Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (6/9)
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (6/9)
Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (6/9)
Author: duc de Raguse Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont
Release date: October 15, 2010 [eBook #33861]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
http://dp.rastko.net. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL MARMONT
DUC DE RAGUSE
DE 1792 À 1841
IMPRIMÉS SUR LE MANUSCRIT ORIGINAL DE L'AUTEUR
AVEC
LE PORTRAIT DU DUC DE REISCHSTADT
CELUI DU DUC DE RAGUSE
ET QUATRE FAC-SIMILE DE CHARLES X, DU DUC D'ANGOULÊME, DE L'EMPEREUR
NICOLAS ET DU DUC DE RAGUSE
DEUXIÈME ÉDITION
TOME SIXIÈME
PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41L'éditeur se réserve tous droits de traduction et de reproduction.
1857
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL
DUC DE RAGUSE
LIVRE DIX-NEUVIÈME
1814
Sommaire.--Triste position de l'armée française.--Épidémie à Mayence.--Espérances de Napoléon.--Organisation de l'armée.--Marmont établit son quartier général à Worms.--L'armée ennemie passe le Rhin à Bâle (20 décembre) et à Manheim (1er janvier 1814).--Retraite du corps de Marmont sur Metz et Bar-le-Duc.--Retraite du duc de Bellune sur Nancy (26 janvier).--Arrivée de Napoléon à Vitry.--Mouvements des autres corps de l'armée française.--Ordres donnés au prince Eugène.--Désobéissance du prince Eugène.--Positions occupées par les alliés.--Bataille de Brienne.--Bataille de la Rothière.--Rôle de Marmont pendant cette bataille.--Retraite sur Troyes.--Combat de Rosnay (2 février).--Découragement général.--Lettre de Marmont au prince de Neufchâtel.--Champaubert.--Courage du soldat français.--Anecdotes.--Paroles de l'Empereur.--Napoléon et M. Mollien.--Bataille de Montmirail.--Combat de Vauchamps.--Marmont surprend les Russes à Étoges.--Anecdote.--Grouchy et l'épée du général Ourousoff.
Les revers de 1813 nous avaient ramenés sur le Rhin. Cette résurrection si étonnante de l'armée française au commencement de l'année, le développement de forces si prodigieuses, opéré pendant l'armistice, ne laissaient plus que des souvenirs. Tout avait péri ou avait disparu. Les garnisons, restées sur l'Elbe et la Vistule, les pertes éprouvées dans de si nombreux combats, les désastres de Leipzig, enfin une misère toujours croissante, avaient réduit l'armée à n'être plus que l'ombre d'elle-même. La retraite avait présenté le spectacle de la même confusion que celle de Russie. Des soixante mille hommes environ qui avaient atteint le Rhin, à peine quarante mille avaient des armes.
L'armée arriva à Mayence, les 1er et 2 novembre, dans cet horrible état. Comme de pareils revers n'avaient pas été prévus, rien n'avait été préparé pour la recevoir. Des besoins de toute nature, des embarras de toute espèce, vinrent l'assaillir. Ce fut le prélude de nouveaux malheurs.
Une armée dans un désordre aussi grand, après avoir éprouvé de semblables souffrances, porte avec elle le germe des plus cruelles épidémies. Quand rien n'est prêt pour combattre ces funestes prédispositions, on est assuré de voir arriver les plus affreux ravages.
Cette multitude de jeunes soldats, exténués, découragés, fut rapidement atteinte du fléau épidémique 1. La mortalité, dans des établissements formés à la hâte, presque entièrement dépourvus de moyens de traitement, s'éleva rapidement à un nombre tel, que, dans le seul bâtiment de la douane, converti en hôpital, il mourut jusqu'à trois cents hommes en un seul jour.
La terreur s'étant mise parmi les médecins et les employés des hôpitaux, les malades furent menacés de ne recevoir aucune espèce de secours. Pour remettre l'ordre, je pris le parti de diriger tout par moi-même. Je m'imposai l'obligation d'aller, chaque jour, faire la visite des hôpitaux. Ma présence ranima, dans le coeur de chacun, le sentiment de ses devoirs, et une sorte de pudeur força à les remplir.
Les malades reprirent confiance. Si le mal ne fut pas détruit, ses funestes effets furent au moins diminués. Le devoir d'un général ne se borne pas seulement à commander et à mener ses troupes au combat. Chef d'une grande et nombreuse famille dont la conservation est à sa charge, il doit, s'il veut se montrer digne du commandement, remplir à son égard toutes les obligations d'un père, et en donner la preuve par ses soins. Il doit l'aimer s'il veut en être aimé lui-même. Le moindre instinct de ses hautes fonctions doit lui faire comprendre que l'amour des soldats pour leur général est le premier gage de ses succès. C'est, avant tout, par la réciprocité d'affection que s'établit l'accord entre le chef et ses subordonnés, et cet ensemble de volontés nécessaire pour l'exécution des projets les plus difficiles. Aussi, quand un chef s'occupe, au prix des plus grands sacrifices, et même au péril de ses jours, de la conservation de ses soldats, il ne remplit pas seulement son devoir, il fait encore une chose utile, tout à la fois morale et politique.
Je donnerai quelques détails assez curieux sur cette épidémie de Mayence, en 1813, qui enleva quatorze mille soldats et un nombre presque égal d'habitants. Les observations dont je vais rendre compte se trouveront applicables à toutes les circonstances semblables qui peuvent malheureusement se reproduire.
Les grandes souffrances et la disette produisent sur le corps humain à peu près les mêmes effets que la peur. Elles l'affaiblissent et le disposent aux plus horribles contagions.
L'encombrement des hôpitaux et le manque de soins firent naître le typhus, qui enleva nos soldats par milliers. Les habitants de Mayence et des environs, qui n'étaient pas sortis de chez eux et n'avaient éprouvé aucune souffrance, frappés de terreur à la vue de cette mortalité, en furent victimes comme les soldats. Enfin, les officiers de l'armée, n'ayant pas éprouvé les terreurs des habitants, et autant de souffrances physiques que les soldats, en furent moins attaqués.
Cette double observation me donna la confiance de braver le typhus, et je l'affrontai effectivement impunément.
Autre chose digne de remarque. Beaucoup de soldats semblèrent avoir eu les pieds gelés pendant cette retraite, et cependant jamais le thermomètre ne tomba au-dessous de zéro. L'épuisement avait enlevé la vie aux extrémités. Les doigts des pieds frappés de mort tombaient en gangrène, comme il serait arrivé par suite d'un froid violent.
Peindre le découragement et le mécontentement des esprits dans l'armée et dans toute la France, à la vue de tant de maux; dire le triste avenir que chacun entrevoyait, ce me serait impossible! Cette consommation de près d'un million d'hommes, faite en si peu de temps, la disparition de notre puissance et de son prestige, les fautes grossières de la campagne, appréciables pour les hommes de l'intelligence la plus vulgaire, cette désorganisation de l'empire annoncée de toutes parts, soit par les révoltes, soit par les défections; enfin, les périls qui menaçaient le coeur même de l'État, périls si nouveaux pour nous, et que l'on ne s'imaginait plus possibles, accoutumé que l'on était depuis si longtemps a voir la victoire suivre constamment nos drapeaux, et notre influence politique aller toujours en augmentant, tout cela décourageait les esprits les plus vigoureux, et donnait à penser que nous n'étions pas à la fin de nos malheurs.
Napoléon lui-même, tout disposé qu'il était à s'abandonner aux plus étranges illusions, ne pouvait se cacher les dangers actuels, le mécontentement universel et la faiblesse des moyens qui lui restaient.
Les divisions parmi les alliés avaient longtemps fait son espérance; mais les souvenirs récents de ses injures et de sa tyrannie avaient réuni, par un lien solide, tant d'intérêts divers, et confondu toutes les passions dans une seule, celle de son abaissement. Il y avait eu en outre une grande habileté dans l'organisation militaire de cette coalition. Les corps d'armée étant presque tous composés de troupes de différentes nations, la condition de chacun était égaie, sauvait les amours-propres, et établissait, au contraire, chaque jour, l'occasion de développer une émulation utile. De plus, elle empêchait l'action immédiate d'une politique particulière à chaque souverain, qu'une circonstance fortuite aurait pu développer. Cette réunion constante des trois souverains au même quartier général avec les chefs des cabinets établissait une harmonie complète et rendait faciles et promptes toutes les décisions. Enfin le caractère de sagesse, de bienveillance et de douceur du généralissime faisait disparaître jusqu'aux plus légères aspérités dans le contact des hommes et des choses. Encore une fois, la haine que Napoléon avait développée contre lui donnait la plus grande énergie et le plus grand accord aux volontés de ses ennemis.
Napoléon resta à Mayence jusqu'au 7 novembre. Pendant ce séjour, il arrêta les dispositions nécessaires pour la garde de la frontière. Il divisa les commandements et pourvut, autant qu'il était en lui, à la réorganisation de l'armée, qui, au quatrième corps et à la vieille garde près, n'existait plus que de nom.
Je passais mes journées presque entières avec lui. Morne et silencieux, il plaçait toutes ses espérances dans des délais et se livrait à l'idée que l'ennemi n'entreprendrait pas contre nous une campagne d'hiver. Il comptait, s'il pouvait disposer de six mois, parvenir à recréer une nouvelle armée assez nombreuse pour disputer avec succès le territoire sacré (c'est ainsi qu'il nommait le sol français). Effectivement, les levées s'exécutaient encore dans l'ancienne France avec facilité; et, bien que la désertion en diminuât les effets, partout on obéissait au sénatus-consulte rendu par la régente. Les soldats, levés en conséquence, reçurent le surnom de Marie-Louise.
On put les reconnaître, pendant la campagne, d'abord à leur ignorance des premiers éléments du métier, et ensuite à leur habillement; car, n'ayant eu le temps de recevoir qu'une capote, un bonnet de police, des souliers, une giberne et un fusil, ils furent constamment sans uniforme. On les reconnaissait encore à un courage calme et sublime qui semblait dans leur nature. Je raconterai, en son lieu, divers traits qui montrent de quel intérêt et de quelle estime était digne cette héroïque jeunesse.
Napoléon convenait, dans le tête-à-tête, de sa fâcheuse position, et puis concluait toujours, à la fin de chaque conversation, par espérer. Quand nous étions plusieurs avec lui, son langage d'espérance dans l'avenir était plus fier et plus décidé; le nôtre constamment le même, et fondé sur une conviction profonde d'être à la veille d'une catastrophe. Quand je dis nous, je parle de moi, de Berthier, du duc de Vicence, et de quelques autres généraux que l'Empereur admettait familièrement, le soir, auprès de lui. Nous cherchions, à tout prix, à l'amener à faire la paix. L'Empereur avait entre les mains beaucoup de places, en Allemagne et en Pologne. L'ennemi avait éprouvé de grandes pertes. La France pouvait s'associer franchement aux intérêts de Napoléon, quand elle verrait sa liberté et son honneur compromis. Ces considérations devaient être puissantes aux yeux des souverains. Il était donc possible, et il est effectivement vrai qu'ils n'étaient pas éloignés de terminer la lutte. Aussi pensions-nous qu'il fallait saisir avidement la première occasion de négocier de bonne foi, et de faire la paix sans retard; mais Napoléon n'entrait pas dans ces calculs, et semblait, au moins par ses discours publics, se bercer des plus vaines espérances.
Un soir, vers le 4 ou 5 novembre, on discutait les projets probables de l'ennemi. Je dis qu'il allait remonter le Rhin avec une grande partie de ses forces, violer le territoire suisse, et passer le Rhin à Bâle. Ce calcul était basé sur la nécessité où il était d'avoir un pont à l'abri des glaces pendant l'hiver. Le pont de Bâle remplissait parfaitement ce but. L'Empereur s'impatienta et dit: «Et que fera-t-il ensuite?--Il marchera sur Paris! répondis-je.--C'est un projet insensé, répliqua l'Empereur.--Non, Sire, car où est l'obstacle qui peut l'empêcher d'y arriver?» Là-dessus, Napoléon se mit à déblatérer et à se plaindre du peu de zèle dont les chefs de ses armées étaient maintenant animés, et certes il s'adressait mal; car ce zèle de tous les instants, ce feu sacré, tel qu'il rappelait, n'a pas cessé de m'animer jusqu'à la catastrophe accomplie.
Le silence le plus complet, parmi les auditeurs, approuvait ce que je venais de dire. L'Empereur voulut mendier un suffrage au prix d'une flatterie, et, tout à coup, il se tourna vers Drouot; puis, le frappant à la poitrine, il lui dit: «Il me faudrait cent hommes comme cela!» Drouot, homme de sens et honnête homme, repoussa ce compliment avec un tact admirable et avec cette figure austère qui donne un poids particulier à ses paroles. Il répondit: «Non, Sire, vous vous trompez: il vous en faudrait cent mille.»
La Hollande, dès ce moment en insurrection, obligeait le général Molitor, qui y commandait avec un faible corps de troupes, de l'évacuer. Louis Bonaparte, ancien roi de Hollande, écrivit à l'Empereur pour lui proposer de retourner dans ce pays, dans le but d'employer à son profit l'influence qu'il supposait y avoir conservée. Napoléon me donna sur-le-champ connaissance de cette lettre, et ajouta: «J'aimerais mieux rendre la Hollande au prince d'Orange que d'y renvoyer mon frère!»
Voici comment furent divisés les commandements de la frontière.
Le duc de Bellune, envoyé à Strasbourg, eut le commandement de la ligne du Rhin, depuis Huningue jusqu'à Landau.
Je fus placé à Mayence, et je commandais depuis Landau jusqu'à Andernach.
Le duc de Tarente, chargé du Bas-Rhin, plaça son quartier général à Cologne.
Le duc de Tarente avait avec lui le onzième corps, et le deuxième corps de cavalerie, commandé par le général Sébastiani. Toutes les autres troupes se trouvaient sous mes ordres. Elles se composaient:
Du deuxième, commandé par le général Dubreton, à Worms;
Du troisième, commandé par le général Ricard, à Bertheim;
Du quatrième, commandé par le général Bertrand, à Hochheim et Castel;
Du cinquième, commandé par le général Albert, à Nieder-Ingelheim;
Du sixième, commandé par le général Lagrange, à Oppenheim;
Toute la garde, les dragons venant d'Espagne, commandés par le général Milhaud.
Deux régiments de gardes d'honneur furent placés aux pieds des montagnes, à Datesheim; le premier corps de cavalerie, commandé par le général Doumerc, dans le Hundsrück: et le duc de Padoue, avec sa cavalerie, près d'Andernach. Le matériel d'artillerie de campagne, qui avait pu être ramené, fut déposé, en partie à Mayence, et en partie évacué sur Metz.
Une nouvelle organisation étant donnée aux troupes, le troisième corps devint une seule division, sous le n° 8: le sixième, une autre, sous le n° 20: mais l'usage prévalut, et les troupes que je commandais pendant la campagne de France furent habituellement connues sous le nom du sixième corps.
Napoléon attachait beaucoup de prix à occuper Hochheim. Il voulait avoir une apparence offensive. Singulière prétention, quand nos moyens étaient réduits à si peu de chose, ou plutôt étaient tous à créer. J'y plaçai une division du quatrième corps. Le reste, mis en échelon, était appuyé à quelques retranchements intermédiaires, entre ce village et Castel.
Le 9 novembre, j'étais à Oppenheim, occupé à faire, sur le terrain, l'organisation de la vingtième division, lorsque l'ennemi se présenta devant Hochheim, et força la division Guilleminot, qui l'occupait, à l'évacuer après un léger combat. Appelé par le bruit du canon, j'arrivai au galop: mais la retraite était au moment de s'achever. Je fis occuper en force Costheim, et ordonner les dispositions que le nouvel état de choses commandait.
Je rendis compte de cette affaire à Napoléon. Dans sa réponse, il m'écrivit ces propres paroles, bien remarquables: «qu'il regrettait la perte de Hochheim, attendu que la présence de l'ennemi sur ce point avantageux serait un obstacle de plus pour déboucher au printemps prochain.»
Cependant la ville de Mayence était encombrée par la garde et le quartier général impérial. Des consommations immenses en étaient la conséquence, et empêchaient la formation des approvisionnements de réserve, que la prudence prescrivait d'y rassembler.
Je fus enfin débarrassé de l'un et de l'autre sur mes pressantes sollicitations. Ils furent dirigés sur Metz. On établit forcément un système d'évacuation des malades; mais ces évacuations, poussées à une beaucoup trop grande distance, parce que chacun était bien aise d'éloigner de lui les foyers de la contagion, furent funestes. Au mépris des intérêts de l'humanité, des soldats, atteints du typhus, étaient envoyés jusqu'en Bourgogne. Une partie mourut dans le voyage, et le reste apporta en Bourgogne l'épidémie qu'ils avaient déjà semée sur leur route.
Les opérations de la campagne paraissant devoir bientôt commencer, je réclamai avec instance l'établissement de magasins de subsistances sur le revers des Vosges; mais ils n'eurent pas le temps d'être formés.
En conséquence du mouvement de l'ennemi pour remonter le Rhin, je reçus l'ordre d'envoyer au maréchal duc de Bellune le deuxième corps et la cavalerie commandée par le général Milhaud. D'un autre côté, les débris du cinquième corps, commandés par le général Albert, et la cavalerie du duc de Padoue, furent donnés au maréchal duc de Tarente.
J'établis mon quartier général à Worms pendant quelque temps. Le Necker pouvant servir à réunir un grand nombre de bateaux pour le passage du Rhin, et donner le moyen de déboucher avec ensemble et facilité, je fis faire, pour y mettre obstacle, une bonne redoute en face de l'embouchure. Elle fut armée avec une nombreuse artillerie de gros calibre dont le feu enfilait le cours de cette rivière.
J'ordonnai aussi des travaux à Coblentz. Je fis fortifier la position qui domine cette ville, afin de protéger la retraite des troupes en cas d'offensive et de succès de la part de l'ennemi. Enfin j'envoyai un officier intelligent à Bâle, en lui donnant l'ordre d'y rester et de me faire un rapport journalier sur les mouvements de l'ennemi. Cette ville étant ouverte à tous les partis, on y était bien informé. Les nouvelles de quelque importance m'étaient transmises par estafette.
Les conscrits commençaient à arriver; mais leur nombre, loin d'être suffisant pour remplir nos cadres, n'égalait pas même les pertes journalières causées par le typhus. Si l'hiver entier eût pu être consacré à la formation d'une armée, nous aurions au printemps présenté à l'ennemi des forces imposantes, au moins par le nombre. Mais les événements se pressèrent, et rien n'était ni prêt ni organisé quand nous fûmes forcés d'entrer en campagne.
L'ennemi exécuta le plan que je lui avais supposé. Dès le 20 décembre, il viola le territoire suisse, s'empara du pont de Bâle et passa le Rhin. Le duc de Bellune se porta sur-le-champ, avec le deuxième corps, dont la force pouvait s'élever à sept ou huit mille hommes, et les dragons d'Espagne, sur le haut Rhin. La grande armée des alliés, entrée en Suisse et arrivée sur la rive gauche du Rhin, marcha en avant en trois directions divergentes. La gauche, sous les ordres du général Bubna, se porta sur Genève, dont elle s'empara. Dès ce moment, cette partie de l'armée alliée opéra constamment, pendant toute la campagne, sur le Rhône et la Saône, contre le corps du maréchal Augereau, qui était chargé de la défense de cette partie de notre frontière.
La masse des forces ennemies, c'est-à-dire le centre, prit les directions de Langres et de Dijon. La droite de l'armée alliée entra en Alsace et se porta dans la direction de Colmar.
On a vu plus haut le placement des troupes françaises. Ainsi la grande armée ennemie n'avait personne devant elle dans son mouvement offensif.
Napoléon donna l'ordre au duc de Trévise de partir, avec la vieille garde, pour se rendre à Langres, où il prit position et attendit l'ennemi.
Ce corps, alors en marche pour la Belgique, avait une force de huit ou neuf mille hommes. Napoléon me fit donner l'ordre de partir avec le sixième corps et ma cavalerie pour me rendre dans le haut Rhin. Le duc de Bellune devait aller de sa personne à Strasbourg, dont il aurait été gouverneur, avec une garnison de bataillons de gardes nationales qu'on y avait rassemblées. Après avoir réuni à mon commandement le deuxième corps et les dragons du général Milhaud, j'avais ordre de défendre les défilés des Vosges. Mais, pendant ce mouvement préparatoire, le passage du Rhin, exécuté par l'ennemi sur tous les points, me força à m'arrêter. Chacun de nous fut obligé de manoeuvrer pour son compte.
Par suite du mouvement préparatoire dont je viens de parler, j'étais arrivé, le 31 décembre, à Neustadt, près Landau. J'y attendais le général Ricard, qui venait de Coblentz et devait m'y rejoindre. J'avais jugé qu'un séjour de trois jours était nécessaire pour réunir mes différentes colonnes. Je devais donc, le 4 janvier seulement, continuer ma marche avec toutes mes troupes réunies et formées en corps d'armée.
Le 1er janvier, l'ennemi effectua brusquement le passage du Rhin devant Manheim. Il surprit et enleva la redoute construite en face de l'embouchure du Necker, et s'occupa immédiatement à construire un pont, pour lequel tout était préparé dans le Necker. Instruit de cet événement par l'arrivée des fuyards de la petite ville d'Ogersheim, située à peu de distance du point où le passage s'était effectué, je fis monter à cheval toute la cavalerie qui était près de moi, mettre en marche l'infanterie que j'avais sous la main, et je me portai sur Mutterstadt.
L'ennemi avait mis tant de diligence dans son opération, qu'à une lieue de Neustadt nous rencontrâmes une centaine de Cosaques auxquels nous donnâmes la chasse. Déjà l'ennemi occupait en force Mutterstadt. Nous l'obligeâmes cependant à évacuer le village; mais j'eus bientôt la preuve de la supériorité des forces que nous avions devant nous, et j'appris en même temps que la construction du pont était déjà très-avancée. Je me rapprochai des montagnes et pris position à la tête des gorges de Turkheim, observant les vallées voisines, afin de couvrir les troupes en marche pour me rejoindre et de favoriser leur réunion. Je me déterminai à rester dans cette position jusqu'à ce que l'ennemi vînt ou me chasser de vive force, ou me forcer à l'évacuer en la tournant.
Le général Ricard avait eu l'ordre de quitter Coblentz aussitôt après l'arrivée des troupes du quatrième corps, commandées par le général Durutte. Au moment où il commençait son mouvement, le 1er janvier, le corps prussien du général York exécutait son passage de vive force. Le général Ricard retourna au secours du général Durutte; mais, voyant à quelles forces il avait affaire, il réunit à sa division le général Durutte et les troupes placées entre Coblentz et Bingen, et se porta, en traversant le Hundsrück, sur la Sarre, où plus tard il me rejoignit. Les troupes du quatrième corps, qui occupaient Oppenheim d'un coté et Bingen de l'autre, ainsi que les gardes d'honneur qui étaient avec elles, se retirèrent dans Mayence.
Les troupes réunies devant moi étaient le corps de Sacken et celui de Saint-Priest. J'allai les reconnaître jusqu'à la vue d'Ogersheim. Le corps de Langeron, faisant partie de la même armée, fut dirigé immédiatement sur Mayence et chargé du blocus de cette place. D'un autre côté, le corps de Wittgenstein passait le Rhin au-dessous de Strasbourg.
Je restai à Turkheim jusqu'au 4. Me voyant alors menacé sur mes flancs, j'opérai ma retraite sur Kayserslautern, et de là sur la Sarre, où j'arrivai le 6. Le 7, je fis sauter le pont de Sarrebrück, et j'envoyai un détachement sur Bitche, avec un convoi, pour ravitailler cette place. Je fis couler tous les bateaux sur la Sarre. Ayant alors rallié les généraux Ricard et Durutte, mes forces, à cette époque, s'élevaient à:
Huit mille cinq cents hommes d'infanterie;
Deux mille cinq cents chevaux et trente-six pièces de canon.
Je mis, le 8, mon quartier général à Forbach. Le corps de York, après avoir traversé le Hundsrück, se porta sur Sarrelouis. Il força le passage de la Sarre à Rechling, construisit un pont, et passa également à Sarralbe. Il continua sa marche sur Pettelange et les défilés de Sain-Avold, tandis que Sacken, arrivé aux sources de la Sarre, manoeuvrait par les montagnes.
D'après cela, je me retirai sur Saint-Avold, et le lendemain, 10, je pris position à Longueville, laissant une arrière-garde à Saint-Avold. Enfin je me retirai sous Metz, où j'arrivai le 12. Dans cette marche, la désertion se fit sentir de la manière la plus forte parmi mes troupes. Tous les soldats qui n'appartenaient pas à l'ancienne France quittèrent leurs drapeaux. Le 11e régiment de hussards, composé en grande partie de Hollandais, se fondit en un moment, et, comme les déserteurs emmenaient leurs chevaux, je me vis forcé de faire mettre à pied ce qui restait et de donner les chevaux à des soldats plus fidèles. Mon infanterie, le 13 janvier, ne se composait plus que de six mille hommes appartenant à quarante-huit bataillons (terme moyen, cent vingt-cinq hommes par bataillon, y compris les cadres de quatre-vingt-quatre hommes). On voit ce qu'était cette troupe pour le service et pour combattre.
Pendant ces mouvements, le duc de Bellune avait un moment tenu tête aux troupes qui, venues de Bâle, étaient entrées en Alsace. Dans un combat à Sainte-Croix, près de Colmar, sa cavalerie avait pris quatre cents chevaux à l'ennemi. Le comte de Wittgenstein ayant passé le Rhin au-dessous de Strasbourg et marché sur les Vosges, le duc de Bellune, afin de ne pas être acculé sur cette ville, se retira, par Mutrig et Framonth, sur Baccarach. Après les combats d'Épinal et de Saint-Dié, il se retira sur Nancy. Là il fit sa jonction avec le prince de la Moskowa, le 13 janvier. Le 15, il continua son mouvement sur Toul, tandis que le prince de la Moskowa se portait sur Void et Ligny. Malheureusement, en évacuant Nancy, on oublia de détruire le pont de Frouard sur la Moselle. Il en résulta que la ligne de cette rivière, sur laquelle j'avais compté pour arrêter l'ennemi pendant quelques jours, ne put être défendue.
Quant à moi, du 12 janvier jusqu'au 16, je m'étais occupé avec activité de toutes les dispositions nécessaires pour assurer la défense de Metz. J'y plaçai le général Durutte comme commandant supérieur. Je lui donnai des cadres pour recevoir et instruire les conscrits qui y étaient rassemblés. Une centaine de pièces de canon, mises en batterie sur les remparts, et une grande quantité de boeufs pour l'approvisionnement, assurèrent la conservation de cette place. Ensuite, après avoir fait occuper Pont-à-Mousson, j'ordonnai la destruction du pont sur la Moselle, et j'établis mon quartier général à Gravelotte. Ce fut alors que je fus informé que l'on avait laissé subsister le pont de Frouard en évacuant Nancy, ce qui donnait à l'ennemi un passage sur cette rivière. La destruction du pont à Pont-à-Mousson n'ayant, dès ce moment, plus d'objet, je retirai mes ordres et le laissai subsister. De Gravelotte, je me portai sur la Meuse. J'établis mon quartier général à Verdun le 18, laissant une forte arrière-garde, et faisant occuper Saint-Michel, dont le pont fut rompu.
Je m'occupai aussitôt à mettre Verdun en état de défense, et je pris des mesures pour garder quelque temps la ligne de la Meuse. Des pluies abondantes, qui grossissaient les eaux, venaient en aide à ce projet. Mais il se trouva que le duc de Bellune avait encore omis de faire couper les ponts de la Meuse au-dessus de Vaucouleurs. L'ennemi s'en saisit et passa la rivière. Le maréchal fut forcé de se retirer sur Ligny pendant que moi-même je me portais, avec la plus grande partie de mes troupes, sur Bar-le-Duc, et que j'envoyais, avec l'autre partie, le général Ricard occuper le défilé des Islettes.
De Ligny, le duc de Bellune se retira sur Saint-Dizier, et ensuite sur Perthes, où il prit position le 26. Pendant ce temps, je me retirais sur Vitry-le-Brûlé, le prince de la Moskowa sur Vitry, et Napoléon arrivait à Vitry, où il rejoignit l'armée.
Comme je l'ai dit précédemment, le duc de Trévise s'était arrêté à Langres. Il y resta jusqu'au moment où l'ennemi parut en force devant lui; alors il se retira sur Bar-sur-Aube. Il fut attaqué dans cette nouvelle position; il recula de nouveau et se replia, le 25 janvier, sur Vandoeuvre, laissant une forte arrière-garde à Magny-le-Fouchar.
Enfin, le duc de Tarente, parti des bords du Rhin, s'était d'abord porté sur Juliers et sur Liége, où il avait réuni toutes ses forces; mais là il reçut de Napoléon l'ordre de se rendre à Châlons-sur-Marne. Il y arriva en effet le 30 janvier. A Namur, il fut abandonné par le général Wintzingerode, qui, jusque là, l'avait suivi. Ce général s'arrêta sur la basse Meuse. Ainsi, le 26 janvier, jour de l'arrivée de Napoléon à Vitry, toutes les forces françaises dont l'indication a été donnée plus haut étaient placées de la manière suivante:
Le duc de Trévise à Vandoeuvre avec la vieille garde;
Le duc de Bellune à Perthes;
Le prince de la Moskowa en avant de Vitry avec la jeune garde;
Et moi à Heils-Luthier, également en avant de Vitry.
Aussitôt après l'arrivée de Napoléon à Vitry, je me rendis près de lui. Le Moniteur avait annoncé la formation d'un camp à Châlons. Je lui pariai des renforts que, sans doute, il nous amenait. Il me répondit: «Aucun; il n'y avait pas un seul homme à Châlons.--Mais avec quoi allez-vous combattre?--Nous allons tenter la fortune avec ce que nous avons; peut-être nous sera-t-elle favorable!»
C'était à ne pas se croire éveillé que d'entendre pareilles choses; et cependant il y eut un enchaînement de circonstances si extraordinaire, que la balance a failli pencher en notre faveur. Il ajouta, au surplus, des détails importants donnant du crédit à ses paroles et quelque base à ses espérances. Il avait donné l'ordre au prince Eugène d'évacuer l'Italie, après avoir fait un armistice, ou bien trompé les Autrichiens et fait sauter toutes les places, excepté Mantoue, Alexandrie et Gênes. J'ai eu, dans le temps, quelques doutes sur la vérité de ces dispositions; mais elles m'ont été certifiées et garanties depuis par l'officier porteur des ordres et des instructions, le lieutenant général d'Antouard, premier aide de camp du vice-roi. Il est entré avec moi dans des détails circonstanciés dont je vais rendre compte.
Les armées françaises et autrichiennes en Italie étaient sur l'Adige. Eugène avait l'ordre de négocier un armistice en cédant les places de Palma-Nuova et d'Osopo; de faire partir la vice-reine pour Gênes ou Marseille, à son choix, en lui donnant deux bataillons de la garde italienne; de former les garnisons de Mantoue, Alexandrie et Gênes avec des troupes italiennes; de faire sauter les autres places simultanément, et de rentrer en France avec l'armée à marches forcées, après avoir tout préparé pour exécuter ce mouvement avec célérité.
Il aurait amené avec lui trente-cinq mille hommes d'infanterie, cent pièces de canon attelées et trois mille chevaux. Après avoir passé le mont Cenis, dont il aurait détruit la route, il aurait rallié quelques milliers d'hommes en Savoie et le corps d'Augereau, fort de quinze mille hommes. Ses forces se seraient alors élevées à plus de cinquante-cinq mille hommes. Ensuite, après avoir battu et chassé devant lui le corps de Bubna, il se serait porté en Franche-Comté et en Alsace. En tirant des garnisons du Doubs, du Rhin et de la Moselle un supplément de troupes, son armée aurait été forte de quatre-vingt mille hommes et placée sur la ligne d'opération de l'ennemi, avec l'appui de nos meilleures places.
Quand on pense à la résistance incroyable que nous avons opposée avec nos débris, qui jamais, en totalité, n'ont formé quarante mille hommes, on peut supposer ce qui serait advenu à l'arrivée subite d'un renfort pareil et par l'exécution d'un semblable mouvement. Eugène éluda les ordres de l'Empereur; il fit cause à part; il intrigua dans ses seuls intérêts. Il s'abandonna à l'étrange idée qu'il pouvait, comme roi d'Italie, survivre à l'Empire: il oubliait qu'une branche d'arbre ne peut vivre quand le tronc qui l'a portée est coupé. Il a été la cause la plus efficace, après la cause dominante, placée, avant tout, dans le caractère de Napoléon, la cause la plus efficace, dis-je, de la catastrophe; et cependant la justice des hommes est si singulière, qu'on s'est obstiné à le représenter comme le héros de la fidélité! Je tiens à conscience d'établir ces faits, dont la vérité m'est parfaitement connue, et qui ne sont pas sans intérêt pour l'histoire.
La désobéissance du prince Eugène aux ordres formels de Napoléon a eu de si funestes conséquences, des conséquences si directes, et ses amis ont si habilement déguisé sa conduite, que l'historien sincère et véridique doit tenir à bien constater les faits tels qu'ils se sont passés. Non-seulement Eugène n'a rien exécuté de ce qui lui était prescrit; mais il n'en eut jamais l'intention. Il s'est même occupé à se mettre dans l'impossibilité d'obéir, ou au moins à créer des prétextes pour s'en dispenser. De nouveaux documents tombés entre mes mains me donnent le moyen d'en apporter la preuve.
Les ordres de mouvements pour opérer sur les Alpes ont été, comme je l'ai déjà dit, apportés à Eugène par le général d'Anthouard, à la fin de 1813. Une lettre de l'impératrice Joséphine à son fils, très-pressante, pour accélérer son mouvement, a été envoyée par l'ordre de Napoléon par un courrier le 10 février 2. Le 3 mars, nouvelle lettre lui a été adressée dans le même objet par le ministre de la guerre 3. Ainsi il est démontré que jamais ni contre-ordre ni modifications aux premiers ordres ne lui ont été envoyés. On lui a dit de venir, de venir vite, d'accélérer son mouvement, et il n'a ni commencé ni même préparé ce mouvement. Il avait l'ordre de faire sauter simultanément toutes les places d'Italie, excepté Mantoue, Alexandrie et Gênes, et il n'a pas fait construire un seul fourneau de mine dans ce but.
Note 2: (retour) : LE ROI JOSEPH A L'EMPEREUR«10 février 1814.
«Sire, la lettre de l'impératrice Joséphine est partie par l'estafette de ce matin; elle est aussi pressante que possible.»--Il s'agissait de faire exécuter sans délai l'ordre donné par l'Empereur au prince Eugène de marcher avec son armée sur les Alpes. (Extraits publiés en 1841 par un ancien officier du roi Joseph.)
Il avait l'ordre de chercher à conclure un armistice avec M. de Bellegarde, et il n'a entamé aucune négociation de ce genre avec le général autrichien. Il avait l'ordre de masquer son mouvement, de manière à pouvoir marcher sans embarras, sans être inquiété, et rapidement. Il devait donc cacher son projet avec soin à M. de Bellegarde, dont le devoir eût été, dans ce cas, de le suivre avec activité, avec ardeur, dans le but de le retenir et de l'empêcher, dans l'intérêt des opérations générales, de se joindre à Napoléon. Au lieu de cela, que fait-il? Il écrit à M. de Bellegarde une lettre dans laquelle il annonce ses intentions, et le provoque ainsi indirectement à s'y opposer. Il lui mande que peut-être les événements de la guerre le mettront dans le cas d'évacuer l'Italie, et il lui demande s'il peut laisser en sûreté la vice-reine à Milan, en la confiant à ses soins. Quelle ridicule question! Il a affaire à des ennemis civilisés; il est sûr que protection, sécurité et soins ne lui manqueront pas. C'est une demande d'usage à faire, en pareil cas, quelques heures avant de quitter une ville, et en présence d'une avant-garde ennemie; ce n'est pas même une question à adresser; mais ici il est clair qu'une démarche aussi précoce, aussi inopportune n'a d'autre objet que de donner l'éveil au général autrichien.--Eugène évacue Vérone, opère sa retraite lentement. Il est suivi par l'armée autrichienne avec mollesse, et sans que de la part de celle-ci il y ait aucun engagement; car le général autrichien, qui n'a pas soif de bataille, croit à une convention tacite d'évacuation, et, pour son compte, à une simple prise de possession.--Mais les choses, se passant ainsi, ne remplissent pas les intentions d'Eugène. Il ne peut faire valoir, pour rester, les obstacles que les Autrichiens mettent à son départ. Leur conduite semble le favoriser. Aussi tout à coup il profite de leur sécurité pour les attaquer brusquement et d'une manière peu loyale. Il remporte sur eux un succès de peu d'importance. Il espère ainsi jeter de la poudre aux yeux de Napoléon, et égarer son jugement. Puis, après l'action de Valleggio, il reprend sa même impassibilité et reste étranger aux événements de la guerre de France, sur les résultats de laquelle il aurait pu avoir une si grande influence.--La crise arrive, l'Empire croule, et Eugène s'empresse de se déclarer souverain. Il publie une proclamation aux habitants du royaume d'Italie, où il leur annonce que désormais le seul devoir de sa vie sera de s'occuper de leur bonheur.--Mais, à cette démarche ambitieuse, les peuples répondent par une insurrection. Prina, ministre des finances, odieux pour sa dureté et ses exactions, est victime des fureurs du peuple. Eugène se réfugie à Mantoue au milieu des troupes françaises, et échappe à un sort semblable. Sa vie politique est terminée. Tels sont les faits.
Je reviens à Vitry, à notre entrée en campagne, et au commencement de cette offensive dont les résultats furent d'abord si imprévus et si extraordinaires. On a vu de quelle manière étaient groupés les divers corps d'armée autour de Vitry. Voici comment l'ennemi était placé. La grande armée, après avoir passé à Bâle, arrivait par la route de Chaumont. Le corps de Wittgenstein marchait sur Joinville. Le corps de Sacken, à la suite du duc de Bellune, s'était porté sur Saint-Dizier, et avait continué son mouvement sur Brienne-le-Château, pour faire sa jonction avec la grande armée. Le corps d'York, encore en arrière, suivait la même direction.
Napoléon mit ses troupes en marche le 27. Il fit attaquer Saint-Dizier par le duc de Bellune et la jeune garde, commandée par le maréchal Ney. Il se dirigea ensuite sur Brienne, en passant par Montier-en-Der et Ésélaron. Il me laissa à Saint-Dizier pour couvrir son mouvement. Je m'éclairai, avec soin, dans les directions de Bar-sur-Ornain, Ligny et Joinville, et partout j'envoyai l'ordre aux gardes nationales de prendre les armes. Le 29, informé que le corps d'armée de Wittgenstein arrivait à Joinville, je me mis en marche avec la plus grande partie de mes forces, afin de garder le débouché de Joinville sur Vassy et Montier-en-Der. Je laissai le général Lagrange, avec le reste de mes troupes, à Saint-Dizier, en lui donnant pour instructions de se retirer sur Vassy, quand l'ennemi se présenterait en force devant lui.
Le 30, le corps de York arriva à Saint-Dizier. Il en chassa l'arrière-garde que j'y avais laissée. Le général Lagrange se replia sur moi; mais pendant ce temps des troupes, venues de Joinville, m'attaquèrent dans la position que j'avais prise sur les hauteurs en avant de Vassy. Je tins ferme; j'arrêtai l'ennemi, et donnai au général Lagrange le temps de me rejoindre. Cette avant-garde ennemie avait particulièrement eu pour objet de couvrir le mouvement du corps de Wittgenstein, en marche sur Doulevent. Le général Duhesme, du deuxième corps, qui avait occupé Doulevent, l'ayant évacué à l'approche de l'ennemi, celui-ci jeta de nombreuses troupes de cavalerie dans la vallée de la Blaise, sur mon flanc droit.
Ayant réuni mes troupes à Vassy, j'évacuai cette ville et me portai sur Montier-en-Der, pour de là continuer mon mouvement et me réunir à Napoléon, à Brienne.
Pendant ce temps, Napoléon était arrivé sur Brienne au moment où Blücher, avec le corps de Sacken et d'Olsouffieff, se mettait en marche pour se porter sur Arcis. Blücher arrêta son mouvement et prit position à Brienne, où Napoléon l'attaqua et le battit. Le combat fut opiniâtre, et les pertes à peu près égales de part et d'autre. Blücher se retira dans la direction de Bar-sur-Aube, et prit position à peu de distance de la Rothière, tandis que la grande armée arrivait à son secours.
Le résultat de ce combat et de ces mouvements fut la réunion de toutes les forces de l'ennemi en présence des nôtres, qui étaient si inférieures. Les conséquences semblaient devoir amener notre destruction.
Le 31, au matin, après avoir fait reposer mes troupes, je continuai mon mouvement sur Brienne, en laissant une forte arrière-garde, commandée par le général Vaumerle, à Montier-en-Der. Elle était composée principalement de cavalerie, et soutenue par huit cents hommes d'infanterie du corps de l'artillerie de la marine. Sa position, derrière les eaux abondantes qui couvrent ce pays, était très-bonne.
Suivre la même route qu'avait prise l'Empereur était chose impossible, à cause de l'état des chemins devenus tout à fait impraticables. Je me dirigeai par Anglure sur Soulaine, où je retrouvai la chaussée de Doulevent à Brienne.
A mon arrivée à portée de Soulaine, les habitants étaient aux prises avec les Cosaques et je les dégageai; mais, en arrière de Soulaine, sur les hauteurs et parallèlement à la route, je vis tout le corps de Wrede en position.
Je dus me former en face de lui et en arrière de Soulaine, sur les hauteurs qui dominent ce village, afin d'attendre la nuit pour exécuter ma marche sur Brienne, non par la grande route, alors au pouvoir de l'ennemi, mais par les chemins de traverse, au milieu des bois.
A peine en position, ma situation devint très-critique, par deux circonstances fort graves. Le corps de Wittgenstein débouchait par la route de Doulevent, et vint prendre position sur mon flanc gauche. D'un autre côté, le corps de York avait surpris, culbuté et mis en fuite l'arrière-garde que j'avais laissée à Montier-en-Der, aux ordres du général Vaumerle, qui fut fait prisonnier. Ainsi j'avais en face, à portée de canon, le corps de Wrede; sur mon flanc gauche le corps de Wittgenstein, et derrière moi, sur ma piste, celui d'York. Un engagement devait avoir lieu très-probablement au moment même, et ma perte entière en être le résultat infaillible, quand une neige abondante survint et produisit une nuit précoce. La nuit véritable succéda. Aussitôt venue, je me mis en marche par les bois, et j'arrivai à une heure du matin à Morvilliers, d'où j'envoyai mon rapport à l'Empereur. En communication avec l'armée, j'avais échappé comme par miracle, avec une nombreuse artillerie, aux trois corps qui m'environnaient, et je pouvais entrer en ligne.
La force de mes troupes, réunies à Morvilliers, ne s'élevait pas au delà de trois mille hommes d'infanterie. Mon arrière-garde, culbutée à Montier-en-Der, s'était retirée directement sur Brienne, et ne m'avait pas rejoint. Je reçus, à huit heures du matin, l'ordre de l'Empereur de partir de Morvilliers, pour aller prendre position à Chaumesnil. Ces ordres me prescrivaient de me retrancher, et ajoutaient que, lorsque nous aurions fait des travaux convenables dans cette position, nous serions inexpugnables. Cette disposition et les illusions qui l'accompagnaient sont étrangement bizarres. On ne peut concevoir que pareilles idées aient pu entrer dans l'esprit de Napoléon. En effet, notre ligne occupait une lieue et demie environ, et nous n'avions pas vingt mille hommes sous les armes. Les corps d'armée, dont l'existence imaginaire ne consistait que dans des noms, n'étaient liés entre eux que par des postes. Il n'y avait rien de compacte, rien qui ressemblât à une formation pour livrer bataille, rien qui fût en état de présenter la moindre résistance. Ensuite aucun obstacle ne s'opposait à ce que l'ennemi ne tournât cette ligne par notre gauche, qui n'était appuyée que par un bois de facile accès. Enfin il parlait de huit jours employés à se retrancher; et l'ennemi, avec toutes ses forces réunies, était à une portée de canon de lui!
Le général Ricard m'avait quitté pour occuper le débouché des Islettes, au moment où je m'éloignais de la Meuse et me portais sur Bar-le-Duc. Arrivé à Vitry après mon départ, il avait été dirigé sur Brienne directement, et placé à Dienville où était appuyée à l'Aube la droite de l'armée; mon faible corps, ainsi divisé, se trouvait occuper ses deux extrémités.
Je reviens à l'ordre de quitter Morvilliers et d'occuper Chaumesnil.
Nos corps d'armée, si faibles, avaient beaucoup d'artillerie, et les canons seuls leur donnaient un peu d'apparence, et aussi quelque réalité.
Cette artillerie nombreuse, et tout à fait hors de proportion, imposait à l'ennemi quand elle était en position; mais dans la marche elle était fort embarrassante, toutes les troupes étant insuffisantes pour lui composer une escorte convenable. J'avais à Morvilliers environ trois mille six cents hommes de toutes armes, et mon artillerie s'élevait à quarante pièces de canon. Morvilliers est à près de trois quarts de lieue de Chaumesnil. Je mis en mouvement la brigade du général Joubert, et j'ordonnai à mon artillerie de la suivre. La deuxième brigade, formant le reste de l'infanterie, devait fermer la marche, et évacuer Morvilliers quand cette artillerie en serait sortie en entier.
Je donnai l'ordre à ma cavalerie, soutenue par du canon, d'aller prendre position à une ferme située à une petite distance de Morvilliers et à portée de la grande route, pour couvrir le flanc gauche de ma colonne, exposée aux attaques de l'ennemi; mais, comme il arrive souvent à la guerre, cet ordre ne fut pas exécuté immédiatement. La fatigue de la nuit, la nécessité de laisser manger les chevaux, servirent d'excuses, et cette colonne s'était mise en mouvement sans avoir son flanc protégé ni couvert.
Prévenu de la sortie de Morvilliers des dernières voitures d'artillerie, je montai à cheval pour suivre le mouvement des troupes. Je venais de quitter le village quand je vis trois escadrons de cavalerie bavaroise déboucher inopinément, se précipiter sur cette colonne d'artillerie et enlever six pièces de canon. Je n'avais pas de troupes sous la main pour courir dessus et aller les reprendre; mais je fis mettre en batterie les premières pièces à ma portée et tirer sur les Bavarois. Ils abandonnèrent deux des pièces qu'ils avaient, pour ainsi dire, escamotées, et en emmenèrent quatre.
La grande proximité de l'ennemi, la faiblesse de mes troupes et la grande quantité de matériel que j'avais à mouvoir, rendaient impossible l'exécution du mouvement prescrit. Le général Joubert, marchant en tête de colonne, était arrivé à Chaumesnil et y avait pris position. Ainsi une partie du but que Napoléon s'était proposé d'atteindre était remplie. Je me décidai à garder et à défendre la position de Morvilliers, susceptible d'être occupée avec assez peu de troupes. Cette position, formée par un mamelon en pain de sucre, isolé, mais d'une faible élévation, a des pentes régulières. De nombreuses haies défendent les accès du village et composent comme autant de retranchements.
Le plateau étant assez vaste pour y recevoir une nombreuse artillerie, j'y plaçai une batterie imposante. L'ennemi attaqua le deuxième corps, à la Rothière, placé au centre. Il attaqua Dienville. Il attaqua ensuite Chaumesnil; mais partout il attaqua mollement et sans intelligence. S'il eût pénétré par les intervalles des points occupés, notre retraite eût été nécessaire à l'instant même. Le corps du général de Wrede resta en présence de Morvilliers, et se contenta d'abord d'attaquer Chaumesnil.
Je remplissais bien ma tâche en tenant en échec avec un corps de troupes aussi faible dix-huit ou vingt mille hommes qui composaient les forces dont ce général disposait. J'engageai du plateau de Morvilliers, avec les Bavarois, un feu d'artillerie soutenu, dans le but de faire diversion et de les occuper; mais tout annonçait qu'ils allaient transformer cette canonnade en une action plus vive, et se disposaient à une attaque régulière de ce poste. En effet, des détachements s'approchaient dans les différentes directions, et les reconnaissances préliminaires se multipliaient sur tous les points.
L'Empereur, ayant senti l'importance de Chaumesnil, avait fait soutenir la brigade Joubert, qui l'occupait, par la division Meunier, de la jeune garde. Ce poste, au moment d'être enlevé, se soutint encore pendant quelque temps; mais tout faisait prévoir que cette résistance ne serait plus de longue durée.
Il était trois heures environ; un épouvantable chasse-neige eut lieu, et vint obscurcir le temps. Je profitai de cette circonstance favorable pour renvoyer jusqu'à Brienne tous mes équipages et une partie de mon artillerie, afin de rendre ma retraite plus facile et plus légère quand le moment de l'effectuer serait arrivé. Comme je ne me souciais pas, ainsi qu'il était arrivé au maréchal Davoust en 1812, de voir mon bâton de maréchal, qui était placé dans mes bagages, devenir la proie de l'ennemi, pour figurer ensuite dans quelque église de Saint-Pétersbourg ou de Vienne, je donnai l'ordre de l'emporter et d'en séparer les diverses parties.
Le combat continua jusqu'à quatre heures. Chaumesnil fut enfin emporté. La Rothière l'avait été précédemment. Ma retraite se trouvait compromise, car l'ennemi pouvait, par le bois d'Ajou, se porter avec facilité sur mon unique route de communication. D'un autre côté, toutes les colonnes d'attaque du général de Wrede étaient formées et se mettaient en mouvement pour enlever Morvilliers. Je donnai l'ordre à mes troupes de se retirer. La sortie de ce village se fit avec tant d'ordre, tout avait été si bien prévu, que les troupes bavaroises ne trouvèrent plus personne à leur arrivée. Je n'éprouvai aucune perte. J'allai prendre position en avant de Brienne, à l'embranchement de la route de Morvilliers avec la chaussée. J'y arrivai à la nuit close.
Telle fut cette bataille de Brienne. Aucun raisonnement ne saurait la justifier de la part de Napoléon. Elle ne pouvait lui donner aucun résultat favorable, à cause de l'immense supériorité de l'ennemi, car presque toutes ses forces étaient réunies. Les localités ne nous offraient aucun avantage particulier, et nous combattions dans un pays ouvert. Enfin, si quelque chose doit étonner, après l'idée de donner cette bataille, c'est d'avoir vu l'ennemi si mal profiter de ses avantages, et l'armée française échapper à une destruction complète.
J'allai trouver, dans la soirée, l'Empereur au château de Brienne. Il me fit connaître ses intentions pour le lendemain. L'armée devait se retirer sur Troyes en passant l'Aube au pont de Lesmont. Afin de faciliter sa marche et d'empêcher l'ennemi de la poursuivre trop vivement, Napoléon m'ordonna de me retirer, avec mon infanterie, qui ne s'élevait pas à plus de deux mille hommes, ma cavalerie et six pièces de canon, par Perthes et Rosnay. La masse de mon artillerie et de mes bagages suivrait la chaussée. Je devais prendre position à Perthes avant le jour, et me montrer avec ostentation, afin d'attirer l'attention de l'ennemi, passer ensuite, à Rosnay, la Voire, rivière étroite, mais profonde, et la défendre. Un pont, au-dessous de Rosnay, devait servir à la retraite d'un petit corps commandé par le général Corbineau, chargé de le détruire après l'avoir franchi. Je me rendis donc à Perthes pendant la nuit. Ce village est situé au milieu d'un sol marécageux, mais qui, en ce moment, était très-solide, à cause du froid excessif qui régnait. Il est placé sur une petite élévation. A la pointe du jour, je plaçai mes troupes de manière à les faire paraître nombreuses et à donner de l'inquiétude à l'ennemi.
La masse des troupes de l'armée se retirait, mais en désordre, et le mouvement s'accéléra, au pont de Lesmont, de manière à rappeler les désastres de la campagne précédente, et à faire craindre les plus grands malheurs.
Tout à coup l'ennemi, apercevant sur son flanc droit, et à portée, un corps de troupes stationnées, changea la direction de sa marche et porta presque toutes ses forces sur moi. C'était remplir mon objet. Je me mis en mouvement pour me rapprocher du défilé; mais, voulant occuper autant que possible l'ennemi, je ne me hâtai pas de le franchir. Je fis garnir, par des détachements d'infanterie, des bouquets de bois situés à une petite distance en avant, et je restai, sous cet appui, avec ma cavalerie.
L'ennemi se présenta avec des forces immenses. Il commença par établir une batterie de vingt pièces de canon. Ce fut seulement quand cette batterie eut commencé à jouer que j'effectuai le passage du défilé avec ordre, sans confusion, et comme je l'aurais exécuté à une grande manoeuvre. Une fois de l'autre côté de la rivière, je m'occupai à faire détruire les ponts placés, à la suite les uns des autres, sur les divers bras de cette rivière. Nous étions malheureusement dépourvus de toute espèce d'outils. La force de la gelée avait donné la dureté de la pierre à la terre qui recouvrait ces ponts. Ce ne fut qu'avec une peine extrême que l'on parvint à y faire une coupure. Les longerons mêmes restèrent intacts, faute de haches et de scies pour les détruire.
Pendant ces travaux, je remarquai, sur la rive droite de la Voire, à quelque distance, plusieurs hommes à cheval qui paraissaient ennemis. Je supposai qu'il existait un gué sur la Voire, à un point plus bas, et qu'il avait été franchi par quelques éclaireurs. Comme je n'avais que faire de ma cavalerie en ce moment, je lui donnai l'ordre d'aller balayer le bord de la rivière. Un peu plus tard, pensant qu'un peu d'infanterie pouvait être utile, j'ordonnai au général Lagrange de partir, avec huit cents hommes, pour suivre le mouvement de la cavalerie. Enfin, le pont étant détruit autant qu'il pouvait l'être, je me décidai à descendre la rivière, et à aller voir moi-même ce qui se passait de ce côté. Arrivé à moitié chemin du lieu où étaient les troupes, j'entendis une fusillade assez vive. Je courus sur la hauteur, et je vis cinq cents hommes de mes troupes que le général Lagrange avait portés en avant, se retirant en désordre, à la vue d'une masse de trois à quatre mille hommes d'infanterie marchant à eux, après avoir passé la rivière sur le pont abandonné par le général Corbineau, sans l'avoir détruit.
Je courus aux fuyards, et cherchai à les rallier, mais inutilement. Alors je pris le parti de me rendre avec rapidité au 131e, fort de trois cents hommes environ, en réserve, et formé en colonne. Quelques paroles suffirent pour l'exalter. Immédiatement après il fut mis en mouvement en battant la charge. Je me plaçai à dix pas en avant avec quelques officiers. J'envoyai l'ordre à ma cavalerie de faire simultanément une charge sur le flanc de la montagne. Ceux qui auparavant fuyaient et avaient été sourds à ma voix revinrent sur leurs pas à la vue de ce mouvement offensif. Nous arrivâmes ainsi, avec impétuosité, à l'extrémité du plateau au moment même où la tête de la masse ennemie l'attaquait du côté de la rivière. La culbuter fut l'affaire d'un moment. Abîmée par notre feu et sabrée par la cavalerie, ce qui ne fut pas tué fut pris ou noyé. L'ennemi y perdit environ trois mille hommes.
Presque toute l'armée ennemie vint se former de l'autre côté de la rivière. Quatre-vingt mille hommes étaient en vue. Une nombreuse artillerie, déployée contre nous, ne produisit aucun effet. Tout, de notre côté, pièces et troupes, était embusqué et mis à couvert.
L'ennemi tenta de nouveau de passer le pont; mais mes six pièces de canon, placées à portée de mitraille, le battaient avec succès. Beaucoup de tirailleurs y dirigèrent leur feu, et l'ennemi, après deux tentatives inutiles, y renonça. Un tiraillement insignifiant s'engagea ensuite d'une rive à l'autre.
Mais l'ennemi ne voulait pas renoncer à venger ce revers. Il porta une portion de ses troupes en face de Rosnay et essaya d'enlever le pont sur lequel nous avions passé.
Les longerons étaient découverts et sans tablier. Il fallait passer en équilibre, un à un, sur les poutres. Je plaçai en embuscade, en arrière et à couvert par l'église, un officier de choix avec trois cents hommes. Je lui donnai l'ordre de laisser l'ennemi s'avancer: cent hommes au moins devaient franchir la coupure. Quand ils seraient en deçà, les trois cents hommes embusqués marcheraient sur eux, les prendraient ou les jetteraient dans l'eau.
Ce brave officier, nommé Salette, avait été longtemps mon aide de camp. Il exécuta ponctuellement sa consigne, et le détachement ennemi, en tête de la colonne, fut détruit, mais il y perdit la vie.
L'ennemi renonça alors à faire de nouvelles tentatives. Sur ces entrefaites, on me prévint qu'une colonne se montrait sur la route de Vitry, et allait nous prendre à dos. Le moment était critique. Faire retraite dans un pays ouvert, ayant devant soi des forces si considérables, et en commençant son mouvement de si près, était fort périlleux. Un peu d'avance était nécessaire. La mauvaise saison vint a mon secours; la neige, tombant à gros flocons, obscurcit le temps. Mes troupes se portèrent à un quart de lieue en arrière, je laissai les mêmes tirailleurs au pont pour répondre à l'ennemi, en leur recommandant de diminuer successivement leur feu, et ensuite de venir nous joindre. L'ennemi ne s'apercevant ni de notre silence ni de leur départ, ils nous avaient rejoints, et nous étions en pleine marche pour Dampierre et Arcis, lorsque nous entendions encore ses décharges multipliées.
J'allai prendre position, le soir, à Dampierre. Rarement un général s'est trouvé dans une circonstance aussi difficile. Si j'étais arrivé quelques minutes plus tard sur le point où l'ennemi venait de passer la rivière, ou que j'eusse hésité un instant à me mettre à la tête de cette poignée de soldats, seule troupe sous ma main, c'en était fait de mon petit corps: personne n'échappait. Il y a un grand charme et une grande jouissance à obtenir un succès personnel, à sentir, au fond de la conscience, que le poids de sa personne, et, pour ainsi dire, de son bras, a fait pencher la balance et procuré la victoire. Cette conviction, partagée par les autres, et exprimée par un sentiment d'admiration et de reconnaissance, cause une félicité dont on ne peut guère avoir l'idée quand on ne l'a pas éprouvée.
L'Empereur, extrêmement satisfait de ce succès, récompensa les officiers que je lui désignai. Ce coup de vigueur, fait avec si peu de monde contre des troupes si supérieures en nombre et en moyens, prouvait qu'il y avait encore un reste d'énergie en nous-mêmes, et que, si le nombre nous accablait, nous n'avions pas dégénéré.
Pendant ces divers mouvements, le général York, dont l'avant-garde avait été, le 31, à Montier-en-Der, au lieu de continuer sa marche pour opérer sa jonction avec l'armée, se dirigea sur Vitry, qui d'abord se défendit, de là sur Châlons, où le duc de Tarente était le 31 janvier.
Le duc de Tarente ayant évacué Châlons et envoyé au général Mont-Marie, commandant à Vitry, l'ordre de quitter cette place, le corps d'York passa la Marne et suivit le duc de Tarente dans son mouvement sur Épernay, Château-Thierry, et la Ferté-sous-Jouarre. Le duc de Tarente, en se retirant constamment contre des forces très-supérieures, retarda, autant qu'il était possible, la marche de l'ennemi; mais sa retraite était en outre nécessitée par la marche du reste de l'armée de Silésie, qui se portait sur la Ferté-sous-Jouarre, par la route directe de Montmirail.
Le lendemain du combat de Rosnay, 3 février, je me portai à Arcis-sur-Aube, où je pris position. L'Empereur s'était placé en avant de Troyes, où il réunit au reste de ses forces le maréchal duc de Trévise, qui s'y trouvait déjà. Là il s'arrêta. L'ennemi ne fit aucune entreprise sérieuse; il n'y eut que quelques engagements insignifiants.
Pendant toute la journée du 4, je pus voir, d'Arcis, les colonnes ennemies descendant la rivière par la rive droite, et se portant dans la direction de Fère-Champenoise. Malgré les efforts de courage si récents dont les soldats devaient être glorieux, un découragement général se faisait sentir par un symptôme effrayant. Deux cent soixante-sept soldats du 37e léger désertèrent pendant la même nuit; des cuirassiers en firent autant avec un officier supérieur prisonnier, qu'ils étaient chargés de garder.
La division Lagrange, par suite des combats livrés et de cette désertion continuelle, se trouvait, après avoir reçu des renforts en apparence considérables, réduite à dix-huit cent vingt-quatre baïonnettes.
Le 5, d'après les ordres de l'Empereur, je me portai sur Méry, au confluent de l'Aube avec la Seine, et, le 6, à Nogent-sur-Seine.
Le mouvement décousu de l'ennemi; les rapport faisant connaître la marche des colonnes ennemies à distante l'une de l'autre, et sans se soutenir; la probabilité qu'une partie des troupes composant l'armée de Silésie était sur la Marne, à la suite du duc de Tarente; enfin, la certitude de la présence, devant Troyes, de la grande armée, toutes ces considérations me firent naître la pensée que la fortune nous présentait une occasion favorable pour faire un grand mal à l'ennemi en agissant avec promptitude. En débouchant rapidement par Sézanne, et coupant la route de Montmirail, on avait la chance de rencontrer ses corps éparpillés. Autant par leur faiblesse que par la surprise, on pouvait les écraser et même les détruire. J'envoyai mes réflexions à l'Empereur, et lui proposai cette opération. Elle me paraissait si utile, que j'insistai. Je lui écrivis trois fois dans la journée sur le même sujet. Comme mes idées furent adoptées, et qu'un résultat brillant en a été le prix, je consacrerai ces souvenirs en insérant ici la lettre que j'écrivis au prince de Neufchâtel, le 6 février au soir, de Nogent.
«Monseigneur, j'ai l'honneur de vous rendre compte que les renseignements fournis par les habitants donnent pour certain l'arrivée hier, à Pleurs, de cinq mille hommes d'infanterie prussienne. Ces troupes, ainsi que celles qui les ont précédées, filent sur la Ferté-Gaucher. D'autres troupes ennemies marchent sur Montmirail par Étoges. Il semblerait que celles-ci sont russes, et appartiennent au corps de Sacken.
«Ces nouvelles me confirment dans l'opinion que je vous ai déjà émise aujourd'hui. L'Empereur obtiendrait un grand résultat d'un mouvement rapide que l'on pourrait faire après-demain avec douze ou quinze mille hommes, en marchant par Sézanne sur la trace de l'ennemi, et le coupant jusque sur Fromentière et Champaubert. L'ennemi est sans défiance, parce qu'il ne croit pas à l'existence d'un corps d'armée considérable ici. Cependant il va y avoir moyen de le former. En ne perdant pas un moment, on pourrait obtenir les plus grands avantages. La présence de l'Empereur à Troyes attire les regards et arrête les principales forces de l'ennemi. Pendant ce temps, on peut détruire les troupes qui s'éloignent et marchent inconsidérément.»
Mes instances convainquirent l'Empereur. Le 7, je reçus l'ordre de commencer mon mouvement. Ce même jour, j'arrivai dans la nuit à Fontaines-Denis. Le 8, j'entrai à Sézanne, d'où je chassai huit cents chevaux ennemis qui se retirèrent dans la direction de la Ferté-Gaucher.
Informé par les habitants de la marche des principaux corps ennemis par la route d'Étoges à la Ferté-sous-Jouarre, je plaçai mes troupes en avant de Chapton. J'envoyai des reconnaissances sur Bayes pour avoir des nouvelles, afin de déboucher avec connaissance de cause aussitôt que je serais appuyé. Les rapports annonçaient la présence de l'ennemi ayant des troupes assez nombreuses à Montmirail, à Champaubert et à Vertus. L'Empereur n'arrivant pas, je rapprochai mes troupes de Sézanne pour ne pas donner l'éveil à l'ennemi; mais le 9, ayant reçu l'avis de la marche de Napoléon avec sa garde, je me reportai en avant. Le 10, je passai le défilé de Saint-Gond, et je marchai sur l'ennemi occupant Bayes.
Le corps d'Olsouffieff s'y trouvait placé en intermédiaire entre le corps de Sacken et Montmirail, et le corps de Kleist à Vertus, où Blücher était en personne. J'attaquai immédiatement. Les Russes firent bonne contenance, et se battirent avec courage. Leur artillerie était nombreuse; mais ils n'avaient point de cavalerie. Bayes fut emporté. Le corps principal, placé en avant de Champaubert, fut culbuté et se mit en retraite. Présumant qu'il la ferait dans la direction de Vertus, je fis placer toute ma cavalerie à ma droite et la dirigeai en arrière du village de Champaubert, où la tête de la colonne en retraite arrivait déjà. Jetée hors de la communication principale, dans un pays difficile et boisé, à un mouvement régulier succéda le désordre et la confusion. Tout fut pris ou détruit, à l'exception de sept ou huit cents hommes qui atteignirent Vertus par détachements. Quinze pièces du canon tombèrent en notre pouvoir. Nous fîmes plus de quatre mille prisonniers, et, entre autres, le général Olsouffieff en personne, commandant ce corps. La force de mon corps d'armée, en hommes présents sous les armes, était ce jour-là de trois mille deux cents hommes d'infanterie, représentant cinquante-deux bataillons différents, et de quinze cents chevaux. Aucune autre troupe que les miennes ne fut engagée.
Je me portai sur Étoges qui, pour nous, était la position défensive. Le plateau élevé de la Brie-Champenoise domine les immenses plaines stériles et dépouillées qui le précédent, et composent tout le pays, depuis Étoges jusqu'à Châlons.
Les troupes montrèrent une grande valeur. Des conscrits, arrivés de la veille, entrèrent en ligne, et se conduisirent, pour le courage, comme de vieux soldats. Oh! qu'il y a d'héroïsme dans le sang français! Je ne puis me refuser au plaisir de citer deux mots de deux conscrits qui peignent, tout à la fois, l'esprit de cette jeunesse et les instruments dont il nous était donné de nous servir.
Deux conscrits étaient aux tirailleurs. Ils avaient été commandés par l'ordre de service. Je m'y trouvais aussi. J'en vis un qui, fort tranquille au sifflement des balles, ne faisait cependant pas usage de son fusil. Je lui dis: «Pourquoi ne tires-tu pas?» Il me répondit naïvement: «Je tirerais aussi bien qu'un autre si j'avais quelqu'un pour charger mon fusil.» Ce pauvre enfant en était à ce point d'ignorance de son métier.
Un autre, plus avisé, s'apercevant de l'inutilité dont il était, s'approcha de son lieutenant et lui dit: «Mon officier il y a longtemps que vous faites ce métier-là; prenez mon fusil, tirez, et je vous donnerai des cartouches.» Le lieutenant accepta la proposition, et le conscrit, exposé à un feu meurtrier, ne montra aucune crainte pendant toute la durée de l'affaire.
Après avoir établi mes troupes à Étoges, je revins de ma personne à Champaubert, où Napoléon avait mis son quartier général. Je m'étais fait précéder par le général Olsouffieff.
Je trouvai Napoléon à table, ayant avec lui Olsouffieff, le prince de Neufchâtel, le maréchal Ney. J'y pris place. Nous étions cinq. Le général russe ne savait pas un mot de français; ainsi le discours que Napoléon nous tint n'était pas à son adresse.
L'Empereur était ivre de joie. Cependant ce succès obtenu, glorieux pour le sixième corps si peu nombreux, ne pouvait pas être d'un grand poids dans la balance de nos destinées, et néanmoins voilà la réflexion qu'il inspira à Napoléon:
«A quoi tient le destin des empires! dit-il: si demain nous avons, sur Sacken, un succès pareil à celui que nous avons eu aujourd'hui sur Olsouffieff, l'ennemi repassera le Rhin plus vite qu'il ne l'a passé; et je suis encore sur la Vistule.»
Ainsi c'était à Champaubert que son imagination embrassait encore l'Europe. Il vit faire la grimace à ses auditeurs, et dit, pour détruire le mauvais effet de ces paroles: «Et puis je ferai la paix aux frontières naturelles du Rhin.» Chose dont il se serait bien gardé! Et cependant cet homme, si rempli d'illusions, si déraisonnable, avait encore les aperçus du génie quand ses passions ne parlaient pas! Son esprit était profond et pénétrant, sa tête la plus féconde qui fût jamais. Je l'ai vu souvent prédire et juger d'une manière surnaturelle, et puis le jugement disparaissait dans l'action, quand la passion venait le combattre: alors il n'était plus lui-même. Je vais en apporter, dans cette circonstance, une nouvelle preuve. Avant son départ de Paris, M. Mollien, ministre du trésor, lui dit: «Le peu de moyens avec lesquels vous commencez la campagne peut faire redouter que l'ennemi ne vienne dans le coeur de la France, et que les Cosaques ne gênent les communications avec Paris; ne serait-il pas convenable de transporter le trésor sur la Loire, afin que le service ne pût pas manquer?»
L'Empereur lui répondit ces propres paroles, en lui frappant sur l'épaule, geste qui lui était familier: «Mon cher, si les Cosaques viennent devant Paris, il n'y a plus ni empire ni empereur.» Et, à peine à quinze jours de distance, le même homme a tenu un propos si différent à l'occasion de quelques prisonniers faits à une armée de deux cent mille hommes!
Le lendemain l'Empereur marcha sur Montmirail avec la garde, une division venant d'Espagne, commandée par le général Leval, et les troupes de Ricard qu'il m'enleva. Je restai à Étoges avec deux mille cinq cents hommes d'infanterie et quinze cents chevaux.
L'Empereur, dont les troupes furent augmentées d'une division de jeune garde, amenée par le duc de Trévise, battit Sacken à Montmirail. Celui-ci se retira sur Château-Thierry, fut recueilli par le corps de York et passa la Marne. Le soir même de l'affaire de Montmirail, le comte de Tascher, aide de camp du vice-roi, arriva d'Italie pour annoncer à l'Empereur le succès du combat du Mincio, où les Autrichiens avaient été battus. Quand on annonça Tascher à Napoléon, il dit: «Il vient sans doute m'apprendre qu'Eugène a commencé son mouvement.»
Ce mot de Napoléon prouve, encore une fois de plus, qu'il n'avait point donné contre-ordre à Eugène. Les amis de celui-ci ont prétendu que l'Empereur le lui avait envoyé après les affaires de Montmirail et de Vauchamps, c'est-à-dire vers le 15 février; mais ce raisonnement ne le justifie pas le moins du monde et tombe dans l'absurde. On convient qu'Eugène a reçu l'ordre de venir dès le commencement de janvier; mais qui l'a autorisé à différer, non-seulement l'exécution, mais encore les préparatifs. Pour quelle époque Napoléon le demandait-il? Sans doute pour la plus rapprochée, c'est-à-dire pour celle où il combattait avec des débris contre des forces immenses, où il était sur le bord du précipice, où il devait tout sacrifier pour ne pas succomber. Cette lutte ne pouvait pas se prolonger hors de mesure. Si Eugène était nécessaire, c'était tout de suite. On ne pouvait pas concevoir autrement son concours. Eh bien, depuis le 1er janvier jusqu'au 25 février, époque à laquelle le contre-ordre prétendu aurait pu lui parvenir, a-t-il fait la moindre disposition pour rentrer en France, et cette marche, pour réussir, en exigeait beaucoup! A-t-il fait sauter les places qu'il avait l'ordre d'abandonner? En a-t-il fait même miner une seule? Non; Eugène a désobéi; il a contribué plus que qui que ce soit à la catastrophe. Rien ne peut l'excuser 4.
Note 4: (retour) Le général d'Anthouard m'a raconté depuis que, se trouvant, quelque temps après la Restauration, à Munich, et travaillant avec le prince, dans son cabinet, à mettre en ordre ses papiers, il retrouva l'ordre écrit qu'il lui avait porté pour exécuter le mouvement dont je viens de parler. Il le lui montra, et lui dit: «Croyez-vous, monseigneur, qu'il soit bien de conserver ce papier?--Non, reprit Eugène;» et il le jeta au feu. (Note du duc de Raguse.)Je reviens aux opérations sur la Marne. J'étais resté à Étoges pendant le mouvement de Napoléon sur Château-Thierry, et Blücher, avec vingt mille hommes qu'il avait sous la main à Vertus, allait reprendre l'offensive. Tous les rapports l'annonçaient. J'occupais le beau plateau d'Étoges, en étendant ma gauche pour mieux m'éclairer. Dès le 13, Blücher commença son mouvement et marcha sur Étoges. Quand toutes ses colonnes se furent montrées, quand il eut fait ses dispositions d'attaque et amené du canon contre ma gauche, je fis ma retraite en bon ordre, et facilement, parce que tout avait été prévu. Quoique l'avant-garde ennemie marchât à très-petite distance de mon arrière-garde, il n'y eut que des engagements de troupes légères. Je pris position, le soir, en avant de Fromentière, appuyé aux bois voisins de ce village. Aussitôt après avoir commencé mon mouvement, j'avais envoyé, en toute hâte, un officier à l'Empereur pour le lui annoncer. Cet officier le trouva à Château-Thierry. Napoléon se mit en marche avec ses troupes pour revenir à Montmirail.
Je partis le 14, à quatre heures du matin, de Fromentière, et me rapprochai de Montmirail, où je devançai mes soldats.
L'Empereur venait d'y arriver. Il me dit que ses troupes le suivaient, et que je pouvais m'arrêter et attaquer l'ennemi à l'improviste. Il y a, en arrière du village de Vauchamps, du côté de Paris, une position avantageuse et facile à défendre. C'est la pente du plateau qui borde le vallon dans lequel Vauchamps est bâti. A la gauche, un bois, dans une position avantageuse, donnait les moyens de prendre à revers tout ce qui se serait avancé par la grande route. Je le fis occuper par mes troupes, et toute mon artillerie fut mise en batterie sur le front de cette position.
L'ennemi, dont les forces étaient si supérieures aux miennes, croyait n'avoir rien à redouter. Aussi marchait-il avec une entière confiance, ses troupes en colonnes se touchant, n'ayant aucune distance entre elles, et sans même se faire éclairer. Je lui avais abandonné le village de Vauchamps. Il le traverse: tout à coup, en débouchant, il est assailli par un feu meurtrier d'artillerie et de mousqueterie; je porte mes troupes en avant, et j'enveloppe le village, dans lequel l'ennemi se rejette en confusion et dont il sort dans le même état.
J'ordonne au colonel des cuirassiers Morin, qui était sur le flanc gauche du village avec un escadron que je renforçai de mon escorte, de charger; et plus de deux mille cinq cents hommes sont faits prisonniers, tandis que le général Laferrière, qui commandait la cavalerie de la garde, chargeant par la droite, culbute l'ennemi, complète le désordre, et fait aussi des prisonniers.
Dès ce moment, l'ennemi, qui n'avait aucune formation, dut se retirer, et il le fit avec autant de célérité que possible.
D'un autre côté, deux bataillons ennemis, détachés pour occuper un bois qui couvrait sa droite, se trouvant surpris et brusquement isolés par la retraite de la masse des Prussiens, furent enveloppés, capitulèrent, et mirent bas les armes.
Napoléon avait mis sous mes ordres le corps de cavalerie de Grouchy, fort de deux mille cinq cents chevaux; j'y avais ajouté, de ma propre cavalerie, tout ce dont je pouvais disposer. Je lui avais en même temps ordonné de faire un détour par la plaine, c'est-à-dire à notre gauche, de prévenir l'ennemi sur son point de retraite, et d'aller se mettre en bataille derrière lui, à cheval sur la route de Champaubert et d'Étoges. Ce mouvement fut exécuté, quoiqu'un peu tardivement. La division Ourousoff reçut avec valeur les charges dirigées contre elle: elle continua sa marche, et s'ouvrit un passage pour se rendre à Étoges, où elle s'arrêta. Cette dernière action se passa à la chute du jour. Quand nous fûmes arrivés à Champaubert, l'Empereur me fit envoyer l'ordre de m'y arrêter: mais rien n'était plus mal entendu. Nous ne pouvions laisser l'ennemi à une aussi petite distance de nous. La position de Champaubert n'offre d'ailleurs rien de défensif, et celle d'Étoges, détestable pour l'ennemi, était excellente pour nous.
J'allais être évidemment abandonné avec une poignée de troupes sur ce point, et il était bon de le nettoyer auparavant de s'affaiblir. Je me décidai donc à marcher sur Étoges, à y faire une attaque de nuit, afin d'y entrer par surprise. Des tentatives semblables, après un premier succès, devraient être faites plus souvent à la guerre: elles réussiraient presque toujours.
Mais, mes troupes ayant combattu seules pendant toute la journée, tous mes soldats avaient été engagés; je n'avais pas trois cents hommes ensemble. Je demandai au maréchal Ney de me prêter un de ses régiments de la division d'Espagne, commandée par le général Leval, qui me suivait. Il me le refusa.
Sentant l'urgence des circonstances, je donnai l'ordre direct à un régiment de cette division, de huit ou neuf cents hommes, de me suivre. Je le plaçai en colonne sur la route, lui prescrivis de se faire éclairer, seulement à cent pas, à droite et à gauche, par cinquante hommes, de marcher ainsi formé sans bruit, de ne pas tirer, et de se jeter, quand il serait à portée, sur Étoges sans répondre au feu de l'ennemi. Quant à moi, je marchai, de ma personne, à la queue de cette colonne.
Ce que j'avais prévu arriva. L'ennemi, occupé à faire son établissement de nuit, n'était pas sur ses gardes. Surpris, il n'opposa aucune résistance et s'enfuit. On fit plus de trois mille prisonniers, parmi lesquels se trouvait le prince Ourousoff, commandant cette division, qui avait été blessé à la cuisse d'un coup de baïonnette. Il me fut amené au château d'Étoges, où je m'établis. L'entrée de ce général donna lieu à deux scènes, l'une fort plaisante, la seconde fort curieuse, et qui fait connaître une nature d'hommes moins rare qu'on ne pense dans les armées.
Le prince Ourousoff, en entrant, me tint le discours suivant:
«Monsieur le maréchal, je vous demande mille pardons de ce qui s'est passé et de ce que nous nous sommes si mal défendus. En voyant la nuit arrivée, en entendant vos trompettes sonner le rappel, je me suis dit: Les Français font la guerre comme nous et ne se battent pas la nuit. En conséquence, j'ai cru que l'on pouvait aller, sans danger, à l'eau et à la paille. Dans le cours de la journée, vous avez dû être content de nous, et nous avons, j'espère, mérité vos éloges. Certes nous avons bien repoussé les charges de votre cavalerie et traversé ses lignes avec vigueur; mais ensuite nous avons été surpris, et je vous renouvelle mes excuses.»
C'est une chose tout à fait digne de remarque pour l'observateur que de voir, dans certaines armées, l'esprit militaire l'emporter sur tous les autres sentiments, et mettre avant tous les autres intérêts ceux du métier et l'estime qu'on y acquiert. J'ai revu le prince Ourousoff depuis à Moscou, et il me parla encore sur le même ton de sa mésaventure.
Voici l'autre trait. Ma maison, toujours bien fournie, était dans l'occasion la ressource de tout le monde. Le général Grouchy, dont la cavalerie était restée à Champaubert, vint, de sa personne, me demander à souper, ce qui était fort bien fait. J'avais sur ma table l'épée du prince Ourousoff. Le général Grouchy me pria de lui en faire cadeau pour remplacer son sabre, qui le gênait, me dit-il, par suite d'une ancienne blessure. Je n'attachais pas beaucoup de prix à cette dépouille opime, et je la lui abandonnai sans y mettre la plus légère importance; mais quel fut mon étonnement quand je lus peu de jours après, dans le Moniteur, un article ainsi conçu: «M. Carbonel, aide de camp du général Grouchy, est arrivé à Paris, et a remis, de la part de son général, à Sa Majesté l'Impératrice l'épée du prince Ourousoff, qu'il a fait prisonnier à la bataille de Vauchamps.» Un fait pareil ne suffit-il pas pour peindre un homme?
CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS
RELATIFS AU LIVRE DIX-NEUVIÈME
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Mayence, le 2 novembre 1813.
«Monsieur le maréchal, je désire que vous m'envoyiez, sans retard, un état nominatif de tous les officiers généraux, supérieurs et autres, de l'état-major, qui ont fait partie du sixième corps d'armée depuis le 21 septembre, époque à laquelle vous m'avez fait le dernier envoi de l'état de situation. Il faut avoir soin d'indiquer, sur celui que je vous demande, les causes d'absence ou de mutations. Je joins à cette lettre l'état du 21 septembre; il pourra servir à la fois de base et de modèle.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Mayence, le 2 novembre 1813.
«J'ai donné l'ordre au troisième corps d'armée de traverser aujourd'hui la ville, d'aller coucher au delà, et de se rendre demain à Bechtheim, qui est le lieu assigné pour son cantonnement.
«Faites pareillement traverser la ville au sixième corps d'armée; faites-le coucher au delà, et faites-lui continuer sa marche demain pour se rendre à Oppenheim, qui est le lieu assigné pour son cantonnement.
«Le cinquième corps d'armée est cantonné entre Mayence et Bingen, à Ober et Nieder-Ingelheim.
«Quant au septième corps d'armée, commandé par M. le général Durutte, donnez-lui l'ordre, monsieur le maréchal, de se réunir à Castel, où il restera jusqu'à nouvel ordre.
«Laissez ici, en passant, quelques officiers de confiance pour réunir tous vos isolés.
«Faites-moi parvenir le plus tôt possible, monsieur le maréchal, l'état de situation très-détaillé et par bataillon de votre corps d'armée, afin que je puisse le mettre sous les yeux de l'Empereur.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Mayence, le 3 novembre 1813.
«L'Empereur ordonne, monsieur le duc, que vous preniez le commandement de la rive gauche du Rhin, depuis Coblentz jusqu'à Landau.
«L'intention de Sa Majesté est que le général de division et les généraux de brigade commandant dans les départements de la vingt-sixième division militaire soient continués dans leurs fonctions; mais ils devront correspondre chacun avec vous, qui êtes chargé de la surveillance supérieure de cette partie de la frontière. J'écris à cet égard au général commandant la vingt-sixième division.
«Je vous préviens que, d'après les intentions de Sa Majesté, je donne l'ordre à M. le duc de Bellune de se rendre à Strasbourg et d'y prendre le commandement de la frontière, depuis Huningue jusqu'à Landau.
«M. le duc de Tarente a déjà eu l'ordre d'aller prendre le commandement de la frontière depuis l'embouchure de la Moselle jusqu'à Zwoll.
«Ainsi, vous, M. le duc de Bellune et M. le duc de Tarente, vous vous trouverez avoir le commandement supérieur depuis la Hollande jusqu'à la Suisse.
«Prenez la surveillance supérieure de tout ce qui concerne le service et la sûreté de cette partie de la frontière, et correspondez journellement avec moi, afin que Sa Majesté soit parfaitement instruite de l'état des choses. Je donne avis de ces dispositions au ministre de la guerre.
«Vous correspondrez avec M. le duc de Bellune et M. le duc de Tarente quand cela sera nécessaire.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Mayence, le 5 novembre 1813.
«J'ai mis sous les yeux de l'Empereur, monsieur le duc, la lettre par laquelle vous rendiez compte qu'on n'a pu s'emparer que d'une très-petite quantité des bateaux du Necker, et que, l'ennemi ayant ainsi sur ce point des moyens de passer le fleuve et de jeter des partis sur la rive gauche, il paraissait urgent de placer une batterie de trois ou quatre pièces de canon sur la digue en face du Necker, pour empêcher les bateaux de descendre dans le Rhin.
«Sa Majesté approuve cette proposition. Elle me charge de vous faire connaître que cela ne lui paraît pas même suffisant, et qu'il faudrait y construire une bonne redoute où l'on pût placer du canon de gros calibre. J'écris à cet égard aux généraux Rogniat et Sorbier. Donnez de votre côté, monsieur le maréchal, les ordres qui vous concernent pour remplir à cet égard les intentions de l'Empereur, et rendez-m'en compte.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Oppenheim, le 10 novembre 1813,
cinq heures du matin.
«J'ai reçu votre lettre d'hier à neuf heures du soir.--Il est fâcheux que le général Bertrand n'ait pas eu le temps de finir ses ouvrages. Je pense que Votre Excellence rend compte et correspond journellement et directement avec l'Empereur. Le général Lagrange me dit qu'il n'a pas une pièce de canon. L'Empereur a ordonné des dispositions pour l'artillerie des corps d'armée. Il est nécessaire que vous fassiez venir le général Sorbier pour savoir où en est l'exécution des ordres de Sa Majesté.
«Ce matin je passe la revue, c'est-à-dire je nomme aux emplois vacants du troisième corps, qui maintenant fait partie du sixième; de là je me rends à Worms, pour voir le deuxième corps, et suivrai ma route sur Landau. Je vous préviens, monsieur le maréchal, que je me borne aux emplois vacants, et que je ne donne aucun ordre dans l'étendue de votre commandement; tout doit émaner de vous. Je m'empresserai de vous faire part de ce que je remarquerai d'ici à Landau.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 12 novembre 1813.
«Mon cousin, le duc de Valmy avait placé des hommes isolés dans plusieurs cadres du 113e régiment, et des Hollandais dans quatre bataillons; je crois que j'en ai disposé pour d'autres corps. Il convient que vous me fassiez connaître l'état des cadres qui restent à Mayence; car il importe que tous les hommes isolés rejoignent leurs corps respectifs et qu'on puisse disposer des cadres. Envoyez-moi l'état de tous ceux qui seront disponibles.
«Dans l'organisation naturelle, plusieurs dépôts de cavalerie et d'infanterie étaient placés à Mayence. J'ai ordonné de les en retirer pour faire place aux troupes actives. Faites-moi connaître où ces dépôts ont été envoyés. Il faut que le général commandant la division en instruise exactement le ministre de la guerre; sans quoi on serait exposé à faire faire de faux mouvements aux conscrits.
«NAPOLÉON.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 12 novembre 1813.
«Mon cousin, j'ai reçu votre lettre du 9 novembre. Je regarde comme très-utile que vous puissiez occuper Ehrenbreitstein; mais il faudrait avoir auparavant les sapeurs, les outils, l'artillerie et les vivres, pour une quinzaine de jours tout prêts, afin de pouvoir, quand on l'aurait occupé, s'y mettre, en vingt-quatre heures, en état de défense, et continuer, tous les jours, à se renforcer.
«NAPOLÉON.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 12 novembre 1813.
«Mon cousin, vous me dites, dans votre lettre du 9 novembre, qu'il y a sept cents voitures d'artillerie de campagne et aucun moyen de les atteler. Je pense que c'est une opération très-convenable que de diriger une partie de ces voitures sur Metz. Au reste, le ministre de la guerre donne des ordres à l'artillerie sur cet objet.--Le cinquième corps est si peu de chose, que je pense convenable que vous le dirigiez tout entier sur Coblentz, avec le corps du duc de Padoue; cela donnera l'infanterie et la cavalerie nécessaires pour la garde du Rhin. Donnez des ordres en conséquence.--La garde se trouve trop resserrée. Il me semble que j'ai ordonné à la vieille garde à cheval de se rendre à Kreuznach; elle pourrait s'étendre jusque du coté de Simmern et de Trèves. J'ai également envoyé les soixante-huit bouches à feu attelées de la garde à Kreuznach.
«Le cinquième corps se rendant à Coblentz, une division de la jeune garde pourra s'appuyer à Bingen; la garde pourra même s'étendre du côté de Kayserslautern. Le principal est que la cavalerie et l'infanterie se refassent; pour cela, il faut prendre plus de terrain.
«On m'annonce que le général Bertrand a évacué Hochheim; cela est très-fâcheux. Il sera alors impossible à tout son corps de rester sur la rive droite; et, comme je n'avais laissé la vieille garde à la proximité de Mayence que pour soutenir le général Bertrand dans la position de Hochheim, je pense qu'elle peut maintenant se rendre à Kayserslautern. Le duc de Trévise y portera son quartier général.
«La jeune garde sera entre Bingen et Mayence et Kayserslautern; la cavalerie sera à Kreuznach et s'étendra dans les vallées de Kayserslautern et de Deux-Ponts; la vieille garde à pied sera, comme je l'ai dit, à Kayserslautern et aux environs.
«Faites connaître ces dispositions au duc de Trévise en vous servant, pour éviter toute collision d'étiquette, de l'intermédiaire du général Belliard, aide-major général, auquel vous communiquerez cette lettre.
«On me fera connaître quand la garde pourra être rendue dans ses nouveaux cantonnements, afin que je puisse ordonner les dispositions ultérieures. Vous pourrez alors rappeler une ou deux divisions du général Bertrand à Mayence, puisqu'une ou deux divisions suffisent pour la défense de Castel.
«NAPOLÉON.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Strasbourg, le 12 novembre 1813.
«Monsieur le maréchal duc de Raguse, je suis arrivé ici ce matin après m'être arrêté à Landau. J'ai ordonné au directeur de l'artillerie de cette place de faire partir tout de suite quatre pièces de 16 et deux obusiers, approvisionnés à cent coups seulement (parce qu'il manque de poudre à Landau) pour armer la redoute sur la rive gauche, en face de l'embouchure du Necker. Je crois vous avoir dit qu'ayant trouvé le général Curto à Worms je l'ai chargé du commandement supérieur de la cavalerie entre Worms, Spire et Neustadt.
«On dit que le corps de de Wrede que nous avons battu à Hanau, renforcé des Wurtembergeois et des Badois, se dirige sur Kehl; on fait des réquisitions; ces bruits pourraient bien avoir pour but de faire une diversion de ce côté. On dit également que l'armée du prince de Schwarzenberg se divise en deux corps, l'un sur Mayence, l'autre sur Wezel; mais tous ces bruits se répandent vaguement.
«A Landau, j'ai trouvé sept cents hommes appartenant aux corps d'armée, et ici huit cents que je fais diriger sur leurs corps d'armée. Je pense qu'on en trouvera beaucoup d'autres. Demain, je continue ma route pour Paris où je rendrai compte à l'Empereur de ma tournée sur le haut Rhin. Si ma santé continue à être bonne, j'espère vous voir bientôt, mon cher duc: vous connaissez mon attachement.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 16 novembre 1813.
«Mon cousin, envoyez-moi, le plus tôt possible et directement, l'état de situation des cinquième, sixième et deuxième corps, tels qu'ils se trouvaient au 15 de ce mois, bataillon par bataillon, afin que je connaisse bien l'état des choses.
«NAPOLÉON.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 16 novembre 1813.
«Mon cousin, je reçois votre lettre du 12 qui m'est apportée par mon officier d'ordonnance Laplace.--Vous aurez reçu l'ordre que j'ai donné pour faire filer toute ma garde sur Kayserslautern et sur la Sarre. Vous aurez reçu également l'ordre que j'ai donné pour réunir tout le cinquième corps à Coblentz. Il vous reste donc le deuxième corps, le sixième et le quatrième.--Je ne pense pas que le deuxième soit nécessaire à Strasbourg où les gardes nationales qu'on a levées seront suffisantes.--Il paraît que notre mouvement doit avoir lieu du côté de la Hollande, et que c'est de ce côté que l'ennemi a des intentions.--Le ministre de la guerre a donné des ordres pour ôter tous les dépôts de Mayence. On a ordonné que tous les dépôts des équipages militaires fussent envoyés à Sampigny.--On a ordonné que les dépôts de la garde fussent réunis à Metz. On a ordonné que toute l'artillerie qui ne serait pas attelée et en état se rendît sur Metz.--Quant aux gardes d'honneur, vous êtes le maître de les faire descendre un peu plus bas, si vous le jugez convenable.--Faites-moi connaître si le second pont est établi à Mayence: j'y attache de l'importance, afin de pouvoir déboucher rapidement 5.--Soignez les gardes nationales qui sont sous vos ordres. Passez-les en revue, et organisez-les le mieux possible.--Je pense qu'il sera nécessaire que vous passiez la revue de tous les corps, afin de pouvoir me présenter des nominations aux emplois vacants, et de faire distribuer des armes et des habits à ceux qui en manqueraient.--J'espère que tous les bataillons ne tarderont pas à être portés à huit cents hommes. Je vous ai mandé que vous aviez beaucoup de cadres de bataillons qui avaient reçu des Hollandais et des hommes isolés. Les uns et les autres ayant été depuis incorporés dans les cadres de l'armée, je désire que vous me fassiez connaître ce que sont devenus ces premiers cadres, afin que je leur donne une destination.--Il est convenable que vous visitiez la position de Kayserslautern et la liaison avec Sarrelouis et Landau, puisque, si jamais l'ennemi voulait bloquer Mayence, le quatrième corps formerait la garnison de la place, et votre position d'observation paraîtrait devoir être naturellement Kayserslautern.--On me rend compte qu'on a établi la redoute que j'ai ordonnée à l'embouchure du Necker. Faites-en établir une à l'embouchure de la Lahn.--Faites occuper, du côté de Coblentz, l'île du Rhin où il y a un couvent de religieuses. Nous l'occupions dans les autres guerres, et l'on m'assure que ce point peut nous être utile.--Si la compagnie du train du génie ne vous sert à rien, vous pouvez la diriger sur Metz où elle se complétera plus facilement.--Le ministre de l'administration de la guerre aura fait connaître à l'intendant Marchand les dispositions que j'ai faites pour les six compagnies du train qui me restaient dans l'intérieur. Comme les ministres sont toujours lents à expédier, vous trouverez ci-joint: 1° copie de mes ordres pour ces compagnies; 2° des ordres que j'ai donnés pour les différents dépôts d'infanterie.--J'ai placé le quartier général de la garde à Kayserslautern; je le ferai aller plus loin. Quant au grand quartier général impérial, je ne verrais pas de difficultés à l'éloigner. J'attends l'arrivée du prince de Neufchâtel pour prendre une détermination à cet égard.--Je suppose que vous n'avez pas d'embarras pour les chevaux de ma maison. J'ai ordonné qu'ils fussent envoyés sur les derrières.
«NAPOLÉON.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 18 novembre 1813.
«Mon cousin, je viens de nommer le comte Bertrand grand maréchal de mon palais, et je l'autorise à se rendre à Paris pour y prendre possession de sa place. Il laissera le commandement de son corps au général Morand, sous vos ordres.
«NAPOLÉON.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 18 novembre 1813.
«Monsieur le maréchal duc de Raguse, l'Empereur me charge de vous écrire pour vous faire connaître que son intention est que vous envoyiez un officier intelligent auprès du prince de Schwarzenberg, pour offrir de traiter de la reddition de Dantzig, de Modlin, de Zamosc, de Stettin, de Custrin et de Glogau. Les conditions de la reddition de ces places seraient que les garnisons rentreraient en France avec armes et bagages, sans être prisonnières de guerre; que toute l'artillerie de campagne aux armes françaises, ainsi que les magasins d'habillement qui se trouveraient dans les places, nous seraient laissés; que des moyens de transport pour les ramener nous seraient fournis; que les malades seraient guéris et, au fur et à mesure de leur guérison, renvoyés. Vous ferez connaître que Dantzig peut tenir encore un an; que Glogau et Custrin peuvent tenir également encore un an, et que, si l'on veut avoir ces places par un siége, on abîmera la ville; que ces conditions sont donc avantageuses aux alliés, d'autant plus que la reddition de ces places tranquillisera les États prussiens. Si l'on parlait de la reddition de Hambourg, de Magdebourg, d'Erfurth, de Torgau et de Wittenberg, Sa Majesté désire que vous répondiez que vous prendrez ses ordres là-dessus, mais que vous n'avez pas d'instruction; qu'il n'est question, actuellement, que de traiter pour les places de l'Oder et de la Vistule. Ces communications, monsieur le maréchal, serviraient aussi à avoir des nouvelles.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 18 novembre 1813.
«Mon cousin, vous avez sous vos ordres les deux divisions du sixième corps; les quatre divisions du quatrième et la division du deuxième corps: ce qui fait cinq divisions d'infanterie.--J'ai donné le commandement du cinquième corps au général Sébastiani, qui sera sous les ordres du duc de Tarente. Comme son corps s'approche de Cologne, il faudra le remplacer du côté de Coblentz.--J'ai ordonné la formation de magasins à Sarrebrück, Trèves et Sarrelouis.--Veillez à ce qu'on paye aux officiers de l'armée les mois de solde que je leur ai accordés par mon ordre du jour, et à ce que la masse de ferrage et de harnachement soit payée à la cavalerie. Dites-moi un mot là-dessus dans votre prochaine lettre.--La garde doit être partie pour Kayserslautern, le cinquième corps doit être également parti, et vous avez envoyé la division du sixième corps sur Coblentz. Par ces dispositions, Mayence doit être déblayé. Laissez toujours la division du deuxième corps entre Mayence et Strasbourg, parce que les deux autres divisions de ce corps vont se réorganiser à Strasbourg, sous le commandement du général Dufour. Il est donc nécessaire que le corps soit toujours là à portée pour qu'on puisse réunir les bataillons du même régiment, au fur et à mesure que ces divisions se réorganiseront.--Tous les corps d'armée vont recevoir leur complet, et les détachements sont partout en route pour rejoindre les bataillons sur le Rhin.--J'ai déjà arrêté l'organisation de l'armée, qui sera composée de six corps; savoir:
«Du premier et treizième bis, à Anvers;
«Du onzième et du cinquième, le duc de Tarente;
«Du sixième, du quatrième et du deuxième.«Chacun de ces corps sera de quatre divisions et de plus de cinquante bataillons. Il est à espérer que cette organisation aura déjà une couleur en janvier.--Aussitôt que le sixième et le troisième corps auront plus de neuf mille hommes, il faudra prendre mes ordres pour les former en deux divisions.--Le quatrième corps est plus spécialement destiné à Mayence. Faites connaître que je dirige onze mille conscrits sur Mayence, où on les habillera.--Trois mille seront donnés au treizième, deux mille au vingt-troisième et le reste aux bataillons du quatrième corps, qui ont leur dépôt au delà des Alpes.
«NAPOLÉON.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT
«Saint-Cloud, le 19 novembre 1813.
«Mon cousin, je reçois votre lettre du 16.--Je viens d'ordonner que le duc de Trévise porte son quartier général à Trèves, où se rendra toute la vieille garde; que les deux divisions composées de tirailleurs se placent dans la direction de Trèves à Mayence et de Trèves à Coblentz;--que les deux divisions composées de voltigeurs se rendent à Luxembourg et aux environs, afin d'être à portée de leur dépôt, qui est à Metz;--que chaque brigade ait avec elle son artillerie; les batteries de douze et celles à cheval seront avec la vieille garde;--enfin que toutes les administrations de la vieille garde se rendent à Trèves. Par ce moyen vous serez parfaitement débarrassé, et il n'y aura plus rien sur la grande route.--Je me fais faire un rapport sur la situation de la cavalerie, afin de la placer définitivement dans les lieux les plus convenables.--Il partira d'ici, tous les huit jours, douze cents hommes pour les tirailleurs, et de Metz, tous les huit jours, douze cents hommes pour les voltigeurs. Ainsi ma garde fera, avant le 15 janvier, un corps de quatre-vingt mille hommes.--Je crois n'avoir pas encore donné d'ordre pour le grand quartier général. Je crains qu'il n'y ait quelque inconvénient à éloigner le payeur et l'intendant de Mayence. Je crois vous avoir mandé que onze mille cinq cents conscrits étaient dirigés sur Mayence, où ils étaient destinés à recruter la partie du quatrième corps qui a ses dépôts en Italie, et comme les autres dépôts du quatrième corps qui sont en France mettent en mouvement les conscrits destinés à aller compléter leurs bataillons, je compte que ce corps sera incessamment fort de trente à quarante mille hommes.--Faites partir la division de la jeune garde que vous avez gardée à Mayence. Je suppose que le cinquième corps est en route pour Cologne. Faites partir la division de l'ancien troisième corps pour Coblentz.--Le deuxième corps et la division du sixième corps paraissent suffisants du côté de Manheim.--Et, en Alsace, les gardes nationales me paraissent également devoir suffire. J'ai ordonné la formation d'un deuxième corps bis à Strasbourg. Je crois vous avoir déjà instruit de ces différentes dispositions.--Nous ne sommes dans ce moment-ci en mesure pour rien. Nous serons dans la première quinzaine de décembre déjà en mesure pour beaucoup de choses. La grande affaire aujourd'hui, c'est l'armement et l'approvisionnement des places.--A moins de nécessité absolue, la division du deuxième corps doit rester sous votre commandement. Le duc de Bellune voudrait l'attirer à lui: mais il n'y a rien à craindre pour Strasbourg. Il faudrait que l'ennemi fût fou pour aller attaquer de ce côté. C'est sur Cologne et Wezel qu'il est naturel de penser que l'ennemi doit se porter 6.--Avez-vous rallié au sixième corps douze à quinze cents hommes de la marine qui se trouvaient du côté de Cologne? Avez-vous fait partir des officiers pour parcourir les différents régiments, en retirer les isolés qui y avaient été momentanément incorporés et les faire revenir à leur régiment?--Le ministre a décidé où devaient être placés les dépôts du 30e et du 33e. Quant aux 8e, 27e, 70e et 88e régiments, renvoyez les cadres à leur dépôt. Le 8e est du côté de la basse Meuse. Ôtez du cadre tous les hommes disponibles et placez-les dans le 13e de ligne.--Le 88e a aussi son dépôt dans le Nord.--Il n'y a que le 70e qui a son dépôt à Brest. Placez ce bataillon dans celui de vos corps où se trouvent déjà des hommes du 70e.--J'ai donné des ordres pour que six cents conscrits lui fussent envoyés à Mayence pour le compléter. Il serait trop long de l'envoyer se recruter du côté de Brest.--Le 28e ayant son dépôt dans le Nord, renvoyez-le à son dépôt.--Vous aurez donc ainsi à Mayence deux dépôts: celui du 133e et un bataillon du 70e.--Quant au 33e léger, vous l'avez dirigé sur Sarrelouis, et il m'y paraît bien. Instruisez de ces dispositions les commissaires des guerres de Metz, de Châlons et de la route, afin que les conscrits qui se rendent à ces différents dépôts puissent être bien dirigés.
«NAPOLÉON.»
LE MARÉCHAL MARMONT A NAPOLÉON.
«Bords du Rhin, le 19 novembre 1813.
«J'ai l'honneur de rendre compte à Sa Majesté que j'ai parcouru la ligne du Rhin jusqu'à la frontière de mon commandement. Je me suis assuré que toutes les mesures de surveillance et de défense étaient bien prises, et je les ai complétées autant que possible. J'ai ordonné quelques travaux à Worms, qui est un point de passage très-favorable à l'ennemi. La redoute en face du Necker sera terminée et armée après-demain. J'ai ordonné un semblable travail en face de l'embouchure de la Lahn. Ce point est également important. Il sera couvert par un poste défensif et une bonne batterie.
«Nous avons un grand nombre de malades, qui augmente avec une rapidité inouïe. Cependant les troupes sont bien, et j'ai pris toutes les mesures de précaution et de détail que la raison autorise. J'ai donné l'ordre de faire distribuer de l'eau-de-vie à tous les soldats, du vin aux convalescents et aux malades. J'ai réduit partout le service, et aucun des moyens que je puis employer ne sera omis pour refaire les troupes. L'amélioration des hôpitaux de Mayence a été moins rapide que je ne l'espérais, quoique je fusse autorisé à compter sur de meilleurs résultats. J'ai pris de nouvelles mesures dont je vais suivre l'exécution, et certainement, sous peu de jours, tout sera en bon ordre. Les habitants éprouvent des maladies encore plus générales et plus graves que les soldats. Jusqu'ici la mortalité n'est pas très-forte dans les troupes; elle est extraordinaire chez les habitants, et cela à Mayence et sur toute la ligne.
«La masse de la grande armée ennemie est toujours en présence. Le Rhin est bordé avec assez de soin: mais elle a pris des cantonnements à plusieurs lieues en arrière. Il paraît certain qu'un corps de troupes, que l'on porte à quinze ou vingt mille hommes, a passé devant Kehl et a continué sa marche sur le haut Rhin.
«Je n'ai point encore de rapports de l'officier que j'ai envoyé à Huningue et à Bâle: j'attends de ses nouvelles à chaque moment. Elles m'éclaireront sur ce qui se passe de ce côté.
«Les postes de l'armée prussienne sur le Rhin commencent entre Bingen et Coblentz. Tout ce qui est au-dessus est russe ou autrichien.
«Nos approvisionnements vont toujours lentement; mais ceux de réserve continuent à s'augmenter. Nous aurons après-demain, tant des uns que des autres, trente-cinq mille quintaux de grains ou farine.»
LE MARÉCHAL MARMONT A NAPOLÉON.
«Bords du Rhin, le 20 novembre 1813.
«J'ai l'honneur de rendre compte à Votre Majesté que les gardes nationales de la Meurthe et de la Moselle sont arrivées en grande partie et arrivent chaque jour. Tous les rapports qui me sont faits annoncent qu'elles n'ont parmi elles que peu de gens mariés, qu'elles sont composées d'hommes vigoureux, et qu'elles se montrent animées du meilleur esprit. J'avais donné des ordres pour qu'elles fussent armées sur-le-champ, et les fusils allaient partir lorsque le directeur de l'artillerie a reçu une lettre du ministre de la guerre, en date du 16, qui ordonne d'armer ces légions avec les fusils à réparer qui se trouvent dans l'arsenal de Mayence.
«La date de cet ordre est trop récente pour que j'aie cru pouvoir me permettre d'y rien changer; mais il est de mon devoir de faire connaître à Votre Majesté que je regarde cette mesure comme très-contraire au bien de son service. On peut tirer le meilleur parti des gardes nationales en les employant sur-le-champ; mais il faut mettre de suite leur dévouement à profit, il faut ne prendre aucune mesure qui puisse lui donner du dégoût, et la mesure ordonnée recule nécessairement de beaucoup l'époque à laquelle on pourra s'en servir. Je regarde comme certain qu'avec un peu de soins on peut, en très-peu de temps, tirer dans les circonstances actuelles un meilleur service de ces gardes nationales que des troupes de ligne.
«Des renseignements certains annoncent qu'hier les empereurs de Russie, d'Autriche et le roi de Prusse étaient encore à Francfort, et que ce sont encore des Russes, que je crois du corps de Wittgenstein, qui sont devant nous à Hochheim. On assure que la plus grande partie de l'armée autrichienne est sur la rive gauche du Mein, et qu'un corps prussien assez considérable, infanterie, cavalerie et artillerie, est près de l'embouchure de la Lahn. On ne voit pas un seul détachement ennemi de Lintz à Neuwied.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 20 novembre 1813.
«Mon cousin, il est probable que l'ennemi ne veut pas tenter de passer le Rhin. Laissez donc vos troupes tranquilles et ne vous tourmentez pas. Toutefois, si l'ennemi passe le Rhin, il passera sur le bas Rhin. N'éloignez donc pas le deuxième corps de Mayence. Une division du sixième corps doit être à Coblentz, afin que le cinquième corps soit à Cologne à la disposition du duc de Tarente.--J'estime que les gardes nationales qu'on a levées en Alsace sont suffisantes pour défendre cette frontière.--La redoute à l'embouchure du Necker est établie. En a-t-on établi une semblable vis-à-vis la Lahn? Si on ne l'a pas fait, ordonnez qu'on le fasse.
«NAPOLÉON.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Saint-Cloud, le 20 novembre 1813.
«Mon cousin, quand j'étais à Mayence, il y avait deux bataillons du 113e qui avaient des hommes isolés; faites-moi connaître ce qu'ils sont devenus.
«NAPOLÉON.»
LE MARÉCHAL MARMONT A NAPOLÉON.
«Bords du Rhin, le 24 novembre 1813.
«J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté des rapports que l'officier que j'ai envoyé à Huningue vient de me faire, ainsi que l'extrait des gazettes allemandes qu'il y a joint.
«Les nouvelles qu'ils renferment m'ont paru assez importantes pour les faire passer à Votre Majesté, quoique je suppose bien qu'elle les a reçues ou recevra par d'autres voies.
«Je crains bien que la possession du pont de Bâle ne soit l'un des principaux objets de l'ennemi dans ses opérations sur cette partie de la frontière.
«Tous mes rapports, depuis vingt-quatre heures, m'annoncent une augmentation continuellement croissante des forces de l'ennemi sur les bords du Necker.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 24 novembre 1813.
«Mon cousin, j'ai ordonné que le cadre du sixième bataillon du 13e de ligne, bien complété, se rendît à Alexandrie. S'il n'est pas encore parti, faites le partir en toute diligence. Ce bataillon a déjà mille hommes qui l'attendent à Alexandrie, et sont destinés à l'armée de réserve d'Italie.
«NAPOLÉON.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 25 novembre 1813.
«Mon cousin, renvoyez sans délai ma garde, infanterie, cavalerie et artillerie, sur la Sarre; n'en retenez rien, parce qu'il y a un système d'organisation que l'on suit et qu'il est nécessaire que rien ne dérange.--Au 1er décembre, il partira de chaque dépôt cinq cents hommes pour renforcer tous les bataillons qui sont à l'armée, ce qui fera cinquante mille hommes de renfort et portera les quatrième, cinquième, sixième et onzième corps fort haut.--Il partira aussi à la même époque un bataillon de chacun des dépôts du deuxième corps. Ces douze bataillons se réuniront à Strasbourg.
«NAPOLÉON.»
LE MARÉCHAL MARMONT A NAPOLÉON.
«25 novembre 1813.
«Sire, j'ai l'honneur de rendre compte à Votre Majesté que mes rapports m'annoncent que l'ennemi travaille à élever des batteries sur le bord du Rhin, près de Manheim. Ces travaux, joints à l'accumulation prompte de ses forces sur ce point, et les bruits répandus parmi les gens du pays que son intention est de passer sur ce point, me font croire à la réalité de ce projet.
«Le prince de Schwarzenberg est parti hier pour Manheim, et on annonce le départ du quartier général pour cette ville.
«J'avais donné l'ordre au troisième corps de l'artillerie, par suite des dispositions prises pour le cinquième corps d'armée, de s'étendre, et au duc de Padoue de placer son quartier général à Bonn. D'après les nouveaux ordres de Votre Majesté, je lui ai expédié celui de se rendre à Cologne, à la disposition du duc de Tarente.
«Il est possible que l'ennemi tente un passage sur ce point, en même temps que sur Manheim; mais il est indubitable que, si l'ennemi opère, ses opérations préalables seront aux environs de Manheim, attendu que le grand obstacle à craindre pour lui maintenant sont les glaces que le Rhin va charrier dans quelques jours, glaces qui sont plus abondantes et beaucoup plus précoces au-dessous de la Moselle, de la Lahn, du Mein et du Necker qu'au départ de ces rivières, attendu encore que presque toutes ses forces sont sur la rive gauche du Mein et sur le Necker.
«Ces considérations et la nature du pays au dessous de Mayence, qui fait que l'ennemi ne peut tenter le passage qu'à Coblentz ou à Baccarach seulement, où il y a des débâcles, tandis qu'il y a une multitude de passages favorables entre Mayence et Landau, me déterminent à laisser la sixième division du sixième corps, qui occupe Coblentz et Baccarach, seule sur ce point, où elle est bien suffisante, étant forte de plus de sept mille hommes, et à laisser l'autre division du sixième corps cantonnée à la gauche de la première, entre Worms et Mayence.
«Cette disposition est non-seulement nécessaire pour défendre le passage, mais encore pour occuper, si l'ennemi avait réussi à forcer les gorges des montagnes, les routes de Kircheim, Boland, Turkheim et d'Alzey, qu'il faut occuper à la fois, parce qu'ils aboutissent à Kayserslautern.»
LE MARÉCHAL MARMONT A NAPOLÉON.
«27 novembre 1813.
«Sire, quoique les calculs de la raison disent qu'il est trop tard pour passer le Rhin ici avec une armée nombreuse, et que, dans dix jours, tous les établissements pour la conservation de ponts de bateaux seront une chose non-seulement incertaine, mais peut-être même impossible, je ne puis pas douter que l'ennemi n'ait formé le projet d'exécuter ce passage et ne soit au moment de le tenter. Toute l'artillerie autrichienne est accumulée aux environs de Manheim, et tous les ouvriers du pays ont été mis en réquisition et travaillent à préparer des moyens de passage.
«D'après cet état de choses, je me détermine à quitter Mayence et à établir mon quartier général pour quelques jours à Worms, afin de surveiller de plus près les mouvements de l'ennemi, défendre le passage autant que possible, et assurer le retour, en bon ordre, des troupes au pied des montagnes. Dans le cas où l'ennemi n'effectuerait pas son passage, je reviendrais dans sept à huit jours à Mayence.
«Je laisse la division du général Ricard à Coblentz, pour garder cette ligne et défendre le passage du Rhin, si l'ennemi le tente sur ce point. Je laisse le premier corps de cavalerie pour l'appuyer. Si l'ennemi la force, elle se repliera par Simmern et Kirchberg; elle appuiera ainsi le premier corps de cavalerie, qui défend la Nahe, avec quelques corps d'infanterie de cette division. Si je suis forcé à Manheim, ce premier corps de cavalerie, également placé sur la Nahe, se trouvera en ligne avec moi, et couvrira ma communication avec les troupes du général Ricard. Enfin je modifierai le mouvement de ces troupes suivant les circonstances.
«Il paraît, d'après l'ensemble des renseignements, que le corps austro-bavarois, auquel se serait joint un corps russe, est dans le haut Rhin, sur la frontière suisse; que l'armée autrichienne, avec le duc de Wittgenstein, est sur les deux rives du Necker, mais particulièrement sur la rive gauche; que l'armée de Silésie, ou du moins la plus grande partie, est entre Francfort et Mayence.
«Le général Sacken a son quartier général à Wüker, et le général Blücher à Höscht. Les généraux russe et prussien sont à Francfort, mais devant partir pour Manheim. D'après cela, il n'y aurait dans le bas Rhin que l'armée dite de Berlin et les Suédois.
«Les empereurs étaient encore hier à Francfort.
«Les approvisionnements de Mayence sont en bon état; il y a quarante mille quintaux de grain ou farine, dont quatorze mille de farine. Les moutures ont acquis tout le degré d'extension possible; huit cents quintaux entrent en magasin chaque jour en sus des consommations, et il y a deux mille boeufs dans la place.
«Le nombre des malades va toujours en augmentant, et les corps s'affaiblissent à vue d'oeil.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 4 décembre 1813.
«Mon cousin, je ne comprends pas comment le duc de Tarente se plaint de n'avoir pas encore touché de solde. Donnez-moi une explication là-dessus. Je ne comprends pas davantage comment la cavalerie n'a pas touché sa masse de ferrage. Faites-moi connaître quelle était la situation du magasin de l'habillement à Mayence, au 1er novembre, et quelle est sa situation au 1er décembre.--Les conscrits pour le quatrième corps commencent-ils à arriver?
«NAPOLÉON.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 9 décembre 1813.
«Monsieur le duc de Raguse, je vous ai déjà écrit de donner les ordres les plus précis pour interdire toute communication de l'une à l'autre rive du Rhin; je vous envoie ampliation d'un décret impérial qui ordonne expressément cette mesure: veillez avec soin à son exécution dans l'étendue de votre commandement.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
MINISTÈRE DE LA GUERRE.
(Extrait des minutes de la secrétairerie d'État.)
«Au palais des Tuileries,
le 7 décembre 1813.
«Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération suisse,
«Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:
Article Premier.
«Toute communication de l'une à l'autre rive du Rhin sera fermée depuis Huningue jusqu'à Willemstadt. On ne laissera ni entrer sur le territoire ni en sortir aucune personne, aucune poste, aucun courrier.
Art. 2.
«Nos ministres de la guerre, de la police générale et du commerce sont chargés de l'exécution du présent décret.
«Signé: Napoléon.»
«Par l'Empereur.
«Le ministre secrétaire d'État,
«Signé: le duc De Bassano.
«Le ministre de la guerre,
«Signé: Duc De Feltre.
«Pour ampliation:
«Le prince vice-connétable, major général,
«Alexandre.»
LE MARÉCHAL MARMONT A NAPOLÉON.
«9 décembre 1813.
«Sire, j'ai l'honneur de rendre compte à Votre Majesté que le mouvement général de l'armée ennemie continue vers le haut Rhin. Il n'y a plus d'Autrichiens sur les bords du Necker. Le corps de Sacken, qui était devant Castel, s'est porté sur Manheim. Le corps de Langeron, qui était en face de Coblentz il y a huit jours, est aujourd'hui devant Castel. Il paraît qu'il y a aussi des troupes prussiennes aux environs de Manheim, mais j'ignore de quel côté elles sont.
«J'ai reçu la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire le 4 décembre. Je ne puis pas donner toutes les explications qu'elle peut désirer sur les payements faits au onzième corps; le payeur général est parti cette nuit pour Paris, par suite des ordres du ministre; mais, ce que je sais, c'est qu'il a été envoyé de l'argent au duc de Tarente, attendu que je me rappelle avoir fait fournir les escortes. La cavalerie n'a touché qu'une portion de sa masse de ferrage, et les sommes que Votre Majesté a ordonné de payer aux troupes n'ont pu l'être qu'en partie, attendu que les fonds étaient insuffisants; cependant il est de la plus grande urgence que l'armée recouvre une portion de sa solde, et pour... aux compagnies, et quelque secours aux individus; il est bien nécessaire que, lorsqu'on ne payera qu'un ou deux mois, de payer les mois courants de préférence à ceux arriérés, afin que tout le monde puisse y participer.
«Il n'est point encore arrivé de conscrits pour le quatrième corps.
«Je joins à cette lettre les deux états que Votre Majesté m'a demandés.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 12 décembre 1813.
«Je vous ai adressé, le 7 de ce mois, l'ordre de faire diriger sur Strasbourg la quatrième division du deuxième corps d'armée. L'Empereur me charge de vous renouveler cet ordre.
«Sa Majesté ordonne aussi que vous fassiez diriger sur Strasbourg le cinquième corps de cavalerie pour y être, ainsi que la quatrième division du deuxième corps d'armée, sous les ordres du duc de Bellune.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 14 décembre 1813.
«Mon cousin, je vois avec plaisir que le premier détachement des onze mille cinq cents conscrits destinés pour le quatrième corps commence à arriver. Faites habiller ces hommes, et faites-les incorporer dans les régiments.
«NAPOLÉON.»
NAPOLÉON AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 14 décembre 1813.
«Mon cousin, j'ai donné tous les ordres pour la formation de grands hôpitaux sur les derrières de l'armée, afin d'éviter les évacuations. Correspondez à ce sujet avec le major général.--Je vois avec peine que les maladies continuent. Est-ce que le froid ne les fera pas diminuer?--Deux corps de gardes nationales qui sont très-belles, et qui sont sous votre commandement, ont eu beaucoup de déserteurs, parce que vous les avez éparpillées. Il serait convenable de les tenir dans les places fortes, sans quoi jamais elles ne se formeront. Écrivez aux préfets pour qu'ils fassent rejoindre les déserteurs ou qu'ils les remplacent.
«NAPOLÉON.»