ma brigade, pour aller garder le canal du Calidi et assurer l'arrivée des eaux douces à Alexandrie; ceci mérite explication. Le canal du Calidi prend naissance au Nil, à Ramanieh, et arrive à Alexandrie, autrefois canal de navigation, et depuis quelques années rendu à son ancienne destination par Méhémet-Ali; travail très-utile, parce qu'il donne les moyens d'éviter la barre du Nil, dont le passage est fort dangereux. Il n'avait alors d'autre objet que d'amener l'eau dans les citernes d'Alexandrie et d'arroser les terres riveraines. Les eaux du Nil amenant avec elles beaucoup de limon, des dépôts annuels très-considérables se forment particulièrement dans les lieux de repos, à son embouchure, où le choc continuel du courant du fleuve contre les eaux de la mer suspend son cours, et dans les canaux où l'eau est sans mouvement. Ainsi se forment les barres dans toutes les rivières; elles sont plus ou moins fortes, suivant que les eaux du fleuve sont plus ou moins chargées; à ce titre, celle du Nil est très-élevée, et la rivière a peu de profondeur à son arrivée dans la mer.
Une absence totale d'administration ayant privé le canal de tout entretien, la navigation l'avait abandonné; mais, comme il est toujours indispensable pour conduire les eaux potables à Alexandrie, qui sans cela en serait entièrement dépourvue, on avait borné les soins à remplir cet objet. La seule eau courante en Égypte est celle du Nil; il n'y pleut presque jamais: ainsi le désert est nécessairement là où les eaux du Nil n'arrivent pas, et l'importance d'Alexandrie, où est situé le seul port de cette côte, est telle, que dans tous les temps, et au milieu des plus grands désordres, les mesures ont été prises pour assurer l'arrivée des eaux douces dont cette ville ne peut se passer.
Le dépôt annuel du limon des eaux ayant successivement élevé le fond du canal, il était plus haut que la campagne environnante dans une grande partie de son développement. Quelquefois cette élévation dépassait dix pieds: dans cet état de choses, la moindre ouverture faite à une digue s'élargit promptement par la pression de l'eau, et à cause du peu de ténacité des terres dont elle est formée: une ouverture d'un pouce devient une ouverture d'un pied dans un quart d'heure, et de vingt pieds dans quelques heures. Les possesseurs des terres voisines du canal étaient très-intéressés à avoir des arrosements, seul moyen d'obtenir des récoltes. On leur en donnait d'une manière régulière, et on faisait entre eux la distribution des eaux aussitôt après avoir rempli les immenses citernes d'Alexandrie; mais jusque-là il fallait les leur refuser. De leur côté, il n'y avait sorte de moyens qu'ils n'employassent pour en obtenir par surprise: c'était une lutte établie entre les riverains et l'autorité, et il fallait, de la part de celle-ci, la plus grande surveillance. Sous le gouvernement des mameluks, un bey était chargé d'y camper tout le temps nécessaire chaque année. On me donna cette tâche, et je posai mon camp contre ce canal, auprès d'un village nommé Léloua. J'établis des postes de surveillance à des distances déterminées, des dépôts d'outils, de fascines et d'approvisionnements de toute espèce, pour réparer les brèches qui seraient faites, et des patrouilles entre ces stations allaient continuellement à la rencontre les unes des autres. De fréquentes entreprises furtives eurent lieu contre le canal par les riverains; mais, tout étant réparé promptement, Alexandrie reçut son approvisionnement d'eau.
Pendant ce temps, l'armée avait grand besoin de munitions de guerre; toutes étaient déposées à Alexandrie, et Alexandrie avait besoin du blé déposé à Rosette et sur le Nil. Les Anglais bloquant le port et les bouches du Nil, aucun bateau ne pouvait les franchir sans un imminent danger: j'imaginai de faire servir le canal à la navigation pendant le temps de la haute crue du Nil, et j'y réussis. Le canal passe tout à côté du lac de Madieh, lac d'eau salée communiquant avec la mer 5; il est sans profondeur; aussi les pêcheurs sont-ils obligés d'employer de très-petites barques, et, pour la plupart, tirant moins d'eau que la profondeur du canal. Je fis transporter à bras, et dans l'espace de deux jours, trente de ces barques: elles firent voile sur-le-champ pour Alexandrie; elles y chargèrent des munitions de guerre qu'elles transportèrent à Ramanieh, où elles échangèrent ces munitions contre des blés qu'elles portèrent à Alexandrie; elles continuèrent jour et nuit à opérer ces doubles transports. Un succès complet couronna donc cette invention, dont l'usage dura environ trois semaines.
Cette navigation me donna l'occasion de faire des observations assez curieuses sur les causes du débordement du Nil. On attribue en général le débordement annuel aux pluies de l'Éthiopie; ces pluies ont une certaine influence, sans doute; la couleur des eaux du Nil à cette époque, le limon qu'elles charrient, le prouvent d'une manière suffisante; mais ces pluies n'en sont pas la seule cause. À partir du printemps et jusqu'en automne, les vents de nord-ouest règnent dans la Méditerranée d'une manière constante. Tous les jours, la brise de mer s'élève de neuf à dix heures, et elle va toujours croissant jusqu'au soir. Ce vent bienfaisant diminue beaucoup l'inconvénient de la chaleur; constamment frais, il donne le moyen de respirer et de supporter l'ardeur du soleil. Ce même vent chasse les nuages d'Europe, et on les voit passer chaque jour avec rapidité à une grande hauteur, allant se condenser et se réduire en eau dans les montagnes de l'Abyssinie, où sont les affluents du Nil, et au coeur de l'Afrique, où sont placées ses sources. Mais ces vents rendent encore d'autres services à l'Égypte, en refoulant les eaux de la mer sur la côte; l'élévation de celles-ci soutient les eaux du fleuve, qui se gonflent et débordent. J'acquis la preuve de leur influence immédiate sur l'élévation du Nil de la manière suivante. La navigation dont j'ai rendu compte durait depuis quinze jours, lorsque tout à coup les eaux baissèrent d'un pied: ma petite flottille resta engravée en face de mon camp. Je supposai la crue finie, et je fis chercher des chameaux pour emporter le chargement des barques. C'était vers le 21 ou le 22 septembre, et le vent venait de quitter sa direction ordinaire et de passer au sud. Tout à coup, au moment où je ne pensais plus qu'au départ, le vent revint au nord-ouest, les eaux reprirent leur première hauteur, et la navigation fut rétablie encore pendant huit jours. La direction des vents et leur constance sont donc une des causes les plus directes, les plus efficaces et les plus immédiates du débordement du Nil.
Avant de finir cet article concernant le Nil, je dirai que sa situation absolue et relative a changé depuis deux mille ans d'une manière sensible. Il y a deux mille ans, le Nil avait cinq bouches, et toutes refoulaient les eaux de la mer; c'est à leur action victorieuse et continuelle que la basse Égypte, le Delta, doivent leur formation. Aujourd'hui deux véritables bouches existent seulement, et ces deux bouches ne peuvent pas en même temps soutenir les eaux de la mer. Il y a trente ou quarante ans, les eaux de la mer pénétraient à six lieues dans la branche de Damiette; des travaux exécutés donnèrent à cette branche une augmentation d'eau. Dès ce moment, les eaux de la mer ont pénétré dans la branche de Rosette. Il est donc très-probable et même certain que le Nil roule moins d'eau aujourd'hui qu'autrefois. D'un autre côté, la mer Méditerranée, sur la côte d'Égypte, s'est élevée de plus d'un pied, et j'en ai trouvé la preuve en observant d'anciens monuments. Au phare d'Alexandrie, dont la place n'a pu être changée, des ornements d'architecture sont toujours couverts par un pied d'eau de la mer; certes, quand les constructions auxquelles ils appartiennent ont été faites, ils étaient destinés à être vus et découverts. Cette observation semble être sans réplique.
La navigation du canal tirait à sa fin, quand, le 4 brumaire (26 octobre), dix-huit bâtiments anglais et turcs de diverses grandeurs parurent subitement devant Alexandrie, vinrent reconnaître la côte et observer de près nos batteries. Le général Kléber avait quitté cette ville depuis trois semaines, et s'était rendu au Caire pour y reprendre le commandement de sa division. L'autorité était, à Alexandrie, entre les mains du général Mauscourt, ancien officier d'artillerie du régiment de la Fère, homme au-dessous du médiocre, sans tête et de fort peu de courage. L'apparition de cette flotte l'effraya, et il se crut au moment d'être attaqué et perdu. Il m'envoya prévenir en toute hâte, exagérant beaucoup les dangers prétendus de sa position, et me demandant de venir à son secours. Je partis à l'instant même avec mes troupes, laissant quatre cents hommes en arrière pour escorter et conduire à Alexandrie la petite flottille chargée de grains qui naviguait encore sur le canal; mais l'empressement des fellahs à saigner le canal pour arroser leurs terres le mit sur-le-champ à sec. La flottille s'arrêta, et son chargement fut plus tard transporté sur des chameaux. Je trouvai une grande alarme à Alexandrie, et cependant il n'y avait aucun danger. Tout se réduisit, de la part de l'ennemi, à de légères tentatives contre Aboukir, où un petit débarquement fut tenté sans succès et repoussé. Je m'y étais rendu dès que j'avais vu la flotte ennemie se concentrer sur ce point; peu de jours après je revins à Alexandrie. Des fortifications étaient nécessaires pour mettre en sûreté cette place, et le général en chef me fit demander un projet dont je m'occupai. Je fis exécuter aussi quelques travaux à Aboukir, consistant dans une bonne redoute, située sur la hauteur qui commande immédiatement le fort et ferme l'entrée de l'isthme, et une autre sur une hauteur plus élevée et située entre l'isthme et le passage donnant entrée au lac Madieh; mais ce dernier ouvrage ne put jamais être conservé, les sables mouvants dont cette hauteur est formée, constamment poussés par le vent, s'accumulaient en rencontrant des obstacles, et ne cessaient de s'élever; ils couvrirent en peu de jours les palissades, comblèrent les fossés, et arrivèrent ensuite jusqu'au parapet. Là où des sables semblables existent, ce phénomène se reproduit toujours; la seule manière de les combattre, de les vaincre et de les arrêter est d'employer la culture. C'est ainsi que les canaux d'irrigation, en faisant arriver l'eau des inondations loin du Nil, assurent des conquêtes sur le désert, tandis que les sables envahissent à leur tour les terres fertiles au moment où celles-ci ne servent plus à la végétation, au moyen des arrosements périodiques. Cette seconde redoute ne put donc être d'aucune utilité. On décida pour Alexandrie la construction de deux forts sur les deux hauteurs existant dans l'intérieur de la ville. L'un fut appelé, après l'expédition de Syrie, fort Caffarelli, du nom du général illustre, commandant le génie de l'armée, qui mourut à Saint-Jean-d'Acre, et l'autre, plus tard, fort Crétin, du nom de l'ingénieur qui fut chargé des travaux d'Alexandrie, homme d'un mérite très-distingué, d'un caractère honorable, tué à la bataille d'Aboukir. On ordonna la réparation de l'enceinte, dite des Arabes, et la mise en état du fort triangulaire; enfin on arrêta la construction d'un bon retranchement du fort Crétin jusqu'à la mer. Tous ces travaux, exécutés pendant l'hiver, furent armés avec profusion et devinrent capables de faire une véritable défense.
J'avais été chargé d'assurer l'arrivage du blé à Alexandrie, et aucun effort n'avait été négligé pour y parvenir; il était important d'avoir dans cette place de grands approvisionnements. La navigation créée momentanément sur le canal avait paru devoir être d'une grande ressource; mais ses effets ne se firent pas sentir longtemps. Une dilapidation horrible consommait presque tout ce qu'elle procurait, et, quand je croyais les magasins remplis, ils se trouvaient vides. Le blé avait été évidemment vendu. Je portai des plaintes, je criai bien haut, j'opposai aux états des magasins d'Alexandrie ceux des magasins de Ramanieh, dans lesquels nous avions puisé, l'état des transports effectués, et, en comparant le tout avec les consommations, dont les bases étaient connues, je trouvai qu'il y avait un grand déficit. Je demandai la mise en jugement des commissaires des guerres et des gardes-magasins. Le général Mauscourt s'y refusa et protégea les fripons presque ouvertement. Après mes vives instances et les ordres arrivés du Caire, quelques poursuites cependant eurent lieu; mais tout cela aboutit à fort peu de chose, comme il arrive ordinairement en pareil cas. Il y eut seulement un garde-magasin condamné à deux ans de galères. Ces désordres et l'importance d'Alexandrie décidèrent le général en chef à en changer le commandant, et je fus nommé à la place de Mauscourt. Il y avait de quoi employer toute mon activité. Ce poste était flatteur, et je ne négligeai rien pour justifier le choix dont je venais d'être l'objet. Tous les services étaient déjà en grande souffrance, et cependant chaque jour devait ajouter encore aux difficultés. L'escadre nous avait laissé ses débris, et le convoi une multitude d'hommes à peu près inutiles et consommant beaucoup. Vérification faite au moment où je pris le commandement, nous n'avions de subsistances pour vivre régulièrement que pour cinq jours; aucun moyen de transport par terre n'était en rapport avec nos besoins; des Arabes, en état de guerre, gênaient nos communications: voilà pour les vivres. Les troupes, la marine, étaient sans solde depuis longtemps, et les caisses sans argent. Enfin, quant à la défense de terre de cette importante ville, aucun ouvrage n'avait encore été commencé. Grâce à une volonté forte et à une activité soutenue, en quelques mois il fut pourvu à tout.
La première chose était d'avoir quelques jours de répit; c'est presque toujours le temps qui manque aux hommes; quand il échappe complétement, il n'y a aucune ressource; quand au contraire on en a devant soi et qu'on en fait un bon usage, on peut espérer, à force de soins et d'efforts, d'esprit et de caractère, parvenir à tout surmonter.
C'est en raison de cela que la prévoyance est la première qualité de l'autorité, surtout dans les circonstances difficiles, en augmentant le temps dont elle peut disposer; car, lorsque le moment d'exécuter est arrivé, si les préparatifs nécessaires sont faits d'avance, elle peut agir avec promptitude, et le temps est augmenté de tout celui que les préparatifs auraient exigé.
Je commençai par réunir les principaux habitants, et j'exigeai d'eux un emprunt de blé qui pût servir à nourrir les troupes pendant quinze jours. Ces blés existaient chez eux, et, en les leur rendant avec une plus-value considérable sur le Nil, je ne blessais en rien leurs intérêts. À cet égard j'étais en fonds, car nous avions de grands magasins à Rosette et à Ramanieh. Cette première mesure, m'assurant vingt jours de subsistances, me donna du temps et par conséquent quelque sécurité. La croisière des Anglais empêchait la navigation; il fallait donc exécuter d'abord des transports par terre. Voici ce que j'imaginai.
Il y a quatre tribus d'Arabes qui résident à portée d'Alexandrie; elles habitent la frontière du grand désert. La plus considérable, celle des Oulad-Ali, se compose de quatre mille âmes et de mille hommes à cheval, et se tient sur la côte d'Afrique, à l'ouest d'Alexandrie; celle des Frates, plus voisine, est moins nombreuse: après elle, vient celle des Anadis. Je fis sonder ces deux dernières tribus, et j'entamai avec elles une négociation pour traiter de la paix. Je prévoyais bien le peu de durée de ces traités; mais des rapports pacifiques, même momentanés, avec les Arabes, et les secours qu'on pouvait en tirer pour les transports, ne fût-ce que pendant un mois, étaient beaucoup dans la circonstance. Les négociations eurent un plein succès, et la paix fut résolue. Les cadeaux d'usage faits, les principaux chefs vinrent manger avec moi le pain et le sel, et il fut convenu qu'ils me donneraient à loyer tous les chameaux dont j'aurais besoin, se chargeraient de transporter nos blés du Nil à Alexandrie sous leurs propres escortes, et recevraient le payement de leurs transports en blés pris à Rosette et à Ramanieh. Cet arrangement, exécuté assez promptement, nous assura des moyens de subsistance pour six semaines. Le défaut absolu d'argent se faisait sentir de la manière la plus cruelle; l'armée avait laissé à Alexandrie de fort grands approvisionnements de vin: j'eus l'idée de disposer d'une partie, et je fis un emprunt de cent cinquante mille francs aux négociants de cette ville, hypothéqués sur soixante mille pintes de vin que je leur livrai. Cette mesure créa immédiatement les moyens de satisfaire à nos premières dépenses. Mais toutes ces mesures n'étaient que momentanées et accidentelles; il fallait un système régulier. J'avais été placé sous les ordres du général Menou, dont le quartier général était à Rosette, et le commandement s'étendait au deuxième arrondissement, composé des provinces de Rosette, Bahiré et Alexandrie. Alexandrie possédant peu de ressources, et se trouvant cependant le lieu des plus grandes consommations et des plus grandes dépenses de l'Égypte, les provinces de Rosette et de Bahiré étaient destinées à satisfaire à ses besoins; il était désirable que l'homme chargé de leur administration pût apprécier notre situation: en conséquence, j'engageai mon général de division à venir voir tout par lui-même, à juger sur place de nos besoins, des travaux de défense à exécuter, enfin de toutes les mesures rendues nécessaires par les circonstances. Le général me répondit sur-le-champ d'une manière affirmative; il sentait la nécessité de ce voyage; il allait l'exécuter et m'annonçait son arrivée dans trois jours. Cette nouvelle, cause d'une grande joie pour moi, me rassurait sur l'avenir, et j'attendis avec impatience son arrivée: je me préparai à le recevoir de mon mieux. Au jour indiqué, je vais à sa rencontre à une lieue, et je l'attends à l'ombre imaginaire d'un bois de palmiers; mais j'attends vainement. Au coucher du soleil, un Arabe arrive et me remet une lettre; elle était du général Menou: une affaire importante, survenue au moment de partir, me disait-il, l'avait retenu; mais, le lendemain sans faute, il se mettra en route. Le lendemain, mêmes préparatifs et aussi inutiles. Un mois s'écoula ainsi dans les promesses, renouvelées chaque jour et chaque jour oubliées: jamais elles ne furent réalisées.
Le général Menou a acquis une réputation si tristement célèbre, en attachant son nom à la perte de l'Égypte, que je saisirai cette occasion pour le faire connaître et raconter les principaux traits de sa vie. Le général Menou avait alors quarante-huit ans; il avait joué un rôle assez honorable à l'Assemblée constituante, et montré beaucoup de modération dans les crises de la Révolution. Sans aucune espèce de talents militaires, mais non pas sans bravoure, il avait compromis, par ses mauvaises dispositions, le sort de la Convention à l'époque du 13 vendémiaire, quand Barras d'abord, et ensuite Bonaparte, lui succédèrent; il fut accusé et mis en jugement. Le général Bonaparte, connaissant son innocence, le sauva: de là sa résolution de suivre celui-ci en Égypte, où, pour le malheur de l'armée, il se trouva être le plus ancien officier général après la mort de Kléber. Pourvu d'esprit et de gaieté, il était agréable conteur, fort menteur, et ne manquait pas d'une certaine instruction: son caractère, le plus singulier du monde, approchait de la folie. D'une activité extrême pour les très-petites choses, jamais il ne pouvait se décider à rien exécuter d'important. Écrivant sans cesse, toujours en mouvement dans sa chambre, montant chaque jour à cheval pour se promener, il ne pouvait jamais se mettre en route pour entreprendre un voyage utile ou nécessaire: on a vu ce que j'ai raconté sur son voyage projeté à Alexandrie. Quand le général Bonaparte partit pour la Syrie, il lui donna le commandement du Caire: Menou arriva seulement huit jours avant le retour de Bonaparte, et l'absence de celui-ci avait été de cinq mois. Quand, après avoir perdu l'Égypte, il débarqua à Marseille, son premier soin semblait devoir être de venir se justifier, et il resta plus de quatre mois à Marseille, sans avoir rien à y faire. Quand plus tard Bonaparte, premier consul, lui donna, par une faveur insigne, l'administration du Piémont, il retarda de jour en jour son départ pendant six mois, et ne partit que parce que Maret, son ami, le plaça lui-même dans sa voiture attelée de chevaux de poste.
Après avoir montré son incapacité comme administrateur du Piémont, et en quittant cette fonction, on trouva dans son cabinet neuf cents lettres qui n'avaient pas été ouvertes. Constamment et partout le même, on ne cessa cependant de l'employer. À Venise, dont il eut le gouvernement, il devint éperdument amoureux d'une célèbre cantatrice, madame Colbran, devenue madame Rossini, dont il fut la risée, courant après elle dans toute l'Italie, arrivant toujours dans chaque ville après son départ. Il avait rêvé à Venise être grand-aigle de la Légion d'honneur et commandeur de la Couronne de fer, et il avait pris les décorations de ces ordres et les a portées pendant quinze mois. Toujours perdu de dettes, et de dettes criardes, s'élevant souvent à trois cent mille francs, et acquittées plusieurs fois par Bonaparte, il ne pouvait se résoudre à rien payer, et donnait tout ce qu'il avait. Je l'ai vu faire cadeau à un cheik arabe d'une montre marine du prix de trois mille francs, et depuis dix ans son valet de chambre était créancier de ses gages. D'un caractère violent, il tua d'un coup de bûche, à Turin, un fournisseur de sa maison venu pour lui demander de l'argent. Son mariage avec une Turque fut l'écart d'esprit le plus étrange, et le rendit la fable de l'armée et la risée du pays.
C'était un extravagant, un fou, quelquefois assez amusant, mais un fléau pour tout ce qui dépendait de lui. Incapable des plus petites fonctions, l'affection de Bonaparte pour lui et son obstination à l'employer vinrent de ce qu'à son départ de l'Égypte il lui était resté fidèle et s'était placé constamment à la tête de ses amis. Bonaparte n'oubliait jamais les preuves d'attachement qu'il avait reçues, et voilà tout le secret de son incroyable condescendance pour lui.
Je reviens à mes embarras toujours croissants. J'avais pourvu au plus pressé, en me procurant des vivres et de l'argent pour les premiers besoins du service. Mais un fléau très-redouté se déclara et vint compliquer ma position: des symptômes de peste se montrèrent dans un de nos hôpitaux. Cette nouvelle jeta une grande alarme parmi les Francs et parmi nos soldats. L'isolement et diverses mesures de prudence furent ordonnés à l'égard de cet hôpital. Les accidents devenant plus nombreux, la terreur se répandit dans tous les esprits; jusqu'aux chirurgiens, tout le monde voulut s'éloigner. Je m'y rendis plusieurs fois, et ma présence réitérée suffit pour obliger chacun à remplir ses devoirs. Mais les pestiférés ne se montraient pas seulement parmi les malades des hôpitaux; ce fut dans les casernes, chez les habitants, enfin partout.
Dès ce moment, et vu les besoins du service et les communications indispensables qu'ils entraînent, on put tout redouter. Dans une circonstance semblable, il y a deux choses à faire: d'abord calmer autant que possible les esprits, et faire ensuite ce qu'une sage prévoyance concilie avec les devoirs du service. J'appris par les habitants qu'un médecin vénitien, appelé Valdoni, établi au Caire depuis plusieurs années, guérissait la peste: son expérience nous serait utile, sa présence, dans tous les cas, devait rassurer, et je demandai au général en chef de me l'envoyer. À son arrivée, je réunis chez moi les principaux médecins des troupes de terre et de marine en commission. Cette espèce de charlatan, vêtu à la turque, débuta dans son discours en nous disant: «La peste? non e niente affatto.» Cette entrée en matière était singulière et plaisante: il détailla cependant les accidents de cette maladie de manière à satisfaire. Le traitement qu'il indiqua parut raisonnable aux médecins français. Les symptômes étaient une grande prostration de forces, une fièvre horrible, une grande sécheresse à la peau, et la formation d'un bubon. Quand le bubon aboutissait, le malade était sauvé; quand il ne pouvait pas percer, le malade mourait infailliblement, et la crise ne dépassait jamais le quatrième jour. Mais cette tension extraordinaire de la peau cédait souvent à une saignée; alors la crise salutaire arrivait, et on la secondait par d'autres remèdes. On suivit la méthode indiquée, et beaucoup de pestiférés furent sauvés. Les esprits se calmèrent, les soins convenables furent donnés, et tout rentra dans l'ordre accoutumé. D'un autre côté, je pris toutes les mesures préservatrices possibles: les troupes sortirent de leurs casernes et furent consignées hors de la ville, excepté quatre postes commandés; chaque bataillon fut baraqué isolément, et chaque baraque ne contenait que deux soldats; quand une baraque avait contenu des soldats pestiférés, elle était brûlée aussitôt. Chaque habitant européen s'enferma, suivant son usage, dans sa maison: ces maisons, nommées okel, sont construites pour cette circonstance, comme pour résister à une insurrection et à un désordre momentané. Ce sont de grands carrés longs, sans fenêtres extérieures au rez-de-chaussée, fermés par une espèce de porte de ville. Dans la distribution intérieure, il y a autant de parties qu'il y a de familles de la même nation, et tous ces logements communiquent par un corridor couvert, situé au premier étage et donnant sur une grande cour. Je consignai dans l'okel de France, où je demeurais, tous mes domestiques, ne voulant pas, sans motif, ajouter aux dangers que nous courions nécessairement. Nous continuâmes, moi et mes officiers, à vaquer à nos devoirs, comme dans un temps ordinaire, laissant à la fortune à disposer de nous et à régler notre destinée. Dans cette horrible maladie, dont pendant quatre mois j'ai suivi attentivement toutes les phases, j'ai constaté qu'un isolement complet garantissait certainement de ses effets. J'ai remarqué également que ceux qui la redoutaient le plus en étaient atteints plus promptement que d'autres, et, une fois attaqués, ils en mouraient toujours: ceux au contraire qui, plus courageux, n'avaient pas l'esprit inquiet, se montraient moins prédisposés à la prendre, et, quand ils l'avaient gagnée, ils en guérissaient assez souvent. Dans cette circonstance, comme dans tant d'autres, la peur n'est bonne à rien. Enfin j'acquis la triste certitude que les mêmes soins, les mêmes traitements, ne produisent pas les mêmes effets: quand l'état de l'atmosphère a subi des changements notables pendant une même saison, la maladie prend alors divers caractères, ce qui la rend très-difficile à traiter.
Nous voilà donc avec une bonne peste, bien conditionnée, ajoutée à tous les embarras dont j'ai fait le tableau. Cela ne suffisait pas: la flotte ennemie reçut des bombardes, et, chaque jour, ou plutôt chaque nuit, elle nous lança cent cinquante bombes pendant dix jours. Ce bombardement devint un divertissement pour nous, et, au moyen de quelques précautions prises, il ne produisit aucun effet.
Nous étions absolument sans nouvelles de France, et cette ignorance était un des plus grands supplices de l'armée.
La certitude de la déclaration de guerre de la Porte ne nous était point encore acquise; et, quoique des bâtiments portant pavillon turc fissent partie de la flotte en vue, nous nous abandonnions à l'espérance que ces bâtiments de transport avaient été conduits de force par les Anglais.
Nous avions à Alexandrie une caravelle du Grand Seigneur, et le général en chef se décida à la renvoyer à Constantinople, en forçant le capitaine Idris-Bey à emmener avec lui M. Beauchamp, astronome célèbre, trouvé en Égypte à notre arrivée, revenant des bords de l'Euphrate, où il avait été voyager dans l'intérêt des sciences. Idris-Bey s'engagea avec moi, par un traité, à tenir caché M. Beauchamp, à le conduire en Chypre et de là à Constantinople; une fois sa mission remplie, il devait le renvoyer à Damiette. Son fils resta à Alexandrie, afin de servir d'otage à M. Beauchamp, et en outre un officier et dix hommes de son équipage, pour être échangé contre le consul de France à Chypre et les employés de ce consulat. Beauchamp était porteur d'une lettre pour le grand vizir, avec lequel Bonaparte cherchait à entrer en relation. Nous essayâmes à plusieurs reprises de faire partir la nuit la caravelle, au moment où les Anglais s'éloignaient de la côte, mais toujours sans succès; elle dut mettre de jour à la voile. Arrêtée et fouillée par les Anglais, Beauchamp, découvert, fut envoyé à Constantinople, comme il le demandait, mais mis au château des Sept-Tours, où peu après il termina sa vie.
D'un autre côté, Bonaparte, voulant établir des rapports avec la France par la côte de Barbarie, me chargea d'envoyer à Derne un négociant d'Alexandrie, nommé Arnault, très-brave et très-galant homme, qui parlait bien arabe et connaissait tous ces parages. Cette mission étant fort périlleuse, le général en chef craignit qu'il ne refusât de la remplir; en conséquence, il m'ordonna de l'expédier par surprise. Sous un prétexte, je le fis arriver sur le brick le Lodi, où il reçut ses ordres, ses instructions et l'argent nécessaire. Il s'y résigna sans hésiter; le pauvre homme était profondément affligé du doute montré sur son courage et son dévouement; quatre heures après son embarquement il était parti pour sa destination. Le brick avait l'ordre, après l'avoir débarqué, de rester à sa disposition; mais il s'éloigna de la côte aussitôt après l'avoir mis à terre, et ce malheureux, ainsi abandonné, fut tué par les Arabes. Sa veuve, madame Arnault, existant encore aujourd'hui en France, est un exemple de l'erreur des médecins, qui avaient cru utile l'inoculation de la peste; madame Arnault eut cette année la peste à Alexandrie; c'était la troisième fois qu'elle en était attaquée. Chaque fois, à la vérité, la maladie a été plus faible; mais il n'est cependant pas très-rare en Égypte de voir des gens mourir d'une seconde attaque.