Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (2/9)
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (2/9)
Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (2/9)
Author: duc de Raguse Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont
Release date: February 3, 2009 [eBook #27976]
Language: French
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL MARMONT
DUC DE RAGUSE
DE 1792 À 1841
IMPRIMÉS SUR LE MANUSCRIT ORIGINAL DE L'AUTEUR
AVEC
LE PORTRAIT DU DUC DE REISCHSTADT
CELUI DU DUC DE RAGUSE
ET QUATRE FAC-SIMILE DE CHARLES X, DU DUC D'ANGOULÊME, DE L'EMPEREUR
NICOLAS ET DU DUC DE RAGUSE
DEUXIÈME ÉDITION
TOME DEUXIÈME
PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41L'éditeur se réserve tous droits de traduction et de reproduction.
1857
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL
DUC DE RAGUSE
LIVRE QUATRIÈME
1799--1800
SOMMAIRE.--Expédition de Syrie.--Conférence avec le général Menou.--Alexandrie fortifiée.--Flottille envoyée au corps expéditionnaire en Syrie--Conséquences de l'insuccès à Saint-Jean-d'Acre.--Les pestiférés el les prisonniers.--Insurrection dans la province de Bahiré.--Flotte turque à Aboukir (12 juillet 1799).--Bonaparte à Alexandrie (22 juillet).--Bataille d'Aboukir (25 juillet) .--Le général en chef prend la résolution de rentrer en France.--Son départ.--M. Blanc.--Navigation dangereuse.--Débarquement à Fréjus.--Anecdote.--Bonaparte se rend à Paris (octobre 1799).
On a vu quelles étaient nos misères d'Alexandrie. Nous avions de grands embarras de subsistances, peu ou point d'argent, la peste et un bombardement: c'étaient tous les fléaux réunis à la fois, et je me rappelle avec plaisir que, malgré ma fort grande jeunesse, je sus les surmonter et les vaincre.
A cette époque, on s'occupa des préparatifs de l'expédition de Syrie. Quelle que fût l'importance de mon poste, je ne pouvais me consoler de rester étranger à de nouvelles entreprises. Les vrais soldats me comprendront: voir une campagne s'ouvrir, et ne pas y prendre part, est un horrible supplice. Notre métier veut des aventures et des hasards; on aime les émotions produites par les dangers et les chances de la guerre. Comme l'a si bien dit Louis XIV, on est indigne des faveurs accordées par la gloire quand on s'en rassasie; et on devinera ce que je devais éprouver alors, presque au début de ma carrière, moi qui, plus tard, en 1814, après vingt campagnes, avais encore la ferveur d'un novice. J'étais donc au désespoir de rester en Égypte; je remuai ciel et terre pour être appelé à l'armée active, mais inutilement. J'eus l'enfantillage de croire à une disgrâce, quand je recevais, au contraire, un témoignage de haute confiance. Il fallut donc prendre mon parti et employer de mon mieux cette brûlante activité qui ne s'est presque pas ralentie pendant le cours de ma vie.
Le général Bonaparte, en partant, fit les dispositions suivantes: il appela au Caire le général Menou pour lui en laisser le commandement, me donna à sa place celui du deuxième arrondissement, composé des provinces d'Alexandrie, de Rosette et Bahiré: il était assez naturel de les mettre toutes les trois sous l'autorité du général commandant à Alexandrie, plus intéressé qu'un autre à en exploiter les ressources destinées à satisfaire à ses propres besoins. Bonaparte ordonna à Menou de venir par terre, si le vent n'était pas favorable, afin d'arriver à époque fixe: il l'attendit trois jours. Ne pouvant cependant suspendre davantage son départ, les colonnes étant en plein mouvement, il laissa provisoirement le commandement au général Dugua, chargé de le lui remettre à son arrivée; mais Menou, fidèle à son caractère, se disposa à partir, m'annonça son voyage, m'écrivit qu'il allait me remettre le commandement, puis resta et garda ce commandement. Une fois le général en chef en route, il se mit à son aise; et, bien qu'il parlât toujours de départ, il ne pensa plus à l'effectuer. C'est à cette époque qu'il conçut l'extravagante idée de se marier à une musulmane: il crut ce mariage politique; il supposa qu'il influerait sur l'esprit des habitants et les rapprocherait de nous: le contraire arriva, et ce mariage ridicule le rendit méprisable aux yeux de tout le monde. Menou choisit pour femme la fille d'un misérable baigneur de Rosette; elle n'était plus jeune, elle n'était pas belle: ainsi ce ne fut pas l'entraînement des passions qui agit sur lui; mais elle était fille de chérif et descendante de Mahomet. Les cérémonies bizarres auxquelles il se soumit, les humiliations qu'il lui fallut supporter, imposées par sa nouvelle famille, furent publiques; elles le rendirent la fable de l'armée. Il choisit le nom d'Abdallah (serviteur de Dieu) et échappa heureusement à la circoncision, qui n'est que de conseil et non de dogme, son âge étant d'ailleurs un titre suffisant pour l'en faire dispenser.
Le général Bonaparte partit du Caire pour la Syrie dans le courant de pluviôse, après avoir laissé le général Desaix dans la Haute-Égypte, destiné le Caire au général Menou, et m'avoir choisi pour commander et administrer toute cette partie de la Basse-Égypte connue sous le nom du deuxième arrondissement.
Le général Bonaparte avait quitté l'Égypte depuis quinze jours; il avait pris le fort d'El-Arich, traversé le désert de Syrie; et le général Menou restait à Rosette. Il ne s'occupait ni de me remettre le commandement, ni de satisfaire à mes besoins; mes lettres cependant les lui faisaient connaître chaque jour et renouvelaient mes demandes toujours plus vives. Fatigué à la fin de tant d'apathie, de tant de promesses dilatoires, je me déterminai à me rendre moi-même à Rosette, afin d'avoir avec lui une explication et de sortir de cet état de manière ou d'autre. La peste d'Alexandrie m'empêchant d'entrer à Rosette, où cette maladie ne régnait pas, je campai à la porte de la ville et priai le général Menou de venir à une conférence. Je lui déclarai que les besoins d'Alexandrie étaient arrivés au plus grand point d'urgence; tout délai était devenu impossible, et je le sommai d'y pourvoir sur-le-champ. Le général en chef, en partant, avait cru leur affecter les ressources nécessaires, et je venais réclamer l'exécution de ses ordres. Je l'assurai que je ne désirais nullement m'affranchir de son commandement, mais à la condition qu'il s'occuperait d'Alexandrie d'une manière efficace. Je reconnaissais lui devoir obéissance; mais cette obéissance, volontaire de ma part, l'obligeait à ne rien négliger pour assurer les services; ainsi il devait, dans la journée même, prendre les dispositions réclamées par les circonstances, ou me remettre un commandement qui m'était dévolu. Ma démarche m'était dictée par un devoir rigoureux, et j'ajoutais que je connaissais trop le général en chef pour croire qu'il me pardonnât jamais, si tout périclitait à Alexandrie par suite d'une déférence qui deviendrait coupable: ainsi la règle de ma conduite devait être, avant tout, de faire mon métier et de remplir ma tâche, déjà bien difficile. Je terminai enfin en lui demandant d'arrêter dans la journée même les mesures nécessaires pour me procurer deux cent mille francs, des blés, etc., etc., ou de me remettre l'autorité. Après une discussion d'une heure et quelques moments de réflexion, il se décida pour le dernier parti, et me remit le commandement. Sa bizarrerie était si grande, que, dépouillé de tout pouvoir et sans occupation, appelé au commandement important du Caire, il resta pendant quatre mois à Rosette, sans autorité et sans fonctions quelconques. Trois jours à Rosette me suffirent pour lever, par voie extraordinaire, un emprunt de deux cent mille francs, à valoir sur les contributions de la province. Je reconnus en même temps la possibilité d'une opération dont l'idée m'était venue à l'esprit pour assurer enfin d'une manière complète l'approvisionnement en blé, toujours insuffisant, toujours incertain à Alexandrie. Après cela, je rentrai à Alexandrie, fort content du résultat de mon voyage.
J'avais toujours espéré l'éloignement momentané des Anglais; j'avais compté en profiter pour assurer, par mer, et par un grand convoi de barques, l'arrivée d'une quantité considérable de grains. Ils persistaient à rester sur la côte et à nous bloquer immédiatement, et, les consommations n'étant point alimentées, nous allions bientôt retomber dans la position dont j'étais sorti avec tant de peine. Je me déterminai à risquer sans plus de retard, et malgré la présence de l'ennemi, l'opération conçue. Je fis rassembler avec un grand soin tous les bateaux du port d'Alexandrie, et ces bateaux, barques, etc., s'élevèrent à plus de quatre-vingts. Au milieu de la nuit, ils furent tous jetés au travers de l'escadre anglaise. Le vent étant bon et le trajet court, cinq ou six bateaux seulement furent arrêtés par l'ennemi, et tout le reste arriva dans le Nil. Ces bateaux furent chargés; on attendit des circonstances favorables; on brusqua de même leur retour pendant la nuit, et, à un très-petit nombre près, ils arrivèrent heureusement. Alexandrie eut enfin pour plus de quatre mois d'approvisionnements. Le moyen à employer était dès lors connu, et je pouvais être tranquille sur l'avenir.
Quels que fussent mes efforts, il y avait des choses bien difficiles à faire: trouver de l'argent pour payer la solde des troupes; en trouver également pour payer les travaux des fortifications; réunir assez de bras pour terminer promptement ces travaux importants, indispensables pour assurer la conservation de cette ville, port unique de l'Égypte et immense dépôt de l'armée. On devait croire à une tentative prochaine de l'ennemi pour s'en emparer, et l'éloignement de l'armée empêchait de compter sur un secours prompt. Après avoir rassemblé tout ce qui aurait pu contribuer à la défense, en employant le dernier homme de la marine, on ne pouvait réunir plus de trois mille cinq cents combattants de toute espèce, de tout âge; de bonnes fortifications étaient donc nécessaires pour donner à un si faible corps les moyens de défendre une place d'un aussi grand développement, pouvant être attaquée d'un jour à l'autre par des forces imposantes. Comme nos moyens financiers étaient très-incomplets et très-insuffisants, je me déterminai à employer de préférence l'argent dont je pouvais disposer aux travaux et aux hôpitaux, et à ne consacrer à la solde que ce qui ne serait pas indispensable à ces objets; mais les troupes souffraient, et un grand mécontentement en était la suite. On forma des projets de révolte, et j'en fus informé. On devait battre la générale pendant la nuit, s'emparer des hauteurs et exiger ce qu'il était bien loin de mes facultés de pouvoir accorder. Le pillage de la ville aurait été sans doute le résultat d'un pareil désordre; les Anglais, bientôt mêlés à ces événements, auraient proposé aux troupes de les ramener en Europe; et l'on ne peut sans effroi calculer les conséquences probables d'un pareil désordre: l'armée eût été perdue.
Je pourvus à tout en même temps. Le parti pris alors réussira toujours avec des Français dans les circonstances difficiles. J'en appelai au courage, à la générosité, au patriotisme des soldats; je fis, par un ordre du jour, le tableau de nos devoirs, de nos besoins, de nos moyens, et j'annonçai que, connaissant bien l'esprit des soldats, je ne doutais pas de leur empressement à m'aider à sortir de la position difficile où nous étions placés. Nous répondions à l'armée, à la France, de l'importante place d'Alexandrie, et chacun des individus de la garnison devait se consacrer à la construction des fortifications, que sans doute nous serions appelés à défendre plus tard. C'était aux officiers à donner l'exemple, et, moi le premier, avec mon état-major, je prendrais ma tâche. En conséquence, chaque matin, à la pointe du jour, les troupes devaient prendre les armes, se rendre, drapeau déployé, sur le terrain, et là on formerait les faisceaux et on travaillerait, les ateliers étant formés par chaque compagnie. La journée entière se passerait sur les travaux, et chaque soldat recevrait une ration de vin et une indemnité en argent pour son travail. Mon atelier, des plus actifs, donnait l'exemple; il en était de même de ceux des officiers. Ce mouvement patriotique se soutint constamment et sans murmure. Il en résulta trois choses extrêmement utiles: 1° les fortifications se firent comme par enchantement et à très-bon marché; 2° le mouvement des soldats et leur séjour continuel au grand air furent favorables à leur santé, et les accidents de peste diminuèrent sensiblement; 3° enfin, les soldats fatigués, dormant la nuit, ne pouvaient pas comploter; et, quoique la solde ne fût pas payée, il n'en fut plus question. Je dirai même qu'aucun mécontentement ne se manifesta plus. Le coeur des soldats est élevé et noble; cette classe d'hommes est accoutumée aux souffrances, et, lorsque des chefs estimés s'y associent de bonne foi et les partagent, ces chefs peuvent tout obtenir d'eux.
Ainsi, successivement, ma situation changeait. Nous étions bien approvisionnés, la santé des troupes s'améliorait, et la ville ouverte d'Alexandrie était transformée en une place forte.
Sur ces entrefaites, j'avais préparé une flottille pour porter à l'armée, en Syrie, un petit équipage de siége. Elle mit à la voile sous les ordres du contre-amiral Perrée, et fut prise sur la côte de Damiette. Cet événement changea toute la campagne et le sort de l'armée; car, à Saint-Jean-d'Acre, elle trouva le terme de ses succès; et elle a échoué faute d'avoir six pièces de gros calibre. Si Saint-Jean-d'Acre eût été pris, si Djezzar-Pacha eût péri, cette nombreuse population des montagnes de la Syrie qui professe la religion chrétienne se serait réunie à nous. Alors la conquête de cette province tout entière était assurée, et une révolution en Orient en eût été la conséquence. C'était au moins la pensée du général en chef, qui me l'a exprimée plusieurs fois depuis; et la hardiesse d'une semblable conception ne dépasse pas les limites des choses possibles. Cet éclat de l'Orient aurait réagi sur nos opérations, nous aurait grandis aux yeux des peuples, et nous serions apparus au monde avec la puissance du destin.
L'armée partit pour la Syrie forte de douze mille hommes environ; elle avait successivement pris El-Arich, Gaza, Jaffa, et ouvert la tranchée devant Saint-Jean-d'Acre. N'ayant pas eu le bonheur de faire cette campagne, je n'en raconterai pas les détails, d'autres s'en acquitteront mieux que moi; toutefois il m'est démontré que le siége de Saint-Jean-d'Acre aurait encore réussi, malgré la perte de l'artillerie de siége, si les opérations eussent été mieux conduites. On montra d'abord une confiance aveugle et beaucoup de légèreté; une division coupable, une lutte scandaleuse, s'établit entre l'artillerie et le génie, et il en résulta un mauvais emploi des faibles moyens auxquels on était réduit. Un premier échec changea tous les rapports moraux, encouragea les uns, abattit les autres; cependant les troupes montrèrent une constante valeur. À l'affaire du mont Thabor, le 17 avril, le grand vizir, à la tête de vingt mille hommes, fut battu et mis en fuite par moins de quatre mille hommes. Cette affaire sera bien comprise par les militaires qui ont combattu les Turcs. Il faut, pour vaincre les Orientaux en rase campagne, très-peu, mais d'excellentes troupes. Cela est assez vrai partout, il vaut mieux la qualité que la quantité; cependant dans notre Europe, comme on suit la même tactique, que les machines, dont l'effet est si grand, ont partout et entre toutes les mains à peu près la même valeur, il y a des proportions rigoureuses qu'il est sage de ne point dépasser pour conserver quelques chances de succès; mais, chez les Orientaux, c'est sans limites.
On a souvent reproché au général Bonaparte deux actions: l'empoisonnement de quelques pestiférés abandonnés lors de sa retraite, et le massacre des prisonniers faits à Jaffa. Je prends bien gratuitement la défense de ces deux actes, auxquels je suis complétement étranger; mais ils me paraissent si simples, que je me laisse entraîner par la conviction, dans l'espérance de les justifier. Des hommes animés d'une fausse philanthropie ont égaré l'opinion à cet égard. Si on réfléchit à ce qu'est la guerre et aux conséquences qu'elle entraîne, conséquences variables suivant le pays, les temps, les moeurs, les circonstances, on ne peut blâmer des actions qui, j'ose le dire, ont été commandées par l'humanité et la raison: par l'humanité, car chacun de nous, placé dans la situation où étaient les pestiférés, ne pouvant être emportés, devant être abandonnés, au moment même, entre les mains de barbares qui devaient les faire mourir dans des tourments horribles; chacun de nous, dis-je, placé dans de pareilles circonstances, serait satisfait de finir quelques heures plus tôt, et d'échapper à de pareils tourments; par la raison: car quels reproches n'aurait-on pas à faire à un général si, par un faux motif d'humanité envers ses ennemis, il compromettait le salut de son armée et la vie de ses soldats. En Europe, il y a des cartels d'échange; afin de ravoir ses soldats prisonniers et leur sauver la vie, on a soin de ceux qu'on fait. Mais, avec des barbares qui massacrent, on n'a rien de mieux à faire que de tuer. Tout doit être réciproque à la guerre, et si, par un sentiment généreux, on n'agit pas toujours à la rigueur, il faut se borner aux circonstances qui n'offrent aucun inconvénient; or ici ce n'est pas le cas. Un général ne serait-il pas criminel de faire vivre des ennemis aux dépens de ses troupes manquant de pain, ou de rendre la liberté à ses prisonniers pour qu'ils viennent de nouveau combattre? Le premier devoir d'un général est de conserver ses troupes, après avoir assuré le succès de ses opérations; le sang d'un de ses soldats, aux yeux d'un général pénétré de ses devoirs et faisant son métier, vaut mieux que celui de mille ennemis, même désarmés. La guerre n'est pas un jeu d'enfants, et malheur aux vaincus!
Je ne puis donc comprendre comment des gens sensés ont pu faire de la conduite tenue en cette circonstance par le général Bonaparte l'objet d'une accusation. L'incendie du Palatinat sous Louis XIV est bien autre chose, et cependant, s'il était utile au but qu'on se proposait, il était légitime. Il faut seulement s'attendre à la représaille, si les circonstances en fournissent l'occasion, et voir si, par un calcul faux, on ne risque pas de perdre plus qu'on n'a gagné d'abord: voilà toute la règle de conduite dans une pareille affaire. Quant à ce qui se passa alors, et aux faits dont il est question, il ne peut pas y avoir deux opinions parmi les gens de guerre. Je suis aussi philanthrope qu'un autre, plus humain que beaucoup de gens, et je n'hésiterais pas à agir de la même manière en circonstance semblable.
Pendant que l'armée était encore occupée en Syrie, une insurrection, promptement réprimée, fit soulever toute la population du Bahiré. Voici à quelle occasion: un Africain, venu des côtes de Barbarie, parut tout à coup au milieu des Arabes de la frontière, s'annonçant comme envoyé par l'ange Elmodi et par Mahomet pour chasser les Français d'Égypte; il savait escamoter, et particulièrement avait le don de paraître tirer du feu de sa barbe. Un prodige semblable suffit pour donner crédit à cette mission céleste; aussi toute la population de Bahiré se souleva. Les habitants de Damanhour, la capitale, tombèrent à l'improviste sur une faible garnison de soixante Français: un poste fortifié devait leur servir d'asile; mais ces soldats, surpris, furent presque tous égorgés. L'envoyé, après ce succès, crut tout possible. Tout ce qui pouvait combattre, au nombre d'environ vingt-cinq mille hommes, dont trois mille à cheval, se réunit à lui; quatre ou cinq cents seulement avaient des fusils. À la première nouvelle, je fis partir un détachement de la garnison d'Alexandrie, fort de quatre cents hommes et de deux pièces de canon; et, en même temps, le colonel Lefèvre, commandant la province et résidant à Ramanieh, marcha, de son côté, avec pareille force et quatre pièces de canon. Les insurgés se jetèrent sur lui, mais sans pouvoir lui faire aucun mal. Ses quatre cents hommes, formés en carré, reçurent l'attaque de ces malheureux, qui vinrent isolément et successivement se faire tuer: ainsi quatre cents hommes se battaient toujours, pour ainsi dire, contre un seul ou un très-petit nombre. L'envoyé, pour donner du courage à ses troupes, avait annoncé qu'il pouvait être tué, mais pas blessé; il aurait dû dire le contraire. Constamment à la tête des révoltés, ceux-ci ne se rebutèrent pas; mais, une balle l'ayant frappé au bras, et sa prédiction se trouvant ainsi démentie, tout se débanda, après avoir eu plus de deux mille hommes tués ou blessés. En se retirant, ils mirent le feu aux moissons au vent de la colonne française, qui courut les plus grands dangers. S'éloignant constamment de l'incendie, elle allait en être atteinte, quand un champ d'oignons lui servit d'asile et la sauva. Il appartient donc aux oignons d'Égypte d'avoir, dans tous les siècles, de la célébrité! L'ordre et l'obéissance se rétablirent dans la province, et ne furent plus troublés.
Le retour des chaleurs et d'une rosée abondante avait rendu les accidents de peste beaucoup plus rares, mais l'hiver nous avait coûté beaucoup de monde. Le relevé des hôpitaux nous donna une perte totale de dix-sept cents hommes morts: c'était à peu près le tiers des Français réunis à Alexandrie. Dans l'okel de France, mon habitation, il mourut onze personnes. Avant de quitter ce triste sujet de la peste, je veux citer un fait curieux pour l'histoire de cette maladie. La ville de Damanhour, dont la population, de vingt-cinq mille âmes, est entièrement composée de cultivateurs, n'a jamais été soumise à son action. Les habitants de cette ville communiquent librement et impunément avec Alexandrie; dans tous les temps ils viennent y chercher les étoffes dont ils ont besoin, et jamais cette maladie funeste ne les accompagne à leur retour. À l'époque où cette maladie faisait le plus de ravages, je m'étais mis en route pour faire une inspection à Damanhour, et j'avais pris pour escorte une compagnie de carabiniers de la quatrième légère. À quatre lieues d'Alexandrie, deux carabiniers furent attaqués de la peste. Pour les renvoyer à Alexandrie, il leur fallait une escorte, et je n'avais avec moi que le strict nécessaire; je pris le parti de les faire transporter à ma suite. Arrivé à Damanhour, et, faute d'hôpital, on les plaça dans une mosquée; on leur donna du pain et de l'eau; aucun autre secours ne put leur être administré, et, en huit jours, ils se trouvèrent guéris. Il est évident, d'après cela, que si, comme on ne peut pas en douter, cette maladie est éminemment contagieuse, l'air cependant joue un grand rôle dans ses conséquences, dans son intensité, sa propagation et sa durée.
J'ai fait le tableau des difficultés résultant pour moi, pendant tout l'hiver, du commandement d'Alexandrie: elles furent encore augmentées par un conflit de pouvoirs entre moi et le général Dugua. L'administration d'Alexandrie avait été déclarée indépendante à l'époque du départ du général en chef pour la Syrie: on m'avait doté d'un territoire dont les revenus m'étaient entièrement consacrés, et on m'avait laissé le maître d'en ordonner l'emploi; mais le général Dugua, commandant au Caire, son ordonnateur, son payeur, etc., le trouvèrent mauvais, et se mirent en mesure de me contrarier. Il fallut toute ma force de volonté pour résister; si j'avais cédé, tout était dit à Alexandrie: tous les services tombaient à la fois. Ces obstacles d'une nouvelle nature me contrarièrent beaucoup, car je ne connais rien de plus décourageant au monde que de rencontrer des embarras là où l'on devrait trouver des secours; et cette circonstance se renouvelle sans cesse dans la vie publique.
Enfin le général Bonaparte, après une campagne de cinq mois très-pénible, mais très-glorieuse, ramena l'armée en Égypte. Chaque pas avait été marqué par des actions héroïques et des souffrances inouïes; excepté à Saint-Jean-d'Acre, où nos armes avaient échoué, partout ailleurs elles avaient triomphé. Des combats si multipliés, des marches si pénibles, une peste opiniâtre, avaient beaucoup affaibli l'armée; réduite d'un tiers, elle ne comptait pas huit mille combattants à son retour. Des généraux distingués avaient péri, entre autres Caffarelli-Dufalgua. Ce général avait déjà perdu une jambe à l'armée de Sambre-et-Meuse, et n'en avait pas moins d'activité. Un esprit supérieur, une instruction variée et étendue, un coeur droit, lui donnaient un caractère antique; rempli de bonté, il chérissait la jeunesse. Ce fut une grande perte pour l'armée, pour ses amis et pour la France. Une blessure au bras, à l'articulation, rendit l'amputation nécessaire, et il mourut peu après. C'est lui qui, après la reddition de Malte, et après avoir fait, en sa qualité de commandant du génie de l'armée, le tour de la place et l'inspection des fortifications, dit ce mot remarquable: «Nous avons été bien heureux de trouver ici quelqu'un pour ouvrir la porte, sans cela je ne sais pas comment nous y serions entrés.»
Le général de division Bon, sous les ordres duquel j'avais servi, fut tué. Très-brave homme, sa perte cependant était médiocre. Un aide de camp, placé par moi près du général en chef en Italie, officier distingué, Croisier, périt également. Duroc fut blessé. Lannes fut regardé comme mort, après un coup de feu reçu à la tête. Ses os avaient la singulière propriété de ne pas être rompus par le choc des balles; elles s'aplatissaient, et, dans leur mouvement, contournaient l'os qu'elles avaient atteint. Une balle l'avait frappé auprès de la tempe; après avoir fait un long trajet, elle était venue se loger au-dessus de la partie du crâne, où est placé le cervelet; un coup de bistouri la fit sortir, et il fut guéri.
Il arriva à ce siége de Saint-Jean d'Acre un événement très-touchant. Un homme d'une bonne maison, Mailly de Chateaurenaud, servait à l'état-major de l'armée. Chargé du commandement de vingt-cinq hommes choisis pour être placés en tête des troupes lors du premier assaut, il avait parfaitement reconnu la brèche, et savait qu'elle n'était pas praticable; mais le général en chef, impatient, désirait l'assaut, et se persuada à tort qu'on pouvait réussir. Les courtisans le soutenaient dans son opinion, et les courtisans, à l'armée, flattent les opinions et les caprices du chef, tout comme à la cour, et ces courtisans-là sont pires que les autres, car c'est le sang des soldats qui paye leur infamie; pour le leur, ils savent en être avares. Toutefois Mailly raisonna froidement sur sa fin prochaine, et donna rendez-vous dans l'autre monde à ses camarades, sans montrer la plus légère faiblesse. Il connaissait le sort qui lui était réservé, n'en marcha pas moins avec la plus grande résolution, et fut tué; mais cette mort eut quelque chose de remarquable et d'extraordinaire par une circonstance singulière. Un de ses frères, jeune homme fort distingué, avait voyagé en Asie avec M. Beauchamp, dans l'intérêt des sciences, et se trouvait alors prisonnier de Djezzar-Pacha. Eh bien, le jour même où le nôtre était tué, l'autre était mis dans un sac et jeté à la mer. Les vagues le jetèrent sur le rivage, tandis qu'on rapportait dans la tranchée le corps de son malheureux frère. Étrange destinée de deux frères, tendrement unis, suivant des carrières différentes! Ils semblaient s'être donné rendez-vous pour mourir ensemble, loin de leur patrie, le même jour, sur une terre barbare.
J'ai parlé de ces courtisans d'armée à l'occasion du premier assaut de Saint-Jean-d'Acre. Ils me fournissent l'occasion de répéter un mot spirituel de Kléber, où, dans cette circonstance, il donna avec finesse et modération une leçon au général en chef; mais celui-ci n'en profita pas. Le général Bonaparte cherchait des approbateurs de cette disposition intempestive qui ordonnait de monter à l'assaut. La brèche prétendue consistait en un trou de quelques pieds de diamètre, fait dans un mur non terrassé; mais ce trou n'arrivait pas jusqu'à la terre, et il y avait encore six pieds de mur jusqu'au fond du fossé. Les gens qui poussaient à l'assaut, et qui ne devaient pas y monter, avaient reconnu fort superficiellement les localités; ils répétaient, à l'imitation du général en chef: «Certainement la brèche est praticable.» Kléber était présent, et son silence paraissait désapprobateur. Le général en chef provoqua son opinion dans l'espérance de la trouver favorable, et celui-ci répondit: «Sans doute, mon général, la brèche est praticable, un chat pourrait bien y passer.» Cette phrase ne fait-elle pas image, et ne voit-on pas un chat sauter du parquet d'une chambre sur la fenêtre? L'assaut, exécuté, eut le résultat le plus funeste.
L'armée revint au Caire dans les premiers jours de juin. J'en fus fort aise, car son retour m'assurait les secours qui m'étaient nécessaires. Malgré l'urgence de mes besoins, le général en chef ne se hâta pas d'y pourvoir; faute de troupes, la province du Bahiré, ayant été constamment occupée et parcourue par les Arabes, n'avait à peu près rien payé.
La paix faite avec deux tribus, ainsi que je l'ai dit, celle des Frates et des Anadis, m'avait cependant été assez profitable. Elles résidaient habituellement sur la frontière de Bahiré, et étaient autorisées à jouir de quelques pâturages: j'avais près de moi le cheik Mosbach pour leur transmettre mes ordres. Ces Arabes fournissaient quelquefois des escortes à des officiers ou à des transports; mais ces deux tribus n'avaient à elles deux que mille combattants, et nous avions à redouter deux autres tribus, leurs ennemies, et beaucoup plus puissantes, celle des Ouladalis, pouvant mettre plus de mille hommes à cheval, dont la station habituelle est sur la côte de Barbarie, et celle des Guiates, qui réside ordinairement dans le Saïd. Le général Dugua avait négocié avec celle-ci, mais sans avoir obtenu rien de durable. Les deux premières, dont j'avais reçu des otages, nous furent utiles et combinèrent quelquefois leurs opérations avec nos troupes. Je leur avais distribué, pour être reconnues, cinquante petits drapeaux tricolores, dont chacun de leurs détachements était porteur: leurs avis étaient fort exacts. Cependant tout cela était insuffisant pour assurer la jouissance des ressources de la province. Enfin, après beaucoup de lettres et d'instances, le général en chef envoya Murat et Destains dans le Bahiré, avec trois cents chevaux et cinq à six cents hommes d'infanterie, pour balayer tout le pays et rejeter dans le désert les Arabes ennemis. Plus tard arriva le corps des dromadaires, qui rendit les plus éminents services: six cents hommes, montés sur six cents chameaux, le composaient. Chaque soldat étant pourvu de munitions et de vivres pour lui et sa monture, le tout pour une semaine, des excursions de plusieurs jours dans le désert devinrent faciles. Quand ce corps avait joint l'ennemi, les soldats combattaient à pied. Jamais troupe n'a été plus appropriée aux circonstances et aux localités et n'a rendu de plus grands services: elle seule a pu contenir les Arabes. L'unique inconvénient de ce genre de service était de détruire la santé des soldats: presque tous ont été, à la longue, attaqués de maladies de poitrine.
Le général en chef, occupé des soins de l'administration et de la réorganisation de l'armée, en fut bientôt distrait par l'ennemi: tout à coup il fallut de nouveau courir aux armes. Le 23 messidor (12 juillet), une flotte turque de soixante-dix voiles parut avec le jour devant Alexandrie; après avoir reconnu la ville, elle longea la côte et se porta sur Aboukir. Je ne perdis pas un instant pour envoyer au fort d'Aboukir cent hommes de renfort, nécessaires à sa défense; et, comme la redoute et le fort étaient bien armés, je crus pouvoir compter sur leur résistance.
Un chef de bataillon, nommé Godart, en avait le commandement. Tous les postes de la garnison d'Alexandrie furent relevés par des hommes de la marine, afin de rendre disponibles les troupes de ligne et de pouvoir les porter là où il serait nécessaire. Les quatre bataillons de la garnison formaient une force de mille hommes, officiers compris. J'écrivis six lettres successivement pour rappeler à moi le général Destains, occupé, à la tête d'une colonne mobile, à lever des contributions dans le Bahiré, et j'attendis les événements. Le soir, une autre flotte de vingt-huit bâtiments fit son atterrage à l'ouest d'Alexandrie, vint sur la ville, et continua son mouvement sur Aboukir. Tous les calculs et les apparences faisaient monter environ à quinze mille hommes les forces de l'armée à bord. Je ne pouvais, dans la circonstance, aller à Aboukir, pour défendre la côte, avec plus de mille hommes; et encore je ne laissais à Alexandrie que des troupes sans organisation, composées presque en totalité de vieillards ou d'estropiés, tout ce qu'il y avait de valide sur la flotte et appartenant à tous les pays ayant été depuis longtemps envoyé au Caire et incorporé dans l'armée. M'éloigner dans la circonstance, avec tout ce que j'avais de bon, eût donc compromis la place, et j'attendis l'arrivée du détachement du général Destains pour me mettre en mouvement: elle eut lieu le 26 messidor (15 juillet), à dix heures du soir. Le lendemain 27 (16), à deux heures du matin, j'étais en marche. À une lieue d'Alexandrie, je reçus une dépêche du commandant Godart, m'annonçant que toute l'armée ennemie avait opéré un débarquement et occupait la montagne de sable et les positions en face de la redoute. Avec moins de douze cents hommes, je ne pouvais pas livrer bataille à l'armée turque, et, puisque le débarquement était opéré, je devais attendre une augmentation de forces ou que l'ennemi eût commencé le siége du fort d'Aboukir. Je rentrai donc à Alexandrie, toujours en mesure d'agir suivant les circonstances. J'écrivais trois fois par jour au général en chef pour lui rendre compte de notre situation et lui donner des nouvelles de l'ennemi.
Le 27, j'entendis un grand bruit de mousqueterie et de canon: le feu de mousqueterie fut court, celui du canon se prolongea davantage; une attaque me parut avoir été tentée et repoussée. Le fort et la redoute avaient trois cents hommes et douze pièces de canon, des vivres et des munitions en abondance, et la redoute était palissadée. Je croyais pouvoir compter sur une défense de quelques jours; il en fut cependant tout autrement. Le commandant Godart s'étant placé dans la redoute pour animer ses troupes, et étant fort exposé, fut tué; bientôt le désordre se mit partout. La garnison du fort, sans commandant, avait ouvert ses portes, et, en deux heures de temps, l'ennemi s'en était emparé. J'espérais qu'après cet événement, enorgueilli de son succès, il marcherait sans retard contre Alexandrie. Nous étions en mesure de le bien recevoir, et cette combinaison eût été très-favorable au mouvement de l'armée, conduite par le général en chef en personne. Mais l'ennemi resta à Aboukir, et voulut s'organiser complétement avant de marcher en avant. Il agissait avec plus de calcul et de prudence qu'à lui ne semblait appartenir. Pendant tous ces événements, dont le général en chef avait été informé chaque jour exactement, il n'avait pas perdu un moment pour rassembler le plus de troupes possible. Il fit descendre de la Haute-Égypte, pour lui servir de réserve au besoin, le général Desaix, mais ne l'attendit pas pour opérer son mouvement.
Il arriva à Alexandrie le 3 thermidor (22 juillet), amenant avec lui cinq mille hommes d'infanterie et mille chevaux, vit Alexandrie en détail le lendemain, et fut très-satisfait de l'état de défense dans lequel je l'avais mise; il joignit à l'armée un détachement de la garnison, commandé par le général Destains, et, le 5, marcha sur Aboukir. Malgré mes prières, il me refusa de le suivre. J'en eus un véritable chagrin; mais, les circonstances étant très-graves, il ne fallait pas, au moment où Alexandrie pouvait être appelée à jouer un grand rôle, en éloigner celui qui, l'ayant créée, en connaissait les ressources. Mon devoir m'ordonnait de faire ce sacrifice, et je me résignai.
Le 6 (25), on livra bataille. L'ennemi, adossé à l'isthme, ayant sa gauche et sa droite couvertes de retranchements, appuyées à la mer, occupait la redoute par son centre. Une première tentative pour emporter la position échoua; mais, l'ennemi sur notre gauche étant sorti pour nous poursuivre, une réserve chargea à propos, le culbuta, le poursuivit et entra avec lui dans la redoute. Pendant ce temps, la cavalerie fit une charge vigoureuse, sabra tout ce qui se retirait, et l'imperfection des retranchements lui permit d'y pénétrer. Une partie des Turcs se jeta dans les maisons du village, d'autres s'entassèrent dans le fort. La masse se précipita dans la mer; mais, comme sur ce point de la rade il y a peu de profondeur, les fuyards furent obligés de s'éloigner beaucoup en mer pour avoir le corps dans l'eau. On les fusilla à plaisir, on les mitrailla. Il y eut un spectacle hideux que l'ignorance et la barbarie seules peuvent expliquer: les chaloupes de la flotte, au lieu de recueillir ces malheureux, vinrent tirer du canon pour les forcer à sortir de l'eau et à retourner au combat; comme si des troupes battues, dispersées, jetées dans la mer, et sans armes, avaient encore quelques moyens d'affronter l'ennemi. Environ trois mille prisonniers tombèrent entre nos mains; et tout ce corps, d'une force d'environ quinze mille hommes, fut ainsi détruit et massacré. Murat fit prisonnier de sa main le pacha sérasquier, et reçut de lui, en même temps, un coup de pistolet dont la balle lui traversa la mâchoire, près de l'articulation. Cette blessure grave ne lui laissa aucune trace désagréable.
On s'occupa sur-le-champ de faire le siége du village, où les Turcs se défendirent de maison en maison; toutes sautèrent successivement. La dernière maison du village se défendit comme la première. On chemina ensuite contre le fort. Une douzaine de bouches à feu de gros calibre avaient été envoyées d'Alexandrie, et le fort se rendit après une résistance de huit jours. Plus de quinze cents hommes s'étaient jetés dans un réduit que cinquante auraient défendu, et où trois cents auraient été gênés. Entassés de manière à souffrir beaucoup, ils sortirent épuisés par la faim, se précipitèrent sur les vivres qu'on leur donna et moururent presque tous à l'instant même.
Le général Lannes, encore blessé à ce siége, donna de nouveau l'exemple de cette organisation singulière dont j'ai parlé. Une balle tirée de très-près le frappa au tibia, s'aplatit, tourna autour de l'os et alla se loger à la partie postérieure de la jambe.
Le général en chef avait défendu, pendant l'expédition de Syrie, de communiquer avec Sydney-Smith, et donné l'ordre de renvoyer tous les parlementaires. L'exécution de cette mesure, jointe à la rigueur du blocus, nous avait privés des nouvelles d'Europe; il y avait six mois que nous n'avions rien reçu. Cette privation, loin de la patrie, est un véritable supplice, et il était encore accru par la gravité des circonstances. Nous savions vaguement que la guerre avait recommencé en Europe; mais nous en ignorions l'issue. Pendant que nous cherchions à défendre les branches de l'arbre, peut-être le tronc allait-il être coupé. On comprend aussi quelle importance il y avait pour le général Bonaparte à ne pas laisser grandir de nouvelles réputations; son intérêt personnel voulait donc qu'il fût informé de la situation des affaires de l'Europe. Je fus chargé d'entrer en pourparler avec Sydney-Smith, commandant la division anglaise unie à la flotte turque. La chose était facile, car Sydney-Smith saisissait comme une bonne fortune l'occasion de parlementer et de faire des phrases. Quoiqu'il soit connu de tout le monde, j'en dirai cependant un mot. Sydney-Smith tient à la fois du chevalier et du charlatan. Homme d'esprit et frisant la folie, avec la capacité d'un chef, il a cru honorer sa carrière en faisant souvent des crâneries sans aucun but d'utilité, mais uniquement pour faire parler de lui. Chacun s'en moque avec raison, parce qu'il est, à la longue; fatigant et ennuyeux, quoique très-original. Toujours animé de sentiments élevés, délicats, généreux, sa fuite du Temple, sa vie aventureuse et l'influence qu'il a eue sur la résistance de Saint-Jean-d'Acre, qui, de quelque manière qu'on l'envisage a été un très-grand événement pour l'Europe, lui ont donné une sorte de célébrité. Ce fut donc à Sydney-Smith que je m'adressai. Je lui écrivis une lettre extrêmement polie pour lui donner des nouvelles du pacha prisonnier; je lui proposai d'établir avec les Turcs un cartel d'échange, et, en même temps, d'échanger, homme pour homme, quelques Anglais, prisonniers chez nous, contre les officiers, sous-officiers et soldats pris au fort d'Aboukir. Cette proposition, simple prétexte, masquait le but véritable d'avoir des nouvelles. En conséquence, je choisis, pour porter ma lettre, un officier intelligent, parlant anglais et agréable de conversation, le jeune Descorches, officier de marine, attaché au commandant de la marine, à Alexandrie. Sir Sydney reçut Descorches à merveille, causa longuement avec lui, lui parla de nos revers d'Italie, et les exagéra encore dans son récit. Il lui remit toutes ses gazettes en ajoutant: «Je suis informé par l'amiral Nelson de l'ordre envoyé par le Directoire au général Bonaparte de revenir en Europe. Chargé d'y mettre obstacle s'il entreprend cette périlleuse traversée, j'espère lui donner de mes nouvelles.»
Là-dessus Descorches revint: il avait rempli sa mission à souhait. Le général Bonaparte s'enferma quatre heures avec Berthier pour lire les gazettes et parler de sa situation. Au bout de ce temps, son parti pris de retourner en France, il fit appeler Gantheaume. Quand je l'entendis demander Gantheaume, j'en devinai le motif. Aussitôt je dis en riant à Duroc: «C'est Vignou qu'il demande.» Vignou était l'homme chargé de ses équipages et de ses voitures. Il décida avec l'amiral qu'il prendrait les deux frégates vénitiennes, seuls bâtiments de guerre, dans le port, en état de naviguer, les frégates la Muiron et la Carrère. Me faisant appeler ensuite, il me mit dans le secret de ses projets et me dit: «Marmont, je me décide à partir pour retourner en France, et je compte vous emmener avec moi. L'état des choses en Europe me force à prendre ce grand parti; des revers accablent nos armées, et Dieu sait jusqu'où l'ennemi aura pénétré. L'Italie est perdue, et le prix de tant d'efforts, de tant de sang versé, nous échappe. Aussi que peuvent les gens incapables placés à la tête des affaires? Tout est ignorance, sottise ou corruption chez eux. C'est moi, moi seul, qui ai supporté le fardeau, et, par des succès continuels, donné de la consistance à ce gouvernement, qui, sans moi, n'aurait jamais pu s'élever et se maintenir. Moi absent, tout devait crouler. N'attendons pas que la destruction soit complète: le mal serait sans remède. La traversée pour retourner en France est chanceuse, difficile, hasardeuse; mais elle l'est moins que ne l'était notre navigation en venant ici, et la fortune, qui m'a soutenu jusqu'à présent, ne m'abandonnera pas en ce moment. Au surplus, il faut savoir oser à propos; qui ne se soumet à aucun risque n'a aucune chance de gain. Je mettrai l'armée en des mains capables; je la laisse en bon état et après une victoire qui ajourne à une époque indéterminée le moment où l'on formera de nouvelles entreprises contre elle. On apprendra en France presque en même temps et la destruction de l'armée turque à Aboukir et mon arrivée. Ma présence, en exaltant les esprits, rendra à l'armée la confiance qui lui manque, et aux bons citoyens l'espoir d'un meilleur avenir. Il y aura un mouvement dans l'opinion tout au profit de la France. Il faut tenter d'arriver, et nous arriverons. Gardez un profond secret, vous en sentez l'importance; secondez Gantheaume et Dumanoir dans les dispositions qu'ils vont faire pour préparer mon embarquement. J'emmènerai peu de monde avec moi; mais, je le répète, vous êtes du nombre de ceux que je compte choisir. Informez-moi journellement des progrès des travaux de la croisière ennemie; et, quand le moment de partir sera arrivé, j'arriverai ici comme une bombe.»
J'exécutai de grand coeur, comme on se l'imagine, les ordres qui m'étaient donnés; d'abord c'était mon devoir, et ensuite mon avantage. On travailla à ces deux frégates sous divers prétextes, et le projet de départ ne s'ébruita pas. L'une de ces frégates était dans le port vieux, l'autre dans le port neuf; il fallait les réunir toutes les deux dans ce dernier bassin pour appareiller plus facilement. Mais, pour doubler la presqu'île, il est nécessaire de s'élever en mer, et le voisinage des Anglais y mettait obstacle. L'escadre turque, tout entière à l'ancre dans la rade d'Aboukir, ne nous présentait aucun embarras; mais Sidney-Smith ne nous perdait pas de vue et nous observait de près. Je continuai à correspondre avec lui, et je reçus chez moi plusieurs fois son homme de confiance, son secrétaire, M. Keit, homme fort recommandable et fort distingué, depuis noyé par accident dans le Nil. Nous signâmes une convention pour établir le mode de nos échanges avec les Turcs, dont M. Keit était le fondé de pouvoirs. Comme je désirais éloigner les Anglais d'Alexandrie, je prétextai des devoirs de service me forçant d'aller pour quelques jours à Aboukir, et je campai près de la côte. Comme nos communications étaient très-fréquentes, Sidney trouva plus commode de se rapprocher; il vint mouiller avec son vaisseau dans la rade d'Aboukir; c'était dans cet espoir que je m'étais déplacé. La frégate la Carrère profita immédiatement de son absence et se réunit à la Muiron dans le port neuf. Pendant ce temps-là, le général en chef était retourné au Caire, il annonça un prochain voyage dans l'intérieur des provinces. Quelques bruits sourds sur son départ pour l'Europe circulèrent, mais les bruits ne prirent pas assez de consistance pour y faire croire. Cependant sa sortie du Caire était délicate; si l'on avait cru à un embarquement prochain, sans doute un mouvement aurait eu lieu dans l'armée. Nous en étions aux politesses continuelles, sir Sidney et moi, aux bons procédés réciproques, à nous faire des cadeaux même, quand tout à coup il disparut. M. Keit était venu dans ma tente la veille au soir, et, en arrivant, il me dit qu'un aviso avait été signalé venant d'Europe, à l'instant où il quittait le vaisseau. Cette disparition si subite me fit croire dans le temps à l'arrivée d'une escadre française dans la Méditerranée, et effectivement l'escadre française et espagnole, commandée par l'amiral Bruix, était venue à cette époque jusqu'à Malte; mais elle avait rétrogradé. Sir Sidney m'a dit depuis que, ne supposant pas notre départ si prompt, il était allé à Chypre faire de l'eau, avec l'intention de revenir immédiatement et de ne plus quitter sa croisière.
Gantheaume et moi nous nous hâtâmes d'informer le général en chef de l'état des choses. Tout étant préparé pour nous rejoindre, il arriva sans retard, amenant avec lui Berthier, Andréossi, Bourrienne, ses aides de camp; Monge, Berthollet, Denon et Parceval-Grandmaison. Les autres compagnons de voyage étaient à Alexandrie, et parmi eux Lannes et Murat, restés dans cette ville pour soigner leurs blessures. Le général Bonaparte, comme chacun le sait, choisit Kléber pour le remplacer; c'était sans contredit le plus digne et le plus capable des généraux. Il rappela en même temps en Europe le général Desaix, compagnon et émule de Kléber, afin de prévenir une rivalité dangereuse. Son départ eut lieu sans conférence ni entrevue avec Kléber, voulant éviter les obstacles que celui-ci aurait pu y mettre, et craignant de le voir refuser le commandement; car cet homme vraiment supérieur avait cependant autant de répugnance à commander que de difficulté à obéir. Il se contenta de lui donner des instructions détaillées; tout le monde les a lues; et il s'en rapporta pour le surplus à son esprit et à sa haute capacité. Enfin le général en chef donna rendez-vous au général Menou sur la plage, à peu de distance d'Alexandrie, s'entretint quelques moments avec lui, et le chargea de me remplacer dans mon commandement.
Si j'avais su que la condition de mon départ était l'arrivée de Menou, j'aurais éprouvé beaucoup d'inquiétudes, car je connaissais l'homme et sa manière d'agir; mais cette fois, unique, je crois, dans le cours de sa vie, il fut exact, et se trouva au rendez-vous. Enfin le 23 fructidor (10 septembre), à cinq heures du matin, les frégates et les avisos sortirent du port, et nous nous trouvâmes livrés à de nouvelles destinées. Ces destinées semblaient précaires, incertaines, elles pouvaient à chaque instant se terminer d'une manière funeste, et elles devaient remplir le monde. C'est ici l'occasion de raconter un événement peignant bien Bonaparte, et qui le justifie de l'accusation d'insensibilité dont il a été souvent l'objet. J'ai déjà combattu cette prévention par des faits, celui-ci ajoute encore une nouvelle preuve. Bonaparte cachait sa sensibilité, en cela bien différent des autres hommes, qui souvent affectent d'en montrer sans en avoir. Jamais un sentiment vrai n'a été exprimé en vain devant lui et sans le toucher vivement.
J'étais lié avec un négociant de Marseille, nommé Blanc, homme estimable, actif, intelligent; sous mes auspices il avait connu le général Bonaparte. Le maximum l'avait ruiné, et il s'occupait à refaire sa fortune. L'expédition d'Égypte lui parut devoir offrir des chances favorables, et il désira en faire partie. Je le conduisis chez le général en chef, qui l'agréa. Dans le grand mouvement de la marche des armées, dans cette confusion apparente, où cependant l'ordre existe, et où un certain égoïsme est nécessaire, car c'est l'élément de la conservation, les besoins de chacun sont si pressants, qu'on est peu porté à s'occuper de ceux des autres. À l'armée, quiconque est sans un titre, sans un emploi, sans une fonction déterminés, est fort malheureux: tout lui est refusé.
On imagina de donner à Blanc celui d'ordonnateur des lazarets; il fallait s'occuper de la santé de l'armée; il était familiarisé avec les mesures consacrées par l'expérience sur nos côtes, parce que, comme tous les négociants de Marseille, il avait été à son tour à la tête de l'administration de la santé de cette ville, où ce service est un service d'honneur. Il justifia la confiance mise en lui; partout où la chose fut possible et utile, on construisit des lazarets, et sa place d'ordonnateur ne fut pas une sinécure. Mais Blanc s'aperçut bientôt que l'Égypte, dans la circonstance, n'offrait pas les moyens de l'enrichir; il fut dévoré du désir de retourner en Europe: on ne permettait presque à personne de partir, et, pendant longtemps, ses voeux furent impuissants. Il vint me confier ses chagrins et ses désirs: il soupçonna, aux préparatifs dont il était témoin, le projet qui nous occupait; il m'en parla; j'en convins avec lui sous le plus grand secret, en lui exprimant mon voeu de le voir du voyage. Le moyen le plus simple était de le déguiser en matelot, et de l'embarquer sur une des frégates, moyen employé souvent dans la marine pour avoir un passage refusé: une fois en pleine mer, l'homme caché se montre; on appelle ces hommes-là des enfants trouvés. J'en entretins le commandant de la marine, Dumanoir; mais il trouva des difficultés pour le laisser embarquer sur une frégate: il existe, à bord de ces bâtiments, un ordre et une surveillance qui feraient supposer de la connivence de la part des officiers et les compromettraient; il y avait trois avisos désignés pour partir avec nous: il fut convenu que, habillé en matelot, il monterait sur l'un d'eux. La chose exécutée, nous voilà hors du port; mais un des trois avisos reçoit l'ordre de rentrer, et c'est précisément celui sur lequel Blanc est embarqué. La tête de ce malheureux s'égare, il ne calcule plus rien, et, comme il n'y avait presque pas de vent, que les frégates étaient très-rapprochées, il se jette dans une barque et monte précipitamment sur la Muiron, qui était la plus voisine, et sur laquelle était le général en chef. Il y entre de force, malgré la résistance des gardes, et court se cacher à fond de cale. Son entrée cause du tumulte et du bruit; le général en chef sort de sa chambre, vient sur le pont demander ce que c'est: on le lui dit; on cherche le coupable, et on l'amène devant lui plus mort que vif. Bonaparte le traita de misérable qui abandonnait son poste, et lui manifesta l'intention de le livrer à un conseil de guerre pour servir d'exemple; il ajouta: «Je pars, en vertu des ordres du gouvernement, pour aller combattre l'ennemi victorieux et secourir la France attaquée; je m'expose aux plus grands dangers par devoir et par dévouement, tandis que vous, vous n'êtes qu'un lâche déserteur.»
Blanc, confondu, retrouva cependant la parole pour lui répondre: il lui parla de sa famille dans le besoin, de ses enfants laissés à l'abandon, de l'impossibilité où il était, en Égypte, de venir à leur secours, et il ajouta que l'excès de ses maux lui avait donné le désir de les rejoindre et le courage de tout risquer pour y parvenir. Ces paroles, prononcées avec feu, avec vérité, avec une profonde expression de douleur, émurent Bonaparte: Blanc fut renvoyé à Alexandrie; mais, deux mois et demi après, cette scène était encore tellement présente à l'esprit du général, qu'au milieu de toute la préoccupation d'une révolution et de l'arrivée au pouvoir suprême, le premier acte qu'il ait signé au Luxembourg, le 20 brumaire, comme consul provisoire, fut le rappel de Blanc, et le second sa nomination de consul général à Naples, chose à peine croyable, mais exacte. Je n'eus pas le mérite de lui rappeler ce malheureux: je l'aurais fait sans doute plus tard; mais j'avoue que moi, son ami, je ne pensais pas à lui dans ce moment: le bienfait de Bonaparte le rappela seul à ma mémoire.
Je le demande, n'est-ce pas là un souvenir du coeur, de la véritable bienfaisance? et, j'en doute fort, ceux qui font métier de la sensibilité peuvent rarement présenter des actions à mettre en parallèle avec celle-ci.
Je reviens à notre départ. Il était difficile d'éprouver une joie plus vive que la nôtre: nous avions de grandes chances contre nous; mais nous étions à cet âge où l'espérance est vive, où l'on a une foi sans bornes dans l'avenir: aussi les obstacles disparaissaient-ils à nos yeux. Nous nous sentions d'ailleurs associés à une destinée toute-puissante: Si jamais homme a pu croire à la protection d'une main divine, à une autorité tutélaire veillant sur lui et préparant tout ce qui était nécessaire aux succès de ses entreprises, c'est Bonaparte. Sans doute il savait oser, et cette faculté est la première de toutes pour faire de grandes choses. Il osa beaucoup, il osa à propos, et, si les circonstances ne lui manquèrent pas, jamais il ne manqua aux circonstances: tout cela est vrai; mais n'est-il pas permis de s'élever à de plus hautes pensées, quand on le voit se soumettre quelquefois volontairement à des combinaisons presque toutes contre lui, dont une seule lui est favorable, et que l'on voit constamment cette seule chance venir le tirer de la crise où il s'est placé de propos délibéré? Ne peut-on pas croire à une espèce de prédestination, quand on remarque que, souvent, les résultats les plus favorables sont la conséquence nécessaire d'événements qui d'abord le contrarient et paraissent l'éloigner de ses vues? N'offre-t-il pas le spectacle d'un homme soumis à une puissance irrésistible, conduit par la main, en aveugle, dans une route meilleure que celle qu'il a d'abord choisie, et forcé ainsi d'atteindre plus tôt le but, l'objet de ses voeux?
Je l'ai déjà montré sous cet aspect, quand on lui retira le commandement de l'artillerie à la première armée d'Italie; les circonstances de sa traversée vont reproduire le même spectacle. Je le répète, jamais homme ne fut autant autorisé à se croire l'agent spécial d'un pouvoir supérieur et irrésistible, et il le crut effectivement; c'est, d'ailleurs, une chose assez flatteuse pour l'amour-propre que de se considérer comme une exception aux lois qui régissent l'univers.
J'avais des motifs de joie particuliers; j'étais parti fort amoureux, j'avais emporté avec moi des idées de bonheur domestique, de fidélité, et je revenais digne, par l'état de mon coeur et par ma conduite, des sentiments les plus tendres. Je dirai plus tard comment toutes ces illusions se dissipèrent et se changèrent en douleurs.
Nous étions ainsi divisés sur les deux frégates; sur la Muiron: Bonaparte, Berthier, Andréossi, Monge, Berthollet, Bourrienne, les aides de camp du général en chef, et Gantheaume, commandant la division. Sur la Carrère: Lannes, Murat, moi, Denon, Parceval-Grandmaison, nos officiers et Dumanoir, chef de division commandant la frégate. On avait embarqué sur chaque frégate cent hommes des guides du général en chef, qui en faisaient la garnison; nous avions en outre deux avisos bons marcheurs.
La route à prendre pour revenir en Europe fut l'objet d'une grande discussion; les vents de nord-ouest sont constants en été et durent jusqu'à l'équinoxe d'automne; ces vents sont précisément opposés à la direction que nous devions suivre. Dans les circonstances ordinaires, l'été est la saison choisie par les bâtiments de commerce pour aller en Égypte; ils attendent l'hiver pour revenir, et, quand ils veulent retourner plus tôt en Europe, ils vont chercher les vents variables de l'Archipel. Dans ces parages, des vents de terre, soufflant toutes les nuits, et les courants portant à l'ouest, sont favorables. Mais sur cette côte, très-habitée, il y a une navigation active; on pouvait y rencontrer l'ennemi, on y trouverait sûrement des bâtiments de commerce qui pourraient nous signaler, et plus sûrement encore les voiles rencontrées nous feraient faire souvent fausse route. On se décida à suivre la côte d'Afrique, côte déserte, hors de toute direction, et offrant les plus grandes difficultés pour la navigation; des courants très-forts portent de l'ouest à l'est, et nous étaient précisément contraires; ainsi nous avions à lutter à la fois contre le vent et contre le courant; quelques brises de terre pendant les nuits étaient à espérer; l'arrivée de l'équinoxe, époque du changement des vents dominants, n'étant pas éloignée, devait nous tirer d'affaire et nous sauver; enfin, pour rendre en un mot la pensée de l'amiral, nous allâmes nous cacher pendant trois semaines sur cette côte, en attendant les vents favorables. Notre navigation fut précisément telle que les calculs l'avaient fait prévoir, extrêmement pénible pendant vingt jours et meilleure ensuite; il y a quatre-vingts lieues d'Alexandrie au cap d'Ocre, pointe est du golfe de la Syrte, et nous mîmes vingt jours pour parvenir à la doubler. Un vent constant et toujours contraire nous faisait quelquefois perdre jusqu'à dix lieues dans le jour; mais, la nuit, la brise de terre nous soutenait, et nous faisait réparer nos pertes; on peut juger de notre impatience, de nos tourments; je ne répondrais pas qu'il n'y ait eu parfois quelques murmures contre la direction suivie et contre l'amiral qui l'avait fait adopter avec tant de sagesse. Après vingt jours, nous arrivâmes à l'entrée du golfe de la Syrte; un calme plat nous prit; à ce calme succéda un vent d'est extrêmement faible, qui se renforça par degrés et ne varia plus. Les effets de notre marche furent tels, qu'après vingt-quatre heures de navigation nous arrivâmes, au coucher du soleil, en vue du cap Bon; on put très-bien le reconnaître. Ce cap, fort élevé, se voit d'assez loin; il forme, avec la Sicile, un détroit qui était gardé par une croisière ennemie; il fallait le franchir. La combinaison de notre marche, due au hasard, nous en donna heureusement le moyen. Effectivement, si le vent d'est se fût élevé plus tôt ou qu'il eût été plus fort, nous serions arrivés de meilleure heure; vus par la croisière, elle nous aurait donné chasse; nos frégates vénitiennes marchant très-médiocrement, nous aurions couru de grands dangers. En arrivant plus tard, notre marche aurait été incertaine, nous aurions peut-être hésité à donner la nuit dans le détroit. Au lieu de cela, nous arrivâmes assez tard pour ne pas être vus, d'assez bonne heure pour bien reconnaître notre position et naviguer avec confiance; nous fîmes donc route pendant la nuit et force de voiles. Après avoir éteint nos feux, nous reconnûmes la croisière ennemie aux siens qui étaient allumés, nous la traversâmes sans être aperçus, et, le lendemain, nous étions hors de vue, en face des ruines de Carthage. Dans la navigation de cette nuit, la frégate la Carrère, sur laquelle j'étais embarqué, faillit périr. Précédant la Muiron, toutes voiles dehors, le vent étant bon frais, la nuit claire, on aperçut la terre à deux encâblures de la proue. À peine eut-on le temps d'abattre sur bâbord pour l'éviter. C'était un écueil voisin de la petite île de Lampedouze, contre lequel nous allions nous briser, et nous l'évitâmes heureusement. Nous reconnûmes l'île Saint-Pierre au sud de la Sardaigne; là nous aperçûmes une voile de guerre, que nous évitâmes aussi, et nous continuâmes notre route sur la Corse, en portant sur Ajaccio. Le général en chef résolut d'y prendre langue. Le début de la guerre en Italie avait été accompagné de tant de désastres, qu'on pouvait redouter de trouver l'ennemi sur les côtes de Gênes, et même sur celles de la Provence. La Corse pouvait être occupée; il était bon de savoir, au moment de l'atterrage, sur quel point on pouvait se jeter avec sûreté. On envoya donc un de nos avisos à Ajaccio. Il rendit compte qu'il n'y avait aucun ennemi en Corse, et que les côtes de la France et de Gênes étaient libres; le vent étant devenu contraire, nous relâchâmes à Ajaccio. Notre arrivée, comme on peut le supposer, fut un grand événement; nous passâmes là quatre jours. Dans tous les pays, un homme illustre et puissant trouve facilement de nombreux parents; mais en Corse et dans les pays d'une civilisation arriérée, la famille devant sa puissance à son étendue, parce qu'elle forme une agrégation plus redoutable, on reconnaît les parents à un degré fort éloigné. Aussi une multitude de cousins, paysans en veste, vint-elle remplir la maison du général Bonaparte. Nous fîmes quelques courses dans les environs et nous chassâmes dans ce pays sauvage. Bonaparte n'a jamais revu la Corse depuis. On le conçoit aisément; mais, chose étonnante! il n'a jamais rien fait pour l'améliorer, la civiliser et l'enrichir; il n'a rien fait non plus pour les individus en particulier, et cela par système. Je lui ai souvent entendu dire que faire du bien à un Corse, c'était un moyen infaillible d'irriter les autres; et, ne pouvant pas donner à tous, il aimait mieux ne donner à personne. Jamais il ne s'est écarté de cette doctrine commode.
Le coup de vent du nord-ouest, cause de notre entrée à Ajaccio, s'étant calmé, nous partîmes pour achever notre traversée, et nous nous dirigeâmes sur Toulon. Une nouvelle circonstance fait reconnaître l'action de cette main puissante et cachée qui conduisait Bonaparte. De même qu'à l'entrée du golfe de la Syrte, le vent favorable se fit désirer, attendre, et vint, mais faible d'abord. S'il eût été plus fort, comme nous le souhaitions, nous aurions couru de grands risques; au lieu de cela, il nous conduisit de manière à nous faire arriver le lendemain soir en vue des îles d'Hyères. En reconnaissant l'île du Levant, nous distinguâmes sept voiles de guerre précisément sur notre route; nous amenâmes vivement nos perroquets. L'ennemi cependant nous avait vus, et sur-le-champ il nous donna la chasse. Mais c'était au moment du soleil couchant: l'ennemi était placé dans le soleil; nous pouvions le voir distinctement, tandis que nous, au contraire, placés à l'est, au milieu de la brume, nous ne lui présentions qu'une image confuse. Il ne put juger de la manière dont nos voiles étaient orientées, et cette circonstance fit notre salut. La situation était grave et critique. Gantheaume proposa à Bonaparte de retourner en Corse, et l'assura qu'il y arriverait sans danger: nous avions assez d'avance sur l'ennemi pour lui échapper. Mais Bonaparte, après un moment de réflexion, rejeta sa proposition: sa présence y serait bientôt connue; chaque jour les difficultés pour en sortir augmenteraient, et il calcula qu'il valait mieux continuer sa route, s'abandonner à la fortune, et seulement modifier sa direction et prendre un autre point d'atterrage. Il donna donc ordre à l'amiral, en laissant arriver de deux quarts, de se diriger sur Fréjus. Une très-grande et très-belle felouque, prise en Corse, le suivait; il s'y serait jeté dans le cas d'un combat disproportionné et dont l'issue aurait dû être funeste. Mais ce moyen de salut ne fut pas mis en usage, et l'erreur de l'ennemi nous dispensa de nous en servir. Effectivement, les Anglais, jugeant nos deux frégates sorties de Toulon, nous donnèrent chasse au large tandis que nous courions à terre: nous en fûmes bientôt informés. À la nuit close, l'ennemi tira sept coups de canon de signaux; ils se firent entendre de l'avant à nous par le bossoir de bâbord: c'était une position menaçante. Une demi-heure après, les mêmes coups de canon furent répétés; leur direction était par le travers du bâtiment, et alors nous étions sauvés! Nous avions couru des bords opposés, et rien ne pouvait nous empêcher de prendre terre. Un de nos avisos, resté en arrière, se trouva pendant la nuit au milieu de l'escadre anglaise; il baissa ses voiles, et elle passa sans le prendre. Nous approchâmes de la côte à toucher terre, et, au jour, nous nous trouvâmes en face de Saint-Raphael, port de Fréjus: notre joie ne peut s'exprimer, mais elle peut se comprendre.
Nous venions d'échapper à un danger pressant, immédiat, terrible; nous avions eu trente-quatre jours d'angoisses et d'espérances. Chaque matin nous étions sur le pont avant le jour, inquiets de savoir quel changement la nuit avait apporté à notre sort. Chaque journée était un succès, mais il devait être suivi de tant d'autres succès pareils, qu'il était à peine senti et apprécié. Enfin, après avoir couru un si grand nombre de chances, au moment de recueillir le fruit de tant de hardiesse et de tant de bonheur, nous voilà en face d'une escadre anglaise, précisément sur notre route. Était-ce donc pour arriver à cette fin que nous avions désiré si ardemment de quitter l'Égypte et éveillé par notre départ l'envie de nos camarades restés en Orient? Nous allions probablement être jetés dans les prisons d'Angleterre, et la guerre se continuerait sans nous, après être venus la chercher au milieu de tant de périls! Mais non; ces dangers sont un songe; ils ont disparu, ils sont venus pour orner notre triomphe et pour compléter nos destinées. En effet, sans la rencontre de cette escadre, nous arrivions à Toulon, et là nous faisions une longue et bonne quarantaine; ceux qui redoutaient les projets de Bonaparte auraient eu le temps de se précautionner; ses ennemis se seraient ralliés, et la correspondance accusatrice de Kléber aurait eu le temps d'arriver et de leur donner des armes puissantes. Au lieu de cela, c'est en échappant à un grand danger que nous atteignons le sol de la patrie; et cet événement encadre dignement ce retour miraculeux; il nous force à nous jeter sur Fréjus, où des transports de joie et d'ivresse s'emparent de la population. On accourt de tous côtés; des barques nous entourent; on veut voir le général Bonaparte; on veut toucher cet homme, envoyé par la Providence pour sauver la France et rappeler la victoire. On veut éloigner les enthousiastes, on parle de santé, de peste; on répond que le général Bonaparte ne peut rien apporter de fâcheux avec lui. Aucune autorité n'est là pour modérer leurs transports; ils s'élancent, montent à l'abordage, et les frégates sont envahies par la foule. Dès lors nous avons l'entrée, ou bien il aurait fallu mettre tout le pays en quarantaine. Nous entrons donc à Fréjus, et, après deux heures de préparatifs, le général Bonaparte, qui connaît le prix du temps, est déjà en route pour Paris. À la fin du déjeuner, un homme de Fréjus, une espèce d'orateur de club, à figure commune, mais expressive, vint lui faire son compliment et lui parla avec une sorte d'autorité. Il termina sa harangue ainsi: «Allez, général, allez battre et chasser l'ennemi, et ensuite nous vous ferons roi, si vous le voulez.» Le général Bonaparte reçut ce compliment avec embarras; il n'y répondit pas, il eut même l'air de le repousser; mais certainement il l'entendit avec plaisir.
Avant de se mettre en route, il me dit les paroles suivantes: «Arrivez promptement et suivez-moi de près. J'aurais préféré aller faire une apparition à l'armée d'Italie, et, après avoir battu l'ennemi, me rendre ensuite à Paris; mais Dieu sait dans quel état se trouve cette armée et quels sont les moyens d'offensive qu'elle possède. Il faudrait sans doute beaucoup de temps avant de pouvoir rien entreprendre de sérieux, et l'effet de mon arrivée s'affaiblirait. Il vaut mieux aller tout de suite au centre des affaires juger sur place du véritable état des choses et de la nature des remèdes à employer. Ainsi je pars pour Paris; soyez-y bientôt.»
Je n'essayerai pas de peindre les transports de joie de toute la France: cette étincelle, partie de Fréjus, s'était communiquée au pays tout entier; partout on voyait en Bonaparte le gage de la victoire et du salut public. De grands revers nous avaient accablés, et, si l'État n'avait pas encore croulé, on le devait uniquement à la victoire de Zurich, qui, momentanément, en avait suspendu la chute; mais avec les hommes incapables, placés à la tête des affaires, avec la faiblesse et la corruption répandues partout; avec les divisions, avec les partis, ce prodige ne pouvait plus se renouveler.
La loi des suspects rendue, tous les malheurs intérieurs dont la Révolution avait accablé la France étaient au moment de renaître: voilà ce que tout le monde contemplait avec effroi. Le retour de Bonaparte, la supériorité de son génie, son caractère connu, semblaient mettre à l'abri de tous ces dangers et remplacer l'horizon le plus sombre par l'aurore d'un beau jour; j'en appelle à ceux de cette époque qui vivent encore; ils trouveront ce récit bien faible; jamais mouvement d'opinion ne s'opéra avec plus d'énergie en faveur d'un homme, et ne provoqua et ne justifia davantage son ambition. L'état réel du pays, menacé de sa ruine, et cette disposition des esprits, rendirent légitime un pouvoir qui venait d'échapper à tant de mains débiles, car Bonaparte en réclamait la possession au nom du salut de l'État, que lui seul, au dire de tous, pouvait sauver.
Le général Bonaparte, en route pour Paris, emmena avec lui ses aides de camp, et Bourrienne, Andréossi, Monge et Berthollet. Murat, Lannes, Gantheaume et moi, ayant nos voitures à Toulon, nous nous y rendîmes pour les prendre. Les deux cents hommes du corps des guides, revenus de l'Égypte, et formant la garnison des frégates, débarquèrent également à Fréjus, et se mirent en route pour Paris.
Nous quittâmes Fréjus en même temps que le général Bonaparte, et nous allâmes coucher à Vidauban: à peine arrivés dans cette ville, un grand fracas de voitures se fit entendre: c'étaient des commissaires de la santé, venant de Toulon, et allant mettre en quarantaine tout ce qui avait débarqué à Fréjus. Gantheaume se hâta de sauter au cou d'un de ces administrateurs, de sa connaissance, afin de nous garantir ainsi des mesures dont nous aurions pu être l'objet. Mais il fallait que la colère de l'administration s'exerçât sur quelqu'un: nos bâtiments se rendirent à Toulon, et les équipages firent une quarantaine de trente jours, et cependant plus de deux cent cinquante individus étaient sortis de ces mêmes frégates et parcouraient librement la France. Je ne fis pas un long séjour à Toulon, j'allai embrasser mon père et ma mère, comblés de bonheur par mon retour, et je me rendis à Paris.
CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS
RELATIFS AU LIVRE QUATRIÈME
BERTHIER À MARMONT.«Gaza, 29 décembre 1798.
«Nous voilà à Gaza, mon cher général, après avoir traversé soixante lieues de désert et pris le fort d'El-Arich, dans lequel Djezzar-Pacha avait eu la bêtise de laisser quinze cents hommes, que nous avons pris en usant environ quatre cents boulets, que nous avons retrouvés dans la brèche. Ils nous ont laissé également de la poudre et des vivres. Arrivés à Gaza, environ six cents hommes de cavalerie et quelques hommes d'infanterie de Djezzar se sont retirés aussitôt que nos dispositions de les attaquer ont été faites et que nos tirailleurs les ont joints. Il y a eu trois ou quatre hommes blessés de part et d'autre, trois tués à eux, et un à nous.
«Nous avons, à Gaza, un très-bon fort dans lequel étaient cent cinquante mille rations de biscuit, du riz, trente mille milliers de poudre, des boulets, des balles, et beaucoup d'obus ensabotés.
«Nous trouvons ici un pays qui ressemble à la Provence, et le climat à celui d'Europe.
«Vous avez dû recevoir, par le général Andréossi, les relations de toutes nos affaires.
«Donnez-nous de vos nouvelles, mon cher général, et croyez à l'amitié et au désir que j'ai de vous revoir. J'espère que nos affaires iront bien ici.
«On dit que les troupes de Djezzar nous attendent à Jaffa. Nous le désirons plus que nous ne le croyons.»
MARMONT À BONAPARTE.
«Alexandrie, 15 janvier 1799.
«Je viens de recevoir, mon cher général, votre lettre du 18 nivôse; vous êtes instruit maintenant des ravages que la peste continue à faire ici. Nous avons perdu déjà cent trente hommes. Le bataillon de la quatrième est extrêmement maltraité: il a quarante hommes ou morts ou malades de la peste. Ce matin encore, six hommes sont tombée tout à coup: un est mort dans une heure. Le bataillon de la quatre-vingt-cinquième est privilégié; il est encore intact. Les grenadiers qui font le service de la ville, et qui sont dans un camp à part, n'ont perdu encore qu'un homme: je ne sais à quoi attribuer cette différence.
«Les camps sont bien placés, bien aérés, bien divisés; les soldats ont un vaste espace pour se promener et ne sont point abandonnés à eux-mêmes, et cependant le nombre des malades va toujours en augmentant.
«J'ai fait augmenter le nombre des hôpitaux; je fais évacuer un local dès qu'il est entaché de peste, afin de le purifier: tout cela ne sert à rien; la terreur que la peste répand chez les officiers de santé est telle, que les malades attaqués de maladie ordinaire courraient risque de mourir faute de soins. Je dois cependant rendre justice au citoyen Masquelet, chirurgien en chef, qui montre beaucoup de zèle; il serait bien nécessaire que vous m'envoyiez ici quelqu'un pour le seconder. Le commissaire des guerres Michaud, que l'ordonnateur en chef a envoyé ici, a rendu des services par son activité et son zèle; il a fort bien organisé les services, et particulièrement celui des hôpitaux; mais ses moyens viennent d'être paralysés par le malheur qu'il vient d'éprouver: son secrétaire et son domestique viennent de mourir de la peste. L'administration sanitaire vient de le mettre en quarantaine. J'ai établi, pour le remplacer momentanément, et chargé du service le commissaire de Ramanieh, qui était traduit au conseil de guerre, mais que je crois honnête homme, et qui, probablement, n'est pas coupable.
«Personne ne sort plus d'Alexandrie sans faire quarantaine. Cette institution est sans doute indispensable; il me paraît aussi nécessaire de la modifier. Mes relations avec l'intérieur sont extrêmement difficiles; les plus petites choses rencontrent les plus grands obstacles, et, si cela durait, nous risquerions bientôt de mourir de faim. L'administration sanitaire ne voit que la peste, et n'aperçoit pas les autres branches de service qui sont aussi importantes; et, comme votre ordre du jour du 18 frimaire est très-précis, je ne puis pas le contrarier. Je vous demanderai donc, tout en laissant la quarantaine établie à Alexandrie pour les relations ordinaires, de m'autoriser à y déroger dans les occasions importantes, et notamment pour mes relations avec Damanhour, en prenant toutes les précautions imaginables pour qu'il n'y ait pas de résultat fâcheux, et ensuite ordonner qu'à Ramanieh il soit établi une quarantaine sévère pour tout ce qui viendra de Damanhour, pour que l'intérieur de l'Égypte soit entièrement préservé.
«Je n'ose vous envoyer aujourd'hui les quatre ou cinq cents matelots que je vous ai annoncés. Si je les faisais mettre en quarantaine dans un jardin, à Alexandrie, au bout de huit jours la moitié aurait échappé. Si vous adoptez la mesure que je vous propose plus haut, je les enverrai à Damanhour, où on les mettra à part pour faire quarantaine; là il leur sera impossible de déserter.
«Il n'y a pas encore eu un seul accident de peste parmi les habitants du pays.
«Nous sommes toujours sans argent; nous n'avons pas un seul acheteur pour le vin. J'attends la réponse du général Menou sur la mesure que je lui ai proposée; s'il l'adopte et qu'il réussisse, nous serons au-dessus de nos besoins.
«Le capitaine Ravaud, ingénieur des ponts et chaussées, a cherché, dans la ville d'Alexandrie, de l'eau douce; s'il n'a pas entièrement rempli son but, il en a du moins beaucoup approché. Il a trouvé, dans la presqu'île des Figuiers, de l'eau potable; il a fait faire un puits d'assez grande dimension: il peut fournir, en raison des remplacements, qui se font très-vite, à une consommation de soixante-dix mille pintes d'eau par jour. Chose bizarre! il y a un puits d'eau salée à quinze pieds de là.
«Il a trouvé, sur la place d'Alexandrie, de l'eau moins bonne que celle du Nil, mais meilleure que celle dont je vous ai parlé; il s'occupe d'en tirer parti.
«Il y a un bruit populaire qu'il existe, aux environs de la batterie des Bains, une source d'eau vive souterraine: on la recherche, et nous espérons la découvrir.
«Depuis huit jours les Anglais ont disparu; le gros temps les a forcés de s'éloigner. S'il y eût eu un jour de beau temps, la caravelle serait sortie facilement; hier, on l'avait conduite jusqu'à la passe, lorsqu'un coup de vent a forcé de mouiller: ce matin, les Anglais paraissent, et l'on est obligé de la ramener dans le port. Je ne pense pas qu'ils l'aient aperçue.»
BERTHIER À MARMONT.
«9 mars 1799.
«Nous voilà maîtres de Jaffa, mon cher Marmont, ville dans une position militaire assez bonne, entourée de murs et flanquée de tours: environ quatre mille hommes, dont dix-huit cents canonniers turcs. Nous avons établi nos batteries; ils n'ont fait aucune réponse à deux sommations. La barbarie, l'ignorance de ces hommes nous a mis dans le cas de faire la brèche et de prendre la ville d'assaut. Presque tout a été passé au fil de l'épée; le pillage a duré vingt-quatre heures, malgré tous les efforts que nous avons faits pour l'arrêter: les lois de la guerre le permettaient. Nous avons trouvé dans cette ville une vingtaine de pièces de campagne toutes neuves, environ soixante pièces garnissant les remparts, beaucoup de munitions et de vivres. Le port est assez bon: les frégates peuvent mouiller en rade. Nous y avons trouvé plusieurs bâtiments qui nous seront fort utiles; depuis que nous sommes maîtres de Jaffa, nous en avons déjà pris trois de Djezzar, arrivant d'Acre, portant des vivres et des munitions.
«Nous avons eu environ trente hommes tués et environ cent cinquante blessés. Nous avions le plus grand besoin d'entrer dans cette place; nos troupes et nos chevaux avaient beaucoup souffert par les pluies continuelles que nous avons eues à la sortie du désert. Nous nous disposons à poursuivre notre ennemi, et bientôt nous serons devant Acre.
«Vous acquérez aussi une gloire particulière et qui a des droits bien réels à la reconnaissance, dans le poste si difficile et si pénible que vous occupez.
«Je désire que les événements politiques nous réunissent dans le pays où nous avons des intérêts si chers.»
BERTHIER À MARMONT
«29 mars 1799.
«Nous sommes devant Saint-Jean-d'Acre, mon cher Marmont, place qui a une assez bonne enceinte et un bon fossé; nous sommes sur le glacis, et bientôt nous serons dans la place. Nous habitons un pays très sain et où les subsistances abondent de tous les côtés. Nous avons reçu avec grand plaisir des nouvelles de France; la révolution de Naples est très-importante relativement à notre position dans ce pays.
«Nous avons perdu, dans la tranchée, les adjudants généraux Laugier et Lescalle, et l'adjoint Mailly; ce sont de braves gens que nous regrettons.»
MARMONT À BONAPARTE.
«30 avril 1799.
«Nous venons d'éprouver, mon général, un événement extrêmement malheureux: la garnison de Damanhour, composée de cent quatorze hommes, vient d'être surprise et égorgée par les Arabes et un corps de Maugrebins. Voici les détails que je viens de recueillir:
«Le 3, le chef de brigade Lefèvre s'est mis en route pour lever les contributions: il avait avec lui environ deux cents hommes. Ce voyage à Damanhour avait produit un bon effet: les villages étaient disposés à payer. La province jouissait de la plus complète tranquillité; cent hommes et une pièce de huit étaient plus que suffisants pour se soutenir à Damanhour: on était loin d'éprouver la plus légère inquiétude.
«J'avais profité de l'instant d'absence du lieutenant Lefèvre pour envoyer cinquante hommes protéger les travaux du canal, à une petite distance de cette ville, afin de tirer un double parti de cette augmentation de force. Le 5, à deux heures du matin, trois cents Ouladalis et quatre-vingts Maugrebins se portèrent sur le camp, trouvèrent tout le monde endormi, et égorgèrent tous les soldats sans pitié.
«Dans la journée du 5, un cheik de Damanhour avait averti trois fois le citoyen Martin, lieutenant de la légion, de se tenir sur ses gardes: il négligea ou méprisa ses avis. Il coucha chez lui, et, après une résistance de quatre heures, il a péri comme les autres, avec le commissaire des guerres, le payeur et quelques employés.
«Le 6, à midi, le lieutenant Lefèvre fut instruit de ce qui se passait par des lettres des cheiks de Damanhour. Il y retourna sur-le-champ, fit huit lieues en quatre heures; mais il trouva seulement les cadavres des malheureux soldats:--l'ennemi s'était retiré depuis longtemps.--Le lieutenant Lefèvre se porta alors sur Ramanieh.--Au premier bruit de ce malheureux événement, je fis partir le bataillon de la quatrième, trois compagnies de grenadiers, et deux pièces de canon, sous les ordres du chef de bataillon Redon, pour se rendre à Damanhour et se joindre avec le chef de brigade Lefèvre, et marcher sur les Arabes ou les révoltés, car j'ignorais alors quels étaient nos ennemis. À une lieue en deçà de Damanhour, il a été attaqué par environ trois cents hommes à cheval et six mille hommes à pied. Il s'est battu pendant cinq heures, leur a tué ou blessé trois cents hommes; mais, au lieu de se rapprocher du citoyen Lefèvre, il est resté en place, et, voyant les munitions tirer à leur fin, il a fait sa retraite sur Alexandrie. Il en résulte une chose très-fâcheuse: c'est que ce mouvement rétrograde leur laisse l'opinion de la victoire lorsqu'ils n'ont résisté nulle part et que, dans le fait, ils ont été battus; tandis que, s'il eût été jusqu'à Ramanieh, ou au moins à portée d'en être entendu, le citoyen Lefèvre se serait réuni à lui, et tout rentrait dans l'ordre. Il paraît qu'une partie des habitants de Damanhour et des villages circonvoisins se sont armés et joints aux Arabes après le malheur du 6. Un village ou deux brûlés auraient suffi pour réprimer tous ces désordres, au lieu qu'aujourd'hui on y trouvera peut-être plus de difficultés.
«J'ai été sur le point, à l'instant du retour du commandant Redon, de partir moi-même avec les trois quarts de la garnison; mais les bruits réitérés de l'approche d'une armée de Maugrebins, bruits qui chaque jour acquièrent plus de vraisemblance, l'extrême faiblesse de la garnison, qui est réduite à cinq cents soldats, l'inconvénient mille fois plus grand de compromettre Alexandrie, enfin la possibilité de l'arrivée subite des escadres, la longueur de cette expédition, qui exigeait au moins six jours pour remplir le but proposé, toutes ces raisons m'ont déterminé à prendre un autre parti.
«J'ai donné l'ordre à l'adjudant général Jullien d'envoyer sur-le-champ trois cents hommes et quatre pièces de canon à Ramanieh, en passant par le Delta; j'ai écrit au général Fugières pour le prier de prêter aussi, pour quelques jours, une partie de ses troupes au citoyen Lefèvre. J'ai ordonné à l'adjudant Jullien de se retirer dans le fort, s'il le croit nécessaire; à cause de la très-petite quantité de troupes qui lui reste; enfin je donne l'ordre au citoyen Lefèvre de balayer, avec ces troupes réunies et quatre pièces de canon, tout ce qu'il trouvera devant lui; de s'occuper particulièrement de couvrir Rosette, de brûler, pour l'exemple, un ou deux villages, et de ne pas donner de relâche aux révoltés qu'ils ne soient entièrement dispersés ou perdus dans les déserts.--Dans le cas où il s'appprocherait à six heures de marche d'Alexandrie, j'irais à leur rencontre.
«Je reviens à la nouvelle que je vous ai donnée des Maugrebins. Il y a environ dix jours qu'il en est arrivé quatre-vingts chez les Ouladalis. Le bruit se répandit aussitôt qu'ils étaient suivis par une grande armée. J'ai méprisé ces rapports, qui m'ont paru absurdes. Depuis, ils se sont tellement multipliés, qu'ils ont acquis de la vraisemblance. J'ai questionné un homme arrivant de l'oasis de Jupiter-Ammon, qui me les a confirmés, et qui m'a dit avoir vu un corps de quatre à cinq mille hommes, occupés à faire des puits pour l'armée qui les suivait, et que cette armée était, il y a trente jours, en deçà du Boghaz, et, à l'avant-garde qu'il a vue, il l'a laissée à dix jours de marche d'Alexandrie.--Il porte cette armée très-haut; en la réduisant des trois quarts, si elle se présente de dix mille hommes, ce sera beaucoup.
«Si ces bruits se réalisent, quoique ces hommes soient sans doute exaltés par le fanatisme, je ne présume pas qu'ils soient fort dangereux, et nous n'aurons pas grande gloire à les vaincre;--mais, s'ils se dispersaient dans le Bahiré, ils pourraient y faire bien du mal.
«Dans ce cas, il me faudrait de la cavalerie: 1° pour en imposer aux Arabes; 2° pour contenir les habitants et parcourir rapidement une langue de terre étroite.--Cette province ne ressemble en rien à l'intérieur de l'Égypte. Vous connaissez notre pauvreté; aujourd'hui elle est extrême. Les contributions du Bahiré allaient nous soulager, l'affaire de Damanhour renverse tous mes calculs et éloigne mes espérances. Je dois à tout le monde, j'ai emprunté partout, et nos caisses sont vides. Nos travaux auraient été suspendus si je n'avais employé un moyen exceptionnel pour les soutenir: chaque jour je me rends sur les travaux avant le soleil, à la tête des officiers, des soldats, des membres de l'administration, et nous travaillons tous avec ardeur.
«Je reçois à l'instant le courrier que vous m'avez envoyé. Je vous remercie, mon général, de la confiance que vous me témoignez en me destinant à défendre Alexandrie.--C'est la plus belle récompense que je puisse obtenir; je crois pourtant pouvoir vous demander d'ajouter quelque chose à mes moyens en troupes.
«Si j'eusse eu la permission de recruter les bataillons qui sont ici dans la marine, ils seraient aujourd'hui les plus forts de l'armée; mais le contre-amiral Perrée a presque tout emmené. Le lieutenant Dumanoir a armé ses frégates, et il ne reste plus rien.--Je vais cependant chercher encore à trouver quelques hommes.»
MARMONT À BONAPARTE.
«Alexandrie, 6 mai 1799.
«J'ai eu l'honneur, mon général, de vous rendre compte des événements qui se sont passés dans la province du Bahiré. J'espérais que les désastres dont elle était le théâtre étaient au point de finir, je me suis trompé: l'incendie a pris rapidement et menace de s'augmenter encore.
«Le 10, je donnai l'ordre à l'adjudant général Jullien d'envoyer au citoyen Lefèvre trois cents hommes de renfort et quatre pièces de canon. Le 14 au matin, le chef de brigade Lefèvre se mit en route pour Damanhour avec quatre cents hommes d'infanterie et quatre pièces de canon. Il rencontra l'ennemi après le village des Annhour; le combat s'engagea et fut extrêmement vif; il dura sept heures. Le citoyen Lefèvre, après avoir eu huit hommes tués et quarante blessés, se retira à Ramanieh. L'ennemi, pendant le combat, mit le feu aux blés qui environnaient Ramanieh; de manière que, sans un champ d'oignons qui n'a pu être embrasé, il aurait été dans la position la plus horrible. Il y a eu au moins quinze cents feddams de brûlés.
«Le citoyen Lefèvre estime ce rassemblement à vingt ou vingt-cinq mille hommes, dont trois mille cavaliers. Il ne doit pas être exagéré, car tout le Bahiré est en armes et en insurrection, et la nombreuse tribu des Ouladalis lui est réunie. Le citoyen Lefèvre croit avoir tué dans ce combat seize cents à deux mille hommes. Ce rapport est conforme à celui des Turcs. Les révoltés se sont battus avec un acharnement inconcevable. Les boulets et les balles en ont détruit une partie sans effrayer l'autre. Le saint Maugrebin avec ses apôtres, accompagné de Selim-Kachef et Abdallah-Baschi, en répandant partout des firmans du Grand Seigneur, les ont fanatisés d'une manière horrible.
«Il me paraît démontré, après les deux combats qui viennent d'avoir lieu, que je suis dans l'impossibilité, avec les troupes qui sont à ma disposition, de rétablir l'ordre dans la province du Bahiré. Encore deux ou trois combats semblables, après avoir tué douze mille hommes, il ne me resterait plus un soldat pour défendre Alexandrie. Il faut, pour anéantir ces rassemblements, un corps de troupes assez considérable pour se diviser en plusieurs colonnes et occuper beaucoup de terrain. Il faut en outre de la cavalerie, car celle qu'ils ont n'empêcherait pas d'agir utilement un corps de trois cents cavaliers, qui serait soutenu par de l'infanterie et de l'artillerie. Enfin un corps d'infanterie, tel que je peux le mettre en campagne au milieu de cette multitude, est dans la même position que Crassus au milieu des Parthes.
«Je ne crois pas que le général Dugua soit à même de m'envoyer des secours puissants. Votre retour seul, ou celui du général Desaix, peut rétablir l'ordre. Ces secours seront lents; il a fallu pourtant prendre un parti; voici celui auquel je me suis arrêté:
«J'ai donné ordre au chef de brigade Lefèvre de se rendre à Rosette, en laissant cent ou cent cinquante hommes d'infanterie, six pièces de canon, des munitions et des vivres pour plus de deux mois dans le fort de Ramanieh, qui, par ce moyen, est en sûreté.
«Le secours que l'adjudant général Jullien avait envoyé à Ramanieh avait laissé Rosette entièrement dégarnie. L'arrivée du chef de brigade Lefèvre couvrira bien cette place, qu'il est pour nous de la plus haute importance de protéger.
«S'il y a des troubles dans le Delta, il sera bien situé pour aller brûler le premier village qui aurait suivi l'exemple des révoltés. Enfin, si l'adjudant général Jullien et le chef de bataillon Lefèvre, par des événements que je ne puis que difficilement supposer, se trouvaient dans l'impossibilité de défendre Rosette, ou si une flotte se présentait devant la ville d'Alexandrie, ils jetteraient cent cinquante hommes dans le fort et se retireraient ici.
«Le fort de Rosette est parfaitement approvisionné et complétement armé; j'ai ordonné d'y transporter tous les effets appartenant aux Français, et enfin tous les vivres existant à Rosette.
«J'ai ordonné de rassembler devant les forts de Ramanieh et de Rosette toutes les barques des environs, afin d'avoir des moyens de passage et de les ôter aux ennemis pour pénétrer dans le Delta.
«J'ai écrit aux généraux Lanusse et Fugières, pour les prévenir de tout ce qui se passe. Je les ai engagés à se réunir et à se porter sur la rive droite du Nil, et à s'y promener en descendant jusqu'à Fouéh, pour punir le premier village qui se révolterait, ou tomber sur le premier détachement d'Arabes, Maugrebins ou révoltés qui voudrait y pénétrer. Voilà, mon général, ce que j'ai cru devoir faire. Si la place d'Alexandrie était moins importante, plus facile à garder, si j'avais plus de troupes, enfin si je n'étais pas certain de compromettre le dépôt qui m'est confié, en m'en éloignant, j'aurais marché avec toute ma garnison sur les révoltés; mais quinze lieues de désert me séparent d'eux, et la peste ne m'a pas laissé cinq cents soldats; les bruits sur les Maugrebins sont toujours les mêmes, et une escadre peut paraître d'un jour à l'autre.
«J'ai eu quelques inquiétudes sur les habitants d'Alexandrie. J'espère cependant qu'ils continueront à se bien conduire. Nous devrons leur tranquillité à l'état menaçant de nos forts, et aux soins du cheik El Messiri et du commandant turc.
«Nos travaux avancent à vue d'oeil; tous les Européens ont mis la main à l'ouvrage. Je suis tous les jours avant le soleil aux travaux, et je n'en reviens qu'à la nuit. Mon exemple a produit un bon effet; j'ai trouvé chez tout le monde zèle et patriotisme, et, malgré la pauvreté de tous les individus et la certitude de ne pas sortir de la misère de longtemps, officiers, soldats, administrateurs, habitants, tous travaillent avec autant de gaieté que les Parisiens à l'époque de la fédération de 1790.»
MARMONT À BONAPARTE.
«Alexandrie, 7 mai 1799.
«Je n'ose encore crier victoire, mon général, car nous avons encore quinze jours critiques à passer; mais tout va pour le mieux, et la peste est toujours à son minimum; les accidents nouveaux sont rares et les morts peu fréquentes. La maladie se traite fort régulièrement, et le citoyen Valdony nous rend journellement de grands services. Nous n'avons point encore eu d'accidents parmi les Turcs; deux maisons cophtes seulement ont été atteintes, mais elles sont en quarantaine. Si, après les premiers jours du vent chaud qui va souffler, la peste ne se développe pas davantage, nous sommes sauvés. Je serai payé amplement de mes inquiétudes et de mes peines si je suis assez heureux pour obtenir ce résultat.
«Nous n'avons pas eu de nouvelles de l'armée depuis l'affaire d'El-Arich. Quoique nous ne mettions pas en doute vos succès, nous sommes impatients de les apprendre; et, ce qui nous donne quelques inquiétudes, c'est la pénurie qui a dû se trouver à l'armée par la contrariété qu'a éprouvée la flottille de Damiette.
«Les deux divisions anglaises sont de retour, et nous avons toujours nos dix bâtiments devant le port et quelques bombes de temps en temps.
«Je presse la rentrée des contributions des provinces de Rosette et de Bahiré. J'ai deux colonnes mobiles en mouvement, et j'espère qu'elle sera effectuée dans quinze jours.
«Les travaux du génie sont dans la plus grande activité, et, afin qu'ils ne soient pas suspendus, j'ai emprunté à deux ou trois particuliers une somme de dix-huit mille francs en mon nom, que je ferai rembourser sur les premiers fonds des contributions.
«Je suis dans l'impossibilité de mettre en activité les travaux du canal, au moins pour le moment; les troupes sont en course, et l'argent qui doit rentrer a d'avance une destination qu'on ne peut pas changer; vous ne m'avez pas donné d'ordre à ce sujet; le général Caffarelli seul m'a fait part de vos intentions. Si vous y attachez quelque importance, il serait nécessaire que vous augmentassiez les moyens d'exécution.
«Je viens d'être obligé de faire de nouveaux actes de sévérité contre les administrations d'Alexandrie. Après avoir bien servi pendant quelque temps, elles s'étaient relâchées à l'excès. J'ai fait mettre au phare le garde-magasin des vivres de terre, et je fais chercher parmi les administrations de la marine les coupables qui, quoique nombreux, ont beaucoup de facilité à se cacher dans ce labyrinthe obscur.
«Vous avez sans doute appris le mariage du général Menou et son changement de nom.
«Tout va fort bien, et nous nous apprêtons à célébrer dignement la fête du Bahiram.
«Le citoyen Dolomieu et le général Mauscourt partent ce soir.»
MARMONT À BONAPARTE.
«Alexandrie, 14 mai 1799.
«J'ai eu l'honneur de vous instruire, mon général, de l'insurrection de la province de Bahiré, du combat que le citoyen Lefèvre leur avait livré, du fanatisme des insurgés, et des difficultés qui restaient à surmonter pour les faire rentrer dans l'ordre.
«Les choses ont tourné différemment que nous ne l'avions craint; les révoltés, au milieu du combat, n'ont point été accessibles à la crainte; mais, lorsque le lendemain ils ont compté leurs morts et leurs blessés, lorsqu'ils ont vu de belles maisons brûlées, lorsque enfin ils ont ouvert les yeux, beaucoup se sont dégoûtés de la guerre et sont retournés chez eux.
«J'avais écrit aux généraux Lanusse et Fugières pour les prier de se réunir et de se rapprocher de Ramanieh; le premier y vint aussitôt lui-même avec trois cents hommes, le second en envoya cent, qui, joints à ce que j'avais envoyé de Rosette et à ce qui assistait à Ramanieh, formait au moins neuf cents hommes. Le 20, le général Lanusse marcha avec ces troupes et huit pièces de canon. Il ne trouva que quelques Arabes des habitants de Damanhour qui s'étaient armés, et mit le feu à plusieurs maisons. Il eût été plus utile et plus convenable de fusiller dix ou douze des principaux, et faire acheter aux autres leur grâce par une forte contribution; mais la chose est faite, et il n'en faut plus parler.
«Enfin aujourd'hui la tranquillité est rétablie, et je ne perds pas un instant pour vous rassurer sur un événement qui pouvait avoir des suites graves.
«Depuis presque un mois, nous n'avons pas aperçu une seule voile en mer.
«La peste avait presque cessé il y a quelque temps. Elle vient de se remontrer. Ses ravages sont cependant fort peu de chose, et nous approchons du moment où nous n'aurons plus à redouter ses poursuites.»
MARMONT À BONAPARTE.
«Alexandrie, 24 juin 1799.
«J'ai reçu hier au soir, mon général, votre lettre du 29. Je vous demande la permission de répondre à tous les articles qu'elle contient. Vous me condamnez de m'être isolé pendant votre absence, et de n'avoir pas voulu reconnaître l'autorité de l'ordonnateur Laigle. J'y étais autorisé formellement par la lettre que vous m'avez écrite le 21 pluviôse, la veille de votre départ pour la Syrie; ensuite je ne l'ai fait que parce que les faibles secours que m'a donnés Rosette, et que j'ai consacrés aux fortifications, auraient pris une autre direction, et, au lieu de venir ici, auraient été au Caire: je ne me suis enfin décidé à ce parti qu'après que la ville de Rosette a été inondée d'ordonnances émanées du Caire. L'adjudant général Jullien peut attester ce fait.
«La véritable cause de la discontinuation de l'envoi des approvisionnements n'est pas la brouillerie qui a existé entre le citoyen Laigle et le citoyen Michaud; c'est la difficulté de la navigation du Nil, et la présence continuelle des Arabes sur ses bords. Depuis six semaines, il n'est pas arrivé une seule barque à Rosette. Plusieurs, chargées de blé, expédiées par le général Dugua, ont été pillées en route.
«Enfin, mon général, je ne vois pas qu'il soit possible d'interpréter de deux manières différentes la troisième phrase de votre lettre du 21 pluviôse, elle est ainsi conçue: Le commissaire Michaud est investi de toute l'autorité de l'ordonnateur en chef sur les administrations des trois provinces. Et, puisque je n'ai fait que parcourir le cercle d'autorité que vous m'avez tracé, je ne crois pas avoir mérité de reproches.
«On n'a point fait chasser le brick anglais qui s'est présenté devant Alexandrie par deux autres bricks, parce qu'il n'en existe pas un seul dans le port. On ne l'a pas fait chasser par une frégate, parce que le citoyen Dumanoir n'a reçu aucun ordre qui l'autorise à faire sortir une frégate. Nous avons regretté souvent qu'il n'en eût pas la permission.
«Les officiers de santé et les employés qui sont partis l'ont fait avec tant d'adresse, qu'il a été impossible de les arrêter. Jamais un bâtiment n'est parti sans que, préalablement, le commandant des armes ne l'ait fait visiter: le contre-amiral Perrée le faisait également avant qu'il fût sorti de la rade; et même il m'est arrivé plusieurs fois de faire arrêter un bâtiment à la voile, afin de le faire visiter par un officier de terre, et m'assurer s'il n'y avait pas de supercherie. Tout ce que j'ai pu faire a été d'effrayer les individus qui avaient le projet de partir, et les capitaines qui devaient les recevoir. Aussi ai-je fait condamner à cinq ans de fers, comme déserteurs, les premiers qui étaient partis; et j'ai fait rentrer et arrêter un capitaine marchand qui avait permission de partir, et qui emmenait avec lui un homme qui n'était pas en règle. Ce malheureux est mort de la peste.
«Je vous ai fait plusieurs fois, mon général, la peinture vraie de la position où nous nous trouvons; je vous ai demandé des secours en argent et en troupes: vous me refusez les uns et les autres, vous diminuez même le nombre de nos troupes, quoiqu'il soit bien reconnu qu'elles sont insuffisantes pour lever les impositions; le bataillon de la dix-neuvième est de trois cents hommes; la légion nautique, de près de quatre cents, et le détachement de la vingt-cinquième est d'environ quatre-vingts hommes: total, au moins sept cents hommes; et vous remplacez ces corps par un bataillon de la soixante et unième de quatre cents hommes, et un bataillon de la quatrième, de cent vingt: c'est-à-dire que votre intention est qu'environ cinq cents hommes gardent le fort de Rosette, la ville de Rosette, chassent les Arabes et les mameluks du Bahiré, lèvent les impositions dans ces deux provinces et protègent les travaux du canal!
«Vous me dites de faire soutenir le général d'Estaing par des détachements de la garnison d'Alexandrie; j'ai fourni cent hommes à Ramanieh, cent cinquante à Aboukir, et quarante au Marabout; déduction faite, la garnison se trouve réduite, en grenadiers et en soldats, à six cent dix hommes, nombre à peine suffisant pour faire relever les gardes et fournir les détachements des fourrages et des caravanes, quoique j'aie réduit le nombre des hommes de garde autant que possible, et qu'il n'y en ait pas un de plus que la stricte nécessité.
«En analysant tout ce que je viens de dire, il résulte que, dans le cas où Alexandrie serait attaquée, il faudrait laisser cent cinquante hommes ou environ au fort de Rosette, à peu près autant au fort de Ramanieh, augmenter de cinquante la garnison d'Aboukir; il resterait donc pour Alexandrie un secours de deux cent cinquante hommes; il faudrait donc défendre cette ville avec huit cent soixante hommes. Mon général, je vous dois beaucoup, et je ne calculerai jamais les sacrifices que je suis prêt à faire; mais vous ne pouvez pas exiger que je me déshonore. La reddition prompte d'une place est l'opprobre de celui qui la défend. Si donc votre intention est de laisser le deuxième arrondissement dans l'état où il est aujourd'hui, et que je n'aie pas les moyens de faire une défense honorable et utile à l'armée, permettez-moi de me décharger d'un fardeau qui entraînerait avec lui une tache ineffaçable. Personne n'a plus étudié la ville d'Alexandrie que moi; personne ne désire davantage en faire valoir les ouvrages: ils sont le résultat de mes travaux et de mes soins; mais personne ne sait mieux que moi qu'il est impossible de défendre avec huit cents hommes une place qui n'est point achevée, dont les ouvrages sont épars, et qui a un développement militaire de deux lieues. Si Alexandrie n'est pas attaquée, et que vous ne consentiez pas à augmenter les troupes du Bahiré, comme je connais l'impossibilité de remplir la tâche que vous m'avez imposée, je vous prie de me permettre de me soustraire à vos reproches et de ne pas me charger de l'odieux qui rejaillirait sur moi, en faisant éprouver des souffrances extrêmes à des soldats, des matelots et des officiers qui manquent de solde depuis huit mois, et qui n'ont plus l'espoir d'en recevoir, si les moyens de percevoir les sommes dues ne sont pas promptement augmentés.
«Je vous demande, mon général, de répondre à cette lettre. Si vous augmentez mes forces, personne ne sera plus heureux que moi d'avoir à défendre Alexandrie, et à améliorer son sort: si, au contraire, vous ne croyez pas convenable de changer ma position, je vous supplie encore de me débarrasser d'un commandement qui me prépare des désagréments de toute espèce et des malheurs que je n'aurai pas mérités.»
MARMONT À BONAPARTE.
«Alexandrie, 11 juillet 1799.
«Il paraît à l'instant, mon général, une flotte turque de sept vaisseaux, cinq frégates et de cinquante-huit bâtiments d'un ordre inférieur, en tout soixante-neuf ou soixante-dix bâtiments.--On estime qu'elle porte dix à douze mille hommes. Avant que le débarquement soit effectué, j'aurai le temps de recevoir toutes mes troupes.--Nous sommes bien disposés, et nous recevrons bien les ennemis.
«Je fais porter la garnison d'Aboukir à deux cents hommes. Nos magasins de vins sont en partie épuisés; mais j'en trouverai chez les habitants; nous sommes d'ailleurs riches en riz. Ainsi vous pouvez être parfaitement tranquille.
«À huit heures, l'ennemi paraît se diriger sur Aboukir; dès ce soir j'en ai la certitude.--J'irai avec toute ma garnison, en laissant les marins dans les forts, certain que l'ennemi est dans l'impossibilité de revenir promptement devant Alexandrie, à cause des vents de nord-ouest.
«Dans tous les cas, mon général, comptez sur moi, sur mon zèle et mon dévouement sans bornes.»
MARMONT À BONAPARTE.
«11 juillet 1799.
«Je vous ai rendu compte ce matin, mon général, de l'arrivée de la flotte turque; elle s'est rendue à Aboukir, où elle a mouillé.
«J'ai sur-le-champ fait relever les troupes par des marins, et je me suis disposé à aller avec les quatre bataillons m'opposer au débarquement. Ce mouvement, exécuté avec promptitude, pouvait avoir du succès. Cependant il avait aussi de grands inconvénients.
«Les quatre bataillons ne forment que mille vingt combattants, compris les officiers, en faisant tout marcher sans exception. J'y ajoutai trois cents marins; je me trouvais donc à la tête de treize cents hommes.
«Les calculs de tous les marins portent le nombre des hommes de débarquement que doivent contenir ces bâtiments à dix-huit mille hommes. Je crois qu'arrivant sur les lieux avec treize cents hommes je mettais beaucoup d'obstacle à leur débarquement; que je l'empêchais peut-être entre le fort et le lac, mais non entre le fort et Alexandrie: car, pendant une nuit obscure, l'ennemi m'amuserait sur un point avec mille hommes, tandis qu'il en jetterait dix mille à une lieue derrière moi. Je me trouverais fort mal dans mes affaires le lendemain, puisqu'il faudrait leur passer sur le corps pour rentrer à Alexandrie; enfin, que je serais dans l'impossibilité de connaître leurs mouvements, n'ayant pour toute cavalerie que quatre dragons.
«Les calculs du général Gantheaume et de tous les marins est que, l'escadre ennemie ayant mouillé à midi, le temps étant extrêmement favorable et la rade d'Aboukir très commode, l'ennemi peut avoir mis toutes ses troupes à terre à minuit.--Je ne puis partir que dans une heure ou deux, à cause de mille arrangements de troupes qui sont nécessaires; je ne puis arriver à Aboukir avec de l'artillerie qu'à six heures du matin. Je cours donc la chance de n'arriver, pour empêcher le débarquement, qu'après qu'il sera fait; et pourrait-il y avoir de la sagesse à attaquer avec treize cents hommes, dont mille soldats seulement, fatigués, douze mille hommes placés sur de belles positions qu'occupait autrefois la légion nautique, soutenus par trente petits bâtiments? Et, si je suis battu, que deviennent mes treize cents hommes, sans doute suivis par l'armée qui les aura combattus, ayant une retraite de cinq lieues à faire dans les sables, et déjà harassés de fatigue? que devient surtout Alexandrie, qui est le point important, et dans lequel je n'ai laissé que des vieillards et des estropiés, même en petit nombre?--Malgré tous ces motifs, j'avais le désir bien ferme d'aller porter secours à Aboukir; mais ce qui me décide à changer d'avis, c'est le rapport que l'on me fait à l'instant. On signale du phare une flotte dans l'ouest; elle est éloignée; il ne paraît encore que vingt bâtiments. Seront-ils suivis d'un grand nombre? iront-ils mouiller au Marabout? C'est ce que j'ignore et qui m'empêche de quitter Alexandrie. Alors le seul parti qui me reste à prendre est de mettre Aboukir en état de résister par lui-même et de l'abandonner à ses propres forces. Je lui ai envoyé déjà cent hommes, c'est-à-dire que j'ai porté sa garnison à deux cent cinquante hommes. Elle a douze bouches à feu bien approvisionnées; des vivres pour deux mois, une redoute bien faite et bien palissadée, un fort à l'abri d'un coup de main, un commandant brave; et on peut raisonnablement espérer une défense assez longue pour donner le temps aux secours d'arriver, et jamais trois mille hommes disponibles n'hésiteront un instant à attaquer les douze mille que nous supposons.
«Nous organisons tout ce qui est marin, de manière à en tirer parti pour la défense de terre: j'ai à me louer du zèle et de la bonne volonté de tout le monde. La garnison est contente, et le plus beau de tous nos moments sera celui où l'ennemi nous attaquera. Je n'ai pas de nouvelles du général Destains; mais je pense que bientôt il nous aura rejoints.--Je vous répète, mon général, que nous n'avons d'autre crainte que d'imposer trop à l'ennemi et de ne pas être attaqués.»
MARMONT À BONAPARTE
«20 juillet 1799.
«Je reçois à l'instant, mon général, la lettre que le général Andréossi m'écrit de votre part.
«L'ennemi n'a point encore fait de mouvement; il a été occupé, jusqu'à hier, à débarquer des vivres et de l'artillerie. Son camp est établi sur l'amphithéâtre qui domine la presqu'île. Il est appuyé, la droite à la mer et la gauche au lac.--Son front est couvert de beaucoup de pièces de canon.
«Les bruits du camp sont qu'il doit bientôt venir ici: il me semble que c'est la chance la plus heureuse que nous courons.--Nous sommes en mesure, ici, de l'arrêter longtemps, et il est difficile de vous faire une juste idée du désir que nous avons de le voir arriver. Nos forts sont armés et approvisionnés; on travaille toujours avec vigueur, et nous ne quitterons la pioche que pour prendre le fusil; j'ai quinze cents hommes d'infanterie, cent vingt hommes à cheval qui sont aujourd'hui à pousser des découvertes, et qui, pendant un siége, nous rendraient des services incalculables pour la défense intérieure de l'enceinte.
«Nos approvisionnements en blés sont peu considérables; mais nous avons beaucoup de biscuit et une énorme quantité de riz. Nos approvisionnements en fèves, en orge, foin, paille, sont extrêmement faibles, et peuvent suffire à peine pendant trois semaines ou un mois à nourrir les chevaux de dragons et d'artillerie.
«La ville est tranquille, et le soldat content.
«Voilà, mon général, quelle est notre position: vous voyez qu'elle est rassurante. Il paraît certain que l'ennemi n'a point opéré de débarquement convenable de l'autre côté du lac, car il ne peut pas prendre d'autre route que celle-ci.»
LIVRE CINQUIÈME
1799--1800
Sommaire.--Bonaparte à Paris.--Les directeurs.--18 brumaire.--Consulat.--Mesures administratives.--1800. Campagne d'Italie.--Réunion de l'armée de réserve à Dijon.--Situation des armées française et autrichienne.--Passage du Saint-Bernard.--Le fort de Bard.--Difficultés immenses.--Entrée à Milan.--Passage du Pô.--Les troupes françaises sur les bords de la Bormida.--Desaix.--Novi.--Bataille de Marengo (14 juin 1800).--Charge de Kellermann.--Réflexions sur cette bataille.--Mort de Desaix et de Kléber.--Égypte.--Conséquences de la victoire de Marengo.--Desaix.--Armistice d'Alexandrie (16 juin).
À l'arrivée du général Bonaparte, toutes les ambitions se mirent en mouvement; c'était le soleil levant; tous les regards se tournaient vers lui; on ne pouvait se méprendre sur le rôle immense qu'il allait jouer. Aux yeux de tout homme sensé, il ne devait pas se borner au commandement des armées, mais une grande part à la direction des affaires devait lui être accordée, et il ne me fit aucun mystère de ses intentions à cet égard. Malgré son désir de voir un succès militaire marquant suivre immédiatement son retour en Europe, projet qui l'avait occupé pendant la traversée, il y renonça. Je le lui rappelai à Paris; il me répondit: «À quoi cela servirait-il? que faire avec ces gens-ci? Après avoir exécuté des prodiges, nous ne pourrions compter sur aucun appui. Quand la maison croule, est-ce le moment de s'occuper du terrain qui l'environne? Un changement ici est indispensable.»
Murat, dont les vues politiques étaient peu étendues, ne portait pas son ambition, pour le général Bonaparte, au delà d'une dispense d'âge pour être directeur. Quant à moi, je ne mis jamais en doute, après notre arrivée, qu'un changement politique entier et l'établissement d'un ordre complétement nouveau pouvaient seuls placer convenablement Bonaparte et le satisfaire; c'était mon opinion même au moment où nous partions pour l'Égypte. Je dis à Junot, dans une conversation de confiance, un jour, au Palais-Royal: «Tu verras, mon ami, qu'à son retour il prendra la couronne.»
Le Directoire était alors composé de Gohier, Moulin, Sieyès, Barras et Roger-Ducos. Le premier, son président, n'était pas sans esprit; je l'ai beaucoup connu depuis comme consul général en Hollande: homme privé, il avait quelques qualités; mais, homme public, il était naïf, simple et tout à fait au-dessous des affaires du gouvernement; on ne conçoit pas comment on avait pu penser à l'en charger. Il en était de même de Roger-Ducos. Moulin était le plus misérable des généraux français, et son nom ne se rattachait pas à une seule de nos victoires. Restait donc Barras et Sieyès. Sieyès, homme d'un esprit profond, à idées abstraites, aimant, comme tous les idéologues, les formules générales, et croyant la société faite pour se plier au système qu'on lui impose, tandis que la législation doit être seulement l'expression de ses besoins. Il avait le coeur sec, aimait l'argent, et s'est créé une immense réputation d'esprit et de profondeur sans avoir jamais parlé et sans avoir jamais fait un seul ouvrage remarquable. Mieux que tout autre, il avait jugé la situation du pays et les changements devenus indispensables pendant l'absence de Bonaparte. Il avait rêvé l'établissement d'une monarchie tempérée et l'avait placée dans une dynastie étrangère. Son séjour à Berlin, comme ministre de la République, lui avait fait penser à un prince prussien; mais il fallait une autre position que la sienne pour exécuter un pareil projet, une main plus forte et des moyens d'action à la portée seulement d'un homme de guerre. Cependant avoir senti toute l'étendue du mal présent était beaucoup, et dès lors Sieyès devait se réunir à celui entre les mains duquel était le seul remède.
Barras était la corruption personnifiée; il ne manquait pas d'esprit, et surtout d'esprit d'intrigue; sans élévation, de moeurs abjectes et dissolues, il avait usurpé une sorte de réputation, de résolution et de caractère. Barras avait les vices des temps nouveaux et des temps anciens.
Après quelques pourparlers, Bonaparte s'entendit avec Sieyès. Sieyès gouvernait l'esprit de Roger-Ducos; ainsi deux directeurs adoptaient déjà ses projets. Des négociations furent ouvertes avec Barras, mais de part et d'autre elles étaient sans bonne foi. Bonaparte répugnait à s'associer au nom et à la personne de Barras; Barras redoutait le caractère, la volonté et l'ambition de Bonaparte: et tous les deux avaient raison.
Barras exprima ses craintes avec naïveté, et proposa de confier le nouveau pouvoir au général Hédouville, honnête homme, mais incapable et faible, dont il croyait pouvoir disposer à son gré. Et Bonaparte, en négociant avec Barras, n'a jamais eu une autre pensée que de lui inspirer une vaine sécurité. Les civils qui se groupaient autour du général Bonaparte et travaillaient efficacement au changement projeté furent: Roederer, Regnault de Saint-Jean d'Angély, Cambacérès, Talleyrand, et plus que tout autre Lucien Bonaparte, appelé à jouer le premier rôle dans la crise, et dont l'influence fut immense sur le succès de l'entreprise. Mais le besoin d'un changement, si généralement senti, si universellement souhaité, disposait tout le monde à suivre la première impulsion donnée. Le général Bonaparte, ayant reconnu la possibilité de l'établissement d'un nouvel ordre de choses, disposa tout pour soutenir par la force l'exécution de ses projets. En conséquence, il chargea chacun de nous de se mettre en rapport avec les officiers de son arme, d'établir des liaisons avec eux, afin de savoir où les prendre quand on aurait besoin de leur concours. Berthier fut chargé des officiers généraux, Murat des officiers de cavalerie, Lannes des officiers d'infanterie, moi des officiers d'artillerie. Je dus m'informer du lieu où étaient le matériel et les chevaux, où étaient les casernes des canonniers, le logement de ceux qui les commandaient, etc.
Cette révolution commença par un décret du conseil des Anciens, ordonnant la translation des Chambres à Saint-Cloud, et investissant le général Bonaparte du commandement militaire; il fallait mettre un assez grand nombre de membres de cette Assemblée dans la confidence, pour être assuré de la majorité; des retards apportés dans l'exécution des mesures préparatoires ajournèrent au 18 la révolution, qui devait éclater d'abord le 17 brumaire. Dans des circonstances semblables, un délai est chose fâcheuse, il effraye beaucoup de gens, en montrant une sorte d'imprévoyance et d'indécision; la réflexion fait naître la terreur chez les hommes faibles, et amène des délations et des trahisons; j'augurai assez mal de ce contre-temps. Cependant l'opinion était si favorable, et le besoin d'un changement si universellement senti, que cent cinquante personnes, mises dans la confidence pendant quarante-huit heures, gardèrent inviolablement le secret; il n'y eut aucun avis donné au Directoire.
Berthier, Lannes, Murat et moi, nous avions invité, d'abord pour le 17, et ensuite pour le 18 au matin, plusieurs de nos camarades à déjeuner: j'en avais huit dans une petite maison que j'occupais rue Saint-Lazare. Au milieu de notre déjeuner, Duroc arrive en uniforme, et me dit: «Général, le général Bonaparte vient de monter à cheval: il se rend au pont tournant; il me charge de vous porter l'ordre de venir l'y joindre.»
En peu de mots j'expliquai à mes camarades ce dont il s'agissait; mon allocution fut vive et courte; je la finis en leur exprimant la conviction où j'étais de leur empressement à l'aider dans sa louable entreprise. Plusieurs m'objectèrent qu'ils étaient sans chevaux: la difficulté fut résolue en faisant sortir de mon écurie huit chevaux loués à un manége. Le colonel Alix, un de mes convives, et un autre dont le nom m'échappe, refusèrent; les autres montèrent à cheval et me suivirent. Nous atteignîmes le général Bonaparte sur le boulevard de la Madeleine. Murat, Lannes et Berthier avaient chacun agi de même, et le général Bonaparte se trouva ainsi entouré d'un nombreux état-major formant son escorte.
Le 9e régiment de dragons, un de nos régiments d'Italie, se trouva sur la place Louis XV; Sébastiani, colonel, mis dans le secret, avait fait monter à cheval son régiment, sans ordre du général Lefebvre, commandant à Paris. Ainsi nous avions déjà une force imposante, réunie à l'appui d'un nom bien plus imposant encore. Nous nous rendîmes au conseil des Anciens, où le général Bonaparte reçut le décret qui lui conférait le commandement.
Il prêta serment à cette constitution contre laquelle il venait de s'armer et qu'on allait détruire: triste, pénible et ridicule formalité, renouvelée si souvent chez nous et flétrie par un vain usage. Le serment devrait être sacré parmi les hommes, car c'est le seul lien moral qui les unisse. Ainsi pourvu de l'autorité, Bonaparte envoya l'ordre à toutes les troupes de se rendre dans le jardin des Tuileries; il les passa en revue et en fut partout bien accueilli. La garde du Directoire même reçut, comme les autres troupes, l'ordre de se joindre à la garnison, et le colonel Jubé, prévenu, ne se fit pas attendre. Gohier, président du Directoire, le voyant partir, lui demanda où il conduisait la garde; il lui dit qu'il allait la faire manoeuvrer. Gohier, chef du gouvernement, logé au Luxembourg, ignorait la réunion du conseil des Anciens, rassemblé de grand matin, à une heure inusitée; il ignorait aussi l'existence d'un décret important, ordonnant la translation du gouvernement, et le mouvement de la garnison de Paris, qui se rassemblait aux Tuileries, à laquelle sa garde même allait se joindre. Il faut en convenir, le pouvoir était confié à des hommes peu vigilants et peu habiles! Tout s'opéra, tout ce projet s'exécuta sans produire dans Paris le plus léger dérangement. Chacun était occupé de ses affaires; les barrières restèrent ouvertes; les courriers partirent comme à l'ordinaire: rien ne changea l'ordre accoutumé. Nulle part on ne prévoyait la plus légère résistance. On alla demander à Barras sa démission; Botot, son secrétaire et son homme de confiance, vint trouver le général Bonaparte. Celui-ci le reçut en public avec hauteur et une colère feinte, et lui adressa cette belle allocution qui, dans le temps, eut un grand succès. Il lui dit: «J'avais laissé la France paisible et triomphante, et je la trouve humiliée et divisée; j'avais laissé de nombreuses et redoutables armées: elles sont détruites ou vaincues. Que sont devenus les cent mille hommes, compagnons de mes travaux? Ils sont morts, ils ont tous péri misérablement! Ceux qui ont été les artisans de pareils désastres, de semblables malheurs, ne peuvent plus mêler leurs noms aux affaires publiques: ils doivent vivre dans la retraite et dans l'oubli.»
Botot, terrifié, se retira, et Barras envoya sa démission.
Certes, ce discours, si convenable alors, ces reproches si justes et si mérités, auraient pu être adressés à Bonaparte, lorsque, quinze ans plus tard, il assistait aux funérailles de l'Empire. Ce n'était plus la perte de quelque cent mille hommes qu'il fallait lui reprocher; c'était celle de millions d'hommes sacrifiés volontairement; ce n'était plus l'humiliation de l'État, c'était sa destruction; ce n'étaient plus des malheurs partiels, résultats de fausses mesures et d'impéritie, qu'il fallait déplorer: c'étaient des malheurs accumulés sans mesure, par une suite non interrompue d'entreprises folles. Mais n'anticipons pas; je n'aurai que trop occasion de déplorer les écarts, causes de sa perte, son enivrement, l'influence funeste de la flatterie, sa volonté énergique de fermer constamment les yeux à la vérité. J'aurai à traiter ce triste sujet à mesure que j'approcherai de l'époque des malheurs publics. Aujourd'hui j'ai à parler d'une gloire pure, éclatante, d'un génie brillant de jeunesse, alors l'espérance et l'honneur de la patrie; c'est le grand homme qui m'occupe aujourd'hui: l'homme déchu aura son tour.
Presque tous les généraux vinrent successivement joindre Bonaparte: les généraux Jourdan et Augereau, étant membres du conseil des Cinq-Cents, restèrent à leur poste. Bernadotte avait été tenu hors du secret; mais, le matin du 18, Bonaparte le fit appeler, lui dit tout ce qui allait avoir lieu: il vint, quoique d'assez mauvaise grâce, se réunir à lui. Moreau, tout à fait donné à cette révolution, dont il était un des auteurs, reçut le commandement des troupes destinées à occuper le Luxembourg, et fut ainsi le geôlier de la portion du Directoire qui n'avait pas donné sa démission.
Macdonald alla occuper Versailles. Le vieux Serrurier, notre camarade d'Italie, reçut le commandement de la garde du Corps législatif et de quelques autres troupes, et partit pour Saint-Cloud. Lannes s'établit aux Tuileries, et fut chargé de commander dans Paris: j'eus l'ordre d'y rester aussi pour commander l'artillerie; ainsi ni Lannes, ni moi, nous n'avons été témoins des scènes de Saint-Cloud. Le 19 brumaire, Paris était dans la tranquillité la plus profonde, et l'opinion publique avait sanctionné le changement qu'elle avait provoqué, et dont on voyait les effets. Mais il y avait dans les Conseils des dispositions à la résistance; leur vie touchait à son terme, et évidemment ils allaient disparaître: on était fatigué de ce parlage continuel et de ces mesures violentes qui avaient fort rembruni l'avenir.
Les Conseils étant transférés à Saint-Cloud, Bonaparte s'y rendit avec deux directeurs, les premiers démissionnaires, Sieyès et Roger-Ducos. On a lu partout les détails: Bonaparte, peu accoutumé à la résistance, tout à fait étranger au spectacle imposant qu'offre toujours une assemblée réunie et constituée d'après les lois du pays, fut peut-être plus frappé alors qu'il ne l'avait été au début, de la hardiesse de son entreprise et de son irrégularité; il hésita, balbutia, et joua un rôle peu digne de son esprit, de son courage et de sa renommée. Si on eût rendu sur-le-champ le décret de mise hors la loi, Dieu sait ce qui serait arrivé, tant les moyens légaux sont puissants, tant leur force est magique; mais les Conseils furent surpris. Lucien, saisissant habilement l'indécision qui se manifestait dans les Cinq-Cents, en profita pour sauver son frère; il gagna du temps; et, pendant ce temps, on anima les troupes; on répandit le bruit d'un assassinat tenté contre le général Bonaparte, et ce bruit lui fut favorable: l'assassinat, en France, discréditerait les meilleures causes. Le vieux Serrurier s'y prit habilement: se promenant l'épée à la main devant le front des troupes, il répétait tout seul: «Les misérables! ils ont voulu tuer le général Bonaparte; ne bougez pas, soldats, restez tranquilles, attendez qu'on vous donne des ordres.» (Les soldats ne faisaient aucun mouvement, et ne montraient pas l'envie d'en faire, mais ce langage était le plus sûr moyen de les échauffer.) «Les malheureux!!!....» ajoutait-il; et il recommençait son exclamation.
Après quelques moments de cette comédie, les amis de Bonaparte, le voyant perdu si l'Assemblée délibérait, eurent recours à l'emploi de la force: on dispersa cette Chambre en battant la charge. Murat et Leclerc appelèrent les soldats, se mirent à leur tête et entrèrent les premiers dans la salle. La peur s'empara des hommes en toques et en toges, la déroute se mit parmi eux, et leurs vêtements bizarres furent abandonnés çà et là dans les allées du parc de Saint-Cloud. Il ne resta que les hommes favorables à cette révolution: on eut grand'peine à en rassembler un nombre suffisant pour donner encore quelque apparence de vie aux deux Conseils. On nomma dans chacun une commission de vingt-cinq membres, chargée de proposer les changements nécessités par la situation des choses.
On connut assez tard, à Paris, la fin de cette crise. Les premières nouvelles nous avaient donné quelques alarmes, mais les résultats ne nous laissèrent plus d'inquiétudes. Les représentants dispersés, faisant les trois quarts des Conseils, n'imaginèrent pas de se réunir ailleurs: il n'y avait en eux ni courage ni grandeur. Peut-être même avaient-ils le sentiment intime des besoins publics, et partageaient-ils instinctivement le voeu d'un changement si fortement exprimé partout. D'ailleurs, une assemblée cesse d'être quelque chose quand l'opinion publique, base de sa puissance, ne la soutient plus; on peut alors en disperser les membres et détruire ainsi le peu de prestige qui lui reste. Bonaparte, de retour à Paris très-tard, alla coucher pour la dernière fois de sa vie dans sa maison, rue de la Victoire: le lendemain il était établi au Luxembourg.
L'effet de cette révolution fut immense dans l'opinion: il en résulta une grande confiance dans l'avenir, une espérance sans bornes, et la conviction qu'un gouvernement réparateur et fort allait succéder à l'ordre politique faible et méprisable que nous avions détruit. Ce gouvernement a tenu longtemps tout ce qu'il avait promis, et réalisé ces belles espérances. Mais, hélas! comme il arrive souvent dans les choses qui ne sont ni dans les moeurs ni dans les institutions, comme il arrive dans les créations qui tiennent seulement à la volonté d'un homme, quand Bonaparte changea, tout changea. L'esprit qui avait présidé à la naissance de son pouvoir s'éteignant, ce pouvoir, devenu infidèle à son origine, dut crouler; quand, au lieu de voir dans le but de ses travaux le bonheur et la prospérité des Français, il a vu seulement dans la puissance de la France un moyen de satisfaire ses passions, dès ce moment son édifice n'avait plus de solidité. Certes, les peuples ne sont pas appelés, dans leur intérêt, à trop entrer dans les affaires du gouvernement; mais il faut qu'ils aient la conscience des lumières et des intentions des dépositaires du pouvoir. Les souverains doivent se le répéter souvent s'ils veulent jouir paisiblement de la position éminente où la Providence les a placés: la tâche difficile de gouverner les peuples leur prescrit des règles fixes dont ils ne peuvent s'écarter sans péril, et leur intérêt bien entendu leur commande de respecter les droits et les opinions de leurs sujets, et même, jusqu'à un certain point, leurs préjugés.
On peut apprécier le changement survenu dans les esprits par le mouvement prodigieux des fonds publics: les cinq pour cent, avilis au dernier degré, et cotés à sept francs, montèrent en peu de jours à trente francs. Six semaines environ furent employées à rédiger la nouvelle constitution. Sieyès, dont la vie avait été remplie de méditations politiques et d'abstractions, présenta un projet bizarre, le plus éloigné de toute exécution possible; on eut là une nouvelle preuve de la distance immense qui existe entre le rêveur, occupé de spéculations dans la solitude, et l'homme formé par les affaires et l'exercice du pouvoir. La machine politique de Sieyès n'aurait pas pu marcher trois mois: c'était une conception extravagante; elle consistait principalement, autant que je puis me le rappeler, en un président, sous le nom de grand électeur, et deux consuls, l'un pour la guerre et la politique, et l'autre pour les finances et la justice; le grand électeur ayant le seul pouvoir de nommer les consuls, les consuls, indépendants l'un de l'autre et de lui, pouvaient être absorbés par un sénat, qui les appellerait dans son sein, et les dépouillerait de leur pouvoir. Or, comme le consul de l'intérieur devait avoir pour but principal de diminuer les charges du peuple, et l'autre d'augmenter la puissance extérieure du pays, on ne peut comprendre comment ils auraient pu s'entendre et s'arranger. On relégua de pareils projets dans le pays des chimères, et le général Bonaparte fit l'organisation politique connue sous le nom de Constitution de l'an VIII. Les pouvoirs du premier consul reçurent un grand développement, et l'influence des Assemblées fut restreinte jusqu'à les rendre presque ridicules; elles devinrent une ombre de représentation, tant par le mode d'élection que par les conditions attachées à l'exercice de leurs fonctions.
Ce qui montre le changement survenu dans l'opinion, c'est que, dans le comité de constitution, composé de cinquante personnes, qui toutes devaient leur situation politique aux assemblées, aucune d'elles ne réclama contre ces dispositions; on était tellement fatigué de la manière dont les assemblées avaient abusé de leur pouvoir, on était tellement effrayé des dangers auxquels on venait d'échapper, que tout ce parlage, si fort à la mode autrefois, n'était plus dans le goût de personne. Il a fallu tous les écarts de l'Empereur, tous les maux de la fin de l'Empire et l'abus continuel d'une autorité sans frein et sans contrôle, pour modifier les opinions et les sentiments publics à cet égard, et faire revenir la France à l'idée d'un régime différent.
Nous sommes encore en ce moment dans l'ignorance de ce qui nous convient, car les hommes sages redoutent tout à la fois l'envahissement du pouvoir par les Chambres, et l'influence des courtisans, si funeste souvent au maître lui-même, dont ils flattent et caressent les passions. Le temps, il faut l'espérer, établira un équilibre désirable, et lui seul en a la faculté; il y a entre nos pouvoirs tant de points de contact, et ils possèdent tant de droits fondés, reconnus, consacrés, dont l'exercice, poussé à l'excès, amènerait un si grand bouleversement, que chacun doit se convaincre de la nécessité de prendre pour base, dans sa marche, la raison et un sage esprit de conciliation, pour rendre possible le succès de l'ordre politique 1.
Le premier consul se plaça bientôt à une grande distance de ses deux collègues; ils ne furent là que pour la forme, le titre seul paraissait les rapprocher. Ils n'étaient pas de caractère à lui rien disputer, et le gouvernement consistait en lui seul.
Lors de l'organisation du nouvel ordre de choses, il me donna à choisir entre le commandement de l'artillerie de la garde et une place de conseiller d'État. Je ne sais trop pourquoi je ne choisis pas le commandement de l'artillerie; ce fut, je crois, pour ne pas être sous les ordres de Lannes, placé à la tête de cette garde; je n'étais pas fâché ensuite d'être à même d'étudier la législation et l'administration; peut-être aussi ce titre pompeux me séduisit-il; j'étais d'ailleurs certain qu'au moment où le canon tirerait le premier consul ne me laisserait pas à Paris autour d'un tapis vert. Je fus donc nommé conseiller d'État à la section de la guerre. Mon premier travail eut pour objet l'organisation du train d'artillerie, que je provoquai. Jusqu'à cette époque, les attelages de l'artillerie avaient toujours appartenu à un entrepreneur; les conducteurs des pièces étaient des charretiers payés par lui, et ce service si important, toujours compromis, n'avait aucune garantie de son exécution. Et cependant la première condition d'une bonne artillerie est la mobilité; tout doit tendre à la lui assurer; une artillerie stationnaire et immobile ne rend presque aucun service un jour de bataille. Le matériel, le personnel et les attelages, doivent être combinés de manière que l'artillerie puisse suivre les troupes partout et sans jamais se faire attendre. À cette époque, l'artillerie de Gribeauval, à tort tant vantée et traînée par des chevaux d'entreprise, avait mille défauts. On est arrivé successivement, et seulement dans ces derniers temps, à la perfection sous ces divers rapports. Le premier pas à faire alors était de rendre les attelages militaires; je le proposai, et ce changement fut exécuté. L'organisation consacra des compagnies du train; et, comme ce service est essentiellement secondaire et subordonné, je fis commander ces compagnies par des sous-officiers, pour éviter l'inconvénient de faire obéir des officiers d'un grade supérieur à des officiers d'artillerie d'un grade inférieur, et de bouleverser ainsi la hiérarchie militaire. On reconnut plus tard que l'administration de cent cinquante chevaux exigeait un grade plus élevé, et l'on fit commander les compagnies par des lieutenants; enfin on en est venu à fondre le train dans le personnel des compagnies, et à charger les officiers d'artillerie, comme les canonniers, de la double fonction de servir et de conduire les pièces. C'est là, sans doute, la perfection.
L'État sortait du chaos; les améliorations étaient rapides. Le premier consul s'était entouré de ministres capables et portant des noms honorables. À la tête des finances, M. Gaudin, ancien premier commis sous Turgot; Talleyrand aux affaires étrangères, Berthier à la guerre. On revint aux vrais principes de l'administration: une caisse d'amortissement fut instituée, et le crédit s'établit avec rapidité. La Banque de France, fondée, donna au commerce les secours dont il avait besoin pour faciliter ses escomptes. On se débarrassa de ces traitants qui dévoraient les ressources de l'État. Peu à peu d'honnêtes négociants se chargèrent, à un prix raisonnable, des fournitures. L'ordre revint partout, et avec lui les ressources: le désordre et le gaspillage seuls peuvent ruiner un pays comme la France. Au moment où Bonaparte s'empara du pouvoir, le trésor public était vide: les premiers secours dont il put disposer lui furent apportés par un ancien fournisseur enrichi à l'armée d'Italie; il prêta huit cent mille francs à l'avènement du premier consul.
L'extrême urgence des besoins donna l'idée de faire un emprunt en Hollande, et le premier consul imagina de m'en charger. On n'était pas alors accoutumé aux centaines de millions et aux milliards; une somme de douze millions de francs était nécessaire pour pouvoir entrer en campagne: on donnait pour gages des coupes de bois vendues dont les payements devaient se faire à la fin de l'année; le procès-verbal d'adjudication était remis en nantissement, et on prenait l'engagement de remplir les formalités nécessaires pour donner à ce gage toute sa valeur. J'avais aussi le diamant le Régent à offrir comme supplément et à mettre en dépôt. Muni de pleins pouvoirs et d'une lettre de créance auprès de la municipalité d'Amsterdam, j'étais secondé par le ministre de France, M. de Sémonville, un des hommes les plus spirituels de notre époque. Les négociants assemblés, je leur fis un beau discours pour leur expliquer de mon mieux la nature du gage offert et sa sûreté. Mais des coupes de bois de la valeur de douze millions pour des gens habitant un pays où il n'y a que des bosquets, et une négociation d'argent entamée par un jeune général, parurent choses bizarres, et vainement je remuai ciel et terre pour réussir. Les négociants me firent d'abord un bon accueil, nommèrent trois commissaires pour s'entendre avec moi: l'opposition du gouvernement batave et des intrigues étrangères mirent mes efforts à néant. Il faut convenir que la manière de procéder était insolite: j'aurais eu plus de chances de succès si j'étais venu comme gendre de M. Perregaux avec des pouvoirs de lui près de ses correspondants. Le premier consul apprécia mon zèle, et garda toujours rancune aux Hollandais.
Je revins à Paris après avoir traversé une partie de ce pays curieux conquis sur les eaux et alors couvert par des glaces. Je me réserve de parler avec détail de ce théâtre de la grandeur de l'homme, où sa main se montre partout, où son génie et sa volonté persévérante luttent avec une admirable constance contre la puissance de la nature.
Dans ce voyage, j'eus l'occasion de voir combien les hommes ordinaires se laissent prendre facilement aux mots: enfants et niais à tout âge. Un vieil officier d'artillerie, le général de division Macors, commandait à cette époque l'artillerie de l'armée en Hollande; en ma qualité de camarade de la même arme, j'allai le voir. Il me parla beaucoup des changements politiques survenus et de la révolution du 18 brumaire. L'inquiétude avait été grande dans l'armée, me dit-il. «Imaginez-vous, général, qu'on avait fait courir le bruit que le général Bonaparte avait été nommé dictateur! À cette nouvelle, tout le monde avait été au désespoir: il n'en eût pas fallu peut-être davantage pour causer un soulèvement; mais enfin le télégraphe vint à notre secours; il nous fit connaître que le général Bonaparte était premier consul, et nous respirâmes à l'aise.»
Des mots, des mots et un peu d'adresse, et l'on peut tromper les hommes tant qu'on le veut; mais il vaut mieux les conduire par les voies de la raison, de leur intérêt bien entendu et de la vérité.
L'hiver s'écoulait, et le moment de l'entrée en campagne approchait. Le général Bonaparte avait utilement employé le temps de la mauvaise saison à pacifier la Vendée. Le général Brune, chargé du commandement de ce pays, y avait ramené la tranquillité. La masse des troupes qui y avait été envoyée devint disponible; on l'augmenta de vingt mille conscrits incorporés, et on en composa l'armée de réserve.
Cette armée se réunit à Dijon, l'un des meilleurs points stratégiques de notre frontière: le premier consul se réservait de la commander en personne. Il avait d'abord eu la pensée de commander l'armée du Rhin, mais il comptait y aller comme premier consul, laissant sous lui Moreau général en chef titulaire. Il put s'apercevoir bientôt que leur réunion n'aurait rien d'agréable ni pour l'un ni pour l'autre. Il s'en tint donc pour lui à cette armée de réserve, dont la destinée était de faire une campagne éclatante. Un article de la constitution de l'an VIII défendant au premier consul de commander les armées, il nomma Berthier général en chef: c'était, sous un autre nom, le conserver comme son chef d'état-major.
Les commandements furent distribués de la manière suivante: Masséna commandait l'armée d'Italie réfugiée dans le pays de Gênes, et occupant toutes les positions d'où la première armée d'Italie s'était élancée pour conquérir la Péninsule, et, de plus, la ville de Gênes. Personne ne connaissait mieux le pays que lui: l'ayant parcouru dans tous les sens, il y avait combattu pendant plusieurs années. Son armée ne s'élevait pas à plus de trente mille hommes. L'armée du Rhin, toute rassemblée près du lac de Constance, commandée par Moreau, formait la grande armée; sa force était de quatre-vingt mille hommes au moins. L'armée gallo-batave, forte de vingt-cinq mille hommes disponibles, commandée par Augereau, devait flanquer l'armée du Rhin en opérant en Franconie. Enfin l'armée de réserve, de cinquante à soixante mille hommes, se rassembla à Dijon.
Le premier consul me proposa le commandement de l'artillerie de cette armée. J'avais abjuré les préjugés de l'artillerie, et je préférais un commandement de troupes, le seul qui forme à la conduite des armées et mène à la grande gloire. Mon grade ne comportait pour le moment que le commandement d'une brigade, mais cette brigade me conduisait naturellement à commander plus tard une division; or le commandement d'une division est l'école de la grande guerre; on est assez élevé pour voir et juger l'ensemble des opérations, et on apprend à bien manier les troupes en s'exerçant sur huit à dix mille hommes. Le premier consul combattit mes observations et ma répugnance; il me fit remarquer, avec raison, la différence de l'importance des fonctions du général commandant une brigade et de celles du commandant de l'artillerie d'une armée: il n'y avait aucune parité; et il ajouta: «En servant dans la ligne, vous courez les chances de vous trouver sous les ordres de Murat ou de tout autre général aussi dépourvu de talent, ce qui sans doute ne doit pas vous convenir; en commandant l'artillerie, vous serez sous les miens seuls. D'ailleurs, la nature de l'opération, consistant d'abord à franchir les Alpes par le Simplon pour prendre à revers tout le Piémont, présentera de grandes difficultés, spécialement pour l'artillerie; j'ai confiance dans votre activité, les ressources de votre esprit et la force de votre volonté, et je désire que vous acceptiez.» C'était un ordre pour moi, et je restai dans cette arme de l'artillerie, bien décidé à l'abandonner de nouveau au moment où je trouverais une circonstance favorable. Des ordres préparatoires avaient déjà été donnés à Auxonne pour disposer les objets nécessaires à l'expédition projetée; j'en pris connaissance, et je les complétai. J'avais, pour directeur des parcs d'artillerie, un officier admirable, éminemment propre à ces fonctions, Gassendi, auteur de l'Aide-mémoire. Je m'entourai de bons officiers, actifs, intelligents, zélés; de ce nombre était le colonel Alix, malheureusement célèbre depuis par sa folie et le dérangement de ses facultés. Tout fut disposé avec une promptitude dont il est difficile de se faire une idée.
Le premier consul attendit pour agir l'ouverture de la campagne en Allemagne et en Italie: les ennemis devaient avoir d'abord dessiné leurs opérations pour nous mettre à même d'agir avec connaissance de cause et d'une manière décisive.
On put bientôt reconnaître l'influence des Anglais dans le plan de campagne des ennemis; la direction donnée aux opérations, contraire à tous les calculs raisonnables, leur fut funeste. L'armée autrichienne, forte de quatre-vingt mille hommes, la même qui nous avait chassés de l'Italie la campagne précédente, était une bonne et redoutable armée. Impatients d'amener les opérations vers les côtes pour s'emparer de Gênes et envahir ensuite le littoral de la Provence, les Anglais ne voulurent pas attendre l'ouverture de la campagne sur le Rhin pour connaître, avant d'agir, le résultat des premières opérations. Ce système, contre-sens manifeste, adopté et exécuté, les opérations furent dirigées par Mélas, ou plutôt par son quartier-maître général de Zach, avec plus d'ensemble, plus de vigueur et plus de talent qu'elles ne l'avaient été sur le même terrain par Beaulieu. Après quelques combats, où les troupes se battirent avec courage et opiniâtreté, les Autrichiens coupèrent en deux notre immense ligne, dont Gênes était la tête, et pénétrèrent à Savone. L'armée française fut ainsi divisée en deux parties: la première, avec Masséna, ayant sa retraite sur Gênes, et l'autre, sous les ordres de Suchet, sur Nice. De brillants faits d'armes tinrent pendant quelque temps les Autrichiens à une certaine distance de Gênes; mais la disproportion des forces était telle, que Masséna, obligé de chercher un abri derrière les remparts, fut bloqué par une aile de l'armée autrichienne commandée par le général Ott, tandis qu'une escadre anglaise, aux ordres de l'amiral Keith, bloquait la ville par mer.
Suchet rallia les autres troupes, fit sa retraite en bon ordre Sur Nice, repassa le Var, et établit une bonne défensive sur cette rivière. Pendant ces événements en Italie, Moreau avait pris l'offensive, passé le Rhin, et battu l'ennemi à Stokach et à Möskirch. Ses succès étaient de nature à assurer à notre armée une supériorité décidée; dès lors les opérations de l'armée de réserve ne devaient plus être incertaines. L'Italie était le théâtre où cette armée devait agir, et, en opérant avec promptitude, rien ne pouvait l'empêcher de réussir.
Si les Autrichiens eussent procédé avec méthode, ils auraient dû d'abord réunir assez de moyens pour avoir un succès en Suisse; une fois ce succès obtenu, ils étaient les maîtres d'agir comme ils l'auraient voulu; mais, s'étant jetés sur les côtes de la Méditerranée, et ainsi avancés, du moment où nos succès en Suisse nous donnaient le moyen de prendre toute l'Italie à revers, leur position devenait périlleuse, et leurs succès éphémères n'aboutissaient à rien.
Toutes les troupes et le matériel de l'armée se mirent en marche pour Genève; Masséna, bloqué dans Gênes, n'était pas riche en subsistances, et la certitude des besoins qu'il éprouvait, ou qu'il était au moment d'éprouver, décidèrent le premier consul à modifier son plan de campagne et à presser ses opérations. Sa première pensée avait été de remonter le Valais et de déboucher par le Simplon.
Il tournait ainsi tout le Piémont, et, après avoir débouché des montagnes, il entrait à Milan. Mais cette opération devait être assez longue, et le premier effet s'en faire sentir assez tard sur l'armée autrichienne, et, par conséquent, aux dépens de notre armée d'Italie. Il se décida à opérer son passage par le grand Saint-Bernard; cette direction avait, sur celle du Simplon, le double avantage d'entrer plus tôt en opération, et de ne présenter que cinq lieues de chemin non praticable aux voitures; par le Simplon, au contraire, il y en avait le double.
Toute l'artillerie fut dirigée sur Lausanne, Villeneuve, Martigny et Saint-Pierre; à ce dernier point commencèrent ces travaux si remarquables et si dignes de leur célébrité. Je m'étais fait accompagner par un grand nombre d'officiers d'artillerie zélés et intelligents. Jeune, actif, et déjà convaincu que le mot impossible n'est, dans les trois quarts des circonstances, que l'excuse de la faiblesse, je ne doutai pas de réussir. Une division, commandée par Lannes, passa le col du Saint-Bernard et s'empara de Châtillon, dont elle chassa quelques postes ennemis. Les Autrichiens n'avaient laissé, dans le Piémont, que de la cavalerie, des dépôts et quelques postes d'observation, il n'y eut donc aucune résistance; nous nous trouvâmes couverts, et nous pûmes commencer nos opérations.
Je fis démonter toute l'artillerie et diviser toutes les parties qui composent les affûts, de manière à être portées à bras, et chaque régiment, en passant, reçut une quantité de matériel proportionnée à son effectif. Des officiers d'artillerie, répandus dans les colonnes, surveillaient ces transports, et empêchaient la dégradation des objets.
J'avais fait faire à Auxonne des traîneaux à roulettes, pour transporter les bouches à feu; mais, quoique de la plus petite voie, ils furent d'un service difficile et dangereux en passant sur le bord de quelques précipices; je les fis abandonner et remplacer par des arbres de sapin, creusés de manière à servir comme d'étuis à ces pièces.
La partie inférieure et extérieure était aplatie, et l'extrémité antérieure arrondie de manière à pouvoir être traînée sans ficher en terre; un levier de direction courbe, tenu par un canonnier et placé dans la bouche de la pièce, la maintenait et l'empêchait de faire la culbute. Toutes nos bouches à feu passèrent ainsi, et en très-peu de jours tout l'équipage eut franchi les Alpes. On s'occupa ensuite de tout remonter et de tout recomposer; le matériel était fort altéré, quoique cependant encore en état de servir, malgré la plus grande surveillance, on n'avait pu empêcher beaucoup de dégradations. L'opinion de l'armée me récompensa dignement de ce succès; mais des obstacles bien supérieurs nous restaient à surmonter.
Le général Lannes, après avoir descendu dans la vallée et être entré à Aoste, reçut l'ordre de se porter sur Ivrée, à l'entrée des plaines du Piémont. Il rencontra en route un obstacle qui, certes, n'avait pas été prévu, car jamais le premier consul ne m'en avait dit un mot; aucun préparatif n'avait donc été fait pour le vaincre. Cet obstacle eût été insurmontable, sans un moyen extraordinaire dont l'idée me vint à l'esprit, que j'exécutai, et dont le succès fut une espèce de miracle.
Au village de Bard, à huit lieues d'Aoste, en descendant le chemin d'Ivrée, un monticule, situé un peu en arrière du village, ferme presque hermétiquement la vallée. La Doire coule entre la montagne de droite et ce monticule, et remplit tout l'intervalle. La montagne de gauche est séparée seulement par un espace semblable, occupé par la grande route, et le fort de Bard embrasse le monticule depuis sa sommité jusqu'à la moitié de son élévation. Bien armé, et sa garnison étant de deux cents hommes, il se trouvait dans un état de défense complet.
Le défilé étant infranchissable en apparence au matériel de l'armée tant qu'on ne serait pas maître du fort, il devenait indispensable d'en entreprendre le siége. On établit quelques pièces de campagne: nous n'en avions pas d'autres; mais ces pièces ne pouvaient faire et ne firent aucun effet. On tailla un sentier dans la montagne pour tourner le fort, hors de la portée du canon, et l'infanterie et la cavalerie le suivirent pour se rendre à Ivrée. Dans cette circonstance, j'arrivai du Saint-Bernard, et je rejoignis le premier consul. Celui-ci me dit qu'il fallait de nouveau démonter l'artillerie et la transporter à bras par le sentier pratiqué; je le parcourus et lui déclarai la chose impraticable. Ce sentier présentait encore plus de sinuosités, et, par conséquent, beaucoup plus de difficultés que celui du Saint-Bernard pour faire exécuter le transport par les troupes, et j'ajoutai: «Si, à force de soins, on peut y parvenir, on ne devra pas compter sur ce matériel, déjà fort mauvais, beaucoup de parties se trouvant disjointes et peu solides par suite des opérations déjà exécutées; s'il est disloqué de nouveau, il ne sera plus bon à rien.»
Sur cette observation, le premier consul fit tenter un assaut par escalade: des colonnes formées dans le village, et munies d'échelles, se présentèrent en plusieurs endroits, notamment à la porte où est un pont-levis mal flanqué. Si l'affaire eût été conduite avec plus d'intelligence, elle pouvait réussir; mais un certain colonel Dufour, commandant une colonne, au lieu de chercher à surprendre les gardes endormis, seule chance de réussite, fit battre la charge; il se porta bravement au point d'attaque, fut repoussé avec une grande perte, et reçut lui-même un coup de fusil à travers le corps.
Cependant Lannes allait rencontrer l'ennemi: des canons et des munitions lui étaient absolument nécessaires; il fallait pourvoir à ses besoins. J'eus l'idée la plus hardie, la plus audacieuse, et sur-le-champ j'en entrepris l'exécution avec l'autorisation du premier consul: j'essayai de faire passer l'artillerie par la grande route, la nuit, malgré la proximité du fort. Je commençai mon épreuve avec six pièces et six caissons, en prenant les précautions suivantes: je fis envelopper les roues, les chaînes et toutes les parties sonnantes des voitures avec du foin tordu, répandre sur la route le fumier et les matelas que l'on trouva dans le village, dételer les voitures et remplacer les chevaux par cinquante hommes placés en galères; des chevaux se seraient fait entendre, un cheval tué aurait arrêté tout le convoi, tandis que des hommes ne feraient point de bruit, et, tués ou blessés, ne tenant pas à la voiture, ils n'arrêteraient pas la marche.
Je mis à la tête de chaque voiture un officier ou sous-officier d'artillerie; je promis six cents francs pour le transport de chaque voiture hors de la vue du fort, et je présidai moi-même à cette première opération. Elle réussit au delà de mes espérances: un orage avait rendu la nuit fort obscure; les six pièces et les six caissons arrivèrent à leur destination sans avoir éprouvé ni perte ni accident. Ce succès nous tirait d'un grand embarras, et me fit éprouver une des joies les plus vives que j'aie eues dans ma vie. Le sort de la campagne était là; sans cela elle avortait. Si nous avions perdu le temps nécessaire à prendre la place par un siége avec nos faibles moyens, l'ennemi aurait été nécessairement informé de nos mouvements, et nous aurait combattus avec avantage. Au lieu de cela, mal informé par ses espions de la force du rassemblement de Dijon, il fut complètement surpris, et nous profitâmes, en gens habiles, de son erreur.
Une fois la possibilité du passage démontrée, le transport de l'artillerie fut un service commandé comme un autre, et les soldats s'y prêtèrent de la meilleure grâce du monde; seulement ce qui s'était fait sans perte le premier jour fut ensuite accompagné de dangers. L'ennemi, informé enfin, tirait beaucoup de coups de canon et de fusil, et jetait des pots à feu pour éclairer notre marche; nous bravâmes son feu; l'élévation du fort en diminuait le danger. Le moment le plus critique était à une certaine distance du fort, au dernier tournant de la route; mais enfin tout fut surmonté, et, au moyen d'une perte qu'on peut évaluer à cinq ou six hommes tués ou blessés par voiture, tout l'équipage franchit cet obstacle et put suivre l'armée. Quelques jours après, deux pièces de douze ayant fait brèche, le fort se rendit.
Je dois faire remarquer ici que les plus grands généraux eux-mêmes se rendent souvent coupables d'imprévoyance; cependant c'est dans la prévoyance que se trouve une de leurs plus grandes qualités. Le fort de Bard était venu compliquer notre position d'une manière fâcheuse. Si on avait préparé une artillerie particulière en fondant des pièces de gros calibre d'un poids léger, en un jour il se serait rendu. D'un autre côté, tout cet immense travail du matériel démonté au grand Saint-Bernard aurait pu s'éviter: le col du petit Saint-Bernard était dès lors praticable aux voitures, et six pièces de douze, envoyées depuis de Chambéry, le traversèrent sur leurs affûts. On ignorait l'état de ce passage, et, dans une circonstance aussi importante, c'était une chose impardonnable.
L'armée traversa les plaines du Piémont sans rencontrer d'obstacle. Les succès de l'armée du Rhin avaient permis au premier consul d'ordonner au général Moreau de faire sur l'armée d'Italie un détachement d'environ douze mille hommes, sous les ordres du général Moncey; ce détachement se composait de deux divisions, commandées par les généraux Lorge et Lapoype. Il déboucha par le Saint-Gothard, fit sa jonction sur le Tessin, et nous entrâmes à Milan sans coup férir. Notre retour causa une grande joie aux Milanais: nous ramenions beaucoup de leurs compatriotes réfugiés, et nous défendions l'indépendance de l'Italie; ils se rappelaient bien les sacrifices et les désordres occasionnés par la première conquête; mais, avec nous, ils avaient toujours l'espérance de voir ces sacrifices payés par la formation d'un État indépendant du nord de l'Italie, tandis que, avec les Autrichiens, l'Italie redevenait toujours une province autrichienne.
Le gouvernement autrichien, si doux, si paternel, a toujours été accusé, mais à tort, par les Italiens d'être dur et fiscal pour l'Italie. C'est un fait dont depuis j'ai constaté la fausseté; mais le peu de sympathie existant entre le caractère des Allemands et celui des Italiens suffit pour expliquer l'injustice et la mauvaise foi de leurs plaintes.
Je me rendis sans délai à Pavie, où les Autrichiens avaient placé leur grand dépôt d'artillerie. Je trouvai dans le château des ressources immenses en munitions, en approvisionnements de tout genre, et un certain nombre de bouches à feu. Je tirai un bon parti de ces ressources, et j'organisai une batterie de cinq bouches à feu autrichiennes, dont je renforçai l'artillerie de l'armée. Les troupes entrées les premières à Pavie interceptèrent une lettre écrite par le prince de Hohenzollern, employé devant Gênes: elle était adressée au général commandant à Milan; le prince mandait que, Masséna étant sans vivres, la résistance de Gênes tirait à sa fin; on avait appris, disait-il, la démonstration faite par les Français dans la vallée d'Aoste et dans celle du Tessin; mais on n'était pas la dupe de ces manoeuvres sans importance, uniquement exécutées dans le but de déranger les opérations commencées et de faire diversion. On voit de quelle manière ils étaient informés, et pendant combien de temps ils furent incrédules.
Cependant notre entrée à Milan retentit dans toute l'Italie. Mélas, dont l'avant-garde était sur le Var, avec l'armée derrière elle en échelons jusqu'à Tende, ne pouvant plus douter de notre marche et de nos succès, fit faire demi-tour à ses troupes et porta ses réserves avec rapidité sur le Pô, pour en défendre le passage; mais il était trop tard. Le corps d'armée, commandé par le général Ott, détaché de Gênes, n'arriva à Montebello qu'après le passage effectué par notre avant-garde. Lannes, qui la commandait, marcha à lui, le trouva en position à Montebello, l'attaqua, le battit et le poursuivit jusqu'à Voghera. C'est ce succès dont plus tard l'Empereur a voulu consacrer le souvenir en donnant à Lannes le titre de duc de Montebello.
Le passage du Pô, toujours fort difficile, fut contrarié par des circonstances naturelles: pendant cette campagne, des orages fréquents se succédaient, et une alternative de pluie et de beau temps faisait sans cesse varier l'élévation des eaux; ce fleuve, sur ce point encore si près de sa source, et recevant de nombreux affluents, alimentés par les vastes coupes des montagnes, à la moindre pluie élève son niveau, qui ensuite s'abaisse en un moment.
J'avais réuni sur le Pô tous les moyens de passage à ma portée, et fait construire deux grands ponts volants; la rivière fut si capricieuse, elle baissa et monta si vite, que, pour pouvoir les faire aborder, il fallut, dans l'espace de trois jours, les changer deux fois de place, ce qui causa un assez grand retard.
L'armée se composait de dix divisions, sans compter la division italienne et la garde des consuls. Cette dernière, fort peu de chose alors, ne s'élevait pas au delà de deux bataillons d'infanterie et de deux régiments de cavalerie. Presque toutes les divisions étaient très-faibles; la force totale de l'armée ne dépassait pas soixante mille hommes.
Le premier consul franchit le Pô avec cinq divisions, savoir: les divisions Gardanne et Chamberlhac, formant un corps commandé par Victor; les divisions Watrin et Monnier, réunies de même, sous le commandement du général Lannes, et la division Boudet, faisant partie du corps destiné à Desaix, et que la division Loison, détachée sur l'Adda, devait compléter. Le général Moncey, avec les divisions Lorge et Lapoype, avait pris position sur le Tessin, tandis que la division Chabran observait la rive gauche du Pô. Le général Moncey devait combattre sur le Tessin, si l'ennemi voulait opérer sa retraite par cette partie du Piémont et de la Lombardie, et donner ainsi le temps au premier consul d'accourir; enfin le général Thureau, avec une faible division, débouchait de Suze et marchait sur Turin.
On peut reprocher au premier consul d'avoir divisé ses forces au moment où l'ennemi rassemblait nécessairement les siennes, et de s'être ainsi volontairement soumis aux chances d'un combat très-inégal. Le talent d'un général en chef est de mouvoir ses troupes de manière à donner des inquiétudes à l'ennemi sur plusieurs points, dans le but de l'affaiblir sur celui où il a l'intention d'agir. Aussitôt qu'il a obtenu ce résultat, il rassemble brusquement les siennes sur le point où il veut combattre, et, de cette manière, il se trouve supérieur en forces à son ennemi sur le champ de bataille qu'il a choisi. Le premier consul, qui, jusque-là, avait toujours agi ainsi, fit en cette circonstance tout le contraire, et il s'occupa de prendre l'ennemi, en s'emparant de toutes ses communications avant de l'avoir battu. Il eût été plus prudent de s'assurer d'abord les moyens de le vaincre avant de le faire prisonnier, mais, à cette époque, tout devait nous réussir.
L'artillerie de cette portion de l'armée, sur la rive droite du Pô, s'élevait à quarante et une bouches à feu, savoir: trente-six attachées aux divisions, et cinq bouches à feu de réserve. L'armée se réunit avant de passer la Scrivia; traversant cette rivière à gué, elle se présenta toute formée dans la plaine de San Giuliano. Nous nous attendions à une bataille, car nous étions informés de la marche rapide de l'armée autrichienne, accourant à notre rencontre, et de son arrivée à Alexandrie. Nous trouvâmes seulement une avant-garde de quatre à cinq mille hommes, qui, après un léger engagement, évacua le village de Marengo; nous la chassâmes devant nous en échangeant quelques centaines de coups de canon. La division du général Gardanne formait notre avant-garde. Une grande pluie interrompit momentanément le combat; mais il reprit ensuite, et l'ennemi repassa la Bormida. Voulant connaître par moi-même l'état des choses, j'avais suivi les troupes engagées, et je dirigeais leur artillerie. Arrivé près de la Bormida, je reconnus une tête de pont construite sur la rive droite, et occupée par l'ennemi; la rivière, à ce point, fait un coude, et, contre tous les principes, la tête de pont étant placée à un saillant de la rivière, je pouvais la prendre de revers en m'enfonçant dans le rentrant. Je crus que nous ferions une attaque prochaine de cette tête de pont, et, pour la favoriser, je pris avec moi huit pièces de canon, afin d'en battre obliquement la gorge; mais je fus reçu par le feu d'une batterie à embrasure, construite sur la rive gauche, qui m'obligea à me retirer, après avoir perdu quelques hommes et avoir eu plusieurs pièces démontées. Ayant pris position en arrière, j'allai trouver le général Gardanne pour savoir ce qu'il comptait entreprendre. Je le trouvai dans un fossé, et n'ayant pris aucune mesure ni pour attaquer la tête de pont ni pour empêcher l'ennemi d'en sortir et de déboucher. Là-dessus je le quittai, n'ayant aucun ordre à lui donner, et la nuit étant voisine. Je me mis en route pour rejoindre le quartier général, établi au village de Garofolo, à plus de deux lieues en arrière. Un nouvel orage survint: la nuit était obscure, les chemins très-mauvais; je m'établis dans une ferme située à quelque distance, et, à la pointe du jour, je me mis en marche pour rejoindre le premier consul. À peine étais-je près de lui, à six heures du matin, que le canon se fit entendre. Peu après, un officier du général Victor arriva et lui rendit compte d'une attaque générale de l'ennemi. Le premier consul, étonné de cette nouvelle, dit qu'elle lui paraissait impossible. «Le général Gardanne m'a rendu compte, ajouta-t-il, de son arrivée sur la Bormida, dont il avait coupé le pont.--Le général Gardanne, lui répondis-je, vous a fait un faux rapport; j'ai été hier au soir plus près que lui de la tête de pont, et je lui ai proposé de tenter de s'en emparer; mais il s'y est refusé, quoique j'eusse disposé du canon pour le soutenir; et, la tête de pont n'ayant pas été enlevée ni bloquée par nos postes, l'ennemi a pu déboucher à son aise pendant cette nuit, sans être aperçu: ainsi vous pouvez hardiment croire à la bataille.»
Le premier consul, sur le faux rapport du général Gardanne, avait cru que l'ennemi, refusant de combattre, se retirait sur Gênes, et il avait envoyé, dans la direction de Novi, la division Boudet, à la tête de laquelle se trouvait le général Desaix, pour lui disputer le passage. Il envoya en toute hâte un officier pour la rappeler, chose facile, car le général Desaix, ayant entendu le bruit de la bataille, s'était arrêté dans son mouvement, en attendant les ordres qui probablement lui seraient expédiés, puisque l'ennemi n'opérait pas sa retraite comme on l'avait supposé. Le premier consul accourut à ses troupes, et nous les trouvâmes aux prises.
À une très-petite distance et en avant de la Bormida, il existe un ruisseau appelé la Fontanone, coulant dans un fossé profond: ce ruisseau suit d'abord une direction à peu près parallèle à la rivière, puis s'en écarte, puis s'en rapproche, puis finit, en reprenant sa première direction, par se jeter dans des marais près du Tanaro et du Pô; il traverse le village de Marengo au moment où il fait un coude en retour. L'intervalle compris entre la Bormida, la Fontanone et Marengo, forme le champ de bataille. Victor, avec ses deux divisions et la cavalerie de Kellermann, se trouva chargé de la défense de la première partie, jusques et y compris le village de Marengo: la ferme dite de Stortigliana, située entre la Bormida et le ruisseau, était un point solide de cette ligne. Lannes, avec les divisions Monnier et Watrin, et la cavalerie du général Champeaux, eut à défendre la deuxième partie, c'est-à-dire le ruisseau de Marengo: ainsi notre ligne était en équerre et formait à son centre, au village de Marengo, un angle à peu près droit. Une brigade de la division Monnier, commandée par le général Carra Saint-Cyr, fut chargée d'occuper et de défendre le village de Castel-Ceriolo, formant notre extrême droite: elle était appuyée par la cavalerie du général Champeaux. La brigade de cavalerie du général Rivaud, cantonnée à Salo, parut avoir été oubliée, et ne reçut pas d'ordre pendant toute la matinée.
L'ennemi attaqua simultanément Marengo et tout l'espace compris entre le village et la Bormida, ainsi que la ferme de Stortigliana; mais il le fit avec mollesse et lenteur. Un seul coup de collier vigoureux de sa part décidait la question et lui assurait le gain de la bataille. Victor résista longtemps, et, pendant plusieurs heures, repoussa toutes les attaques. Lannes entra en ligne; l'ennemi tenta de tourner sa droite en franchissant le fossé à sa partie inférieure. Castel-Ceriolo ayant été emporté, Lannes, pour couvrir sa droite, fut obligé de placer ses réserves en potence; il fit reprendre ce village, mais le reperdit bientôt.
Le ruisseau en avant du front de l'armée française avait été un grand obstacle au déploiement de l'ennemi. Il n'avait rien préparé d'avance pour le passer facilement, et se trouva pendant longtemps enfermé dans cet espace étroit dont il ne pouvait sortir; mais enfin il y parvint. D'un autre côté, il enleva la ferme de Stortigliana, tourna notre gauche, et cette partie de l'armée française fut mise dans un grand désordre. Nos troupes renoncèrent alors à la défense du fossé, se rapprochèrent de Marengo, et, se trouvant menacées sur les deux flancs, se mirent en mesure d'évacuer le village et de commencer leur retraite, qui s'opéra avec lenteur et en bon ordre: la direction fut prise sur San Giuliano et en marchant parallèlement à la grande route. Ce combat meurtrier avait réduit les bataillons au quart de leurs forces. L'artillerie avait produit de grands effets; mais, accablée par une artillerie très-supérieure, presque toutes nos pièces avaient été démontées: il n'en restait que cinq, pendant la retraite, en état de faire feu.
La soixante-douzième demi-brigade de la division Monnier présenta un beau spectacle dans le moment de cette retraite: formée en bataille dans cette plaine entièrement unie, chargée par un gros corps de cavalerie, et complétement enveloppée, elle ne montra pas la moindre crainte: les deux premiers rangs firent feu sur leur front, tandis que le troisième fit demi-tour et feu en arrière; et la cavalerie ennemie se retira sans l'avoir entamée.
Il était près de cinq heures, et la division Boudet, sur laquelle reposaient notre salut et nos espérances, n'était pas arrivée. Enfin, peu après elle nous rejoignit. Le général Desaix la précéda de quelques moments, et vint rejoindre le premier consul. Il trouvait l'affaire dans ce fâcheux état, il en avait mauvaise opinion. On tint à cheval une espèce de conseil auquel j'assistai; il dit au premier consul: «Il faut qu'un feu vif d'artillerie impose à l'ennemi, avant de tenter une nouvelle charge; sans quoi elle ne réussira pas: c'est ainsi, général, que l'on perd les batailles. Il nous faut absolument un bon feu de canon.»
Je lui dis que j'allais établir une batterie avec les pièces encore intactes et au nombre de cinq; en y joignant cinq pièces restées sur la Scrivia, et venant d'arriver, et, de plus, les huit pièces de sa division, j'avais une batterie de dix-huit pièces. «C'est bien, me dit Desaix; voyez, mon cher Marmont, du canon, du canon, et faites-en le meilleur usage possible.» Les dix-huit pièces furent bientôt mises en batterie. Elles occupaient la moitié de droite du front de l'armée, tant ce front était réduit. Les pièces de gauche étaient à la droite du chemin de San Giuliano. Un feu vif et subit causa d'abord de l'hésitation à l'ennemi, et ensuite l'arrêta. Pendant ce temps, la division Boudet se formait, partie en colonne d'attaque par bataillon, et partie déployée. Quand le moment fut venu, le premier consul la parcourut, et l'électrisa par sa présence et quelques paroles: après environ vingt minutes de feu de cette artillerie, l'armée se porta en avant. Ma batterie fut bientôt dépassée, et je donnai l'ordre de suivre le mouvement. Je fis faire demi-tour à mes pièces pour marcher, mais j'avais peine à l'obtenir. Les canonniers tiraient, malgré moi, par les grands intervalles de nos petits bataillons. Enfin le mouvement général s'était successivement établi pièce par pièce, et j'étais arrivé à la gauche près du chemin où étaient trois bouches à feu, deux pièces de huit, et un obusier servi par des canonniers de la garde des consuls; à force de menaces, je les mettais en mouvement, et les chevaux étaient à la hauteur des pièces, à la prolonge, pour faire le demi-tour, quand tout à coup je vis en avant de moi et à gauche la trentième demi-brigade en désordre et en fuite. Je fis remettre promptement les trois bouches à feu en batterie et charger à mitraille; mais j'attendis pour faire tirer. J'aperçus à cinquante pas de la trentième, au milieu d'une fumée épaisse et de la poussière, une masse en bon ordre; d'abord je la crus française, bientôt je reconnus que c'était la tête d'une grosse colonne de grenadiers autrichiens. Nous eûmes le temps de tirer sur elle quatre coups à mitraille avec nos trois bouches à feu, et, immédiatement après, Kellermann, avec quatre cents chevaux, reste de sa brigade, passa devant mes pièces, et fit une charge vigoureuse sur le flanc gauche de la colonne ennemie, qui mit bas les armes. Si la charge eût été faite trois minutes plus tard, nos pièces étaient prises ou retirées; et peut-être que, n'étant plus sous l'influence de la surprise causée par les coups de canon à mitraille, la colonne ennemie aurait mieux reçu la cavalerie. Il en aurait peut-être été de même si la charge eût précédé la salve; ainsi il a fallu cette combinaison précise pour assurer un succès aussi complet, et, il faut le dire, inespéré. Jamais la fortune n'intervint d'une manière plus décisive; jamais général ne montra plus de coup d'oeil, plus de vigueur et d'à-propos que Kellermann dans cette circonstance. Trois mille grenadiers autrichiens, à la tête desquels se trouvait le général Zach, quartier-maître général, chef véritable de l'armée, furent sabrés ou pris. Cette réserve de l'armée avait été mise en mouvement à l'instant où notre nouvelle résistance avait exigé un nouvel effort. Deux mille hommes de cavalerie autrichienne, placés à une demi-portée de canon, virent tout ce désordre sans tenter d'y remédier. En chargeant les quatre cents chevaux français, ils pouvaient facilement reprendre leurs prisonniers et tout réparer; leur repos couvrit de honte leur commandant.
Voilà les circonstances exactes de la crise de la bataille de Marengo. C'est sous mes yeux mêmes et à quelques pas de moi que tout cela s'est passé. On a beaucoup discuté sur cet événement; mais les choses furent telles que je viens de les raconter. Kellermann avait été mis aux ordres du général Desaix; il avait pour instruction de suivre le mouvement des troupes et de charger quand il verrait l'ennemi en désordre et l'occasion favorable. Il a reconnu, en homme habile, l'urgence des circonstances, car c'est quand le désordre commençait chez nous, et non pas chez l'ennemi, qu'il a chargé et qu'il a exécuté sa résolution avec une vigueur incomparable. Il est absurde et injuste de lui contester la gloire acquise dans cette mémorable circonstance et l'immense service qu'il a rendu. Les trois mille prisonniers faits à la fin de la journée décidèrent la question: la bataille était gagnée. L'ennemi se replia rapidement sur la Bormida; et, comme la brigade Saint-Cyr, après avoir évacué le village de Castel-Ceriolo, s'y reporta, vivement appuyée par la garde, l'ennemi, craignant de perdre les ponts nécessaires à sa retraite, accéléra sa marche pour les couvrir. Redoutant de voir tomber son canon entre nos mains, il précipita son mouvement rétrograde; et moi, avec une artillerie si inférieure en nombre, après avoir été accablé pendant toute la journée par le feu de l'ennemi, j'eus la consolation d'exercer à mon tour mes poursuites avec mes dix-huit bouches à feu contre une seule batterie restée à son arrière-garde. La nuit étant venue, et la Bormida repassée, le combat fut terminé.
Telle fut la bataille de Marengo. Les troupes se conduisirent avec bravoure et constance, les généraux avec habileté et présence d'esprit, les Autrichiens avec lenteur et mollesse; mais tout ce que l'on a dit et écrit du changement de front en arrière, à gauche, de ce poste de Castel-Ceriolo conservé pendant toute la bataille, pour de là déboucher sur les derrières de l'ennemi au moment de la retraite, est pure supposition et invention faite après coup 2. On se retira par où l'on était venu, en suivant la direction de la grande route et en bon ordre. Il aurait été beau effectivement, avec une armée inférieure en nombre, si affaiblie, se composant, à quatre heures du soir, à peine de quinze mille hommes, qui commençait un mouvement rétrograde dont on ne pouvait prévoir le terme, mouvement rétrograde de plus d'une lieue; il aurait été beau, dis-je, de laisser dans un poste ouvert comme le village de Castel-Ceriolo deux mille hommes qui se seraient trouvés séparés de l'armée par trois mille toises! Ces deux mille hommes auraient été pris, et bien plus facilement que les vingt-sept bataillons de Blenheim ne le furent à la journée de Hochstett. Il y aurait eu de la démence dans une pareille disposition, et personne, dans l'armée, n'était capable d'en avoir la pensée.
Note 2: (retour) À cette occasion, je conterai un fait curieux.Le récit de cette bataille, publié dans le bulletin officiel, était, à quelques circonstances près, assez vrai. Le département de la guerre reçut l'ordre de développer cette narration et d'y joindre les plans. Cinq ans plus tard, l'Empereur se fit représenter ce travail; il en fut mécontent, le biffa, et dicta une autre relation, dans laquelle la moitié à peine était vraie, et prescrivit au Dépôt de préparer pour le Mémorial le récit d'après ces données. Enfin, trois ans après, l'Empereur voulut encore revoir ce travail: il lui déplut, et eut le sort du premier; enfin il en rédigea un autre, où tous les faits sont faux. Un ingénieur géographe, ayant gardé par devers lui les deux premières relations, les a publiées pendant la Restauration, et toutes les trois se trouvent dans le même volume du Mémorial, avec les planches. Ce document est fort curieux.(Note du duc de Raguse.)