Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (2/9)
Comme toutes les batailles longtemps disputées, perdue pendant une partie de la journée, un dernier coup de vigueur, après tant d'heures de lassitude, vers le soir, a ramené à nous la fortune et la victoire. Ce succès nous coûta le général Desaix: c'était le payer aussi cher que possible. Desaix ne prononça point les belles paroles qu'on a mises dans sa bouche: il reçut une balle au coeur et tomba roide mort sans proférer un mot. La douleur fut grande dans l'armée. On lui a attribué des pressentiments sur sa fin prochaine. Il avait dit quelques jours auparavant: «Je crains que les boulets d'Europe ne me reconnaissent plus.»
Le général Desaix était un homme bien né. Fort pauvre, élève du roi à l'école militaire d'Effiat, il n'avait pas montré dans son enfance le germe des qualités qui se sont développées chez lui. Timide et craintif en commençant sa carrière, il parut même manquer d'une sorte d'élévation et ne pas sentir le feu sacré qui le dévora plus tard, car il demanda et obtint une place d'adjoint aux commissaires des guerres, qu'il échangea contre l'épaulette, en quittant le régiment d'infanterie de Bretagne, où il était officier. Son peu de fortune en fut cause. Mais bientôt les qualités qui devaient le distinguer si éminemment se développèrent, et il revint au métier pour lequel la nature l'avait formé. Il montra activité, intelligence et bravoure, et son avancement fut rapide. Plus il s'éleva, plus il se trouva à sa place. Il était déjà général de division quand je l'ai connu.
Il aimait la gloire avec passion; son âme pure, son coeur droit, étaient capables d'en connaître le prix; mais il voulait qu'elle fût dignement acquise et méritée. Il était doué de la plus haute intelligence de la guerre et d'une activité constante; sobre et simple, sa simplicité était souvent poussée jusqu'à la négligence; d'un commerce doux, égal, ses manières polies sans affectation et sa politesse venaient du coeur.
Une élocution facile, assez d'instruction, et le goût d'en acquérir toujours, rendaient sa conversation agréable; il avait l'esprit observateur, un grand calme habituel et quelque chose de mélancolique dans le caractère et dans la figure; sa taille était haute et élancée. Personne n'était plus brave que lui, et de cette bravoure modeste qui n'attache pas de prix à être remarquée. Homme de conscience avant tout, homme de devoir, sévère pour lui, homme de règle pour les autres, sa bonté tempérait sa sévérité; d'une grande délicatesse sous le rapport de l'argent, mais d'une économie allant jusqu'à l'avarice; estimé de tout ce qui l'approchait, sa mort a été une grande perte pour la France. Comme il était véritablement modeste et sans ambition, il eût été entre les mains de Bonaparte un instrument utile, dont il ne se serait jamais défié; et peut-être, par la sagesse de son esprit, par la position élevée qu'il aurait eue près de lui, aurait-il exercé, dans quelques circonstances, une influence utile; mais il devait nous être enlevé à la fleur de l'âge: il avait trente-deux ans quand la mort le frappa. Une circonstance singulière a marqué sa destinée: émule du général Kléber, tous les deux, avec des facultés et des caractères si différents, ont brillé en même temps d'un semblable éclat. On pouvait comparer leurs actions et leur gloire; leurs deux noms contemporains étaient prononcés avec le même respect, et ces deux émules, ces deux rivaux, séparés depuis peu, sont morts tous les deux le même jour et à la même heure, à huit cents lieues de distance, l'un en Europe et l'autre en Afrique. Le premier consul regretta sincèrement le général Desaix.
Deux officiers, qui, depuis, ont eu différente célébrité, servaient près de lui, Savary et Rapp. Par égard pour sa mémoire, le premier consul les attacha à sa personne, et les fit ses aides de camp. J'eus l'occasion de reconnaître, en cette circonstance, le degré de sensibilité de coeur de Savary. À la fin de la bataille, au milieu de ma grande batterie, il me demanda où était le général Kellermann, auquel il portait des ordres, et je le lui indiquai. Le lendemain, causant avec lui de la mort du général Desaix: «C'était pendant que je vous parlais hier que cela s'est passé, me dit-il; quand je suis revenu et que je l'ai trouvé mort, jugez quelle a été ma sensation; et je me suis dit tout de suite: Qu'est-ce que tu vas devenir?»
Quelle naïveté et quelle candeur dans l'égoïsme! C'est à l'instant où il voit mourir son général, son protecteur, son père adoptif, son ami, un homme déjà illustre, c'est alors que toutes ses pensées et ses sensations se concentrent sur lui-même. L'impression que je reçus dans ce moment ne s'est jamais effacée, et je n'ai pas pu me refuser à la consigner ici.
L'armée autrichienne a combattu à Marengo avec quarante-cinq mille hommes, et l'armée française ne s'élevait pas au delà de vingt-huit mille. Ainsi cette bataille est, pour les temps modernes, une des plus petites, eu égard au nombre des combattants, tandis qu'elle est une des plus importantes par ses résultats. Nous avions perdu beaucoup de monde, et les Autrichiens étaient plus en mesure que nous de recommencer; mais l'opinion était restée en notre faveur, et l'opinion, pendant un temps donné, fait souvent plus que le positif sur les affaires humaines. Une bataille bien disputée est ordinairement perdue deux ou trois fois avant d'être gagnée; le dernier moment est le moment capital, c'est la fin de la partie, et presque toujours le vainqueur a employé tous ses moyens. Ainsi, dans ce cas, et quand une armée battue a encore des ressources, quand elle a le sentiment de ses forces et surtout du courage dont elle a fait preuve et de ce qu'elle vaut, rien n'est plus sage que de tenter la fortune de nouveau le lendemain; c'est un parti auquel on se résout rarement, parce que les chefs mêmes sont subjugués par la crainte; mais, s'ils savaient se mettre au-dessus de ce sentiment, ils s'en trouveraient bien et triompheraient souvent. Si les Autrichiens avaient appelé à eux toutes leurs garnisons (et elles pouvaient arriver assez à temps pour leur servir au moins de réserve), ils auraient pu livrer une seconde bataille, et nous n'étions pas en état de la soutenir. L'arrivée successive des corps de Suchet et de Masséna nous donnait, il est vrai, des chances favorables; mais, pour s'en garantir, il fallait se presser. Je doute que ces considérations aient frappé les généraux autrichiens. Toutefois leurs moyens, sur place, étaient de beaucoup supérieurs aux nôtres: ils avaient un matériel complet et en bon ordre, le nôtre était détruit, nous étions sans munitions, et les corps étaient réduits à presque rien. Attaqués de nouveau, nous aurions certainement été battus.
Et cependant, je dois en convenir, dans les intérêts généraux de l'Autriche, ils firent une chose raisonnable; ils suivirent un bon principe de guerre, celui «de tout sacrifier pour se mettre en communication avec sa frontière, et pour retrouver sa ligne d'opération naturelle quand on l'a perdue.» Mais ce principe est subordonné à la faculté de rétablir soi-même cette ligne, et ils le pouvaient. D'un autre côté, il était si important pour nous de retrouver toutes les places du Piémont, et si incertain de battre de nouveau l'armée autrichienne, qu'une transaction qui devait remettre chacun à sa place était particulièrement avantageuse à l'armée française. Aussi, aux premières propositions faites, je vis quel en serait le résultat. La négociation fut courte, on convint d'un armistice; le chemin du Mincio serait ouvert à l'armée autrichienne, et les quatorze places ou forts occupés par les Autrichiens nous seraient remis. Cette convention nous rendait maîtres de la moitié de l'Italie, et nous assurait les moyens de conquérir plus tard le reste. On peut juger de l'effet produit dans l'armée, en Italie, en France et dans toute l'Europe, par ce traité, réalisant des avantages si complets, si prompts, si étendus, que l'esprit n'avait pu ni les deviner ni les concevoir d'avance. La France avait retrouvé son rang en Europe, l'Italie son indépendance, c'est-à-dire son titre d'État indépendant; et le général Bonaparte, dans une campagne si courte et si heureuse, s'était surpassé lui-même, et couvert d'un nouvel éclat sur cette terre si féconde pour lui, le berceau de sa gloire et de sa grandeur.
Les Autrichiens crurent tellement à la victoire, que, vers les quatre heures, le général Mélas quitta le champ de bataille et abandonna la poursuite à ses lieutenants. Il rentra à Alexandrie, d'où il expédia partout des courriers avec des cris de victoire, destinés à se changer promptement en récits funestes. Sa faute fut impardonnable: il devait bien penser qu'un homme du caractère, de la réputation de Bonaparte, ne pouvait pas laisser la journée entière s'écouler sans tenter un nouvel effort. Malgré les succès obtenus depuis le matin, il ne lui était pas encore permis de regarder la bataille comme gagnée. Les événements de la guerre ont presque toujours pour cause les mouvements du coeur humain: un général habile doit toujours avoir présent à l'esprit le caractère de son ennemi et en tirer les inductions convenables pour régler sa conduite et sa manière d'agir.
L'armée autrichienne retournée sur le Mincio, les places du Piémont remises aux troupes françaises, le premier consul s'occupa du rétablissement de la République italienne: il donna une nouvelle vie à ce pays. Toute cette population éprouva une profonde joie et un véritable bonheur d'être délivrée des Autrichiens: l'avenir semblait lui promettre les plus belles et les plus vastes destinées. Le premier consul, en se refusant à les remplir, s'est ôté un appui qui, dans le malheur, ne lui aurait jamais manqué. En calculant toujours froidement les intérêts de son orgueil et leur sacrifiant tout, il s'est procuré momentanément des jouissances, mais il les a payées cher. Il a compté pour rien le voeu légitime des peuples, et plus qu'un autre il en connaissait l'efficacité; car primitivement sa puissance n'avait pas eu d'autre base. Les Italiens, si remarquables par leurs lumières, par leur esprit, par la douceur de leurs moeurs, si riches par la possession du sol le plus fertile de l'Europe, si favorisés par le plus délicieux climat, si grands par le souvenir de ce qu'ils ont été, ne formaient alors, ne forment encore qu'un voeu, qu'un désir, n'ont qu'un besoin: c'est de devenir une nation, de retrouver l'indépendance politique qu'ils ont perdue depuis tant de siècles d'oppression, et de voir réuni en un tout compact tant de parties homogènes. Leur langue est la même; les plus hautes montagnes ou la mer les environnent de toutes parts, et ils possèdent tous les moyens nécessaires à leur conservation, à leur défense, à leurs besoins. Si Bonaparte, s'élevant au-dessus d'une politique vulgaire et d'une ambition commune, avait rempli ce voeu, avait fondé sans arrière-pensée, et dans l'intérêt propre de ce pays, un grand État en Italie, la France eût trouvé en cette puissance un allié fidèle, contribuant puissamment à maintenir sa suprématie en Europe et le repos du monde. C'est dans l'intérêt et l'honneur des peuples que sont les bases véritables d'une politique durable: mais c'est un langage que Bonaparte n'a jamais compris.
En abordant ainsi d'avance cette grande question, peut-être est-ce le lieu de l'approfondir davantage et de voir quelles sont les raisons, dérivant de la nature des choses, qui s'opposent à l'exécution des voeux que forment beaucoup d'Italiens.
La division de ce pays, si ancienne, donne aux Italiens en général un esprit de localité dont le reste de l'Europe n'offre pas d'exemple au même degré. Cet esprit est un grand obstacle, on ne peut pas en disconvenir, et l'existence de plusieurs grandes villes riches, populeuses et toutes ayant des droits à peu près égaux à la suprématie et à devenir capitales, ajoute encore aux embarras. Si l'obstacle est vraiment invincible, la solution la plus raisonnable aurait peut-être été celle-ci: diviser toute l'Italie en quatre ou cinq États, de manière à en faire des portions compactes et ayant de la consistance; placer à la tête de chacun d'eux une des grandes villes que le pays possède, et lier tous les États par des devoirs politiques et une communauté d'intérêts permanents; faire ainsi de l'Italie une confédération à la tête de laquelle un protecteur se serait placé comme chef suprême, avec un titre quelconque; enfin faire quelque chose d'analogue, soit au Saint-Empire romain, soit à la Confédération germanique. Il est probable que les Italiens auraient été satisfaits: et peut-être que ce système eût mené avec le temps à l'unité. Mais il aurait fallu que le chef suprême respectât cette indépendance devenue son ouvrage, que son pouvoir n'eût rien de tyrannique et devînt essentiellement protecteur.
Le plus grand mouvement fut imprimé aux choses militaires; on s'occupa de donner à cette armée de réserve, formée à la hâte, une bonne organisation. L'armée d'Italie, qui avait défendu Gênes et le Var, entra dans la composition de la nouvelle. On ordonna la destruction des places du Piémont, destinées à défendre le passage des Alpes du côté de la France, et, par conséquent, à nous empêcher de déboucher en Italie. Cette mesure était sage et prudente. Chassés d'Italie, ces places nous étaient d'une faible utilité, parce que leur résistance présumée ne pouvait pas égaler le temps nécessaire tout à la fois pour rétablir nos pertes et atteindre la saison favorable pour traverser les montagnes. À chaque évacuation de l'Italie, elles devaient donc tomber au pouvoir de l'ennemi et mettre ensuite obstacle à chacune de nos invasions. Après une discussion approfondie dans un conseil où j'assistai, à Milan, chez le premier consul, leur destruction fut résolue. On se contenta de former des projets pour Alexandrie et de s'occuper de rendre cette place d'une force telle, qu'on fût obligé de réunir des moyens immenses pour en entreprendre le siége, de lui donner la capacité nécessaire pour renfermer de très-grands approvisionnements de toute espèce et servir d'asile à une armée inférieure et battue. Ces bases posées, le général Chasseloup, l'ingénieur de cette grande époque, fut chargé de faire les projets et de diriger les travaux. J'aurai l'occasion de revenir sur cette vaste et belle conception militaire.
LIVRE SIXIÈME
1800-1804
Sommaire.--Masséna commande l'armée d'Italie.--Fête du 14 juillet à Paris.--Brune remplace Masséna.--Reprise des hostilités.--Campagne de 1800 à 1801 en Italie.--Retraite des Autrichiens.--Passage du Mincio (26 décembre).--Davoust et Brune.--L'armée sur l'Adige (31 décembre 1800).--Entrée à Vérone.--Macdonald débouche du Splügen.--Armistice de Trévise.--Visite au général en chef.--Le colonel Sébastiani--Démolition des places fortes.--Fénestrelles.--Mantoue.--Paix de Lunéville.--Davoust.--Retour de Marmont à Paris.--Rétablissement du culte catholique (1802).--Le Code civil.--Institution de la Légion d'honneur.--Marmont inspecteur général d'artillerie.--Message du roi d'Angleterre.--Déclaration de guerre.--Distribution de l'armée sur les côtes.--L'Américain Fulton.--Polémique concernant les bateaux plats.--Stratégie navale.--Villeneuve et Calder.--Confiance de l'Empereur dans le succès de l'expédition en Angleterre.--Entretien d'Augsbourg.--Le général Foy.--Marmont au camp d'Utrecht.
Le général Masséna fut nommé général en chef de la nouvelle armée. Ce commandement lui était dû à tous les titres. Sa défense de Gênes avait été belle; il n'avait cédé qu'à la plus impérieuse nécessité et en faisant une capitulation conforme à l'intérêt public. Les troupes avaient éprouvé une disette véritable. Quoique le premier consul ait voulu rabaisser le mérite de la défense en disant que jamais les distributions n'avaient manqué, il n'est pas moins vrai que les troupes avaient beaucoup souffert. On ne pouvait pas aller plus loin; il était très-avantageux d'obtenir, dans la circonstance, que les troupes ne fussent pas prisonnières de guerre. Le général Masséna, en prenant le commandement de l'armée, conserva son général d'artillerie, le général de division la Martillière, homme très-estimé et très-considéré dans l'arme, mais fort appesanti par l'âge. Cette préférence sur moi était juste, et j'y souscrivis sans regret. Nommé général de division, je retournai en France reprendre ma place au conseil d'État. Toutefois, avant de partir, j'ordonnai à l'arsenal de Turin de grands travaux. Cet établissement, sans doute l'un des plus beaux de l'Europe, offre d'immenses ressources, et, en peu de temps, il suffit aux plus grandes créations. J'avais depuis longtemps la pensée de faire adopter en France d'autres calibres et de substituer les pièces de six aux pièces de huit et de quatre. Ce calibre étant en usage en Piémont, je profitai de la circonstance pour faire un essai, et j'ordonnai de fondre et de couler cent pièces de six dans les dimensions et d'après les tables de l'artillerie piémontaise, et de construire tous les caissons et les voitures nécessaires à cet équipage. Cette prévoyance me fut très-utile. J'en recueillis les fruits; car, revenu plus tard à l'armée, j'eus à ma disposition ce magnifique matériel, qui me servit puissamment dans la campagne suivante.
La bataille de Marengo avait eu lieu le 14 juin: à cette époque encore, et pendant quelques années depuis, on célébrait la fête du 14 juillet. Dès le commencement du Consulat, on avait proscrit toutes ces fêtes infâmes qui rappelaient les crimes et les malheurs de la Révolution, comme le 10 août, le 21 janvier, etc. Mais on regardait le 14 juillet comme le jour où les institutions anciennes, la féodalité, les priviléges, avaient été renversés, et où les idées nouvelles avaient triomphé. Il était raisonnable, dans la nuance politique d'alors, d'en consacrer le souvenir et de regarder ce jour comme un jour de triomphe; aussi Bonaparte s'est-il bien gardé de s'éloigner trop tôt en apparence de cette doctrine. Le 14 juillet, depuis l'établissement du Consulat, fut donc fêté d'une manière solennelle. On se rendit au Champ de Mars en grand cortége, et une circonstance, ménagée avec habileté, rehaussa beaucoup l'éclat de cette fête. Les drapeaux pris sur les Autrichiens à Marengo avaient été confiés à la garde des consuls: la marche de cette garde fut calculée de manière à arriver ce jour-là même. Après avoir couché à deux lieues de Paris, elle entra au Champ de Mars au milieu de la cérémonie, en belle tenue, mais encore couverte de la poussière de la bataille, portant ses trophées déployés, aux acclamations universelles. L'arrivée de cette belle troupe, venant de combattre il y avait si peu de temps, à une si grande distance, présentant l'image d'une députation de l'armée victorieuse, produisit sur les esprits le plus grand effet. J'assistais à cette fête en qualité de conseiller d'État. Une circonstance me montra combien souvent les gens les plus distingués, étrangers aux choses qu'ils n'ont pas apprises, sont ridicules en en parlant. Placé au balcon de l'École militaire, à côté d'un de mes collègues, M. Devaisnes, homme qui a eu une des plus grandes réputations d'esprit de son temps, et qui a été premier commis sous M. Turgot, et un des chefs marquants de la Société des économistes, me fit beaucoup de questions sur la bataille de Marengo, et finit par me demander si la plaine où nous avions combattu était plus grande que le Champ de Mars. Cette ineptie si forte est à peine croyable; mais, sans tomber dans une aussi grande erreur, combien de fois ne m'est-il pas arrivé d'entendre des hommes revêtus du pouvoir, gens de mérite et de capacité, trancher des questions militaires de la manière la plus décidée et la plus absurde; et jamais on n'est parvenu à leur inspirer plus de modestie et de défiance d'eux-mêmes. L'habitude de la parole, qui leur est propre, et dont les gens de guerre sont en général dépourvus, leur fait supposer ceux-ci très-inférieurs en intelligence, tandis que les facultés nécessaires au commandement des armées sont, sans contredit, les plus grandes, les plus sublimes; elles doivent être disponibles dans un temps donné; elles supposent ce mélange d'esprit et de caractère, base de la puissance de l'homme: l'esprit pour voir, la volonté pour agir. Ces fonctions sont si difficiles, que jamais général illustre ne fut exempt de commettre des fautes; les plus célèbres et les meilleurs généraux s'en rendent moins souvent coupables; leurs qualités, au surplus, ne sont complètes que lorsqu'ils réunissent le positif du métier avec une profonde connaissance du coeur humain. Par l'exercice de ces hautes fonctions, les peuples reposent en paix, et leur salut est le prix des sacrifices que font de leur sang et de leur vie les gens de guerre. Le prix de pareils services doit tout à la fois consister dans la considération accordée à l'esprit supérieur, et dans la reconnaissance méritée par le dévouement. Une classe nombreuse, influente, se refuse aujourd'hui à reconnaître ces vérités; mais le sentiment des peuples est plus d'accord avec la justice.
Je passai deux mois à Paris, occupé des travaux du conseil d'État; mais bientôt je fus rappelé à des fonctions qui étaient plus de mon goût: je fus renvoyé à l'armée. Masséna, déplacé pour quelques torts d'administration, fut remplacé par le général Brune, dont le nom, par le plus singulier caprice de la fortune, se rattachait aux victoires remportées sur les Russes et les Anglais dans la Nord-Hollande. C'était un homme médiocre et incapable; j'aurai bientôt l'occasion de le faire connaître. Il ne trouva rien de prêt en arrivant à l'armée, et cependant l'armistice conclu avec les Autrichiens était au moment de finir; l'artillerie n'avait reçu aucune organisation; tout était dans l'état où je l'avais laissé. Le général la Martillière n'ayant plus aucune activité, son remplacement parut indispensable, et le choix de son successeur tomba sur moi: je me rendis sans retard en Italie; l'armistice étant prolongé, je mis à profit le temps qui m'était accordé.
Je me félicitai beaucoup alors de ma prévoyance. Les ordres donnés en partant de Turin ayant été exécutés, j'y trouvai les éléments d'un équipage de cent bouches à feu tout neuf. En redoublant d'activité et de moyens, il fut terminé au bout d'un mois dans son ensemble et dans ses détails: je multipliai les ateliers de réparation, et, deux mois après, l'armée d'Italie avait cent soixante bouches à feu attelées, avec doubles approvisionnements, aussi attelés: un grand parc, des dépôts de munitions en échelons, cinq millions de cartouches, enfin tout ce qui est nécessaire pour livrer plusieurs grandes batailles et fournir aux consommations de la campagne la plus active. J'organisai avec le même soin un équipage de siége de cent vingt bouches à feu, commandé par le général Lacombe-Saint-Michel. Enfin je donnai à cette artillerie un tel développement, qu'après avoir pourvu aux besoins des divisions je formai une réserve de cinquante-quatre bouches à feu, vingt-quatre servies par l'artillerie à pied, et composées par moitié de pièces de douze; et trente autres servies par l'artillerie à cheval. Cette réserve, habituellement sous les ordres du célèbre Laclos, alors général de brigade d'artillerie, formait mon commandement personnel. C'était ma division, la troupe à la tête de laquelle je me réservais de combattre et d'arriver rapidement au milieu d'un engagement général, pour écraser le point contre lequel elle serait dirigée et assurer la victoire. Cette artillerie était la plus nombreuse, la plus belle et la mieux outillée qu'aucune armée française eût eue depuis le commencement de la guerre.
L'armée était organisée en quatre corps et une réserve; chaque corps composé de deux divisions assez faibles. L'artillerie de chaque division était servie par l'artillerie à pied, et la réserve du corps, indépendante de la grande réserve, se composait d'une compagnie d'artillerie à cheval, d'après ce principe que l'artillerie à cheval, pouvant se mouvoir rapidement, peut être chargée de remplir divers objets.
Il y avait deux belles divisions de cavalerie, auxquelles était attachée aussi une nombreuse artillerie. Enfin l'armée, forte, belle, admirablement bien pourvue de toutes choses, composée de soldats aguerris, dont le courage et la confiance étaient soutenus par le souvenir de Gênes et de Marengo, n'avait besoin que d'un chef. Mais ce chef lui manquait.
Brune n'avait jamais servi quand la Révolution éclata. Prote d'imprimerie et membre du club des Jacobins, ensuite du club des Cordeliers, il se lia avec Danton. À l'époque de l'invasion des Prussiens, Paris fournit troupes, chevaux et moyens de toute espèce. Brune fut employé à la réquisition des chevaux. Comme à cette époque les moyens les plus prompts et les plus violents étaient préférés, on le chargea d'arrêter les voitures dans les rues et de les faire dételer. On le nomma adjudant général pour lui donner une sorte d'autorité; et le voilà en fonctions avec sa grande taille et ses grands bras, barrant le boulevard et mettant les chevaux entre les mains des employés des équipages. Tels furent son début et son premier fait d'armes. Sa liaison avec Danton le fit choisir pour commander une armée révolutionnaire; il reçut à cette occasion le grade de général de brigade et fut envoyé à Bordeaux avec trois mille hommes, servant d'escorte aux représentants et au terrible instrument de mort qui les accompagnait. On doit dire ici, par esprit de justice et de vérité, qu'il ne fut nullement sanguinaire dans cette horrible mission; il contribua, au contraire, à diminuer les maux redoutés à son arrivée: les habitants de Bordeaux en ont, longtemps après, conservé le souvenir. De retour à Paris, il fut employé à l'armée de l'intérieur, se trouva au 13 vendémiaire, et de cette époque date sa connaissance avec Bonaparte. Il était l'un des courtisans et des familiers de Barras, il fut envoyé à l'armée d'Italie à la fin de notre immortelle campagne de 1796, et servit, comme général de brigade, à la division Masséna. À l'occasion d'une petite affaire à Saint-Michel, on lui fit une réputation de bravoure dont jamais il ne fut digne. Le général Bonaparte s'en engoua, on ne sait pourquoi: il céda sans doute pour celui-ci, comme pour Gardanne et pour tant d'autres mauvais officiers, à l'effet toujours produit sur lui par une grande taille. Il devint général de division, reçut plus tard le commandement du corps d'armée dirigé contre la Suisse, et prit Berne. De là il eut le commandement de l'armée gallo-batave, et se trouvait dans ce pays lors du débarquement des Anglais et des Russes en 1799. Il battit l'ennemi, ou plutôt ses troupes le battirent par miracle, car il fut étranger à leurs succès (ainsi que je le raconterai quand je parlerai de la Hollande), et passa dans l'Ouest, qu'il pacifia, vint commander la deuxième armée de réserve, à Dijon, devenue plus tard l'armée des Grisons, et enfin arriva en Italie au commencement de septembre 1800, pour remplacer Masséna et commander cette belle armée d'Italie, alors forte de soixante mille hommes d'infanterie, dix mille chevaux et cent soixante bouches à feu attelées.
Brune était alors âgé de trente-sept ans; il avait beaucoup lu, mais il avait mal digéré ses lectures, et tous ses souvenirs étaient confus: sa tête ressemblait à une bibliothèque dont les volumes sont mal rangés. Sans manquer d'esprit et de finesse, il était obscur et embrouillé dans son langage; tout à fait sans courage et sans caractère, son coeur était sans méchanceté: on pouvait même le dire bon homme. Il aimait l'argent, prenait volontiers, mais donnait de même; souvent prodigue dans ses dons, il n'a presque rien laissé en mourant. La fortune l'a favorisé au delà de toute expression dans le cours de sa carrière; car, sans talents, sans courage, sans aptitude et sans instruction militaire, il a attaché son nom à d'assez grands succès. Les souvenirs et les hommes de la Révolution avaient beaucoup d'attraits pour lui.
Voilà le chef qui nous fut donné. Le général Oudinot était son chef d'état-major; Davoust commandait la cavalerie; Chasseloup, le génie. Il s'établit une parfaite harmonie, entre nous quatre. Dès ce moment, nous résolûmes de conduire l'armée et d'agir toujours dans le même sens, sur l'esprit du général en chef, et, à cet effet, de ne le perdre jamais de vue. Mais, malgré cet accord et nos soins, nous ne pûmes jamais le décider à entreprendre des opérations dont le succès était certain et qui auraient rendu cette campagne très-brillante: il nous échappait tout à coup, et, après avoir tendu le ressort péniblement, la moindre circonstance le remettait au point de faiblesse et d'atonie dont nous l'avions tiré.
L'armistice fut dénoncé, et les troupes sortirent de leurs cantonnements pour entrer en campagne. Le quartier général fut établi à Brescia. Une simple démonstration fit repasser le Mincio à l'armée autrichienne, dont une grande partie s'était établie, pour vivre, en avant de cette rivière, et les deux armées furent placées sur leur terrain naturel pour opérer et pour combattre. L'armée autrichienne, très-belle et très-bonne, dépassait soixante-dix mille hommes. Les souvenirs de la campagne de l'année précédente étaient présents à son esprit: elle avait vaincu devant Vérone, à la Trébia et à Novi, pris Mantoue, et chaque pas avait été marqué par un succès; à la bataille de Marengo, elle avait soutenu sa réputation, quoique le sort des armes lui eût été contraire. Reposée et augmentée par des renforts, elle se présentait au combat avec confiance. Elle était commandée par le général de cavalerie comte de Bellegarde, homme d'un esprit très-distingué et qui avait pour quartier-maître général le même baron de Zach, pris à Marengo, l'un des meilleurs généraux de l'armée autrichienne. Cette formidable armée était appuyée à deux places, Mantoue et Peschiera, ses flancs couverts par le lac de Garda et le Pô, et son front par le Mincio. Elle avait donc à défendre une bonne ligne, fort courte, dont les flancs sont bien appuyés, et qui se prête merveilleusement aux manoeuvres. Ainsi nous avions devant nous des obstacles matériels et une brave armée, bien commandée, à combattre. Eh bien! malgré l'incapacité de notre chef, des succès constants ont couronné toutes nos entreprises, et il n'a tenu à rien que l'armée autrichienne ne fût détruite. Mais le général français fut son sauveur, en se refusant à profiter des occasions favorables offertes par la fortune plusieurs fois pendant cette courte campagne.
Le Mincio, formant la ligne des Autrichiens, sort du lac de Garda, traverse Peschiera, où existe un petit port pour recevoir la marine du lac, et se rend à Mantoue, en faisant diverses sinuosités dans son cours: une des rives est presque constamment plus élevée que l'autre; tantôt la rive droite domine, tantôt la rive gauche. Les longs détours du fleuve forment des coudes très-favorables aux passages de vive force. Ainsi, pour opérer un passage de l'armée française, il y a deux points indiqués: ceux de Monzambano et de Molino, près de la Volta; à tous les deux, la rive droite domine la rive gauche, et un grand rentrant donne le moyen d'établir des batteries, dont le feu embrasse, de l'autre côté, un grand espace que l'ennemi ne peut pas disputer. Le premier point est à trois lieues au-dessous de Peschiera et à une lieue et demie de Valeggio; le second entre Valeggio et Goïto, en descendant le Mincio. De son côté, l'ennemi a un point de passage offrant les mêmes avantages: c'est à Valeggio, situé entre les deux points qui nous sont favorables. Nous nous réunîmes chez le général en chef, et nous discutâmes sur la manière d'opérer; je remis un projet, qu'on approuva, et qui réussit, quoiqu'il ne fût pas exécuté avec précision, ni même complétement dans l'esprit dans lequel il avait été formé. Au lieu de nous servir des deux points de passage favorables, Monzambano et Molino, je proposai de n'en adopter qu'un seul véritable. Mes motifs étaient ceux-ci: en en prenant deux, nous divisions nos forces, compromettions l'ensemble des opérations, d'autant mieux que le point de passage des ennemis, s'ils voulaient manoeuvrer contre nous, leur donnait, par Valeggio, le moyen de nous séparer en deux, et par conséquent de nous combattre partiellement. Restait à savoir s'il fallait choisir Monzambano ou Molino; ce dernier point est d'un accès plus facile, avantage assez grand; l'ennemi pouvait déboucher, mais il était plus éloigné de Peschiera et assez loin de Mantoue. Malgré ces considérations, je conclus pour Monzambano: le passage, une fois opéré sur ce point, menace la retraite de l'ennemi sur l'Adige, dont on est plus près que lui. En menaçant l'ennemi vers la Volta, au moyen d'une fausse attaque pendant le moment de l'opération de Monzambano, on contiendrait toutes les troupes destinées à former la garnison de Mantoue, et on les empêcherait de prendre une part active à la bataille, car les troupes ne s'éloigneraient jamais assez de cette place pour courir le risque de ne pouvoir s'y jeter aussitôt après le passage effectué, et ainsi nous aurions dix mille hommes de moins à combattre.
Nos moyens de passage étaient considérables: nous avions assez de bateaux pour faire plusieurs ponts à la fois. Il fut convenu qu'à Monzambano on en ferait deux pour déboucher, à la Volta un seul pour tromper l'ennemi, et qu'on agirait de la manière suivante: après avoir présenté plusieurs têtes de colonne sur différents points du Mincio, le corps de droite, commandé par le général Dupont, se présenterait devant Goïto, y donnerait l'alarme et ferait mine de vouloir s'en emparer de vive force; pendant la nuit, il viendrait s'établir à Molino, jetterait son pont, ferait passer quelques troupes sous la protection des batteries de la rive droite, tandis que le général Suchet, avec le centre, se placerait devant le débouché de Valeggio pour contenir l'ennemi. Delmas, avec l'avant-garde, se porterait sur Monzambano et passerait, soutenu par la gauche, commandée par Moncey, qui, après avoir masqué Peschiera, viendrait à Monzambano et suivrait Delmas en seconde ligne, au fur et à mesure de la disponibilité des moyens de passage. Suchet viendrait passer après Moncey et serait remplacé par Dupont; celui-ci, pour pouvoir agir avec plus de promptitude, coulerait son pont, viendrait se mettre en bataille devant Valeggio et opérerait enfin son passage après Suchet, sur le pont de Monzambano. Ma réserve d'artillerie devait être placée sur les hauteurs de Monzambano, protéger les troupes dans leurs mouvements et leur assurer la possession de l'espace nécessaire à leur déploiement. Tel fut le projet que je présentai; il fut converti en ordre général pour l'armée. L'opération commença à s'exécuter comme il avait été convenu, mais le caractère du général Brune y apporta des modifications; heureusement elles ne furent pas funestes.
Il arrive presque toujours, à la guerre, mille contre-temps: les chemins naturellement très-difficiles conduisant à Monzambano furent encore gâtés par la pluie, et l'équipage de pont, au lieu d'arriver à cinq heures du matin, le 4 nivôse, n'arriva qu'à neuf heures. Celui qui était destiné à servir à la fausse attaque de Molino avait joint à l'heure indiquée: le général Brune, consterné de ce retard, crut devoir remettre le passage au lendemain, comme si l'inconvénient d'être vu dans ses premiers travaux n'était pas beaucoup moindre que la remise d'une opération sur laquelle l'ennemi aurait le temps et les moyens de connaître nos véritables intentions. En ajournant le passage à Monzambano, il fallait aussi le suspendre à Molino; mais, au lieu d'envoyer en toute hâte un officier de sa confiance au général Dupont, il chargea un officier du général Suchet, retournant près de son général, de transmettre ce contre-ordre. Soit que cet ordre ne parvînt pas, ou que la manière dont il fut envoyé ne parût pas de nature à changer des ordres écrits et des instructions positives et circonstanciées, il ne fut pas exécuté; peut-être aussi, et cela est probable, le général Dupont voulut forcer le général en chef à combattre sur-le-champ: chose semblable arrive souvent dans les armées dont les chefs ne sont ni craints, ni obéis, ni considérés. En conséquence, le général Dupont passa et s'éloigna même de la rivière beaucoup plus qu'il n'aurait dû le faire d'après le plan général: les ennemis accoururent et le forcèrent à se replier, et, dans la poursuite, ils vinrent se faire écraser par le canon placé sur la rive droite. Davoust, commandant la cavalerie, s'y étant rendu, fit passer quelques escadrons et garnit la rive droite de son artillerie: je m'y portai aussi et vis toute la bagarre. Cette échauffourée était sans objet, puisque les trois quarts de l'armée étaient au repos et ne prenaient pas part au combat. L'affaire se composa d'une série de mouvements en avant à la poursuite de l'ennemi, quand le feu de l'artillerie de la rive droite le forçait déjà à se retirer, et de mouvements de retraite quand on avait poussé l'ennemi hors de la portée de notre artillerie. L'ennemi perdit beaucoup de monde, plus que nous, à cause de l'indiscrétion de ses poursuites. Le corps le plus maltraité fut une réserve de onze bataillons de grenadiers, commandée par le général de Bellegarde, frère du général en chef, campée en vue de Villafranca; elle fut la première à accourir. La nuit arriva et mit fin à ce combat.
Le général Brune avait entendu tranquillement cette canonnade qui faisait frémir la terre, et il resta à Monzambano avec une incroyable impassibilité. Cette circonstance donna lieu, le lendemain, à la scène la plus plaisante et la plus ridicule du monde.
Revenu le soir au quartier général et trouvant le général en chef à table, Davoust, brutal et grossier, s'écria en entrant: «Comment, général, pendant que la moitié de votre armée est engagée, vous restez ici occupé à manger!» Brune garda le silence à cette insolente apostrophe; mais, le lendemain, voici exactement ce qu'il lui dit: «Quand hier vous m'avez reproché de ne m'être pas rendu au corps de Dupont, je ne vous ai pas dit mes raisons; maintenant je vous ferai connaître ce qui m'y a déterminé. Aussitôt après avoir reçu le rapport du passage de Dupont, et en entendant le canon, mon premier mouvement a été de demander mon cheval; vous le sentez, je suis Français, et il n'en faut pas davantage. Mais je me suis dit: Tu vas aller là-bas, tu verras les soldats marcher en avant et crier: «En avant!» tu ne pourras pas te contenir; tu te mettras à leur tête et tu crieras plus fort qu'eux: «En avant! «en avant!» et tu sortiras de ton grand plan. Alors la réflexion m'a fait rester ici.»
Voilà mot pour mot le beau discours de Brune, le lendemain matin, au général Davoust. Jamais chose plus ridicule et plus ridiculement plaisante n'est sortie de la bouche d'un général en chef: il y a là une lâcheté niaise et une niaiserie de pensée et d'expression sans exemple. J'avais envie d'en faire une caricature où l'on représenterait l'acteur Brunet assis au milieu d'un grand plan, et ne voulant pas en sortir.
Le lendemain, 5 nivôse (26 décembre), notre opération s'exécuta par Monzambano. L'ennemi avait établi sur la rive gauche du Mincio, mais à une certaine distance, des redoutes appuyant sa droite près du village de Salionze. L'ennemi chassé du bord de la rivière et mes deux ponts établis en vingt minutes, l'armée défila. Delmas déboucha à la tête de l'avant-garde, culbuta la ligne opposée et poussa sur Valeggio. Moncey le soutint, prit position à sa gauche, enleva une redoute et masqua les autres. Les divisions de cavalerie passèrent et assurèrent un succès complet. Le général Oudinot, incapable de rester tranquille spectateur auprès de son pacifique général en chef, chargea à la tête des premières troupes qu'il rencontra et prit une pièce de canon. Dupont, apprenant nos succès décisifs, s'avança sur Valeggio et fit sa jonction avec Delmas. L'ennemi évacua la position et le fort de Valeggio. Les Autrichiens jetèrent dans Mantoue et dans Peschiera les troupes destinées à défendre ces deux places et se retirèrent sur l'Adige, où nous les suivîmes sans avoir avec eux de nouvel engagement.
Malgré les fautes commises dans la conduite de cette opération, elle avait réussi. L'ennemi, complétement battu, avait fait de grandes pertes en tués, blessés et prisonniers. Les garnisons l'affaiblissaient, et chaque jour nos avantages relatifs augmentaient. Nous allons voir combien peu nous sûmes en profiter.
Le 31 décembre, nous prîmes position sur l'Adige: la droite de l'armée observait Vérone. Je reconnus et choisis le point de passage le plus avantageux. Au-dessus de Bussolengo, l'Adige fait un coude extrêmement prononcé, sous un grand commandement de la rive droite; un ravin rendait assez facile le transport des bateaux jusqu'au bord de la rivière, et un petit village en face devait, aussitôt après avoir été occupé, nous servir de tête de pont. Ma belle réserve d'artillerie fut établie des deux côtés du passage pour l'assurer, et il s'opéra le 1er janvier, à la pointe du jour. En une demi-heure le pont fut jeté, et, immédiatement après, les troupes débouchèrent. Nous fîmes, moi et ceux qui m'entouraient, une petite plaisanterie qui tenait à notre âge.
Nous avions remarqué, sur la rive gauche de l'Adige, une très-belle et très-grande maison. Une garde d'honneur et deux factionnaires nous indiquaient qu'elle était occupée par un lieutenant général. L'élévation de la rive droite empêchait de voir les mouvements qui s'y opéraient. Nous étions au premier de l'an 1801, et nous pensâmes qu'il était convenable de souhaiter la bonne année au général autrichien en lui envoyant les premières dragées. En conséquence, à la petite pointe du jour, six pièces de douze lancèrent à la fois leurs boulets sur la maison, où tout fut immédiatement dans un grand désordre. Ce spectacle nous amusa beaucoup.
L'ennemi opéra sa retraite, prit position à une lieue en arrière de Vérone, et nous entrâmes dans cette ville. Il avait laissé garnison dans le château Saint-Pierre. Une de ses divisions remonta l'Adige, et Moncey fut chargé de la suivre. Tout le reste de l'armée, excepté ce que l'on avait détaché pour masquer la place de Mantoue et pour assiéger Peschiera et le château de Vérone, fut réuni en avant de Vérone, sur la rive gauche. De ce moment, l'ennemi opéra sa retraite méthodiquement, lentement, et nous réglâmes honteusement nos mouvements sur les siens.
Pendant nos opérations en Italie, Macdonald, à la tête de la deuxième armée de réserve, forte d'environ quinze mille hommes, avait débouché par les Grisons, passé le Splügen, et marchait sur Trente. L'arrivée de Moncey à Trente compromettait puissamment les troupes autrichiennes venant des Grisons qui se dirigeaient sur cette ville, et les troupes qu'il avait devant lui n'étaient pas assez fortes pour l'arrêter. S'il eût agi avec vigueur et rapidité, il eût pu concourir, avec Macdonald, à des résultats importants, au moins retarder leur réunion avec l'armée; mais le général Niepperg, le même qui a épousé depuis secrètement l'archiduchesse Marie-Louise, lui fut envoyé et le berça de la nouvelle d'un armistice. Moncey donna dans le piége, s'arrêta, et les Autrichiens furent libres dans leurs opérations. Tout ce qui avait fait sa retraite devant Macdonald ou qui s'était retiré devant Moncey continua son mouvement rétrograde par la Brenta. En cette circonstance surtout, Brune manqua à sa destinée. Il avait sous la main le succès le plus assuré, le plus complet, s'il eût voulu combattre. Je le persécutai, mes camarades firent les mêmes efforts, et nous croyions l'avoir décidé quand sa faiblesse l'emporta.
Voici quelle était notre position. L'armée autrichienne, après avoir fait son détachement du Tyrol et ses garnisons, n'avait pas en ligne devant nous plus de trente et quelques mille hommes (et nous, nous en avions quarante-cinq mille). Elle était embarrassée de quatre mille chariots d'équipages, de vivres et d'artillerie, et se retirait par une seule route. La lenteur de sa marche et la difficulté de ses mouvements étaient extrêmes; une bataille l'aurait perdue. Si nous eussions été vainqueurs, son désastre eût été complet; et, avec la supériorité de nos forces, la confiance qui régnait dans l'armée, augmentée par les succès récents, on ne pouvait pas mettre en doute la victoire. Les conséquences en auraient été immenses. Il fallait tomber avec vigueur sur l'arrière-garde, faire un mouvement de flanc entre les montagnes et la grande route; et, une fois la bataille gagnée, arriver en deux jours à Bassano et occuper le débouché de la Brenta. Vukassovich, se retirant par cette vallée avec dix-huit mille hommes, et pris en tête et en queue, devait mettre bas les armes. Alors nous n'avions plus personne devant nous, et nous pouvions traverser le Frioul, entrer dans les États héréditaires et marcher sur Vienne. Une seule action, dont, je le répète, le succès était certain, suffisait; et, si, par une fatalité impossible à prévoir, nous eussions été battus, aucune conséquence grave n'en résultait pour nous. Jamais la fortune n'a présenté une chance plus belle à un général d'armée; mais il est vrai que jamais elle ne l'a faite à un homme moins digne d'une semblable faveur. Rien ne put décider Brune. Nous réglâmes, comme je l'ai déjà dit, notre marche sur celle de l'ennemi; nous n'entamâmes pas une seule fois son arrière-garde. Nos fautes, bientôt jugées par le dernier de nos soldats, furent l'objet de la critique de tout le monde. Brune, perdant sa considération, devint un sujet de moquerie; et, comme l'ennemi marchait à pas de tortue, qu'il partait tard, que nous partions plus tard encore, nous marchions toujours une partie de la soirée, les soldats disaient en plaisantant que c'était marcher à la Brune. Vukassovich étant arrivé à Bassano, sa jonction faite avec Bellegarde, l'armée autrichienne se trouva forte de cinquante mille hommes, et ainsi plus nombreuse que la nôtre.
J'étais vivement affligé de voir tourner aussi mal cette campagne. J'avais compté que ma belle artillerie ferait un bruit retentissant en Europe; et, dans mon désespoir de ne rien faire de grand, je cherchais l'occasion de m'en servir, ne fût-ce qu'à de petites choses. Je m'arrangeais toujours pour la faire marcher après l'avant-garde, chose assez ridicule, mais, avec Brune, on était à peu près libre d'agir à son gré, rien n'étant réglé. Au passage de la Brenta, à Fontaniva, j'eus l'occasion de l'employer plutôt à un divertissement qu'à une chose sérieuse. L'ennemi, avait fait une petite flèche pour couvrir le passage de la rivière; six pièces de canon, que soutenaient des troupes d'infanterie et de cavalerie, formaient son arrière-garde. Je marchai de ma personne avec les premières troupes de l'avant-garde; nos éclaireurs occupaient des broussailles voisines de l'ennemi et couvrant un grand espace. J'obtins du général commandant l'avant-garde qu'il s'arrêtât et laissât passer mon artillerie; j'établis vingt-cinq pièces de canon en demi-cercle autour de la malheureuse batterie ennemie, où tout le monde était dans la plus grande confiance et le plus profond repos. Quand mes préparatifs furent achevés, le feu commença. Au premier coup de canon, les canonniers autrichiens coururent à leurs pièces et ripostèrent; mais, quand ils virent à qui ils avaient affaire, ils s'enfuirent si brusquement, qu'ils abandonnèrent quatre de leurs pièces, dont deux étaient déjà démontées. Nous marchâmes sur Cittadella et ensuite sur Castelfranco, où nous entrâmes le 22. Pendant notre marche, l'équipage de siége avait été transporté, partie devant Peschiera, partie devant Vérone: le 16, la tranchée fut ouverte devant le château de Vérone; le feu commença le 22, et le 26 le fort s'était rendu.
On ouvrit la tranchée devant Peschiera le 24, à cent vingt toises de la place; le feu allait commencer quand l'armistice de Trévise ouvrit les portes de cette ville. Il y eut, aux environs de Castelfranco, une affaire à l'avant-garde, où le colonel Mossel, mon chef d'état-major, et deux de mes aides de camp firent un coup de main fort brillant. Remarquant un corps de hussards autrichiens séparé de leurs troupes par des obstacles et des fossés, ils prirent avec eux cinquante chevaux du 15e chasseurs, et, après l'avoir tourné et sommé de se rendre, ils le firent prisonnier. Ce corps se composait de deux cent trente-cinq hommes.
L'ennemi, après avoir réuni ses forces, nous les montra et eut l'air de vouloir livrer bataille. Ce n'était certes pas notre affaire, avec un chef tel que le nôtre, dans une pareille circonstance, après avoir laissé échapper comme à plaisir toutes les occasions qui s'étaient présentées de détruire l'ennemi sans risque. En ce moment, où les forces étaient au moins égales le succès était incertain; et puis à quoi menait un succès (s'il eût pu être obtenu), la guerre étant suspendue en Allemagne, et tout s'acheminant vers la paix? Après ces démonstrations, le général Brune écrivit au général Bellegarde pour lui proposer un armistice, motivant sa proposition sur celui qui venait d'être conclu en Allemagne. Le général autrichien, en réponse, envoya au quartier général son quartier-maître général le baron de Zach. Le général Brune l'accueillit avec empressement, causa sur les conditions, consentit à suspendre sa marche et les hostilités si on lui remettait la place de Peschiera, les châteaux de Vérone et de Ferrare, et si l'ennemi se retirait derrière la Piave, qui servirait de délimitation entre les deux armées. Il renvoya, pour le surplus des conditions, aux conférences qui auraient lieu entre les plénipotentiaires nommés de part et d'autre. On convint de se réunir à Trévise, où nous allions entrer. Les plénipotentiaires furent moi et le colonel Sébastiani; ceux des Autrichiens, le baron de Zach et le prince de Hohenzollern, commandant de l'arrière-garde pendant la retraite. Le général Brune me fit part des conditions qu'il avait accordées. Je lui fis observer qu'elles étaient beaucoup trop favorables à l'ennemi; je lui demandai la permission de les changer, afin de les rendre plus avantageuses. Il me le permit, comme on l'imagine bien, mais sans avoir grande foi dans le succès de mes efforts. Nous n'avions pas eu sur l'ennemi des avantages assez signalés pour lui imposer de trop rudes conditions. L'opinion gagnée par le passage des deux fleuves, nous l'avions perdue par la lenteur de notre marche, la faiblesse de notre poursuite. L'ennemi avait fait une belle retraite, il n'avait pas abandonné une roue de voiture: ainsi il s'était grandi à ses yeux et aux nôtres. C'était bien notre ouvrage, mais le fait n'en existait pas moins. Son armée, après la réunion des troupes du Tyrol, était au moins aussi nombreuse que la nôtre; on ne pouvait donc pas lui faire la loi, on pouvait seulement profiter des circonstances favorables résultant de la position avancée de l'armée d'Allemagne, qui occupait la Haute-Styrie, et se trouvait, pour ainsi dire, aux portes de Vienne.
Excepté Mantoue, dont la cession consacrait l'abandon de l'Italie, on pouvait tout obtenir, et c'est avec cette idée que j'entamai cette affaire. J'annonçai aux généraux autrichiens que les conditions consenties par le général Brune ne pouvaient pas être admises comme bases du traité, par suite des nouvelles dispositions arrêtées par le gouvernement; que des ordres venaient de parvenir au général en chef et lui prescrivaient la marche à suivre. Les généraux autrichiens furent fort mécontents; cependant ils avaient jugé, comme moi, les premières conditions trop avantageuses, car le prince de Hohenzollern dit sur-le-champ: «Je m'attendais à cette déclaration.» Ce mot, indiscrètement prononcé, me donna grande confiance dans le succès de mes demandes. Je convins des droits de l'armée autrichienne à conserver Mantoue; mais, tout en reconnaissant que nous ne pouvions pas exiger cette place, j'établis que nous ne pouvions pas renoncer à l'idée de nous créer une bonne ligne de défense par les conditions de l'armistice, attendu que la guerre pouvait recommencer. Mantoue et Porto-Legnago étant entre les mains des Autrichiens, il n'y avait pour nous ni ligne de l'Adige ni ligne du Mincio, et ainsi, pour avoir la première de ces deux lignes, il fallait nous céder Porto-Legnago; qu'au surplus la cession du château de Vérone n'était rien, il était au moment de se rendre; et celle de Peschiera peu de chose, puisque le siége de cette place était déjà commencé. Les intérêts de l'armée d'Orient, dis-je ensuite, sont trop chers au premier consul pour qu'il ne cherche pas à avoir en sa puissance les points favorables à la communication avec l'Égypte, et Ancône est merveilleusement placé pour remplir cet objet. Enfin il fallait que l'armistice nous donnât du terrain et une ligne de démarcation bien tracée: l'armée autrichienne passerait sur la rive gauche du Tagliamento, et établirait sa communication par mer avec Venise, ou au moyen d'une ligne de postes suivant les lagunes en partant de l'embouchure du Tagliamento. Ces conditions, après vingt-quatre heures de discussion consécutives, furent acceptées, rédigées et signées; j'envoyai, immédiatement après, le colonel Sébastiani en informer le général Brune. Il était cinq heures du matin; il eut des transports de joie, sauta au cou de Sébastiani, reconnut ce service signalé, dont il ne perdrait, disait-il, jamais le souvenir, et qu'il ferait valoir comme je le méritais: il me confirma toutes ces belles paroles lorsque quelques heures après j'allai le voir. L'exécution suivit immédiatement: les Autrichiens repassèrent le Tagliamento, et nos troupes reçurent des ordres de cantonnement dans le pays conquis, de manière à y bien vivre et à s'y reposer.
J'avais fait une course devant Venise, et, arrivé à Padoue, j'allai voir le général en chef. Depuis mon départ de Trévise, il avait reçu un courrier du premier consul qui lui défendait de faire un armistice sans obtenir Mantoue, et je venais d'en être informé: je trouvai sa conversation embarrassée et plus embrouillée encore qu'à l'ordinaire. Il parla de l'armistice d'une manière équivoque, dit qu'il n'était pas bien sûr de le tenir, etc. Je lui répondis que ce n'était pas le moment de parler ainsi: il avait dû réfléchir avant de l'accepter, et ce n'était pas au moment où les Autrichiens tenaient leurs engagements qu'il fallait penser à ne pas remplir les nôtres. «Au reste, dit-il tout à coup, cet armistice n'a pas été réglé conformément à mes instructions.
--Comment! repris-je avec la chaleur de l'indignation, vos instructions n'ont pas été suivies?... Vous avez raison, vous m'aviez donné pour règle d'obtenir des avantages que j'ai doublés. Vous aviez promis l'armistice pour trois places, j'en ai obtenu cinq; vous laissiez l'armée autrichienne sur la Piave, et je l'ai fait repasser derrière le Tagliamento. Rappelez-vous votre étonnement et les expressions de votre reconnaissance quand tout a été terminé: elles ont été publiques, elles sont connues de toute l'armée, et c'est en m'accusant ainsi que vous me récompensez! Le premier consul demande une chose impossible à obtenir: s'il avait fait connaître plus tôt ses intentions, nous nous y serions conformés, et il n'y aurait pas eu d'armistice; mais il les a fait connaître trop tard, c'est un mal sans remède, et c'est tant pis pour lui; quant à nous, nous avons fait ce qu'il était possible de faire. Les transactions conclues loyalement et de bonne foi doivent être respectées; c'était quand on tirait le canon qu'il fallait faire le brave, et ne pas attendre le moment où l'on est dans des voies pacifiques. Au surplus, faites vos affaires vous-même, et, après ce que vous venez de dire, je déclare renoncer à tous rapports personnels avec vous.»
Là-dessus je me retirai. Il courut après moi, me fit mille protestations, mille réparations; mais j'y fus sourd, et je rentrai chez moi. Je m'abstins de mettre les pieds chez lui, et mes relations devinrent purement officielles, par écrit, et se bornèrent aux affaires de l'artillerie. Il renouvela ses démarches, m'envoya plusieurs personnes, et vint lui-même: je rétablis alors avec lui des rapports moins hostiles; mais je jurai de ne jamais oublier ce qui s'était passé, et mes manières restèrent constamment froides avec lui.
Quant à Sébastiani, en bon Corse, il conserva des rapports meilleurs avec le général en chef, quoiqu'il eût bien juré sa perte: il servit d'intermédiaire entre nous. Il soutint au général Brune qu'on pouvait démontrer au premier consul l'impossibilité où nous avions été d'obtenir des conditions plus avantageuses, et s'offrit de se rendre à Paris pour le convaincre. Cette proposition avait pour but de trouver l'occasion d'informer avec détail le premier consul des sottises sans nombre du général Brune pendant la campagne, de son incapacité, de sa déconsidération et de l'abjection dans laquelle il était tombé aux yeux de tous. Brune donna dans le piége, ordonna le départ de Sébastiani, et fournit les frais de poste à cet officier, sur l'appui duquel il croyait pouvoir compter, et qui cependant n'allait à Paris que pour le perdre; je munis notre envoyé d'un long rapport dont il fit valoir toutes les parties et toutes les expressions. Peu après, Brune fut rappelé et remplacé par le général Moncey, homme âgé et d'un caractère honorable, mais d'une capacité peu étendue. Les circonstances n'en demandaient pas une supérieure; il fallait seulement un esprit d'ordre, de la probité et un caractère modéré, qualités dont il était pourvu. Le premier consul, voulant Mantoue à toute force, se fit céder cette place; mais il avait, pour l'obtenir, des moyens dont nous ne pouvions pas disposer: il fit dénoncer l'armistice à Lunéville, où se tenaient les conférences pour la paix, non pour la seule armée d'Italie, mais pour toutes les autres en même temps. C'était le renouvellement de la guerre, au moment où l'armée d'Allemagne occupait Bruck, en Styrie, et était à six marches de Vienne, quand l'armée opposée avait été anéantie. Le résultat était infaillible, et Mantoue nous fut remis.
De retour à Milan, je m'occupai de presser les démolitions des places désignées précédemment, de compléter l'armement de celles qui devaient être conservées, et de les mettre dans un ordre satisfaisant. Ce travail me donna lieu de réfléchir sur la valeur et l'objet de toutes ces places, et je crus utile la conservation de Fenestrelle, comprise dans le nombre de celles qui devaient être détruites. On connaît l'axiome fort ancien, que l'Italie est le tombeau des Français; je ne trouve d'explication raisonnable qu'en l'appliquant aux difficultés que rencontre, pour sortir intacte de l'Italie, une armée française battue. S'il était question de l'influence du climat, pourquoi les effets n'en seraient-ils pas les mêmes sur les Allemands, qui, par leur organisation, sont bien plus éloignés des Italiens que les Français? Une armée française battue en Italie, et forcée d'évacuer le pays, était anéantie en repassant les Alpes, parce qu'elle était obligée de détruire son matériel, impossible à emmener. Dès lors les difficultés pour l'offensive devenaient immenses, car le matériel manquait, et, si on en fournissait un nouveau, on ne savait comment lui faire franchir les montagnes. Quand les Autrichiens, au contraire, étaient battus, ils se retiraient dans le Tyrol par une belle route; leur armée conservait son matériel, son organisation; les Alpes Noriques ou les Alpes Juliennes leur servaient de forteresses; ils se réorganisaient et recevaient des renforts. Quand les renforts leur étaient parvenus, ils rentraient en campagne, comme ils le feraient partout, et ils combattaient à armes égales, et avec beaucoup de chances de succès. Il fallait donc, pour mettre les Français dans la condition des Autrichiens, percer les Alpes de routes sur plusieurs points, et c'est ce que Napoléon a senti et fait exécuter. Mais, en attendant l'exécution de cet immense travail de routes, n'y avait-il pas quelque chose de transitoire à adopter? Si, toujours dans cette hypothèse et en se reportant à l'époque dont je parle, on trouve au pied des Alpes, en Piémont, une place dont la force soit telle, que le temps de la résistance soit plus long que celui que l'on mettrait à l'assiéger, n'est-il pas utile aux intérêts de l'armée française de la conserver, de l'améliorer, d'y mettre des approvisionnements immenses, et de la consacrer à recevoir et garder tout le matériel d'une armée battue qui repasse les Alpes? Si le temps nécessaire à la prendre est plus long que le temps où la saison permet d'en faire le siége, on peut la regarder comme imprenable. Dès lors le matériel qu'elle renferme est en sûreté. Quand l'armée, couverte par les hautes montagnes et la mauvaise saison, s'est refaite, elle débouche au printemps, reprend son matériel, et, en quatre jours, elle est convenablement outillée pour faire la guerre en plaine. Une place semblable joue le rôle d'une tête de pont en avant d'un grand fleuve, celui d'une place sur la côte, à la disposition d'une puissance maritime; enfin c'est une place de dépôt, un point de réunion et de départ.
Je fis part de ces réflexions au général Chasseloup, dont c'était plus particulièrement l'affaire. Il écrivit au premier consul pour lui proposer la conservation de Fenestrelle: il présenta sans doute mal la question, car, pour réponse, on lui donna l'ordre de commencer les démolitions par cette place. Je ne me décourageai pas: je fis un mémoire d'une douzaine de pages, basé sur les principes que j'ai exposés plus haut, et le premier consul fut si frappé de mes raisonnements, que, craignant l'exécution trop prompte de ses ordres, il m'envoya, par un courrier extraordinaire, la réponse telle que je l'avais sollicitée. Je reçus l'ordre en même temps de réarmer avec le plus grand soin, et de la manière la plus complète, cette place, à laquelle on attacha, dès ce moment, un très-grand prix, d'y placer des approvisionnements, des dépôts, etc., etc. Fenestrelle fut conservé; ce succès d'amour-propre me fit grand plaisir. Voilà tout le secret des circonstances qui ont fait échapper cette place seule à la destruction générale de toutes celles que le roi de Sardaigne avait fait construire en un si grand nombre d'années, au prix de si fortes dépenses. Elles avaient fait jouer à ce souverain un rôle important à l'occasion de toutes les guerres d'Italie, et lui avaient valu le surnom de portier des Alpes. Les places démolies furent: le fort de la Brunette, près de Suze, Démont, dans la vallée de la Stura, Coni et Tortone, Turin, dont on ne garda que la citadelle, enfin le château de Milan: il ne resta pas trace de toutes ces fortifications. D'un autre côté, de nouvelles places furent entreprises et d'anciennes furent réparées et améliorées. La citadelle d'Alexandrie, déjà forte à cette époque, fut destinée à être le réduit d'un grand système: on entreprit de rendre la place capable d'une longue résistance, au moyen d'une bonne enceinte et d'un système de grandes contre-gardes ou de grandes lunettes jetées fort en avant, et donnant ainsi un vaste développement et une grande étendue à l'espace occupé. On fit aussi un superbe pont écluse sur le Tanaro, dont la destruction ne pouvait avoir lieu, et qui, en étendant autour de la citadelle des inondations qu'on ne pouvait pas saigner, lui assurait une résistance de quatre mois au moins de tranchée ouverte. Cette citadelle, placée dans des conditions aussi favorables et avec des magasins casemates, devait renfermer tous les approvisionnements et tous les dépôts.
Cette place pouvait contenir trente mille hommes à l'aise, et être défendue convenablement par six à sept mille. Sa création avait résolu un grand problème de fortification, et nous aurait assuré la conservation de l'Italie après de grands revers, si le cataclysme de 1814 n'avait pas tout fait crouler et remis en question, jusqu'à l'existence même de la France.
On s'occupa de mettre Gênes en bon état de défense, sans y rien faire de nouveau. La force de cette place est principalement dans les difficultés du pays qui l'environne. On s'occupa de Pizzighettone, bonne place de manoeuvres sur l'Adda; on couvrit Peschiera par des ouvrages avancés, afin de la rendre capable de soutenir un long siége; mais les moyens principaux furent consacrés à rendre Mantoue presque imprenable, en profitant des avantages offerts par les localités et en l'assainissant.
On construisit un grand fort à Pietole pour couvrir le barrage destiné à élever les eaux du lac inférieur au niveau de celles du lac supérieur; et ce fort devint ainsi la clef de Mantoue. Sa force s'augmenta d'abord de toute la résistance dont est capable ce fort de Pietole; car ce n'est qu'en baissant les eaux que l'on peut approcher de la place, et on ne peut opérer cette baisse des eaux qu'après avoir pris le fort qui coupe la digue; elle s'augmenta ensuite de tout le temps nécessaire à l'écoulement des eaux et au desséchement des terres qu'elles ont couvertes.
La salubrité se trouva améliorée par ces travaux; elle serait même complétement améliorée si les eaux restaient toujours à la même hauteur dans toutes les saisons. La baisse des eaux, laissant à découvert des matières animales et végétales que la grande chaleur et l'humidité livrent à la fermentation et à la décomposition, cause les maladies de l'été et de l'automne. Quand on est garanti contre cette variation de la hauteur des eaux, il n'y a plus de cause particulière de méphitisme, et les travaux admirables commencés par le général Chasseloup, s'ils étaient achevés, atteindraient infailliblement cet objet. Il faudrait seulement faire, entre Saint-Georges et Mantoue, un barrage pour soutenir les eaux de ce côté comme de l'autre, et achever la digue à moitié faite dans ce but. On mit également en bon état la citadelle de Ferrare et la place d'Ancône. On s'occupa de même du château de Vérone et de la ville de Legnago. Enfin on conçut le projet, bientôt abandonné, de grossir le Mincio au moyen d'écluses et de forts pour les protéger.
La paix survint, et nous enleva Véronette, le fort Saint-Pierre et la moitié de Porto-Legnago, dont on détruisit le mieux possible les fortifications. Je parcourus toutes les places pour les visiter avec soin; je donnai, pour le service dont j'étais chargé, les ordres nécessaires, et j'en assurai l'exécution. Je m'occupai aussi d'un grand établissement d'artillerie pour la République cisalpine, et je le fixai à Pavie. Le château offre des localités favorables; il pouvait être mis à l'abri d'un coup de main, et sa proximité de Milan était avantageuse, sans avoir les inconvénients d'un établissement à Milan même. Le voisinagne du Pô et du Tessin donne la faculté d'y faire arriver et d'en faire partir les approvisionnements et le matériel construit. Pavie fut donc choisi, et devint, avec l'approbation du premier consul, l'arsenal de construction de la République cisalpine. Enfin, comme les armes portatives ne pouvaient être construites que là où la population se livre à cette industrie, une manufacture d'armes fut établie à Brescia et dans le val Sabbia. Ainsi tous les besoins réclamés par le présent et l'avenir furent l'objet de ma sollicitude et de mes soins pendant le temps que je séjournai encore en Italie.
Cette campagne m'avait été favorable: j'avais rendu des services que chacun voulait bien reconnaître; mais elle m'avait donné bien des sollicitudes et des tourments. On me supposait avec raison investi de la confiance du premier consul; ma qualité de conseiller d'État me donnait d'autant plus de relief, que le général en chef et moi nous en étions seuls revêtus à cette armée. L'importance de mon commandement, la brillante organisation de l'artillerie, la manière dont elle avait servi, le parti qu'on aurait pu en tirer si on se fût battu, enfin ma position journalière auprès du général en chef, en raison de mes fonctions, tout cela avait fixé sur moi les yeux de l'armée. Ma grande activité et mon zèle m'avaient fait attribuer à tort une très grande influence, et des fautes vivement senties par moi, que j'avais tout fait pour éviter, me furent quelquefois attribuées; en un mot, je passais pour le conseiller du général en chef. J'ai vu par expérience le rôle détestable que ce métier vous fait jouer à l'armée; c'est le métier le plus ingrat possible. On ne conseille pas un général en chef; il peut chercher des lumières sur des questions spéciales, mais il doit s'en rapporter à ses inspirations. Si les opérations vont bien, c'est au général en chef qu'en appartient la gloire; si elles vont mal, on les reproche à son conseil. La guerre, où tout est du moment, ne peut se conduire par des discussions continuelles; ce qui est bon, utile, sublime aujourd'hui, peut être funeste demain, et, si l'on a pris, pour convaincre, le temps où il aurait fallu agir, tout est perdu. La guerre, dans son positif, se réduit toujours à un calcul de temps et de distance; mais, dans sa partie morale, dans celle qui fait les grands généraux, dans celle qui dérive de la connaissance du coeur humain, elle tient à des inspirations, à un je ne sais quoi donné par la nature, qu'elle accorde rarement, mais que personne ne saurait enseigner. L'expérience de cette campagne, cependant sans aucun résultat fâcheux, m'a fait renoncer pour toujours à jouer ce rôle mixte et bâtard, amené alors par la force des choses; il faut s'en tenir à obéir ou à commander, suivant sa position, et, autant que je l'ai pu, j'ai réduit mes fonctions à cette alternative; quand j'ai été forcé de m'en écarter, comme on le verra par la suite, je m'en suis toujours mal trouvé.
Davoust commandait la cavalerie de l'armée; ma position lui avait imposé, et, comme il était très-ambitieux, il s'occupa d'une manière soutenue à me plaire pendant cette campagne; c'était le courtisan le plus assidu et le plus bas flatteur. Il venait deux fois par jour chez moi, ne pouvant vivre sans moi; lorsque depuis il a volé de ses propres ailes, quand sa position lui a paru assurée, il a payé mon amitié d'alors par beaucoup d'ingratitude et par autant de morgue que nos positions respectives et mon propre caractère pouvaient le comporter.
Le rôle joué depuis par Davoust m'engage à le faire connaître, et je vais le peindre tel qu'il a été pendant sa faveur et à l'apogée de son existence politique. On a dit trop de mal et trop de bien de lui; je tâcherai d'être juste à son égard.
Davoust était bien né; sa famille, fort ancienne et appartenant à la province de Bourgogne, est établie dans mon voisinage; élève du roi à l'école militaire de Brienne, il entra comme sous-lieutenant dans le régiment de Royal-Champagne cavalerie, fut révolutionnaire ardent et se mit à la tête des insurrections qui chassèrent les officiers de son régiment. On ne sait pas pourquoi, étant un très-bon et très-ancien gentilhomme, il a eu toute sa vie le plus grand éloignement pour les individus de sa caste. Nommé chef d'un bataillon de volontaires du département de l'Yonne, il servit en cette qualité dans l'armée de Dumouriez; ce bataillon tira sur Dumouriez au moment où il fut obligé de se réfugier chez l'ennemi.
Davoust servit à l'armée du Rhin d'une manière honorable, mais obscure; plus tard il fit partie de l'armée d'Égypte, et, à cette époque, il était sans aucune réputation. Après avoir servi dans la Haute-Égypte avec le général Desaix, et commandé sa cavalerie, il rejoignit le général Bonaparte à son retour de Syrie, quand celui-ci marcha sur Aboukir; la manière dont il fut employé lui déplut: laissé en arrière avec un détachement, il ne fut pas appelé à la bataille; il se plaignit avec aigreur au général Bonaparte, lui montra du mécontentement, de l'humeur, et, à cette occasion, fut traité de la manière la plus humiliante; il n'avait jamais été encore en rapport direct avec lui, et ce début n'annonçait pas ce qui devait arriver. De ce moment date cependant son dévouement sans bornes, et souvent porté jusqu'à la bassesse. Bonaparte parti pour retourner en France, l'armée d'Égypte se divisa en deux factions: la première eut à sa tête le général en chef Kléber, accusant le général Bonaparte et prenant à tâche de flétrir sa gloire; l'autre, ayant le général Menou pour chef, et dont faisaient partie plus particulièrement les officiers venant d'Italie, lui fut fidèle et le défendait contre toutes les accusations dont il était l'objet.
Les uns étaient favorables à l'évacuation de l'Égypte, les autres à sa conservation.
Davoust fut un des plus ardents parmi les amis de Bonaparte, quoique les injures reçues fussent encore toutes récentes. De retour en France avec Desaix, le premier consul le traita bien et sembla vouloir le dédommager de ce qu'il avait souffert; bientôt il le combla, et, après l'avoir fait général de division, il lui donna le commandement de la superbe cavalerie de l'armée d'Italie. Il lui fit épouser la soeur du général Leclerc, son beau-frère, l'admettant ainsi dans une espèce d'alliance, et l'attacha à sa garde en lui donnant le commandement des grenadiers à pied. Plus tard, au début de la guerre avec l'Angleterre, il eut le commandement du troisième corps de la grande armée, et toujours, depuis, de grands commandements, et des commandements de choix, lui ont été confiés; espèce de proconsul en Allemagne pendant l'intervalle qui s'écoula entre la paix de Tilsitt et la guerre de 1812, il servit les passions de l'Empereur avec ardeur, exagéra tout ce qui était relatif au système du blocus continental, système devenu promptement la cause et le prétexte de toutes les infamies qui rendirent le nom français odieux en Allemagne à cette époque.
Davoust s'était institué de lui-même l'espion de l'Empereur, et chaque jour il lui faisait des rapports. La police d'affection selon lui, étant la seule véritable, il travestissait les conversations les plus innocentes. Plus d'un homme frappé dans sa carrière et son avenir n'a connu que fort tard la cause de sa perte. Davoust avait de la probité; mais l'Empereur dépassait tellement par ses dons les limites de ses besoins possibles, qu'il eût été plus qu'un autre coupable de s'enrichir par des moyens illicites. Ses revenus, en dotation, se sont montés jusqu'à un million cinq cent mille francs. Homme d'ordre, maintenant la discipline dans ses troupes, pourvoyant à leurs besoins avec sollicitude, il était juste, mais dur envers les officiers, et n'en était pas aimé. Il ne manquait pas de bravoure, avait une intelligence médiocre, peu d'esprit, peu d'instruction et de talent, mais une grande persévérance, un grand zèle, une grande surveillance, et ne craignait ni les peines ni les fatigues. D'un caractère féroce, sous le plus léger prétexte et sans la moindre forme, il faisait pendre les habitants des pays conquis. J'ai vu, aux environs de Vienne et de Presbourg, les chemins et les arbres garnis de ses victimes.
En résumé, son commerce était peu sûr. Tout à fait insensible à l'amitié, il n'avait aucune délicatesse sociale; tous les chemins lui étaient bons pour aller à la faveur, et rien ne lui répugnait pour la conquérir. C'était un mameluk dans toute la force du terme, vantant sans cesse son dévouement. Il reçut une fois une bonne réponse de Junot, qui, jaloux des biens sans nombre dont l'Empereur le comblait, lui dit: «Mais dites donc, au contraire, que c'est l'Empereur qui vous est dévoué.» Ce dévouement, dont il faisait toujours parade, il le portait dans ses expressions jusqu'à l'abjection. Nous étions à Vienne, en 1809; l'on causait dans un moment perdu, comme il y en a tant à l'armée, et le dévouement était le texte de la conversation. Davoust, suivant son usage, parlait du sien et le mettait au-dessus de tous les autres. «Certainement, dit-il, on croit, avec raison, que Maret est dévoué à l'Empereur; eh bien, il ne l'est pas au même degré que moi. Si l'Empereur nous disait à tous les deux: «Il importe aux intérêts de ma politique de détruire Paris sans que personne n'en sorte et ne s'en échappe,» Maret garderait le secret, j'en suis sûr; mais il ne pourrait pas s'empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir sa famille; eh bien, moi, de peur de le laisser deviner, j'y laisserais ma femme et mes enfants.» Voilà quel était Davoust.
Je retournai à Paris dans le courant de floréal (mai) pour siéger au conseil d'État, où je rentrai en service ordinaire.
Je fis en route une épouvantable chute, mais elle n'eut aucune suite fâcheuse. Je voyageais, la nuit, entre Turin et Suze, dans une grande berline, avec ma femme et deux aides de camp. Le Piémont étant infesté de brigands, la voiture était remplie d'armes. À deux lieues de Suze, passant sur un pont établi sur le lit d'un torrent, la roue droite s'enfonça jusqu'au moyeu; le poids de la caisse fit rompre la roue; la voiture tomba sur l'impériale, à sept pieds de profondeur, et dans tout ce fracas un pistolet partit de lui-même et perça la voiture. Personne n'eut la plus légère blessure.
Arrivé à Paris, je fus bien traité par le premier consul. Il me témoigna sa satisfaction de ce que j'avais fait en Italie. Les occupations de l'artillerie, auxquelles je venais de me livrer, m'avaient rendu du goût pour cette arme. Elle avait grand besoin, à cette époque, de perfectionnements. Après avoir beaucoup réfléchi aux changements dont elle était susceptible, j'en entretins le premier consul, qui fut frappé de mes observations. Il me chargea de mettre mes idées par écrit et de les lui soumettre. Je fis un mémoire fort développé, qui eut un succès complet auprès de lui.
J'établis le principe que la meilleure artillerie est la plus simple. En appliquant ce principe au choix et à la détermination des calibres, il fallait d'abord reconnaître quels sont les différents effets de l'artillerie à la guerre, car les différents calibres n'ont d'autre objet que de produire des effets divers. S'il y a deux calibres employés au même usage, il est évident qu'il y en a un de trop, et dès lors, non-seulement il est inutile, mais encore il est nuisible, puisqu'il apporte une complication fâcheuse. Or l'artillerie de campagne a deux objets à remplir: suivre les troupes partout, et ensuite armer des positions déterminées, des redoutes, ou les combattre. Il faut de la légèreté dans le premier cas, avec un calibre suffisant; il faut, dans l'autre, un calibre plus fort, afin d'avoir plus de portée et de plus grands effets. Dans l'artillerie de place ou de siége, il faut deux choses: des pièces de canon pour détruire les affûts et tuer les hommes, etc., etc., et des bouches à feu qui ouvrent les remparts. Celles-ci doivent avoir assez de puissance pour faire tomber les murailles et faciliter la construction d'un chemin pour pénétrer dans l'intérieur de la place. Dans l'artillerie de campagne, des pièces de quatre, de huit, de douze, et des obusiers de six pouces; dans l'artillerie de siége, des pièces de douze, de seize, de vingt-quatre, et des obusiers de huit pouces, étaient en usage. Je proposai de substituer au huit et au quatre le six, qui produit presque l'effet du huit, et est très-supérieur au quatre; de prendre des obusiers de cinq pouces cinq lignes, calibre de vingt-quatre, de manière à n'avoir plus de projectiles que de trois calibres pour tous les services de six, douze et vingt-quatre, au lieu d'en avoir de sept, comme je viens de l'indiquer. Le choix du calibre de six avait aussi un autre objet: le calibre de six est celui des étrangers. La France, par sa puissance, sa prépondérance et ses alliances, est appelée à faire la guerre presque toujours hors de chez elle, et quelquefois à de très-grandes distances. Dans ce cas, il est important de pouvoir remplacer ses munitions par celles prises à l'ennemi, ou par celles qu'on peut faire faire dans les établissements dont on s'est emparé. J'avais fixé le calibre au six un peu fort pour empêcher la réciprocité, afin de pouvoir nous servir des munitions de l'ennemi, sans que l'ennemi se servît des nôtres.
Les mêmes idées de simplification se portèrent sur la construction des voitures, et je parvins à réduire à huit modèles différents les vingt-deux espèces de roues que l'artillerie de Gribeauval avait consacrées. Ne faisant pas ici un traité d'artillerie, je ne donnerai pas d'autres détails; mais ceux-ci suffiront pour indiquer l'esprit qui présidait aux changements proposés.
Le premier consul, après avoir lu, discuté et modifié mon mémoire, le renvoya à l'examen d'un comité d'artillerie, composé de la réunion de tous les généraux qui avaient commandé l'artillerie aux armées; je fus le rapporteur, et chacune de mes propositions y fut discutée à fond: une discussion remarquable démontra avec évidence les avantages de mes principales propositions; mais, comme des choses de cette importance, touchant de si près à la sûreté du pays, ne doivent pas être faites légèrement, on ordonna une série d'expériences dont je dressai le programme: elles eurent lieu simultanément à la Fère, à Douai, à Metz et à Strasbourg: les résultats comparés, toutes les questions furent résolues ou éclaircies, et on put conclure avec certitude et connaissance de cause: on rédigea une ordonnance établissant les principes consacrés, et appuyée de tables de construction; elle devint la nouvelle loi de l'artillerie.
À cette époque, le premier consul s'occupa du rétablissement du culte; il vit mieux et de plus haut que tout le monde, car son succès fut complet, et cependant il fut presque seul de son avis; tout ce qui avait marqué dans la Révolution, et les militaires en particulier, reçurent fort mal le projet; mais rien n'en arrêta l'exécution. Le premier consul avait jugé le culte public dans le goût et les besoins de la nation: quoique je n'aie jamais été porté à l'irréligion, que j'aie souvent même envié le bonheur de ceux dont la croyance est profonde, à cause des consolations qu'ils en tirent, j'avais été frappé de l'irritation de quelques-uns de mes camarades et je partageais leur prévention. L'établissement d'un clergé comme corps, avec sa puissance, sa hiérarchie et ses distinctions, était si éloigné de tout ce qui avait précédé et paraissait une chose si nouvelle, que j'en parlai au premier consul et lui exprimai mes doutes. Il eut avec moi une conversation fort longue sous les grands arbres de la Malmaison; il me démontra que la France était religieuse et catholique, que la seule manière d'être maître du clergé et de diriger son influence était de le rétablir, de l'organiser, de l'honorer et de pourvoir à ses besoins; il ajouta: «Quand cela sera fait, mon pouvoir sera doublé en France, et j'aurai pris racine dans le coeur du peuple.»
Je me rabattis dans la discussion sur l'inconvénient grave résultant pour les pays catholiques du grand nombre de fêtes, autant de jours enlevés au travail et à l'industrie. Le premier consul, s'étant peu occupé d'économie politique, ne crut pas à cet inconvénient; j'ajoutai, je ne sais plus d'après quelle autorité, que le temps perdu par les fêtes expliquait la différence de prospérité des pays catholiques et des pays protestants; et on le comprend quand on réfléchit qu'il y a dans ceux-là jusqu'à soixante-dix jours, c'est-à-dire le cinquième de l'année employé à consommer sans produire. La réflexion le convainquit, car le concordat supprima toutes les fêtes, excepté les quatre pour lesquelles l'Église a une dévotion particulière. Ce que m'avait annoncé le premier consul se vérifia, les murmures d'un petit nombre de mécontents passèrent, et les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la nation furent satisfaits d'avoir la possibilité et la liberté de remplir les devoirs de leur religion; ils bénirent le premier consul. La cérémonie qui eut lieu à Notre-Dame fut grave, auguste et solennelle, et le cardinal de Boisgelin prononça un beau discours en cette circonstance.
Tout prenait un caractère d'utilité sous une direction éclairée, tout s'exécutait avec rapidité par la main puissante qui tenait le pouvoir. Cette époque est remarquable par les établissements utiles qui furent créés; l'administration acquit en peu de temps une régularité, une économie inconnues jusqu'alors, et l'on sentait d'autant plus vivement le bien dont on jouissait, qu'on était parti de plus loin pour l'acquérir. Temps d'espérances, elles semblaient devoir être sans bornes, car les progrès du bien étaient rapides, et la plus haute sagesse marquait chaque pas de l'autorité.
Alors on conçut l'idée de mettre de l'uniformité dans notre législation civile: on commença la rédaction de ce Code immortel destiné à être, dans les siècles les plus reculés, une des gloires de cette époque.
Le premier consul choisit trois jurisconsultes célèbres: Tronchet, défenseur de Louis XVI; Portalis et Malleville, pour en faire le projet. Le travail imprimé, distribué aux tribunaux, on provoqua les observations de tout le monde. Ces observations de même imprimées et distribuées au conseil d'État, on ouvrit une discussion solennelle. J'y ai assisté régulièrement, et, quoique étranger à la matière, j'écoutai avec l'intérêt le plus vif les maîtres en législation développant avec clarté les besoins de la société et les moyens d'y pourvoir. Le premier consul était toujours présent à la discussion et y prit souvent la plus grande part. Il gardait d'abord le silence, et attendait ordinairement que les Cambacérès, les Portalis, Tronchet, etc., eussent établi leurs doctrines et développé leur opinion; ensuite il prenait la parole, présentait souvent la question sous un nouveau jour, et montrait une sagacité, une profondeur prodigieuses; il portait la conviction dans les esprits, et faisait souvent modifier les projets de la manière la plus sage. Bonaparte n'avait pas d'éloquence, mais une élocution facile, une dialectique puissante, une grande force de raisonnement. Sa tête était abondante, fertile, productive; il y avait dans ses paroles une richesse d'expressions, dans ses pensées une profondeur que je n'ai vues chez personne: son esprit prodigieux a brillé du plus vif éclat dans cette discussion, où tant de questions lui avaient été toujours étrangères. M. Locré, secrétaire général du conseil d'État, tenait le procès-verbal de ces discussions: c'est un modèle de clarté et d'exactitude. Ce procès-verbal démontre toute la vérité de mes assertions.
Le Code, adopté maintenant par une grande partie de l'Europe, a été l'objet de quelques critiques fondées, et ne les aurait pas méritées s'il avait été fait plus tard. Mais Bonaparte, naturellement pressé de faire, y a consacré le premier moment de repos dont il a pu disposer. Le Code pèche par quelques désaccords entre les dispositions qu'il présente et le principe de notre ordre politique; on l'a fait sous une république, et il devait servir à une monarchie: si on l'eût fait trois ans plus tard, il serait parfait. Tel qu'il est, c'est encore un des plus beaux ouvrages sortis de la main des hommes.
La paix avait été signée à Lunéville avec l'Autriche, et les meilleurs rapports étaient établis avec toutes les puissances continentales. Un seul ennemi restait, l'Angleterre: la paix avec cette puissance fut enfin signée à Amiens le 1er octobre. Dans toute la France on éprouva une grande joie, et le premier consul, en particulier, une plus grande encore. J'étais à un conseil chez lui, aux Tuileries, à l'instant où le courrier, porteur du traité signé, arriva. Le conseil interrompu, M. de Talleyrand nous en fit la lecture à l'instant même. Ce ne devait être qu'une courte trêve: il était dans l'intérêt comme dans les désirs du premier consul de la faire durer plus longtemps, et ce n'est certes pas lui qui l'a rompue. Il avait à satisfaire, avant tout, aux besoins intérieurs de la France, et c'est à ces travaux qu'il voulait consacrer cette époque de sa carrière. Peu après, il créa la Légion d'honneur. Il devança encore alors l'opinion dans cette circonstance: les hommes supérieurs reconnaissent, avant les autres, le véritable état de la société, ce qu'il exige, et savent hâter, par leurs efforts, l'arrivée du moment où chacun le voit également. Cette institution, devenue la cause d'une si vive émulation, destinée à inspirer de si généreux sentiments, à faire faire de si belles actions; cette institution, devenue si populaire, fut alors mal accueillie par l'opinion, et, pendant assez longtemps, un objet de critique et de censure. Une loi l'établit, et le Corps législatif, malgré sa composition et son habitude d'obéissance, ne la vota qu'à une faible majorité. Je fus un des orateurs du gouvernement chargés de présenter et de soutenir le projet de loi, et je prononçai un discours au Corps législatif à cette occasion. Quelque temps après, je fus chargé d'aller présider le collége électoral du département de la Côte-d'Or, circonstance favorable pour voir mon père et ma mère, et je pris mes arrangements en conséquence. Je partis avec une suite assez nombreuse. Arrivé tard à Troyes, les mauvais chemins qui toujours, dans l'arrière-saison, existent entre cette ville et Châtillon devant m'empêcher d'arriver avec ma voiture avant le lendemain matin, et craignant que mes parents ne passassent la nuit à attendre et ne fussent inquiets, je partis avec mon premier aide de camp à franc étrier, et j'arrivai à dix heures du soir, couvert d'une croûte de boue, ramassée dans une chute faite avec mon cheval. Mon père fut transporté de joie de me voir dans cet état, touché de mon attention, mais surtout satisfait de voir que les grandeurs ne m'avaient pas amolli.
Je reçus à Dijon l'accueil le plus flatteur et le plus aimable. Mes compatriotes me montrèrent un intérêt et une affection dont le souvenir ne s'est pas effacé de ma mémoire.
Mon travail sur l'artillerie, après avoir été discuté et modifié par le comité, et adopté par le gouvernement, devait être exécuté. Il était naturel d'en charger son auteur. Le premier consul mit au sénat M. le général d'Aboville, premier inspecteur de l'artillerie, et me nomma à sa place. Il était sans exemple d'occuper, à vingt-huit ans, le premier poste d'un corps aussi recommandable, aussi distingué, aussi savant que celui de l'artillerie; de remplir la place où, à la fin de leur carrière, MM. de Vallière et Gribeauval étaient arrivés. Le corps m'y vit cependant avec plaisir: j'étais actif, entreprenant, désireux de laisser des souvenirs du bien que j'aurais fait; j'avais l'oreille du premier consul, et j'étais sûr de trouver appui et facilité près de lui. Je me chargeai de ces fonctions avec une grande joie; ce sont les plus belles et les plus intéressantes que l'on puisse exercer pendant la paix.
Il faut en convenir, la fortune est bien capricieuse, et, tandis qu'elle accable les uns de ses rigueurs, elle comble les autres de ses faveurs: je vais citer un exemple de ces disparates.
J'avais été fort lié, à l'École des élèves, avec un jeune homme appelé Tardy de Montravel. Ce jeune officier avait émigré avec son père, officier supérieur du corps, et servi à l'armée de Condé jusqu'à sa dissolution: rentré alors, il demanda du service dans l'artillerie; ayant quitté ce corps comme élève sous-lieutenant, il ne pouvait y rentrer qu'en la même qualité, et je le fis admettre: il devint ainsi le dernier officier de ce corps nombreux, lorsque moi, son camarade et son condisciple, je me trouvais en être le premier.
Je m'occupai avec soin de la construction du nouveau matériel; mais, comme il importait de procéder avec ordre, il fut décidé que l'artillerie de campagne ancienne serait conservée, réparée et mise en dépôt jusqu'au moment où la nouvelle serait faite et complète, ensuite elle serait consacrée à l'armement de la frontière des Pyrénées. Une guerre de ce côté était alors peu probable; mais, dans tous les cas, elle se trouvait bien placée, puisque les Espagnols ont le même calibre et des constructions semblables; si jamais on devait entrer en Espagne, on y trouverait donc des approvisionnements et des rechanges d'une nature conforme à nos besoins. Je m'occupai de fondre les nouveaux canons avec du bronze nouveau ou avec des pièces hors de service et des pièces étrangères; ce travail fut conduit avec diligence. Deux fois par semaine je rendais compte au premier consul des dispositions prises, et je recevais ses ordres.
Je m'occupai de l'instruction du personnel et du soin de lui donner un bon esprit; j'aurais voulu pouvoir réunir l'artillerie entière dans la même garnison: j'y aurais établi ma résidence; mais les établissements anciens avaient donné comme des droits aux différentes villes qui les possédaient, et l'on céda ainsi à de petites considérations. De grandes garnisons sont nécessaires à l'artillerie pour faire participer plus de troupes à la fois aux soins et aux frais qu'exige l'instruction, et rendre celle-ci uniforme. Ne pouvant détruire ce qui existait, j'y suppléai en partie en établissant une utile rivalité et une grande émulation entre tous les corps; à cet effet, des détachements composés d'hommes choisis se rendirent de leurs garnisons respectives à la Fère, où était la grande école, le grand concours, et où je tenais pour ainsi dire les états de l'artillerie. Des travaux, des écoles, furent faits concurremment, et les soldats les plus instruits et les plus adroits eurent des récompenses. Plusieurs officiers généraux s'y étaient rendus, et ajoutaient, par leur présence, à la solennité de cette circonstance. Il serait à désirer que cette excellente institution fût rétablie; c'est le meilleur moyen de rendre les divers corps de l'artillerie également instruits et homogènes.
J'étais occupé à tous ces détails quand le roi d'Angleterre fit un message au Parlement où il jetait l'alarme, accusait d'intentions hostiles le premier consul, et demandait des subsides. Cette véritable querelle d'Allemand fut reçue avec hauteur, et on se disposa à la guerre. À cette époque, Bonaparte ne voulait pas la rupture de la paix. Rien n'était prêt pour entrer en campagne, les régiments étaient loin d'être au complet, la cavalerie manquait de chevaux, et on vient de voir que l'artillerie n'était pas dans un état satisfaisant; vu les changements arrêtés, rien n'était plus convenable qu'un délai d'un ou de deux ans. Ainsi le duc de Rovigo, dans la rapsodie qui porte le nom de ses Mémoires, a raison d'établir que le premier consul fut surpris et contrarié; mais je ne sais où il a inventé l'histoire d'un désarmement complet, par l'envoi de nos canons aux fonderies, de la colère du premier consul, de son étonnement quand il l'apprit, de notre embarras et de la confusion où nous fûmes, Berthier et moi. On a vu quelles étaient les dispositions arrêtées et leur exécution: rien n'avait été détruit; tout, au contraire, s'améliorait. En vérité, le premier consul était bien homme à laisser ainsi un de ses généraux et son ministre de la guerre changer, modifier, détruire et refaire les équipages d'artillerie sans son ordre et sans son approbation! Il connaissait journellement la marche de mes travaux, et ne put être surpris; au surplus, la déclaration de guerre ne changea rien à la marche adoptée: on continua de construire sur le nouveau modèle, et c'est avec ce matériel que la campagne fut ouverte en 1803, et qu'eut lieu la mémorable campagne de 1805.
La guerre avec l'Angleterre déclarée, Bonaparte mit son armée sur pied, forma des divisions, des corps d'armée, et les établit sur la côte, en face de l'Angleterre. Il me donna des ordres très-étendus pour créer un immense matériel destiné à l'armement des côtes, ainsi qu'à celui de la flottille; la construction des bateaux plats fut ordonnée dans tous les ports de Hollande et de la Manche, et sur tous les fleuves affluents. Jamais les arsenaux ne reçurent une pareille impulsion, n'eurent une semblable activité. Mon âge, mon zèle ardent, servaient merveilleusement les intentions du premier consul. La côte, depuis la Zélande jusqu'à l'embouchure de la Seine, devint une côte de fer et de bronze. Entre Calais et Boulogne, au cap Grisnez, où la navigation présentait le plus de dangers, les batteries se touchaient. Des mortiers à grande portée, d'un modèle de mon invention, qui portent mon nom, furent placés à profusion devant les anses et les ports faits et à faire; des excavations immenses, creusées, formèrent des ports à Étaples, à Boulogne, à Ambleteuse, pour donner refuge à nos bateaux. Cinquante mille ouvriers étaient chaque jour occupés à ces travaux, exécutés comme par enchantement. On construisit des écluses de chasse pour entretenir les ports et empêcher les sables de les combler. Le premier consul venait fréquemment diriger, encourager et visiter ces travaux, et animait tout par sa présence et par sa volonté. Les troupes rassemblées d'abord furent cinquante mille hommes à Boulogne, commandés par le général Soult; trente mille à Étaples, commandés par le général Ney, et trente mille à Ostende, commandés par le général Davoust. Des réserves de toute espèce furent réunies à Arras, Amiens, Saint-Omer, etc., en attendant d'autres combinaisons pour les troupes placées en Hollande, en Hanovre et en Bretagne. Enfin les préparatifs d'un débarquement en Angleterre furent exécutés de la manière la plus vaste, les projets annoncés de la manière la plus solennelle; et, de son côté, l'Angleterre, menacée, courut aux armes et se transforma en un camp immense. En ce moment, Fulton, Américain, avait eu la pensée (après plusieurs personnes, qui, depuis cinquante ans, l'avaient imaginé sans y donner suite) et vint proposer d'appliquer à la navigation la machine à vapeur comme puissance motrice. La machine à vapeur, invention sublime qui donne la vie à la matière, et dont la puissance équivaut à l'existence de millions d'hommes, a déjà beaucoup changé l'état de la société et modifiera encore puissamment tous ses rapports; mais, appliquée à la navigation, ses conséquences étaient incalculables. Bonaparte, que ses préjugés rendaient opposé aux innovations, rejeta les propositions de Fulton. Cette répugnance pour les choses nouvelles, il la devait à son éducation de l'artillerie. Dans un corps semblable, un esprit conservateur doit garantir des changements non motivés; sans cela, tant de faiseurs de projets extravagants feraient bientôt tomber dans la confusion. Mais une sage réserve n'est pas le dédain des améliorations et des perfectionnements. Toutefois j'ai vu Fulton solliciter des expériences, demander de prouver les effets de ce qu'il appelait son invention. Le premier consul traita Fulton de charlatan et ne voulut entendre à rien. J'intervins deux fois sans pouvoir faire pénétrer le doute dans l'esprit de Bonaparte. Il est impossible de calculer ce qui serait arrivé s'il eût consenti à se laisser éclairer, et si, avec les moyens immenses à sa disposition, une flottille à vapeur eût fait partie des éléments de la descente projetée. C'était le bon génie de la France qui nous envoyait Fulton. Le premier consul, sourd à sa voix, manqua ainsi à sa fortune. On établit une polémique sur la possibilité de combattre des vaisseaux de guerre avec des bateaux plats, armés de pièces de vingt-quatre et de trente-six, avec des prames, etc., et sur la question de savoir si, avec une flottille de plusieurs milliers de bâtiments, on pouvait attaquer une escadre. La controverse fut universelle. On chercha à établir l'opinion d'un succès possible, et quelques officiers de marine, sans être convaincus, consentirent à l'accréditer; mais, malgré l'assurance avec laquelle Bonaparte la soutint, il ne l'a pas partagée un seul instant.
On a souvent discuté pour savoir si Bonaparte a jamais eu l'intention sérieuse de faire l'expédition d'Angleterre; je répondrai avec certitude, avec assurance: Oui, cette expédition a été le désir le plus ardent de sa vie, et sa plus chère espérance pendant longtemps. Mais, certes, il ne voulait pas la faire d'une manière hasardeuse; il ne voulait l'entreprendre qu'avec des moyens convenables, c'est-à-dire étant maître de la mer et sous la protection d'une bonne escadre, et il a démontré que, malgré l'infériorité numérique de sa marine, il pouvait l'exécuter. La prétention manifestée de se servir de la flottille pour combattre était un moyen de distraire l'ennemi et de lui faire perdre de vue le véritable projet; jamais il n'a vu dans sa flottille autre chose que le moyen de transporter l'armée. C'était le pont destiné à servir au passage; l'embarquement pouvait se faire en peu d'heures, le débarquement de même, le trajet étant court: le seul temps un peu considérable était celui qu'exige la sortie du port (il fallait deux marées). Rien n'était plus facile que de se servir de cette flottille pour cet objet; et, comme chacun de ces bateaux devait porter avec lui une organisation complète en troupes, vivres, munitions, artillerie de terre, etc., l'armée avait les moyens de combattre aussitôt qu'elle aurait touché le sol britannique. Avec une marine inférieure en nombre de vaisseaux, les combinaisons avaient été faites de manière à nous rendre très-supérieurs dans la Manche pendant un temps donné, et les faits en ont démontré la possibilité. Quand tous les préparatifs furent avancés, l'amiral Villeneuve reçut l'ordre de partir de Toulon avec quinze vaisseaux. Les équipages furent renforcés par des détachements de l'armée de terre, aux ordres du général Lauriston. Cette escadre eut pour destination les îles du Vent; son objet était d'abord de donner de l'inquiétude aux Anglais, de faire autant de mal que possible à leur commerce, de ravitailler nos colonies; et, après avoir rallié l'escadre de Rochefort, forte de cinq vaisseaux, à bord desquels étaient aussi des troupes de terre et le général Lagrange, de revenir en Europe en se dirigeant sur Cadix. Par un malentendu, l'escadre de Rochefort ne rencontra pas l'escadre de l'amiral Villeneuve, mais elle rentra heureusement à Rochefort, d'où elle était partie.
L'amiral Villeneuve arriva devant Cadix sans accident. Il y rallia une grosse escadre espagnole et le vaisseau français l'Aigle, qui l'y attendaient. De là il se porta aux Antilles. Après s'y être arrêté quelque temps, il y fut rejoint par l'amiral Magon, qui venait de Rochefort et lui apportait d'itératives et pressantes instructions. Villeneuve traversa de nouveau l'Océan, et se porta sur le Ferrol, où l'attendait une autre escadre espagnole prête à mettre à la voile. Notre flotte approchait de cette première destination lorsqu'elle rencontra, au cap Ortegal, l'amiral Calder avec vingt et une voiles, dont dix-sept vaisseaux. La flotte française venait de faire une longue navigation; ses équipages étaient nombreux, bien exercés et pleins de confiance. Si l'amiral eût voulu se battre, nul doute que l'escadre anglaise, si inférieure en nombre, eût été détruite. Au lieu de cela, Villeneuve se borna à manoeuvrer. Tout l'engagement se réduisit à une canonnade insignifiante. Deux vaisseaux espagnols étant tombés sous le vent, on ne fit rien pour les couvrir ni pour les dégager; on les abandonna, et ils furent pris par l'ennemi à la vue même de notre flotte. Le lendemain, Villeneuve toucha au Ferrol; mais, en quittant ce port, au lieu de se diriger sur les côtes de France, comme il lui était ordonné par ses instructions, il hésita, et enfin il remonta au sud et retourna à Cadix. Une conduite semblable était hors de tous les calculs humains. Si cette escadre eût fait son devoir, après avoir dispersé, détruit ou mis en fuite Calder, elle ralliait trois vaisseaux au Ferrol, cinq à Rochefort, prêts à sortir; ainsi forte de trente-cinq vaisseaux, elle arrivait devant Brest et faisait lever le blocus: rejointe par vingt-quatre vaisseaux qui s'y trouvaient, ainsi que par deux ou trois vaisseaux de Lorient, elle avait soixante-trois vaisseaux; enfin, les neuf vaisseaux hollandais arrivés dans la mer du Nord, stationnés dans la Meuse et au Texel, s'y réunissaient encore, et l'escadre française dans la Manche se composait alors de soixante-douze vaisseaux de ligne, tandis que, par la dispersion de leur flotte, les Anglais n'auraient pu, pendant un certain temps, lui opposer que l'escadre des Dunes, augmentée des débris de Calder, en tout environ quarante et quelques vaisseaux. Nous aurions donc été forcément maîtres de la Manche jusqu'à l'arrivée de l'amiral Nelson, et à la sortie des escadres nouvellement formées. La Manche nous aurait appartenu sans discussion pendant plus d'un mois, et la flottille chargée de l'armée de terre l'aurait transportée sur la côte d'Angleterre sans péril, et tout organisée pour combattre. Voilà quels ont été les calculs de Bonaparte, voilà quels étaient son projet et ses espérances; la faiblesse de Villeneuve, son irrésolution, ont tout fait manquer. Ce que je dis est le résultat de ma profonde conviction: la possibilité de l'expédition se trouve démontrée, et les détails dans lesquels je viens d'entrer, Bonaparte les a plusieurs fois développés devant moi: il voulait écraser de feu le château de Douvres, et le forcer à se rendre en un moment.
La manière dont toute cette affaire a été conçue et conduite, l'ardeur dont Bonaparte était animé pour son exécution, ardeur qui ne s'est jamais ralentie, sa profonde douleur et son accès de fureur quand il apprit le combat d'Ortegal, prouvent et de reste qu'il agissait sérieusement. Lorsque plus tard ses projets ont été abandonnés, et qu'il a porté la guerre en Allemagne, causant avec lui à Augsbourg, où je l'avais rejoint avec mon corps d'armée, je lui dis que, à tout prendre, il était heureux que l'expédition n'eût pas été entreprise au moment où les Autrichiens entraient en campagne contre nous avec des forces aussi considérables; que notre frontière, dégarnie de troupes, n'aurait pu les arrêter; il me répondit ces propres paroles: «Si nous eussions débarqué en Angleterre et que nous fussions entrés à Londres, comme cela aurait incontestablement eu lieu, les femmes de Strasbourg auraient suffi pour défendre la frontière.» Ainsi la guerre continentale, recommençant avec promptitude et vigueur, sans que nous y fussions préparés, n'était point pour lui un motif de crainte et d'inquiétude, et ne lui paraissait pas un obstacle à l'exécution de ses projets contre l'Angleterre. Que l'on juge, d'après cela, s'il voulait sérieusement l'expédition. Quand l'Europe paraissait tranquille, il n'a jamais rien tant désiré au monde.
J'ai dû faire cette digression pour éclairer une question importante, objet de beaucoup de débats, mais jamais pour moi l'objet du plus léger doute. Maintenant je reviens en arrière, et je retourne à l'époque où j'étais encore à la tête de l'artillerie.
Un soir, étant allé travailler aux Tuileries avec le premier consul, il me dit brusquement: «Que fait à Paris le colonel Foy?» Je lui répondis: «Mon général, il est en congé, et s'occupe, je crois, de ses plaisirs.» Il me dit: «Non, il intrigue avec Moreau, et je viens de donner l'ordre de l'arrêter; il le sera cette nuit même.»
J'avais une véritable amitié pour Foy; je connaissais son mécontentement, mais je savais qu'il ne pouvait lui inspirer rien de criminel. J'avais l'expérience de sa légèreté, de l'indiscrétion de ses propos; mais ceux qui se plaignent tout haut ne sont pas ceux qui conspirent. Une fois arrêté, sa carrière était perdue, et je résolus de le sauver. En sortant de chez le premier consul, j'allai le trouver: je lui annonçai ce dont il était menacé; je le fis cacher pendant quelques jours pour avoir le temps d'arranger son affaire; je me rendis garant de sa conduite à l'avenir, et, huit jours après, j'avais obtenu qu'il m'accompagnerait à l'armée.
Je n'avais pas renoncé à l'espérance de commander des troupes à la guerre; et, quelle que fût pour moi la séduction du service de l'artillerie, de la direction de ces grands travaux, pour laquelle j'ai un si vif attrait, la gloire du champ de bataille avait toujours, à mes yeux, la préférence, et on ne l'obtient qu'en commandant des soldats. Le service de l'artillerie, si important, mais toujours secondaire, est, pour les chefs, terne et sans éclat. Et cependant que de soucis, de tourments, d'angoisses, l'accompagnent, à cause des difficultés de son administration! Le premier consul connaissait mes voeux, me savait dévoré de ce feu sacré sans lequel on ne fait rien de grand; il crut reconnaître en moi les qualités nécessaires aux grands commandements, et il me proposa celui de l'armée de Hollande, destinée à prendre rang parmi les corps qui concourraient à l'expédition.
J'aurais bien désiré conserver cette place de premier inspecteur général, dont j'aurais repris les fonctions en temps de paix; mais il me dit qu'il fallait opter. Cette place me donnait une existence toute faite, un avenir élevé et assuré, à l'abri de tout accident... Je n'hésitai pas un moment, et j'acceptai le commandement qui m'était offert. C'était au mois de mars 1804: je fus nommé général en chef du camp d'Utrecht, et je n'avais pas encore trente ans.
LIVRE SEPTIÈME
1804-1805
SOMMAIRE.--Le général Victor en Hollande.--Le Directoire batave.--Inspection générale.--Établissement du camp.--Conditions locales.--Pichegru.--Érection de l'Empire.--Nomination des maréchaux.--Pourquoi est-il maréchal?--Retour au camp.--Facilités.--Choix de l'emplacement.--État sanitaire.--Instruction des troupes.--Grand concours d'étrangers.--Députation des magistrats d'Amsterdam.--Fêtes.--Marmontberg.--Conditions des mouvements d'armée.--Quartiers d'hiver.--Couronnement de l'Empereur.--Plus rien de grand à faire.--Joseph Bonaparte.--Le vilain titre de roi.--Affaire des marchandises anglaises.--Mauvais vouloir du Directoire hollandais.--Il est remplacé par le grand pensionnaire.--Visite des provinces.--État physique de la Hollande.--Les digues.--Leur conservation.--Leur forme.--Visite dans l'île de Valcheren et de Gorée.--Accidents des digues.--Inondations des fleuves.--Activité des habitants contre leurs ravages.--Remèdes indiqués.--Voyage dans la Nord-Hollande.--Retour au camp.--Sa levée.--Préparatifs d'embarquement.--Nouvelle du combat d'Ortégal.--L'armée débarque.--Elle est dirigée sur le Rhin.
Le commandement que je reçus était fort important et présentait quelques difficultés. En arrivant en Hollande, je trouvai tout dans un désordre et dans un état dont il est difficile de se faire une juste idée: les troupes abandonnées et dans le plus grand délabrement; les hôpitaux encombrés et renfermant plus de six mille malades.
Le général Victor commandait alors dans ce pays. Chargé d'aller occuper la Louisiane, et au moment de partir, il était resté par suite de la cession de ce pays aux États-Unis d'Amérique. Il était de beaucoup mon ancien, et ne pouvait être placé sous mes ordres. On divisa le commandement, et on lui donna celui du territoire, tandis que je commandais les troupes d'expédition. Un mois après, il reçut une autre destination, et je restai chef unique. Mes troupes se composaient de six régiments d'infanterie française, bientôt réduits à cinq, de deux régiments de cavalerie française et de toute l'armée batave. Le total formait une force d'environ trente-cinq mille hommes, divisés en deux parties: la première, destinée à l'expédition, et nommée le camp d'Utrecht, consistait en treize bataillons et six escadrons français, douze bataillons et quatre escadrons bataves, et s'élevait à vingt-deux mille hommes; la seconde, destinée à la garde du territoire, formée des garnisons et des dépôts, était répartie dans les provinces, divisées en huit arrondissements, savoir: la Zélande, la Nord-Hollande, la Meuse, la Frise et Groningue, la Haye, Utrecht, la Gueldre, enfin le Brabant. Sa force était de treize mille hommes environ. La marine, aussi à mes ordres, se composait de neuf vaisseaux de ligne, d'un nombre proportionné de bâtiments légers, et devait être augmentée des bâtiments de transport nécessaires à l'embarquement de vingt-cinq mille hommes et de deux mille cinq cents chevaux.
J'avais affaire au Directoire batave, existant alors, et composé de gens d'une grande médiocrité, et à l'ambassadeur de France, M. de Sémonville. J'arrivais sous de bons auspices. On me supposait de la capacité et de la fermeté; mon zèle et mon désintéressement étaient connus, et je trouvai tout le monde empressé à m'obéir. Les dépositaires du pouvoir, sentant d'ailleurs que l'état des troupes m'autorisait à leur faire des reproches fondés, crurent, avec raison, obtenir le pardon de leurs torts en s'occupant activement à les réparer. Je n'avais pas autre chose en vue, et, ne demandant rien pour moi, nous fûmes bientôt d'accord.
Je commençai par faire l'inspection de mes garnisons. Je trouvai les troupes établies de la manière la plus misérable, dans les casernes les plus divisées et les moins saines. Je fis l'inspection dans chaque ville, chambre par chambre, accompagné des magistrats. Les occasions de reproches étant fréquentes, je ne ménageai pas, en présence des troupes, les expressions de mon mécontentement. Il en résulta chez elles une confiance et une satisfaction très-grandes; beaucoup d'humiliations et d'inquiétude parmi les magistrats. Je n'exagérai rien dans mes demandes; mais elles furent faites de façon à ne pas être refusées. Toutes les fois que je vis les troupes logées d'une manière malsaine, je les fis sortir de leurs casernes et loger chez l'habitant, jusqu'à ce que des quartiers convenables fussent préparés. Rien au monde n'est plus antipathique aux Hollandais que le logement militaire, et j'étais bien sûr de les voir redoubler d'efforts pour s'en garantir ou s'en délivrer. L'habillement, qui était en retard ou en mauvais état, fut remplacé et mis à neuf. On n'était pas dans l'usage de donner des capotes aux troupes, économie absurde et barbare: en un mois, toute l'armée en reçut. Enfin les vivres, qui, généralement, étaient médiocres, devinrent partout de première qualité. Ainsi toutes les parties du service reçurent une régénération complète.
La dispersion des troupes avait nui à leur instruction et à leur esprit militaire; je résolus de les réunir et de les faire camper. J'avais aussi un autre motif: je voulais, non-seulement veiller d'une manière immédiate à leur instruction et à leur bien-être, mais encore en être connu et m'exercer à les manier, enfin arriver à faire de ce tout un corps homogène, robuste, satisfait et dévoué. Je parvins à tous ces résultats de la manière la plus complète.
Il y avait eu, l'année précédente, des camps de sûreté pour les côtes, et non des camps d'instruction; les effets en avaient été funestes, aucun discernement n'avait présidé au choix des localités. Les côtes étant menacées, on y avait placé les troupes; or tout le monde sait que la Zélande et les côtes de Hollande sont malsaines en été et en automne; quelques-unes mêmes sont pestilentielles; les occuper avant l'arrivée de l'ennemi est fort déraisonnable, car, lorsqu'il se présente, on n'a plus personne à lui opposer. Quand l'ennemi est là, il faut bien risquer de prendre la fièvre, comme de recevoir des boulets; mais alors on est à deux de jeu, car il est soumis aux mêmes conditions. La raison commande donc, en cas pareil, de prendre un camp parfaitement sain, une position centrale, et de tout préparer pour se rendre promptement sur le point attaqué, quand l'ennemi s'y présente.
À cette époque eut lieu la conspiration de Pichegru, dans laquelle fut englobé Moreau; assez d'autres ont parlé avec détail de cet événement, et je ne pourrais y porter aucune lumière; je dirai seulement que Bourrienne est tombé dans de grossières erreurs, dans ses Mémoires, au sujet de cette conspiration. En général, ces Mémoires sont d'une grande vérité et d'un puissant intérêt, tant qu'ils traitent de ce que l'auteur a vu et entendu; mais, quand l'auteur parle d'après les autres, son ouvrage n'est qu'un assemblage informe de suppositions gratuites, de faits mensongers établis dans des vues particulières.
Il y a de la folie à prétendre que cette conspiration a été provoquée par Fouché et n'a été que le résultat de ses intrigues. Un nommé Lajolais fut arrêté à Rouen, et amené devant le préfet, M. Beugnot. Lajolais était d'une nature faible, M. Beugnot comprit que la peur l'amènerait à faire des révélations; il en donna avis, et on le fit condamner à mort. Arrivé au lieu de l'exécution, Lajolais demanda à être entendu; ses dépositions donnèrent les premières lumières sur la conspiration ourdie; on fut bientôt sur la voie, et alors les découvertes arrivèrent en foule. Une erreur funeste cependant fut mêlée à ces événements: on crut à la présence du duc d'Enghien à Paris, en confondant Pichegru avec lui.
Le premier consul se servit habilement de cette conspiration pour hâter l'exécution de ses projets pour monter sur le trône; mais, certes, la conspiration était réelle, flagrante. Elle lui a fait courir les plus grands risques, et il n'y eut point de fantasmagorie dans cette circonstance. Si la conspiration eût réussi, elle n'aurait pas été au profit de ceux qui l'avaient ourdie: la confusion, le désordre, eussent été la suite immédiate de la mort de Bonaparte, qui, seul, par sa force et sa position, pouvait alors soulever la couronne et la mettre sur sa tête sans en être écrasé. Les Bourbons, moins que tous autres à cette époque, étaient capables d'en ceindre leurs fronts; leur nom n'avait rien de populaire, et bien des malheurs publics devaient précéder le moment où ils le deviendraient. Il fallait pour cela qu'un gouvernement, longtemps sage et éclairé, eût perdu tout son prestige et cessé d'inspirer la confiance.
L'érection de l'Empire fut vue avec plaisir par l'armée; le nouvel ordre de choses ne pouvait que lui devenir toujours plus favorable, et les troupes, surtout celles du camp de Boulogne, que le premier consul avait vues très-fréquemment, montrèrent la plus grande satisfaction. Tous les commandants de corps d'armée furent faits maréchaux d'Empire, moi seul excepté: j'en éprouvai un véritable chagrin. Il est toujours pénible d'être l'objet d'une exclusion; chacun juge sa position en la comparant à celle des autres, et il me sembla que j'étais humilié. Mon mécontentement n'était ni juste ni raisonnable: si j'avais occupé des postes importants, je n'avais cependant pas encore eu de commandement à la guerre qui me donnât des droits à cet avancement; et, si le choix de Bessières autorisait les prétentions de tout le monde, la faveur dont il était l'objet pouvait être expliquée par son emploi dans la garde. Et puis, en vérité, pour un homme qui se sentait quelque capacité, il valait mieux attendre, et entendre plutôt dire, comme cela m'est arrivé: Pourquoi n'est-il pas maréchal? que d'entendre répéter, comme on n'a cessé de le faire pour Bessières: Pourquoi l'est-il? Mes réflexions me calmèrent bientôt. Je me dis souvent que cette dernière dignité, le comble de la fortune d'un homme de guerre, doit rappeler une grande action, et devenir ainsi un monument élevé à sa gloire. Ce sont les occasions et le moyen d'y arriver dont un homme de coeur doit être jaloux; puisque j'avais le commandement d'un beau corps d'armée, destiné à faire partie de l'expédition, je ne devais rien désirer de plus, c'était à moi à faire le reste. Je fis ce raisonnement si souvent, que j'étais devenu presque insensible à l'idée d'être fait maréchal, et que, lorsque je fus élevé à cette dignité, je n'en éprouvai pas d'abord une grande joie; quelques jours plus tard seulement je sentis le prix de cet avancement, en reconnaissant la différence des manières des généraux envers moi.
Dans le courant de l'été, l'Empereur fut à Ostende. Il ne voulut pas venir en Hollande, ses vues sur ce pays ne pouvant encore être déclarées; mais j'allai le voir. Il me fit sur mon avenir et sur l'exception dont j'avais été l'objet les mêmes réflexions que mon esprit m'avait déjà suggérées, et me dit: «Si Bessières n'avait pas été nommé en cette circonstance, il n'en aurait jamais eu l'occasion; vous n'en êtes pas là, et vous serez bien plus grand quand votre élévation sera le prix de vos actions.» C'était un langage qui m'allait droit au coeur.
Je vais raconter une chose peut-être un peu niaise, mais qui cependant peint l'état de la société d'alors. L'Empire était établi depuis plusieurs mois; nous étions faits aux titres qu'il consacre: eh bien, l'Empereur, en causant avec moi de la Hollande et de ses destinées, me dit: «Il n'y a que deux choses à faire: ou la réunion à l'Empire, ou lui donner un prince français.» Cette expression nouvelle me frappa, et je fus un instant à me demander ce que c'était qu'un prince français. Il faut du temps pour qu'après un tel changement toutes les sensations se mettent en harmonie.
Je reviens à l'établissement de mon camp. Tout le monde y apporta la plus grande opposition: j'en éprouvai de la part de l'Empereur même, qui se rappelait les maladies de l'année précédente et ne s'était pas suffisamment rendu compte des causes qui les avaient produites; j'en éprouvai du gouvernement batave, qui prévoyait pour lui une occasion de dépenses: j'en éprouvai des généraux, des chefs de corps, qui regrettaient d'avance de quitter de bonnes villes. Je fus seul de mon avis; et, comme j'y trouvais de grands avantages, je m'occupai sans relâche de l'exécution. Je jetai les yeux sur les bruyères de Zeist, pays sec et sain, adossé à un territoire fertile et rempli de ressources. La province d'Utrecht, étant centrale, donne aux troupes la faculté de se rendre rapidement partout; enfin l'étendue des bruyères présente de grands terrains de manoeuvre et facilite l'instruction. On m'objecta qu'il n'y avait pas d'eau, et je répondis que je trouverais de l'eau en abondance et de bonne qualité. Je fis faire un puits: l'eau fut analysée, et se trouva excellente. Je fis creuser immédiatement une trentaine de puits, de manière que chaque partie de l'armée eût un puits à portée: leur profondeur variait de trente à quarante-cinq pieds: tout cela fut exécuté en moins de quinze jours. Les effets de campement rendus sur place, les manutentions établies à Zeist et à Utrecht, quatorze bataillons français, huit bataillons bataves avec un équipage de soixante bouches à feu, vinrent s'y établir et former le plus beau camp du monde; douze escadrons furent cantonnés dans les environs. Enfin je vins m'établir de ma personne au centre de ce camp, dans une belle tente faite exprès pour moi par les soins du gouvernement batave, et chaque général reçut l'ordre de camper derrière sa division ou sa brigade.
À peine campés depuis quelques jours, d'épouvantables pluies survinrent. En trois jours, quatre cents hommes allèrent à l'hôpital, et une grande inquiétude s'empara de mon esprit. Quand on a été seul de son avis, il faut réussir; sans cela, on a doublement tort. Je m'étais mis au-dessus de toutes les représentations, et, dès lors, tout le monde était disposé à la critique et à la plainte: je sentais aussi quelles conséquences aurait pour moi une faute au début d'un grand commandement. Au bout de cinq jours, le nombre des malades n'augmenta plus; ceux qui étaient arrivés ainsi en foule aux hôpitaux étaient des hommes malingres, mal remis encore des maladies de l'année précédente: des établissements de convalescence, faits pour les hommes sortant des hôpitaux, où des soins particuliers leur étaient donnés, prévinrent les rechutes. Les résultats de cette vie nouvelle, de l'activité qui l'accompagna et du bon régime de l'armée, furent prodigieux: les mêmes troupes qui, au commencement de la campagne, avaient plus de cinq mille malades et beaucoup d'hommes faibles, ne comptaient plus, à la fin de cette campagne, que trois cents hommes aux hôpitaux, et pas un homme présent au corps qui ne fût fort et robuste. Tous ces corps ayant pendant longtemps été extrêmement négligés, il fallut reprendre leur instruction. On consacra un mois au détail; au bout de ce temps, deux jours par semaine furent constamment employés à l'école de bataillon, et trois jours de la semaine à faire manoeuvrer une division. Le corps d'armée, formé en trois divisions, manoeuvrait le dimanche, et tous les quinze jours il y avait grande manoeuvre et exercice à feu: un polygone fut établi pour les troupes d'artillerie. La cavalerie, indépendamment des grandes manoeuvres auxquelles elle prenait part, avait ses jours particuliers pour s'exercer. Ainsi tous les jours de la semaine étaient remplis, et les troupes en repos étaient occupées à voir manoeuvrer les autres.
Les troupes arrivèrent très-promptement à un degré d'instruction dont il est impossible de se faire l'idée. Je ne l'ai jamais vu atteint au même point dans les troupes françaises; et les régiments qui l'ont reçue ont conservé toujours, même après nos longues guerres, des traces de leur séjour dans ce camp; leur excellent esprit et leur zèle à remplir leur devoir les ont constamment distingués. Jamais troupes ne furent mieux traitées et plus heureuses: on imagine bien qu'ainsi sous mes yeux toutes les fournitures furent d'excellente qualité; la salubrité du lieu, cette activité constante, si utile au soldat; la bonne humeur, résultat habituel de la réunion d'un corps considérable; enfin le mouvement d'espérance, de gloire et d'avenir que j'avais imprimé chez tout le monde, avaient fait de ces soldats les hommes les plus contents, les mieux disposés et les plus disponibles. Chacun s'occupa à orner sa tente et son camp, et la plus grande émulation s'établit à cet égard entre les colonels et les généraux. La réputation des troupes, et la beauté de leurs manoeuvres attirèrent des étrangers curieux de les voir. On sait combien les Hollandais, si laborieux habituellement, mettent de prix à s'amuser le dimanche et à faire des parties de campagne; ils affluaient de toutes parts, et se dirigeaient sur le camp de Zeist, venant d'Amsterdam, de la Haye, de la Nord-Hollande, de la Gueldre, de la Frise, du Brabant; les jours des grandes manoeuvres à feu, j'ai vu jusqu'à quatre mille curieux, arrivés dans de beaux équipages, passer la journée entière dans notre camp. La nécessité de pourvoir à leurs besoins et l'industrie des cantiniers créèrent bientôt de véritables villages dans le voisinage, où ils trouvaient tout ce qui leur était nécessaire. Des comédiens s'établirent et bâtirent une salle de spectacle en planches avec des loges, pouvant contenir quinze cents spectateurs; j'obtins, moyennant quelques sacrifices, deux représentations par semaine pour les sous-officiers et soldats: ils y venaient en ordre, commandés ce jour-là comme pour une corvée, mais en bonne tenue, les sous-officiers en tête, chaque corps à son tour.
Un spectacle d'équitation vint aussi s'établir et donner ses représentations dans un cirque de bois: les soldats regrettaient de ne pouvoir en jouir, et je leur procurai ce plaisir. Je fis choix, dans les dunes qui étaient derrière le camp, d'un espace circulaire assez resserré, et je fis régler la pente des montagnes de sable qui l'entouraient; on y fit des gradins où tout mon corps d'armée put trouver place, et les exercices les plus complets et les plus beaux eurent lieu devant lui. Ce spectacle rappelait, par le nombre des assistants et la disposition du lieu, les spectacles des Romains. On juge du bonheur que ressentaient des soldats vivant constamment ainsi avec leurs chefs, et devenus l'objet de pareils soins.
Les magistrats d'Amsterdam, voyant l'importance que j'avais prise dans leur pays, m'envoyèrent une députation pour me demander de venir faire un voyage à Amsterdam avec ma femme, afin de lui montrer ce que cette ville avait de curieux. Je me rendis à cette invitation, et on nous donna pendant trois jours les fêtes les plus remarquables, où la galanterie était unie à la plus grande magnificence. La population entière de la ville et des environs s'y associa. Un grand bal à l'hôtel de ville, la visite du port et de l'arsenal, une navigation avec une flotte nombreuse et pavoisée pour se rendre à Saardam et visiter ce lieu célèbre, une course à Bruk; enfin les attentions les plus délicates transformèrent, pour un moment, ces graves négociants en aimables et empressés courtisans, et le plus beau temps du monde contribua à rendre ces fêtes comparables à ce que j'ai vu de plus beau dans le cours de ma vie.
J'engageai les magistrats d'Amsterdam à venir voir le camp et les manoeuvres, et ils s'y rendirent avec empressement: une fête militaire fort belle leur fut donnée, mais un temps horrible la contraria; comme la vanité est dans la nature de ces bons bourgeois hollandais, et quoique en réalité la peine eût dépassé de beaucoup le plaisir, ils en furent tous dans le plus grand enchantement. Ils me demandèrent comme une grâce de choisir Amsterdam pour établir mon quartier général pendant l'hiver, et m'assurèrent qu'ils feraient tous leurs efforts pour m'en rendre le séjour agréable. Je le leur promis, et ils tinrent parole; il est incroyable quels soins ils employèrent et quelles dépenses ils firent pour me bien traiter pendant cinq mois que je demeurai chez eux.
La saison avançait, mais il restait encore plus d'un mois de beau temps. Nous étions si heureux dans le camp, que je ne voulais pas en abréger la durée, bien que les troupes eussent atteint le plus haut degré d'instruction. La fatigue des manoeuvres, quand l'instruction est complète, ne m'a jamais paru utile; cependant je ne voulais pas renoncer à une activité qui devait conserver aux soldats leurs forces, leur santé et leur vigueur.
J'eus l'idée de faire construire un monument durable qui rappelât aux siècles futurs notre séjour dans cette plaine, le but de notre station, et qui perpétuât le souvenir des victoires dont la France et son chef avaient déjà illustré les armes françaises. Mais de quelle nature devait être ce monument? voilà quel fut l'objet de la discussion.
Un monument élevé par une armée doit avoir un caractère particulier qui indique son origine: et d'abord il doit être le résultat de l'effort simultané d'un grand nombre d'individus; il faut qu'une armée seule ait pu l'exécuter; ensuite il doit n'avoir rien coûté à ses auteurs: en général, les gens de guerre sont pauvres; quand on leur parle d'argent, ce doit être pour leur en donner; leur en demander est un contre-sens: telle est ma doctrine. Des travaux, des efforts, des dangers, sont la monnaie dont les gens de guerre disposent, et qui compose leur richesse. Le monument doit donc être remarquable par sa masse, et non par des objets d'art. Enfin il doit élever l'âme et la porter à des idées d'avenir et de postérité. Pour cela, je pensai qu'il fallait y renfermer les noms de tous les officiers et soldats du corps d'armée qui auraient concouru à sa construction.
L'application de ces principes se trouva naturellement dans la construction d'une pyramide en terre, revêtue en gazon, et ayant des angles de quarante-cinq degrés.
Cette construction, tout à la fois la plus simple et la plus durable, est à l'abri des ravages du temps; il faudrait mettre les passions des hommes en jeu pour la détruire. Elle est appropriée aux localités: dans un pays de plaines aussi rases que la Hollande, une pyramide d'aussi grande dimension devait paraître une véritable montagne.
Après avoir calculé le temps à y consacrer, le nombre de bras qui devaient y concourir, et les moyens de toute espèce à notre portée, je trouvai, en la faisant aussi grande que possible, mais avec la certitude de pouvoir l'achever, qu'elle devait être carrée, de cent cinquante pieds de côté, et de soixante-quinze pieds de hauteur. Je fis circuler ce projet dans l'armée, et il reçut l'approbation générale. Alors je donnai l'ordre de son exécution, et j'en réglai les détails. Chaque général, chaque officier supérieur, et moi le premier, nous étions munis d'outils et nous travaillions comme le dernier soldat: ces travaux durèrent vingt-sept jours, et ce furent vingt-sept jours de fête. Je voulus consacrer ce monument par la première cérémonie de la distribution des décorations de la Légion d'honneur, et ce fut sur l'emplacement même où elle devait être construite que cette distribution eut lieu. Les troupes, formées en colonnes par division et par brigade, les têtes de colonnes rapprochées et dans trois directions différentes, formaient un fer à cheval. Après la distribution, et en présence des troupes, le tracé fut exécuté, et le lendemain on était à la besogne. On conserva, jusqu'à la moitié de la construction, un puits au milieu; et, lorsque l'on fut arrivé à ce terme, les troupes furent formées de nouveau comme le jour de la distribution des décorations. On lut devant elles un exposé historique écrit sur parchemin; on y joignit les contrôles nominatifs de chaque régiment, écrits également sur parchemin; on mit le tout avec des monnaies dans une boîte de plomb, scellée et soudée, et l'on descendit solennellement cette boîte dans le puits, qui fut comblé immédiatement. On continua les travaux avec plus de satisfaction et d'activité que jamais. Les idées de postérité, si frivoles aux yeux de tant de gens, ne sont pas au-dessus de la portée de nos soldats; j'en entendis plus d'un alors dire et répéter: «Mon nom est là, et un jour on parlera de moi.» Les grandes idées de l'avenir et d'immortalité, dont l'action était si puissante chez les anciens, ne seraient pas sans effet chez les modernes, et surtout chez les Français: on n'en fait pas assez souvent usage.
J'avais le désir de fonder un village à côté de la pyramide. Pour y parvenir je fis bâtir trois maisons rurales pour trois soldats du camp mariés avec des filles du pays. Je donnai à ces soldats des terres, des instruments aratoires et des pensions. D'autres terres furent achetées pour être distribuées à tous ceux qui voudraient s'établir dans ce lieu et bâtir à côté de ces trois maisons. Cet établissement, mis sous la tutelle des magistrats de la ville d'Amsterdam, a paru d'abord devoir prospérer; mais les événements de la Restauration l'ont ensuite détruit. Il ne reste de tout cela que la pyramide dont la durée sera éternelle, et que les habitants ont appelée de mon nom: elle est connue aujourd'hui dans le pays sous celui de Marmontberg.
J'eus à cette époque une grande satisfaction, une des plus vives de toute ma vie: je reçus dans ce camp même la visite de mon père. Je l'aimais beaucoup, et j'en étais adoré. Mon père avait fait la guerre, il y avait cinquante-sept ans, presque sur ce même théâtre, en Belgique et au siége de Bergop-Zoom. Ce voyage lui donnait des souvenirs de jeunesse et de gloire, et semblait créer pour lui une nouvelle vie. Après avoir placé depuis longtemps toute son existence et son avenir dans les succès de son fils, il trouvait celui-ci brillant de jeunesse et d'espérance, à la tête d'une armée superbe dont il était aimé. Établi au camp, dans ma tente, reçu et traité avec égard et respect par tous les officiers, mon père passa quinze jours près de moi, et ce furent quinze jours d'un bonheur sans mélange. Il a, je crois, éprouvé dans cette circonstance les plus douces jouissances qu'un vieillard de son âge et de sa position puisse ressentir. Il me semblait en ce moment m'acquitter en partie des dettes que j'avais contractées envers lui pendant le cours de ma jeunesse.--Un an après, il n'était plus, et j'avais jeté ainsi quelques fleurs sur sa tombe.
La saison étant devenue très-rigoureuse, les troupes quittèrent le camp de Zeist et se rendirent dans leurs quartiers, à Utrecht, à Harlem, à Amsterdam, Rotterdam, Arnhem, Nimègue et Deventer. Arrivant dans leurs garnisons, elles n'étaient occupées que de leur retour au camp au printemps suivant, tant ce séjour les avait rendues heureuses; et cette disposition d'esprit était partagée par les officiers, et même par les généraux.
Le quartier général resta à Ulrecht, mais je m'établis de ma personne à Amsterdam. Je me rendis d'abord d'Utrecht à Paris pour assister au couronnement de Napoléon, après avoir visité les troupes dans leurs quartiers et m'être assuré par moi-même que, pendant l'hiver, rien ne manquerait à leur bien-être. Un mois de séjour à Paris me rendit témoin de ce grand et magnifique spectacle d'un héros montant sur le trône aux acclamations d'un grand peuple; d'un pays dont l'organisation se complétait et se mettait en harmonie avec ses besoins et les moeurs de l'Europe, et dont la prospérité, se développant chaque jour davantage, promettait d'arriver aux limites du possible. Au moment où l'Empire fut proclamé, peut-être cette forme de gouvernement n'était-elle pas populaire; mais un temps très-court suffit pour y habituer les esprits; et, quoique cet Empire, venu brusquement, eût été précédé de circonstances tristes et sinistres, dès l'époque dont je parle, et déjà à la fin de cette année, il existait dans tous les esprits une sincère admiration pour le génie qui avait préparé et amené un ordre de choses destiné à prévenir le retour de révolutions, dont le souvenir si récent effrayait encore. Cet ordre de choses mettait d'accord les idées nouvelles, les intérêts nouveaux, et les droits de la raison avec les principes que le temps, les souvenirs et les habitudes de l'Europe ont consacrés; enfin l'arrivée du pape pour sacrer Napoléon donnait à cette époque une gravité et une grandeur auxquelles on n'était pas accoutumé. Le plus grand nom du moyen âge se présentait naturellement à tous les esprits et prêtait aux comparaisons.
Le 2 décembre eut lieu le couronnement. Rien de plus majestueux, rien de plus imposant: cette réunion des grands corps de l'État, cette assemblée de tout ce que la France possédait d'illustre et de puissant, cette élite de la nation, composée de toutes les capacités, de toutes les gloires, à la tête de laquelle se trouvait l'homme le plus marquant des temps modernes, présentaient le spectacle le plus auguste qui fût jamais. Rien ne manquait à la cérémonie: j'en ai vu depuis deux autres du même genre; elles étaient belles; mais, dans celles-ci, la gloire des armes, le triomphe de la civilisation et l'intérêt de l'humanité en faisaient à la fois l'éclat et l'ornement. J'assistai à cette solennité parmi les officiers généraux; je n'avais aucune place distincte. Mes camarades commandant les corps d'armée étaient maréchaux et portaient les honneurs; mon successeur dans l'artillerie était grand officier de l'Empire. Je n'étais rien de tout cela. J'aurais pu siéger parmi les conseillers d'État; mais un habit civil me déplaisait dans la circonstance, et je préférai me placer parmi mes camarades officiers généraux.
L'Empereur me dédommagea peu après, en me nommant colonel général des chasseurs: Eugène, étant élevé à la dignité de prince français, cette place devint vacante, et je reçus ainsi le titre et le rang de grand officier de l'Empire.
Cette grande circonstance du couronnement, cette solennité si imposante à l'occasion de l'élection d'un trône, devait faire une impression profonde sur Napoléon. Il semblait que son âme ardente dût éprouver sa plus grande expansion, être enfin dans la plénitude de ses jouissances. Eh bien, il en était autrement. Son ambition était si vaste, que déjà il trouvait la terre trop petite pour lui; ce sentiment, manifesté à cette occasion, n'a jamais cessé d'agir sur son esprit avec une nouvelle force et au point de finir par lui inspirer quelque croyance à une origine céleste.
Le lendemain de son couronnement, il dit à Decrès, ministre de la marine, en causant familièrement avec lui (et celui-ci me l'a répété peu après), ces paroles: «Je suis venu trop tard; les hommes sont trop éclairés: il n'y a plus rien à faire de grand!--Comment, Sire! votre destinée me semble avoir assez d'éclat: quoi de plus grand que d'occuper le premier trône du monde, quand on est parti du rang de simple officier d'artillerie?--Oui, répondit-il, ma carrière est belle, j'en conviens, j'ai fait un beau chemin; mais quelle différence avec l'antiquité! Voyez Alexandre: après avoir conquis l'Asie et s'être annoncé aux peuples comme fils de Jupiter, à l'exception d'Olympias, qui savait à quoi s'en tenir, à l'exception d'Aristote et de quelques pédants d'Athènes, tout l'Orient le crut. Eh bien, moi, si je me déclarais aujourd'hui fils du Père éternel et que j'annonçasse que je vais lui rendre grâce à ce titre, il n'y a pas de poissarde qui ne me sifflât sur mon passage: les peuples sont trop éclairés aujourd'hui, il n'y a plus rien de grand à faire.» Tout commentaire est superflu après un semblable récit.
Je m'étais fort lié, pendant le Consulat, avec Joseph Bonaparte: homme de moeurs douces, d'un esprit aimable et cultivé, sensible aux charmes de la littérature et des beaux-arts, il était fait pour l'amitié et peu propre aux grandes affaires. Avec beaucoup de simplicité, il eut dans le cours de sa vie d'étranges illusions dont son esprit aurait dû le garantir. Mais il en est de l'ordre moral comme de l'ordre physique: la tête tourne à une certaine élévation; on ne voit rien que d'une manière confuse, incertaine, et on porte souvent des jugements faux et quelquefois absurdes. Je n'en suis pas arrivé là pour Joseph: j'aurai plus tard l'occasion de le peindre sous cet aspect; je veux seulement ici citer de lui une étrange niaiserie propre à peindre l'époque.
Joseph me parlait souvent de ses affaires personnelles et de ses discussions avec son frère, avec lequel il avait été le plus tendrement lié jusqu'au moment de sa grandeur. L'érection du trône impérial rendait naturel et indispensable de changer la République italienne en royaume. Mais il s'élevait la question de savoir à qui appartiendrait cette couronne, si elle serait mise sur la tête de Napoléon ou sur celle d'un de ses frères. L'Autriche aurait désiré la voir séparée de celle de France, et le choix de Joseph lui convenait. Napoléon y consentait, mais il y mettait une condition propre à faire suspecter sa sincérité. Il voulait, à cette occasion, exiger de Joseph de renoncer à ses droits au trône impérial, lui qui venait, peu de mois auparavant, de faire accepter par la nation l'ordre de succession qui mettait Joseph en première ligne à défaut d'enfants légitimes, et lorsque le bruit de cette publication retentissait, pour ainsi dire, encore aux oreilles.
Il est arrivé souvent à Napoléon, dans le cours de sa vie, d'altérer très promptement son propre ouvrage et de le modifier de manière à en compromettre la durée; il avait dans le caractère quelque chose de vague et d'indéterminé qui l'empêchait de rien finir. Personne, plus que lui, n'a été grand dans ses dons, et cependant souvent, au moment où il venait de donner, il éprouvait le désir de reprendre. C'est le cas de le remarquer ici; cependant il est possible qu'il voulût seulement, dans cette circonstance, se faire refuser et avoir un prétexte de garder pour lui ce qu'il ne voulait pas donner à d'autres.
Joseph me parla de son embarras et de l'étrange condition imposée par l'Empereur, de son incertitude, et il me demanda mon avis. Je le lui donnai en conscience; et, en cela, très-probablement, je servis le projet de l'Empereur. Je lui dis qu'il devait, sans hésiter, refuser la couronne d'Italie, pour ne pas renoncer à ses droits à la couronne de France. Si, comme tout le faisait présumer, l'Empereur n'avait pas d'enfants, il était notre avenir et notre sécurité: aucun de ses frères ne pouvait lui être comparé, ni en capacité ni en réputation. La succession politique, dans une nouvelle dynastie, offre d'assez grandes difficultés; il ne faut pas l'embarrasser par des renonciations et des actes de nature à faire mettre le droit en question. Roi d'Italie, son existence serait plus que précaire si l'ordre politique était bouleversé en France, et il n'y avait de sûreté pour lui et pour nous que d'y rester pour servir l'Empereur, servir la France, se placer avantageusement dans l'opinion, et faire valoir ses droits si les circonstances l'appelaient à les réclamer. Il était vivement blessé de cette exclusion, que rien ne semblait motiver; il accusait l'affection de l'Empereur pour lui, et, dans ses griefs, il dit ces propres paroles, dont la singularité m'a assez frappé pour être restées gravées dans ma mémoire: «À tous ses mauvais procédés, dit-il, il veut ajouter celui de me faire prendre le vilain titre de roi, si odieux aux Français.» Je ne pus m'empêcher, à cette exclamation, de lui rire au nez. Certes, la réflexion de Joseph semble indiquer peu de portée d'esprit, et cependant il en a beaucoup; mais ce mot ne démontre-t-il pas aussi combien la Révolution était encore voisine, et à quel point l'atmosphère était remplie des idées qu'elle avait développées, puisque c'est à celui auquel on offrait une couronne qu'une pareille pensée est arrivée? Il fut conséquent avec ses idées, il refusa pour le moment le vilain titre de roi, et l'Empereur, moins scrupuleux et moins timide, le prit pour lui.
J'avais reçu, dès l'année précédente, les ordres les plus rigoureux contre le commerce de la Hollande avec l'Angleterre; je les exécutai avec douceur et les fis publier, afin de mettre les négociants en mesure de s'y conformer. Ce fut d'abord aux marchandises fabriquées en Angleterre que l'Empereur déclara la guerre, les marchandises coloniales trouvant grâce devant lui. L'Empereur en vint à m'ordonner de faire prendre toutes les marchandises de fabrique anglaise existant en Hollande, de les faire vendre, et d'en employer le produit au profit de l'armée. Dans son langage, c'était m'autoriser à en donner une partie en gratifications et à en prendre les trois quarts pour moi: il y en avait pour plus de douze millions. Je me refusai à exécuter cette mesure odieuse, d'une injustice révoltante. Ces marchandises étaient devenues propriétés hollandaises; c'eût donc été un pillage exercé chez nos amis, chez nos alliés. Le nom français en eût été entaché d'une manière éternelle, car les populations qui tiennent le plus à leur argent sont souvent plus sensibles encore au mode employé pour le leur arracher. Il y avait dans celui-ci une injustice capricieuse, une violence méprisante, dont les Hollandais auraient été plus irrités que de la perte éprouvée. Mais, comme la politique de l'Empereur voulait frapper l'industrie anglaise, je pensai atteindre son but, en mettant obstacle au commerce au moyen de mesures de rigueur pour l'avenir: tout alors était juste et conforme à mes devoirs. Je fis donc publier la défense de recevoir des marchandises de fabrique anglaise, en annonçant la confiscation de celles qui arriveraient. J'établis une grande surveillance dans tous les ports. Quelques bâtiments, malgré la défense, s'étant présentés, furent saisis et vendus, et le commerce prohibé cessa complétement. Le produit de la confiscation fut distribué à l'armée, et les soldats, dont les masses furent ainsi augmentées, devinrent riches pour plusieurs campagnes.
Ces mesures, malgré les adoucissements, blessaient profondément le gouvernement hollandais; et cependant, chose remarquable! les négociants se résignèrent. La ville d'Amsterdam se conforma aux dispositions prescrites, et le commerce, frappé dans son intérêt, sembla reconnaître qu'il était redevable d'une diminution de souffrances à l'agent de la sévérité de l'Empereur; car, au milieu de toutes ces tribulations, il me donna fréquemment des témoignages d'estime et de confiance. Le Directoire, au contraire, semblait m'attribuer tout le mal. J'étais peu soutenu par l'ambassadeur de France. Aussi ce gouvernement faible et caduc fut-il plus d'une fois tenté d'établir une lutte avec moi; mais il n'osa jamais le faire en ma présence et se contenta de se répandre en plaintes. Une fois qu'il me vit éloigné du pays, il s'abandonna à l'exécution du projet médité depuis longtemps, et prit un arrêté pour défendre aux troupes bataves de m'obéir dans tout ce qui tenait à l'exécution des ordres relatifs à la surveillance du commerce. L'anarchie était établie du moment où les officiers bataves étaient appelés à juger les cas où ils devaient refuser l'obéissance.
Cette mesure, dont la connaissance me fut apportée par un courrier extraordinaire que m'expédia le général Vignolle, mon chef d'état-major, me blessa vivement. J'en rendis compte à l'Empereur, et je fus autorisé à exiger la plus ample réparation. Elle consista dans le rapport de l'arrêté et dans la démission de quatre des cinq membres du gouvernement qui avaient signé la résolution. Cette désorganisation du pouvoir amena naturellement l'exécution des changements politiques projetés, et dont l'objet était de rapprocher du principe de l'unité le gouvernement des pays alliés. Le Directoire dut être remplacé par un magistrat unique, avec le titre de grand pensionnaire. Le choix tomba sur M. Schimmelpenning, depuis plusieurs années ambassadeur à Paris, autrefois avocat célèbre. C'était un homme d'un esprit étendu, éloquent, plein de vertu et de candeur, mais peut-être un peu crédule pour le temps et les circonstances où il a vécu. Il eut le tort de ne pas reconnaître, dans le changement auquel il attachait son nom, un établissement transitoire, dont le but était de se servir de lui comme d'un instrument pour arriver à un établissement définitif, destiné, dès cette époque, à un des frères de l'Empereur. Au surplus, les Hollandais ne s'y méprirent pas. L'administration de Schimmelpenning, quoique douce et paternelle, eut toujours, aux yeux des gens du pays, le sceau de la réprobation.
Ces changements furent exécutés peu après mon retour. Schimmelpenning trouva le pays dans un grand état de souffrance, et il était au-dessus de ses forces d'y remédier. Il aurait fallu réduire les dépenses et rouvrir les canaux uniques de la reproduction dans ce pays, le commerce et la navigation. L'un et l'autre étaient empêchés par la guerre et par nos dispositions prohibitives. Le mal était au coeur et semblait sans remède. Indépendamment des impôts ordinaires très-pesants, on faisait chaque année un appel aux capitaux pour combler le déficit. À l'époque où j'ai quitté la Hollande, on avait déjà imposé quarante-quatre pour cent des capitaux; et, chose admirable et tenant du prodige! c'était d'après la déclaration des négociants que leur quote-part de l'impôt était fixée. On déclarait, sous serment, sa fortune; et la foi du serment est telle que, à l'exception d'un très-petit nombre d'hommes tarés et connus, jamais les déclarations n'ont été fausses. Cette bonne foi, cette loyauté, base du commerce et du crédit, est la première vertu des Hollandais. Elle s'exprime même quelquefois avec une candeur ridicule. Un jour, un M. Serrurier, magistrat distingué d'Amsterdam, me disait, après avoir raconté d'une manière lamentable les malheurs de son pays: «Et, pour combler nos maux et nous en laisser le souvenir, après avoir demandé l'argent, on est six mois à venir le chercher. Cet argent, tout préparé et disposé pour être remis, nous rappelle chaque jour, par sa présence, les malheurs publics, et, ainsi sans emploi, il ne produit rien.»
Je retournai promptement à Amsterdam, où j'achevai mon hiver. On exécuta le changement de gouvernement dont j'ai parlé plus haut, et Schimmelpenning fut revêtu du pouvoir. J'avais, pendant l'année précédente, fait quelques inspections sur les côtes de la République batave; je résolus, cette année, de visiter les provinces dans le plus grand détail, et de voir par moi-même tous les éléments de défense que ce pays comporte dans les différentes hypothèses où il peut être placé.
Je fis faire un beau travail qui déterminait toutes les inondations possibles, prévues, ou faciles et sans inconvénient, avec l'indication du moyen de les assurer. Ces quatre questions résolues donnent la solution de tout le problème. Je visitai donc d'une manière complète tout ce pays, si curieux, résultat de la persévérance de l'homme et de ses soins de tous les moments pour l'enlever à l'élément le plus redoutable et le plus menaçant. Il est impossible, en parcourant la Zélande et la Nord-Hollande, de ne pas éprouver un sentiment d'orgueil en voyant cette création, et de ne pas reconnaître en même temps qu'avec les divers degrés de capacité dont nous sommes doués nous ne sommes, pour ainsi dire, que le reflet des objets qui nous environnent. De nos facultés, modifiées à l'infini par les circonstances et par les besoins que nous impose la nature, découlent les moeurs nécessaires au maintien de la société; et, si des soins de tous les moments ont créé ce pays, il cesserait bientôt d'exister si des soins de même nature lui étaient refusés pour le conserver. De là l'ordre, la méthode, l'exactitude des Hollandais, de là leur esprit d'économie, de conservation et de réparation, qui s'étend à tout. Un paysan français parcourt une route: il voit un arbre nouvellement planté qu'un accident a déraciné à moitié, il achève de le détruire; un Hollandais arrête sa voiture, le replante et lui donne un appui, quoiqu'il ne lui appartienne pas.
Les digues sont la sûreté du pays, et elles n'atteindraient pas ce but si chaque jour on ne les réparait. Ce fait seul suffit pour fixer les règles de l'administration. Dans un pays pareil, les pouvoirs administratifs doivent être très-près de leurs administrés, car il faut qu'ils puissent, à l'instant même, pourvoir aux besoins. De petites divisions très-multipliées, ayant à leur tête des chefs investis d'une puissance convenable, sont donc nécessaires. Mettez à la place notre système de centralisation, et vous verrez ce qu'il deviendra.
Ainsi les moeurs et le mode d'administration de la Hollande sont les conséquences de son état physique. Le mode d'administration produit l'habitude d'une certaine indépendance; la possibilité de se défendre au moyen d'inondations faciles à créer donne une certaine confiance en ses forces, et par conséquent de la fierté. L'esprit de localité fait naître le désir d'embellir le lieu qu'on habite, et en même temps la rigueur d'un climat destructeur force à prendre un soin constant des habitations, à les peindre sans cesse, et accoutume à les orner. Enfin, le voisinage de la mer, à l'embouchure de grands fleuves, donne la faculté et le goût du commerce et de la navigation.
Si l'on veut réfléchir aux indications précédentes, et qui mériteraient un plus grand développement, on se convaincra que la nature et les circonstances physiques de la Hollande ont fait le caractère, les moeurs et la législation de ce pays. L'étude de ces rapports est du plus grand intérêt, et il est curieux d'en établir les circonstances, et, pour ainsi dire, les lois.
Je fis mon voyage dans cet esprit; je trouvai également difficile de connaître et la constitution matérielle du pays d'une part, et le caractère des habitants de l'autre. Rien cependant de plus digne des méditations d'un esprit observateur.
La conservation des digues est un objet très-remarquable, et présente un phénomène singulier. Le moyen de résister à la puissance de la mer semblerait devoir consister à lui opposer de grands obstacles; complète erreur! Il en est de la résistance à l'action physique comme de la résistance à l'action morale: ce sont les petites résistances multipliées, et leur durée, qui parviennent à détruire l'effet des plus grandes forces.
Lors des travaux du port de Boulogne, on avait résolu de construire un fort aussi avancé que possible dans la mer pour protéger et défendre le mouillage. On choisit pour emplacement un rocher, laissé à découvert par la basse mer, et couvert de quinze à vingt pieds à la marée. Le fort devait être circulaire, et construit en pierres de taille énormes, de dix ou douze pieds cubes chacune. On travaillait avec une prodigieuse activité et de grands moyens. Souvent dans l'intervalle de deux marées on parvenait à poser une assise entière. La saison mauvaise et les coups de vent fréquents contrariaient les travaux. Lorsque la mer était grosse, elle détruisait une grande partie de ce qui avait été fait pendant la basse mer précédente, et dix, douze et quinze pierres étaient renversées. On imagina, pour présenter plus de résistance à la mer, de sceller les pierres d'une même assise et de les lier entre elles par des crampons en fer, soudés au moment même où ils étaient placés; le résultat fut qu'à chaque coup de mer l'ouvrage entier était détruit, et toute l'assise renversée, au lieu de l'être partiellement. On en revint alors à la première méthode: une portion des travaux était détruite; mais, comme l'autre restait intacte, et qu'il y avait toujours plus de construction que de destruction, à force de temps et de patience, on s'éleva au-dessus des plus hautes eaux, et alors le travail fut bientôt complet. Chose singulière et digne de remarque, les pierres renversées n'étaient pas jetées dans l'intérieur de l'ouvrage, et poussées dans la direction de la force de la mer; elles tombaient au pied de la tour, et cédaient à l'action du retour de la vague.
En Hollande, les digues de mer sont construites avec une grande inclinaison, de manière que l'eau s'élève sans éprouver de résistance vive, et sans qu'il y ait de choc rude; elles sont garnies de brins de paille se touchant comme les crins d'une brosse: l'eau pénètre partout, mais partout est légèrement retenue, et cette résistance si faible en apparence, mais si multipliée, détruit toute sa violence et sa force.
Au surplus, l'effet de ce moyen est tellement certain, que, avec le soin des Hollandais, il n'y a pas d'exemple de digue de mer renversée directement par l'effort des vagues. J'expliquerai comment cependant il arrive que ces digues sont quelquefois détruites.
Je visitai l'île de Valcheren et la Zélande, et cette ville de Middelbourg, berceau de la liberté batave, et qui joua un si grand rôle dans la révolution de Hollande: rien de plus frais, de plus délicieux que ces campagnes et ces îles, mais rien d'aussi malsain.
On entreprenait alors les travaux nécessaires pour faire de Flessingue une bonne place; la faiblesse du général Monet les a rendus plus tard inutiles. Flessingue, comprise dans le système adopté d'un grand établissement maritime à Anvers, en était le complément. C'est en rade de Flessingue seulement que l'armement des vaisseaux de ligne pouvait être achevé. L'Escaut, à cette époque, paraissait appelé à jouer un jour le plus grand rôle dans les destinées de l'Europe et du monde: le développement des projets conçus pour ce fleuve et pour Anvers, et déjà exécutés lors de notre grande catastrophe en 1814, est une des choses les plus remarquables de ce temps de grandeur, aujourd'hui seulement un songe.
De Valcheren je passai dans l'île de Gorée, où, peu de temps auparavant, avait eu lieu un de ces accidents rares, mais effrayants, la destruction subite d'une portion de digue de mer, événement étonnant par sa promptitude et ses effets, quoique sans danger pour le pays, parce que, embrassant toujours peu d'étendue, il est tout à fait local: les digues intérieures, dont la construction a précédé celles qui sont sur le bord de la mer, étant constamment conservées, font la sûreté de l'intérieur quand il arrive aux premières d'être englouties dans les eaux.
Lorsque la mer est extrêmement basse et très-calme, une portion de digue s'enfonce quelquefois et disparaît dans un gouffre formé à l'instant même dans le terrain sur lequel elle a été construite: un morceau de digue, de la longueur de quatre-vingts toises environ, avait ainsi, depuis peu, disparu dans l'île de Gorée. Voici l'explication de ce phénomène: des bancs de tourbe, répandus dans tout le pays, se trouvent à diverses profondeurs; quand la mer est extrêmement basse, les eaux qui ont pénétré dans ces bancs de tourbe, venant à se retirer, cessent d'en remplir les interstices et d'en soutenir les parois: ces bancs s'affaissent alors, et les constructions qu'ils soutiennent s'engloutissent et disparaissent. Les seuls phénomènes qui précèdent ces catastrophes sont toujours un grand calme et une baisse des eaux hors de coutume. Avec les soins constants des Hollandais, c'est là le seul danger que la mer fasse courir au pays.
Les fleuves, au contraire, menacent constamment la Hollande: ils doivent un jour la faire périr. Le péril de chaque année se montre au grand jour à chaque débâcle, et présente le spectacle le plus imposant et le plus effrayant. Cet immense amas d'eau que le Rhin et la Meuse conduisent en Hollande traverse des pays très-fertiles. Les riverains ont inconsidérément voulu conserver à la culture le plus de terrain possible: de là la construction de ces digues faites avec tant d'imprudence, resserrant sans mesure ces fleuves dans leur cours, et leur donnant un lit trop étroit.
De cet état de choses il résulte deux inconvénients. Au moment des grandes crues, des débâcles, etc., les eaux, ayant une surface médiocre pour s'étendre, s'élèvent beaucoup plus qu'elles ne le feraient si l'espace était plus grand: si elles s'élevaient sur une largeur double, l'augmentation de hauteur, toutes choses égales, ne serait que de moitié; ensuite, le dépôt amené par les eaux et laissé sur leur passage, se faisant sur un petit espace, élève le fond du fleuve davantage, c'est-à-dire en raison inverse de la largeur de son lit: ainsi le péril augmente chaque année.
Les digues des fleuves ont, dans beaucoup de points, une telle élévation, qu'il est difficile d'y ajouter; et cependant leur élévation doit nécessairement suivre celle du lit des fleuves, qui va toujours croissant. Il est incontestable que, sans un remède puissant appliqué d'avance, il y a un terme où l'équilibre n'existera plus. La catastrophe dont ce pays est menacé est précisément la même que celle que redoute tout le pays traversé par le Pô dans son cours inférieur: pendant vingt-cinq lieues de cours, dans la Polésine deRovigo et le pays de Ferrare, etc., le fond du lit du fleuve est de dix à douze pieds plus élevé que la campagne à quinze lieues à la ronde. Aussi voyez quel spectacle présente la population en Italie après les grandes pluies, en Hollande au moment du dégel! Les eaux s'élèvent, elles menacent de passer par-dessus les digues; la population qui est à portée accourt tout entière et sacrifie tout au salut du moment. Quand les eaux sont arrivées à deux ou trois pouces au-dessous de la crête de la digue, tout le monde est à la besogne pour donner momentanément à la digue une hauteur plus grande; car, si l'eau déborde et tombe au delà avec la force qui résulte de la chute, c'en est fait de la digue et du pays. J'ai vu les habitants, pénétrés de terreur, apporter à cette défense contre les eaux les meubles de leurs maisons, des tables, des matelas, et tout ce qui pouvait faciliter des travaux d'exhaussement.
La faute commise dans des temps éloignés est d'avoir trop resserré les fleuves dans leurs digues de défense, et de n'avoir pas adopté un système de doubles digues, qui, en conservant à la culture tout le pays possible, le garantisse cependant des ravages des grandes eaux.
Le danger d'être englouti par les eaux ne menace que dans l'arrière-saison. À cette époque, il n'y a ni culture à protéger ni récolte à conserver; on devrait donc mettre les digues, que j'appellerai digues de défense, à une si grande distance, que les eaux ne pussent jamais s'élever de manière à menacer le pays, et que les alluvions, se déposant sur une grande surface, ne pussent jamais élever le sol d'une manière sensible. Cela fait, le pays est en sûreté. Mais, pour donner à la culture le plus de terres possible, et pour conserver les récoltes, on doit faire d'autres digues très-près du fleuve; celles-ci remplissent leur but en été et au commencement de l'automne. Plus tard elles sont franchies par les eaux, alors contenues seulement par les grandes digues, ou digues de défense. Ce qu'on a négligé autrefois, il faut le faire aujourd'hui, si on veut fonder la sécurité de l'avenir et prévenir la destruction inévitable de ces pays constamment menacés; pour preuve de la bonté du système que je viens de développer, je citerai les travaux qui ont été faits dans le duché de Modène.
Une rivière, le Panaro, était précisément dans ces conditions, et menaçait tout le pays qu'elle traversait; le duc de Modène lui a fait ouvrir un nouveau lit, l'a fait diguer doublement; à présent cette rivière fertilise la contrée et ne la menace plus de ses ravages.
J'allai, de la Zélande, voir de nouveau la Nord-Hollande et inspecter les préparatifs maritimes qui s'y faisaient. L'escadre était composée de neuf vaisseaux de ligne, sept dans le port de Nieur-Dipe et la rade de Texel, deux dans la Meuse, à Helvoëtsluys, et, de plus, le nombre de frégates et de bâtiments légers convenable. Une flotte de transport, rassemblée dans la rade de Texel, se composait de quatre-vingts bâtiments, chacun de quatre cents tonneaux au moins, et tout était disposé pour y embarquer vingt-cinq mille hommes et deux mille cinq cents chevaux.
L'entretien de ces moyens maritimes, cause d'un grand fardeau pour le pays, était nécessaire, et je tins la main avec rigueur à ce que les préparatifs fussent toujours au complet.
On m'avait donné d'abord, pour commander cette escadre, l'amiral Kikkert, vieux et brave matelot, décoré d'une médaille méritée au combat de Dogger-Bank, dernier combat inscrit dans les fastes glorieux de la marine hollandaise, sous le célèbre amiral Klingsberg. Ce commandement était au-dessus de ses forces. On lui donna plus tard pour chef, sur ma demande, le vice-amiral de Winter: cet amiral avait combattu avec beaucoup de courage quelques années auparavant contre l'amiral Duncan, et avait été pris; mais sa réputation de capacité n'avait reçu aucun échec. Comme tous les marins, l'amiral de Winter avait des prétentions qui lui rendaient pénible son obéissance envers un général de terre; mais, en peu de temps, je ramenai à une obéissance passive. Je ne doute pas que devant l'ennemi je n'eusse eu beaucoup à m'en louer.
Mon goût pour la marine a toujours été prononcé; je n'étais pas tout à fait étranger à ce service, ayant cherché à le connaître pendant ma navigation, en allant en Égypte et en en revenant. En Hollande, j'en avais fait une étude spéciale. Près de moi, d'ailleurs, et employé comme aide de camp, était un capitaine de frégate français, nommé Novel, bon navigateur; je le consultais d'avance sur la possibilité d'exécution des ordres que je projetais de donner; j'en étais venu au point de faire manoeuvrer l'escadre dans la rade du Texel, et l'escadre légère en dehors de la passe et à l'entrée de la mer du Nord, sans trouver, de la part de l'amiral de Winter, ni observation ni résistance.
Après avoir séjourné quelque temps au Helder, je traversai le Zuyderzée, pour aller en Frise, dans le pays de Groningue, à Delfsil, et je revins à mon camp en visitant les provinces d'Over-Issel et de Gueldre.
Les plaisirs de l'année précédente avaient tellement attaché les troupes à ce séjour, que chacun l'avait orné avec émulation. Afin de rendre durable un établissement d'un succès si complet, j'avais proposé au gouvernement batave, qui y avait consenti, de remplacer les tentes par des baraques de grande dimension, faites avec de bons matériaux. Des bois ayant été mis à ma disposition, les soldats firent sur un plan régulier, arrêté d'avance, de très-belles constructions. Les officiers et les généraux se piquèrent d'honneur, et bâtirent des baraques qui, en résultat, furent de charmantes maisons: telle baraque coûta six mille francs. Enfin cette station à la manière des Romains prit un tel caractère de permanence, qu'elle a servi, pendant toute la durée de l'Empire, à former des troupes; et, il y a peu de temps encore, elle était employée à l'instruction et à la réunion des troupes du royaume des Pays-Bas.
Il existait à l'armée un ingénieur géographe appelé Rousseau. Une faculté que je n'ai vue à personne autre au même degré lui donnait le moyen d'imiter les écritures de toute espèce, les signatures, impressions, etc. Notre âge comportait mille plaisanteries; nous nous servîmes de son talent pour faire des mystifications qui, pendant huit jours, firent le bonheur de tout l'état-major.
Le général de division Boudet, commandant la première division, et l'ordonnateur en chef Aubernon, avaient été passer quelques jours à Amsterdam, et je savais qu'ils étaient allés dans un mauvais lieu. D'un autre côté, un aide de camp, nommé Dubois, parlait sans cesse de son désir d'être attaché aux affaires étrangères pour être employé en Amérique auprès du général Rey, consul général à New-York, qui, disait-il, l'avait demandé. Ces trois individus furent le sujet de nos plaisanteries.
Pour les deux premiers, on supposa qu'une lettre du ministère de la guerre m'avait été adressée pour me témoigner le mécontentement de l'Empereur touchant la conduite privée du général et de l'ordonnateur, le désordre de leur vie et sa publicité: elle leur enjoignait de se conduire mieux à l'avenir. Je les fis venir chez moi, et la leur communiquai; l'impression qu'ils en reçurent fut très-singulière: Boudet accusait Aubernon d'avoir porté par vanité, sous sa redingote, un uniforme qui l'avait fait reconnaître; Aubernon accusait le bonhomme Gohier, consul général de France à Amsterdam, de faire le métier d'espion et d'avoir envoyé des rapports. Tous les deux étaient au désespoir. Boudet voulait écrire à l'Empereur pour se justifier; mais je l'en dissuadai, l'assurant que déjà c'était chose oubliée de sa part.
Pour le troisième, on imagina de lui faire arriver une lettre du ministre annonçant sa nomination à un emploi auprès du général Rey, aux appointements de quinze cents dollars. L'ordre lui était donné de partir immédiatement pour s'embarquer au port de Farcinola, en Portugal, sur le navire la Betzi. Sa joie fut inexprimable; je lui fis l'observation que, devant nous battre bientôt, il serait louable à lui de remettre son départ jusqu'après l'expédition. Fort brave jeune homme, il me répondit que, si l'expédition était immédiate, il n'hésiterait pas; mais qu'étant encore éloignée, et cet emploi étant fort au-dessus de ses espérances, il ne voulait pas renoncer à une nomination qui faisait le destin de sa vie. Au bout de quelques jours, il se dispose à se mettre en route, et s'occupe de la vente de ses chevaux; je l'éclaire enfin, et sa mystification devient publique.
Boudet devine alors qu'il a été, lui aussi, l'objet d'une plaisanterie, et veut me mystifier à son tour; il vient chez moi, et me dit avec un grand sérieux: «Réflexion faite, j'ai cru devoir écrire à l'Empereur une lettre très-forte pour me justifier et lui faire sentir que cette affaire est hors du domaine de son pouvoir.»
Tout contrarié, je lui reproche son peu de confiance en moi. J'étais véritablement inquiet; je craignais que l'Empereur ne se fâchât de ce qu'on avait fait intervenir son nom. Quand il me vit bien tourmenté, il éclata de rire, se moqua de moi à son tour, me dit qu'il n'avait pas écrit, mais que, l'histoire de Dubois l'ayant éclairé, il avait voulu, à son tour, se venger.
Telle était notre humeur au camp de Zeist. Cette plaisanterie me donna l'occasion de voir et de constater à quel point on peut parvenir à imiter les écritures, et j'en tirai la conclusion que des ordres importants doivent toujours être envoyés par des officiers ou des courriers exprès, garantie vivante de leur légitimité. Sur une lettre contrefaite par Rousseau, je n'aurais pas hésité un moment à mettre en mouvement mes troupes.
L'époque fixée par l'Empereur pour faire l'expédition annoncée et si désirée approchait. L'immense flottille réunie à Boulogne, à Étaples et à Ostende, donnait des moyens surabondants pour transporter toute l'armée en Angleterre. L'escadre de l'amiral Villeneuve, dirigée sur les Antilles, devait sous peu reparaître en Europe; et, après avoir rallié les escadres de la Péninsule, celles de Rochefort et de Brest, entrer dans la Manche, la balayer, détruire l'escadre anglaise, inférieure de vingt-cinq vaisseaux, ou la bloquer dans les ports, et protéger ainsi notre sortie, notre navigation et notre débarquement.
Je m'occupai, d'après les ordres de l'Empereur, de l'embarquement du deuxième corps. Les motifs pour s'y prendre ainsi d'avance étaient de diverse nature. D'abord il devait être placé sur des bâtiments de guerre ou de gros bâtiments de transport, et une opération semblable est toujours assez longue, tandis que sur une flottille elle est prompte et facile, l'éloignement du Texel devant d'ailleurs nous faire toujours opérer plus tard que ce qui partirait de Boulogne et des ports de la Manche. Il fallait donc être prêt à mettre à la voile au premier signal. Ensuite l'Empereur, voulant opérer une diversion au profit de l'escadre attendue et forcer l'ennemi à augmenter sa croisière devant nous, me prescrivit, lorsque j'aurais tout disposé pour l'embarquement de mon corps d'armée entier, de feindre une expédition lointaine et de placer à bord de l'escadre, approvisionnée pour six mois, quatre à cinq mille hommes avec un général de division. Enfin Napoléon m'écrivit de Parme, le 8 messidor (27 juin 1805), après son couronnement comme roi d'Italie, pour me faire connaître ses dernières intentions de détail.
Je choisis le général Boudet avec sa division pour le premier embarquement. Je fis armer la côte auprès de Kerdune, afin de favoriser notre sortie et protéger notre station en dehors de la passe. Cette première opération était terminée le 20 messidor (9 juillet). Mon camp fut levé au commencement de thermidor, et le 10 (29 juillet), toute l'armée était embarquée. J'avais, avec affectation, réuni des pilotes pratiques des mers d'Ecosse pour faire supposer ma destination pour l'Irlande en doublant l'Écosse. L'Empereur m'annonçait son arrivée à Boulogne pour le 25 (13 août), et nous étions à cette époque sur les côtes depuis quinze jours, prêts à partir. Je m'étais embarqué sur le vaisseau de Hersteller; j'y hissai le pavillon d'amiral français, et l'amiral de Winter celui de vice-amiral hollandais.
Nous passâmes ainsi cinq semaines embarqués, attendant chaque jour la nouvelle de l'arrivée, dans la Manche, de l'escadre française et l'ordre de sortir à son apparition. Tout avait été disposé pour faciliter la sortie, et diminuer, autant que possible, les difficultés qu'offre la passe étroite. Une autre, ouverte depuis peu, devait servir aux bâtiments de transport. Le fond de ce détroit, entre le Helder et la pointe du Texel, est très-variable et change d'une année, d'un mois à l'autre, la passe principale s'éloignant ou se rapprochant de la terre ferme. Lorsqu'un atterrissement l'obstrue, les courants en ouvrent une autre ailleurs. À l'époque dont je parle, la passe était à toucher la grande digue du Helder. Je faisais souvent appareiller l'escadre et exécuter quelques évolutions, et nous reprenions ensuite notre mouillage habituel.
Enfin l'Empereur reçut la nouvelle du combat d'Ortégal, dans lequel Calder, avec une escadre inférieure de dix vaisseaux, et sans qu'il y eût d'engagement sérieux, prit deux vaisseaux espagnols abandonnés par Villeneuve. Napoléon espéra d'abord que la faute commise serait promptement réparée; il croyait apprendre sans retard la défaite et la fuite de Calder; mais il en fut tout autrement, et la nouvelle lui parvint de la rentrée de l'escadre de Villeneuve dans la rade de Cadix.
Cet événement dérangeait tous ses calculs, détruisait toutes les combinaisons sur lesquelles l'expédition était basée.
Napoléon apprit en même temps la marche des Autrichiens sur la Bavière. Dans la circonstance, cette levée de boucliers des Autrichiens, qui autorisait et motivait le départ des côtes, où nous ne pouvions plus rien entreprendre, était un grand bonheur. Aussi l'Empereur prit-il son parti sur-le-champ, non cependant sans avoir eu un violent accès de colère contre Villeneuve, car la faible conduite de cet amiral lui enlevait en un moment les espérances dont il s'était nourri depuis deux ans, et qui avaient été l'occasion de grands travaux et de grandes dépenses, espérances dont la réalisation avait semblé prochaine et assurée.
L'armée reçut ordre de quitter ses barques et ses vaisseaux, et chaque corps, dirigé sur le Rhin, se rendit, à marches forcées, en Allemagne pour secourir l'électeur de Bavière. Ce souverain, après avoir évacué sa capitale, s'était réfugié à Wurtzbourg. Tremblant, plein d'effroi, il aurait peut-être abandonné les intérêts de la France s'il fût resté quelques jours encore livré à lui-même. En quarante-huit heures, mon débarquement ayant été complétement effectué, je me mis aussitôt en marche sur Mayence, et nous entreprîmes cette campagne immortelle, si brillante et si rapide. Le succès dépassa de beaucoup les espérances dont les imaginations les plus prévenues et les plus vives avaient pu se pénétrer.
Nous nous étions embarqués avec plaisir et confiance; nous débarquâmes animés des mêmes sentiments, car, par des routes différentes, nous allions au même but: nous allions chercher de la gloire.