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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (2/9)

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CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS

RELATIFS AU LIVRE SEPTIÈME



LE MINISTRE DE LA GUERRE À MARMONT.

«Paris, le 2 mars 1804.



«Je vous préviens, citoyen général, que, d'après les observations que vous m'avez faites par votre lettre du 4 ventôse, présent mois, sur la nécessité de pourvoir promptement à la fourniture de la seconde paire de souliers que le premier consul a accordée à chaque soldat, et à celle des capotes qui manquent encore pour compléter les besoins des troupes qui sont en Batavie, j'ai invité de suite le directeur de l'administration de la guerre à prendre toutes les mesures qu'il jugera convenables pour faire opérer la livraison de ces objets: je l'ai également invité à vous faire part des ordres qu'il aura donnés dans cette vue.»


LE MINISTRE DE LA GUERRE À MARMONT.

«Paris, le 7 avril 1804



«Le premier consul n'a point approuvé, citoyen général, la manière dont les troupes françaises en Batavie ont été placées l'année dernière; leur répartition était telle, que tous les corps ont considérablement souffert par la maladie.

«Faites les dispositions nécessaires pour prévenir un semblable inconvénient, et, à cet effet, placez le plus de troupes bataves qu'il sera possible dans l'île de Walcheren, et n'y laissez que très-peu de Français.

«Instruisez-moi des ordres que vous aurez donnés pour remplir à cet égard les intentions du premier consul.»


LE MINISTRE DE LA GUERRE À MARMONT.

«Paris, le 15 mai 1804.



«J'ai rendu compte au premier consul, citoyen général, de la situation dans laquelle j'ai trouvé l'armée que vous commandez. Je lui ai dit qu'en trois mois vous avez fait tout ce qu'on devait attendre de celui qui, avec des qualités distinguées, avait été à la grande école de Bonaparte.

«Il savait qu'à votre arrivée vous n'aviez rien trouvé de disposé pour l'expédition.

«Je lui ai fait connaître que la flottille du Texel était prête à mettre à la voile; qu'une division de troupes bataves bien organisée occupait Alkmaër et Harlem, et que j'avais été satisfait de son instruction; que la division française aux ordres du général Boudet, occupant Utrecht, était également bien instruite et disciplinée; que celle qui est dans Arnhem, aux ordres du général Grouchy, offrait des résultats également satisfaisants, et que j'y avais surtout remarqué la précision des manoeuvres du 24e régiment; qu'enfin la cavalerie, aux ordres du général Guérin, méritait les mêmes éloges.

«Je lui ai présenté le sort du soldat amélioré par vos soins, des salles de convalescents établies, les casernes assainies, les subsistances meilleures, et les hôpitaux mieux tenus. Je lui ai fait connaître aussi l'enthousiasme avec lequel l'armée à vos ordres s'est unie au voeu du peuple qui porte Napoléon à la magistrature suprême de l'Empire, en établissant l'hérédité dans sa famille. Il a éprouvé la jouissance la plus vive en voyant l'armée pénétrée de reconnaissance pour la sollicitude qu'il a montrée à tout ce qui intéresse son bien-être et sa gloire.

«Le premier consul, citoyen général, me charge de vous témoigner sa satisfaction particulière: vous transmettrez les mêmes sentiments aux officiers et soldats.»


LE GRAND CHANCELIER DE LA LÉGION D'HONNEUR À MARMONT.

«Paris, le 27 septembre 1804.



«J'ai reçu, monsieur le général et cher confrère, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 29 fructidor.

«La solennité, l'ordre et la magnificence que vous avez mis dans la distribution que Sa Majesté Impériale vous avait chargé de faire sont un nouveau témoignage de votre amour pour la patrie et de votre dévouement à l'Empereur. Il était beau de voir une armée, composée de Français et de Bataves, rassemblée sous les ordres de son général, sur la place même où elle va élever un monument à Napoléon, écouter attentivement le discours énergique que vous avez prononcé, et applaudir, tout entière, aux militaires français que vos mains décoraient de l'aigle de la Légion. J'aurai l'honneur de rendre compte à Sa Majesté du zèle avec lequel vous avez rempli la mission qu'elle vous avait confiée: de pareilles fêtes récompensent et font naître les héros.

«Je m'empresse de vous envoyer les neuf grands et les sept petits aigles dont vous avez besoin et que vous réclamez.»«De Lacépède.»



L'AMBASSADEUR SÉMONVILLE À MARMONT.

«La Haye, 3 novembre 1804.



«Monsieur le général, j'ai l'honneur de vous prévenir que je reçois l'ordre de me concerter avec vous pour prendre, relativement aux communications de ce pays-ci avec l'Angleterre, toutes les mesures que nous avions déjà jugé convenable d'adopter. Ainsi, non-seulement nous ne pouvons plus former aucun doute sur l'approbation de Sa Majesté, mais encore nous aurons la satisfaction de lui annoncer que nous avions prévenu la totalité de ses ordres.

«Sa Majesté en a tellement senti la nécessité, qu'elle y ajoute ceux de faire saisir, dans toute l'étendue du territoire batave, les marchandises anglaises qui peuvent s'y trouver, et de contraindre le gouvernement batave à prendre des dispositions de tout point analogues à celles prescrites en France contre les navires neutres qui auraient touché dans les ports d'Angleterre et seraient chargés de marchandises anglaises.

«Nous ne pouvons nous flatter de faire exécuter strictement cette seconde partie des ordres de Sa Majesté; le gouvernement batave paraît plus que jamais disposé à persister dans son système d'inertie et à paralyser vos dispositions, par la défense faite à ses agents de concourir à leur exécution.

«Je viens cependant de lui notifier les volontés de Sa Majesté, en lui annonçant qu'il sera seul responsable des suites que son fol entêtement pourra entraîner.

«Quant à l'acte de préhension des marchandises anglaises, les moyens de le mettre à exécution sont en votre pouvoir, et je ne puis, monsieur le général, que m'en référer à ce que votre prudence vous suggérera pour régulariser, par les formes dont vous prescrirez l'emploi, la rigueur d'une mesure qui ne fût jamais devenue nécessaire si le gouvernement batave eût moins obstinément fermé l'oreille à nos représentations et à nos plaintes.

«Son Excellence le ministre des relations extérieures m'adresse la liste de plusieurs maisons (treize d'Amsterdam et quatre de Rotterdam) qui, d'après le dépouillement de la correspondance saisie à Helvoët, ont paru faciliter l'entrée des marchandises anglaises sur le continent.

«Cette liste n'est rien moins que complète; on n'y lit même pas les noms des maisons les plus connues pour entretenir des relations habituelles avec nos ennemis.--Le séjour que vous avez fait en Batavie a, au surplus, dû vous convaincre, monsieur le général, qu'aucune maison de commerce ne serait, pour ainsi dire, à l'abri de reproches, si toutes ne pouvaient présenter pour excuse la tolérance coupable de leur gouvernement.

«Cette tolérance est telle, que les expéditions de beurre et de fromage sont devenues plus actives depuis la connaissance donnée au commerce du concours des forces françaises pour empêcher la contrebande. On s'est empressé de profiter du temps qui devait naturellement s'écouler jusqu'à l'arrivée des forces distribuées par vos ordres sur les différents points de la côte, et j'ai la certitude que des crédits sont même encore donnés par des maisons de Londres sur des négociants d'Amsterdam pour des achats considérables de beurre dans la province de Frise, où il est plus facile que sur tout autre point d'échapper à la surveillance des troupes.

«Dans un tel état de choses, peut-être jugerez-vous, monsieur le général, devoir charger une personne investie de toute votre confiance de se rendre à la Haye pour m'y faire connaître vos intentions et préparer, de concert avec elle, les instructions définitives des agents, tant civils que militaires, établis sur les côtes.»


LE MINISTRE DE LA GUERRE À MARMONT.

«Paris, le 11 novembre 1804.



«Son Excellence le ministre de la marine m'a prévenu, général, que, d'après la demande que vous en avez faite, il avait donné des ordres pour faire stationner, à l'embouchure de la Meuse, les deux bricks le Phaéton et le Voltigeur, à l'effet d'empêcher les communications et la contrebande qui ont lieu entre la Hollande et l'Angleterre.

«Le ministre de la marine m'annonce en même temps que, si ces deux bâtiments vous paraissaient insuffisants pour le service auquel ils sont affectés, il ferait en sorte d'y destiner en outre quelques canonnières ou bateaux canonniers.»


LE MINISTRE DE LA GUERRE À MARMONT.

«Paris, le 11 novembre 1804.



«Je vous adresse, général, les lettres de Sa Majesté Impériale, qui vous appellent à assister à la cérémonie de son couronnement et du sacre, qui aura lieu le 2 décembre.

«L'intention de l'Empereur étant que l'un des généraux de division et deux des généraux de brigade employés à l'armée française en Batavie viennent assister à cette auguste cérémonie, vous voudrez bien désigner ces généraux à votre choix, leur faire tenir les lettres ci-jointes qui leur sont destinées, et me faire connaître, par le retour de mon courrier, les noms de ceux que vous aurez choisis.

«Vous remettrez, pendant votre absence, le commandement de l'armée au général de division Vignole, auquel vous laisserez les instructions que vous jugerez être nécessaires.»


M. DE SÉMONVILLE À MARMONT.

«La Haye, le 8 décembre 1804.



«Mon cher général, votre courrier m'a remis, avant hier soir, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; le général Vignole a reçu la sienne quelques heures après, et est accouru de suite. Pendant qu'il est chez Peyman, je commence à m'entretenir avec vous. Je veux répondre à votre confiance en vous exposant ce que je sais des causes de ce qui se passe ici, les effets qui en sont résultés et que je crois qui en résulteront, et enfin les remèdes qui me semblent appropriés aux maux que ce damné de gouvernement semble s'efforcer d'attirer sur son pays.

«Votre armée l'occupe: votre gloire est intéressée maintenant à la tranquillité intérieure, comme elle le sera un jour à l'expédition: j'en conclus que, fussé-je un peu verbeux, vous ne m'en saurez point mauvais gré.

«Ces gens-ci ne sont point simplement des fous: ce sont des poltrons révoltés qui perdent toute mesure; et qui cherchent un éclat pour venger leur orgueil humilié.

«Au retour de Cologne, M. Schimmelpenning a fait connaître les intentions de l'Empereur sur les choses (on ne pouvait s'en dispenser); peut-être eût-il été prudent d'attendre à se prononcer sur les personnes l'instant où elles seraient privées d'un reste de pouvoir.

«Lors de la première conférence de M. Schimmelpenning, la stupeur a commandé l'obéissance. D'ailleurs, chacun était incertain si le collègue à côté duquel il était assis n'obéirait point, s'il n'avait point son marché fait pour rester en place ou en prendre une autre: on a donc donné tous les pouvoirs à M. Schimmelpenning pour céder aux volontés de Sa Majesté Impériale.

«Mais peu à peu le gouvernement est revenu de son étonnement; on s'est expliqué, chaque membre s'est assuré que la disgrâce atteindrait à peu près l'universalité des membres.

«La première résolution avait été d'obéir; la seconde fut de laisser faire; la troisième, d'adopter petit à petit les dispositions propres à se faire proscrire plutôt que chasser, parce que la proscription est accompagnée de quelque renommée, et que la honte, au contraire, est la compagne fidèle de ceux qui souffrent qu'on les mette à la porte sans mot dire.

«C'est ainsi, mon cher général, que le gouvernement s'est successivement monté à ce point de démence où vous le voyez aujourd'hui. Les délais qui se sont écoulés, la maladie de Schimmelpenning, le retard du couronnement, ceux que l'on prévoit encore pour son retour, tout a merveilleusement servi cette marche. Elle a été celle de tous les corps constitués à qui on a laissé le temps de se reconnaître avant d'exécuter leur destruction prononcée; et, ainsi que je le mandais au ministre, on peut reconnaître là ce qu'ont fait, il y a douze ans, le clergé, les parlements, la noblesse, et les plus petits bailliages de province.

«Depuis trois semaines je m'aperçois de ces progrès, et j'ai écrit à différentes reprises au ministre pour presser de tous mes moyens le retour de M. Schimmelpenning. Cependant, lorsque le fameux arrêté désorganisateur a paru, j'étais encore bien loin de le craindre, et en voici les raisons: si je ne les disais pas, vous penseriez que l'ambassadeur n'est qu'un sot, et je ne veux point vous laisser cette idée.

«Le fait est que j'avais meilleure opinion du caractère de Peyman, et que je lui supposais un peu plus d'énergie.

«Je pensais donc qu'il agirait à votre égard comme le sous-secrétaire Boscha avait agi avec moi pour les affaires étrangères.

«Lorsque ce dernier s'est aperçu que son gouvernement entrait en délire, il a pris la résolution de supprimer toutes les paperasses, protestations, arrêtés qui devaient m'être remis. Il s'est borné à les adresser à l'ambassadeur Schimmelpenning, d'abord officiellement, puis avec des lettres confidentielles, qui le prévenaient qu'usage n'en avait point été fait, et que, l'envoi n'étant que pour la forme, M. Schimmelpenning devait seulement en prendre lecture pour juger l'état du pays et la nécessité de son prompt retour.

«Cette conduite de Boscha fait honneur à ses bonnes intentions, surtout dans la position secondaire où il est placé. Je devais penser que Peyman en adopterait une semblable, ou que, en qualité de ministre, il la porterait plus loin et refuserait l'obéissance en offrant sa démission. La seule menace eût empêché une pareille délibération.

«Quel a été mon étonnement lorsque j'ai appris que l'arrêté tenu secret par Boscha devait être expédié le matin par Peyman! J'ai couru chez lui: la sottise était faite. J'ai demandé alors l'arrêté à Boscha, et me suis empressé de l'envoyer à Paris par courrier, en priant le ministre de me transmettre ses ordres; car, en pareille matière, il me semblait que nulle réponse officielle n'était assez forte, et qu'on devait garder le silence ou déclarer au gouvernement qu'il était en hostilité, et qu'ainsi on allait les commencer.

«Ma dépêche, expédiée par un courrier de Boscha, porteur des mêmes nouvelles à M. Schimmelpenning, a dû arriver à Paris le jour où vous me faisiez l'honneur de m'écrire.

«Tels sont, mon cher général, les antécédents dont je voulais vous rendre compte et les causes de ce qui s'est passé.

«Quels que soient leurs effets, il vous importait de les connaître en détail, et vous en tirerez la conséquence que, si le changement arrêté dans la pensée de l'Empereur était nécessaire à Cologne, il est devenu indispensable du moment que le projet a été connu, et qu'aujourd'hui il ne saurait être trop prompt.

«Que fera le gouvernement? Je n'oserais encore vous le dire. Nous venons de le provoquer, le général Vignole et moi, après une conférence avec Peyman; après avoir fait agir Boscha de son mieux auprès de ces entêtés. Nous nous sommes réunis chez le président avec deux de ses collègues. Là, les bonnes raisons ne nous ont point manqué pour confondre leur absurdité. Nous nous sommes annoncés comme des hommes mus par le seul intérêt du pays où nous exercions de grandes fonctions, aucun motif personnel ne pouvant dicter nos instances, puisque, consentement bâtard ou refus, la volonté de l'Empereur n'en sera pas moins exécutée.--On s'est retiré pour délibérer; nous ne pouvons vous dire encore quel sera le résultat, et je vous écris en l'attendant, afin de ne point retarder le départ de votre courrier.

«En tout état de cause, le gouvernement s'adressera directement à l'Empereur. À cela nous n'avions aucune objection à faire, et nous ne nous y sommes point opposés.

«Mais, provisoirement, les troupes bataves auront-elles l'ordre d'obéir? Voilà ce qui est en délibération.

«Leur grande majorité, ainsi que vous le savez, ne demande pas mieux que de renverser le gouvernement. Ainsi vous n'avez rien à craindre pour la tranquillité publique sur le résultat des ordres qu'on pourrait leur donner. Mais cette disposition à l'insubordination, tout avantageuse qu'elle soit à notre cause, n'en est pas moins un mal, et je préfère, sous tous les rapports, que l'obstination du gouvernement ne les place point dans cette position.

«Si cependant elle se réalisait, je vous supplierais, mon cher général, d'accélérer de tout votre pouvoir les décisions de Sa Majesté relativement à l'organisation définitive de ce pays, car, si une mesure violente, comme l'occupation militaire de la Haye et le brusque renvoi du gouvernement, devait avoir lieu, nécessité serait qu'il fût immédiatement remplacé. Tous les interrègnes sont funestes, et l'on ne peut prévoir les terribles résultats de celui-ci dans un pays artificiel qui ne subsiste que par une surveillance de toutes les heures.

«Le temps nécessaire pour cette organisation peut être court si elle succède à une organisation existante; mais, dans la supposition d'une cessation absolue de pouvoirs, l'autorité même de Sa Majesté Impériale serait entravée par une multitude de difficultés, toutes source des plus grands malheurs.--Les prévoir, mon cher général, c'est vous mettre à portée de les prévenir. Vous êtes, à Paris, investi de la confiance de Sa Majesté; elle daigne accorder le même sentiment à M. Schimmelpenning.--Les vues de cet ambassadeur ne peuvent être contrariées par la commission batave, à qui je connais peu de caractère et à laquelle je suppose peu de crédit. Les fêtes du couronnement seront déjà loin pour celui qui ne s'occupe que de la postérité. Efforcez-vous de fixer un moment ses regards sur un pays bien-petit auprès de ses grandes destinées, mais dont l'importance commerciale est encore assez grande pour la prospérité française.

«Surtout veuillez, je vous supplie, prévenir Sa Majesté, avant votre départ, sur la nécessité de profiter ici de l'installation du nouveau gouvernement pour assurer aux Français, dans ces contrées, divers avantages dont ils ont été privés malgré la conquête.

«Veuillez ne pas oublier que, quant aux institutions, nous vivons encore ici sous le régime stathoudérien, et que pas une d'elles n'a été changée depuis cent trente ans.

«Lorsque je me suis rendu à Paris, il y a deux ans, j'avais cru que les approches de la paix étaient le temps propre à faire décider ces questions politiques. Les occupations des ministres les ont empêchés d'examiner les travaux que je voulais leur soumettre sur ces divers objets. Si nous laissons passer l'époque présente, nous courons risque de trouver encore des obstacles, soit de la part du gouvernement batave après qu'il sera établi, soit de la part de l'Angleterre si la paix devait nous obliger ici à négocier au lieu de commander.

«Ces considérations sortent un peu, je le sais, de vos occupations habituelles. Je ne vous en parlerais point si vous n'étiez que général d'armée; mais vous aimez l'Empereur et votre pays; vous êtes en état de les servir tous deux sous plus d'un rapport; et, si le général rejette ces détails, le conseiller d'État m'entendra.»

«P. S. Ma lettre finie, mon cher général, je m'empresse de vous annoncer que le gouvernement a cédé; mais, pour conserver une sorte de liberté dans ses délibérations, il a demandé que je lui adressasse une note à l'effet de lui déclarer:

«1° Que c'est la volonté expresse de Sa Majesté.

«Assurément il ne pouvait pas en douter; je le lui ai écrit et dit assez de fois.

«2° Que l'arrêté entraîne l'insubordination de l'armée, etc., etc.

«La chose était évidente sans ma déclaration.

«N'importe; je vais la faire dans des termes convenables à la dignité de mon gouvernement, et l'arrêté sera retiré jusqu'à la décision de Sa Majesté, laquelle bien certainement ne l'approuvera point.

«À quoi bon ces notes? direz-vous.--À trouver un moyen de délibérer sans avoir l'air de céder à la lettre dans laquelle vous parlez de votre voyage à la Haye avec une assistance convenable.

«C'est cette menace d'assistance qui a produit son effet; mais on ne veut point l'avoir vue, et on demande note officielle à l'ambassadeur.»


M. DE SÉMONVILLE À MARMONT.

«La Haye, le 13 décembre 1804.



«Mon cher général, lorsque la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'est parvenue, j'étais déjà informé, par le général Vignole, qui m'avait envoyé son aide de camp Meynadier, du mécontentement de l'Empereur et de sa résolution d'exiger le rapport de l'indécent arrêté du 23 novembre dernier.

«Je vous avais marqué que le gouvernement batave, en se déterminant à suspendre son exécution, s'était proposé d'adresser des représentations à Sa Majesté Impériale. Quelques gens sages sont parvenus à le faire renoncer à ce projet, qui ne pouvait avoir aucun bon résultat; et, lorsque M. Meynadier est arrivé, j'ai promptement obtenu, par le concours des mêmes personnes, la révocation formelle de l'arrêté. Elle vient de m'être officiellement annoncée par le sous-secrétaire d'État pour les affaires étrangères, et le général Vignole pourra, dans son ordre du jour de demain, donner à cette rétractation toute la publicité que vous avez jugée convenable.

«Je n'ai eu nul besoin d'employer de nouvelles menaces pour l'obtenir.--On n'était point encore revenu de l'effroi causé par votre lettre au ministre Peyman, et, si j'eusse reçu du ministre des relations extérieures l'ordre d'exiger le renvoi des plus mutins, dans le cas où l'arrêté ne serait pas révoqué, ils ne se seraient pas montrés plus soumis. Ces gens-ci ne résistent jamais qu'à demi; ils deviennent souples dès qu'on se montre prêt à exécuter la menace.--C'est une observation que j'ai eu occasion de renouveler mille fois depuis cinq ans.

«J'ai écrit à Paris le 8 frimaire, et, le 10, j'exposais la situation, des choses et des esprits, et demandais des ordres.--Peut-être ne s'est-on pas pressé de les expédier, parce que je répondais du maintien de la tranquillité. Le 18, j'ai marqué que le gouvernement s'était amendé.--Tout cela est arrivé à Paris avant, pendant ou depuis l'époque à laquelle vous écriviez. N'ayant rien reçu du ministre des relations extérieures, je suppose que M. Schimmelpenning, dont l'opinion est extrêmement prononcée en notre faveur, et qui a expédié un courrier à cet effet le samedi, aura obtenu qu'on attendît la réponse du vôtre.

«Nous ne serions pas exposés à de telles incartades de la part du gouvernement, si l'on avait adopté la mesure que j'ai proposée avec les plus vives instances dans les premiers moments de la déclaration de guerre. J'avais désiré qu'on m'autorisât à faire concentrer, dans une commission de deux ou trois membres désignés par nous dans le gouvernement, la direction de toutes les affaires relatives à l'armée, à la marine et à la défense. La troupe du gouvernement se serait alors trouvée réduite à délibérer à volonté sur les matières d'intérieur qui eussent été sans intérêt pour nous.--J'ai même joint à ce projet un travail par lequel j'ai démontré à M. de Talleyrand que, dans un espace de cent vingt ans, l'Angleterre, durant son alliance, avait exigé à peu près les mêmes choses, son ambassadeur ayant droit de présence aux séances du conseil d'État; les circonstances étaient les mêmes: nous pouvions établir la parité.

«Mon opinion n'a pas été suivie.--Le gouvernement fit des protestations sans nombre à Bruxelles. Sa Majesté me fit l'honneur de me demander, après les avoir reçues, si je croyais qu'on tiendrait ses engagements: je n'hésitai point à lui répondre que la chose était même impossible en vertu de l'organisation vicieuse. Alors elle me dit qu'elle était cependant déterminée à en essayer et à attendre au mois de décembre avant de prendre un parti.--Un an s'est écoulé; vous voyez comme nous l'avons passé à remorquer cette mauvaise galère qui fait eau de toutes parts. Si les circonstances politiques avaient permis à Sa Majesté de prendre plus tôt une délibération, nous aurions évité au gouvernement bien des fautes, au pays bien des malheurs, à vous bien de l'ennui, et à moi bien du tourment.»


M. DE SÉMONVILLE À MARMONT.

«La Haye, le 15 décembre 1804.



«Mon cher général, ne voulant point retarder le départ du courrier, je ne prends, après avoir rendu compte au ministre, que le temps nécessaire pour vous prévenir que tout est terminé ici, et, j'espère, à votre satisfaction. Les quatre membres désignés se retirent du gouvernement et ne prendront plus aucune part, ni directe ni indirecte, à ses délibérations, jusqu'à l'installation du nouveau. Quant au fameux arrêté, vous avez déjà été prévenu, par ma correspondance, qu'il avait été totalement et publiquement rétracté la veille du jour que j'ai reçu les ordres de Sa Majesté. Je me flatte donc de vous revoir bientôt ici, sans que vous ayez besoin d'y développer aucune force active pour faire exécuter les ordres de notre gouvernement. Tout est rentré dans le calme, et bientôt ceci ne sera plus que la matière des conversations de quelques oisifs de la Haye ou d'Amsterdam. J'attends avec impatience l'instant de votre retour pour vous renouveler l'assurance de mes sentiments d'amitié et de haute considération.»


BERTHIER À MARMONT.

«Paris, le 26 janvier 1805.



«Je vous préviens, général, que l'intention de l'Empereur est que vous vous rendiez, le plus promptement possible, à la tête de votre armée.

«J'annule toute autorisation, congé ou permission donnés aux officiers employés à l'armée française en Hollande; en conséquence, donnez-leur vos ordres pour qu'ils aient à rejoindre sur-le-champ, leur poste respectif.

«Vous devez vous présenter ce soir ou demain matin chez l'Empereur pour prendre congé de lui.

«Si Sa Majesté ne juge pas devoir vous entretenir de vos instructions, vous les recevrez par la voie de ses ministres quand vous serez à votre poste.

«Le prochain départ de l'expédition du Texel vous fera sentir la nécessité de faire rejoindre promptement tous vos généraux.»


BERTHIER À MARMONT.

«Boulogne, le 3 août 1805



«Je vous préviens, général, que l'Empereur vient d'arriver à son quartier général du Pont-de-Brique, près Boulogne, et que Sa Majesté a pris le commandement, en personne, de ses armées.

«Sa Majesté me charge de vous demander si votre armée est embarquée et si votre escadre a fait la sortie qui lui avait été ordonnée.

«Faites-moi connaître tous les jours la reconnaissance que l'on peut avoir faite des bâtiments ennemis qui se trouvent devant le Texel et devant Helvoëtsluys; envoyez-moi exactement vos états de situation, et enfin des nouvelles que vous pouvez avoir des ennemis, et dépêchez-moi des courriers quand cela sera nécessaire. Toutes les nouvelles deviennent du plus grand intérêt pour l'Empereur. Ne négligez donc aucun moyen, général, pour m'instruire de tout ce qu'il y aurait de nouveau.»


BERTHIER À MARMONT.

«Boulogne, le 8 août 1805.



«Je vous envoie, mon cher Marmont, l'ordre du jour de l'armée des côtes de l'Océan, qui vous fera connaître les détails du combat qui a eu lieu le 3 thermidor.

«Si l'escadre de l'amiral Villeneuve n'avait pas été contrariée douze jours par les vents, tous les projets de l'Empereur réussissaient; mais ce qui est différé de quelques jours n'en sera que plus décisif.

«Je vous renouvelle, mon cher Marmont, l'assurance de mon amitié.

«Soyez exact à envoyer à l'Empereur toutes les nouvelles que vous pourriez avoir des Anglais en mer, et de l'Angleterre.»


BERTHIER À MARMONT.

«Boulogne, le 23 août 1805.



«Je vous préviens, général, que l'escadre de l'Empereur est partie du Férol le 26 thermidor avec l'escadre espagnole. Si ces escadres combinées arrivent dans la Manche, l'Empereur fait de suite l'expédition d'Angleterre; mais, si, par des circonstances de vents contraires, ou enfin par le peu d'audace de nos amiraux, elles ne peuvent se rendre dans la Manche, l'Empereur et roi ajournera l'expédition à une autre année, parce qu'elle n'est plus possible. Mais je dois vous prévenir que, dans la situation actuelle où s'est placée l'Europe, l'Empereur sera obligé de dissoudre les rassemblements que l'Autriche fait dans le Tyrol avant de faire l'expédition en Angleterre. Dans ce cas, l'intention de Sa Majesté est que, vingt-quatre heures après que vous aurez reçu un nouvel ordre de moi, vous puissiez débarquer, et, sous le prétexte de vous mettre en marche pour prendre vos cantonnements, vous gagniez plusieurs jours de marche sans qu'on sache ce que vous voudrez faire; mais, dans le fait, vous devez gagner Mayence.

«L'intention de l'Empereur est que, par le retour de mon courrier, que vous retiendrez le moins de temps possible, vous me fassiez connaître comment sera composé votre corps; Sa Majesté désire qu'il reste fort de vingt mille hommes; que vous emmeniez avec vous le plus d'attelage qu'il vous sera possible.

«Envoyez-moi également les dispositions que vous comptez faire pour le reste de vos troupes. La saison est trop avancée et l'hiver est trop prochain pour rien craindre des Anglais, et au printemps vous serez de retour avec votre armée en Hollande. Il suffit que les frontières soient gardées.

«Je vous recommande sur tout cela le secret le plus impénétrable; car, si le cas arrive, l'Empereur veut se trouver dans le coeur de l'Allemagne avec trois cent mille hommes sans qu'on s'en doute.»


BERTHIER À MARMONT.

«Boulogne, le 28 août 1805.



«Je vous ai fait connaître, général, par une dépêche datée d'aujourd'hui, que l'intention de Sa Majesté l'Empereur et roi est que vous vous mettiez en marche avec le corps d'armée que vous commandez pour vous rendre à Mayence.

«Faites toutes vos dispositions pour ce mouvement, qui devra s'opérer successivement par division.

«Réunissez de suite vos trois divisions à Alckmaer et faites partir la première sous les ordres du général Boudet, le 15 fructidor.

«Vous ferez partir la seconde, commandée par le général Grouchy, le lendemain.

«Et la troisième division, composée de troupes bataves, sous les ordres du général Dumonceau, le ...

«Vous ferez mettre en mouvement, le ... vos troupes d'artillerie et du génie, le 8e régiment de chasseurs et le 6e régiment de hussards, et généralement tout le reste du corps d'armée que vous commandez. Vous aurez soin de faire rentrer à leurs corps tous les détachements, avant le départ.

«Les divisions doivent partir avec armes et bagages, et complétement organisées. Chaque division doit marcher ensemble et militairement en ordre de guerre. Chaque officier doit être à son poste.

«Je joins ici un itinéraire pour chacune de vos divisions, et un itinéraire général qui les comprend toutes.

«J'ai fixé un séjour à Cologne; cependant vous pourrez le supprimer si vous jugez pouvoir le faire sans trop fatiguer les troupes.

«Vous ferez connaître aux généraux commandant les divisions que l'intention expresse de Sa Majesté est qu'ils prennent toutes les précautions nécessaires pour empêcher la désertion, ainsi que pour maintenir la discipline la plus exacte en route.

«Ils doivent avoir le plus grand soin d'envoyer à l'avance des officiers d'état-major pour préparer leurs cantonnements, et un commissaire des guerres pour faire assurer les subsistances.

«Recommandez-leur aussi d'éviter aux troupes toute fatigue inutile, en ne faisant arriver dans le chef-lieu d'étape que les corps qui devront y loger, et en envoyant les autres dans leur cantonnement respectif par le chemin le plus court. De même au départ, la division ne doit se réunir que dans le cantonnement le plus avancé sur la route qu'on a à faire dans la journée.

«Vous réglerez de la manière que vous jugerez la plus utile au service la marche de votre état-major général.

«Je donne avis du passage du corps d'armée que vous commandez dans les vingt-cinquième et vingt-sixième divisions militaires qu'il doit parcourir, afin qu'il soit pris des mesures pour assurer le service dans toutes ses parties.

«Instruisez-moi, général, des dispositions que vous aurez faites pour l'exécution de ce mouvement.

«P.S. Vous pouvez changer ce que vous voulez pour remplir les dispositions de votre mutation particulière.»



LIVRE HUITIÈME

1805

SOMMAIRE.--L'armée dirigée sur Mayence.--Le capitaine Leclerc et l'électeur de Bavière.--Arrivée à Wurtzbourg.--Le territoire d'Anspach.--L'armée autrichienne.--Détails.--Mack.--L'esprit et le caractère.--Disposition de l'armée.--Obstination de Mack.--Combat de Wertingen: Lannes et Murat.--Ney au pont de Gunzbourg.--L'Empereur à Augsbourg.--Position de Pfuld.--L'ennemi cerné.--L'archiduc Ferdinand.--Description de la place d'Ulm.--Les nouvelles fourches.--Valeur comparée des troupes françaises et étrangères.--L'armée sur l'Inn.--Marmont dirigé sur Lambach, sur Steyer.--Une partie de l'armée sur la rive gauche du Danube, à Passau.--Combat d'Amstetten.--Mortier à Dürrenstein.--Marmont à Leoben à la rencontre de l'armée de l'archiduc Charles.--Bataille de Caldiero: Masséna contre l'archiduc.--Marche de Marmont en Styrie.--Le capitaine Onakten.--Le capitaine Testot-Ferry: brillant fait d'armes.--Incertitudes sur la direction de l'archiduc Charles.--Marmont prend position à Gratz.--Sécurité de l'Empereur à l'égard de l'archiduc Charles.--Le hasard, la bravoure, la présence d'esprit, et le pont du Thabor: Lannes et Murat.--La surprise du pont décide la direction de la campagne.--Bataille d'Austerlitz.--Les sacs russes.--Retraite de Marmont sur Vienne.--L'armistice.

Le 5 fructidor (24 août) le maréchal Berthier, major général de l'armée, m'écrivit pour me prévenir de tout disposer pour débarquer mon corps, les événements de l'escadre de l'amiral Villeneuve devant faire probablement ajourner l'expédition d'Angleterre tandis que le mouvement des Autrichiens, qui avaient passé l'Inn, nous appellerait en Allemagne.

Le 10 (29), je reçus l'ordre de débarquer et de me mettre en route sur Mayence; et, le 12 (31), toutes mes troupes, artillerie, cavalerie, matériel, personnel et chevaux, étaient en plein mouvement pour ma nouvelle destination.

Mon corps d'armée se composait de vingt-cinq bataillons, savoir: treize français et douze bataves; de onze escadrons, sept français et quatre bataves; quarante pièces de canon, le tout faisant vingt et un mille cinq cents hommes et trois mille chevaux. Il formait trois divisions, deux françaises, la deuxième complétée par un régiment batave, et une hollandaise; les deux premières commandées par les généraux Boudet et Grouchy, et la troisième par le général Dumonceau.

Je reçus l'ordre d'assurer la conservation de l'escadre et de la flotte de transport, et de pourvoir à la défense de la Hollande. J'y laissai, pour cet objet, quatorze mille hommes convenablement répartis.

Le major général me prescrivit de me rendre en poste à Mayence, aussitôt après avoir tout disposé et mis mes troupes en mouvement; de prendre le commandement de cette place, et de donner tous les ordres nécessaires à son armement et aux travaux à faire à Cassel; d'entrer en communication avec le maréchal Bernadotte, en marche pour se rendre à Wurtzbourg; de chercher à connaître le mouvement des Autrichiens sur le Danube, et tout ce qui se passait en Allemagne; enfin de mettre, autant que possible, la frontière en état de défense, et de tenir au courant l'Empereur de tout ce que j'apprendrais d'important.

Tous les corps d'armée partirent simultanément, se dirigeant ainsi sur le Rhin. L'armée des côtes prit le nom de grande armée, et fut divisée en sept corps, qui prirent les numéros suivants:

L'armée de Hanovre, commandée par le maréchal Bernadotte, prit le numéro un; mon corps d'armée le numéro deux; le camp de Bruges, commandé par le maréchal Davoust, le numéro trois; le camp de Boulogne, commandé par le maréchal Soult, le numéro quatre; le corps composé de réserves de grenadiers, commandé par le maréchal Lannes, le numéro cinq; le camp de Montreuil, commandé par le maréchal Ney, le numéro six; enfin le corps d'embarquement, qui était en Bretagne, et commandé par le maréchal Augereau, le numéro sept.

Ainsi six corps d'armée, faisant environ cent soixante-dix mille hommes, se trouvèrent, en peu de jours, réunis, manoeuvrant dans le même système et pouvant se mettre en ligne.

Cette armée, la plus belle qu'on ait jamais vue, était moins redoutable encore par le nombre de ses soldats que par leur nature: presque tous avaient fait la guerre et remporté des victoires. Il y avait un reste du mouvement et de l'exaltation des campagnes de la Révolution; mais ce mouvement était régularisé; depuis le chef suprême, les chefs de corps d'armée, et les commandants des divisions jusqu'aux simples officiers et aux soldats, tout le monde était aguerri. Le séjour de dix huit mois dans de beaux camps avait donné une instruction, un ensemble qui n'a jamais existé depuis au même degré, et une confiance sans bornes. Cette armée était probablement la meilleure et la plus redoutable qu'aient vue les temps modernes.

À mon arrivée à Mayence, je me mis en rapport avec nos divers ministres et résidents. J'envoyai le capitaine Leclerc, un de mes aides de camp, auprès de l'électeur de Bavière, à Wurtzbourg, pour lui annoncer ma prochaine arrivée et le rassurer. Ce prince, effrayé de sa position, avait si peur de se compromettre, que, n'osant pas le recevoir comme officier français, au milieu des espions dont il était entouré, il lui fit dire de venir en redingote chez lui, en s'annonçant comme un marchand de dentelles. Cet officier, très-spirituel et très-distingué, qui, bien des années après, est mort des suites de ses blessures reçues à la bataille de Salamanque, lui annonça mon prochain passage du Rhin avec trente mille hommes, nombre exagéré de près de moitié; l'électeur trouva ce secours bien faible, et demanda combien de monde amenait Bernadotte. Ce maréchal avait seize mille hommes; Leclerc lui en donna vingt-cinq mille. Alors l'électeur se crut perdu; il ne parlait que de la force des Autrichiens, de leur armée immense. En peu de temps il put être convaincu qu'il ne nous fallait pas autant de monde qu'il croyait pour obtenir la victoire.

Mes troupes arrivées à Mayence, le passage du Rhin s'opéra aussitôt, et, le deuxième jour complémentaire (20 septembre) je quittai cette ville pour me rendre à Wurtzbourg.

Le prince de Hesse-Darmstadt avait dû réunir quatre mille hommes de ses troupes à mon corps, et de nombreux moyens de transport; mais il manqua de parole et différa l'exécution. Le prince de Nassau fut plus exact. L'avenir n'était pas suffisamment clair aux yeux de ces petits princes; et ceux qui pouvaient gagner du temps avant de se déclarer hautement ne négligèrent rien pour y parvenir. Ainsi les secours promis et annoncés se réduisirent à peu de chose.

Un mois plus tard tout le monde était à nos pieds et ne parlait que de dévouement.

Pendant mon mouvement sur Wurtzbourg, le troisième corps passait le Rhin, le 4, à Manheim, le quatrième à Spire, le sixième en face de Durlach, le cinquième à Kehl.

Le premier corps, après avoir opéré sa jonction à Wurtzbourg avec le deuxième, marcha par Anspach pour se porter sur le Danube: les troupes bavaroises se réunirent à lui. Mon corps, le deuxième, marcha parallèlement à peu de distance et passa par Rotenbourg, Treuslingen, Pappenheim, Eichstadt et Neubourg. Le troisième, en communication avec moi, passa par Heidelberg et Dinkelsbhül, et vint à Neubourg; le quatrième par Heilbronn, Hall, Rosenberg, Nordlingen et Goppingen; le cinquième par Louisbourg, Stuttgard, Esslingen. Tout cet admirable mouvement stratégique étant effectué, le 16, l'armée se trouvait sur le flanc et les derrières de l'ennemi, à six lieues du Danube.

Les premier, deuxième et troisième corps avaient violé le territoire prussien compris dans la ligne de neutralité; les autorités prussiennes firent des protestations, sans opposer aucun obstacle; mais le roi de Prusse, qui avait résolu de conserver une exacte neutralité et de la faire respecter, se décida, dès ce moment, à se joindre à nos ennemis. La bataille d'Austerlitz et les événements qui suivirent en suspendirent momentanément les effets.

Les détails des circonstances qui changèrent les dispositions du roi de Prusse sont venus plus tard à ma connaissance; et, comme ils sont authentiques et que je les tiens de la bouche même du prince de Metternich, ils méritent d'être consignés ici.

Le roi avait formellement annoncé son intention de rester neutre; mais l'empereur Alexandre, qui comptait sur la faiblesse du roi et sur les auxiliaires qu'il avait à cette cour, ne doutait pas de parvenir à l'entraîner; aussi dirigea-t-il sans hésiter des colonnes sur la Pologne prussienne, qu'elles devaient traverser pour entrer sur le territoire autrichien. Le prince Dolgorouki, aide de camp de l'empereur de Russie et un de ses faiseurs, fut envoyé à Berlin pour annoncer au roi que les troupes russes entreraient tel jour sur le territoire prussien. Le comte Alopeus, ministre de Russie à Berlin, conduisit aussitôt Dolgorouki à l'audience du roi, pour lui faire cette communication. Il était accompagné du comte de Metternich, ministre d'Autriche. Le roi répondit avec emportement, et déclara que l'oubli de ses droits et cette insulte le forceraient à se jeter dans les bras des Français; il dit au premier (Dolgorouki) que le seul remède était de repartir immédiatement pour arrêter les colonnes russes avant leur entrée sur le territoire prussien, ce qui était, faute de temps, à peu près impossible. Cette orageuse conférence tirait à sa fin et tout semblait sans remède, quand on gratta à la porte du roi: un ministre entre et apporte le rapport officiel de la marche des troupes françaises et de leur entrée sur le territoire d'Anspach.

Le roi se calma sur-le-champ et dit au prince Dolgorouki: «Dès ce moment, mes résolutions sont changées, et désormais je deviens l'allié de l'empereur de Russie et de l'empereur d'Autriche.» Et il est resté fidèle à ce parti, que l'honneur lui commandait de suivre, mais qui d'abord a été si funeste pour lui.

Telles sont les circonstances de cette crise. La résolution de la Prusse fut la conséquence de ce mépris du droit des gens dont Napoléon se rendit souvent coupable quand il se croyait le plus fort. En respectant le territoire prussien, et la chose lui était facile, Napoléon avait un allié au lieu d'un ardent ennemi.

Pendant ce temps, l'Autriche avait réuni son armée d'Allemagne à Ulm, noeud des routes d'où on peut se porter dans plusieurs directions, et bon point stratégique. Une partie de l'armée occupait les débouchés de la forêt Noire, et voyait pour ainsi dire la vallée du Rhin. L'armée autrichienne, déjà forte de soixante-dix mille hommes, était destinée à être renforcée par l'armée russe en marche, mais encore éloignée. Cette combinaison avait fait jeter en Italie la plus grande partie des forces autrichiennes, et l'archiduc Charles, qui les commandait, réunissait sous ses ordres cent vingt mille combattants.

L'archiduc Ferdinand commandait nominalement l'armée d'Allemagne; le général Mack avait le pouvoir positif. Cet arrangement rappelait les dispositions faites du temps de Louis XIV, et toujours funestes. Il porta les mêmes fruits en cette circonstance: et il en sera constamment de même. Il est contre la nature des choses de multiplier inutilement les rouages du commandement; d'affaiblir l'autorité en la divisant; de rendre l'obéissance incertaine en donnant à l'un le pouvoir, à l'autre les honneurs; en admettant des conseils, des discussions, le concours de plusieurs personnes, là où il ne peut et doit y avoir qu'une tête, un bras, une volonté. Il faut bien choisir le chef, l'investir de pouvoir et de confiance, lui donner la gloire du succès avec la responsabilité tout entière des événements, et s'abandonner à son génie et à sa fortune.

L'organisation autrichienne était donc mauvaise; le choix de Mack, de plus, était malheureux: déjà cet officier général avait vu fondre entre ses mains, sans combattre, l'armée napolitaine dans la précédente guerre; mais on avait mis cet événement sur le compte des soldats napolitains, et leur réputation donnait beau jeu à ses partisans pour le défendre. Mais Mack, homme incomplet, d'une imagination vive et d'un caractère faible, était peu propre au commandement: une proportion inverse des facultés est nécessaire pour occuper convenablement ce poste élevé.

Le caractère doit dominer l'esprit, car il vaut mieux exécuter avec vigueur ce qu'on a projeté avec plus ou moins de talent que de se perdre dans des conceptions toujours nouvelles, et d'exécuter faiblement et d'une manière incertaine des projets habilement conçus. Cette manière d'opérer enlève nécessairement les chances favorables et présente à l'ennemi des occasions faciles à saisir au milieu d'une espèce de chaos amenant presque toujours une catastrophe. Mack aurait pu être un bon instrument entre les mains d'un général habile; mais, devenu chef, il perdit le sens et le jugement dès que la fortune lui fut contraire.

Notre mouvement fut ignoré par Mack, ou il n'en eut qu'une faible idée. Cependant il lui était facile de faire explorer l'Allemagne par ses officiers. Il ne voulut croire à notre marche qu'au moment où il était trop tard pour s'y opposer; et, quand la crise arriva, il ne sut pas, à force d'énergie, réparer ses fautes et sauver au moins une portion de son armée. La seule chose raisonnable, dans tout ce désastre, fut tentée par l'archiduc Ferdinand, et contre la volonté formelle de Mack.

Le 16 vendémiaire (8 octobre), toute l'armée était en ligne, et placée de la manière suivante: le premier et le deuxième corps à Eichstadt, le troisième à Monheim, le quatrième à Goppingen, le cinquième à Neresheim; et le sixième, le 15 à Heidenheim.

L'obstination de Mack à garder sa position venait de l'exemple que lui avait donné le général Kray en 1796. Mais il n'y avait aucune similitude dans les deux situations: Moreau n'avait pas franchi l'Iller, et Jourdan n'avait pas dépassé Bamberg, où il avait été battu. Dans une situation semblable, Ulm était le noeud naturel des armées autrichiennes. Ici il en était tout autrement: des têtes de colonne s'étaient montrées à dessein vers Stuttgard, pour masquer le mouvement général qui s'opérait sur le flanc et les derrières de l'armée autrichienne.

L'arrivée de toute l'armée française aux points indiqués fit sentir enfin au général Mack la nécessité de changer ses dispositions. Soit qu'il se résolût à effectuer sa retraite, soit qu'il s'abandonnât à l'étrange idée de défendre l'espace, compris entre l'Iller, le Danube et le Lech jusqu'à l'arrivée des Russes, il fallait garder le Danube, depuis Donauwerth jusqu'à Ulm, et tenir en force Donauwerth, ainsi que les points intermédiaires, tels que Gunzbourg. En conséquence, il donna l'ordre à une réserve de douze bataillons de grenadiers et du régiment de cuirassiers du duc Albert, commandée par le général Auffenberg, et qui venait du Tyrol, de se porter, à marches forcées, sur Donauwerth. Mais, sur ces entrefaites, Murat avait passé le Danube à Donauwerth même avec une nombreuse cavalerie. Soutenu par le cinquième corps de Lannes, il rencontra cette colonne à Wertingen, l'attaqua avec vigueur et l'enveloppa. Elle fut dispersée, prise ou détruite. Les débris de l'infanterie se jetèrent dans les marais du Danube, à Dillingen; les débris de la cavalerie se sauvèrent derrière le Lech.

Le général Mack avait rassemblé la masse de ses forces autour d'Ulm. Une partie sur la rive gauche, en vue des hauteurs d'Albeck, occupait le couvent d'Elchingen; dix mille étaient à Gunzbourg et se liaient avec les derrières par la rive gauche.

Pendant ce temps, le maréchal Ney, avec le sixième corps, occupait Albeck, tenait en échec la partie de l'armée autrichienne placée sur la rive gauche, et couvrait ainsi le pont de Donauwerth. Soult, avec le quatrième corps, avait passé à Donauwerth et remonté le Lech sur les deux rives, et occupé Augsbourg et Friedberg.

Le premier corps et les Bavarois avaient passé le Danube à Ingolstadt, tandis que le troisième et le deuxième, l'ayant franchi à Neubourg, s'étaient dirigés sur Aichach. Le troisième corps continua son mouvement sur Munich à l'appui du premier. Mais, les nouvelles des Russes étant rassurantes, je reçus l'ordre, le 19 (11 octobre), de me rendre à Augsbourg, où je m'établis dans le magnifique faubourg Lechhausen. La division batave fut chargée d'entrer dans la ville pour y faire le service: chose heureuse pour elle, car, si elle m'avait suivi dans le mouvement que j'exécutai par une nuit obscure et des chemins de traverse très-difficiles, il est probable qu'elle s'y serait fondue en entier, ainsi qu'il advint à un régiment batave attaché à ma seconde division.

Par suite de ces divers mouvements, et grâce à l'incroyable et stupide apathie de Mack, l'armée autrichienne était entièrement tournée, prise à revers dans toutes ses lignes de retraite, depuis le Tyrol et l'Autriche jusqu'en Bohême.

Après l'affaire de Wertingen, Murat et Lannes marchèrent sur Ulm par la rive droite. Mais, pendant ce temps, Ney, qui voulait prendre part aux événements, tomba sur le flanc de l'ennemi; et, après avoir chassé tout ce qu'il avait devant lui, passa le pont de Gunzbourg de vive force, mit en déroute le corps chargé de le défendre, et prit le général d'Aspre, qui le commandait. Le 59e régiment eut la gloire de franchir le pont sous le feu de l'ennemi; mais il acheta l'honneur de ce succès par la mort de son colonel, officier d'une grande espérance, Gérard Lacuée, aide de camp de l'Empereur. Ce fait d'armes rappelait Lodi et nos beaux jours d'Italie.

Après le combat de Gunzbourg, le maréchal Ney donna ordre au général Dupont, resté à Albeck, de resserrer davantage l'ennemi sur Ulm. Celui-ci y marcha directement et soutint contre des forces quadruples un combat où il fut presque toujours victorieux. Il fit à l'ennemi autant de prisonniers qu'il avait de soldats. À la nuit il reprit sa position d'Albeck. L'ennemi avait pris les équipages de la division, et cette perte causa une diversion utile au général Dupont.

Je trouvai le quartier général à Augsbourg, et j'y revis l'Empereur. Cette ouverture de campagne lui présageait des succès qui ne tardèrent pas à se réaliser, et il m'en entretint avec une grande satisfaction. Il me parla avec indignation de la conduite de l'amiral Villeneuve et exprima de vifs regrets des obstacles qu'il avait apportés à la descente en Angleterre. Ceux qui ne croient pas à la réalité du projet auraient bien vite changé d'opinion s'ils l'avaient entendu en ce moment. Il me tint ce jour-là le propos que j'ai rapporté précédemment, et qui décèle toute sa pensée sur les conséquences de l'expédition d'Angleterre.

Je reçus l'ordre, le 20 vendémiaire (12 octobre), de partir avec mes deux divisions françaises, ma cavalerie et vingt-quatre bouches à feu, pour me porter, à marches forcées et par le chemin le plus direct, sur l'Iller, à Illertiessen, en passant par Usterbach et Taimanhain, afin de couper la route qui conduit d'Ulm à Memmingen. Je me rapprochai ensuite d'Ulm, et relevai sur cette rive du Danube le corps de Lannes et la cavalerie de Murat, qui, ayant continué leur mouvement et rejeté l'ennemi sur la rive gauche, repassèrent le Danube et vinrent se joindre au sixième corps, commandé par le maréchal Ney.

Mon camp fut placé au village et à la position Pfuld, mes postes établis dans le petit faubourg, en face de la ville, dont le pont de communication était rompu. D'un autre côté, le maréchal Soult, avec le quatrième corps, après avoir marché sur Memmingen, qui avait capitulé, et détruit quelques corps isolés dont il avait fait la rencontre, s'était porté sur Biberach. Il gardait ainsi tous les débouchés de la Haute Souabe.

De quelque côté que l'ennemi voulût se porter, il avait d'abord deux corps d'armée à combattre, et ensuite presque toute l'armée.

Mais, avant l'exécution entière de ces mouvements, le maréchal Ney était resté seul sur la rive gauche et avait même une partie de ses troupes sur la rive droite. L'ennemi voulut tenter de s'ouvrir un passage en marchant sur lui. L'ennemi tenait en force le pont d'Elchingen et l'abbaye qui le domine; la possession de ce poste aurait couvert son flanc droit et protégé son mouvement projeté sur Nordlingen. L'archiduc, ayant formé les vingt mille hommes de troupes qu'il conduisait en deux divisions commandées par le général Werneck et le prince de Hohenzollern, attaqua nos troupes brusquement à Albeck, les en chassa, et rendit ainsi libre le chemin de la Bohême. Dans le même temps, le maréchal Ney, avec la majeure partie de son corps d'armée, attaquait l'abbaye d'Elchingen, défendue par le général Laudon, et passait le pont sous le feu de l'ennemi, tandis que, d'un autre côté, le maréchal Lannes et Murat balayaient la rive droite et forçaient le corps ennemi qui s'y trouvait à rentrer dans la place. Aussitôt le chemin de retraite ouvert, l'archiduc avait marché avec sa cavalerie à tire-d'aile. L'infanterie le suivit pesamment; mais la division Dupont, revenue de son étourdissement, attaqua de nouveau l'ennemi, le culbuta, reprit la position qu'elle avait perdue, et coupa ainsi en deux l'armée autrichienne.

Mack aurait dû faire combattre à outrance pour rouvrir le passage et suivre le mouvement avec ce qui lui restait de troupes. L'archiduc, après avoir attendu vainement deux jours, instruit que nous avions rejeté Mack dans la place, continua sa marche; mais déjà il était bien tard. Murat, dès le 23 vendémiaire (15 octobre) au soir, misa sa poursuite avec sa cavalerie et la division Dupont, joignit et attaqua l'arrière-garde du général Werneck, qu'il culbuta à Langenau, près de Neresheim, et fit quatre à cinq mille prisonniers.

Une partie du corps de Lannes fut envoyée dans la direction de Nordlingen. L'ennemi, dont la marche était ralentie par cinq cents chariots, atteint, battu, cerné, mit bas les armes par capitulation, ainsi que le général Werneck. Le prince de Hohenzollern et l'archiduc se séparèrent de cette colonne avec deux ou trois mille chevaux qui leur restaient et atteignirent heureusement la Bohême.

Le 23 au matin, le corps du maréchal Lannes occupait Elchingen et Albeck, et le maréchal Ney se mettait en mouvement pour attaquer le Michelsberg et enlever les positions occupées par l'ennemi. La garde impériale et deux divisions de cavalerie étaient à l'abbaye d'Elchingen.

J'occupais, ainsi que je l'ai déjà dit, la rive droite pour contenir l'ennemi de ce côté. S'il eût voulu marcher sur Memmingen, je serais tombé sur son flanc et je me serais attaché à sa poursuite, tandis que le maréchal Soult lui aurait barré le passage; et, si, au lieu de prendre cette direction, il eût voulu descendre le fleuve par la rive droite, je lui aurais aussi barré le passage, et j'aurais combattu jusqu'à extinction pour conserver les ponts qui servaient à ma communication avec l'Empereur et les corps de Lannes et de Ney.

La division de dragons du général Beaumont fut ajoutée à mes troupes et mise sous mes ordres; l'ennemi ne tenta rien et attendit stupidement l'attaque qu'on dirigea contre lui.

La place d'Ulm est petite et ne vaut rien; elle est dominée et en fort mauvais état. Elle n'était capable d'aucune défense, surtout dans l'état où elle se trouvait alors.

Le Michelsberg, position immense que cent mille hommes pourraient occuper, n'a rien de particulier. Quelques travaux y avaient été exécutés, mais des postes, à défaut de corps de troupes, y figuraient des bataillons.

Attaquer la position et en chasser l'ennemi fut l'affaire d'un moment: les Autrichiens, écrasés, rentrèrent confusément dans la place. Il ne leur restait plus qu'à se rendre, et ils s'y résignèrent promptement. On leur accorda quatre jours de répit, après lesquels ils devaient ouvrir les portes de la ville et mettre bas les armes. Ils eurent ce qu'on est convenu d'appeler les honneurs de la guerre, honneurs ressemblant plutôt à l'exécution d'une condamnation et à un supplice solennel: ils défilèrent devant leurs vainqueurs. Jamais spectacle plus imposant ne s'était offert à mes yeux: le soleil le plus brillant éclairait cette cérémonie, et le terrain le plus favorable ajoutait à la beauté du coup d'oeil.

La ville d'Ulm, située sur la rive gauche du Danube, a un développement assez petit. Une plaine parfaitement horizontale, de trois à quatre cents toises de longueur environ, l'enveloppe, et cette plaine est entourée elle-même par des montagnes qui s'élèvent régulièrement en amphithéâtre. Au tiers de ce demi-cercle s'avance un rocher escarpé haut de trente pieds.

Les troupes françaises bordaient la plaine, formées en colonnes, par division et par brigade, ayant la tête de chaque colonne au bas de l'amphithéâtre, et la queue plus élevée: l'artillerie de chaque division entre les brigades.

Le corps de Lannes étant en route pour Munich, le mien et celui du maréchal Ney, seuls présents, formèrent huit colonnes ainsi disposées en pente.

L'Empereur était placé à l'extrémité du rocher dont j'ai parlé, ayant derrière lui son état-major, et, plus en arrière, sa garde. La colonne autrichienne, sortie par la porte d'aval et en suivant circulairement une ligne parallèle à celle qu'indiquait la tête de nos colonnes, défilait devant l'Empereur, et, à cent pas de là, déposait ses armes. Les hommes désarmés rentraient ensuite dans Ulm par la porte d'amont: vingt-huit mille hommes passèrent ainsi sous de nouvelles Fourches Caudines.

Un pareil spectacle ne peut se rendre, et la sensation en est encore présente à mon souvenir. De quelle ivresse nos soldats n'étaient-ils pas transportés! Quel prix pour un mois de travaux! Quelle ardeur, quelle confiance n'inspire pas à une armée un pareil résultat! Aussi, avec cette armée, il n'y avait rien qu'on ne pût entreprendre, rien à quoi on ne pût réussir.

Toutefois je réfléchis avec une sorte de compassion au sort de braves soldats, mal commandés, dont la mauvaise direction a trompé la bravoure. Personne ne doit leur reprocher un malheur dont ils sont victimes; tandis que ce malheur est une faute, et peut-être un crime, de la part de leur chef. Ces réflexions me vinrent, et elles furent inspirées par le désespoir peint sur la figure de quelques officiers supérieurs et subalternes. Mais elles furent remplacées par une sorte d'indignation en remarquant un des principaux généraux, le général Giulay, dont l'air était satisfait, et dont la préoccupation semblait n'avoir d'autre objet que d'assurer une marche régulière et la correction dans les alignements. Au fond, le désespoir dont je supposais toute cette armée remplie était ressenti par peu de gens. Au milieu de la cérémonie, je me rendis au lieu où les soldats mettaient les armes aux faisceaux; je dois le dire ici: ils montraient une joie indécente en se débarrassant de leur attirail de guerre.

Tel fut le résultat de cette campagne si courte et si décisive, où l'habileté de nos mouvements fut admirablement secondée par l'ineptie du général ennemi. Cette circonstance, au surplus, est une condition nécessaire aux très-grands succès, même pour les plus grands généraux.

Je veux raconter deux faits qui, chacun dans son genre, ne sont pas dépourvus d'intérêt. Le premier a pour objet de montrer combien est grande la supériorité qu'ont sur les troupes mercenaires, enrôlées à prix d'argent, des troupes françaises, et, en général, des troupes nationales, levées comme les nôtres. J'avais complété ma seconde division par un régiment hollandais. Ce régiment, après avoir campé à Zeist pendant dix-huit mois, et reçu les mêmes soins que toutes mes autres troupes, valait ce que la Hollande a jamais eu de meilleur. Il était commandé par un nommé Pitcairn, excellent officier. Voici cependant ce qui lui arriva. Dans la marche pénible effectuée pendant la nuit, d'Augsbourg à Ulm, les troupes eurent beaucoup à souffrir: la rigueur du temps, l'obscurité de la nuit, les mauvais chemins, la longueur de la marche, éparpillèrent beaucoup de soldats. En arrivant devant Ulm, j'avais à peine la moitié de mon monde; mais, en vingt-quatre heures, tous les soldats français, à l'exception d'une centaine peut-être, rejoignirent leurs régiments. Le 8e régiment batave, fort de plus de mille hommes en partant d'Augsbourg, avait, en arrivant devant Ulm, trente-sept hommes à son drapeau. Au bout de huit jours, il avait quatre-vingts hommes; et jamais, pendant le reste de la campagne, son effectif ne s'est élevé au delà de cent trente hommes. Tous les soldats dispersés s'établirent dans des fermes en sauvegarde, et n'en sortirent pas de toute la guerre. Comparez de pareilles troupes à celles qui ont pour mobile l'honneur, le devoir, l'amour de la gloire et de la patrie!

L'autre fait est celui-ci: j'avais plus de douze mille hommes campés sur la hauteur de Pfuld. Ce village n'a pas quarante maisons. Nous y restâmes cinq jours. L'ordre maintenu, les ressources furent consacrées aux besoins de mes troupes, et elles ne manquèrent de rien.

Quel pays pour faire la guerre que celui où l'on trouve de pareils produits, des hommes pour les conserver et des magasins ainsi tout faits, dont on dispose sans contestation! car les Allemands, gens éminemment raisonnables, savent d'avance et reconnaissent que les soldats doivent être nourris. Quand ce qu'on leur enlève reçoit une destination utile, ils s'en consolent. Le désordre seul les blesse et les mécontente.

L'armée autrichienne en Souabe avait disparu. Le premier corps, soutenu par le troisième, était entré à Munich. Les faibles débris de l'armée autrichienne, consistant dans les corps de Kienmayer et de Merfeldt et quelques autres détachements, ne faisant pas en tout vingt-cinq mille hommes, étaient seuls en présence. Après avoir choisi pour sa base d'opération le Lech, et Augsbourg pour sa place de dépôt, l'Empereur porta toute son armée sur l'Inn.

Le sixième corps, resté à Ulm et affaibli de la division Dupont, reçut l'ordre d'entrer dans le Tyrol. Après avoir pénétré par Kuffstein, il se dirigea sur Inspruck, et fut chargé de chasser du Tyrol l'archiduc Jean, qui s'y trouvait, mais dont la retraite était nécessitée par celle de toutes les armées autrichiennes, et spécialement par le mouvement qu'allait commencer incessamment l'archiduc Charles.

Le premier corps reçut l'ordre de se porter sur Wasserbourg et d'y passer la rivière. Je reçus celui de prendre la même direction avec le deuxième corps et de l'appuyer. Le troisième se porta entre Freising et Mühldorf. Murat, avec la cavalerie et le cinquième corps, se dirigea sur Haag et Braunau, et le quatrième sur le même point, par la grande route de Hohenlinden. Le passage fut disputé, mais il s'effectua simultanément sur tous les points.

Quoique les troupes russes, commandées par Koutousoff, fussent arrivées sur les bords de l'Inn, les corps autrichiens de Kienmayer et de Merfeldt combattirent seuls; il en fut de même pendant toute la retraite jusqu'à Amstetten. Le désordre était tel en ce moment chez les Autrichiens, que la place de Braunau, seule forteresse de cette frontière, fut abandonnée. Sans garnison, armée et approvisionnée, remplie de grands magasins de subsistances, pas un soldat ne s'y trouvait: aussi les habitants ouvrirent-ils les portes aux premiers Français qui se présentèrent.

Bernadotte continua son mouvement sur Salzbourg. Je fus d'abord chargé de le soutenir; ensuite je reçus l'ordre de me porter sur Lambach. Davoust, de Mühldorf, s'était porté sur Lambach, tandis que Murat, soutenu par Soult, avait marché sur Wels, et Lannes sur Schoerding et Lintz. Davoust chassa l'ennemi de Lambach, passa la Traun et se dirigea sur Kremsmünster. Je marchais derrière lui en seconde ligne. Bernadotte reçut l'ordre de se porter de Salzbourg sur Lambach. Par ces dispositions, la droite était bien éclairée, et cependant toute l'armée pouvait se réunir, si une bataille devenait nécessaire.

Les Russes firent leur retraite sur Ens par la route directe de Vienne; mais les débris de l'armée autrichienne, manoeuvrant avec eux, étaient trop peu de chose pour livrer bataille avec quelque espérance de succès, et les armées du Tyrol et d'Italie trop éloignées pour venir sauver Vienne. Koutousoff se décida donc à repasser brusquement le Danube sur le pont de Krems, à détruire ensuite les moyens de passage, et à aller ainsi au-devant des autres armées russes, en marche pour le joindre. Mais je ne dois pas anticiper sur les événements.

Pendant ce temps, le maréchal Davoust s'avança sur Steyer et passa l'Ens de vive force. Je m'y portai également, et je l'y remplaçai. Le maréchal Soult passa la même rivière à Ens, à la suite du corps de Lannes, qui lui-même était précédé par la cavalerie de Murat.

D'un autre côté, l'Empereur avait donné l'ordre au général Dupont de suivre la rive gauche du Danube depuis Passau, soutenu par la division Dumonceau. Lannes reçut aussi l'ordre de faire passer la division Gazan sur des barques pour faire, avec la division de dragons du général Klein, l'avant-garde de ce nouveau corps, mis sous les ordres du maréchal Mortier. Celui-ci reçut l'ordre de se mettre en mouvement avant d'avoir opéré la réunion de toutes ses troupes.

Nous supposions aux Russes l'intention de livrer bataille dans la position de Saint-Pölten; mais, après avoir rallié tout ce qui était à leur portée, ils avaient ralenti leur marche. On trouva une forte arrière-garde à Amstetten. Un combat sanglant, où l'infanterie française et l'infanterie russe s'abordèrent pour la première fois dans cette guerre, fut livré. La victoire nous resta, et le mouvement rétrograde des Russes fut accéléré.

Les Russes, ayant repassé le Danube à Krems et brûlé le pont, se trouvèrent séparés de la masse de nos troupes, et n'ayant devant eux que le corps commandé par Mortier, dont les divisions n'étaient même pas rassemblées. Mortier, parti de Linz avec la seule division Gazan, trouva l'ennemi occupant en force Stein et Dürrenstein, situés dans un horrible défilé au pied du château de Dürrenstein, dont les ruines couronnent cette position, lieu célèbre pour avoir servi de prison à Richard Coeur-de-Lion, à son retour de Palestine. Koutousoff, opérant sa retraite sur la Moravie, et allant, par conséquent, faire une marche de flanc devant le corps de Mortier, devait à tout prix tenir le défilé, pour être couvert. Par la raison contraire, Mortier devait le forcer: aussi y alla-t-il tête baissée. Mais Koutousoff, forcé de combattre, fit passer une forte colonne par les hauteurs, et prit ainsi en flanc et en queue la division Gazan. On se battit de la manière la plus vigoureuse dans les rues mêmes de Dürrenstein; on fit dix fois usage de la baïonnette. La division Gazan combattit un contre six, et, malgré des prodiges de valeur, elle allait succomber quand la division Dupont vint la dégager et la sauver.

Murat, dont l'Empereur avait d'abord arrêté le mouvement sur Vienne, se dirigea sur cette ville. Mais je dois rendre compte du mouvement opéré par les autres corps sur la Styrie.

Davoust, après le passage de l'Ens à Steyer, reçut l'ordre de suivre Merfeldt, qui se retirait par Waidhofen, Gaming et Mariazell. Dans ce dernier lieu, il le joignit et le battit. Après ce succès, il changea sa direction, se rapprocha de l'armée et marcha sur Vienne.

Je reçus l'ordre, le 16 brumaire (7 novembre), de partir également de Steyer, de remonter l'Ens à marches forcées, de culbuter et prendre tout ce que j'avais devant moi, et de me diriger ainsi sur Leoben, afin de couvrir l'armée de ce côté et de connaître les mouvements de l'armée autrichienne d'Italie.

Pendant les événements d'Ulm et depuis, les armées française et autrichienne, en Italie, en étaient venues aux mains. Il existait une grande disproportion dans les forces. L'armée autrichienne se composait de cent vingt mille hommes des plus belles troupes, et Masséna n'avait pas au delà de cinquante-cinq mille hommes. Il parvint cependant à passer l'Adige et à s'emparer de Véronette. L'ennemi rassembla toutes ses forces dans la position de Caldiero, barrant ainsi la vallée, des montagnes à la rivière. Il y établit de bons retranchements.

Les projets, à l'ouverture de la campagne, avaient été sans doute d'une autre nature; et la cour de Vienne, ainsi que l'archiduc, comptaient sur la conquête de toute l'Italie. L'éloignement de l'armée française sur les côtes de l'Océan, l'invasion et la conquête de la Souabe, sans coup férir, par une armée placée aux débouchés de la vallée du Rhin, l'arrivée prochaine de quatre-vingt mille Russes venant se joindre à l'armée autrichienne, tout semblait devoir rassurer sur le sort de l'Allemagne: alors plus d'obstacles pour l'Italie. La disproportion des forces, devenue bien plus sensible après avoir fait les garnisons des places, assurait à l'archiduc des succès faciles. Mais il en fut tout autrement. La catastrophe si prompte, si entière, si imprévue d'Ulm, changea tout. Les opérations de l'Italie ne pouvaient plus être que secondaires. L'Allemagne envahie, le Tyrol conquis, l'archiduc ne pouvait songer à s'avancer davantage, la prudence le forçait à attendre, à se rapprocher même. Bientôt le salut de la monarchie lui commanda de rentrer dans les États héréditaires avec autant de promptitude que le maintien du bon ordre et la conservation de son armée pouvaient le lui permettre.

Toutefois il lui était utile, avant de commencer son mouvement, d'avoir sur l'armée française un succès décidé, pour être assuré de ne pas être inquiété trop vivement dans sa marche. Masséna, de son côté, voulait, par des mouvements offensifs, lui imposer et le retenir. Cette double combinaison amena la bataille de Caldiero, où nous ne pouvions pas être vainqueurs. Masséna la perdit; et, par suite, elle remplit le but de l'archiduc, en lui assurant une paisible et facile retraite. La bataille fut livrée le 30 octobre (8 brumaire), et le 2 novembre l'armée autrichienne commença son mouvement.

Je partis de Steyer immédiatement après en avoir reçu l'ordre. La marche que j'entreprenais n'était pas sans difficultés. L'Ens coule au milieu de très-hautes montagnes; ses eaux sont encaissées; la vallée est étroite; des ponts en bois, impossibles à rétablir s'ils étaient détruits, doivent nécessairement être franchis; ainsi on peut se trouver arrêté par des obstacles insurmontables dans cette vallée stérile, au milieu de défilés à défendre. La saison ajoutait encore aux difficultés. Nous étions au fort de l'hiver. On sait à quel point cette saison est rigoureuse dans ces hautes montagnes, et combien les chemins glacés qu'il faut parcourir retardent et contrarient la marche. Un mouvement extraordinaire, rapide, était cependant nécessaire pour pouvoir espérer de réussir.

À six lieues de Steyer, je rencontrai d'abord un premier obstacle imprévu; il semblait de mauvais augure. Dans un lieu où la vallée est fort resserrée, une portion de montagne qui s'était écroulée la veille barrait le chemin et bouchait toute la vallée. Il fallut faire un passage par-dessus le rocher et les éboulements qui l'avaient accompagné. On y employa presque toute une journée.

À Steyer, je rencontrai une faible division en position: elle flanquait la gauche du corps de Merfeldt, suivi par Davoust. Je l'attaquai, la détruisis, et pris deux bataillons du régiment Giulay-infanterie.

Je continuai ma marche avec rapidité, en suivant la rive droite de l'Ens, poussant toujours devant moi, dans cette vallée partout resserrée et où la rivière est très-encaissée, quelque cavalerie que j'avais. La route passe, sur la rive gauche, à quelque distance au delà du bourg Altenmarkt; et, à trois quarts de lieue plus loin, au village de Reifling, elle repasse sur la rive droite, qu'elle ne quitte plus. La destruction de ces ponts si élevés, si longs, impossibles à reconstruire avec mes moyens, était de nature à m'inquiéter beaucoup. Nous ne pouvions franchir la rivière sans eux, et je devais m'attendre à y trouver quelque infanterie.

Je chargeai le capitaine Onakten, du 6e régiment de hussards, de prendre cent hommes de choix, et de se précipiter sur les ponts quand il serait à portée. Onakten, officier d'une bravoure à toute épreuve, entreprenant, vigoureux, ne doutait de rien. Le régiment de hussards le suivait de près, et quelques compagnies de voltigeurs marchaient avec lui. Les choses se passèrent le plus heureusement du monde. Les escadrons autrichiens, vivement pressés dans leur retraite, étant arrivés près du premier pont, Onakten tomba sur eux comme la foudre et le passa en même temps qu'eux, sabrant aussi deux compagnies d'infanterie chargées de mettre, après le passage de la cavalerie autrichienne, le feu à un amas de combustibles préparé d'avance. Il continua sa charge abandonnée jusqu'au delà du second pont; il le traversa de même, et le grand obstacle à craindre dans cette marche fut ainsi surmonté.

Arrivé à Reifling, je voulus avoir des nouvelles du mouvement des troupes ennemies qui se retiraient par les montagnes. J'envoyai en reconnaissance le capitaine Testot-Ferry, un de mes aides de camp, bon soldat et homme de guerre très-distingué, avec deux cents chevaux du 8e de chasseurs, et je le chargerai de remonter la Salza. Arrivé à une lieue de la grande route, des paysans l'informèrent qu'un bataillon autrichien venait d'arriver et de camper à une lieue plus loin. Voulant le reconnaître avant de rentrer, il passa la revue de la ferrure de ses chevaux, et ne prit que ceux qui pouvaient marcher plus facilement sur le terrain couvert de glace. Il laissa en arrière le reste pour lui servir de réserve, et se mit en route avec cent vingt chevaux. Arrivé près du lieu où on lui avait annoncé le camp de ce bataillon, il traversa seul un bois pour observer sans être aperçu, et il vit le bataillon sans défiance, n'ayant placé aucun poste de sûreté, entièrement occupé à son établissement. Il rejoignit son détachement, laissa ses trompettes à la lisière du bois, où elles sonnèrent la charge au moment même où il se précipitait sur le camp avec sa troupe, renversant et brisant les fusils. Il fit réunir immédiatement le bataillon sans armes, et me l'amena prisonnier à mon quartier général. Ce bataillon était fort de quatre cent cinquante hommes et de dix-neuf officiers. Ce trait est certainement une des actions de troupes légères les plus jolies qu'on puisse citer.

Je quittai les bords de l'Ens, dont les sources sont beaucoup plus à droite, et placées dans le Tyrol. Je franchis la montagne d'Eisenerz avec la plus grande difficulté, la saison l'ayant rendue presque impraticable. Je débouchai dans la vallée de la Muhr, et j'arrivai à Leoben, encore rempli, pour moi, des souvenirs les plus vifs: là, huit ans et demi plus tôt, s'étaient terminés les immortels travaux de l'armée d'Italie.

Détaché à une grande distance, chargé d'éclairer une immense étendue de pays, je devais pourvoir à ma sûreté en conservant toujours ma communication avec l'armée, et retarder l'arrivée de l'ennemi sur Vienne autant que la proportion de mes forces avec les siennes pouvait le permettre.

J'envoyai des partis sur Iudenbourg, Unzmarkt et Knittelfeld, afin d'avoir des nouvelles; j'appris qu'aucune troupe ennemie n'avait paru sur ce point. Le prince Charles était encore en Italie, mais en mouvement rétrograde. On disait que sa retraite se faisait sur la Croatie, chose peu probable; mais au moins sur la Hongrie. L'archiduc Jean, évacuant le Tyrol, se portait sur Klagenfurth. Après avoir réuni toutes ses troupes, il ne les diviserait sans doute pas de nouveau; il se retirerait avec toute l'armée d'Italie par la Carniole et la Styrie, et non portion par la Styrie et portion par la Carinthie; car, s'il eût marché sur Vienne par la route d'Unzmarkt et d'Iudenbourg, il pouvait être atteint et coupé par le maréchal Ney, débouchant du Tyrol par les sources de la vallée de la Muhr, et arrivant avant lui ou en même temps que lui à Neumarkt, point de jonction de la grande route de Villach à Vienne. L'arrivée des troupes du Tyrol à Klagenfurth dessinait d'ailleurs leurs mouvements. C'eût été de Villach qu'elles se seraient portées sur la Muhr, si elles avaient dû prendre cette direction.

Le véritable point d'observation me parut donc être Grätz, et je me mis en marche pour m'y rendre, après avoir détruit tous les ponts sur la Muhr et établi des détachements légers chargés de me donner fréquemment des nouvelles de ce côté. La possession de Grätz, d'un bon effet d'opinion, était d'ailleurs d'une grande ressource pour l'armée.

Arrivé à Grätz, j'y établis mon quartier général; je plaçai à Vildon une forte avant-garde chargée de pousser tous les jours des partis sur Ehrenhausen: d'autres reconnaissances exploraient journellement la frontière de la Hongrie par la route de Grätz à Fürstenfeld.

L'archiduc Charles, après avoir livré la bataille de Caldiero, le 30 octobre (8 brumaire), ne perdit pas de temps pour commencer sa retraite. Mais une armée aussi nombreuse, ayant une marche aussi longue à exécuter, et dont le but était, non d'aller au secours d'une autre armée, mais d'aller livrer bataille avec ses propres moyens, ne pouvait marcher qu'avec lenteur. Aussi fus-je quelques jours à Grätz sans avoir aucune connaissance précise de l'ennemi. Les bruits populaires, par leur incertitude et leur contradiction, étaient une preuve suffisante de son éloignement.

Cet état de choses donna une grande sécurité à l'Empereur pour les opérations que les circonstances lui firent entreprendre. Toutefois la division batave de mon corps d'armée, déjà à Vienne, fut envoyée à Neustadt pour me soutenir et me servir d'intermédiaire entre Vienne et l'armée.

L'armée était entrée à Vienne le 21 novembre. On ne pouvait prévoir que le pont du Danube nous serait livré; et on devait croire à la prochaine arrivée de l'archiduc Charles. Dans cette supposition, l'Empereur comptait, après la prise de Vienne, laisser seulement un corps pour défendre le Danube et faire tête de colonne à droite pour marcher à la rencontre de l'armée d'Italie et l'écraser. Mais la fortune en décida autrement et donna une tout autre direction à la campagne.

Un hasard hors de tous les calculs nous rendit maîtres du pont de Thabor. L'archiduc étant loin, une seule chose restait à faire, battre et accabler l'armée russe, s'avançant à grandes marches par la Moravie.

Avec plus d'habileté, l'armée russe aurait réglé son mouvement sur celui de la grande armée autrichienne, et reculé, s'il eût fallu, jusqu'à l'arrivée de ce puissant secours, dont la coopération devait être si utile. Mais les troupes russes étaient confiantes et nous voyaient pour la première fois: un jeune empereur, entouré d'un état-major présomptueux, était à leur tête. Un amour-propre déplacé remplaça les calculs de la raison, seule règle à suivre dans la conduite d'une guerre et le commandement des armées; on résolut inconsidérément de courir sans retard les chances d'un combat immédiat, et la bataille d'Austerlitz fut livrée.

La surprise si singulière du pont du Thabor mérite d'être racontée. Après la prise de possession de Vienne par capitulation, les troupes françaises se portèrent sur les bords du Danube. Là, le fleuve a une grande largeur. Les Autrichiens avaient tout préparé pour en défendre le passage et pour détruire le pont sur pilotis existant et servant à la communication de la capitale avec la Moravie et la Bohême. Des batteries formidables, placées sur la rive gauche, le pont couvert de matières combustibles, rendaient la défense facile: une étincelle pouvait le détruire, quand les troupes françaises se présentèrent à l'entrée; à leur tête se trouvaient Murat, Lannes et Oudinot.

La remise de la place avait fait cesser les hostilités et produit une de ces suspensions d'armes en usage à la guerre dans des circonstances semblables. Les pourparlers pour l'évacuation de Vienne avaient amené plusieurs fois des officiers généraux autrichiens dans le camp français. Le bruit d'un armistice se répandit; les Autrichiens le désiraient ardemment, et on croit volontiers ce qu'on désire. Ce bruit accrédité contribua sans doute à faire suspendre la destruction du pont.

Les Allemands sont, de leur nature, conservateurs, économes; et un pont comme celui-là est d'un grand prix. Murat et Lannes, tous les deux Gascons, imaginèrent de profiter de cette disposition des esprits et d'en abuser. Ils mirent en mouvement leurs troupes, sans paraître hésiter. On leur cria de s'arrêter; elles le firent, mais elles répondirent qu'il y avait un armistice, et que cet armistice nous donnait le passage du fleuve.

Les deux maréchaux, se détachant des troupes, vinrent seuls sur la rive gauche pour parler au prince Auersperg, qui y commandait, en donnant l'ordre à la colonne d'avancer insensiblement. La conversation s'entama; mille sornettes furent débitées à ce stupide prince Auersperg, et, pendant ce temps, les troupes gagnaient du terrain et jetaient sans affectation dans le Danube la poudre et les matières combustibles dont le pont était couvert. Les plus minces officiers, les derniers soldats autrichiens, jugeaient l'événement; ils voyaient la fraude et le mensonge, et les esprits commençaient à s'échauffer.

Un vieux sergent d'artillerie s'approche brusquement du prince et lui dit avec impatience et colère: «Mon général, on se moque de vous, on vous trompe, et je vais mettre le feu aux pièces.» Le moment était critique; tout allait être perdu, lorsque Lannes, avec cette présence d'esprit qui ne l'abandonnait jamais, et cette finesse, cet instinct du coeur humain, apanage particulier des Méridionaux, appelle à son secours la pédanterie autrichienne, et s'écrie: «Comment, général, vous vous laissez traiter ainsi! Qu'est donc devenue la discipline autrichienne, si vantée en Europe?» L'argument produisit son effet. L'imbécile prince, piqué d'honneur, se fâcha contre le sergent, le fit arrêter. Les troupes, arrivant, prirent canons, généraux, soldats, et le Danube fut passé. Jamais chose semblable n'est arrivée dans des circonstances tout à la fois aussi importantes et aussi difficiles.

Cet événement décida la direction de la campagne, et amena les immenses succès qui la couronnèrent. Si le pont eût été brûlé, l'Empereur, manoeuvrant contre l'archiduc, et celui-ci étant encore éloigné, eût dû peut-être sortir du bassin du Danube supérieur. Les Russes auraient pu à leur aise, si le passage de vive force à Vienne leur eût paru trop difficile, marcher sur Presbourg ou plus bas. L'archiduc, que la sotte confiance des Russes n'animait pas, eût refusé la bataille. Il aurait manoeuvré de manière à opérer sa jonction avec eux avant le combat. Alors c'était une grande bataille contre deux cent mille hommes, au fond de la Hongrie, loin de nos ressources et de nos points d'appui. La campagne eût pu avoir des résultats tout différents.

Mais le danger eût été bien plus grand pour nous encore si les deux armées eussent opéré en arrière en se rapprochant et porté le théâtre de la guerre au-dessus de Vienne. Au lieu de cela, l'Empereur, n'ayant aucun obstacle devant lui, poursuivit le corps de Koutousoff, qu'il battit à Hollabrünn, et marcha à la rencontre de la grande armée russe. L'ayant jointe aux environs de Brünn, et après avoir réuni le corps de Lannes, celui de Soult, de Bernadotte, une division de Davoust, la cavalerie de Murat et la garde impériale, faisant ensemble au moins cent mille hommes, il attaqua l'armée ennemie, composée de quatre-vingt mille Russes et de quinze mille Autrichiens.

N'ayant pas assisté à la bataille d'Austerlitz, je n'en ferai pas la description. Tout le monde en connaît les résultats. L'affaire fut courte; les Russes s'y battirent avec courage, mais sans intelligence, et nous fîmes vingt mille prisonniers. Dès le lendemain, l'empereur Alexandre commença sa retraite sur la Pologne; et, une entrevue ayant eu lieu entre l'empereur d'Autriche et Napoléon, un armistice en fut la suite.

À cette bataille d'Austerlitz, les Russes pratiquèrent, pour la dernière fois, un usage fort singulier, qu'ils avaient suivi constamment jusque-là. Avant de charger l'ennemi, et pour le faire avec plus de promptitude et de vigueur, on faisait mettre les sacs à terre à toute la ligne, et ils y restaient pendant le combat. Tous les militaires savent de quelle importance il est pour le soldat de conserver son petit équipage. Les souliers, la chemise, renfermés dans son sac, les cartouches qui y sont placées, etc., tout cela est intimement lié à sa conservation et à la faculté de combattre, de se mouvoir, à sa santé, à son bien-être. Eh bien, comment comprendre l'usage russe?

De deux choses l'une: ou l'on est vainqueur, ou l'on est vaincu: vaincu, les sacs sont perdus et l'armée désorganisée; même vainqueur, si la victoire a été précédée de quelques mouvements rétrogrades, et cela arrive souvent dans les grandes batailles, il en est presque de même; et, si on a culbuté d'abord l'ennemi et qu'on le poursuive, on s'éloigne, et alors il faut nécessairement s'arrêter à une ou deux lieues, le laisser en repos, faire même un mouvement rétrograde et perdre un temps précieux pour venir chercher les sacs abandonnés. L'armée française, à Austerlitz, trouva et prit plus de dix mille sacs rangés en ordre et laissés à la place que les corps russes avaient occupée. Cet usage, hors la circonstance de l'assaut d'une place ou de l'attaque d'un poste retranché, après lesquels on rentre nécessairement au camp, est tout ce qu'il y a de plus absurde, et les Russes y ont renoncé.

Pendant que l'Empereur opérait en Moravie et préparait la bataille d'Austerlitz, j'étais, comme on le sait, en Styrie. À l'approche de l'archiduc, j'avais porté mon quartier général à Vildon, afin d'être informé plus tôt. Je m'avançai avec ma cavalerie jusqu'à Ehrenhausen, où j'eus un combat.

L'archiduc, en marchant sur Vienne, avait à choisir entre deux routes: la route directe par Grätz, Bruck et le Semmering, ou la route de Hongrie, passant par Körmönd et aboutissant à Neustadt. La première, plus courte de sept à huit marches, était défendue; l'autre, libre. En prenant la première, il serait retardé dans sa marche par les obstacles créés à chaque pas; notre résistance se renouvellerait chaque fois qu'elle serait possible, et la vallée de la Muhr s'y prêtait beaucoup. En prenant cette route, rien ne pourrait être préparé pour faire face aux besoins de ses troupes pour arriver ensemble, en bon état et prêtes à combattre. Il se décida donc avec raison pour la route de Hongrie; quoique plus longue, elle ne le ferait pas arriver plus tard, et le ferait arriver en meilleur état. Un corps de troupes, commandé par le général Chasteler, placé d'abord à Marbourg, puis à Mureck et Radkersbourg, ensuite à Fürstenfeld, couvrit tout son mouvement. Je n'avais, dans ce système, d'autre rôle à jouer que de garder Grätz le plus longtemps possible, pour forcer l'ennemi à pivoter autour de cette ville, et d'en partir pour me rendre lestement à Vienne, au moment où la tête de son infanterie serait arrivée à ma hauteur. Chaque jour, des prisonniers faits sur Ehrenhausen et sur Fürstenfeld m'apprenaient la position de l'armée, et j'étais admirablement bien servi par un système d'espionnage très-bien organisé.

Le général Grouchy, fait prisonnier à la bataille de Novi, et conduit à Grätz, y avait résidé assez longtemps et beaucoup connu un nommé Haas, placé à la tête d'une administration de bienfaisance et d'un hôpital. Cet homme, ennemi de la maison d'Autriche et révolutionnaire décidé, s'abandonnait à des rêves politiques et souhaitait un changement. Ses fonctions le mettaient en rapport journalier avec beaucoup de gens de la campagne; par son intermédiaire je fus instruit, chaque jour, du lieu où était le quartier général de l'archiduc et de la masse de ses troupes.

Après avoir tout préparé pour une marche légère et rapide, évacué d'avance mes malades et mes blessés, fait disposer des vivres toujours prêts à Bruck, à Murzzuschlag et sur toute cette route, le 14 frimaire (5 décembre), les rapports m'ayant fait supposer la position de l'ennemi telle que je n'avais plus que juste le temps nécessaire pour le devancer à Vienne, je me mis en marche, et le troisième jour mon avant-garde entrait à Neustadt, quand les coureurs de l'archiduc s'y présentaient de leur côté.

Nous fîmes là une rencontre très-affligeante: celle d'un officier d'état-major apportant la nouvelle de l'armistice conclu et signé à Austerlitz le 15 frimaire (6 décembre). Sans cet événement, j'aurais été le lendemain près de Vienne, soutenu par tout ce qui se trouvait dans cette ville. Deux jours après, la plus grande partie de l'armée victorieuse à Austerlitz serait arrivée, et nous aurions eu une grande bataille, sous les murs mêmes de cette capitale, où j'aurais joué un rôle important, me trouvant à l'avant-garde, et mes troupes étant toutes fraîches et remplies d'ardeur.

À cette nouvelle, tout le monde s'arrêta: amis et ennemis, chacun resta en place. Les conditions de l'armistice connues officiellement, je rétrogradai sur Grätz pour occuper la province de Styrie, destinée à pourvoir aux besoins de mon corps d'armée. Huit jours après en être sorti, j'y étais de retour.




CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS

RELATIFS AU LIVRE HUITIÈME



BERTHIER À MARMONT.

«Paris, le 14 septembre 1805.



«Je vous préviens, général, qu'incessamment vous allez recevoir l'ordre de passer le Rhin à Cassel pour vous rendre à Wurtzbourg et vous joindre au maréchal Bernadotte. Un corps de huit mille hommes de Hesse-Darmstadt, mais qui, au premier moment, ne sera que de quatre mille, se rendra sous vos ordres. Vous recevrez une instruction qui vous fera connaître tous les princes des pays que vous traverserez, qui sont nos amis, ainsi que ceux qui sont du parti de l'Autriche.

«Le prince de Nassau vous enverra un capitaine avec cent voitures qui vous serviront à porter des munitions d'artillerie. Le prince de Hesse-Darmstadt doit aussi vous en envoyer. Il faut en profiter pour porter des munitions de toute espèce; car vous ne sauriez trop en avoir.

«L'Empereur me charge de vous dire que tout ceci doit être dans le plus grand secret; que votre langage doit même être pacifique; mais en même temps vous devez augmenter votre artillerie autant que vos moyens de transport pourront le permettre. Nous trouverons des chevaux dans les pays que nous traverserons. Il suffit que les pièces et un caisson par pièce soient attelés par le train. Les autres caissons seront attelés par les chevaux du pays, comme on pourra.»


BERTHIER À MARMONT.

«Paris, le 15 septembre 1805.



«Je dois vous prévenir, général, qu'en examinant la carte j'ai vu que la route que je vous ai tracée passe à Siemmeven, ce qui est la vieille route. Il y en a une beaucoup plus courte le long du Rhin, et qui peut abréger de deux journées de marche. Quoique j'imagine que, pour faire ce changement, vous n'ayez pas besoin d'ordre de moi, j'ai pensé que je devais vous faire connaître l'avantage qu'il y avait de suivre cette nouvelle route, puisque votre armée au lieu d'arriver à Mayence le cinquième jour complémentaire, pourra y arriver le troisième. Je vous préviens que l'électeur de Bavière est arrivé à Wurtzbourg le 25, et que là cet électeur réunit toutes ses troupes. Vous devez lui envoyer un de vos officiers pour lui faire connaître que vous êtes avec un corps de trente mille hommes à Mayence pour marcher sur Wurtzbourg et vous y réunir à son armée et au corps du maréchal Bernadotte.

«J'écris à M. Otto à Wurtzbourg.

«J'attends de vos nouvelles, général, et je vous engage à me donner toutes celles que vous apprendrez.»


BERTHIER À MARMONT.

«Paris, le 19 septembre 1805.



«Je vous dépêche un courrier, monsieur le général Marmont, pour vous faire connaître que vous et l'armée que vous commandez devez vous diriger le plus promptement possible sur Wurtzbourg sans attendre de nouveaux ordres de moi. L'Empereur désirerait que vous pussiez y être rendu au plus tard le 8 vendémiaire.»


BERTHIER À MARMONT.

«Strasbourg, le 28 septembre 1805.



«Je vous envoie, général, la copie de la lettre que j'écris à M. le maréchal Bernadotte. Votre corps d'armée reste dans toute son intégrité sous vos ordres, composé comme il l'est aujourd'hui; mais, comme vous êtes réuni à M. le maréchal Bernadotte, vous vous trouvez sous ses ordres, et il vous indiquera la route que vous aurez à tenir pour former une seconde colonne à deux, trois ou quatre lieues au plus sur sa droite. Vous aurez soin de vous mettre en communication fréquente avec le corps de M. le maréchal Davoust, qui marche aussi à votre droite.

«Indépendamment des comptes que vous rendrez à M. le maréchal Bernadotte, vous devez m'écrire journellement.»


BERTHIER À MARMONT.

«Ettlingen, le 2 octobre 1805.



«Je vous envoie, général, un croquis qui vous fera connaître la direction que prennent dans leur marche les différents corps d'armée.

«L'Empereur compte que, d'après ses intentions, que je vous ai fait connaître ainsi qu'à M. le maréchal Bernadotte, vous vous serez mis en marche aujourd'hui, d'après les ordres et la direction que vous aura donnés ce maréchal.

«Tous les corps de l'armée se mettent également en mouvement, et passent le Necker.

«J'écris à M. le maréchal Bernadotte qu'ayant dû voir, par la proclamation qui lui a été adressée, ainsi qu'à vous, que nous sommes en pleine guerre, il doit attaquer tout ce qui se rencontrera devant lui, et que, dans tous ces mouvements, vous devez maintenir votre communication avec M. le maréchal Davoust.

«Je l'informe que l'Empereur sera ce soir à Stuttgard; que Sa Majesté suivra ainsi le mouvement des deux corps de droite, parce qu'il serait possible que l'ennemi voulût déboucher par Ulm.

«Le corps qui a débouché de la Bohême sur la Rednitz n'est composé que d'un ou de deux régiments de cavalerie, et de quelques bataillons d'infanterie.

«Si l'ennemi passait le Danube pour se porter sur M. le maréchal Bernadotte, l'intention de Sa Majesté est qu'il l'attaque et que vous mainteniez toujours votre communication. Dans ce cas, toute l'armée ferait un mouvement sur les deux premiers corps.

«Du moment où notre droite aura passé Heidenheim, l'Empereur se portera de sa personne aux deux premiers corps d'armée, dont Sa Majesté sera fort aise de voir les troupes.

«Il n'est point dans l'intention de l'Empereur de faire des magasins, excepté ceux qu'il fait préparer en cas d'événement. L'armée doit vivre par réquisition, en laissant des bons en règle que l'Empereur fera rembourser.

«Tous les pays qui sont amis de l'Autriche sont nos ennemis et doivent être traités ainsi. Je vous en enverrai la note; et, dans ce moment, il faut s'occuper d'écraser les Autrichiens avant l'arrivée des Russes.

«Je pense que vous avez eu, du gouvernement batave, la solde de votre armée pour tout le mois de vendémiaire.

«Quant aux troupes du landgrave de Hesse-Darmstadt que vous deviez avoir, vous ne devez pas y compter pour le moment.»


BERTHIER À MARMONT.

«Donauwert, le 8 octobre 1805.



«L'intention de l'Empereur, monsieur le général Marmont, est que vous vous empariez d'Ingolstadt aujourd'hui, si vous pouvez le faire plus promptement que M. le maréchal Bernadotte, qui a ordre de l'occuper demain.

«L'Empereur imagine que vous êtes en mesure de passer le Danube à Neubourg, ou entre Neubourg et Ingolstadt.

«Vous devez passer ce fleuve sans délai, si M. le maréchal Bernadotte n'a personne devant lui; et, immédiatement après que vous aurez passé le Danube, vous vous porteriez sur Ingolstadt afin d'en faire réparer les ponts, et rendre le passage facile au maréchal Bernadotte et au corps bavarois.

«Je vous rappelle l'ordre de m'envoyer, tous les soirs, un aide de camp ou officier d'état-major, et de me faire connaître ce qu'il y aura de nouveau.»


BERTHIER À MARMONT.

«9 octobre 1805.



«Les moments sont précieux, général, chaque heure perdue nous ôte une partie des succès que notre marche nous a donnés.

«Rendez-vous avec votre corps d'armée, ce soir, à l'intersection des routes d'Augsbourg à Neubourg, et de Munich à Rain, c'est-à-dire au village ou dans les environs de Gundelsdorff; tirez des vivres partout où vous pourrez, car il y aura bien de la peine à vivre à Augsbourg.

«Le quartier général impérial sera ce soir à Augsbourg.

«Je vous préviens que, dès aujourd'hui, votre corps d'armée ne recevra des ordres que du grand état-major général.»


BERTHIER À MARMONT.

«Augsbourg, le 12 octobre 1805.



«M. le général Marmont partira, aussitôt la réception du présent ordre, avec toute sa cavalerie, ses deux divisions françaises et vingt-quatre pièces de canon bien attelées et bien approvisionnées, ses cartouches, ses ambulances, pour se rendre sur Babenhausen, passant par Steepach, Untergossenhausen, Usterbach, Zumershausen, Tainhausen, Edewheffen, Krumbach.

«Le général Marmont se trouvera avoir neuf lieues à faire.

«Deux cents de ses meilleurs chevaux de cavalerie devront arriver ce soir à Babenhausen, et se mettre, aussitôt leur arrivée, en communication avec les postes du prince Murat, qui occupe Weissenhorn. Le reste de sa cavalerie arrivera ce soir aussi loin qu'elle pourra, mais au moins sur la Mindelheim, au village de Tainhausen, où M. le général Marmont se trouvera de sa personne. Il y fera rendre également deux mille hommes d'infanterie de son avant-garde.

«Le reste de ses deux divisions d'infanterie pourra coucher ce soir, une division à Usterbach, à quatre lieues, et l'autre à Zumershausen, qui est environ à cinq lieues et demie.

«Demain, à six heures du matin, tout le corps de M. le général Marmont se mettra en marche. Sa cavalerie se portera sur l'Iller, pour intercepter la route de Weissenhorn à Memmingen au village d'Hohenhausen.

«M. le général Marmont, avec son corps d'armée, se portera au village d'Illertiessen, où il est nécessaire que demain, avant onze heures du matin, il soit en position sur les hauteurs du village d'Illertiessen, et que sa cavalerie soit répandue le long de Piller, communiquant par sa droite avec le prince Murat, et par sa gauche avec le maréchal Soult.--Si le chemin était trop difficile pour son artillerie, il la fera passer par la chaussée qui, de Babenhausen, va à Weissenhorn (trois lieues); et, de cette ville à Illertiessen, il y a deux lieues.

«Le principal but de M. le général Marmont est de se trouver sur la droite de Weissenhorn, avec tout ce qu'il pourra de monde, le plus tôt possible, dans la journée de demain 21, la bataille devant avoir lieu dans la journée du 22.

«Après avoir donné tous ses ordres de départ, le général Marmont viendra prendre lui-même ceux de l'Empereur.»


BERTHIER À MARMONT.

«Oberfullen, le 15 octobre 1805.



«Je vous préviens général, que l'Empereur restera toute la journée à l'abbaye d'Elchingen. Son intention est que vous vous teniez de votre personne sur la petite hauteur du village de Pfuld; que vous ayez là une de vos divisions; que l'autre s'y trouve à portée, près d'Ulm; que votre cavalerie soit entre l'une et l'autre de ces divisions.

«La division de dragons à pied du général Baraguey-d'Hilliers, qui se trouve en position à son bivac, gardera les ponts d'Elchingen et de Talfingen; le général Baraguey-d'Hilliers placera sur chacun de ces deux ponts deux pièces de canon.

«Le général Beaumont, avec sa division de dragons, se placera pour fortifier votre ligne.

«Votre principal but, général, doit être d'empêcher l'ennemi de s'échapper d'Ulm, ou le retarder suffisamment pour que, des hauteurs, nous puissions revenir pour l'atteindre.

«Si cependant il vous était impossible d'empêcher l'ennemi de passer, le principal chemin qu'il faut toujours garder est le chemin qui va à Gunzbourg. Il vaudrait mieux laisser échapper l'ennemi par le chemin qui va à Memmingen, sauf à vous mettre, le plus tôt possible, à sa poursuite.

«Lorsque l'attaque sera fortement engagée sur les hauteurs, ou si vous vous apercevez que l'ennemi se dégarnit trop devant vous, vous ferez ce que vous voudrez pour l'attaquer de votre côté et produire tout l'effet d'une fausse attaque.

«Vous resterez pendant toute l'affaire en bataille, et de manière à produire le plus d'effet qu'il sera possible à l'ennemi, qui vous verra des hauteurs.

«Enfin, général, vous tiendrez des postes le long du Danube, depuis le pont de Talfingen jusque le plus près possible d'Ulm, et vous ferez reconnaître, sur la rive gauche, en passant au village de Talfingen, et en longeant le Danube, si on ne pourrait pas, de ce côté, faire une attaque réelle sur l'enceinte d'Ulm du moment où nous nous serons emparés des hauteurs.

«Du moment où vous serez arrivé sur les hauteurs de Pfuld, vous enverrez un de vos aides de camp à l'Empereur, qui sera à l'abbaye d'Elchingen.»


BERTHIER À MARMONT.

«Munich, le 27 octobre 1805.



«Il est ordonné à M. le général Marmont de partir, aujourd'hui 5, de Munich avec son corps d'armée, pour se rendre et prendre position entre Munich et Obersdorf; son avant-garde suivant l'arrière-garde de M. le maréchal Bernadotte, qui marche sur Wasserbourg, où son avant-garde est déjà arrivée.

«M. le général Marmont ne fera aucune espèce de réquisition sur sa gauche; il se nourrira par sa droite aussi loin que cela sera nécessaire.

«M. le général Marmont occupera Wasserbourg du moment que M. le maréchal Bernadotte aura passé l'Inn pour se diriger sur Saltzbourg.

«Pour cela, il se mettra en communication avec M. le maréchal Bernadotte; il poussera des reconnaissances sur Kraiburg et Mühldorf. Il attendra de nouveaux ordres à Wasserbourg, dans le cas où il s'y rendrait, si le maréchal Bernadotte passe l'Inn pour se diriger sur Saltzbourg.

«Le général Marmont prendra du pain pour deux jours.

«Le maréchal Soult prend position à Hohenlinden, ayant en avant, au delà de Haag, la cavalerie du prince Murat.»


BERTHIER À MARMONT.

«Braunau, 31 octobre 1805.



«Je vous préviens, général, que le prince Murat et le maréchal Davoust sont déjà à Haag, à quatre lieues au delà du Ried, sur la route de Lambach, d'où il n'est plus qu'à six lieues. Vous devez donc vous dépêcher d'arriver à Strasswalthen, et le plus rapidement que vous pourrez à Vacklabruck.

«L'ennemi nous a abandonné la place de Braunau, et sûrement il a cru la laisser à un corps de son armée. Nous avons trouvé quarante pièces de canon en batterie, chaque pièce avec tous ses ustensiles, prête à tirer, dix-huit fours avec leurs ustensiles, cent mille rations de pain, une quantité immense de poudre et de projectiles, des bombes, des farines, etc., etc.

«Le prince Murat vient de joindre leur arrière-garde à Ried; il a pris quatre pièces de canon et fait six cents prisonniers.»


BERTHIER À MARMONT.

«Laynbach, le 4 novembre 1805, neuf heures du matin.



«Le maréchal Davoust, général, se porte aujourd'hui sur Steyer; ayez un aide de camp près de lui, afin d'être instruit promptement s'il avait besoin de vous.

«Portez votre quartier général cette nuit à Kremsmunster, et réunissez-y votre corps d'armée du moment que vous serez instruit que le maréchal Davoust se sera emparé de Steyer et en aura rapproché son armée.

«L'Empereur désire que le maréchal Davoust ait une tête de pont sur l'Ens le plus tôt possible.

«Concertez avec lui les mouvements qu'il serait nécessaire de faire pour arriver à ce but; dans tous les cas, soyez toujours prêt à soutenir l'armée de ce maréchal.

«Sa Majesté désire aussi que votre cavalerie tienne des patrouilles sur la route de Knedorf à Rottenmann, tout comme lorsque l'Ens sera passé et qu'il sera constaté que l'ennemi ne peut plus prendre l'offensive. Votre cavalerie éclaire le chemin de Steyer à Leoben, et celle de M. le maréchal Davoust le chemin de Steyer à Waadhofen à Annaberg et Lilienfeld.

«Le maréchal Bernadotte doit être demain à Laynbach.»


BERTHIER À MARMONT.

«Lintz, le 7 novembre 1805.



«Il est ordonné à M. le général Marmont de partir de la position qu'il occupe avec tout le corps à ses ordres, pour se porter à grandes marches à Leoben, prendre et culbuter tout ce qu'il y aura devant lui. Il aura soin de se faire précéder d'une avant-garde qui poussera des reconnaissances en avant de lui.

«Le général Marmont aura également soin de laisser, depuis Steyer, des petits postes de cavalerie de cinq en cinq lieues, afin de pouvoir correspondre facilement avec le quartier général impérial. Cet article est important, afin que l'Empereur sache promptement ce qui se passera dans la vallée de l'Ens, de la Muhr et en Italie.

«Du moment que la grande armée sera arrivée à la position de Saint-Pölten, le général Marmont communiquera et placera ses petits postes de cavalerie par la route de Mariazzell.

«Le général Marmont se conduira suivant les circonstances. L'Empereur ne voit pas qu'il puisse rien craindre dans l'état où se trouve l'ennemi; cependant il mettra beaucoup de prudence dans sa marche. Je lui répète qu'il doit effectuer son mouvement en faisant les plus grandes marches qu'il lui sera possible.

«Il doit me faire connaître, par le retour de l'officier, les endroits où il compte coucher jusqu'à Leoben.

«Il est très-important que, de l'endroit où le général Marmont couchera chaque soir, il prenne des renseignements pour savoir comment, de cet endroit, il pourrait rejoindre directement la grande armée sur Saint-Pölten s'il en recevait l'ordre. Il sentira combien il est important que je reçoive souvent de ses nouvelles.»



LIVRE NEUVIÈME

1805-1806

SOMMAIRE.--Marmont à Grätz jusqu'à la paix.--Masséna en Illyrie.--Le fort de Grätz.--Coup d'oeil sur la campagne qui vient de finir.--Conséquences de la violation du territoire prussien: détails.--Grätz.--Ordre d'occuper le Frioul.--Les Autrichiens livrent Caltaro aux Russes.--Séjour à Trieste.--Mort du père de Marmont.--Les faux illyriennes.--Les enclaves du Frioul.--Les Fourlous parlent languedocien.--Le corps d'armée de Marmont à Monfalcone et à Sacile.--Trombe de Palmanova.--Système de défense de la frontière italienne contre l'invasion des Allemands.--Forts à Malborghetto, à Caporetto, à Canale.--Le coffre-fort d'Osopo.--Visite à Udine et à Milan.--Eugène Beauharnais.--Passion de Marmont pour l'Italie.--Perspicacité des Italiens.--Les conscrits parisiens.--Lauriston en Dalmatie.--Il prend possession de Raguse.--Le Montenegro: son organisation.--Le système constitutionnel se soulève contre Lauriston.--Description de la place de Raguse.--Lauriston assiégé.--Molitor et Marmont viennent à son secours.--Étonnement de Lauriston.--Molitor obligé de s'arrêter à la porte.--Le général Thiars; anecdote.--Dandolo à Zara: son importance affectée.--Fêtes et visites à madame Dandolo.

Je restai à Grätz jusqu'à la paix, dont la signature eut lieu le 6 nivôse (28 décembre).

L'archiduc prit ses cantonnements en Hongrie. Le maréchal Masséna, avec l'armée d'Italie, occupa Laybach, la Carniole, et poussa ses troupes légères sur la Drave et Marbourg, où se faisait la jonction de nos territoires. Mes troupes, après avoir fait de belles marches et des mouvements rapides, se reposèrent dans l'abondance.

Je régularisai les grandes ressources de cette province et maintins un ordre sévère. Les habitants furent ménagés autant que possible; ils le méritaient par leur excellent esprit, leur douceur et leur bonhomie.

Pendant l'armistice, je reçus l'ordre de me disposer à marcher, l'intention de l'Empereur étant de rentrer brusquement en campagne si on tardait à s'entendre sur les conditions de la paix. Dans le cas de la reprise des hostilités, le fort de Grätz, mis en état de défense, pouvait m'être utile. Placé sur une montagne isolée, dominant la ville, il fut construit autrefois pour la protéger. Armé convenablement, il était susceptible, par sa position, d'une longue résistance. Mais alors il était consacré seulement à la garde de malfaiteurs et de condamnés. J'eus l'idée de le rendre à sa première destination. J'en fis mon rapport à l'Empereur, et, sur son approbation, dix jours après, ceux qui l'habitaient en sortirent. Des canons, envoyés de Vienne, furent mis sur les remparts; les magasins furent remplis de vivres, et les dépôts de mes régiments en habitèrent les casernes.

Les habitants voyaient avec beaucoup de peine ces dispositions, destinées à appeler un jour chez eux les malheurs de la guerre. Plus tard, j'eus l'occasion de partager leurs regrets. La paix rendit inutiles ces préparatifs de défense; mais les Autrichiens profitèrent des travaux faits, et laissèrent cette forteresse dans l'état où je l'avais mise. Quand, en 1809, j'entrai à Grätz, elle m'incommoda beaucoup et rendit difficiles tous mes mouvements.

Je jetterai un coup d'oeil rapide sur cette campagne si prompte et dont les résultats furent si heureux. Nous les dûmes sans doute à la rapidité des mouvements, à la vigueur des attaques, à la bonté des troupes, mais aussi à l'incroyable confiance des Russes. Leur conduite fut contraire à tous les calculs de la raison; j'en ai déjà établi la preuve. Mais la chose sera plus évidente quand on saura dans quelle disposition étaient les Prussiens.

La violation de son territoire avait décidé le roi de Prusse à nous faire la guerre, et son armée était au moment d'entrer en campagne; plusieurs corps avaient déjà quitté leurs garnisons quand la bataille d'Austerlitz fut livrée.

On a vu dans quelle situation difficile l'armée française se serait trouvée, malgré les succès d'Ulm, si les Russes avaient agi avec prudence et méthode, et attendu l'arrivée de l'armée de l'archiduc Charles avant de combattre. Mais on peut juger de ce qui serait arrivé, si à ces difficultés on ajoute la présence de cent cinquante mille Prussiens vers Ingolstadt, barrant la vallée du Danube, s'emparant de notre ligne d'opération et prenant l'armée à revers: il eût fallu plus qu'un miracle pour nous tirer d'affaire; enfin, si Vienne, dont les fortifications étaient alors intactes, qui renfermait d'immenses approvisionnements d'artillerie, avait fermé ses portes et se fût défendue quinze jours contre un simple blocus, car l'armée française n'avait aucun moyen de siége avec elle, ni à portée, on se demande ce qui serait advenu: il est plus que probable que la campagne aurait fini par notre destruction ou une retraite précipitée, et non par des triomphes.

Je reviens à ce qui me concerne.

La ville de Grätz est une des plus agréables résidences des États autrichiens; elle est fort belle et habitée par une noblesse aisée. Sa physionomie se ressent du voisinage de l'Italie, et les moeurs des habitants ont encore le caractère de bonté de l'Allemagne. Elle participe de la nature des deux pays. La rivière de la Muhr, qui la traverse, coule d'abord dans des gorges étroites et pittoresques, et ensuite au milieu d'un bassin large et bien cultivé, où est placée la ville. J'y trouvai beaucoup d'émigrés, appartenant à la maison de madame la comtesse d'Artois; ils furent protégés, et rien ne troubla leur repos.

L'Empereur ayant décidé que mon corps d'armée ne reviendrait point en Hollande, toutes les troupes bataves me furent retirées, et se mirent sur-le-champ en marche pour retourner sur les côtes de la mer du Nord. Je reçus, le 7 janvier, l'ordre de relever successivement, avec mes deux divisions françaises et ma cavalerie, les troupes de l'armée d'Italie; de rentrer à l'époque fixée pour l'évacuation totale du pays sur la rive droite de l'Isonzo, et d'occuper le Frioul.

L'armée avait trouvé des approvisionnements immenses dans l'arsenal de Vienne, un des plus grands et des plus beaux dépôts d'artillerie qui aient jamais existé. On évacua tout ce qu'il renfermait, soit sur la Bavière, soit sur l'Italie. Les immenses ressources en attelages des provinces de Carinthie et de Styrie furent consacrées à ces transports, et je parvins à tout enlever dans l'espace de temps très-court que la disposition du traité de paix avait fixé.

Après avoir évacué la Styrie, j'occupai encore, pendant deux mois, la Carinthie, la Carniole et Trieste. J'étais autorisé à rapprocher l'époque de l'évacuation, si les Autrichiens remettaient plus tôt aux troupes françaises les provinces d'Istrie, de Dalmatie et les bouches de Cattaro, l'un étant subordonné à l'autre. Mais, loin d'en agir ainsi, les troupes autrichiennes remirent, contre la teneur des traités, les bouches de Cattaro à l'amiral russe Siniavin, qui s'y présenta avec une escadre et des troupes de terre. Le commandant autrichien de Castelnovo rejeta d'abord sa sommation; mais le commissaire du gouvernement, marquis de Ghisilieri, se rendit sur les lieux, leva toutes les difficultés, et, motivant sa résolution sur ce que le délai fixé pour remettre les bouches de Cattaro aux Français était expiré sans qu'ils se fussent présentés pour en prendre possession, il y fit recevoir les troupes russes. Cette affaire retentit alors dans toute l'Europe et devint l'objet des plus vives discussions.

À l'occasion de ce manque de foi, je prolongeai d'abord mon séjour à Trieste; mais, quelques jours plus tard, je quittai cette ville, conformément à de nouveaux ordres de l'Empereur, qui se contenta, en échange, de garder Braunau. Je conclus aussi, avec le général de Bellegarde, un arrangement qui nous donnait passage libre par Trieste et la Croatie, avec des troupes, jusqu'au moment où Cattaro nous serait rendu.

J'achevai donc l'évacuation des provinces encore occupées par mes troupes, et je repassai l'Isonzo. Le 4 mars, j'entrai dans le Frioul, et j'établis mon quartier général à Udine, ville charmante et bien habitée où je passai tout le printemps.

Mon séjour à Trieste avait été accompagné des plus vifs chagrins pour moi. La nouvelle de la mort de mon père, mort d'apoplexie, le 1er janvier, m'y était parvenue. La certitude de ne jamais revoir un être que l'on aime beaucoup est, sans doute, ce qui rappelle le plus péniblement à notre esprit la faiblesse de notre nature et le vague de notre avenir.

Pendant mon séjour en Carniole et à Trieste, le ministre de l'intérieur avait demandé à l'Empereur de faire envoyer en France quelques-uns des ouvriers employés, dans les forges de ce pays, à la fabrication des faux qu'elles sont en possession de fournir à toute l'Europe. Cette fabrication, source de richesses pour ce pays, était à cette époque sa propriété exclusive. Les faux fabriquées en France, partie en fer, partie en acier, après avoir servi quelque temps, n'étaient plus bonnes à rien; tandis que celles de Carinthie, entièrement d'acier, restent toujours les mêmes. Cette circonstance tient à la nature du minerai: ce pays renferme des mines carbonatées; traitées comme les autres, elles donnent, au lieu de fer, de l'acier naturel. Si on voulait en tirer du fer, il faudrait lui faire subir une opération dispendieuse: au lieu de cela, on a de première fusion un acier ductile qui se forge comme le fer, et dont on fait des faux, des faucilles, des scies, et tous les instruments tranchants employés aux usages domestiques. On exportait autrefois de France, pour ces objets, quatre millions de francs annuellement, afin de satisfaire aux besoins de l'agriculture.

Depuis l'envoi des ouvriers en France, dont le nombre a été augmenté, lorsque plus tard j'ai été gouverneur des provinces illyriennes, on a découvert, dans le département de l'Ariége, des minerais analogues à ceux de Carinthie; et la France est affranchie du tribut qu'elle payait à l'étranger.

Le Frioul vénitien avait des enclaves sur la rive droite de l'Isonzo, et le Frioul autrichien des enclaves sur la rive gauche. Ce pays, dépendant, de temps immémorial, d'administrations dont le langage est différent, avait conservé le type de son origine d'une manière extraordinaire. On peut y reconnaître la puissance des habitudes et de l'administration: sur la rive, droite, les habitants ne parlaient pas italien, et ne connaissaient que l'allemand et le vindisch, langage dérivé de la langue slave; sur la rive gauche, l'italien était seul en usage. Et puis prétendez changer en vingt-quatre heures, comme tant de nos faiseurs modernes, les habitudes, les opinions, les moeurs, les préjugés des peuples! Le temps et des institutions qui régularisent et appliquent son action peuvent seuls exécuter un pareil ouvrage.

J'ai un autre exemple à citer de la manière extraordinaire dont le langage se perpétue quelquefois. Je me promenais un jour aux environs d'Udine avec le général Vignole, mon chef d'état-major. Vignole était Languedocien et savait le patois de son pays. Tout à coup il se retourne, croyant entendre causer des paysans de sa province: c'étaient des habitants du Frioul. Grand étonnement de notre part: quelques recherches nous apprirent que, sous l'empire romain, une légion dont le recrutement se faisait constamment dans la Gaule Narbonnaise avait été pendant un grand nombre d'années à Udine.

Mon corps d'armée fut établi dans le Frioul, depuis Monfalcone jusqu'à Sacile. Mes régiments furent renforcés des dépôts laissés en Hollande; le quatrième bataillon du 92e régiment, fort de mille hommes, et entièrement compose de conscrits du département de la Côte-d'Or, ne laissa pas, en traversant la Bourgogne, un seul soldat en arrière: tant les habitants de cette province sont de fidèles et valeureux soldats!

Deux nouveaux régiments furent ajoutés à mon corps d'armée, le 9e et le 13e. Je m'occupai avec succès, là comme partout, du bien-être de mes troupes. J'en employai une partie aux travaux de Palmanova, tête de notre ligne, dont on parvint à faire une assez bonne place. Il arriva presque sous mes yeux un phénomène naturel extraordinaire, digne d'être raconté. On avait construit une demi-lune en terre sur un des fronts de Palmanova; il n'y avait encore aucun revêtement, mais les terre-pleins avaient tout leur relief: il ne restait plus que les parapets à terminer. L'ouvrage étant déjà très-avancé, on se disposait à l'armer, et les madriers destinés à la construction des plates-formes étaient déjà sur place, quand une trombe de terre s'éleva à peu de distance de Palmanova et se porta sur la demi-lune nouvellement construite, et l'effaça complètement, en dispersant la terre à une grande distance: les madriers mêmes furent enlevés et jetés à quelques centaines de toises.

Je reçus de l'Empereur l'ordre de reconnaître avec soin la frontière et de proposer un système de défense. Je m'en occupai, et je proposai des travaux que l'Italie devra faire exécuter un jour si jamais elle devient une puissance et veut assurer sa frontière contre l'Autriche.

Je vais les indiquer sommairement.

Je n'ai pas sous les yeux le mémoire que je rédigeai alors, et dont les détails, après tant d'années, sont sortis de ma mémoire; mais j'en ferai connaître l'esprit.

La sûreté d'une armée appuyée à Palmanova, chargée de défendre l'Isonzo, tient à la possession des montagnes. Si l'ennemi trouve le moyen de déboucher de ce côté, il faut se retirer sur le Tagliamento. Mais les montagnes sont d'un accès difficile; elles ne présentent que des passages étroits et susceptibles d'être fermés avec des forts ou des places. Le plus important de ces débouchés, mais aussi le plus difficile à défendre, est celui qui de Tarvis conduit dans la vallée du Tagliamento. Vient ensuite celui de l'Isonzo: il faut que chacun ait sa défense propre. Le lieu le plus favorable pour couvrir le Tagliamento est situé en arrière de Tarvis, à moitié chemin de la Ponteba, près de Malborghetto. Une place de cinq à six bastions présenterait au passage un assez grand obstacle.

Le second débouché est celui qui de Tarvis vient dans la vallée du Natisone, et sur la rive droite de l'Isonzo. Un emplacement admirable existe à Caporetto; on y ferait une petite place imprenable et qui aurait le double avantage de fermer complètement la gorge et les chemins venant de Pletz et de Krafred, et de défendre aussi le passage qui, de la vallée de l'Isonzo, conduit dans celle du Natisone.

Tout le pays compris entre les sources du Natisone, excepté le passage de l'Isonzo, est absolument impraticable jusqu'à la hauteur de Canale. Resterait à construire un fort à Canale; il fermerait la vallée et rendrait maître de la grande route qui suit la rivière, et du pont. Ainsi la défense de la frontière avec une armée serait réduite à une assez petite étendue, au cours de l'Isonzo, depuis Canale jusqu'à Monfalcone et la mer.

Avec ces trois places, c'est-à-dire une place à Malborghetto, un grand fort ou une petite place à Caporetto, et un petit fort à Canale, la frontière deviendrait très-forte.

On a construit, dans la vallée du Tagliamento, un fort inexpugnable, celui d'Osopo. La force de la position a séduit; mais ce fort ne remplit que très-imparfaitement son objet: la vallée est trop large sur ce point pour être fermée. Ce fort peut servir à conserver des magasins, à recevoir des dépôts: c'est un coffre-fort où on peut mettre en sûreté des trésors; mais, sous le rapport stratégique, il n'est qu'une gêne, et non un véritable obstacle, au mouvement d'une armée ennemie.

J'allai, pendant mon séjour à Udine, revoir Venise, où j'avais été plusieurs fois pendant ma première jeunesse. Le général Miollis y commandait: On ne pouvait pas en confier la garde et la conservation à de meilleures mains.

Je fus de là, à Milan, voir Eugène Beauharnais, qui y exerçait les fonctions de vice-roi d'Italie. Il venait d'épouser une princesse de Bavière de la plus grande beauté, modèle de douceur et de vertu. Il faut être l'objet de la prédilection du ciel pour rencontrer une pareille femme, aussi accomplie de toutes les manières, quand on est marié par les combinaisons de la politique. Eugène se livrait avec ardeur à l'exécution de ses devoirs. Bon jeune homme, d'un esprit peu étendu, mais ayant du sens, sa capacité militaire était médiocre: il ne manquait pas de bravoure. Son contact avec l'Empereur avait développé ses facultés; il avait acquis ce que donnent presque toujours de grandes et d'importantes fonctions exercées de bonne heure, mais il a toujours été loin de posséder le talent nécessaire au rôle dont il était chargé.

On l'a beaucoup trop vanté; on a surtout vanté son dévouement et sa fidélité dans la crise de 1814. Ces talents prétendus se sont bornés à faire alors une campagne fort médiocre, et cette fidélité tant proclamée a eu pour résultat de faire tout juste le contraire de ce qui lui avait été prescrit, et précisément ce qu'il fallait pour assurer la chute de l'édifice qui a croulé avec tant d'éclat. Il s'était fait illusion sur sa position; il avait cru à la possibilité d'une existence souveraine indépendante, mais peu de jours suffirent alors pour le détromper. Il avait bâti sur des nuages. Je reparlerai de lui avec détail et de manière à fixer l'opinion de la postérité sur son compte.

Je passais mon temps de mon mieux dans cette délicieuse Italie. Je ne l'ai jamais habitée ou même traversée sans éprouver un sentiment de bonheur. Son beau soleil, les grands souvenirs qu'elle rappelle, ont constamment agi sur moi d'une manière puissante. L'esprit prompt et l'intelligence supérieure de ses habitants m'ont toujours frappé, et plus encore en cette circonstance qu'en toute autre. Je venais de passer deux ans avec les Hollandais et les Allemands. Si la nature a donné à ces peuples de grandes facultés, la promptitude de la compréhension n'en fait pas partie. Cette facilité à concevoir, notre apanage aussi, à nous autres Français, leur est refusée. Pour pouvoir espérer d'être bien compris d'un Allemand, il faut lui répéter la même chose plusieurs fois et de différentes manières. En quittant l'Autriche, je continuai machinalement la même méthode. Je m'aperçus bientôt combien cela était inutile. Ceux auxquels je parlais m'avaient compris même avant que mes premières explications fussent achevées, et souvent même ils en avaient tiré des conséquences qui m'avaient échappé à moi-même.

Pour ajouter aux agréments du séjour d'Udine, nous imaginâmes de faire jouer la comédie. Un de mes régiments, le 9e, se recrutait à Paris. Parmi les soldats de ce corps se trouvaient beaucoup de jeunes acteurs, envoyés par la conscription. On monta une troupe; des spectacles publics furent donnés au théâtre, et firent accourir toute la province.

Le souvenir de ce régiment m'engage à dire un mot sur l'esprit militaire. Qui croirait, au premier aperçu, qu'un régiment, entièrement recruté à Paris, dans une population en général faible et souvent énervée par la débauche, fût bon à la guerre et brave devant l'ennemi? Qui n'imaginerait qu'un régiment, recruté par des paysans en Alsace, en Franche-Comté, en Bourgogne, ne fût préférable? Eh bien, il n'en est rien. Un pareil régiment pourra mieux supporter les fatigues de la guerre, être plus discipliné; mais il ne se battra pas avec plus de courage, et souvent se battra moins bien. Notre métier est un métier d'amour-propre, et les Parisiens en ont beaucoup. Voilà l'explication. Rien de plus difficile à conduire habituellement que de pareils soldats, à cause de mille prétentions, de réclamations incessantes, etc.; mais aussi rien de plus résolu devant l'ennemi. Ils se sentent tous capables de fonctions supérieures à celles de soldat; de là leur mécontentement et leurs demandes continuelles.

Pour mettre plus en rapport leurs facultés avec leurs prétentions, il me paraîtrait juste, équitable et conforme aux intérêts du service de répartir dans tous les régiments les conscrits des grandes villes. Leur nombre étant peu considérable dans chaque corps, ils trouveraient plus facilement un débouché et auraient plus de chances de fortune. Les corps manquent souvent de sujets capables d'avancement; ils en seraient abondamment pourvus, et tout le monde se trouverait bien de cet arrangement.

On avait envoyé en Dalmatie le général Lauriston, comme commissaire, pour la remise des places, et le général Molitor, avec une division, pour en prendre possession. Sa marche fut lente, beaucoup de temps fut perdu, et le commissaire autrichien, ainsi que je l'ai déjà dit, fit ouvrir les portes de Castelnovo et de Cattaro aux Russes, sous prétexte que les Autrichiens n'étaient tenus de garder les villes et de les défendre que jusqu'au 15 février. Cette époque étant passée, ils ne devaient pas se battre pour nous, qui n'étions pas leurs alliés: raisonnement d'une mauvaise foi manifeste. Mais les Russes étaient en possession, et il n'était pas facile de les chasser.

L'Empereur donna l'ordre, à cette occasion, au général Lauriston, de prendre possession de Raguse, c'est-à-dire d'occuper cette place, comme compensation et comme moyen d'observer les bouches de Cattaro. Ce petit pays, qui jouissait du plus grand bonheur, dont les habitants sont doux, industrieux, intelligents; oasis de civilisation au milieu de la barbarie, vit disparaître tout son bien-être par ce conflit, dans lequel la fatalité vint le mêler. Je n'en dirai pas davantage en ce moment sur lui, me réservant d'entrer plus tard dans de plus grands détails sur ce qui le concerne.

Près de Cattaro est le Monténégro, pays de hautes montagnes, de l'accès le plus difficile; sa population est d'origine slave, et professe la religion grecque. De temps immémorial, elle s'est affranchie de la domination de la Porte Ottomane, et le pacha de Scutari n'a Jamais pu parvenir à l'asservir. Le père du pacha actuel a été tué en combattant contre elle. La Russie, dont les vues sur l'Orient datent de loin, et dont la politique n'a jamais dévié un moment, a établi, depuis longues années, des relations avec ce pays, et communique habituellement avec lui par la Servie. Un archevêque, chef de la religion, reconnaît la suprématie de l'autocrate de toutes les Russies. L'archevêque Petrovich, homme d'un esprit supérieur et d'un fort grand caractère, vivait alors; il était décoré du chapeau blanc, la plus haute dignité ecclésiastique de cette église.

Le territoire des Monténégrins se divise en six comtés, dont deux supérieurs et quatre inférieurs. Ces quatre derniers comptent quarante-cinq mille habitants; les six donnent une population totale de soixante mille âmes. Tout le monde est armé, et cette population peut mettre environ six mille fusils en campagne. Le Vladika (archevêque) gouverne ce pays par son influence, mais légalement. Un ordre politique, dont il est seulement une partie, une assemblée nationale, décide toutes les choses importantes, et nomme le gouverneur chaque année. Le Vladika préside cette assemblée. Elle se réunit souvent et se compose d'un député par famille. Voilà un gouvernement représentatif, dans un pays encore barbare, et, si l'on étudie l'histoire, on voit que tous les peuples ont commencé ainsi. Les assemblées, chez les Francs, le champ de mai sous la seconde race, ne sont pas autre chose. Tous les hommes marquants de la société étaient appelés à concourir à la décision des choses importantes; il est donc dans la destinée des peuples d'adopter cette forme de gouvernement à l'origine des sociétés, et d'y revenir ensuite, quand des fautes et des souffrances les portent à chercher un état meilleur. Ainsi les défenseurs des anciens usages devraient pardonner à ceux qui aiment ces institutions, en raison de ce qu'ils rétablissent d'une manière plus régulière ce qui exista un peu confusément autrefois.

Dans les tribus arabes mêmes, le chef de la tribu se fait assister des anciens. C'est dans la famille seule que l'on trouve l'exemple de l'unité de pouvoir. Mais quel caractère a ce pouvoir-là! et quel contre-poids contre son abus la nature a placé dans le coeur des pères!...

Je reviens aux Monténégrins. On comprend quelle sensation produisit parmi eux la cession des bouches de Cattaro aux Russes, et l'arrivée des troupes russes de terre et de mer. Les anciennes relations se resserrèrent, et le général russe eut une armée à ses ordres. Un moyen d'action de plus se trouvait aussi dans la similitude du langage, les Monténégrins parlant la langue slave dans toute sa pureté.

L'isolement dans lequel ils ont vécu depuis la conquête (douze ou treize siècles), l'ignorance dans laquelle ils sont de nos besoins et de nos arts, leur a rendu superflu de modifier leur langage, et la langue des paysans monténégrins est restée stationnaire; elle est la même que celle dans laquelle la Rible russe est écrite. Si l'on ajoute que l'éloignement de la Russie la met dans l'impossibilité d'opprimer ce pays, quoiqu'elle puisse le protéger, on conçoit l'union et l'obéissance que ces circonstances établirent promptement de la part des Monténégrins en faveur des Russes; de plus, les habitants de Cattaro, aux deux tiers de la religion grecque, et presque tous livrés à la navigation, n'espérant rien de favorable sous notre autorité, devinrent promptement aussi les auxiliaires des Russes.

Le général Lauriston trouva dans les Ragusais une population soumise et confiante. Les forces qu'il amenait n'étaient pas très-considérables, mais elles suffisaient à la sûreté du pays s'il avait su en faire un meilleur usage. Brave et honnête homme, mais d'une grande médiocrité, il n'a jamais justifié, même un seul jour, sa fortune. Les Monténégrins firent une irruption dans les canali dépendant de Raguse. De petits détachements, ayant été envoyés sans précaution, furent battus, et des têtes coupées, selon l'usage de l'Orient. Nos soldats furent intimidés; deux mille quatre cents Russes suivirent les bandes qui descendaient de la montagne, tandis que l'escadre venait canonner la place, et tout fut mis dans le plus grand désordre. Les quatre à cinq mille hommes de Lauriston, rejetés dans la place, y restèrent bloqués.

La ville de Raguse a une bonne enceinte en maçonnerie d'un relief très-grand, flanquée par de grosses tours susceptibles d'être armées de canons; la défense maritime est facile, ses remparts étant construits de manière à être couverts d'artillerie. Lauriston ajouta à cette défense l'occupation de la petite île de la Croma, qui couvre le port; il la fit retrancher et armer. L'ennemi y débarqua, mais l'attaqua vainement.

Les fortifications de Raguse sont adossées à la montagne dite de San Sergio, haute de quatre cents toises au moins, très-raide et dominant immédiatement le port. La ville elle-même est défilée par la pente rapide du terrain sur lequel elle est bâtie, par la hauteur des maisons et par celle des remparts. Le sommet de cette montagne aurait dû être occupé immédiatement par une redoute. Mais Lauriston n'avait rien préparé à cet effet. Après avoir essayé d'y combattre sans appui, ainsi que dans une première position, il fut chassé de partout. L'ennemi, maître du plateau et des pentes, put bloquer la ville avec facilité; il l'assiégea, mais sans intelligence; et, au lieu d'établir des batteries sur le flanc et au pied de la montagne, pour ouvrir les fortifications, il amena tout en haut, et avec beaucoup de peine, une douzaine de bouches à feu, canons et mortiers, avec lesquels il canonna et bombarda Raguse. Ce feu ne pouvait effrayer que les enfants, et ne devait mener à aucun résultat.

Cependant ce blocus, qu'on appelait le siège de Raguse, retentissait dans toute l'Europe. Molitor avait peu de troupes, et elles étaient disséminées dans cette immense Dalmatie; les communications incroyablement difficiles de ce pays mettaient obstacle à un prompt rassemblement et à une opération régulière, avec des moyens organisés pour délivrer Lauriston.

L'Empereur, dans son impatience et son inquiétude, me donna l'ordre de partir du Frioul pour la Dalmatie, dont il organisa les troupes en armée. Il m'autorisa à emmener avec moi trois régiments d'infanterie à mon choix; je pris le 18e, le 11e et le 35e de ligne, trois corps du camp d'Utrecht.

Les ordres de l'Empereur m'étant parvenus le 14 juillet, j'étais en route le 15 au soir. Une compagnie de voltigeurs, embarquée avec moi à Fiume, forma mon escorte, et j'arrivai à Zara aussi promptement que l'état de la mer le permit. À mon arrivée à Zara, j'appris que le siége de Raguse était levé. Molitor avait dégagé Lauriston. Après avoir rassemblé tout ce qu'il avait de disponible, c'est-à-dire deux régiments, les 81e et 79e, deux excellents corps, et quelques centaines de Pandours, milice employée dans ce pays, fait tout ce que la prévoyance la plus minutieuse lui avait suggéré pour faciliter son entreprise, pourvu ses troupes de vivres, de moyens de pansement et de nombreux chevaux de bât, dont la Dalmatie est fort riche, afin d'assurer la conservation et le transport des blessés, Molitor entra en opération. Il exagéra ses forces et les annonça très-supérieures à ce qu'elles étaient réellement. Parti de Stagno en cheminant d'abord sur le bord de la mer, il se porta, avant d'arriver au val d'Ombla, sur les crêtes qui le contournent, et, les suivant constamment, il déboucha dans la plaine de rochers qui forme le plateau de San Sergio.

Les commandants turcs sur la frontière correspondaient avec Molitor et lui donnaient des nouvelles. Hadgi, bey d'Uttovo, fort dévoué aux Français, lui écrivit pour lui annoncer que, grâce à Dieu, l'ennemi n'avait pas plus de vingt-cinq mille hommes. Cet avis peu rassurant n'effraya pas le général, qui savait bien dans quelle erreur les gens étrangers au métier de la guerre, et en particulier les Turcs, tombent dans l'évaluation des troupes qu'ils voient. Il y avait deux mille quatre cents Russes et quatre à cinq mille Monténégrins ou Bocquais. C'était déjà beaucoup pour moins de trois mille hommes qu'il amenait avec lui. À son approche, il y eut un léger engagement avec les Monténégrins; mais, ceux-ci s'étant retirés, les Russes en firent autant sans combattre, et Molitor arriva, le 5 juillet, avec sa colonne, sur la hauteur qui domine Raguse.

On a loué, avec raison, cette opération de Molitor; mais, certes, il ne pouvait pas voir tomber Raguse faute de vivres et faire prisonnier un général français, avec plus de quatre mille cinq cents soldats, sans avoir tenté de les délivrer. Il avait peu de monde, il est vrai; et cependant son opération, conduite tout à la fois avec prudence et vigueur, obtint le succès le plus complet. La garnison de Raguse fut débloquée par une troupe de beaucoup inférieure à sa force.

Lauriston, fort surpris de voir disparaître les Russes des positions qu'ils occupaient et de les y voir remplacés par des soldats portant des uniformes français, eut la simplicité de dire que peut-être c'était un piége de l'ennemi: des soldats russes habillés en Français, dans le but de lui faire ouvrir la ville et de le surprendre. La vue de Molitor en personne fut presque nécessaire pour le convaincre.

Mais Molitor dut rester hors des murs pendant quelque temps. Les portes de Raguse sont couvertes par un fossé et un pont-levis. Lauriston, par un excès de timidité, les avait fait murer et garnir de terre; et cependant, une porte, placée dans un rentrant, se trouve le point le moins attaquable de la fortification.

On se mit à la besogne pour ouvrir. Un certain M. de Thiars, depuis si marquant par l'opposition la plus hostile aux Bourbons, ancien émigré et aide de camp du duc d'Enghien, alors chambellan de l'Empereur, rempli de prétentions que rien ne justifiait, se hâta d'aller au-devant du général Molitor, le suppliant de ne pas l'oublier dans son rapport.

«J'ai fait, lui dit-il, peu de chose; mais enfin je suis le premier officier que vous ayez rencontré.» Les soldats, en entrant, l'ayant trouvé à la porte, et voyant la clef de chambellan à son habit, l'appelaient le portier de l'Empereur.

Instruit, à mon arrivée à Zara, du succès de la marche de Molitor, j'envoyai, suivant mes instructions, au 35e régiment (un des régiments en route pour me joindre) l'ordre de rétrograder et de rentrer dans le Frioul.

Je trouvai à Zara M. Dandolo, exerçant, pour le roi d'Italie, les fonctions de provéditeur général ou de gouverneur civil. On le connaît déjà; il avait fait partie du gouvernement provisoire de Venise en 1797, et aussi de la députation de Venise qui se rendait à Paris dans l'intention de corrompre les directeurs, et d'obtenir d'eux le rejet du traité de Campo-Formio. J'ai raconté en son lieu la scène remarquable qui se passa à cette occasion sous mes yeux, dans le cabinet du général Bonaparte, à Milan.

Ce Dandolo, l'homme le plus vain du monde, n'imagina-t-il pas d'élever des prétentions à mon égard et de disputer le rang avec moi, général en chef, grand officier de l'Empire! etc. Il prétendait presque trancher du souverain. Quoique logés dans le même palais, nous nous vîmes seulement par ambassadeur. Je continuai, le lendemain, ma route pour Raguse. Il porta les plaintes les plus vives sur le prétendu manque d'égards dont il avait été l'objet, fut tancé en réponse, et reçut l'ordre de réparer ses torts en venant me voir à mon quartier général, ordre qu'il exécuta quand je fus rentré à Spalatro, où je m'établis pour l'hiver.

J'allai à Zara pour lui rendre sa visite à mon tour. Sa femme, charmante personne, me plut beaucoup. Je lui donnai des fêtes et prolongeai mon séjour à Zara. Dandolo était jaloux comme un Italien du moyen âge. Alors M. le provéditeur général ne pouvait plus m'accuser de manquer de soins et de compter mes visites avec lui.

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