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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (4/9)

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La première division, dans la vallée du Tage;

La deuxième, à Avila;

La troisième, à Valladolid et sur le Duero;

La quatrième, à Toro;

La cinquième, à Salamanque;

La sixième, à Médina del Campo;

La septième, à Zamora;

La huitième, aux Asturies;

La cavalerie légère, entre la Tormès et le Duero;

Les dragons, à Rio-Secco.

Par ces dispositions, l'armée pouvait vivre; et, sauf les huitième et première divisions, être rassemblée à Salamanque en cinq jours.

L'étendue du pays à occuper, le besoin d'avoir des lieux de dépôt, des postes fortifiés et de protection dans quelques villes, et des points de passage assurés sur les grandes rivières, rendaient indispensables la mise en état de défense et la construction d'un certain nombre de forts dans la Péninsule.

Voici quels étaient ceux dépendant de l'armée de Portugal, avec la force des garnisons jugées nécessaires:

Salamanque, mille hommes 3;

Alba-sur-Tormès, cinquante hommes;

Avila, cinq cents hommes;

Zamora, cinq cents hommes;

Toro, cent cinquante hommes;

Léon, cinq cents hommes;

Benavente, cent cinquante hommes;

Astorga, quinze cents hommes;

Palencia, cinq cents hommes;

Ponte-Lougusto, soixante hommes.

Total: quatre mille neuf cent dix hommes.

Note 3: (retour) Ce fort reçut une extension qui le fit devenir une petite place.

Ainsi, il fallait défalquer de la force disponible de l'armée de Portugal, pour les garnisons, quatre mille neuf cent dix hommes;

La huitième division, destinée à garder toujours les Asturies, d'après les dispositions impératives de l'Empereur, huit mille hommes.

Et la communication indispensable avec Burgos, deux mille hommes.

Total, quatorze mille neuf cent dix hommes.

Quinze mille hommes de l'infanterie de l'armée devaient donc être enlevés de son effectif, pour connaître la force réelle à présenter en ligne. En opposition à cet état de choses l'armée anglaise n'avait pas l'emploi d'un seul soldat hors du camp. Des Espagnols et des milices portugaises, chargés de tout le service extérieur et des garnisons, fournissaient encore, au besoin, des forces auxiliaires à l'armée active.

A mon arrivée à Salamanque, je reçus le rapport qu'un corps anglais assez nombreux s'était porté sur Jaraicejo. Ce corps menaçait les établissements sur le Tage d'Almaraz et Lugar-Nuevo, et les postes de Miravete, qui les dominent et en ferment l'accès. Il était important pour l'ennemi de les prendre et de les détruire. Ces postes, établissant la liaison et assurant la communication entre les armées du Midi et du Nord, donnaient, suivant les circonstances, les moyens de combiner les mouvements nécessaires à la défense, soit de l'Andalousie, soit de la Castille.

Le poste de Lugar-Nuevo, c'est-à-dire la tête de pont de la rive gauche, se composait d'un bon fort revêtu, et d'un réduit ou donjon également revêtu. D'après tous les calculs, un siége régulier devait être nécessaire pour s'en emparer. Une garnison suffisante, composée, il est vrai, d'assez mauvaises troupes, l'occupait; mais un brave officier piémontais, le major Aubert, en avait le commandement. Enfin, avant de commencer le siége, il fallait s'emparer des postes avancés de Miravete, fermant le Puerto, par lequel seul l'ennemi pouvait arriver et descendre avec du canon. Ces considérations et ces faits fondaient ma sécurité.

Cinq divisions de l'armée anglaise vinrent s'établir dans leur ancien cantonnement sur la Coa et sur l'Aguada; et cependant le bruit courait que son intention était d'envahir l'Andalousie. Ce bruit, adopté par le maréchal Soult avec empressement, retentit à Madrid, et avait persuadé le roi. Cependant rien n'était plus absurde; car, indépendamment de ce mouvement rétrograde des cinq huitièmes de l'armée, il y avait diverses considérations qui décidaient la question aux yeux d'un homme raisonnable. Les Anglais, sans aucun doute, se préparaient à l'offensive; mais était-ce dans le Midi ou dans le Nord que leur intérêt leur commandait d'agir? La moindre réflexion, le plus simple calcul, devaient lever tous les doutes.

1° En attaquant le Midi et y portant leurs principales forces, ils découvraient Lisbonne que les troupes du Nord pouvaient envahir.

2° En conquérant le Midi par des combats successifs, ils n'auraient acquis que l'espace parcouru; et l'armée française, en évacuant ce pays, augmentait chaque jour de force en se concentrant. Ainsi ses revers devaient naturellement être suivis de succès.

3° Enfin c'était l'occupation du Midi qui nous avait affaiblis sur tous les points. Il fallait donc bien se garder de provoquer le changement de cet état de choses avant d'avoir obtenu ailleurs un avantage décisif.

4° En attaquant le Nord, Lisbonne n'était pas découverte, parce que la ville est située sur la rive droite du Tage.

5° En attaquant l'armée de Portugal et obtenant un succès important, non-seulement le fruit de la conquête était le pays qu'elle occupait, mais encore Madrid et le Midi qu'il fallait nécessairement évacuer.

6° Enfin, en agissant dans le Nord, elle se trouvait à portée des ressources que le Portugal, la province de Galice, et l'armée espagnole, qui occupait cette province et les ports de cette côte, pouvaient lui fournir.

Malgré l'évidence de ces raisons, Joseph, endoctriné par Soult, croyait fermement à une prochaine offensive dans le Midi; et, comme l'Empereur lui avait donné le commandement général de toutes les armées en Espagne en partant pour la Russie, il m'envoya l'ordre de lui fournir trois divisions de l'armée de Portugal, que son intention était de conduire, par la Manche, au secours de Soult, en se portant jusqu'à la Sierra Morena. Dans l'hypothèse même de l'offensive des Anglais dans le Midi, cette disposition ne valait rien. Il était bien plus simple, bien plus raisonnable, bien plus militaire, de former un corps d'armée nombreux et bien pourvu de vivres dans la vallée du Tage, destiné à déboucher par Miravele. Quand Wellington serait arrivé aux frontières de l'Andalousie, ce corps, en prenant à revers l'armée anglaise, l'aurait forcé à rétrograder. Par cette combinaison, rien n'était découvert dans le Nord, tout était ensemble, et toutes les forces pouvaient toujours, au besoin, s'y rassembler. Je cherchai donc à éclairer Joseph sur la vérité, et j'obtins, quoique avec peine, la suspension de l'exécution d'une mesure dont les résultats ne pouvaient manquer d'être funestes. Mais, dans tous les cas, et, quel que fût le système offensif que voulait prendre l'ennemi, la destruction des forts établis à Almaraz et du pont servant au passage était pour lui une chose utile, un préliminaire important, promettant de grands avantages.

Il s'y résolut, et, le 14, douze mille hommes, avec un équipage d'artillerie, se présentèrent sur la montagne. Les forts de Miravete fermant le passage, l'artillerie ne put pénétrer dans la vallée; mais, le succès de l'opération dépendant de la promptitude de l'exécution, les Anglais prirent la résolution d'enlever de vive force le fort de Lugar-Nuevo. En conséquence, une partie de ces troupes descendit, dans la journée du 18, dans la vallée par des chemins détournés, et, le 19, à trois heures du matin, ils donnèrent l'assaut à ces forts. Malheureusement la garnison était composée en grande partie de mauvaises troupes, connues sous le nom de régiment prussien. A la vue de ce parti décidé, une vive inquiétude s'empara des soldats. Le major Aubert, voulant leur donner de la confiance, monte sur le parapet pour mieux diriger la défense; mais, peu après, il est tué. Le désordre se met dans les troupes. Bientôt la terreur est au comble, et elles s'enfuient sur la rive droite, abandonnant dans le donjon des sapeurs et des canonniers français qui y sont pris ou tués, les ponts-levis du donjon que les fuyards avaient baissés n'ayant pas eu le temps d'être levés. L'ennemi passa sans peine sur la rive droite, et tous les forts tombèrent ainsi en son pouvoir. Il les dégrada sans les détruire, brisa l'artillerie, coula les bateaux et se retira sans avoir rien entrepris sur Miravete, qui ainsi fut conservé. A la première nouvelle, qu'en reçut le général Foy, il se mit en marche avec sa division pour porter secours. Si la défense eût duré trente-six heures, il arrivait à temps pour donner de la confiance à la garnison et rendre les forts imprenables. Le général Clausel, de son côté, se mit en mesure de l'appuyer, et, en cinq jours, il y aurait eu treize mille hommes réunis sur ce point, et la tentative des Anglais aurait échoué.

Cet événement démontre combien il y a d'inconvénients à charger de mauvaises troupes de la défense de postes militaires de quelque importance. Un général éprouvera toujours une grande répugnance à affaiblir de bons corps; mais il vaut mieux s'y résoudre, pour une partie de la garnison au moins, que de risquer de voir ainsi disparaître, en un moment, les points d'appui sur lesquels il a compté, et qui, comme dans la circonstance actuelle, étaient de véritables pivots d'opération. Comme ces postes étaient de nature à être rétablis et réoccupés, le général Foy, que les circonstances devaient amener dans le bassin du Duero, demanda avec instance, mais toujours infructueusement, au général d'Armagnac, de l'armée du Centre, d'y former une nouvelle garnison, d'y placer des approvisionnements et d'y faire rétablir un passage. Au surplus, les événements se succédèrent rapidement et empêchèrent de rien terminer à cet égard.

Les opérations des Anglais dans le Nord devenaient de jour en jour plus probables; l'opinion s'en établissait sur toute notre frontière, et cependant Soult prétendait toujours être menacé. Joseph finit par concevoir des doutes en faveur de mon opinion. Les Anglais, bien pourvus de vivres, devaient hâter leur entrée en campagne; car, comme nous en manquions par suite de la disette de l'année précédente, notre situation serait devenue tout autre si la campagne se fût ouverte seulement après la moisson.

Dès le 30 mai, j'écrivis au général Caffarelli, successeur du général Dorsenne dans le commandement de l'armée du nord de l'Espagne, pour lui rappeler les instructions fondamentales données par l'Empereur, fixant d'une manière invariable le contingent à fournir par l'armée du Nord à l'armée de Portugal en cas d'offensive décidée de l'armée anglaise. En lui annonçant les événements probables et prochains, je lui demandais avec instance de tout préparer d'avance pour remplir les devoirs qui lui étaient imposés. Le général Caffarelli me répondit par les meilleures assurances, et en me faisant les promesses les plus positives de me secourir de tous ses moyens quand le moment serait arrivé. Il me réitéra constamment ces promesses; mais tout en resta là, et, quand il fut question de combattre, jamais son artillerie, sa cavalerie et les deux divisions qui devaient me joindre ne parurent. Deux régiments de troupes légères seulement nous rejoignirent, et encore après la bataille.

Le duc de Wellington, en préparant son offensive, avait pris des dispositions nécessaires pour établir de prompts moyens de communication entre le corps de Hill et l'armée principale. A cet effet, un passage régulier du Tage avait été établi à Alcantara, dont le pont en pierre avait été coupé antérieurement. Alors, suivant les circonstances, il pourrait appeler à lui ce corps, fort de douze mille hommes. Enfin il donna l'impulsion aux milices portugaises pour agir sur l'Esla vers Benavente, et à l'armée de Galice pour qu'elle eût à déboucher et à faire le blocus d'Astorga.

Les Anglais firent, le 3 juin, une première démonstration offensive. Une division passa l'Aguada, battit la campagne, et repassa cette rivière quelques jours après.

A cette occasion, je resserrai mes cantonnements, voulant préparer la prompte réunion de mes troupes quand l'ennemi se mettrait en marche pour s'avancer sur moi.

Le 8, la position de l'armée était celle-ci:

Première division, Avila et Arevalo;

Deuxième, Peñaranda et Fontiveros;

Troisième, Valladolid;

Quatrième, Toro;

Cinquième et sixième, Salamanque;

Septième, Zamora;

Huitième, les Asturies;

Cavalerie légère, Salamanque;

Dragons, Toro, Benavente;

Quartier général, Salamanque.

Le 10 juin, la totalité de l'armée anglaise était réunie, entre la Coa et l'Aguada, avec tous ses moyens, et l'armée de Galice sur la frontière.

Le 12, les Anglais commencèrent leur mouvement. J'en fus instruit le 14. Ce jour-là même l'armée reçut l'ordre de se rassembler. Le point de réunion fut indiqué à Bleines, en arrière de Salamanque, et j'envoyai l'ordre à la huitième division de quitter les Asturies et de venir me joindre à marches forcées.

Le 15, j'écrivis au général Caffarelli, au roi, à tous ceux qui, d'après les instructions de l'Empereur, devaient donner à l'armée de Portugal, par leur concours, la force nécessaire pour combattre l'armée anglaise. Je demandais avec la plus vive instance que les secours fussent mis en marche sans perdre un seul moment.

Les Anglais arrivèrent devant Salamanque le 16, dans l'après-midi.

Après avoir mis les forts de Salamanque dans le meilleur état possible, complété les garnisons, donné les instructions nécessaires, je disposai tout pour la retraite. Elle s'effectua dans la nuit du 16 au 17, et j'allai prendre position à Bleines, point indiqué pour le rassemblement des troupes.

L'armée anglaise, le 17, prit position sur la rive droite de la Tormès, occupa la position de San-Christoval qui couvre Salamanque, et commença l'attaque des forts.

Des tentatives d'escalade furent repoussées et coûtèrent cher à l'ennemi. Il se mit en mesure alors d'employer la grosse artillerie.

Le 20, cinq divisions étant rassemblées, les deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième, je marchai en avant, et vins prendre une position offensive à une petite portée de canon de l'armée anglaise.

Le siége commencé fut suspendu, et toute l'armée ennemie se rassembla sur le plateau de San-Christoval.

Mon mouvement avait étonné l'ennemi, mais la position que j'avais prise, dans le but de simuler le prélude d'une attaque, ne pouvant pas être défendue, il eût été dangereux de l'occuper longtemps. Aussi, le 23 au matin, je me retirai à deux milles pour occuper la position d'Aldea-Rubia, qui domine et se trouve en arrière du gué de Huerta sur la Tormès. Alors le siége fut recommencé, et le feu nous l'indiqua. Je reçus dans cette position une lettre du général Caffarelli, en date du 10, qui m'annonçait qu'il allait se mettre en mouvement pour se rapprocher de moi, et me porter secours avec toute sa cavalerie, vingt-deux pièces de canon et sept mille hommes d'infanterie.

Le 27, des signaux m'annoncèrent que les forts pouvaient tenir encore cinq jours. Je ne pouvais raisonnablement attaquer l'armée anglaise avant la réunion de toutes mes forces. Je me disposai à opérer sans me compromettre et à faire une diversion. Le fort d'Alba-sur-Tormès étant en mon pouvoir, le passage de la Tormès m'était assuré en retraite, si, après l'avoir franchi au gué de Huerta, il fallait faire un mouvement rétrograde. En conséquence, je disposai tout pour exécuter le passage de la rivière dans la nuit du 28 au 29, et me placer de manière à menacer les communications de l'ennemi, dont la liberté lui était indispensable pour pouvoir subsister.

Mais, le 27 même, un incendie épouvantable avait détruit tous les approvisionnements et bâtiments du fort principal de Salamanque; et, bien que deux assauts eussent été repoussés et que l'ennemi eût perdu plus de quinze cents hommes, la confusion était devenue telle, que la garnison dut se rendre à discrétion et sans capitulation.

Cet événement changeait complétement l'état des choses.

Je devais alors prendre une position qui me permît d'attendre sans danger, et de recevoir avec sûreté les renforts promis. En conséquence, je mis en marche l'armée le 28, et elle se porta sur la Guareña, le 29 sur la Trabanjos, où elle séjourna le 30 juin. L'ennemi ayant suivi avec toutes ses forces, l'armée continua son mouvement de retraite, et, le 1er juillet, vint prendre position sur le Zapardiel, et, le 2 juillet, repassa le Ducro à Tordesillas.

Ce jour-là, le mouvement s'étant exécuté un peu tard, et les Anglais ayant commencé le leur de grand matin, il y eut à Bueda un combat d'arrière-garde à soutenir dans des circonstances désavantageuses, mais aucune conséquence fâcheuse et aucun désordre n'en résultèrent. Le meilleur ordre fut observé en repassant la rivière. L'ennemi prit position sur le Duero. La deuxième division fut placée sur la rive gauche de cette rivière, et en arrière de la Daga, son affluent.

Le 3 juillet, l'ennemi, ayant fait une tentative sur le gué de Pollos, fut repoussé. Les dispositions de détail étant prises pour assurer la défense de cette ligne, je me décidai à attendre dans cette position les secours annoncés, et sur lesquels j'avais droit de compter.

J'ai déjà dit combien ma cavalerie était faible; elle ne s'élevait pas à plus de deux mille chevaux, et l'ennemi avait près de six mille hommes de cavalerie anglaise, et une nuée de guérillas qui le dispensait de toute espèce de détachement et de service de troupes légères. Je pris la résolution de faire enlever tous les chevaux de selle existant dans les lieux occupés par les troupes. Cette opération, faite partout simultanément, augmenta de huit cents chevaux la force de ma cavalerie on dix jours de temps.

Le général Bonnet, avant d'avoir reçu mes ordres, instruit du mouvement de l'armée anglaise et isolé dans les Asturies avec très-peu de munitions, prit la sage résolution d'évacuer cette province, dont la sortie pouvait être difficile si l'ennemi se fût mis en mesure de s'y opposer. Ayant pris position à Reynosa, il put exécuter promptement l'ordre qui lui fut donné de se rendre sur le Duero.

Les milices portugaises se montrèrent sur l'Esla, à l'embouchure de cette rivière et vers Benavente; mais de simples démonstrations suffirent pour les contenir. Pendant ce temps, l'armée de Galice avait formé le blocus d'Astorga.

Ainsi, en face d'une armée qui avait douze mille hommes d'infanterie et deux mille cinq cents chevaux de plus que moi, qui pouvait recevoir d'un jour à l'autre le corps de Hill, composé de douze mille hommes, je voyais encore mon flanc droit et mes derrières menacés.

J'accablais le général Caffarelli de mes lettres et de mes demandes; je le sommais d'exécuter les dispositions arrêtées par l'Empereur; mais, après m'avoir fait de magnifiques promesses, il baissait chaque jour de ton et trouvait toujours de nouveaux prétextes pour ne faire aucun effort en ma faveur.

Il m'écrivit que les bandes de Reguovales, Pinta et Longa étaient en mouvement. Il y avait pitié de sa part à mettre ainsi en balance les intérêts de l'Espagne avec ceux de la tranquillité de son arrondissement. Je lui mandai de les laisser faire, de venir à mon secours avec tous ses moyens, et qu'après avoir battu les Anglais je lui donnerais autant de troupes qu'il en voudrait pour tout mettre chez lui promptement à la raison. Plus tard, enfin, il m'annonça que des bâtiments s'étaient montrés sur la côte et menaçaient d'un débarquement. C'était me faire connaître de toutes les manières sa résolution de ne pas me seconder.

Je crus que le roi connaîtrait mieux ses devoirs et les intérêts de la défense qui lui était confiée, et je m'adressai à lui avec persévérance.

L'armée du Centre pouvait former une division de cinq à six mille hommes d'infanterie. Elle avait une forte cavalerie, belle et instruite, entre autres, une division commandée par le général Treilhard, qui était inoccupée dans la vallée du Tage. Après mille sollicitations, mille prières, mille demandes motivées sur des faits qui n'étaient pas susceptibles de discussions, il me fit répondre, par le maréchal Jourdan, une lettre ainsi conçue:

«Monsieur le maréchal,

«Le roi m'a chargé de vous dire qu'il n'a pas reçu de vos nouvelles depuis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 14 du courant. Depuis lors, il a circulé ici des bruits de toute espèce; mais ce qu'on a pu conclure au milieu de tous ces rapports contradictoires, c'est que l'armée anglaise est en position sur la Tormès et que vous avez réuni la vôtre sur le Duero. Vous sentez, monsieur le maréchal, que Sa Majesté est fort impatiente de recevoir de vos nouvelles. On dit ici que l'armée ennemie est forte d'environ cinquante mille hommes, parmi lesquels on ne compte que dix-huit mille Anglais. Le roi pense que, si cela est vrai, vous êtes en état de battre cette armée, et le roi désirerait bien connaître les motifs qui vous ont empêché d'agir. Il me charge donc de vous inviter à lui écrire par des exprès.

«Le roi me charge en même temps de vous communiquer les nouvelles qu'il a reçues d'Andalousie. Les dernières lettres de M. le duc de Dalmatie sont du 16 courant, et la dernière lettre de M. le comte d'Erlon est du 18. A cette époque, le général Hill, qui est toujours resté sur la Guadiana avec un corps de quinze mille hommes et trois à quatre mille Espagnols, s'était avancé sur Zafra, et même sur la Serena.

«Des troupes de l'armée du Midi sont en marche pour se réunir au général Drouet, et ce général doit être en opération, depuis le 20, contre le général Hill. Le roi a réitéré au duc de Dalmatie l'ordre de diriger le général Drouet sur la vallée du Tage, si lord Wellington appelle à lui le général Hill; mais, comme il serait possible, le cas arrivant, que cet ordre ne fût pas exécuté assez promptement, Sa Majesté désirerait que vous profitassiez du moment où lord Wellington n'a pas toutes ses forces réunies pour le combattre. Le roi a aussi demandé des troupes au général Suchet; mais ces troupes n'arriveront pas. Ainsi tout ce que Sa Majesté a pu faire, c'est d'envoyer un renfort de troupes dans la province de Ségovie, et d'ordonner au général Estève, gouverneur de cette province, de secourir, au besoin, la garnison d'Avila et de lui envoyer des vivres.

«Le maréchal de l'empire, chef de l'état-major de Sa Majesté Catholique,
«Signé: Jourdan.


«Madrid, le 30 juin 1812.»

Cette lettre du maréchal Jourdan, du 30 juin, me parvint le 12 juillet par duplicata.

Ainsi, l'armée du Centre refusait tout secours, officiellement.

L'armée du Nord refusait également, d'une manière moins positive, à là vérité; mais il n'y avait pas à en espérer davantage.

En ajournant l'offensive, ma position ne pouvait pas s'améliorer, puisqu'aucun secours ne devait venir me joindre; mais, au contraire, il était probable qu'elle allait empirer beaucoup. Le corps de Hill pouvait, à chaque moment, joindre lord Wellington et augmenter sa force de douze mille hommes, et j'étais bien sûr que, dans ce cas, le duc de Dalmatie n'enverrait pas à mon secours le cinquième corps comme cela était prescrit; et, quand il l'eût fait, ce secours n'aurait eu aucune efficacité, puisque Hill serait arrivé en six ou sept jours par Alcantara, tandis qu'il en aurait fallu vingt au cinquième corps, en passant par la Manche, tout moyen de passer le Tage, dans cette partie de son cours, étant enlevé alors aux armées françaises. D'un autre côté, l'armée de Galice et les milices portugaises pouvaient, à chaque instant, occuper un pays sans défense, et s'approcher assez pour me forcer à faire un détachement contre elles.

Enfin, la garnison d'Astorga n'avait de vivres que jusqu'au 1er août. Passé ce terme, elle devait se rendre. Il fallait donc ravitailler cette place, et, pour y parvenir, m'affaiblir devant l'armée anglaise, qui, pendant ce temps, m'aurait attaqué avec plus d'avantage.

En me décidant à prendre l'offensive sur l'armée anglaise, j'avais l'espoir de la battre, ou même sans la battre, de la forcer à se retirer en Portugal. Dans l'un et l'autre cas, je pouvais alors, sans inconvénient, faire un détachement momentanément sur Astorga.

Ainsi donc, après avoir analysé ma position et calculé les conséquences des conditions dans lesquelles j'étais placé, je me décidai à tenter le passage du Duero.

Mon projet avait toujours été de déboucher par Tordesillas, et de marcher par la ligne la plus courte sur Salamanque. Les localités sont favorables pour exécuter le passage, et, en suivant cette direction, jamais ma retraite ne pouvait être compromise. Mais il fallait éviter de combattre en débouchant. En conséquence, je préparai des moyens de passage à Toro. Je fis rétablir le pont, et je plaçai la masse de mes troupes entre Toro et Tordesillas. Par cet arrangement, je pouvais me décider, suivant les mouvements de l'ennemi, à passer par Toro ou par Tordesillas; et des marches et contre-marches, faites sur la rive droite, pouvant être vues et observées facilement de la rive gauche, furent exécutées pour tenir l'ennemi dans l'incertitude. Le duc de Wellington n'arrêta d'avance aucun projet positif de défense. Le 16, mon parti pris de déboucher par Tordesillas, je mis en mouvement, d'une manière très-ostensible, des forces considérables qui descendirent quelque temps le fleuve et revinrent sur leurs pas pendant la nuit. Wellington envoya son premier aide de camp à Tordesillas sous un vain prétexte, afin de savoir si j'étais sur ce point. On répondit que je n'y étais pas, et il me crut en route pour Toro; alors la plus grande partie des forces anglaises se rapprocha pendant la nuit de ce débouché.

Le passage effectué par Tordesillas offrait des avantages importants; mais il n'était pas sans inconvénients.

Le passage immédiat de la rivière ne pouvait pas être empêché; mais, si l'ennemi occupait la position de Rueda, fort belle et dans le genre de celle où les Anglais combattent de préférence, il fallait livrer bataille pour déboucher.

Le plateau de Rueda est précédé par un immense glacis pendant lequel celui qui vient du fleuve est exposé au feu de l'ennemi, tandis que celui-ci peut se mettre en partie à couvert. Ce plateau se prolonge par la droite et vient aboutir au Duero, en suivant circulairement la rive gauche et la Daga jusqu'au confluent de cette rivière. En conséquence, comme disposition d'attaque, j'avais décidé que le mouvement offensif se ferait par notre gauche, de manière à protéger notre centre et à attaquer la droite de l'ennemi en se portant sur lui par un terrain d'égale hauteur; et, comme ce mouvement, en cas de revers, pouvait faire couper notre gauche du pont de Tordesillas, je fis préparer un pont de chevalet pour la Daga, et ces ponts furent montés sur cette rivière en même temps que les troupes passaient le pont de Tordesillas, de manière que la gauche devait avoir toujours sa retraite par ces ponts, et de là sur Puente-Duero que j'avais fortifié en faisant créneler l'église.

Ces dispositions prises et aussitôt la nuit venue, la cinquième division, étant à Tordesillas, passa le pont du Duero, et successivement quatre divisions suivirent dans l'ordre de leur arrivée et prirent les places qui d'avance leur avaient été assignées. Un étang situé à quelque distance de la rivière occupe le milieu de la plaine dans la direction de Rueda. Les troupes devaient se réunir derrière cet étang en attendant le moment où je déterminerais le mode de leur mise en action.

Au jour, je me rendis sur le point où la cinquième division, qui formait la tête de colonne, devait être stationnée; mais elle ne s'y trouva pas, et, après des recherches remplies d'inquiétude, je la trouvai à une demi-lieue en avant, dans la position même de Rueda, de manière que, si l'ennemi eût occupé cette position, elle aurait été détruite sans avoir pu combattre. Heureusement rien de tout cela n'eut lieu, et nous occupâmes Rueda sans difficulté. L'ennemi n'y avait que des troupes d'observation en petit nombre, et il l'évacua à notre approche.

Je témoignai au général Maucune mon extrême mécontentement de sa désobéissance; mais il était dans son caractère de se laisser emporter à l'instant où il marchait à l'ennemi. Quelques jours plus tard, cette disposition de son esprit eut les plus funestes résultats, puisqu'elle fut la cause de la bataille de Salamanque, engagée dans un moment inopportun et contre ma volonté formelle. Ce jour-là, c'était une espèce d'avertissement dont j'aurais dû faire mon profit pour l'avenir, en ne plaçant jamais le général Maucune en face de l'ennemi qu'au moment où il fallait agir et tomber sur lui. L'armée prit position, le soir du 17, à Nava del Rey.

L'ennemi, en pleine marche sur Toro, ne put nous présenter que tard une partie de ses forces. Il porta rapidement deux divisions avec beaucoup de cavalerie sur Tordesillas de la Orden, et le reste de l'armée, rappelé, reçut l'ordre de prendre position en arrière sur la Guareña. Le 18 au matin, nous trouvâmes ces deux divisions en position. Comme elles ne croyaient pas avoir affaire à toute l'armée, elles pensèrent pouvoir gagner du temps sans grand péril; mais, quand elles virent déboucher nos masses, elles s'empressèrent d'opérer leur retraite sur un plateau qui domine le village de Tordesillas de la Orden, et vers lequel nous marchions. Déjà nous les avions débordées. Si j'avais eu une cavalerie supérieure ou au moins égale à celle de l'ennemi, ces deux divisions étaient détruites. Nous ne les poursuivîmes pas moins avec toute la vigueur possible, et, pendant trois heures de marche, elles furent accablées par le feu de notre artillerie, que je fis porter en queue et en flanc, et auquel elles pouvaient difficilement répondre. Protégées par une nombreuse cavalerie, elles se divisèrent en remontant la Guareña pour passer cette rivière avec plus de facilité. Si, malgré mon infériorité numérique de cavalerie, j'eusse eu avec moi le général Montbrun, nous aurions tiré un grand parti de la circonstance; mais il m'avait quitté depuis deux mois pour prendre un commandement à la grande armée, et je n'avais pour commander ma cavalerie que des officiers de la plus grande médiocrité.

Arrivé sur les hauteurs de la rive droite de la vallée de la Guareña, je vis une grande portion de l'armée anglaise formée sur la rive gauche. Dans cet endroit, la vallée a une largeur médiocre, et les hauteurs qui la forment sont fort escarpées. Soit que le besoin d'eau et l'excessive chaleur eussent fait rapprocher les troupes de la rivière, soit pour toute autre raison, le général anglais avait placé la plus grande partie de son armée dans le fond, à une petite demi-portée de canon des hauteurs dont nous étions les maîtres. En arrivant, je fis mettre quarante bouches à feu en batterie. Dans un moment, elles eurent forcé l'ennemi à se retirer, après avoir laissé un assez grand nombre de morts et de blessés sur la place.

L'infanterie de l'armée marchait sur deux colonnes, et j'avais donné le commandement de la colonne de droite, distante de celle de gauche de trois quarts de lieue, au général Clausel. Arrivé à sa destination, le général Clausel, ayant peu de monde devant lui, crut pouvoir s'emparer des plateaux de la rive gauche de la Guareña et les conserver; mais cette attaque, faite avec des forces trop peu considérables, avec des troupes fatiguées et à peine formées, ne réussit pas. L'ennemi marcha sur les plus avancées, et les força à la retraite. Dans un combat d'une courte durée, nous éprouvâmes quelque perte. La division de dragons, qui soutenait l'infanterie de la colonne de droite, chargea avec vigueur la cavalerie anglaise; mais le général Carrié, un peu trop éloigné du peloton d'élite du 15e régiment, tomba au pouvoir de l'ennemi, et cette cavalerie se trouva tout à coup sans commandant.

L'armée resta dans cette position toute la soirée du 18 et toute la journée du 19. L'extrême chaleur et la fatigue éprouvée pendant celle du 18 rendaient nécessaire ce repos pour rassembler les traîneurs. A quatre heures du soir, l'armée prit les armes et marcha par sa gauche pour remonter la Guareña et prendre position en face de l'Olmo. Mon intention était de menacer tout à la fois les communications de l'ennemi et de continuer à remonter la Guareña, afin de la passer, ma gauche en tête, avec facilité, ou bien, si l'ennemi se portait en force sur la haute Guareña, de revenir, par un mouvement rapide, sur la position qu'il aurait abandonnée.

L'ennemi suivit mon mouvement. Le 20, l'armée était, avant le jour, en marche pour remonter la Guareña. L'ennemi, comme depuis me l'a dit plusieurs fois le duc de Wellington, voulait en empêcher le passage et tomber sur les premiers corps qui la franchiraient. L'avant-garde la passa rapidement là où cette rivière n'est qu'un ruisseau, et occupa en force, avec beaucoup d'artillerie, le commencement d'un plateau immense qui continue sans ondulations jusqu'à peu de distance de Salamanque. L'ennemi se présenta pour occuper le même plateau, mais il ne put y parvenir. L'armée, bien formée, les rangs serrés, marchait sur deux colonnes parallèles, la gauche en tête, par peloton, à distance entière: deux lignes pouvaient être formées en un instant par un à droite en bataille.

Le duc de Wellington m'a dit, depuis, que ses projets avaient été déjoués parce que toute l'armée avait marché comme un seul régiment. Effectivement, l'armée présentait l'ensemble le plus imposant. L'ennemi suivit alors un plateau parallèle au mien, offrant partout une position, dans le cas où j'aurais voulu l'attaquer et l'aborder. Les deux armées marchaient ainsi à peu de distance l'une de l'autre avec toute la célérité compatible avec le maintien du bon ordre et de la conservation de leur formation.

L'ennemi essaya de nous devancer au village de Cantalpino, et dirigea une colonne sur ce village, dans l'espoir d'être avant nous sur le plateau qui le domine, et vers lequel nous nous portions; mais son attente fut trompée. La cavalerie légère, que j'y envoyai avec la huitième division en tête de colonne, marcha si rapidement, que l'ennemi fut forcé d'y renoncer. Bien mieux: la portion praticable de l'autre plateau se rapprochant beaucoup du nôtre et se trouvant plus bas, quelques pièces de canon placées à propos incommodèrent beaucoup l'ennemi. Une bonne portion de son armée fut obligée de défiler sous ce canon, et le reste dut faire un détour derrière la montagne pour l'éviter. Enfin je mis les dragons sur la piste que suivait l'ennemi. L'énorme quantité de traîneurs qu'il laissait en arrière nous aurait donné le moyen de faire trois mille prisonniers, s'il y eût eu plus de rapport entre la force de ma cavalerie et la sienne, et si surtout la nôtre eût été mieux commandée. Mais la cavalerie anglaise, disposée pour arrêter notre poursuite, occupée à presser la marche des hommes à pied à coups de plat de sabre, à transporter même des fantassins qui ne pouvaient plus marcher, nous en empêcha. Cependant il tomba entre nos mains trois ou quatre cents hommes et quelques bagages. Le soir, l'armée campa sur les hauteurs d'Aldea-Rubia, ayant ses postes sur la Tormès, et l'ennemi reprit sa position de San-Christoval.

Ce passage de la Guareña, en présence d'un ennemi tout formé et aussi nombreux, comme aussi cette marche de toute une journée de deux armées à portée de canon, ont été approuvés des militaires et présentèrent un coup d'oeil dont je n'ai joui que cette seule fois dans toute ma vie.

Le 21, informé que l'ennemi n'occupait pas Alba-Tormès, je jetai un détachement dans le château. Ce même jour, je passai la rivière sur deux colonnes, prenant ma direction sur la lisière des bois et établissant mon camp entre Alba-Tormès et Salamanque. Le 22 au matin, je me portai sur les hauteurs de Calvarossa de Arriba, pour reconnaître l'ennemi. Une division venait d'arriver en face; d'autres étaient en marche pour s'y rendre. Un combat de tirailleurs s'engagea pour disputer quelques postes d'observation, dont nous restâmes respectivement les maîtres. Tout annonçait dans l'ennemi l'intention d'occuper la position de Tejarès, située à une lieue en arrière. Il se trouvait alors à une lieue et demie en avant de Salamanque. Cependant il rassembla successivement beaucoup de forces sur ce point; et, comme son mouvement sur Tejarès pouvait devenir difficile si toute l'armée française était en présence, je crus devoir la réunir et la concentrer devant lui, pour être à même de faire ce que les circonstances commanderaient et permettraient. Il y avait, entre nous et les Anglais, deux mamelons isolés appelés les Arapilès. Je donnai l'ordre au général Bonnet de faire occuper celui qui appartenait à la position que nous devions prendre, et ses troupes s'y établirent avec promptitude et dextérité. L'ennemi fit occuper le sien; mais le nôtre le dominait à la distance de deux cent cinquante toises.

Je le destinai, dans le cas où il y aurait un mouvement général par la gauche, à être le pivot sur lequel je tournerais et qui deviendrait ainsi le point d'appui de droite de toute l'armée. La première division eut ordre d'occuper et de défendre le plateau de Calvarossa de Arriba, précédé et défendu par un ravin large et profond. La troisième en seconde ligne était destinée à la soutenir. Les deuxième, quatrième, cinquième et sixième divisions se trouvaient à la tête des bois, en masse, derrière la position des Arapilès, pouvant se porter également de tous les côtés, tandis que la septième division occupait, à la gauche du bois, un mamelon extrêmement âpre, d'un difficile accès, et que je fis garnir de vingt pièces de canon.

La cavalerie légère fut chargée d'éclairer la gauche et de se placer en avant de la septième division. Les dragons restèrent en seconde ligne à la droite de l'armée. Telles étaient les dispositions faites à dix heures du matin.

L'ennemi avait ses troupes parallèlement à moi, prolongeant sa droite et se liant à la montagne de Tejarès, qui paraissait toujours être son point de retraite.

A onze heures du matin, j'entendis un roulement de tambour général dans l'armée anglaise; les troupes prirent les armes, et plusieurs corps se mirent rapidement en mouvement pour se rapprocher. Du haut de notre Arapilès, je pus juger qu'une attaque était immédiate. J'en descendis et fus jeter un dernier coup d'oeil sur les troupes pour les encourager; mais le mouvement de l'ennemi, commencé, s'arrêta. J'ai su depuis, par le duc de Wellington, qu'effectivement l'attaque allait avoir lieu quand lord Beresford vint à lui et dit qu'il venait de reconnaître avec soin et en détail l'armée française, qu'elle lui paraissait si bien postée, qu'il serait imprudent de l'attaquer.

Wellington l'accompagna sur le plateau en face de ma gauche, et vit tout par lui-même. Ses propres observations l'ayant convaincu, il renonça à combattre; mais dès ce moment il fallait tout préparer pour se retirer; car, s'il fût resté dans sa position, j'aurais dès le lendemain menacé ses communications en continuant à marcher par ma gauche. Sa retraite commença vers midi. Quand deux armées sont aussi près l'une de l'autre, un mouvement de retraite est chose difficile à opérer, et il demande à être préparé avec le plus grand soin, pour être exécuté avec succès. Il allait se retirer par sa droite, et, par conséquent, c'était sa droite qu'il devait d'abord beaucoup renforcer.

En conséquence il dégarnit sa gauche et accumula ses troupes à sa droite. Ensuite les troupes les plus éloignées et les réserves commencèrent leur mouvement et vinrent successivement prendre position à Tejarès.

L'intention des Anglais était facile à reconnaître. Je comptais que nos positions respectives amèneraient non une bataille, mais un bon combat d'arrière-garde, dans lequel, agissant avec toutes mes forces à la fin de la journée, contre une partie seulement de l'armée anglaise, je devais probablement avoir l'avantage.

L'ennemi ayant porté à sa droite la plus grande partie de ses forces, je dus renforcer ma gauche, afin de pouvoir agir avec promptitude et vigueur sans nouvelles dispositions, quand le moment serait venu de tomber sur l'arrière-garde anglaise.

Ces dispositions furent ordonnées vers les deux heures.

En avant du plateau occupé par l'artillerie, il existait un autre vaste plateau facile à défendre et qui avait une action immédiate sur les mouvements de l'ennemi.

La possession de ce plateau me donnait en outre les moyens, dans le cas où j'aurais voulu manoeuvrer vers la soirée, de m'emparer des communications de l'ennemi avec Tamamès. Ce poste, d'ailleurs bien occupé, était inexpugnable, et cet espace devait servir naturellement au nouveau placement des troupes, dont la gauche devait être renforcée. En conséquence, je donnai l'ordre à la cinquième division d'aller prendre position à l'extrémité droite du plateau dont le feu se liait parfaitement avec celui de l'Arapilès; à la septième division, de se placer en seconde ligne pour la soutenir; à la seconde division, de se tenir en réserve derrière celle-ci; à la sixième, d'occuper le plateau de la tête du bois, où se trouvait encore un grand nombre de pièces de canon. Je donnai l'ordre au général Bonnet de faire occuper par le 122e un mamelon intermédiaire entre le grand plateau et le mamelon d'Arapilès, qui défendait le débouché du village; enfin, j'ordonnai au général Boyer, commandant les dragons, de laisser un régiment pour éclairer la droite du général Foy, et de porter les trois autres régiments en avant du bois, sur le flanc de la deuxième division. La plupart de ces mouvements s'exécutèrent avec assez d'irrégularité. La cinquième division, après avoir pris le poste indiqué, s'étendit par sa gauche sans motif et sans raison. La septième division, qui avait ordre de la soutenir et de se placer en seconde ligne, se plaça à sa hauteur. Enfin la deuxième division se trouvait encore en arrière.

Je m'aperçus de toutes ces fautes, et, pour y remédier aussi vite que possible, je donnai l'ordre aux troisième et quatrième divisions de se rapprocher de ma gauche en suivant la lisière du bois, afin de pouvoir en disposer au besoin.

En ce moment, le général Maucune me fit prévenir que l'ennemi se retirait. Il demandait à l'attaquer. Je voyais mieux que lui ce qui se passait, et je pouvais juger que, le mouvement de l'ennemi étant seulement préparatoire, nous n'étions point encore arrivés au moment d'attaquer avec avantage. Aussi lui fis-je dire de se tenir tranquille. Mais le général Maucune, homme de peu de capacité, quoique très-brave soldat, ne pouvait se contenir quand il était en présence de l'ennemi. C'était le même général, qui, au passage du Duero, cinq jours auparavant, aurait si fort compromis l'armée par sa désobéissance si l'ennemi eut été en position, comme on pouvait le supposer. La fatalité voulut que, contre la résolution prise de ne jamais le placer en tête de colonne, il se trouva, par hasard, par l'arrangement naturel des troupes, dans cette position. Le général Maucune fit bien plus: il descendit du plateau et alla se rapprocher de l'ennemi, sans ordre. Je m'en aperçus et lui envoyai l'ordre d'y remonter. Me fiant peu à sa docilité, je me déterminai à m'y rendre moi-même, et, après avoir jeté un dernier coup d'oeil, du haut de l'Arapilès, sur l'ensemble des mouvements de l'armée anglaise, je venais de replier ma lunette et me mettais en marche pour joindre mon cheval, quand un seul coup de canon, tiré de l'armée anglaise, de la batterie de deux pièces que l'ennemi avait placée sur l'autre Arapilès, me fracassa le bras, et me fit deux larges et profondes blessures aux côtes et aux reins, et me mit ainsi hors de combat. Je prêtais le flanc gauche à l'ennemi, et le boulet creux dont la pièce avait été chargée ayant éclaté, après m'avoir dépassé, le bras droit et le côté droit furent blessés.

Il était environ trois heures du soir.

Cet événement, dans le moment où il n'y avait pas une minute à perdre pour réparer les sottises faites, fut funeste. Le commandement passa d'abord au général Bonnet, qui, peu après, fut blessé, puis au général Clausel; de manière que, pour dire la vérité, cette succession rapide de commandants divers fit qu'il n'y eut plus de commandement. D'un autre côté, le duc de Wellington, voyant de si étranges dispositions, un pareil décousu dans une armée qui, jusque-là, avait été conduite avec méthode et ensemble, revint à ses premières idées de combattre. Il engagea peu après, sur les quatre heures, ses troupes contre celles du général Maucune qui, n'étant pas soutenues, furent bientôt culbutées.

La cavalerie tomba sur la septième division, étendue hors de mesure, contre toute règle du bon sens, et sur la cavalerie légère qui, aussi, ayant participé à cette aberration, se trouvait en l'air; elle était d'ailleurs commandée par un officier général de peu de mérite sur le champ de bataille. En moins d'une heure, tout devint confusion sur le plateau, d'où j'avais espéré que partiraient plus tard des efforts vigoureux et bien coordonnés, destinés à faire éprouver de grandes pertes à l'ennemi.

Après avoir fait évacuer le plateau, nouvellement occupé, l'ennemi dirigea une attaque furieuse contre l'Arapilès; mais le brave 120e régiment le reçut de la manière la plus brillante, et les Anglais, ayant échoué sur ce point, laissèrent huit cents morts sur la place. Chacun fit de son mieux, et chaque division, chaque régiment fit des efforts extraordinaires; mais il n'y avait ni ensemble ni direction; la retraite devant se faire sur Alba, le général Foy fit un mouvement par sa gauche, et, comme sa division n'avait que peu combattu, elle fut chargée de l'arrière-garde; elle arrêta au commencement du bois, tout net, l'ennemi dans sa poursuite, et la retraite se fit ensuite sans être troublée et sans éprouver de perte.

La cavalerie anglaise, persuadée que nous devions nous retirer par le chemin par lequel nous étions arrivés, nous suivit sur la route de Huerta, où elle ne rencontra personne, toute l'armée s'étant retirée par la route d'Alba-Tormès.

Telle est la relation exacte de la bataille de Salamanque. Notre perte en tués, blessés et prisonniers ne s'éleva pas au-dessus de six mille hommes, et celle de l'ennemi, publiée officiellement, se trouva être à peu près de la même force. L'armée fit sa retraite sur le Duero, et, le 23, partit d'Alba-Tormès, en prenant la route de Peñaranda. L'ennemi suivit et attaqua l'arrière-garde, composée de la première division. La cavalerie qui la soutenait l'ayant abandonnée, cette division forma ses carrés et résista aux différentes charges qui furent faites, à l'exception du carré du 6e léger, qui fut enfoncé et éprouva d'assez grandes pertes. L'ennemi ramassa aussi quelques soldats éparpillés, occupés à chercher des vivres.

On a vu les motifs décisifs qui m'avaient déterminé à prendre l'offensive et à passer le Duero. Je n'avais à compter sur aucun secours, et j'en avais reçu l'assurance de toute part. Cependant Joseph avait changé d'avis sans m'en prévenir et avait réuni huit mille hommes d'infanterie, trois mille chevaux, environ douze mille combattants, pour venir me joindre. Si j'eusse été informé de ces nouvelles dispositions, j'aurais modifié les miennes. On a supposé que, instruit de sa marche, c'est avec connaissance de cause que j'ai précipité mon mouvement, afin de ne pas me trouver sous ses ordres le jour de la bataille. C'est étrangement méconnaitre mon caractère, et, je le dis avec confiance et orgueil, mon amour du bien public et le sentiment de mes devoirs.

Je n'ai absolument rien su; j'ai complétement ignoré sa marche, et j'ai gémi de l'aveuglement de Joseph, qui refusait son concours à mon opération, sur le succès de laquelle son salut était fondé. Si j'avais eu ce secours, c'étaient de grandes chances de succès de plus; et, si j'avais été victorieux, quoique Joseph fût présent, je ne pense pas que ma gloire eût été moindre.

Le 23, à midi, étant en marche, je reçus une lettre du maréchal Jourdan, qui m'annonçait le mouvement de l'armée du Centre; et, ce jour-là même, Joseph, avec ses troupes, se trouvait à Arrevalo.

D'un autre côté, Caffarelli, qui m'avait bercé d'espérances trompeuses, avait fini par m'envoyer le 1er régiment de hussards et le 31e de chasseurs, formant six cents chevaux, et huit pièces de canon. Cette faible brigade rejoignit le même jour (23) l'armée, et servit à renforcer l'arrière-garde.

Nous passâmes le Duero à Aranda. Valladolid fut évacuée; et l'armée, ayant pris position à quelques lieues en avant de Burgos, resta d'abord en observation.

Wellington agit contre l'armée du Centre, entra à Madrid, ensuite revint sur celle de Portugal, et commença le siège du château de Burgos. Il échoua dans le siège; ses attaques furent mal conduites, et le général Dubreton, en défendant le château, montra de la vigueur et du talent.

Plus tard, un mouvement général s'opéra dans l'armée française en Espagne, et l'évacuation de l'Andalousie porta les troupes disponibles à une force double de l'armée anglaise. Alors celle-ci se retira, et l'on n'osa pas essayer de l'entamer.

Soult, qui commandait l'armée française sous Joseph, se trouva, deux mois après la bataille de Salamanque, sur le même terrain où j'avais combattu. L'armée anglaise occupait, avec deux divisions, Alba de Tormès, Calvarossa de Arriba avec une division, et le reste était devant Salamanque. Soult avait quatre-vingt-dix mille hommes d'infanterie, dix mille chevaux et cent vingt pièces de canon. Il était à Huerta, et n'osa rien entreprendre avec de pareils moyens. L'armée anglaise, si l'armée française avait été mieux commandée, aurait dû y périr en entier. Celle-ci se retira derrière l'Aguada; mais il n'est plus en mon pouvoir de parler de la suite des opérations, y étant resté tout à fait étranger.

Mes blessures étaient extrêmement graves. Cependant mes forces morales n'en furent nullement altérées. Au moment où je fus atteint, les chirurgiens du 120e régiment me donnèrent les premiers secours. Je leur demandai s'il fallait me couper le bras. Ils hésitèrent à me répondre. Je m'en offensai et leur dis qu'il fallait me faire connaître la vérité. Ils déclarèrent que cela était indispensable. Alors je fis appeler le chirurgien en chef, le docteur Fabre, homme du plus grand mérite et mon ami, venu uniquement par attachement pour moi en Espagne et pour m'y suivre. Je lui dis que, sans doute, il allait m'amputer. Il me répondit: «J'espère que non.» Je crus qu'il me trompait; et il me répondit: «Je ne sais pas si je n'y serai pas forcé; mais, je vous le répète, j'espère que non; et, dans tous les cas, ce ne sera pas dans ce moment.»

Ces paroles me furent une grande consolation. On m'emporta au moment où les Anglais faisaient leur attaque contre l'Arapilès; et j'eus la satisfaction de les voir repousser; et, en m'en allant, je prononçai, à haute voix, ce vers de Racine, dans Mithridate:

«Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.»

On voit que mon esprit n'était pas abattu.

Le lendemain, de grand matin, le colonel Loverdo, commandant le 59e régiment, vint me trouver et me témoigner son intérêt. Nous causâmes quelque temps de la bataille. En me quittant, il me dit: «Soyez assuré, monsieur le maréchal, que, si nous avons le malheur de vous perdre, personne ne vous regrettera plus que le 59e régiment, et surtout son colonel.»

C'eût été un coup terrible pour un esprit faible. Cette sotte phrase m'eût paru une indiscrétion faite par un homme maladroit qui répétait ce qu'il avait entendu dire dans l'antichambre; mais je répondis sans émotion: «Ce sera comme remplacement, et non autrement, que vous me perdrez, mon cher Loverdo.»

Avant de partir d'Alba-Tormès, je questionnai Fabre sur ce qui me concernait, et le mis positivement sur la sellette. Il savait qu'il fallait me parler sans hésiter et me connaissait capable d'entendre la vérité. Il me tint ces propres paroles: «Si je vous coupe le bras, vous ne mourrez pas; et dans six semaines vous serez à cheval, mais vous n'aurez qu'un bras pendant toute votre vie. Si je ne vous coupe pas le bras, vous aurez de longues souffrances, beaucoup de chances de mort; mais vous êtes courageux, fort et bien constitué, et je crois qu'il faut courir ces chances afin de ne pas être estropié pendant le reste de vos jours.» Je lui répondis: «Je me fie à vos conseils et m'en rapporte à vous. Tant pis pour vous si je meurs!»

En effet, si ma mort était survenue, comme les chirurgiens avaient été de l'avis de l'amputation, Fabre eût été perdu de réputation comme homme de l'art. Il fallait ses connaissances et le courage dévoué que donne l'amitié pour prendre la responsabilité dont il se chargea. Honneur et reconnaissance mille fois à l'homme le plus excellent, le plus capable et le plus digne d'estime et d'amitié que j'aie jamais connu!

Je fus transporté à bras jusqu'au Duero. A Aranda, on organisa une litière portée par des mulets. Les soldats de mon escorte, deux cents hommes de cavalerie d'élite, me portèrent et m'accompagnèrent. Jamais jeune femme en couche n'a été soignée avec plus de ménagement par sa garde-malade que moi par ces vieux soldats, et j'ai pu voir combien un sentiment vrai et profond peut donner d'instinct et d'adresse aux individus qui en paraissent le moins susceptibles.

A mon arrivée à Burgos, je fus reçu par le général qui y commandait, comme depuis à Vittoria et à Bayonne, avec tous les honneurs dus à ma dignité, spectacle imposant, présenté par l'entrée avec pompe d'un général d'armée, mutilé sur le champ de bataille, porté avec respect devant les troupes, entrant au bruit du canon et accompagné de tout son état-major. Je fis la plaisanterie de dire que j'avais pendant ce voyage assisté plusieurs fois à l'enterrement de Marlborough.

De Burgos, j'écrivis au ministre de la guerre, au prince de Neufchâtel et à l'Empereur, pour leur faire mon rapport. Le capitaine Fabvier le porta à l'Empereur. Il fit une telle diligence, que, parti de Burgos le 5 août, il rejoignit la grande armée le 6 septembre, combattit et fut blessé à la bataille de la Moskowa, le 7.

Vers les premiers jours de novembre, j'arrivai à Bayonne, où je restai jusqu'au moment où l'état de mes blessures me permit de me rendre à Paris.

J'éprouvai combien les longues souffrances affaiblissent le moral. On a vu comment j'avais envisagé ma situation personnelle à l'époque où je reçus mes blessures. Quatre-vingt-dix jours s'étaient écoulés, et on essaya de me faire sortir de mon lit. Des accidents survinrent, et il fallut suspendre les essais tentés. J'en fus fort affligé. Le préfet de Salamanque, Casa-Secca, Espagnol, qui m'était fort attaché, et s'était retiré à Bayonne, avait fait une course à Bordeaux. A son retour, il vint me voir, et je lui racontai ce qui m'était arrivé. Il me répondit: «Je le savais; on me l'a dit à mon arrivée, et j'ai tout de suite pensé que c'était comme notre pauvre Gravina.--Comment! lui dis-je, mais il a été tué à Trafalgar.--Pas du tout, répliqua-t-il; il a eu le bras fracassé d'un coup de canon; on n'a pas voulu lui couper le bras, et, au bout de trois mois, il est mort.» C'était, sauf la mort qui n'arriva pas, juste mon histoire. Cette sotte réflexion me fit une vive impression, et je fus pendant quelques jours dans une disposition d'esprit très-fâcheuse.

Certes, ceux qui liront avec attention l'histoire de cette campagne devront reconnaître que la prévoyance ne m'a pas manqué. Je ne m'étais pas fait d'illusions sur les difficultés, les impossibilités résultant nécessairement des arrangements pris. Si on a présent à l'esprit ma lettre au prince de Neufchâtel en date du 23 février, où je demandais mon changement et où je démontrais l'impossibilité de bien faire avec les moyens qui m'étaient donnés, on conviendra que j'avais deviné précisément comment les choses se passeraient. Cependant, à force de soins, j'avais été au moment d'arriver à un résultat complétement heureux. La fatalité seule avait fait échouer mes efforts. En outre, j'étais personnellement victime, et j'avais reçu de graves blessures. Eh bien, avec tant de motifs de justice, d'indulgence et d'intérêt, je ne reçus pas un mot de consolation ni de l'Empereur ni en son nom.

La première fois que j'entendis parler de lui, ce fut pour répondre à une enquête sur ma conduite. Le duc de Feltre, ministre de la guerre, la confia à un officier de son état-major, Balthazar Darcy, qui s'en acquitta avec égard et respect. Je dois, au surplus, dire cependant que Napoléon avait ordonné d'attendre, pour me faire cet interrogatoire, que ma santé fût assez bien remise, pour qu'il n'en résultât pas dans mon esprit un effet fâcheux pour mon rétablissement. Les questions étaient au nombre de quatre. Comme elles donnaient l'occasion, dans la réponse, de résumer toute cette campagne et de faire ressortir tout ce qu'elle avait eu de vicieux par suite de la division des commandements et de l'incapacité de Joseph, auquel le pouvoir suprême avait été dévolu, je les reproduirai et les joindrai aux pièces justificatives.

Enfin, le 10 décembre, ma santé me l'ayant permis, je me mis en route pour Paris. Peu après mon arrivée, le trop célèbre vingt-neuvième bulletin de la grande armée fut publié, et, le lendemain, Napoléon arriva lui-même. Je n'entreprendrai pas de peindre la profonde sensation que ce retour inopiné et les désastres annoncés firent sur l'opinion publique. Je vis l'Empereur dès le lendemain de son arrivée. Il me reçut très-bien. Mes blessures étaient encore ouvertes; mon bras sans aucun mouvement et soutenu par une écharpe. Il me demanda comment je me portais, et, quand je lui dis que je souffrais encore beaucoup, il répondit: «Il faut vous faire couper le bras.» Je lui répliquai que je l'avais payé assez cher par mes souffrances pour tenir aujourd'hui à le conserver, et cette singulière observation en resta là. A peine me parla-t-il des événements d'Espagne. Ce fut de lui et de la campagne de Russie qu'il m'entretint. Il ne paraissait nullement affecté des désastres arrivés récemment sous ses yeux. Il jouissait beaucoup, en ce moment, d'être quitte des souffrances physiques qu'il avait éprouvées. Il cherchait à se faire illusion sur l'état dés choses, et me dit ces propres paroles:

«Si j'étais resté à l'armée, je me serais arrêté sur le Niémen; Murat reviendra sur la Vistule; voilà la différence sous le rapport militaire. Mais, après les pertes que nous avons éprouvées et comme souverain, ma présence à l'armée, à une pareille distance et dans les circonstances actuelles, rendait ma situation précaire. Ici, je suis sur mon trône, et je serai promptement en mesure de réparer tous nos malheurs en créant les ressources dont nous avons besoin.»

Et il a prouvé que, sous ce dernier rapport, il avait raison.



CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS

RELATIFS AU LIVRE QUINZIÈME

LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT

«Paris, le 20 avril 1811.



«Monsieur le duc de Raguse, vous trouverez ci-joint un ordre de l'Empereur qui vous donne le commandement de l'armée de Portugal. Je donne l'ordre au maréchal prince d'Essling de vous remettre le commandement de cette armée. Saisissez les rênes d'une main ferme; faites dans l'armée les changements qui deviendraient nécessaires. L'intention de l'Empereur est que le duc d'Abrantès et le général Regnier restent sous vos ordres. Sa Majesté compte assez sur le dévouement que lui portent ces généraux pour être persuadée qu'ils vous aideront et qu'ils vous seconderont de tous leurs moyens.

«L'Empereur ordonne, monsieur le duc, que le prince d'Essling, en quittant l'armée, n'emmène avec lui que son fils et l'un de ses aides de camp; mais son chef d'état-major, le général Fririon, le colonel Pelet, ses autres aides de camp, et les autres officiers de son état-major, doivent rester avec vous.

«Toutefois, monsieur le maréchal, je vous le répète, Sa Majesté met en vous une confiance entière.»

«ORDRE.

«Paris, le 20 avril 1811.



«L'Empereur, monsieur le maréchal duc de Raguse, ayant jugé à propos de rappeler à Paris M. le maréchal prince d'Essling, vous confie le commandement de son armée de Portugal, que vous remettra M. le maréchal prince d'Essling.

«Le prince de Wagram et de Neufchâtel, major général,
«Alexandre



LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.

«Paris, le 28 avril 1811.



«L'Empereur, monsieur le maréchal duc de Raguse, me charge de vous faire connaître qu'il est nécessaire que vous preniez toutes les mesures convenables pour organiser votre armée. Sa Majesté vous laisse le maître de l'organiser en six divisions, sans faire de corps d'armée, et de renvoyer en France les généraux et officiers qui ne vous conviendraient pas: vous aurez soin de les diriger d'abord sur Valladolid, où ils attendront des ordres.

«L'intention de l'Empereur est que, aussitôt que le général Brenier, qui commande à Almeida, sera rentré dans la ligne, vous le fassiez reconnaître et l'employiez comme général de division, avancement qu'il est inutile de lui donner tant qu'il restera dans la place: c'est un très-bon officier qu'on peut employer utilement.»


LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.

«Paris, le 7 mai 1811.



«Je vous envoie, monsieur le maréchal duc de Raguse, la traduction des journaux anglais; vous y verrez que, le 18 avril, lord Wellington avait passé le Tage: ainsi il parait qu'il n'y avait plus, du côté de la Castille, que la moitié de l'armée anglaise.

«L'Empereur pense que les événements qui se seront passés du côté d'Almeida vous auront déjà instruit de ces nouvelles, et vous mettront à même de prendre le parti convenable, d'appuyer sur le Tage.

«Ce que l'Empereur avait prévu est arrivé: on a laissé du monde dans Olivença, et l'on a fait prendre là trois cents hommes. Sa Majesté est étonnée que, depuis le 4 que le duc de Dalmatie était prévenu du passage de lord Beresford, jusqu'au 25 avril, il n'ait pas pris des mesures pour dégager Badajoz avant l'arrivée de lord Wellington.»


LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT

«Paris, le 10 mai 1811.



«Je vous ai fait connaître, monsieur le duc, les intentions de l'Empereur, pour que vous organisiez votre armée en six divisions, dont le commandement sera confié à six bons généraux de division. Sa Majesté vous laisse le maître, pour cette première organisation, d'arranger ces six divisions comme vous le jugerez le plus utile au bien de son service. L'Empereur considère le général Brenier, qui est à Almeida, comme un homme de mérite et d'un courage remarquable; vous pouvez lui confier le commandement d'une division, l'intention de Sa Majesté étant de l'élever à ce grade. L'Empereur vous autorise à permettre aux généraux de brigade, que vous jugeriez être trop fatigués, de quitter l'armée; vous les dirigerez sur Valladolid, où ils attendront des ordres.

«Vous devez être au fait de ce qui se passe en Andalousie; on ne peut rien vous prescrire dans ce moment, vous devez agir pour l'intérêt général des armées de l'Empereur en Espagne; vos dispositions dépendent de ce qui se sera passé à Almeida.

«Il y a à l'armée du nord de l'Espagne des colonels en second. Vous devez les employer pour les mettre à la tête des régiments qui en manqueraient. Nous attendons un état de situation exact de l'armée et celui des emplois vacants; envoyez-moi des mémoires de proposition en règle, afin que l'Empereur nomme à ces emplois.»


LE MARÉCHAL MARMONT AU MAJOR GÉNÉRAL

«Salamanque, le 11 mai 1811.



«J'ai reçu seulement le 10 l'ordre de Sa Majesté, qui me confie le commandement de son armée de Portugal; j'ai déjà pris une connaissance générale de la situation des choses, et, malgré le désordre de l'armée, sa fatigue extrême et l'état de désorganisation où elle est, je trouverais la tâche défensive, que l'Empereur m'a donnée, facile à remplir si l'armée n'était en totalité dépourvue de moyens de transport pour l'artillerie et pour les vivres, et dans un pays où la longue station de l'armée et les siéges de Rodrigo et d'Almeida ont détruit tous les bestiaux. Cependant Sa Majesté peut être assurée que tout ce qu'il sera humainement possible de faire sera mis à exécution, et que les intérêts de son service, dans cette circonstance importante, mes devoirs envers sa personne, le besoin de justifier l'honorable choix dont je suis l'objet, me sont beaucoup plus chers que la vie; mais Votre Altesse me permettra d'exposer ici mes besoins, fondés sur la situation des choses, et de réclamer les secours qui sont éminemment nécessaires. De quatre mille deux cents chevaux qui composaient l'équipage de l'artillerie de l'armée il y a un an, quatorze cents restent aujourd'hui, et, de ce nombre, quatre cents seulement peuvent être attelés, quatre ou cinq cents pourront l'être dans quelque temps, le reste n'existera plus dans quinze jours. Votre Altesse jugera quel est mon embarras pour rendre l'armée mobile, car enfin il faut des canons et des cartouches à sa suite. Le duc d'Istrie m'a donné cent chevaux de l'artillerie de la garde, et j'apprécie ce secours; mais j'ose supplier Sa Majesté de m'en faire accorder un plus grand nombre. Les chevaux de l'artillerie de la garde sont très-près d'ici et pourraient nous être donnés, tandis que d'autres, venant de France, les remplaceraient.

«L'équipage de l'artillerie de l'armée, pour une bonne défensive, devrait être porté à deux mille chevaux ou mulets.

«Il est impossible, de même, de se mouvoir dans un pays que la guerre a dévasté, que de nombreuses bandes parcourent sans cesse, où les réquisitions des moyens de transport sont, par cette raison, extrêmement difficiles à effectuer, enfin sans moyen de transports réguliers. Y renoncer serait rendre toujours plus grands des désordres qui peuvent avoir les conséquences les plus graves. L'armée avait, en entrant en campagne, trois cents caissons de vivres; il n'en existe plus que trente-quatre. Je demande avec instance douze à quinze cents mulets de bât pour les vivres. Ils pourraient, sans doute, être promptement achetés à Bayonne. L'armée anglaise a douze mille hôtes de somme, soit pour l'artillerie, soit pour les vivres; aussi tous ses mouvements se font-ils avec facilité. Les moyens de transport que je demande sont calculés pour la défensive; l'offensive en exigerait presque le double.

«La destruction des mules et des chevaux que l'armée de Portugal vient d'éprouver est moins encore le résultat de la campagne proprement dite que de l'absence totale d'administration qui a existé à son retour de Portugal, et qui existe encore. Votre Altesse apprendra, avec étonnement, qu'il n'a pas été fait une seule distribution, ni aux chevaux d'artillerie, ni à ceux de cavalerie, depuis qu'elle est en Espagne; aussi la division de dragons, composée de six régiments, est réduite à huit cents chevaux pour le service; le reste est incapable d'être monté. Les troupes légères, à l'exception de la brigade Fournier qui est en meilleur état, sont réduites à rien. La brigade Lamotte, composée des 3e hussards et 15e chasseurs, et qui est la plus forte du corps d'armée, n'a aujourd'hui que deux cent quarante-sept chevaux susceptibles d'être montés. Mes premiers soins ont eu pour objet d'empêcher le mal de s'accroître, et de conserver au moins les chevaux existants, et les mesures que je vais prendre encore rempliront, j'espère, cet objet, le premier et le plus important de tous. C'est au nom de la gloire des armes de Sa Majesté, c'est au nom du salut de ses armées, et pour leur donner le moyen de détruire ses ennemis, que je supplie Sa Majesté de nous accorder les moyens de transport que je demande et qui nous sont indispensablement nécessaires.»


LE DUC D'ISTRIE AU MARÉCHAL MARMONT.

«Valladolid, le 18 mai 1811.



«Mon cher maréchal, je m'empresse de répondre à vos lettres des 15 et 16 mai.

«Par la première, vous me demandez dix mille paires de souliers, je vais vous les envoyer.

«Par la seconde, vous me dites qu'il a été employé cinq cent mille francs de l'argent de la solde pour acheter des grains, et que je dois les faire rembourser. D'abord, je n'ai point d'argent; j'ai des troupes auxquelles il est dû, aux unes un an de solde, à d'autres huit mois, et à d'autres quatre. Le trésor de France ne m'envoie point un sol. Mes dépenses d'hôpitaux et de consommation sont triplées à Valladolid, parce que j'ai deux mille malades de l'armée de Portugal. Je dois aux fournisseurs plus de deux millions. Je n'ai point un sou dans les caisses. Les administrations de l'armée de Portugal ont consommé dans le pays trois mille cinq cents voitures; leur désordre et les exactions militaires, joints à la présence des bandes, rendent les rentrées extrêmement difficiles. Je ne puis point envoyer de grains au général Bonnet, faute de transports; je ne puis point faire le million de rations de biscuit que m'a demandé l'Empereur, faute de grains. Telle est ma situation, mon cher maréchal; j'ai néanmoins donné l'ordre au général Wathier de réunir tous les grains qu'il pourra, et de vous les envoyer.

«Quant aux cinq cent mille francs que l'on vous a dit avoir été employés en achats de blé, je vais vous parler avec la franchise qui me caractérise: je n'en crois rien. L'armée à vécu à Ciudad-Rodrigo avec ce qu'elle a emporté de ses cantonnements. Ciudad-Rodrigo et Salamanque ont été approvisionnés avec ce que j'ai envoyé, et quelques milliers de fanegas de blé, qui ont été achetés à Salamanque. Avec le désordre de l'administration de l'armée de Portugal, on mourrait de faim, et toutes les ressources de l'Espagne ne suffiraient point, tant que vous n'en arrêterez pas l'effet.

«J'ai eu l'honneur de vous dire, à Ciudad-Rodrigo, que, tandis qu'il n'y avait point à Salamanque de quoi relever les postes, la consommation de cette place était de dix-huit à vingt mille rations par jour.

«J'avais fait passer un marché pour vous fournir à Salamanque seize mille fanegas de blé; le fournisseur qui s'en était chargé trouva à Arevalo deux commissaires qui avaient tout mis en réquisition pour l'armée de Portugal. Celui qui s'était engagé est revenu sans pouvoir rien acheter, et a rendu l'argent qu'on lui avait avancé.

«L'intendant général de l'armée de Portugal dit qu'on a dépensé cinq cent mille francs pour achats de grains; je pense qu'il vous aura rendu compte également que l'on dépensait à Salamanque trente-cinq mille rations par jour, et que le soldat n'avait point une once de pain; que, pour un bon de douze rations, par exemple, on donnait quatre rations, et on gardait le bon entier; ainsi, si l'on juge des achats qui ont dû être faits par les bons de magasins, il n'est pas étonnant qu'il se trouve cinq cent mille francs de dépense. J'ai la conviction morale qu'il n'a pas été acheté pour cent mille francs de grains.

«Voilà le terrain sur lequel vous marchez, mon cher maréchal; vous n'avez qu'un homme qui puisse diriger votre administration, c'est M. Marchand. Vous avez des administrations pour une armée de deux cent mille hommes; vous avez des hommes accoutumés à administrer dans l'Italie; c'est tout différent de l'Espagne, et, si vous n'y faites attention, vous vous trouverez bientôt dans le plus grand embarras.

«J'ai abandonné le septième gouvernement, les provinces de Toro et de Zamora à l'armée de Portugal; Ségovie et Avila doivent fournir également; si toutes ces ressources ne suffisent point, je suis prêt à vous abandonner le sixième gouvernement; mais, dans ce cas, il faudrait y envoyer vos troupes, parce que je retirerais toutes les miennes. Je viendrai à votre secours autant que je le pourrai, mais, je vous le répète, vous n'avez pas trente mille hommes, et vous dépensez de soixante à soixante-dix mille rations par jour.

«Vous avez pour fournisseur un nommé Clouchester, qui a été chassé de Madrid comme escroc, à ce qu'on m'a dit; vous ne trouverez pas mauvais ma franchise, elle m'est dictée par l'attachement que je vous porte et le désir de vous voir réussir dans vos opérations.»


LE DUC D'ISTRIE AU MARÉCHAL MARMONT.

«Valladolid, le 18 mai 1811.



«Vous me faites connaître par votre lettre que vous avez l'intention de faire bientôt un mouvement. Il m'est impossible d'envoyer des troupes à Salamanque; je suis même forcé de retenir un bataillon destiné pour l'armée du Midi. L'ennemi a fait un mouvement de Ponferrada par le val de Buron sur le général Bonnet; toute cette partie de la Montaña est en insurrection, les habitants ont abandonné leurs villages. J'y ai envoyé les seules troupes que j'avais disponibles. Vous connaissez la situation des autres provinces, elle est aussi peu satisfaisante. Je vous prie au contraire de faire occuper les postes de Babila Fuente et de Canta la Piedra, pour que je puisse disposer du bataillon de Neufchâtel, pour l'envoyer en colonne mobile, contre les bandes.

«Je ne doute point que vous n'ayez des renseignements positifs sur le pays où vous avez le projet de vous porter. Je croyais que votre matériel exigeait encore du temps, surtout vos chevaux d'artillerie, les vivres et votre cavalerie.

«Je vous envoie l'extrait des journaux anglais, vous jugerez de quelle importance a été le mouvement fait sur Almeida puisque Wellington avait ramené toute son armée, même les troupes de Beresford. Le duc de Dalmatie était en marche, le 9, avec vingt mille hommes pour se porter, suivant les circonstances, sur Badajoz ou sur Zamonte.


LE DUC D'ISTRIE AU MARÉCHAL MARMONT.

«Valladolid, le 23 mai 1811.



«Mon cher maréchal, je reçois votre lettre du 22. J'applaudis à votre désir de faire une diversion en faveur de l'armée du Midi. Sans vouloir commenter votre lettre, je vous prie de trouver bon que je vous dise que je connais très-bien la destination de l'armée de Portugal. Je ne puis qu'applaudir à votre détermination de faire une diversion en faveur de l'armée du Midi, si elle se borne à vous porter sur le Tage, en laissant une réserve pour observer Ciudad-Rodrigo, maintenir vos communications, et laisser un détachement pour être maître de Salamanque, que je considère comme l'entrepôt de votre armée. Si, au contraire, vous avez l'intention, comme vous me le laissez entrevoir, de passer le Tage et de vous porter au secours de l'armée du Midi, je ne crois point que vous ayez les moyens nécessaires pour faire un pareil mouvement. Vous laisserez la moitié de votre artillerie en route, et, après huit jours de marche, vous aurez perdu un tiers de votre cavalerie. Vous n'avez point de transports; vous n'aurez pas de sitôt ceux qu'on vous a promis, quoique j'aie fait donner les ordres les plus pressants à ce sujet. Je ne pense pas que vous puissiez réunir plus de vingt-cinq mille baïonnettes. Ces forces ne sont pas suffisantes pour lutter avec avantage contre l'armée anglaise et vous mettre à la merci des événements, sans aucun point d'appui, sans réserve et dans l'incertitude des mouvements du duc de Dalmatie. Votre armée n'est pas fraîche, quoiqu'elle soit très-bonne; dix jours n'ont pu suffire pour la réorganiser et la pourvoir de tout ce qui lui est nécessaire. Je sens tout le prix de la gloire qu'il y aurait à battre les Anglais; je suis plein de confiance dans vos talents militaires; je voudrais pouvoir vous appuyer avec dix à douze mille hommes; je le ferais par le double sentiment d'amitié que je vous porte et le désir que j'aurais de coopérer à la défaite des Anglais; mais je ne le puis: toutes mes troupes sont occupées et loin de moi.

«Je pense que vous rempliriez le même but en jetant deux divisions sur Placencia et quelques troupes de l'autre côté du Tage; en gardant la tête du pont d'Almaraz, et menaçant de déboucher; en plaçant une division à Bejar et à Baños; en conservant le reste de votre armée à Salamanque, Alba de Tormès et environs. Je crois que la diversion aurait le même résultat. Le duc de Dalmatie s'est mis en marche, le 9, avec vingt mille hommes; je compte qu'il a reçu quinze mille hommes de l'armée du Centre ou de l'armée du Nord: cela porte son armée à cinquante-cinq mille hommes. Lorsque le neuvième corps l'aura rejoint, son armée sera de soixante mille hommes. Avec cela il n'a rien à craindre des événements et n'a besoin que d'une démonstration sur le Tage pour se rendre libre de tous ses mouvements et maître de la campagne. Il est organisé en artillerie, cavalerie et transports.

«Vous ne trouverez pas mauvais, mon cher maréchal, les observations que je vous fais. Si je connaissais moins les moyens que vous avez pour agir, et que vous eussiez de trente-cinq à quarante mille baïonnettes et trois mille chevaux, je serais des premiers à pousser à la roue; mais, si vous faites un faux mouvement, vous usez sans utilité les moyens qui vous restent et vous vous mettez hors d'état de rien faire de la campagne. Je souhaite que vous ne voyiez dans mes observations qu'une preuve de l'attachement que je vous porte et le désir que j'ai de vous voir éviter ce qui peut nuire à votre gloire et aux intérêts de l'Empereur. Quant à tout ce que vous me demandez, vous pouvez être sûr que je vous enverrai ce que je pourrai.»


LE DUC D'ISTRIE AU MARÉCHAL MARMONT.

«Valladolid, le 23 mai 1811.



«Il m'est impossible, mon cher maréchal, d'envoyer un seul homme à Salamanque. Ne pourriez-vous pas établir dans cette ville les dépôts de votre armée avec un ou deux bataillons? Cette province va se trouver entièrement dépourvue de troupes. Comment communiquer avec vous si vous ne laissez rien entre Salamanque et le Tage? Vous calculerez sans doute toutes les conséquences que cela peut avoir.

«Comment vous parviendront vos convois? Quelles ressources aurez-vous en cas d'un mouvement rétrograde? Je pense, mon cher maréchal, que vous songerez à l'inconvénient d'abandonner Salamanque. Vous voyez l'effet que cela a déjà produit, puisque tout ce qui est compromis dans cette ville parle de l'abandonner. Cette province a toujours été occupée par l'armée de Portugal, même lorsqu'elle était à Santarem. Je vous prie de vous faire une idée juste de mes moyens en troupes: je ne puis pas disposer d'un homme.»


LE DUC D'ISTRIE AU MARÉCHAL MARMONT.

«Valladolid, le 23 mai 1811.



«Mon cher maréchal, je vous envoie copie de la lettre que j'ai écrite au major général. Je désire que vous voyiez la chose comme moi. Ce n'est point que je ne sente l'importance du mouvement sur le Tage, mais je pense qu'en rapprochant deux divisions de Placencia et d'Almaraz; une division à Bejar et à El-Barco; deux divisions à Salamanca et l'autre à Zamora, vous rempliriez le même but; car je ne pense pas que vous veuilliez vous porter sur Badajoz: c'est un mouvement qui devrait être combiné avec le duc de Dalmatie, et ce serait, ce me semble, compromettre votre opération que de le faire avec le peu de moyens que vous avez. La province de Toro et tout le pays sur la rive gauche du Douero serait votre grenier.

«Je vous prie de m'envoyer un officier, un sergent et deux caporaux par régiment pour en former le dépôt de votre armée; j'ai ici dans les hôpitaux beaucoup de blessés; vous sentirez l'importance de cette mesure, elle est tout à l'avantage de votre armée.»


A S. A. S. LE PRINCE DE WAGRAM ET DE NEUFCHÂTEL,
MAJOR GÉNÉRAL.

«Monseigneur, nous n'avons ici rien de nouveau depuis ma dernière lettre; mais le duc de Raguse m'écrit qu'il a l'intention de se porter sur le Tage et de commencer son mouvement au 1er juin. J'aurais beaucoup désiré avoir des moyens suffisants pour l'appuyer dans son mouvement, que je regarde comme très-précipité, quels que soient les événements de l'Estramadure. Le duc de Raguse ne peut agir que dans la direction d'Almaraz. Il n'a point assez de force et de moyens pour agir sur Alcantara. J'ai vu cette armée de près; ses chevaux d'artillerie sont dans le plus pitoyable état; le duc de Raguse ne peut pas réunir vingt-cinq mille baïonnettes. Je sais tout ce que doivent avoir de pénible pour l'Empereur et de désagréable pour moi toutes ces vérités; mais, si le duc de Raguse, trop confiant dans ses moyens, fait une mauvaise opération, il sera forcé de revenir au point d'où il sera parti; il aura fini d'épuiser toutes ses ressources, et son armée sera paralysée pour tout le reste de la campagne. Il n'a point de magasins. Je viens de lui écrire pour qu'il m'envoyât des cadres de dépôts pour son armée; j'ai trois ou quatre mille hommes de son armée dans les hôpitaux ou convalescents. Votre Altesse sentira de quelle importance il est qu'en sortant ces hommes ne soient pas abandonnés à eux-mêmes, et qu'il y ait des officiers, des sergents et des caporaux pour les recevoir et les conduire à leur destination quand ils seront rétablis.

«Je désire que Votre Altesse prenne en considération ce que j'ai eu l'honneur de lui écrire sur la situation de ce pays. Je ne crains point les événements militaires; nous pouvons les prévenir et les faire tourner à notre avantage; mais il est des circonstances où il faut savoir temporiser pour se ménager les moyens d'agir et de prendre l'offensive. Comment l'armée de Portugal peut-elle agir offensivement? elle n'a aucun moyen de transport; elle n'a pas de quoi atteler quinze pièces de canon; si elle en attelle davantage, elle sera forcée de les laisser. Plus tard, tous ses chevaux seraient rétablis, sa cavalerie en état; j'aurai mis la Navarre â la raison; j'aurai rejeté dans la Galice ce qu'il y a devant le général Seras, et aurai dégagé le général Bonnet; et alors il me serait sans doute possible de réunir huit ou dix mille hommes et d'appuyer le duc de Raguse. Si le duc de Raguse se porte sur le Tage, Ciudad-Rodrigo va être livré à lui-même. Dans la situation actuelle des affaires dans le nord de l'Espagne, je ne puis point disposer d'un régiment pour m'opposer aux tentatives que l'ennemi ferait sur cette place, car je pense bien qu'avant tout l'essentiel est le Nord, la côte, les communications et les points qui avoisinent la France. Dans un moment où il s'agissait d'empêcher les Anglais de s'emparer d'Almeida, je n'ai pu amener de l'infanterie au prince d'Essling. Je le puis encore bien moins aujourd'hui, à cause des mouvements de l'ennemi, de la force des quadrilles sur tous les points, de la consistance de Mina et de la situation des esprits dans cette province.

«Il faut renoncer à administrer ce pays comme l'Empereur l'avait ordonné. La présence de deux armées dans le sixième et le septième gouvernement ne permettra aucun plan fixe d'administration. Tant que l'armée de Portugal sera sur le territoire d'Espagne, et jusqu'à ce que cette armée ait les moyens de reprendre sa conquête (ce qui ne peut être de longtemps), il faut qu'elle ait des ressources qu'elle ne peut trouver que dans le sixième gouvernement; il faut même qu'il lui soit uniquement affecté. Le cinquième, le troisième et la quatrième peuvent seuls être administrés comme l'entend l'Empereur, et, pour en avoir bientôt fini avec la Navarre, il serait nécessaire d'y envoyer trois ou quatre mille hommes de plus.

«Je prie Votre Altesse de peser toutes mes réflexions; elles sont le résultat d'un long et mûr examen et de la connaissance que j'ai de la situation de ce pays.

«Je suis avec respect, etc.
«Signé, le maréchal duc d'Istrie



SOULT AU MARÉCHAL MARMONT.

«Llerena, le 27 mai 1811.



«M. le capitaine Fabvier, votre aide de camp, m'a remis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Salamanque le 16 de ce mois. Je me suis entretenu avec lui de l'état des affaires dans le midi de l'Espagne, particulièrement en Estramadure, et je lui ai fait concevoir la nécessité indispensable que l'armée de Portugal marche au plus tôt en son entier vers la Guadiana, dans l'objet de nous réunir, de livrer bataille aux ennemis et de sauver Badajoz. C'est avec une bien grande satisfaction que j'ai reçu de M. Fabvier l'assurance que vous étiez disposé à prendre en conséquence des dispositions, et que votre projet était de vous mettre, pour cet effet, en marche dans les premiers jours de juin; vous voulez bien aussi me le confirmer par votre lettre.

«Je suis d'autant plus sensible à la démarche que vous avez faite, qu'elle est la première communication directe que j'aie eue de l'armée de Portugal depuis qu'elle existe, et que j'y reconnais la détermination prononcée de concourir, avec tous les moyens dont vous pouvez disposer, aux succès des armes de Sa Majesté l'Empereur, quel que soit le théâtre. Ainsi je ne crains pas de trop hasarder en vous proposant de ne laisser qu'une garnison suffisante à Ciudad-Rodrigo et de marcher avec toute votre armée sur la Guadiana, dans la direction de Merida ou de Badajoz. Dans les premiers jours de juin, je me porterai moi-même sur Merida, où je compte rallier les troupes que le général Drouet conduit à l'armée du Midi, avoir des nouvelles de votre marche, et opérer notre jonction. Lorsque nous serons réunis, nous conviendrons des mouvements ultérieurs qui devront être faits, dont l'objet sera de livrer bataille aux ennemis et de sauver Badajoz. Il n'y a pas un instant à perdre pour obtenir ce dernier résultat.

«Je ne pense pas que vous puissiez rien compromettre en laissant pendant quelque temps Ciudad-Rodrigo livré à ses propres forces, d'autant plus que M. le maréchal duc d'Istrie sera sans doute disposé à former un corps pour contenir les détachements que le général ennemi pourra engager dans cette direction, et que, d'ailleurs, il est vraisemblable qu'aussitôt que les ennemis auront connaissance de votre mouvement ils s'empresseront de porter leurs forces vers le Midi; mais vous pouvez les prévenir par la rapidité de votre marche, et la place de Badajoz peut être dégagée par la seule impulsion de votre mouvement avant que lord Wellington ait pu joindre, sur la rive gauche de la Guadiana, le général Beresford. Alors les succès de la campagne sont assurés, quelles que soient les dispositions et les forces des ennemis.

«J'ai envoyé ordre au général Drouet de presser sa marche et de se diriger sur Medellin dans le cas où il ne pourrait pas arriver à Merida (ce qui ne me paraît pas vraisemblable). Si, par événement, ce général se trouvait encore en arrière, je vous serai très-obligé, monsieur le maréchal, de lui enjoindre de la manière la plus formelle de se conformer aux dispositions que je viens d'énoncer.

«Le 16 de ce mois, j'ai livré bataille aux ennemis à la Albuhera. Cette affaire serait pour nous d'un grand avantage; nous pourrions même la considérer comme une victoire signalée 4 si Badajoz, qui en était le but, eût été dégagé; mais je n'ai pu y parvenir. Les ennemis ont perdu, de leur aveu, sept mille hommes, dont quatre mille cinq cents Anglais. Nous leur avons fait mille prisonniers, pris six drapeaux et cinq pièces de canon. Les 3e, 31e, 48e et 66e régiments ont été à peu près détruits. Depuis je manoeuvre en Estramadure, et je n'ai cessé d'offrir le combat aux ennemis. Leur circonspection les a tenus jusqu'à présent à une distance respectueuse; mais je ne suis pas assez fort pour engager à moi seul une nouvelle affaire sous les murs de Badajoz, d'autant plus que lu gauche de mon armée se trouve engagée contre celle de l'ennemi, qui vient de Murcie, et que j'ai toujours à craindre du côté de Cadix et de Gibraltar, le dois donc compter sur le concours efficace de l'armée de Portugal, que vous voulez bien m'offrir. J'ai l'espoir que je ne serai pas trompé dans mon attente.

Note 4: (retour) Excellente plaisanterie, que de représenter comme une victoire signalée une bataille offensive dont le but, celui de bloquer une place, n'a pu être atteint! Sublime inspiration qui c'est renouvelée depuis, quand le maréchal duc de Dalmatie à essayé de faire passer aussi pour une victoire la bataille défensive de Toulouse, où il a été chassé d'une position qui semblait et aurait dû être inexpugnable! (Le duc de Raguse.)

«Il me tarde beaucoup, monsieur le maréchal, que notre réunion soit opérée, et que nous puissions convenir des dispositions que l'un et l'autre nous devons exécuter pour que les intentions de l'Empereur soient remplies et le succès de ses armes assuré. Aussitôt que je serai instruit de votre marche, j'irai à votre rencontre.»


LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.

«Paris, le 27 mai 1811.



«Je vous envoie, monsieur le duc de Raguse, divers numéros du Moniteur, parmi lesquels il s'en trouve plusieurs qui contiennent des nouvelles d'Espagne.

«Ainsi que je vous l'ai déjà mandé, monsieur le maréchal, l'Empereur me charge de vous faire connaître de nouveau que vous avez un entier pouvoir pour réorganiser votre armée, en former six ou sept divisions, et renvoyer les généraux que vous ne jugeriez pas convenable de garder. Vous pouvez prendre les colonels en second du corps du général Drouet, pour leur donner le commandement des régiments vacants, en choisissant des officiers vigoureux. Vous devez renvoyer les administrations que vous jugeriez inutiles, et concentrer votre armée dans la main.

«Il y a beaucoup de mulets dans la province de Salamanque et sur vos derrières; faites lever tous ces mulets pour rétablir vos attelages. Le maréchal duc d'Istrie a l'ordre de vous seconder de tous ses moyens et de vous donner même tout ce qu'il pourra tirer de la garde impériale; et, indépendamment de cela, des marchés sont passés pour l'achat à Bayonne de quatre mille mulets de bât et du train d'artillerie, mais il faudra nécessairement du temps pour cette opération.

«L'Empereur, monsieur le duc, vous recommande de bien reformer votre armée et de livrer bataille aux Anglais s'ils se portent sur Ciudad-Rodrigo; dans ce cas, le duc d'Istrie pourra vous renforcer d'une division d'infanterie de dix mille hommes de la garde impériale.--Annoncez la prochaine arrivée de l'Empereur et votre marche sur Lisbonne aussitôt que la récolte sera faite.»


LE DUC D'ISTRIE AU MARÉCHAL MARMONT.

«Valladolid, le 1er juin 1811.



«Je reçois votre lettre du 30. Vos dispositions sont parfaites, et je vous en fais mon compliment de tout mon coeur. Je vais me mettre à même de vous appuyer au besoin. Je vous prie de m'écrire le plus souvent possible: personne ne prendra plus de part à votre marche et à vos succès que moi.

«J'ai envoyé cette nuit l'ordre au général Roguet de rentrer. Je vais porter une partie de la cavalerie sur Salamanque et m'échelonner de manière à pouvoir me mettre en marche au premier avis que vous m'en donnerez.»


LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.

Paris, le 3 juin 1811.



«L'Empereur me charge de vous faire connaître, monsieur le maréchal, qu'il est nécessaire que votre artillerie soit bien remontée et bien approvisionnée avant de faire aucun mouvement important; qu'il faut quel vous ayez au moins soixante pièces de canon attelées, avec leur approvisionnement, et que votre armée soit parfaitement reposée et réorganisée.

«Vous êtes autorisé à donner l'ordre au duc d'Abrantès, et à tous les généraux qui ne vous conviendraient pas, de rentrer en France. Enfin, monsieur le maréchal, vous devra arranger votre armée de manière qu'elle soit parfaitement dans votre main et que vous n'éprouviez aucun obstacle.

«Indépendamment de la brigade du général Wathier, M. le maréchal duc d'Istrie a l'ordre de vous remettre cinq cents chevaux d'artillerie et de lever tous les mulets qu'il sera possible de trouver.

«Rappelez tous les détachements de votre armée qui se trouvent isolés dans les villes du sixième et du septième gouvernement. Des troupes doivent remplacer incessamment, dans la Biscaye et dans la Navarre, les régiments provisoires et de marche qui s'y trouvent et qui sont composés d'hommes appartenant à l'armée de Portugal; vous vous trouverez par là obtenir une augmentation d'environ neuf mille hommes. Deux mille chevaux d'artillerie sont en mouvement pour se rendre à Bayonne, et quatre mille hommes de cavalerie appartenant à votre armée vont incessamment vous rejoindre.

«L'Empereur aurait désiré, monsieur le maréchal, avoir l'état de situation de l'armée de Portugal. J'ai reçu le petit état d'organisation que vous m'avez envoyé, mais qui ne contient aucune force ni même l'indication des bataillons et escadrons. Témoignez à votre chef d'état-major combien l'Empereur est impatient d'avoir ces états, et prescrivez-lui la plus grande exactitude à me les envoyer aux époques prescrites. Sa Majesté s'occupe essentiellement de son armée de Portugal, et je suis dans l'impossibilité de lui en présenter la situation récente.»


NOTE DU DUC DE RAGUSE SUR LA CORRESPONDANCE DU DUC
D'ISTRIE ET DU MAJOR GÉNÉRAL.

Quelques mots d'abord sur les lettres du maréchal duc d'Istrie, commandant l'armée du nord de l'Espagne, lettres que l'on vient de lire tout à l'heure. Les deux premières me sont adressées, la dernière est la copie de celle qu'il écrit au prince de Neufchâtel. Il est difficile de peindre d'une manière plus exacte l'état déplorable dans lequel j'ai trouvé l'armée quand j'en ai pris le commandement. Ce que je dis dans le texte de mes Mémoires est donc corroboré par le récit d'une personne étrangère qui était en situation de voir et de juger, et dont l'intérêt se trouvait plutôt à embellir ma position qu'à en exagérer la misère, afin d'être dispensé de m'envoyer une partie des secours qu'il avait l'ordre de me faire passer. Mon récit est encore corroboré par la crainte extrême que le duc d'Istrie éprouvait de me voir exécuter l'opération que je méditais. Il n'est peut-être pas sans quelque mérite d'avoir trouvé le moyen de donner si promptement de la consistance et de la valeur aux débris qui m'avaient été confiés, et d'être parvenu à pouvoir opérer avec eux, si peu de moments après leur retour en Espagne. On peut voir par la lettre du major général, du 3 juin, que les ordres de l'Empereur, loin d'être impératifs pour agir, étaient bien plutôt restrictifs, puisqu'il me recommandait de ne pas faire de mouvements importants avant d'avoir soixante pièces de canon attelées et approvisionnées. Je n'en avais que trente-six; mon infanterie ne s'élevait pas au delà de vingt-cinq mille hommes; ma cavalerie n'était remontée qu'en partie; mais la confiance était revenue, l'esprit de l'armée était régénéré et le caractère de chacun était retrempé. M. le lieutenant-colonel Napier, dans son très-médiocre ouvrage sur les campagnes de la Péninsule, où l'erreur des faits et le défaut de sincérité le disputent à l'ignorance des règles élémentaires du métier, a donc eu tort de dire que le mouvement opéré dans le Midi par l'armée de Portugal, dont l'effet a été la délivrance de Badajoz, m'avait été ordonné. Le mérite en appartient tout entier à moi seul, et le succès était indispensable, puisque cette marche avait été exécutée en opposition avec les instructions reçues.

Le mouvement sur Badajoz m'a paru le seul qui pût sauver cette place. Il était commandé par l'intérêt de la gloire de nos armes. J'ai eu la conviction que son exécution était possible, et je me suis décidé à l'entreprendre; le duc de Dalmatie le réclamait avec raison; j'ai entendu sa voix; et, quoique mes intérêts d'amour-propre fussent en jeu, je n'ai pas pensé un seul jour à le différer. J'ai été bien aise de saisir la première occasion de montrer que des considérations de cette nature ne doivent jamais intervenir quand il s'agit du bien de son propre pays et de sa gloire, exemple que, plus tard, j'ai reconnu avec douleur avoir donné en vain.

Je ne discuterai pas ici les ridicules propositions du duc d'Istrie, consistant à occuper la tête de pont d'Almaraz sur le Tage, à placer une division à Bejar et à Baños, et à tenir le reste de l'armée réuni à Salamanque et Alba-sur-Tormès. Il était absurde de penser que de semblables dispositions, prises à soixante lieues de Badajoz, eussent pu ralentir d'un seul jour les opérations commencées contre cette place.

Mes combinaisons ont été telles, que les craintes et les alarmes si vives du maréchal duc d'Istrie se sont changées complétement en confiance quand le mouvement s'exécuta, ainsi qu'on le voit en lisant sa lettre du 1er juin, où il me félicite de mes dispositions et de la résolution que j'ai prise et dont commence l'exécution.

Signé: Le maréchal duc de Raguse.



LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.

«Paris, le 17 juin 1811.



«J'ai mis sous les yeux de l'Empereur, monsieur le duc, votre lettre chiffrée du 31 mai.

«Sa Majesté a vu avec peine que vous ayez gardé une grande quantité d'hommes à pied du train d'artillerie, Sa Majesté ayant fait diriger sur Bayonne beaucoup de chevaux d'artillerie. Je vous prescris qu'aussitôt la réception du présent ordre vous ayez à faire partir tous les hommes à pied du train d'artillerie, que vous avez gardés, et que vous les dirigiez sur Bayonne.

«Sa Majesté a vu aussi avec peine que vous n'ayez mené que trente-six pièces de canon. Il vous en eût fallu soixante, ce qu'elle croyait possible, avec les cinq cents chevaux que vous avez dû recevoir de la garde, et qui lui sont remplacés par cinq cents autres. A la fin de juillet, mille chevaux d'artillerie, avec les munitions qui vous sont nécessaires, passeront la Bidassoa; mais, je vous le répète, l'Empereur ordonne que tous les hommes à pied du train, que vous avez conservés, soient envoyés tout de suite à Bayonne. Quand vous serez sur le Tage, l'intention de l'Empereur est que vous frappiez des réquisitions dans les provinces d'Avila, de Talavera et de Truxillo, même dans la Manche, pour former vos magasins. Vous ne devez pas employer l'argent de la solde à acheter des vivres. Si Alcantara est susceptible d'être mis en état de défense, cela serait avantageux.

«Madrid étant abondamment pourvu d'approvisionnements de guerre, vous pourriez de là compléter l'approvisionnement de vos munitions, à raison de douze pièces par division et de douze obusiers en réserve. Tout est en mouvement pour diriger de grandes forces en Espagne. Sa Majesté attend avec la plus grande impatience l'état de situation de votre armée.

«A Saintes est établi un dépôt pour les dragons; à Niort, un pour la cavalerie légère; à Auch, pour le train d'artillerie; à Pau, pour les équipages militaires; il arrive dans ces dépôts des chevaux, des selles, des harnais et tout ce qu'il faut pour remonter les hommes à pied; à mesure que vous en aurez de démontés, renvoyez-les à Bayonne, d'où ils seront dirigés sur les dépôts.»


LE MARÉCHAL MARMONT AU MAJOR GÉNÉRAL.

Badajoz, 21 juin 1811.



«Je viens de rendre compte à Votre Altesse Sérénissime de la levée du siége de Badajoz et de la retraite de l'ennemi en Portugal. Je vais aujourd'hui, conjointement avec M. le duc de Dalmatie, faire une reconnaissance sur Elvas et Campo-Maior. Si, comme tout l'annonce, l'ennemi a renoncé à toute espèce de projets sur l'Estramadure, je repasserai le Tage, sans retard, avec la plus grande partie de l'armée et ferai prendre des cantonnements dans les montagnes sur le Tietar et sur le Terté, occupant Baños et Bejar, et j'aurai mes avant-postes dans la Sierra de Gata, qui m'approcheront de Rodrigo, et à Coria, qui m'instruiront de ce qui se passe dans la vallée du Tage. Je laisserai une division à Truxillo pour observer Badajoz et me mettre en communication avec l'armée du Midi. Je vais faire mettre en bon état de défense le passage du Tage à Lugar-Nuevo, près d'Almaraz. Ce poste sera un de mes principaux dépôts de vivres et de munitions. Les instructions générales données aux troupes, en cas d'attaque de l'ennemi, seront, pour celles de la rive gauche, de repasser le Tage, et pour celles de la rive droite de repasser le Tietar, sur lequel je vais faire construire une bonne tête de pont. J'établirai mon quartier général aux environs de Navalmoral, et je me trouverai ainsi en mesure de me porter également, soit sur Rodrigo, soit sur Badajoz. Les troupes, cantonnées dans ces pays sains, passeront ainsi l'époque des grandes chaleurs.

«Mon intention est de mettre à profit ce temps de repos pour réorganiser complétement l'armée et la mettre le mieux possible en état d'exécuter les ordres de Sa Majesté, rétablir une bonne discipline, former des magasins sans lesquels il est impossible ici de faire aucune espèce de bonne opération; enfin, tout en faisant reposer les troupes qui en ont un extrême besoin, les faire exercer et les mettre à même de rentrer en campagne avec tous leurs avantages.

«Lorsque l'armée de Portugal aura passé ainsi six semaines ou deux mois, et aura reçu quelques recrues et les chevaux de cavalerie, d'artillerie et d'équipages qui lui manquent, et si son bon esprit est soutenu par quelques récompenses, il n'y a rien que Sa Majesté ne puisse exiger d'elle et qu'elle ne puisse exécuter.

«Tels sont, monseigneur, mes projets, de l'exécution desquels je vais m'occuper; mais, pour le faire avec fruit, il est nécessaire que Sa Majesté fasse connaître quelles sont les ressources qu'elle attribue à l'entretien de l'armée de Portugal. Il est indispensable, ou qu'il soit fait des fonds réguliers et fixes pour faire face à toutes les dépenses de l'administration, ou qu'on détermine le territoire dont les produits lui seront affectés et le mode d'après lequel il en sera disposé. Il est impossible de continuer, sans les inconvénients les plus graves, à vivre, comme on l'a fait jusqu'ici, de réquisitions. Ce système, qui laisse un arbitraire immense et qui est subversif de tout ordre, est tout à fait impraticable à la longue, lorsqu'une armée est stationnaire; car, comme les réquisitions nécessitent toujours l'emploi de la force, elles ne peuvent se faire qu'à une petite distance, et alors la totalité des ressources d'un pays est bientôt épuisée. Il en résulte une impossibilité absolue de vivre, à moins d'une dispersion totale de l'armée, et l'armée n'est plus en état d'agir. Indépendamment de cela, ce système, faisant naître beaucoup de désordres, entraîne presque toujours une double consommation. C'est par suite de ce système que les provinces de Salamanque et de l'Estramadure sont ravagées et que les deux tiers de ces pays sont incultes. Si, au contraire, on paye tout, on a sans violence et sans l'emploi de la force des moyens de subsistance suffisants, et l'Empereur n'y perd rien puisqu'on peut établir des impôts en conséquence; car, en supposant que la charge fût trop forte, elle serait au moins plus supportable, puisque tout le monde y contribuerait, tandis que, par les réquisitions, elle est soutenue par un petit nombre d'individus. C'est ainsi que l'Andalousie est toujours dans un ordre parfait, parce que, depuis un an, le système des réquisitions y a cessé. Mais, indépendamment des subsistances, il y a d'autres dépenses de l'armée qui exigent de l'argent comptant: celles de l'artillerie, celles du génie, des hôpitaux, les traitements extraordinaires accordés par l'Empereur, etc.; il faut donc, ou que Sa Majesté accorde des fonds réguliers versés dans la caisse de l'armée pour faire face aux dépenses de l'administration, ou qu'elle daigne déterminer un territoire dont les impôts, étant versés dans cette caisse, fassent face à ses besoins.

«Si Sa Majesté se décide pour ce dernier parti, il semblerait que le territoire naturel à donner aujourd'hui à l'armée de Portugal serait celui de l'armée du Centre, en laissant toutefois dans cet arrondissement, et aux ordres du général de l'armée de Portugal, les troupes qui s'y trouvent pour les garnisons et la police du pays, afin de laisser toujours l'armée de Portugal entièrement disponible. Si Sa Majesté adopte cette proposition, il est possible qu'elle trouve à propos de soumettre Madrid à un système particulier; mais, dans ce cas, il serait encore nécessaire que l'armée de Portugal pût en tirer des ressources; car une grande armée ne peut pas se passer d'une grande ville. Votre Altesse appréciera sans doute combien l'intérêt de Sa Majesté est qu'on centralise, autant que possible, l'autorité sur la frontière faisant face aux Anglais, car le peu d'ensemble qui y règne doit, à la longue, produire les plus funestes effets. Si, étant à Salamanque, le pays qui pouvait m'aider et me secourir eût été sous mes ordres, j'aurais pu commencer mon mouvement cinq ou six jours plus tôt. Il est possible que le retard qui a eu lieu eût pu occasionner la perte de Badajoz, dont la prise aurait mis en feu tout le midi de l'Espagne. Si j'eusse commandé à Madrid, j'aurais trouvé un pont à Almaraz; j'y aurais trouvé huit cent mille rations de vivres qui étaient nécessaires à mon mouvement; et les promesses faites se seraient accomplies, tandis qu'elles se sont trouvées jusqu'ici sans effet. Jusqu'ici l'Espagne n'a pas été pour l'armée française le pays de l'union et de la concorde, et cependant ce n'est que par l'ensemble dans les opérations que l'on pourra rapidement mener à une bonne conclusion toutes les affaires de Sa Majesté. Lord Wellington a ici un grand avantage; tout ce qui doit contribuer à ses opérations lui est subordonné: ainsi tout part d'un même principe, conduit vers un même but et marche avec méthode.

«Telles sont, monseigneur, les réflexions que l'intérêt du service de l'Empereur m'a suggérées; je vous prie de les soumettre à Sa Majesté, et de me faire connaître ses ordres.

«Le capitaine Denis de Damrémont, mon aide de camp, qui aura l'honneur de vous remettre ces dépêches, pourra donner à Votre Altesse, sur la situation de l'armée, tous les renseignements qu'elle pourra désirer; je prends la liberté de le recommander à vos bontés.»


LE MARÉCHAL SOULT AU MARÉCHAL MARMONT.

«Séville, le 2 juillet 1811.



«Il était très-urgent que j'arrivasse à Séville; les corps espagnols, commandés par Blake et par Balleysteros, qui sont descendus de l'Estramadure, menaçaient déjà cette ville, où on n'était point en mesure de se défendre. D'autre part, j'ai ma gauche extrêmement engagée; l'ennemi y fait des progrès, et peut-être en ce montent ai-je des corps compromis, tandis que, sur mon centre, l'ennemi devient de jour en jour plus entreprenant et augmente le corps qui agit dans les montagnes entre Ronda, Algesiras et Gibraltar.

«Cette situation, qui est la conséquence naturelle des détachements que j'ai dû faire pour secourir Badajoz, me force à presser la marche des troupes que je fais venir de l'Estramadure, pour les mettre aussitôt en campagne et tâcher de rétablir les affaires. Pour le moment, je n'en retire cependant que celles dont j'ai eu l'honneur de faire part à Votre Excellence; mais je dois la prévenir que, si elles étaient insuffisantes, mon devoir m'obligerait à avoir recours au cinquième corps et à la cavalerie commandée par M. le général Latour-Maubourg. Alors Votre Excellence serait sans doute disposée à mettre l'armée de Portugal en position de secourir au besoin Badajoz et d'empêcher les ennemis de faire de nouvelles incursions en Estramadure.

«C'est au nom du service de l'Empereur que j'ai l'honneur de vous faire cette proposition, en attendant que Sa Majesté ait déterminé l'arrondissement de l'armée de Portugal, et que celle du Midi puisse se renfermer dans ses limites, ou au moins que j'aie été renforcé par les troupes de cette même armée que le général Belliard retient à Madrid malgré les ordres exprès de l'Empereur.

«A ce sujet, je renouvelle à Votre Excellence la demande de vouloir bien tenir une division d'avant-garde et de la cavalerie à Merida, afin que nos communications soient bien établies, au moins jusqu'à ce que l'armée anglaise ait pris un parti et que la place de Badajoz soit réapprovisionnée.

«Je laisse, le cinquième corps et la cavalerie du général Latour-Maubourg en Estramadure; je ne changerai la destination de cette troupe qu'à la dernière extrémité; et, dans ce cas, Votre Excellence en sera toujours prévenue à l'avance. Mais, je le répète, il n'est pas en mon pouvoir de me défaire des ennemis que j'ai en ce moment à combattre sans le concours de ces troupes; et, pour cela, il vous paraîtra sans doute raisonnable, monsieur le maréchal, que l'armée de Portugal contribue, par sa présence sur la Guadiana, à les rendre en partie disponibles et à contenir les ennemis, d'autant plus que je prends l'engagement de remarcher moi-même avec vingt mille hommes en Estramadure si les ennemis cherchaient de nouveau à y pénétrer en armes, afin d'y seconder les opérations de Votre Excellence, et même d'y rétablir auparavant un gros corps d'observation sitôt que j'aurai terminé les affaires de l'Andalousie.

«L'intérêt que vous portez au service de l'Empereur et l'empressement que vous avez mis, monsieur le maréchal, à venir au secours de l'armée du Midi, lorsque, par suite de la diversion qu'elle avait faite en faveur de l'armée de Portugal, sa droite s'est trouvée engagée, me donnent l'assurance que vous accueillerez ma proposition et que même vous jugerez devoir prendre des dispositions en conséquence, en appréciant l'urgence des motifs qui me portent à renouveler ma demande.»


LE MARÉCHAL SOULT AU MARÉCHAL MARMONT.

«Séville, le 3 juillet 1811.



«J'ai l'honneur de vous adresser duplicata de la lettre qu'hier j'ai écrite à Votre Excellence.

«L'état des affaires devenant de jour en jour plus embarrassant en Andalousie, et me trouvant pressé sur tous les points par les ennemis, je suis dans l'impérieuse nécessité d'appeler encore une division du cinquième corps et la division de dragons commandée par le général Latour-Maubourg. Je ne puis pour le moment laisser en Estramadure qu'une division d'infanterie et quatre régiments de cavalerie légère aux ordres de M. le général comte d'Erlon. Lorsque je me serai débarrassé des ennemis qui m'accablent, je rétablirai en Estramadure le corps d'observation dont nous sommes convenus.

«Plusieurs convois de subsistances et de poudre de guerre sont en route pour Badajoz. Je donne l'ordre a M. le général comte d'Erlon de les y faire entrer avant d'opérer son mouvement. Je pense aussi que, de son côté, il aura pu faire rentrer quelque chose. Ainsi il devra y avoir à Badajoz un approvisionnement de quelques mois.

«Ces considérations me portent à vous demander expressément, monsieur le maréchal, de vouloir bien, jusqu'à ce que l'Empereur ait fait connaître ses intentions, tenir l'armée de Portugal entre le Tage et la Guadiana, ayant son avant-garde à Merida, afin de pouvoir, au besoin, secourir Badajoz, et d'empêcher que l'armée anglaise pénètre de nouveau en Estramadure, et compromette ainsi la droite de l'armée du Midi.

«Je fonde ma proposition sur une instruction du prince major général que j'ai retrouvée à Séville, laquelle dit expressément que l'armée impériale de Portugal est chargée d'observer l'armée anglaise et de l'empêcher de faire des progrès en Espagne. Je m'appuie aussi de la considération que j'ai déjà exposée de la nécessité de rendre les troupes de l'armée du Midi disponibles pour agir contre les corps ennemis qui, en ce moment, l'attaquent de toute part.

«J'ai l'honneur de prier Votre Excellence de vouloir bien me communiquer les dispositions qu'en conséquence elle jugera à propos de prendre.

«J'ai l'honneur de lui faire part que, depuis quelques jours, on remarque de très-grands mouvements dans l'escadre anglaise qui est en baie de Cadix. Le 30, on a vu paraître, à la hauteur de Rota, une flotte ennemie de quarante et une voiles, dont quinze vaisseaux de haut bord, plusieurs à trois ponts, venant de l'ouest et faisant voile pour le détroit. On disait à Cadix que l'escadre impériale de Toulon était sortie.»


LE MARÉCHAL MARMONT AU MARÉCHAL SOULT.

«Merida, le 6 juillet 1811.



«Je reçois la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 2 juillet. L'armée de Portugal n'a jamais eu à combattre la totalité de l'armée anglaise, car une division en a toujours été détachée sur cette frontière; elle n'a jamais été chargée non plus d'une portion de l'armée espagnole lorsqu'elle était dans toute sa force. Ce n'est point avec l'affaiblissement en hommes et en moyens, qu'elle a éprouvé, qu'elle peut changer de rôle aujourd'hui et tenir tête aux armées anglaise et portugaise réunies et augmentées des forces de Castaños.

«Le cinquième corps a toujours été considéré par Sa Majesté comme devant concourir aux opérations générales de l'armée de Portugal, et, de fait, il y a toujours été employé. Je m'empresse donc de vous annoncer, d'une manière bien formelle, que, le jour ou vous rappellerez le cinquième corps et la cavalerie, l'armée de Portugal repassera le Tage, et qu'elle ne marchera de nouveau au secours de Badajoz que lorsque les forces disponibles de l'armée du Midi auront débouché des montagnes. Si, au contraire, le cinquième corps et la cavalerie continuent à rester en Estramadure, l'armée de Portugal gardera les positions que je vous ai annoncé qu'elle allait prendre, et sera en communication avec l'armée du Midi et toujours prête à venir à son secours. La position de l'armée de Portugal n'est pas telle en Estramadure, qu'elle puisse stationner sur la Guadiana avec des forces inférieures, parce qu'elle a une mauvaise communication, impossible à défendre, et qu'un seul revers pourrait causer sa perte. Les troupes de l'armée du Midi, au contraire, ont une communication que rien ne peut compromettre, et, en se retirant devant un ennemi supérieur, elles arrivent dans de fortes positions, et s'approchent de leurs magasins, de leurs ressources et de leur réserve. C'est donc pour éviter cette équivoque que je me hâte de vous écrire cette lettre. Rien ne pourrait modifier les résolutions qu'elle contient, parce qu'elles sont fondées sur des calculs raisonnables et sur les véritables intérêts du service de l'Empereur. J'en envoie, au surplus, une copie au prince major général, avec prière de la mettre sous les yeux de Sa Majesté.»


LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.

Paris, le 10 juillet 1811.



«L'Empereur, monsieur le duc, me charge de vous témoigner sa satisfaction du mouvement que vous avez opéré sur Badajoz et de son résultat. L'intention de Sa Majesté, monsieur le maréchal, est que la province de l'Estramadure, depuis Merida, Medellin, et toute la rive droite de la Guadiana, soit sous vos ordres, sans comprendre toutefois Badajoz ni un rayon à sept ou huit lieues autour de cette place, qui continueraient à faire partie de l'armée du Midi. L'intention de l'Empereur est également que la province de Talavera, celles de Tolède, Placencia et Avila, soient immédiatement sous vos ordres, ayant soin de rendre compte au roi de ce qui se passera dans ces provinces; mais vous devez employer les contributions de ces provinces et toutes leurs ressources pour fournir à votre armée tout ce dont elle pourra avoir besoin. Ainsi donc, monsieur le duc, Tolède, Talavera, Placencia, Avila, Coria et la province de Ciudad-Rodrigo font partie de votre commandement, pour en tirer, je vous le répète, les contributions, les subsistances et les moyens de toute espèce dont votre armée peut avoir besoin. Le roi, qui est à Madrid et commande l'armée du Centre, vous enverra de sa capitale, de Ségovie et de la Manche, tout ce qu'il pourra.

«Le maréchal duc d'Istrie a dû vous envoyer cinq cents chevaux d'artillerie de la garde. Vous trouverez, ci-joint l'état des troupes qui sont en marche pour vous rejoindre. Par ces moyens, vous verrez que votre artillerie et votre cavalerie seront bientôt en état.

«L'Empereur vous ordonne, monsieur le duc, d'exécuter l'ordre que vous avez déjà reçu plusieurs fois d'envoyer à Bayonne les hommes à pied, soit de cavalerie, soit du train d'artillerie ou des équipages militaires. L'Empereur a formé, dans les départements du midi de la France, des dépôts où il y a des chevaux, des équipements et tout ce qui est nécessaire pour remonter promptement ces hommes.

«Votre artillerie, comme je vous l'ai dit, doit être de quatre-vingt-quatre bouches à feu. Le matériel existe à Ciudad-Rodrigo et à Madrid; le personnel est à votre armée; les chevaux nécessaires pour le train vous arrivent: il ne vous reste donc rien à désirer.

«Il a été envoyé à l'armée de Portugal, jusqu'à ce jour, neuf millions cinq cent mille francs, et il part un sixième convoi, du 13 au 15 juillet, qui vous porte quatre millions.

«Le ministre de la guerre a l'ordre de mettre à votre disposition cent mille francs pour le génie, cent mille francs pour l'artillerie, cent mille francs pour vos dépenses extraordinaires, et ce qui aurait été déjà dépensé pour ces trois services sera imputé et régularisé sur ces sommes.

«Je dois vous faire observer, monsieur le duc, que, dans l'état d'agitation et de trouble dans lequel se trouve l'Espagne, elle ne peut être administrée que militairement. Faites payer fortement le pays et établissez le plus grand ordre; empêchez les vols et gaspillages de toute espèce. J'écris au roi pour qu'il vous envoie un million de rations de biscuit. De votre côté, vous devez profiter du moment de la récolte pour former de grands magasins à Truxillo, Placencia, Talavera, etc.

«Après vous avoir félicité sur votre mouvement, Sa Majesté me charge de vous dire qu'elle est très-mécontente que vous n'ayez pas encore envoyé l'état de situation de votre armée. Prenez donc à l'avenir des mesures pour que tout marche ensemble. L'Empereur a besoin de connaître, dans les plus petits détails, la situation de ses armées pour les commander.

«Sur l'état joint à cette lettre, vous verrez que le général Vandermaesen réunit à Burgos une division de huit cent cinquante hommes de cavalerie et de six mille hommes d'infanterie, qui partiront vers les quinze premiers jours d'août. Vous y verrez aussi les détachements partis avec le roi et ceux qui partiront avec le sixième convoi de fonds. Vous recevrez ainsi un renfort de six mille cinq cent huit hommes d'infanterie, huit cent cinquante-quatre hommes de cavalerie, et de onze cent quarante chevaux d'artillerie.»


LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.

«Paris, le 10 juillet 1811.



«L'Empereur, monsieur le due de Raguse, me charge de vous parler de vos relations avec le roi.

«Les provinces de Tolède, d'Avila et de Talavera étant distraites de l'armée du Centre, pour vous servir à en tirer les contributions et les autres ressources nécessaires aux besoins de votre armée, vous devez vous entendre avec le roi et lui adresser l'état des contributions et des objets de toute espèce que vous emploierez pour votre armée. Vous lui en ferez connaître l'emploi et vous m'enverrez les mêmes comptes.

«Les agents du roi doivent continuer leurs fonctions, la justice doit être rendue au nom de Sa Majesté Catholique; les agents de l'administration et les membres du clergé seront nommés par elle. Vous devez rendre compte au roi des opérations administratives, y mettre le plus grand ordre, de manière à ce que les agents espagnols aient la conviction qu'il n'y a rien de soustrait dans les deniers publics. Correspondez avec le roi sur les événements militaires afin qu'au besoin il puisse vous soutenir avec ce qu'il aura de disponible. De son côté, Sa Majesté Catholique vous fera connaître ce qui pourra vous intéresser.

«L'Empereur, monsieur le duc, désire que le roi aille passer la revue de votre armée; cela l'intéressera davantage pour subvenir à vos besoins. Sa Majesté Catholique aura les honneurs du commandement, mais c'est vous, monsieur le maréchal, qui commandez et qui répondez à l'Empereur des événements. Vous sentirez assez tous les avantages que vous retirerez de ce que le roi soit bien accueilli à votre armée; cela fera un bon effet moral parmi les Espagnols et portera Sa Majesté à vous seconder de tous ses moyens pour contribuer à vos succès.»


LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.

«10 juillet 1811.



«L'Empereur, monsieur le duc, après avoir lu vos dernières dépêches, me charge de vous faire connaître qu'une division ne suffit pas à Truxillo, qu'il faut deux divisions, votre cavalerie et quinze pièces de canon. Vous donnerez le commandement de ce corps, soit au général Régnier, soit au général Montbrun. Vous devez tirer des vivres de Merida et Medellin, et ne pas laisser l'ennemi s'y établir. Vous vous tiendrez en correspondance immédiate avec Rodrigo et le cinquième corps d'armée. Le reste de votre armée doit se placer à Almaraz, Talavera, Placencia et sur les rives du Tage, pour se reposer et être en position de se réunir promptement. Il faut établir un pont sur le Tage à Almaraz ou au point de Szarovislas, où jadis il en a existé un. Vous devrez faire construire le pont sur pilotis et y faire établir une double tête de pont, de manière à avoir un ouvrage important sur le Tage et qui soit à l'abri des incursions des guérillas et de tous autres partis. Vous pouvez faire faire des ouvrages dans le genre de ceux que l'Empereur a faits au Spielz, mais sur une petite échelle. Il faut occuper Alcantara, le fortifier comme poste, ce qui donnera un autre pont sur le Tage et une nouvelle communication directe avec Badajoz. Cet objet est de la plus grande importance et deviendra très-avantageux lorsqu'on sera sur le point d'opérer sur le Portugal, puisque d'Alcantara on aura un fort dépôt qui servira d'appui. Les Anglais, qui avaient d'abord réparé Almeida, l'ont fait sauter et raser en entier, dans le dessein de porter la guerre dans le Midi. L'Empereur pense, monsieur le duc, qu'avant de retourner sur le Tage vous vous serez assuré que les fortifications de Badajoz sont réparées et la ville approvisionnée pour six mois. Cela supposé, il reste à voir ce que fera le général anglais. Il ne paraît pas probable qu'il veuille recommencer la campagne pendant la canicule, et notamment la commencer par un siége dans la saison la plus malsaine en Espagne. Si, contre toute probabilité, il le faisait, c'est, monsieur le duc, au secours de l'Andalousie que vous devez marcher avec toute votre armée. L'Empereur a donné le commandement de son armée du Nord au général Dorsenne, et ce général sera bientôt en mesure de couvrir Ciudad-Rodrigo et de présenter une forte colonne pour inquiéter l'ennemi du côté de cette place et menacer le Portugal; il pourrait même, en cas d'événement, réunir des forces assez nombreuses pour couvrir Ciudad-Rodrigo. L'Empereur vous recommande de faire retrancher le col de Baños, de manière à y maintenir un poste qui assure vos communications avec l'armée du Nord. Aussitôt que l'armée du général Dorsenne sera plus considérable, on le chargera entièrement de la province et de la place de Rodrigo, ce qui pourra vraisemblablement avoir lieu vers le 15 août. Alors l'armée du Nord aurait néanmoins un corps sur la Coa et l'armée de Portugal garderait Alcantara et serait à cheval sur le Tage, ayant sa gauche appuyée sur la Guadiana. L'armée du Midi occuperait Badajoz avec un corps d'observation pour soutenir cette place. Dans cet état des choses, monsieur le maréchal, si l'ennemi se portait sur Ciudad-Rodrigo avec toutes ses forces, l'armée de Portugal marcherait au secours de cette place, de concert avec l'armée du Nord, ce qui amènerait une force de soixante-dix mille hommes sur Ciudad-Rodrigo.

«Si, ce qui est beaucoup plus probable, le général anglais marchait sur Badajoz, l'armée de Portugal se porterait sur la Guadiana, se réunirait à vingt-cinq mille hommes de l'armée du Midi, ce qui ferait soixante-cinq mille hommes. Enfin, si l'armée ennemie débouchait sur l'armée de Portugal par l'une ou l'autre rive du Tage, l'armée du Nord pourrait envoyer au secours de l'armée de Portugal dix mille hommes, l'armée du Midi quinze mille hommes, celle du centre six mille hommes, ce qui ferait une réunion de plus de soixante-dix mille hommes, car, avant que l'ennemi eût franchi l'espace depuis Alcantara ou Alfaiatès jusqu'à Almaraz, l'armée de Portugal aurait eu le temps de recevoir tous ses secours. Vous sentez, monsieur le duc, qu'on parle de ce projet pour parler de tout, car les localités doivent faire considérer ce projet de l'ennemi comme impraticable. Mais l'Empereur a voulu parcourir les différentes chances afin de vous convaincre davantage que l'ennemi ne peut plus avoir de but aujourd'hui que de se porter sur l'armée du Midi. Sa Majesté désire donc que votre quartier général soit sur le Tage au point le plus près de la Guadiana; que l'armée soit placée sur les deux rives; que votre droite soit sur Placencia, au lieu d'y avoir votre centre, parce qu'il est plus probable que l'armée de Portugal sera obligée de se porter sur l'Andalousie que vers le Nord. Voilà pour la défense.

«Quant à l'offensive, monsieur le maréchal, l'armée de Portugal ne peut faire autre chose que de se reposer, se refaire, se réorganiser, atteler son équipage à quatre-vingt-quatre pièces de canon; nommer à tous les emplois d'officier (envoyez-moi promptement le travail); compléter les généraux; former des magasins; bien asseoir le passage du Tage par des ponts sur pilotis; faire des doubles têtes de pont; enfin occuper et fortifier Alcantara. Après la canicule, si l'offensive doit avoir lieu sur le Portugal, cette opération se fera par un mouvement combiné de trois corps d'armée, celui du Nord, de Portugal et du Midi, formant plus de cent mille baïonnettes, une immense artillerie et tous les moyens de transport nécessaires. L'Empereur, monsieur le maréchal, aura le temps de donner ses ordres et de connaître vos projets, à mesure que vous serez instruit sur les lieux. La guerre de Portugal n'est plus une expédition; on ne doit plus songer à aller à Lisbonne dans une campagne, mais dans deux, s'il le faut. Ainsi donc, monsieur le duc, tout ce que vous pourrez faire dans ce moment pour préparer l'offensive est d'occuper Alcantara, la fortifier et en faire un dépôt de vivres et de munitions. L'Empereur, monsieur le maréchal, compte sur votre zèle, sur votre activité et sur vos moyens pour qu'il ne puisse arriver rien de désastreux à l'armée du Midi. Vous devrez, monsieur le maréchal, avoir un chiffre avec le roi, le duc de Dalmatie et le général Dorsenne pour les dépêches importantes.»


LE MARÉCHAL SOULT AU MARÉCHAL MARMONT.

«Séville, le 11 juillet 1811.



«Monsieur le maréchal, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 6 m'est parvenue au même instant que celle du 7. En réponse, je m'empresse de vous faire part des ordres qu'hier j'ai envoyés à M. le général comte d'Erlon. Il lui est prescrit d'envoyer une brigade et un régiment de cavalerie à Xerès de los Caballeros et Frejenal pour observer les directions qui aboutissent à Ayamonte, par où les troupes espagnoles feront des mouvements si elles veulent se reporter en Estramadure. Un régiment se rendra à Séville.

«Un autre régiment sera établi aux débouchés des montagnes pour assurer les communications.

«Ainsi il restera dans les plaines de l'Estramadure une division d'infanterie, composée de quatre régiments et six régiments de cavalerie, le tout sous les ordres de M. le général Claparède, lequel reçoit pour instructions d'observer l'armée anglaise, d'entretenir la communication avec Badajoz, et de faire entrer sans cesse des approvisionnements dans la place. Il fera aussi ce qui sera en son pouvoir pour communiquer avec les troupes que l'armée de Portugal laissera sur la Guadiana.

«Je donne ordre à M. le général comte d'Erlon de se rendre de sa personne à Séville, où il commandera toute ma droite jusqu'à Badajoz, M. le maréchal duc de Bellune ne pouvant, à cause du blocus de Cadix, être chargé de ce soin.

«J'attends que ces mouvements soient un peu avancés pour marcher, avec toutes les troupes dont je puis disposer, au secours du quatrième corps, qui a été repoussé jusqu'à Grenade par l'armée insurgée de Murcie, et pour chasser un corps de cette même armée, qui s'est mis en bataille sur les hauteurs de Santa-Helena, où passe ma ligne d'opérations, la seule communication que j'aie avec la Manche et Madrid.

«Pour le moment, il m'est impossible d'en faire davantage. Je n'ai pris aucun engagement que je ne sois disposé à tenir; Votre Excellence me trouvera toujours invariable. Si elle me connaissait mieux, elle se serait dispensée de me témoigner de la méfiance, et, si elle eût réfléchi sur ma situation, elle eût trouvé raisonnable que je pensasse plutôt au salut de l'armée dont le commandement m'est confié qu'à paralyser des troupes dont le secours m'est indispensable, sur un théâtre où je ne puis paraître que comme auxiliaire, et non comme partie principale. Je ferai mieux aussitôt que cela me sera possible, sans y être provoqué.

«Je suis fort aise que Votre Excellence ait envoyé copie de sa lettre du 6 à Son Altesse Sérénissime le prince major général; elle pourra contribuer à nous faire connaître, à l'un et à l'autre, les intentions de l'Empereur. J'ai aussi écrit à ce sujet.

«Toutefois, si Votre Excellence changeait les dispositions qu'elle m'a annoncées, je la prierais de vouloir bien m'en instruire. Je recevrai cette communication sans méfiance pour l'avenir.»

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