Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (6/9)
LE MARÉCHAL MARMONT A NAPOLÉON.
«Éloges, le 14 février 1814.
«Sire, Votre Majesté a été témoin de tout ce qui s'est passé dans la journée, de tout ce que la prise du village de Vauchamp et des deux mille prisonniers qui y ont été faits a de glorieux pour le sixième corps. Ainsi je ne la fatiguerai pas d'un récit superflu en ce moment, mais je ne dois pas différer de l'informer de la fin de la journée qui la couronne d'une manière convenable. Après les belles charges que le général Grouchy a fait faire, l'infanterie ennemie étant cantonnée et établie dans le bois, il n'a plus été possible de l'entamer avec de la cavalerie, et, quoique la nuit fût venue, j'ai cru qu'il était utile de la culbuter et de la jeter dans le défilé d'Étoges.
«En conséquence, je me suis emparé des premières troupes d'infanterie que j'ai eues sous la main, pour pousser une colonne dans cette direction. Mais cette disposition utile a été un moment suspendue par les obstacles qu'y a mis le prince de la Moskowa, qui, sans titre légitime, puisqu'il était sans commandement et sans raison, à empêché les troupes de marcher.
«Ayant pu réunir quelques troupes du sixième corps, j'ai cherché à réparer le temps perdu, en hâtant leur marche. Elles ont balayé tout ce qu'elles ont trouvé sur la route et à la lisière des bois, pris beaucoup de monde, éparpillé un grand nombre d'hommes dans la forêt, pris trois pièces de canon, plusieurs caissons, culbuté les masses qui étaient à la tête du village d'Étoges, et pris douze cents Russes de la huitième division, le général prince Ourousoff qui la commande, un colonel, deux majors et un grand nombre d'officiers: tous ces prisonniers faits à coups de baïonnette ou de crosses de fusil. Le général Ourousoff, étant blessé d'un coup de baïonnette, ne pourra partir que lorsqu'on aura pu trouver une voiture pour le transporter; j'envoie à Votre Majesté le colonel, qui est fort intelligent, et qui parle avec beaucoup de bonne foi de la situation de l'armée. D'après ce qu'il m'a dit, la huitième division est forte de dix bataillons, qui viennent d'être complétés à cinq cents hommes chacun. Il estime le corps de Kleist à six mille hommes, ce qui ferait onze mille hommes d'infanterie, à qui nous avons eu affaire aujourd'hui. Il ajoute que ce corps d'armée a soixante-dix pièces de canon.
«Le général Grouchy rendant compte directement à Votre Majesté de ce qu'il a fait, je n'entrerai à cet égard dans aucun détail.
«Il paraît que l'attaque de nuit faite sur les Russes les a tout à fait déconcertés. Les douze cents prisonniers russes partiront à minuit pour Montmirail.»
LIVRE VINGTIÈME
1814
Sommaire.--Proclamation de Louis XVIII.--Marche circulaire autour de Montmirail.--Arrivée de Marmont à Sézanne (22 février).--Conduite singulière de Grouchy.--Faute de Napoléon.--Retraite de Marmont devant Blücher.--Jonction avec Mortier.--Combat de Gué-à-Trem.--Retraite de l'ennemi sur l'Aisne (2 mars).--Reddition malheureuse de Soissons.--Batailles de Craonne et de Laon.--Marmont prend position à Corbeny.--Mouvement sur Reims.--Combat et occupation de Reims.--Entretien avec l'Empereur.--Retraite sur Fismes.--Bataille d'Arcis-sur-Aube (21 mars).--Manoeuvres de Napoléon sur les derrières des alliés.--Marmont manoeuvre pour rejoindre Napoléon.--Combat de Sommesous.--Combat de Fère-Champenoise.--Retraite sur Paris.--Occupation de Provins.--Arrivée de Marmont à Charenton.--Marmont est chargé par Joseph de la défense de Paris.--Bataille de Paris (30 mars).--Le roi Joseph abandonne Paris.--Capitulation.--État des esprits à Paris.--Talleyrand.--Arrivée de Napoléon à Fontainebleau.--Marmont se porte à Essonne.--Dernière entrevue avec l'Empereur.--Le sénat proclame la déchéance de Napoléon.--Marmont quitte Essonne pour accompagner les plénipotentiaires envoyés par l'Empereur.--Entretien avec Alexandre.--Révolte du sixième corps calmée par Marmont.--Réflexions.--Nature des rapports particuliers qui ont existé entre l'Empereur et Marmont.
Pendant ces combats, la grande armée ennemie s'était portée à Nogent, qu'elle avait attaqué et pris, en s'avançant jusqu'à Nangis et Fontainebleau. Les corps des ducs de Bellune et de Reggio étaient les seules forces qu'elle eût devant elle. L'Empereur se décida à marcher en toute hâte à leur secours, et à profiter de la destruction d'une partie de l'armée de Silésie et de l'éloignement du reste, pour la battre et la faire reculer.
Il se mit en route avec sa garde et la cavalerie de réserve, laissant provisoirement le général Grouchy à Montmirail, avec la division Leval et son corps de cavalerie, et le duc de Trévise sur l'Aisne, en observation contre les troupes du Nord (York et Sacken), qui s'étaient retirées sur Épernay et sur Châlons. Il me donna l'ordre de pousser des partis sur cette ville, et défaire même une marche en avant pour en imposer à l'ennemi; mais d'agir avec circonspection. En conséquence, je laissai à Étoges la division du général Ricard, et, avec la division Lagrange et ma cavalerie, je me portai sur Vertus le 15.
Le 15, à minuit, une lettre du général Grouchy m'informa qu'un ordre de l'Empereur lui prescrivait de le suivre, avec sa cavalerie et la division Leval, afin d'opérer avec lui contre la grande armée; qu'au moment où il allait exécuter le mouvement un corps russe de douze mille hommes environ (celui des grenadiers de Rajesky) avait paru de l'autre côté du Morin, et pris poste en face de Montmirail. Il ajoutait que, vu ma position, il suspendait son départ pour me donner le temps de me replier.
A une heure du matin mes troupes étaient en route pour Étoges. Dans cette marche, j'eus connaissance pour la première fois d'une proclamation de Louis XVIII, datée du 1er Janvier, où il annonçait, entre autres choses, que, de retour en France, il favoriserait les transactions relatives aux biens nationaux. Je fus frappé de son ignorance de l'état des choses dans ce pays. Arrivé à Étoges, une autre lettre du général Grouchy m'annonçait que, pensant à la nécessité de ne pas faire faute aux calculs de l'Empereur, il se décidait à partir et m'en prévenait, afin de me mettre à même de prendre les dispositions que je trouverais convenables.
Ma position était critique. Tant que je ne serais pas parvenu à retrouver ma ligne naturelle de retraite, ou au moins tant que je ne serais pas assuré de pouvoir ta prendre sur la Marne, je courrais de grands dangers, ayant un corps de douze mille hommes devant moi, et les corps de Sacken, d'York et de Kleist sur mon flanc ou derrière.
Je pris mon parti sur-le-champ, et voici ce que j'exécutai.
Je jetai jusque sur Montmirail ma cavalerie légère. Je la chargeai d'observer cette ville du plus près possible, et de tourner autour d'elle, en prenant sa retraite sur la Marne, si elle était forcée à s'éloigner.
Je me portai à Montmaur, et j'entrepris le même mouvement circulaire dont Montmirail était le centre, en passant par Orbais. Une fois arrivé sur la route qui mène à Château-Thierry, tout danger était passé, j'avais ma retraite sur la Marne, et, si j'étais forcé de m'y porter, je me réunissais à Mortier. Je pris position en me mettant à cheval sur cette grande route. Avant le jour j'avais pris ma marche circulaire, et j'arrivai enfin sur la route de Montmirail à la Ferté-sous-Jouarre. Revenu dans une position naturelle, je me portai sur l'ennemi, qui occupait Montmirail avec une partie de ses forces. Un combat de deux heures le força d'en sortir, après avoir éprouvé une perte de plus de cinq cents hommes en tués ou prisonniers. Je n'ai jamais compris pourquoi l'ennemi se conduisit ainsi. Car, s'il tenait à conserver Montmirail, il fallait soutenir les troupes qui y étaient; et, s'il n'y tenait pas, il fallait l'évacuer, et non s'en faire chasser. Le Morin nous sépara pendant la nuit, et le lendemain l'ennemi fit sa retraite dans la direction de la grande armée. Le 17, j'avais repris Montmirail. J'y restai les 18, 19 et 20, pour faire reposer mes troupes, exténuées par tant de mouvements et tant de combats. Le 21, je me mis en marche pour Sézanne, où j'arrivai le 22.
Mais qu'avait fait, pendant tout ce temps-là, le général Grouchy avec son corps de cavalerie et sa belle division d'infanterie? Je vais le dire, et on aura peine à le croire. Il s'était arrêté à la Ferté-sous-Jouarre! Le 18, il vint de sa personne à Montmirail pour me faire son compliment, et me témoigner sa joie de me voir échappé à d'aussi grands dangers. Il me dit que, l'idée de mes périls l'ayant poursuivi et anéanti, il n'avait pu continuer son mouvement; que, s'il me fut arrivé malheur, il se serait brûlé la cervelle. «C'eût été, lui dis-je, une grande consolation; mais, puisque vous avez tremblé pour moi, et que vous n'avez pas été au secours de l'Empereur, il fallait au moins revenir à ma rencontre et faire une diversion en ma faveur.» Ainsi, grâce à ses indécisions, à ses irrésolutions, il m'avait compromis pour aller au secours de l'Empereur; et, à peine ce mal fait, il avait renoncé à tout ce qui lui restait d'utile à exécuter eu allant rejoindre Napoléon, en sorte qu'il ne servit à rien et ne fut utile à personne. Ne voit-on pas, en cette circonstance, l'homme de Waterloo?
Grouchy est le plus mauvais chef à mettre à la tête d'une armée. Il ne manque ni de bravoure ni de quelques talents pour manier les troupes; mais il est sans résolution et incapable de prendre un parti: c'est ce qu'il y a de pire à la guerre.
A mon arrivée à Sézanne, je fus instruit du mouvement général de l'armée de Silésie sur Arcis, par Fère-Champenoise, et par suite de sa jonction avec la grande armée.
L'Empereur me donna l'ordre de déboucher à Sézanne, et de marcher sur Fère-Champenoise. Me jeter au milieu de ces immenses plaines avec aussi peu de troupes, d'aussi grands embarras, et des corps aussi mal constitués, était courir de grands risques. Je préférai, en marchant en avant, me rapprocher de l'Aube. Cette rivière pouvait me servir d'appui; elle me couvrait en partie; et de plus cette direction devait me donner le moyen de me lier plus facilement avec l'Empereur.
Je me mis donc en route de Sézanne, le 24, en prenant la direction d'Arcis, après avoir jeté un corps de cavalerie sur l'Aube pour l'observer. A peine mon mouvement commencé, je fus informé que l'armée de Silésie repassait cette rivière. Elle exécutait son mouvement à Baudemont et Plancy. Je me dirigeai sur ce point pour lui disputer le passage; mais il était trop tard. Je vis, avant d'être à portée, ses masses toutes formées sur les hauteurs de Plancy. Je me postai pour l'observer, et, avant la fin du jour, je vins prendre position sur les hauteurs de Vindé, en arrière de Sézanne, sur le plateau même où cette ville est bâtie.
J'écrivis, dans la journée même, à Napoléon pour lui annoncer le mouvement de Blücher, qui était le commencement sans doute d'une marche offensive sur Paris. Le général Bordesoulle qui m'amenait un renfort de cavalerie, arrivé à Barbonne et voyant l'ennemi d'un autre côté que moi, rendit le même compte. Son rapport arriva en même temps que le mien. Enfin le général Boyer, commandant une division venant d'Espagne, et qui occupait Méry, lui écrivit: «Hier j'avais devant moi toute l'armée de Silésie; aujourd'hui je n'ai plus personne.»
Napoléon mit en doute la vérité de ces rapports. Cela était opposé aux idées qu'il s'était faites. Déjà depuis longtemps, il s'était montré incrédule à tout ce qui contrariait sa manière de voir.
On peut se défier des rapports des généraux qui voient l'ennemi partout et demandent du secours; mais, quand un général déclare qu'il n'a plus d'ennemis à combattre, à coup sûr on peut ajouter foi à ses paroles, et, quand tant de rapports différents concordent entre eux, comment ne pas être convaincu?
Si, en cette circonstance, Napoléon eût accepté ces avis comme ils devaient l'être, s'il eut, en conséquence, marché immédiatement, il est possible que l'armée de Silésie eût été détruite.
Au lieu de cela, il resta sur la Seine, dans les environs de Troyes. Blücher marcha contre moi, le lendemain, et fit des dispositions d'attaque des hauteurs de Vindé. J'avais tout préparé pour faire ma retraite avec facilité et en bon ordre. Quand l'ennemi eut établi une batterie de vingt pièces et commencé à tirer, mes troupes disparurent. L'ennemi se précipita à notre poursuite; mais mes échelons d'artillerie étaient si bien formés, que constamment il était arrêté au moment convenable. Pas un homme ne fut pris, et jamais sa nombreuse cavalerie ne put nous envelopper ni nous entamer. Je n'éprouvai que les pertes causées par les boulets. J'arrivai à la Ferté-Gaucher avant la fin de la journée, et je pris position en arrière du Morin. J'avais prévenu le duc de Trévise en toute hâte de mon mouvement et des motifs qui l'avaient causé, afin qu'il opérât sa jonction avec moi. Je me retirai par Rebais, sur le village de Jouarre, où je pris position le 26 au soir, suivi seulement par un corps ennemi. La masse de ses troupes se dirigea sur Meaux par la grande route de Coulommiers. Le même jour, le duc de Trévise arriva à la Ferté-sous-Jouarre, et notre jonction fut opérée.
Le 27, nous passâmes la Marne à Triport, dont il fallut faire rétablir le pont. Occupé à mettre de l'ordre dans le passage des troupes, j'entendis quelques coups de canon, et des coups de fusil tirés à Meaux. Il n'y avait dans cette ville qu'un petit nombre de gardes nationaux. La conservation de ce point était pour nous d'une haute importance. Je m'y rendis, en toute hâte, de ma personne, et me portai vers le Cornillon, lieu où se présentait l'ennemi.
Tous les défenseurs étaient à la débandade. Quelques centaines de Russes avaient déjà franchi le pont, et pénétraient dans la ville. Deux cents canonniers de la marine, appartenant à mon corps d'armée, venaient d'arriver. Je cours à eux et je me jette à leur tête, à la rencontre de l'ennemi, qui se sauve à son tour. Il évacue la porte; nous la fermons sous ses balles. Je fais ensuite, toujours sous son feu et en sa présence, brûler le pont de cette fortification. Meaux se trouva ainsi sauvé. Toute l'armée ennemie se réunit dans la soirée et campa sur les hauteurs; mais elle était sans moyens de passage et ne pouvait entreprendre, en ce moment, rien de sérieux ni d'utile.
Le duc de Trévise campa sur la rive droite de la Marne, au-dessus de la ville, et moi au-dessous, du côté de Lagny, dont je fis détruire le pont.
J'avais envoyé à Paris un officier de confiance, le colonel Fabvier. Il trouva tout le monde dans une grande sécurité. On envisageait avec beaucoup de sang-froid le mouvement de Blücher. Cependant on fit un effort; on nous envoya environ six mille hommes de renfort, et on fit garder la Marne aux environs de Lagny; mais le plus mauvais esprit s'était emparé des gardes nationaux. Ils jetaient leurs armes et refusaient de combattre.
Le 28 au matin, l'ennemi avait disparu des hauteurs qui dominent Meaux. Il n'avait pas descendu la Marne, donc il l'avait remontée. On en eut d'ailleurs la certitude. Le but de ce mouvement était de passer la rivière, et, pour y parvenir, il lui fallait un pont. Celui de la Ferté-sous-Jouarre, qui n'était pas défendu, étant le plus à portée, c'était probablement sur ce point qu'il se dirigeait. Après avoir franchi la Marne à la Ferté, il lui fallait encore passer l'Ourcq à Lisy pour venir à nous. Mais un de ses corps, celui de Kleist, marchant en tête de colonne, était déjà parvenu sur la rive droite de cette rivière. Il était venu prendre la position de Gué-à-Trem, et, occuper les hauteurs qui dominent la rive gauche de la Thérouane.
En réunissant nos troupes, le maréchal Mortier et moi, nous étions assez forts pour le combattre, et nous nous y décidâmes. D'ailleurs, Kleist ne pouvait pas être secouru avant vingt-quatre heures par le gros de l'armée, qui venait de s'éloigner en remontant la rivière.
Le général Christiani, officier très-distingué, commandant une division de la vieille garde, marchait en tête de colonne; mes troupes l'appuyaient. La position fut enlevée d'une manière brillante, et l'ennemi battu complétement, après avoir éprouvé de grandes pertes. A la nuit close, et quand nous fûmes entièrement maîtres de la position, le maréchal Mortier voulut arrêter ses troupes; mais je lui fis comprendre, quoique avec peine, la nécessité de continuer à marcher. Le but que nous avions en vue n'était pas atteint. A quelque prix que ce fût, il fallait arriver sur l'Ourcq sans perdre un moment; sans quoi nous aurions le lendemain, et sans aucun doute, toute l'armée ennemie sur les bras.
Il prit position sur la rive droite de l'Ourcq, à minuit. Quant à moi, je suivis le corps de Kleist, dont la retraite se faisait dans la direction de la Ferté-Milon. Arrivé sur la Gorgone, je pris position au village de Mai pour défendre le passage de ce ruisseau.
Jamais opération ne fut mieux exécutée et ne réussit plus à souhait. La masse de l'armée de Blücher vint prendre position sur la rive gauche de l'Ourcq, au confluent de cette rivière dans la Marne.
Le soir de ce combat de Gué-à-Trem, j'entendis, pour la première fois, prononcer le nom des Bourbons et parler des projets faits sur eux. Je reçus, vers les neuf heures du soir, la visite, de quelques amis venant de Paris, au nombre desquels était Alphonse Perrégaux, mon beau-frère. Simple chambellan de l'Empereur, il n'avait parcouru aucune carrière. Sa grande fortune le rendait indépendant, et il ne s'était jamais occupé que de ses plaisirs. D'un naturel frondeur, il avait beau jeu à cette époque pour se livrer à la censure des actes du gouvernement.
Il s'exprimait très-haut sur la nécessité de se débarrasser de Napoléon, et, en cela, il me semblait l'écho de Paris. Il parlait du retour des Bourbons comme du salut de la France. Ce langage, dans la bouche d'un homme de sa position, me parut singulier. Je combattais ses idées à cet égard. Je lui dis que nous perdrions, nous autres chefs de l'armée, le fruit des travaux de vingt campagnes; ce qui avait fait notre gloire et composait nos souvenirs serait pris à crime auprès de gens dont les intérêts avaient été toujours contraires. Il me répondit: «Dans tous tes cas, Macdonald et toi, vous serez certainement dans l'exception.--Mais, dis-je, ce n'est pas la considération d'intérêts personnels qui doit décider en pareil cas, ce sont les intérêts de tous, dont il faut n'occuper.»
Je ne sais quels rêves d'ambition l'avaient saisi tout à coup. Peut-être n'exprimait-il que les opinions au milieu desquelles il vivait, et dont l'action se fait toujours plus ou moins sentir sur nous. Mais telle est la mobilité de certaines gens, telle est la faiblesse humaine, qu'après s'être ainsi mis en avant de si bonne heure trois mois n'étaient pas écoulés, qu'il avait adopté toutes les haines ainsi que tous les préjugés populaires contre les Bourbons, et s'était rangé parmi leurs ennemis.
Mous restâmes dans notre position pendant la journée du 1er mars. L'ennemi tenta de nous déposter, et le général Kleist, soutenu par le général Klospewich, m'attaqua sans succès, tandis que Sacken opérait une diversion en faisant un simulacre du passage de l'Ourcq devant le maréchal Mortier.
Le 2 au matin, tout annonça la retraite de l'ennemi sur l'Aisne.
Le maréchal Mortier rapprocha un peu ses troupes des miennes pour être plus en mesure de me suivre. Le dégel venu rendait les chemins difficiles et embarrassait les mouvements de l'ennemi. S'il eût été pris à revers par Napoléon dans sa marche, il se serait trouvé dans la position la plus fâcheuse; mais l'Empereur n'avait pas voulu d'abord ajouter foi aux premiers rapports annonçant sa marche sur Paris. Il y crut enfin et arriva, le 1er, à la Ferté-sous-Jouarre. L'ennemi, informé de son mouvement, décampa et prit la direction de Soissons.
J'attaquai le corps de Kleist qui se retirait dans la même direction. L'engagement de cette journée lui fit éprouver quelques pertes. Nous lui fîmes trois cents prisonniers. Je m'établis, le soir du 2, à la Ferté-Milon. Le lendemain, le mouvement continua. L'ennemi, pressé dans sa retraite, éprouvait beaucoup d'encombrement au passage de l'Ourcq, à Neuilly-Saint-Front. Je redoublai alors la vivacité de mes attaques; mais, voulant arrêter ma marche pour avoir le temps de se reconnaître, l'ennemi se décida à établir à son arrière-garde une nouvelle batterie de vingt-quatre pièces de canon. J'étais à l'avant-garde, et à fort peu de distance de l'artillerie ennemie. Un boulet vint frapper à l'épaule gauche le cheval que je montais, traversa son corps obliquement, et sortit par le flanc droit. C'était le cheval arabe blessé précédemment à Leipzig. Comme il ne fut pas renversé du coup, j'eus le temps de mettre pied à terre. Ce cheval mourut à huit ou dix pas du lieu où il avait été atteint.
L'ennemi cependant effectua son passage de l'Ourcq et continua sa retraite par la chaussée de Soissons. Sa position devenait très-critique. Dépourvu d'équipages de pont, l'Aisne n'ayant de pont dans cette partie de son cours qu'à Soissons, si cette ville se fût défendue, toute cette armée, déjà battue, fatiguée, découragée, allait être acculée à une rivière, et enveloppée par des forces suffisantes pour la détruire. Napoléon arrivait avec quinze ou dix-huit mille hommes. Mortier et moi nous en réunissions environ douze mille. Le corps de Bulow et celui de Woronsow, arrivant par la rive droite de l'Aisne et n'ayant aucun moyen de communication pour se joindre à Blücher, ne pouvaient le secourir. La fortune de la France, le sort de la campagne, ont tenu à une défense de Soissons de trente-six heures.
La garnison de Soissons était sinon complète, mais au moins suffisante. La place était à l'abri d'un coup de main. Il ne fallait que faire son métier de la manière la plus simple, et fermer ses portes. Le général Bulow fit des dispositions apparentes d'attaque et somma cette ville. Un général obscur de l'armée française, nommé Moreau, y commandait. Bientôt intimidé, il consentit à capituler en obtenant la faculté de rejoindre l'armée française, comme si la conservation d'un millier d'hommes et le secours d'une pareille force pouvaient être mis en balance avec l'occupation d'un poste important dans un moment décisif. La négociation étant au moment de se rompre par suite de quelques difficultés faites au général Moreau d'emmener son artillerie de campagne, le général Woronsow, qui était présent et jugeait l'importance de la prompte évacuation de Soissons, dit en russe au négociateur: «Laissez-leur emmener leurs pièces, et qu'ils prennent même les miennes s'ils les veulent, pourvu qu'ils partent sans retard.» Le général Woronsow, en me racontant depuis ces détails, me dit que, dans aucun temps, il n'avait vu des troupes aussi découragées que celles de cette armée, et qu'elles eussent été perdues si elles avaient été forcées de combattre dans la position où l'imprudence de Blücher les avait placées.
Cette reddition de Soissons est le véritable moment de la crise de la campagne. La fortune abandonna ce jour-là Napoléon; car ce n'était pas lui demander trop que de conserver deux jours un point fortifié en état suffisant de défense. Napoléon a pu regretter de n'avoir pas commencé son mouvement plus tôt; car peut-être l'armée de Silésie aurait succombé avant d'arriver sous Soissons. Le reste de la campagne n'offre plus que des déceptions.
Napoléon se dirigea sur Fismes, et de là sur Béry-au-Bac, pour y passer l'Aisne. Maître de Soissons, l'ennemi y repassa la rivière, laissant une garnison dans la ville. Il réunit ses troupes sur Laon et porta le corps de Woronsow sur Craonne. Le 5, au matin, nous nous présentâmes, Mortier et moi, devant Soissons; mais l'ennemi occupait la ville et même les faubourgs. Nous fîmes sur cette ville une légère tentative qui devait être et qui fut infructueuse. Nous remontâmes l'Aisne le 6. Le duc de Trévise continua son mouvement et rejoignit l'Empereur qui débouchait sur la rive droite. Le 7, j'allai prendre position à Béry-au-Bac, et j'y fus rejoint par quatre mille hommes de mauvaises troupes commandées par le duc de Padoue. Des matelots, qui n'avaient jamais fait la guerre de campagne et ne connaissaient pas les premiers éléments de leur nouveau métier, servaient leur artillerie.
Le même jour, Napoléon attaqua l'ennemi dans la forte position de Craonne. Le seul corps en présence, celui de Woronsow, lui résista pendant toute la journée. Les pertes furent grandes de notre côté, surtout en officiers de marque.
L'ennemi se retira de Craonne sur Laon, où il concentra ses forces. Après la réunion de l'armée du Nord à celle de Blücher, les forces ennemies, sur ce point, s'élevaient à plus de cent mille hommes. L'Empereur le suivit et se porta sur la chaussée de Soissons à Laon; et cependant Soissons était encore occupé par l'ennemi. Une opération semblable est difficile à comprendre. Indépendamment des dangers immenses qui l'accompagnaient, du peu de résultats favorables qu'elle promettait, elle peut être encore l'objet de la critique la plus fondée sous d'autres rapports.
Jamais, dans le cours de cette mémorable campagne, Napoléon n'a eu à sa disposition, entre la Seine et la Marne, plus de quarante mille hommes. Les efforts continus que l'on ne cessa de faire pour opérer des levées et nous les envoyer n'eurent d'autre résultat que d'entretenir le nombre des combattants à peu près à la même force. Les détachements, arrivant journellement à l'armée, remplaçaient à peine les pertes causées par les combats, les marches et la désertion, dont l'effet se fit toujours plus ou moins sentir.
Les mouvements de l'Empereur d'une rivière à l'autre, avec une partie de ses forces, sa garde, ses réserves et son artillerie, portaient momentanément l'armée, où il se trouvait, à environ trente mille hommes. Une semblable force se trouvait toujours insuffisante pour combattre les ennemis réunis. Des succès n'étaient possibles qu'en les surprenant dispersés, en attaquant leurs corps séparément. Leur offensive seule lui en offrait l'occasion; mais une défensive préparée et combinée d'avance, jamais.
Attaquer Blücher quand l'armée du Nord venait de le joindre, et que ses forces réunies s'élevaient certainement à cent mille hommes, était folie. C'était renouveler, d'une manière plus entière et qui pouvait être plus funeste, la faute de Brienne. A Brienne, on avait échappé par miracle à la destruction, et on allait, de gaieté de coeur, provoquer des chances encore pires; car, en combattant en avant de l'Aisne et de Soissons, occupés par l'ennemi, si celui-ci eût eu la moindre résolution et eût agi avec plus de calcul, personne n'échappait de l'armée française.
Napoléon, entraîné par une passion aveugle et s'abandonnant à des mouvements irréfléchis, se décida donc à attaquer l'ennemi dans la position inexpugnable de Laon et par la route de Soissons.
Le 8, il fit replier les avant-postes ennemis et toute l'armée de Blücher en arrière des défilés conduisant à Laon. Ce jour-là, d'après les ordres de Napoléon, je vins prendre position à Corbeny. L'Empereur, résolu de renouveler ses efforts, prit l'offensive par une attaque de nuit, franchit le défilé d'Étrouvelle et Chivi, qui se compose d'une chaussée au milieu des marais. Mais, arrivé au delà, il trouva l'armée appuyée à la montagne et à la ville de Laon, formée, à droite et à gauche de cette place, sur une multitude de lignes. Quant à lui, dont la principale force se composait d'artillerie et de cavalerie, il se trouvait, en face d'une position inexpugnable, n'ayant à sa disposition qu'un emplacement à peine suffisant pour mettre en bataille quelques troupes et en batterie un petit nombre de pièces de canon.
Mes ordres me prescrivaient de prendre part à la bataille en marchant directement sur Laon par Fétieux. Parti de grand matin de Corbeny, j'arrivai à huit heures à Fétieux; mais un brouillard extrêmement épais me força de m'arrêter. Je ne pouvais m'engager, avec cette obscurité, dans les vastes et immenses plaines de Marles, dans lesquelles on entre immédiatement.
J'entendais le canon de Napoléon, et je souffrais de ne pouvoir encore lui répondre avec le mien. Enfin, à midi, le brouillard se dissipa. J'aperçus alors devant moi quelques milliers de chevaux que je poussai sans peine.
Je trouvai, à un quart de lieue en avant du village d'Athies, l'ennemi établi et appuyé à une colline boisée, dont je le chassai après un combat meurtrier. Le village d'Athies fut également pris et occupé. Je pouvais continuer mon mouvement offensif; mais la prudence me le défendait. J'apercevais distinctement les lignes multipliées de l'ennemi et les corps stationnés sur la route de Marles. Je voyais les trois quarts de l'armée ennemie au repos, ne prenant aucune part au combat, et le canon de Napoléon ne bougeant pas. Je pus conclure que c'était du bruit sans résultat, un simple échange de boulets.
Mon but unique, en avançant ainsi, était d'essayer une diversion, et de me conformer à un ordre positif, qu'il eût été criminel de ne pas exécuter; mais je comptais bien, la nuit arrivée, m'éloigner et regagner le défilé de Fétieux, sauf à revenir le lendemain matin. L'ennemi, jugeant la fausse position dans laquelle j'étais placé, profita, avec habileté et célérité, de ses avantages.
N'ayant reçu, pendant la journée, aucune nouvelle de l'Empereur, les communications étant interceptées entre nous, je détachai, à la fin de la journée, le colonel Fabvier avec cinq cents hommes pour lui rendre compte de ma position, lui faire connaître mes projets et lui demander ses ordres.
La nuit étant close, je fis retirer du village d'Athies, et des positions correspondantes, le canon qui s'y trouvait, évacuer le village, et concentrer les troupes en les appuyant à la colline boisée, disposition préparatoire au mouvement rétrograde que je projetais; mais les troupes revenant d'Athies, et appartenant à la division du duc de Padoue, étant mal organisées, peu instruites, ne surent prendre aucune disposition de sûreté en se retirant, et l'ennemi les suivait à petite distance sans qu'elles s'en aperçussent.
Les canonniers de cette division étaient si ignorants, qu'ils n'avaient pas mis leurs pièces sur l'avant-train en quittant leurs positions de bataille, mais les avaient laissées à la prolonge au parc, où elles étaient rassemblées. Toute coup l'ennemi paraît d'une manière inopinée. Les pièces se sauvent. Celles qui étaient disposées ainsi que je viens de le dire versent dans les fossés de la grande route. Les troupes s'ébranlent d'une manière confuse, elles se serrent et se retirent en masse. Je reste, avec les derniers pelotons, pour en régler et en ralentir la marche. Des corps de cavalerie ennemie se forment successivement en bataille, à cheval sur notre chemin de retraite, et chaque fois la tête de colonne ouvre son passage et les renverse. Ma cavalerie, formée d'elle-même en colonne, marche parallèlement à la grande route, à la hauteur de mon infanterie. L'ennemi me suit avec de l'infanterie. C'est sous son feu, et un feu périodique, que nous avons exécuté notre retraite.
Je n'oublierai jamais la musique qui accompagnait notre marche. Des cornets d'infanterie légère se faisaient entendre, l'ennemi s'arrêtait, et un feu de quelques minutes était dirigé sur nous; le silence succédait, jusqu'à ce qu'une nouvelle musique, annonçant un nouveau feu, se fit entendre. Heureusement, l'ennemi, étant très-près au moment de sa décharge, presque tous ses coups portaient trop haut. Enfin nous arrivâmes à Fétieux, où nous fîmes halte. Ce point étant atteint, nous étions sauvés. Un détachement de quelques centaines d'hommes de la vieille garde qui s'y trouvait, fut placé à l'entrée du défilé, et nous pûmes reposer en sûreté et remettre un peu d'ordre dans les troupes. Le lendemain, par suite des dispositions de Napoléon, je me rendis d'abord à Béry-au-Bac, et, le 11, à Fismes, tandis que l'Empereur se retirait à Soissons, évacué par l'ennemi.
Mes pertes furent considérables en canons et en voitures, mais très-faibles en hommes; car elles ne s'élevèrent pas à trois cents hommes pendant cette retraite, chose extraordinaire dans une circonstance semblable. En comprenant le combat de la journée, elle s'éleva à sept ou huit cents hommes; mais vingt et une pièces de canon restèrent dans les fossés de la route.
Le mauvais génie de Napoléon l'avait entraîné sans doute à livrer bataille à Laon, et encore, dans l'exécution de ce funeste projet, il avait pris le plus mauvais parti dans la disposition de ses troupes. S'il eût réuni toutes ses forces sur le même point, fait déboucher tout le monde par Fétieux et tourné Laon, on évitait la position, on avait de l'espace pour déployer l'artillerie et la cavalerie; on menaçait la retraite de l'ennemi; on évitait d'attaquer directement Laon, dont la forte assiette décuplait ses forces; mais, dans aucun cas, il ne pouvait être dans les règles de la raison d'attaquer Laon, en mettant ses principales forces, une nombreuse artillerie, beaucoup de cavalerie, dans un défilé dont il était difficile de sortir, tandis qu'il jetait dans une plaine rase, découverte, en face d'un ennemi vingt fois plus nombreux, le faible corps que je commandais. Encore une fois, du moment où toutes les forces ennemies étaient pelotonnées en deux masses, sur la Seine quatre-vingt-dix ou cent mille hommes, autant sur l'Aisne, il fallait renoncer à livrer des batailles, attendre tout du temps, des circonstances, des occasions, et, si on était réduit à livrer bataille, il fallait le faire dans une position défensive et en cherchant, par des avantages d'obstacles matériels, à compenser les inconvénients de l'infériorité du nombre.
L'Empereur n'était sans doute pas suffisamment éclairé par les funestes résultats de Brienne et de Laon. Il commit une troisième fois la même faute, et se fit battre plus tard à Arcis, où il ne pouvait pas être vainqueur et où il devait être détruit.
Arrive à Fismes, mes troupes reposées et réorganisées, je me mis bientôt de nouveau en mouvement pour combattre. Reims, occupé par le général Corbineau, avait été évacué à l'arrivée du corps de Saint-Priest venant de Vitry. Le corps de Saint-Priest, composé de Russes et de Prussiens, et fort de douze mille hommes, était destiné à établir la liaison, à protéger et à couvrir la communication entre la grande armée et l'armée de Silésie. Napoléon se décida à marcher immédiatement sur Reims et à écraser ce corps. C'était à ce genre d'opérations qu'il devait se borner toutes les fois que l'ennemi lui en présentait l'occasion. Je reçus l'ordre de me mettre en mouvement, et l'avis de l'arrivée prochaine de l'Empereur pour me soutenir. Le 13, au matin, du plateau d'Ormes, je reconnus deux bataillons prussiens en retraite sur Reims. A notre approche, la cavalerie qui les accompagnait les abandonna. Ces troupes, en pressant leur marche et marchant serrées, pouvaient nous échapper. Mon infanterie était encore éloignée; je les fis poursuivre par ma cavalerie. Peu après, elles prirent poste dans une espèce de parc. Là elles furent sommées de se rendre. Elles s'y décidèrent en voyant arriver mon infanterie. Je mis mes prisonniers en route immédiatement, et Napoléon, qui les rencontra, sortit de sa voiture pour les passer en revue. Ces deux bataillons appartenaient l'un à la Marche-Électorale, l'autre à la Poméranie. On peut difficilement expliquer le peu de prudence des dispositions de M. de Saint-Priest et sur quoi était fondée une sécurité si entière. Une fois cette expédition terminée, je continuai mon mouvement sur Reims.
Arrivé en vue de la ville, je reconnus l'ennemi placé sur les hauteurs de Tingment. Je fis halte pour attendre l'arrivée des troupes qu'amenait l'Empereur. Sa garde prit ma gauche, et je reçus l'ordre d'attaquer. Après une résistance assez faible, la gauche de l'ennemi se retira. Poursuivis avec vigueur, trois bataillons prussiens furent cernés et mirent bas les armes.
L'ennemi, se voyant tourné, se décida à la retraite; mais l'encombrement causé par un corps aussi nombreux et par son artillerie y mit du dés ordre. Pressé de nouveau par de nouvelles attaques, le désordre augmenta; enfin il fut porté à son comble par la charge faite par le comte Philippe de Ségur, à la tête de son régiment de gardes d'honneur, qui culbuta tout. Il atteignit la colonne qui occupait la route, la coupa en partie. Dans cette position elle aurait été prise en entier, s'il eût été mieux appuyé par la cavalerie qui le soutenait, commandée par le général Defrance. La cavalerie prussienne, culbutée et poursuivie, ne pouvant rentrer dans la ville, dont la porte était obstruée, se jeta dans les fossés qui étaient peu profonds, et sans contrescarpes revêtues. Elle y abandonna tous ses chevaux, dont nous nous emparâmes le lendemain.
Cette brillante charge du comte de Ségur et des jeunes soldats qu'il commandait eut pour lui un fâcheux résultat. Précipité ainsi sur les masses ennemies, il se laissa entraîner par la chaleur de la poursuite. Il entra jusque dans la ville, qui était au pouvoir de l'ennemi. Il y fut fait prisonnier avec quatre-vingts hommes. Le lendemain, il nous fut rendu. Mais revenons au corps de M. de Saint-Priest, dont nous avions pris ou détruit une grande partie. Ses débris étaient rentrés dons la ville. Nous enlevâmes le faubourg; mais, arrivé à la porte de la ville, j'employai inutilement mon artillerie pour l'enfoncer. Je ne pus y parvenir. Cette porte était couverte par un tambour en terre. Cette tentative coûta la vie à un capitaine d'artillerie à cheval très-distingué, nommé Guerrier. Cependant la ville fut évacuée à minuit, et nous y entrâmes à une heure. C'était le dernier sourire de la fortune. Le lendemain, 14, je reçus l'ordre de marcher à la poursuite de l'ennemi, et d'aller prendre position à Béry-au-Bac. Avant de me mettre en route, je passai une partie de la matinée avec l'Empereur. Il me donna l'ordre d'écrire au général Jansen, à Verdun, de se rendre à Reims à marches forcées, pour venir le rejoindre avec plusieurs détachements des garnisons des places de Lorraine, qui avaient été instruits pendant l'hiver. Ces détachements arrivèrent assez à temps pour le suivre dans le mouvement qu'il exécuta sur l'Aube.
Je ne veux pas omettre de rapporter un mot de Napoléon qu'il me dit en cette circonstance, et qui prouve combien il était devenu insensible aux malheurs publics et privés. Le mouvement des armées, les besoins des troupes et l'indiscipline causaient la désolation des pays qui étaient le théâtre de la guerre et de nos opérations depuis deux mois. Les troupes françaises contribuaient, pour leur bonne part, aux souffrances des habitants. J'en parlai à l'Empereur, et je m'apitoyai sur leur sort. L'empereur me répondit ces propres paroles qui ne sont pas sorties de ma mémoire: «Cela vous afflige? eh! mais il n'y a pas grand mal! Quand un paysan est ruiné et que sa maison est brûlée, il n'a rien de mieux à faire que de prendre un fusil et de venir combattre.»
L'Empereur me fit part de son projet de marcher contre la grande armée; mais à quoi bon ces mouvements multipliés qui n'en imposaient plus? Il fallait attendre que, dans leur marche, les armées ennemies se divisassent, pour tenter de nouveaux efforts sur quelques-unes de leurs parties. Il me dit qu'il voulait, après avoir combattu l'armée autrichienne, se jeter sur les places, prendre presque toutes les garnisons avec lui, et manoeuvrer sur les derrières de l'ennemi. Pendant ce temps, il me laisserait en avant de Paris et me chargerait de la défense de la capitale. Je lui représentai que le rôle contraire me paraissait plus convenable. La défense de Paris exigeait le concours de pouvoirs civils dont lui seul pouvait faire usage. Sa présence à Paris et son action immédiate sur cette ville valaient une armée, tandis que moi je n'y compterais que par le nombre de mes soldats. Il devait donc prendre pour lui, dans ce moment, le rôle défensif, et me charger du rôle offensif. Avec trois mille chevaux, six pièces de canon, cinq cents hommes d'infanterie et des attelages, j'irais à Verdun, à Metz: et, en huit ou dix jours, j'aurais organisé une année de trente mille hommes, avec laquelle je me jetterais sur les derrières de l'ennemi. Il me dit qu'il voulait faire lui-même cette expédition; mais qu'il manoeuvrerait de manière à être plus près de Paris que l'ennemi, ce qui, dans la condition donnée, paraissait difficile; et, en prononçant ces dernières paroles, il se pencha sur la table où était une carte, prit son compas, et fit sur la carte quatre ou cinq mouvements. Bref, je le quittai pour aller joindre mes troupes en marche.
A une lieue en avant de Béry-au-Bac, je rencontrai une avant-garde ennemie forte de huit cents chevaux et deux mille hommes d'infanterie. Je la fis charger par ma cavalerie légère; mais la lâcheté d'un chef d'escadron de dragons causa quelque perte. Je le fis arrêter et conduire, par la gendarmerie, à l'Empereur, en demandant sa mise en jugement. Nous repoussâmes l'ennemi qui repassa sur l'Aisne.
J'occupai Béry-au-Bac et j'établis mon quartier général à Cormicy. L'Empereur se mit en marche pour exécuter le mouvement dont il m'avait parlé. Il laissa le duc de Trévise, avec son corps, à Reims. Notre mission était, et nos instructions portaient, de couvrir la route de Paris, de manoeuvrer devant l'ennemi, de prendre des positions, de ne rien négliger pour retarder sa marche. Et, comme l'Empereur avait plus de confiance dans ma capacité que dans celle du maréchal duc de Trévise pour mettre de l'ensemble dans les mouvements, il fut décidé que, le duc de Trévise étant mon ancien, il conserverait les honneurs du commandement, tandis que la direction des deux corps me serait cependant réservée 10. C'était nous mettre tous les deux dans la plus fausse position. On ne peut pas commander à demi à la guerre. On peut prendre des conseils, mais on ne peut pas se charger d'en donner. Je n'ai eu qu'à me louer, à cette époque, de mes rapports avec le duc de Trévise. Je crois fermement que jamais deux généraux, placés dans des positions respectives semblables, ne se sont mieux entendus. Cependant on verra que cet arrangement fut la cause unique du revers de Fère-Champenoise, parce que le devoir d'une obéissance absolue n'était pas et ne pouvait pas être suffisamment senti par celui qui ne devait pas commander, mais momentanément obéir.
L'ennemi avait réuni toute son armée dans les environs de Corbeny. Son camp était immense. En évaluant ses forces à près de cent mille hommes, on était plutôt au-dessous qu'au-dessus de la vérité. Je fis tout disposer pour faire sauter le pont de Béry-au-Bac quand l'ennemi se présenterait pour le franchir. La nécessité de construire des moyens de passage retarderait toujours sa marche d'autant, quand le moment d'agir serait venu. L'ennemi, voulant s'épargner les pertes d'un passage de vive force, fit un détachement de huit à dix mille hommes, qui remonta l'Aisne, franchit cette rivière à Neufchâtel, et la descendit pour venir à Béry-au-Bac par la rive gauche. En même temps, il préparait des moyens de passage à Pont-à-Vair. Toutes ses troupes étaient en avant de Corbeny, en vue de ma position.
Le corps ennemi, venant de Neufchâtel, déboucha sur mon flanc droit; il était précédé d'une nuée de Cosaques. En même temps, les colonnes de la rive droite se mirent en marche pour arriver au pont; mais, au moment où il devenait indispensable d'évacuer Béry-au-Bac, je fis mettre le feu aux mines pratiquées, et le pont sauta. Alors l'armée en pleine marche sur la route, et dont la tête était à cinq cents toises de la rivière, s'arrêta. Ce fut un magnifique coup de théâtre.
J'évacuai Béry-au-Bacq. Ma droite se replia sur mon centre placé sur les hauteurs de Pont-à-Vair, où l'ennemi travaillait à un passage que je contrariai. Un de mes aides de camp, officier très-distingué, fils d'un homme fort célèbre à divers titres, bons et mauvais, Laclos, y fut tué. Je fis ma retraite doucement, en bon ordre, sur Roncy, et de là sur la Vesle, à Fismes, où je m'arrêtai. Ce mouvement, exécuté par ma cavalerie dans la plaine entre Roncy et Fismes, fut remarquable par sa lenteur et l'ordre qui y régna.
La cavalerie ennemie était beaucoup plus nombreuse que la mienne. Je donnai l'ordre aux chasseurs de faire des feux par escadron, avec leurs carabines. Cette nouveauté imposa à l'ennemi, et tout le mouvement s'exécuta au pas jusqu'à la fin.
J'écrivis au duc de Trévise pour l'engager à se réunir à mot et à se porter sur Fismes. Devant des forces aussi considérables, nous n'étions pas assez nombreux pour nous diviser.
Après notre réunion, nous prîmes position en arrière de Fismes, sur la hauteur de Saint-Martin. Cette position est très-bonne. Proportionnée à la force des troupes qui l'occupaient, et difficile à tourner, elle exigeait des reconnaissances préalables de la part de l'ennemi. Elle devait tenir des forces considérables en échec pendant un certain temps. Mais, le 21, nous reçûmes l'ordre de passer la Marne et de venir rejoindre Napoléon, dont le quartier général devait être le 21 à Sommesous.
L'armée de Silésie avait renoncé à faire un mouvement offensif sur Paris avant d'avoir opéré sa jonction avec la grande armée. Le gros de ses forces se dirigeait par Châlons, flanqué par une autre colonne qui marchait parallèlement par Épernay.
Nous exécutâmes notre mouvement en passant à Oulchy-le-Château et Château-Thierry, et nous marchâmes avec toute la rapidité possible. Nous fûmes suivis dans notre marche par le corps de Kleist et celui d'York. Arrivés à Oulchy-le-Château, nous fûmes forcés de donner du repos aux troupes. Le matériel des deux corps, extrêmement nombreux, fut laissé fort imprudemment, pour cette halte, entre Oulchy et l'Ourcq. Après quelques moments de repos, j'eus l'idée de monter à cheval pour voir les troupes et les dispositions du terrain avoisinant la rivière. A peine sorti de la ville, j'aperçus le corps de Kleist débouchant et arrivant sur nous. Avec tous nos embarras, le passage du défilé était critique. Heureusement le mouvement put être commencé tout de suite à cause de ma présence. Je le pressai si bien, que tout était sur la rive gauche de l'Ourcq quand l'ennemi fut assez en forces pour être redoutable.
Nous continuâmes notre retraite en bon ordre et sans avoir éprouvé la moindre perte. Le soir, nous arrivâmes à Château-Thierry. Le lendemain, 22, le pont fut rétabli, et, pour faciliter notre marche, nous prîmes deux routes différentes. Le duc de Trévise suivit la grande route, et moi je passai par Condé, Orbais, Montmaur. Le 23 au matin, nos deux corps se réunirent à Étoges, et allèrent s'établir à Bergères et à Vertus. Les dernières troupes de la colonne qui avait passé par Épernay défilèrent alors à notre vue, et l'on essaya une légère poursuite sur elles. Enfin, le 24, nous nous mîmes en marche dans l'espérance de faire notre jonction avec l'Empereur.
Napoléon était parti de Reims, le 19, avec environ dix mille hommes d'infanterie et six mille chevaux pour exécuter le projet dont il m'avait entretenu. Toute la grande année ennemie, forte de cent vingt mille hommes, était postée sur la Seine et occupait, par des corps détachés, les bords de l'Aube. Après divers combats successifs, le maréchal duc de Tarente, qui commandait en ce moment toutes les forces françaises dans cette partie, s'était retiré sur Provins.
Napoléon se dirigea par Épernay et Fère-Champenoise. Il passa l'Aube à Plancy, dont il chassa l'ennemi qui se retira sur Méry. Napoléon l'y suivit, et, avant fait passer sa cavalerie à un gué situé au-dessus de Méry, l'ennemi décida son mouvement sur Troyes, où s'opérait le rassemblement de ses forces. Le duc de Tarente, se trouvant alors en communication avec l'Empereur, se mit en marche pour le rejoindre avec son corps. Le 20 au matin, Napoléon se porta sur Arcis, où sa cavalerie arriva à dix heures du matin, et, peu après, il y fut lui-même de sa personne. Son infanterie s'y rendait de Plancy en suivant la rive droite de l'Aube. L'ennemi était à portée, et, voyant la cavalerie française inférieure en force et sans soutien, il t'attaqua et la mit en désordre.
Mais, l'infanterie étant arrivée et ayant passé le pont, l'ordre se rétablit. L'armée française prit position en avant de la ville. Des combats partiels et sans résultat occupèrent le reste de cette journée.
Cependant Napoléon, abandonné à ses illusions, croyait à une retraite décidée de l'ennemi. Rejoint par les troupes du duc de Reggio et par celles du duc de Tarente qui étaient encore sur la rive droite de l'Aube, il déboucha, le 21, à dix heures du matin, en avant d'Arcis dans la direction de Troyes. Arrivé sur la crête du plateau, il découvrit toute l'armée ennemie formée sur trois lignes, présentant à la vue toutes ses forces réunies, et ayant sa droite à l'Aube et sa gauche à Barbuisse. Malgré cet état de choses, l'Empereur fit engager l'affaire; mais, peu après, des observations réitérées lui ayant été faites sur les résultats infaillibles d'un combat véritable dans une situation semblable, avec des forces si disproportionnées, et qui donnaient à l'ennemi le moyen, en opérant par sa droite, de s'emparer de nos ponts et de notre ligne de retraite, il se décida à faire cesser l'attaque. La retraite fut ordonnée; mais l'exécution était difficile et le danger imminent. La destruction de l'armée aurait été l'effet de la moindre vigueur de la part des alliés.
La grande circonspection du prince de Schwarzenberg fit notre salut. Ce général, craignant une nouvelle attaque, fit ses dispositions pour la recevoir, et l'armée française lui échappa. Le duc de Reggio, chargé de faire l'arrière garde et de contenir l'ennemi à la fin du mouvement, en conservant Arcis jusqu'à ce que toute l'armée eût passé l'Aube, remplit sa tâche avec bonheur et succès. Mais la retraite de ses troupes, exécutée sous le feu de l'artillerie ennemie, leur fit éprouver d'assez grandes pertes et causa du désordre. Le soir, l'Empereur était avec sa garde à Sommepuis. Le gros de l'armée ennemie ne passa pas l'Aube.
Tel est, en résumé, l'exposé des mouvements faits par l'Empereur depuis le 17 jusqu'au 22. On cherche en vain les calculs qui ont pu les motiver, et pourquoi il a fait courir gratuitement à son armée les plus grands dangers auxquels elle pouvait être exposée. On ne comprendra pas davantage les motifs des mouvements qu'il allait opérer dans cette dernière partie de la campagne.
Le 22, Napoléon se porte sur Vitry, fait sommer la place, dont le commandant refuse de se rendre, passe la Marne au gué de Frignicourt, et campe à Farémont. Il commence alors l'exécution du hardi projet de manoeuvrer sur les derrières de l'armée ennemie, en appelant à lui une partie des garnisons des places, que le général Durutte devait lui amener: mais, pour cela, il fallait découvrir Paris; et, si on se le rappelle, il avait annoncé précisément qu'il éviterait de le faire. Il marche, le 23, sur Saint-Dizier. Ce mouvement précipité empêche le duc de Tarente, placé à une marche de lui et faisant son arrière garde, de réunir toutes ses colonnes. Une partie de son artillerie, laissée dans ces immenses plaines, sans escorte ou avec une faible escorte, tomba au pouvoir de l'ennemi. Macdonald passa la Marne au même lieu où Napoléon l'avait franchie, et au moment où le prince de Schwarzenberg, qui, dès le 22, avait passé l'Aube, se mettait, le 23, en communication avec Vitry et y appuyait la droite de son armée.
Le 23, les dernières troupes de l'armée de Silésie avaient quitté Vertus, flanquant les masses qui, par Châlons, se portaient sur Vitry. Cette armée atteignit cette ville dans les journées du 23 et du 24. Ce jour-là, les deux grandes armées, c'est-à-dire la totalité des forces alliées, se trouvèrent réunies. Elles se montaient au moins à cent quatre-vingt mille hommes.
La même jour, nous partîmes de Vertus, le duc de Trévise et moi, pour Vitry, dans l'espérance de faire notre jonction avec l'Empereur.
Je vais analyser les différentes hypothèses que nous étions autorisés à faire dans la position où nous nous trouvions.
1° Nous savions par les habitants que l'on s'était battu à Sommesous le 22 et le 23; il y avait eu des coups de canon tirés près de la Marne; ainsi il était clair que l'Empereur était près de cette rivière; mais nous ignorions s'il l'avait passée.
2° Les deux armées ennemies opéraient évidemment leur réunion; mais il n'était pas certain qu'elle fût complétement effectuée.
3° Dans un état de choses pareil et avec les ordres reçus, il fallait s'approcher de Vitry, de manière à opérer suivant les circonstances. Le point choisi et convenu entre nous, pour notre établissement du 24 au soir, fut le village de Soudé. Nos deux corps ainsi campés ensemble pourraient immédiatement prendre le parti qui serait commandé par les événements:
1° Si l'Empereur était à portée et si nous pouvions communiquer avec lui, nous le rejoindrions et nous enverrions prendre ses ordres.
2° Si l'Empereur avait passé la Marne et s'en était éloigné, l'ennemi pouvait faire trois choses:
a. Le suivre. Nous étions bien placés pour suivre nous mêmes l'ennemi et faire une diversion.
b. Si l'ennemi, profitant de l'éloignement de l'Empereur, voulait marcher sur Paris, nous étions bien placés pour le précéder, évacuer sans perte les grandes plaines que nous avions à traverser jusqu'à Sézanne, et ensuite résister dans toutes les positions favorables.
c. Enfin, si l'ennemi, dans l'intention de suivre l'Empereur, voulait d'abord nous éloigner pour revenir ensuite sur lui, nous pouvions nous retirer d'abord pour revenir ensuite et nous remettre encore à le suivre.
Ainsi Soudé-Sainte-Croix était le lieu indiqué pour prendre position: et il fut bien convenu, le 24 au matin, avec le duc de Trévise, que nous nous y rendrions. Je marchais en tête de colonne, et j'arrivai à Soudé à cinq heures du soir. Je m'y établis.
La nuit venue, j'aperçus un horizon immense couvert de feu, dont le développement embrassait plusieurs lieues. Tous les feux étaient-ils ennemis? ou bien y avait-il des feux français, et où étaient-ils? Pour résoudre ces trois questions, je choisis quatre officiers extrêmement intelligents, parlant allemand et polonais, et je les dirigeai en quatre directions, chacun avec quatre hommes d'escorte. Ils devaient s'approcher, voir, juger, et même communiquer avec les postes ennemis, s'ils croyaient pouvoir le faire sans trop de danger.
Mes quatre reconnaissances revinrent avant la fin de la nuit, et toutes les quatre m'apportèrent la même nouvelle. Tout ce qui était en présence était ennemi. L'Empereur avait passé la Marne, et marchait sur Saint-Dizier. Un des officiers avait même joint un poste de Wurtembergeois, et s'était fait passer pour Russe.
D'après ces renseignements, il fallait se tenir prêt à marcher, soit en avant, soit en arrière. Mais le duc de Trévise, malgré nos conventions, n'était point arrivé à Soudé. Je lui écrivis, en toute hâte, pour lui faire connaître l'état des choses, et lui faire sentir la nécessité de notre très-prompte réunion. L'officier porteur de ma lettre se rendit à Vitry et à Bussy-Lestrée, où je supposais qu'il s'était établi. Mais cet officier le manqua sur la route. Il avait pris un autre chemin que le maréchal, qui arriva chez moi, à Soudé, à la pointe du jour. Je lui fis connaître l'état des choses, et je lui exprimai le regret qu'il se fût arrêté au lieu de venir jusqu'à Soudé. Il me répondit: «Mais j'ai pris une bonne disposition, j'ai échelonné mes troupes!--Comment, monsieur le maréchal, répondis-je, échelonner ses troupes devant l'ennemi, c'est les mettre à distance les unes des autres, sur la ligne d'opération, et non sur une ligne parallèle à son front. Il faut, quand elles sont échelonnées, qu'elles puissent se réunir naturellement quand on se retire, ou bien suivre si on marche en avant.» Ce pauvre maréchal ne connaissait pas mieux le sens des expressions de sa langue que les éléments de son métier! «Maintenant, lui dis-je, il faut réparer le mal et envoyer en toute hâte l'ordre aux troupes de se porter avec la plus grande diligence à Sommesous. Si l'ennemi marche à nous et que nous nous retirions, elles nous précéderont. Si l'ennemi suit Napoléon, et que nous marchions en avant, elles nous rejoindront plus tard. De toutes les manières, nous serons ensemble.» L'ordre fut expédié, mais les moments pressaient, et il ne put être exécuté assez à temps pour éviter de grands embarras et de grands malheurs.
Je fis prendre les armes à mes troupes de grand matin, et je les établis sur le plateau, près de Soudé, dans une belle position. A peine formées, je vis déboucher à l'horizon d'énormes masses de troupes venant dans ma direction. C'était toute l'armée ennemie. Plus de vingt mille chevaux formés en différentes colonnes parallèles, et avec la facilité qu'offraient ces plaines désertes, où pas un seul obstacle ne s'opposait à leur marche, précédaient l'infanterie. Je restai en position jusqu'à ce que l'avant-garde ennemie fût en présence; mais, une fois à portée de canon, je commençai mon mouvement rétrograde, qui, étant prévu et préparé, se fit avec ensemble et sans désordre. Cette marche continua ainsi sans aucun embarras jusqu'à Sommesous. Mais Sommesous était le point de direction donné aux troupes du duc de Trévise, et ces troupes n'étaient pas encore arrivées. J'y pris position pour les attendre et les rallier. Par suite de cette halte, un engagement eut lieu. Pendant que l'ennemi portait de nombreuses forces sur mon flanc droit et me tournait, il renouvelait ses attaques directes.
Abandonner la position avant l'arrivée des troupes de Mortier, c'était assurer leur perte et les livrer. Il valait mieux périr avec elles que de se sauver sans elles. Enfin elles parurent et nous rejoignirent. Je ne tardai pas un moment à continuer mon mouvement rétrograde; mais il fallut soutenir bien des charges et traverser les diverses lignes de cavalerie formées en arrière de nous. Les intervalles de mes petits carrés furent, pendant longtemps, remplis par la cavalerie ennemie, et trois fois de suite, ayant voulu sortir d'un carré pour passer dans un autre, je fus obligé d'y rentrer précipitamment.
La grande difficulté était de traverser le défilé avec tous nos énormes embarras. J'y parvins cependant en éprouvant la perte de sept pièces de canon abandonnées. Je n'eus pas un seul carré d'enfoncé. Le maréchal Mortier, moins heureux, perdit une brigade de la jeune garde, commandée par le général Jamin, qui fut enfoncée et prise, et, en outre, vingt-trois pièces de canon.
En arrivant à Fère-Champenoise, je trouvai un régiment de marche de cavalerie rejoignant l'armée, commandé par le colonel Potier, depuis placé à la tête du régiment des chasseurs de la garde à sa formation. Cet officier me dit qu'en parlant de Sézanne le matin il y avait vu entrer l'ennemi. Or c'était précisément sur Sézanne que nous nous dirigions. Avec un ennemi si nombreux derrière nous, et qui pouvait opérer à la fois sur tant de points différents, la chose devenait impossible. Ce point de retraite ne nous était plus permis.
Pour avoir le temps de nous reconnaître, je changeai la direction de la retraite. Elle se fit sur le village d'Allemand, situé dans une belle position, fort élevée, et tenant au même plateau que Sézanne. De ce point, nous pourrions, le lendemain, choisir entre plusieurs directions.
Après avoir repoussé avec succès plusieurs attaques de l'ennemi qui nous suivait, nous entendîmes, sur nos derrières, à gauche, une épouvantable canonnade. J'en ignorais complètement la cause. Le duc de Trévise me dit que c'était probablement le général Pacthod.
Pendant la nuit, ce général avait fait demander des ordres au duc de Trévise; mais celui-ci, non-seulement ne lui en avait pas donné, mais encore, comme on vient de le voir, il ne m'avait pas prévenu de sa présence. Sans cette négligence, il eût été probablement sauvé.
Pacthod était chargé de conduire à l'Empereur un convoi d'artillerie considérable, avec une escorte de trois mille hommes de gardes nationales. N'ayant pu joindre Napoléon, dont il était séparé par l'ennemi, il errait à l'aventure, sans direction, dans ces immenses plaines. Il s'était enfin mis en marche pour se rapprocher de la route d'Étoges. Si, du lieu où il se trouvait pendant la nuit, il se fût dirigé sur Sézanne, il aurait pu y arriver et suivre le général Compans, qui, comme lui, à la tête d'un convoi, n'avait pas hésité à retourner en arrière dans la direction de Paris. Aussitôt qu'il avait connu l'état des choses. Pacthod, n'ayant point d'ordre ni d'avis précis, hésita. Il s'éloigna de la véritable direction qu'il aurait dû suivre, et tomba au milieu de toutes les forces de l'ennemi. Ayant fait mettre tous ses canons en batterie, il résista, autant qu'il le put, aux charges répétées faites sur lui. Il fut enfin enfoncé. Toutes les troupes et le matériel furent pris. C'était, de la part de l'ennemi, un succès facile.
Tel est l'ensemble des événements que l'ennemi a intitulé du nom fastueux de bataille, simple échauffourée où il n'y a pas eu un seul homme d'infanterie engagé du côté de l'ennemi, parce qu'elle n'était point arrivée. Si l'infanterie eût pu concourir au combat, pas un individu des deux corps n'aurait pu échapper. On voit combien il existait de confusion dans l'armée française. Il est impardonnable à l'état-major de ne m'avoir pas prévenu, en me donnant l'ordre de marcher sur Vitry, de la présence de ces convois, conduits par les généraux Pacthod et Compans. On devait me prescrire de les prendre sous ma protection et de pourvoir à leur sûreté.
Arrivé au village d'Allemand, j'envoyai une reconnaissance sur Sézanne pour savoir si l'ennemi l'occupait. Des Cosaques seuls s'y trouvaient. Le lendemain matin, 26, je me dirigeai sur cette ville par le plateau, et là nous reprîmes la route de Paris.
Nous continuâmes notre mouvement jusqu'au delà du défilé de Tourneloup, près d'Esternay. Les troupes y firent halte et se reposèrent.
Le maréchal duc de Trévise marchait en tête de colonne, et je faisais l'arrière-garde. Ce poste de Tourneloup est inforçable, il faut nécessairement le tourner par le bois de la Traconne, ce qui exige du temps, c'est-à-dire plusieurs heures.
Un officier du train d'artillerie, fait prisonnier la veille, me rejoignit. Il me dit avoir quitté Fère-Champenoise à minuit. En ce moment il y arrivait de nombreux convois d'artillerie.
Cette circonstance m'éclaira parfaitement sur les projets de l'ennemi. S'il n'avait voulu que nous écarter, nous éloigner pour marcher ensuite avec plus de sécurité contre Napoléon, il aurait suspendu toute marche de ce côté après le succès obtenu pendant la journée. Puisqu'il arrivait de l'artillerie à minuit, c'était un mouvement décidé sur Paris.
D'après cela, vers une heure, les troupes se remirent de nouveau en mouvement dans la direction de la Ferté-Gaucher.
L'ennemi me suivait avec toutes ses forces; il pressait quelquefois mon arrière-garde, dont l'attitude lui imposait constamment.
A quatre heures du soir, le duc de Trévise me fit dire que son avant-garde découvrait, en avant de la Ferté-Gaucher, un corps d'armée en bataille barrant la route. Je m'y rendis aussitôt pour le reconnaître.
Dans notre mouvement de Fismes sur la Marne, nous avions été suivis par les corps de Kleist et d'York. De Château-Thierry, ces deux généraux s'étaient portés directement sur la Ferté, en passant par Vieux-Maisons, pour s'opposer à notre retraite. Notre position était critique; j'en augurai fort mal. Je regardai comme perdue au moins la totalité de notre matériel, et je dis en plaisantant au général Digeon, commandant mon artillerie, que, le lendemain, il serait probablement général d'artillerie in partibus. Cependant nous ne négligeâmes aucun effort pour nous tirer d'affaire, et nous y parvînmes.
Il fut convenu que le duc de Trévise mettrait ses troupes en bataille en présence de celles de Kleist, et ferait bonne contenance, sans provoquer aucun engagement. Pendant ce temps, je me porterais à mon arrière-garde, et je défendrais à toute outrance le défilé de Montis, qui offrait une bonne position très-resserrée. Aussitôt la nuit venue, toutes nos colonnes se dirigeraient, chacune du point où elles se trouveraient, sur Provins et Montis. Les positions de Mortier, les plus rapprochées de l'ennemi, ne devaient être évacuées que deux heures plus tard.
L'ennemi attaqua Montis avec opiniâtreté; mais ce village fut défendu avec succès. Kleist se laissa imposer. Tout se passa comme il avait été convenu; et, chose mémorable! nous sortîmes sans aucune perte de la plus horrible position où jamais troupes aient été placées.
Tout arriva intact à Provins, infanterie, cavalerie, artillerie et équipages.
L'ennemi nous suivit, mais ne tenta rien, et nous occupâmes la position fort belle que présente Provins de ce côté.
La journée fut employée à faire reposer les troupes. Cependant le mouvement de l'ennemi sur Paris, avec toutes ses forces, y rendait nécessaire notre arrivée la plus prompte. En conséquence, je proposai au maréchal Mortier de partir le soir. Il me fit quelques objections, et entre autres celle-ci (elle est si plaisante, que je me la suis toujours rappelée). Il me dit: «Mais, si on nous voit arriver ainsi à Paris, notre présence y jettera l'alarme.
--Croyez-vous, lui répondis-je, que, si l'ennemi y arrive avant nous, l'alarme sera moins forte?»
La réponse était péremptoire. Nous partîmes, dans la nuit, pour la Maison-Rouge et Nangis. Je passai par Melun, où je couchai. Le lendemain, nos deux corps arrivèrent à Charenton, où ils passèrent la Marne.
Nous nous trouvâmes alors sous les ordres de Joseph, lieutenant de l'Empereur. Il me chargea de la défense de Paris depuis la Marne jusques et y compris les hauteurs de Belleville et de Romainville. Mortier fut chargé de défendre la ligne qui va du pied de ces hauteurs jusqu'à la Seine. Mes troupes, placées pendant la nuit à Saint-Mandé et à Charenton, étaient réduites à deux mille cinq cents hommes d'infanterie et huit cents chevaux. J'avais précédé mes troupes de quelques heures et employé ce temps à parcourir rapidement le terrain sur lequel j'allais être appelé à combattre. Quand je l'avais vu autrefois, c'était, assurément dans des idées tout autres que des idées militaires. Je rentrai à Paris, et je ne pus jamais joindre Joseph Bonaparte. Le ministre de la guerre même ne fut accessible qu'à dix heures du soir.
Le général Compans, parti de Sézanne, où il était avec un convoi d'artillerie, le 25 mars, jour du combat de Fère-Champenoise, s'était trouvé à Meaux à l'arrivée de l'ennemi. Après avoir fait sauter le pont de cette ville, il s'était retiré par Claye. Quelques renforts lui avaient été envoyés, et la force de ses troupes s'élevait à cinq mille hommes. Retiré, le 29, à Pantin, il avait été mis sous mes ordres. Ainsi, avec sept mille cinq cent hommes d'infanterie, appartenant à soixante-dix bataillons différents et par conséquent ne se composant que de débris, et quinze cents chevaux, j'ai soutenu, contre une armée entière, qui a eu plus de cinquante mille hommes engagés, un des plus glorieux combats, dont les annales françaises rappellent le souvenir. J'avais reconnu l'importance de la position de Romainville, et, sachant que le général Compans ne l'avait pas occupée en se retirant, j'ignorais si l'ennemi s'y était posté. J'envoyai de Saint-Mandé, pendant la nuit, une reconnaissance pour s'en informer. L'officier qui la commandait, sans s'y rendre, me fit un rapport comme y ayant été, et me dit que l'ennemi ne l'occupait pas.
Cette faute, véritable crime à la guerre, eut un résultat favorable, et fut la cause en partie de la longueur de cette défense si mémorable, avec une si grande disproportion de forces. Elle eut cette influence en me faisant prendre l'offensive et en donnant à la défense un tout autre caractère. Sur ce faux rapport je partis de Charenton, une heure avant le jour, pour aller occuper la position avec mille à douze cents hommes d'infanterie, du canon et de la cavalerie. J'y arrivai à la pointe du jour; mais l'ennemi y était et l'affaire s'engagea immédiatement par une attaque de notre part dans le bois qui couvre le château. J'étendis ma droite dans la direction du moulin à vent de Malassis, et j'appelai à moi de nouvelles troupes. L'ennemi, étonné de cette brusque attaque, qu'il attribua à l'arrivée de Napoléon avec des renforts, agit avec une grande circonspection, et resta sur la défensive.
Comme il n'avait pu se développer complétement, nous jouissions de tous les avantages de la position, et d'une artillerie formidable qui y avait été placée. L'ennemi répugnait à s'étendre par sa droite, seule manoeuvre qu'il eût à faire, afin de ne pas dégarnir le point attaqué. Car, si effectivement il eût été culbuté sur ce point, les troupes avancées près du canal auraient été fort compromises.
Ainsi les choses se soutinrent dans une espèce d'équilibre jusqu'à onze heures; mais, en ce moment, l'ennemi, ayant fait un effort par sa gauche sur ma droite, la culbuta; et ces troupes, en se retirant, ayant découvert la communication en arrière du parc des Bruyères par laquelle l'ennemi pouvait déboucher, je fus obligé de me replier et de prendre position à Belleville. Mes troupes devaient y être plus concentrées, et en position de défendre à la fois toutes les avenues qui se réunissaient à ce noeud des communications.
Ce mouvement périlleux à exécuter, surtout étant engagé d'aussi près et suivi avec vigueur par l'ennemi, était en outre gêné par le passage du défilé; aussi fut il accompagné de quelque désordre. Resté avec les dernières troupes, selon mon usage dans les circonstances difficiles, j'eus une douzaine de soldats tués à côté de moi à coups de baïonnette à l'entrée même de Belleville, et je fus sauvé de l'immense danger d'être pris par le courage et le dévouement du plus brave soldat et du plus brave homme que j'aie jamais connu, le colonel Genheser. Cet officier, placé dans le parc des Bruyères, voyant mon péril, déboucha sur les derrières de plusieurs bataillons des gardes russes qui nous pressaient vivement, avec une poignée de soldats rassemblés à la hâte, et arrêta les Russes dans leur poursuite. Ce moment de repos donna les moyens de rétablir l'ordre. Nous forçâmes l'ennemi à s'éloigner, et les troupes prirent régulièrement la position nécessaire à la défense de Belleville.
Peu après ce montent, c'est-à-dire vers midi, je reçus du roi Joseph l'autorisation d'entrer en arrangement pour la remise de Paris aux étrangers 11. Mais déjà les affaires étaient en partie rétablies, et j'envoyai le colonel Fabvier pour dire à Joseph que, si le reste de la ligne n'était pas en plus mauvais état, rien ne pressait encore. J'avais alors l'espérance de pousser la défense jusqu'à la nuit. Mais le colonel ne trouva plus le roi à Montmartre. Celui-ci était parti pour Saint-Cloud et Versailles, emmenant avec lui le ministre de la guerre et tout le cortége de son pouvoir; et cependant aucun danger ne le menaçait personnellement.
Note 11: (retour) «Si M. le maréchal duc de Raguse et M. le maréchal duc de Trévise ne peuvent plus tenir, ils sont autorisés à entrer en pourparlers avec le prince de Schwarzenberg et l'empereur de Russie, qui sont devant eux. «Ils se retireront sur la Loire.«Joseph.
«Paris, de Montmartre, le 30 mars,
à dix heures du matin.»
L'ennemi n'avait point encore passé sur la rive gauche du canal, et ne combattait que dans les lieux où je commandais. Sur le rapport du colonel à son retour, je résolus de continuer l'action.
L'ennemi attaqua ma nouvelle position avec le plus grand acharnement. Six fois nous perdîmes, mais sept fois nous reprîmes les postes importants situés sur notre front, et, entre autres, les tourelles qui flanquaient les murs du parc des Bruyères. Le général Compans, à la gauche de Belleville, repoussait avec le même succès toutes les attaques dirigées sur lui de Pantin, et écrasait les assaillants. Enfin l'ennemi, informé par les prisonniers du peu de monde qu'il avait devant lui, crut avec raison pouvoir s'étendre sans danger, puisque aucune circonstance ne pouvait nous donner les moyens de prendre une offensive sérieuse. Il fit alors un développement de forces immense. On put voir, des hauteurs de Belleville, de nouvelles colonnes formidables se diriger sur tous les points rentrants de la ligne, depuis la barrière du Trône jusqu'à la Villette, tandis que d'autres troupes passaient le canal et se portaient sur Montmartre. Dans peu de moments, nous devions être attaqués partout à la fois.
Il était trois heures et demie: le moment était venu de faire usage de l'autorisation de capituler, en mon pouvoir depuis midi. J'envoyai trois officiers aux tirailleurs comme parlementaires, et un des trois était le trop célèbre Charles de la Bédoyère. Son cheval étant tué, son trompette également tué, il ne put franchir la ligne ennemie. Un aide de camp du général Lagrange parvint à pénétrer.
Inquiet de ce qui se passait à la gauche de Belleville, au poste important qu'occupait le général Compans, j'envoyai un officier pour voir l'état des choses et m'en rendre compte. Il revint promptement, et m'annonça que l'ennemi occupait la position. Je courus pour m'en assurer. A peine avais-je descendu quelques pas dans la grande rue de Belleville, que je reconnus la tête d'une colonne russe qui venait d'y arriver.
Il n'y avait pas une seconde à perdre pour agir; le moindre délai nous eût été funeste. Je me décidai à entraîner à l'instant même un poste de soixante hommes qui était à portée. Sa faiblesse ne pouvait pas être aperçue par l'ennemi dans un pareil défilé. Je chargeai, à la tête de cette poignée de soldats, avec le général Pelleport et le général Meynadier. Le premier reçut un coup de fusil qui lui traversa la poitrine, dont heureusement il n'est pas mort. Moi, j'eus mon cheval blessé et mes habits criblés de balles. La tête de colonne ennemie fit demi-tour. La retraite étant alors ouverte aux troupes, elles se retirèrent sur un plateau en arrière de Belleville, où se trouvait alors un moulin à vent.
Nous venions de nous réunir sur ce point lorsque l'aide de camp, qui avait franchi les avant-postes, revint avec le comte de Paar, aide de camp du prince de Schwarzenberg, et le colonel Orloff, aide de camp de l'empereur de Russie. Le feu cessa; il durait depuis douze heures. Il fut convenu que les troupes se retireraient dans les barrières, et que les arrangements seraient pris et arrêtés pour l'évacuation de la capitale.
Telle est l'analyse et le récit succinct de cette bataille de Paris, objet de si odieuses calomnies, fait d'armes cependant si glorieux, je puis le dire, pour les chefs et pour les soldats. C'était le soixante-septième engagement de mon corps d'armée depuis le 1er janvier, jour de l'ouverture de la campagne, c'est-à-dire dans un espace de quatre-vingt-dix jours, et dans des circonstances telles, que j'avais été dans l'obligation de charger moi-même, l'épée à la main, trois fois, à la tête d'une faible troupe 12. On voit par quelle succession d'efforts constants, de marches dans la saison la plus rigoureuse, de fatigues inouïes et sans exemple, enfin de dangers toujours croissants, nous étions parvenus à prolonger, au delà de tous les calculs, notre lutte avec des forces si disproportionnées, lutte dont la fin même imprimait encore à notre nom un caractère de gloire et de grandeur.
Le duc de Trévise, qui, pendant toute la matinée, n'avait eu aucun engagement sérieux, vit tout à coup ses troupes repoussées jusqu'à la barrière de la Villette. Un peu plus tard Montmartre lui fut enlevé, après une très-faible résistance. Il avait pu juger, comme moi, des événements, des circonstances et de la situation des choses. Il se rendit dans un cabaret attenant à la barrière de la Villette pour traiter de la reddition de Paris, et m'y donna rendez-vous. M. de Nesselrode et les autres plénipotentiaires s'y rendirent de leur côté. A une insultante proposition de mettre bas les armes, nous répondîmes par un geste d'indignation et de mépris; à celle de prendre la route de Bretagne en sortant de Paris, nous répondîmes que nous irions où nous voudrions, sans recevoir une loi qu'on ne pouvait nous contraindre d'accepter. Les conditions premières et simples de l'évacuation de Paris et de la remise des barrières, le lendemain matin, étant arrêtées, il fut convenu que les articles seraient signés dans la soirée.
Pendant tout le cours de cette partie de la campagne, et de mes mouvements combinés avec Mortier, j'avais toujours eu l'avant-garde en marchant à l'ennemi, et l'arrière-garde quand nous nous retirions. Par suite de cet arrangement, le duc de Trévise et ses troupes se mirent en marche les premières, et se portèrent le soir dans la direction d'Essonne. Les miennes bivaquèrent dans les Champs-Élysées, et je me mis en route le lendemain, à sept heures du matin. A huit heures, les barrières avaient été remises à l'ennemi.
Je dois rendre compte ici d'une conversation qui eut lieu chez moi, pendant la soirée, et qui est une peinture fidèle de l'opinion de l'époque. Un grand nombre de mes amis s'était réuni chez moi. On parla avec abandon de la situation des choses et du remède à y apporter. En général, tout le monde semblait d'accord sur ce point, que la chute de Napoléon était le seul moyen de salut. On parlait des Bourbons. La voix la plus énergique en leur faveur, celle qui me fit le plus d'impression, fut celle de M. Laffitte. Il se déclarait hautement leur partisan, et, quand je renouvelais les arguments adressés quelque temps avant à mon beau-frère, il me répondit: «Eh! monsieur le maréchal, avec des garanties écrites, avec un ordre politique qui fondera nos droits, qu'y a-t-il à redouter?» Quand je vis un homme de la bourgeoisie, un simple banquier, exprimer une pareille opinion, je crus entendre la voix de la ville de Paris tout entière. Peu de mois s'étaient écoulés, et il était devenu un de leurs ennemis les plus ardents; mais j'aurai lieu de faire connaître plus d'une fois cet étrange caractère dont la vanité est la base, et dont le coeur n'a jamais éprouvé un sentiment véritablement généreux.
Les magistrats de la ville vinrent chez moi, avant d'aller faire leur soumission. Mais un homme bien marquant dans cette circonstance s'y présenta aussi par plusieurs motifs. M. de Talleyrand fit demander à me voir seul, et je le reçus dans ma salle à manger. Il prit, pour entrer en matière, le prétexte de savoir si je croyais les communications encore libres: il me demanda s'il n'y avait pas déjà des Cosaques sur la rive gauche de la Seine. Il me parla ensuite longuement des malheurs publics. J'en convins avec lui, mais sans dire un mot sur le remède à employer. Il cherchait l'occasion de me faire une ouverture; mais, quoique je pressentisse d'étranges événements, il ne pouvait pas me convenir d'y concourir; et, dès lors, un secret m'eût été à charge. Je voulais faire loyalement mon métier, et attendre du temps et de la force des choses la solution que la Providence y apporterait. Le prince de Talleyrand, ayant échoué dans sa tentative, se retira.
J'ajouterai à cette digression un fait peu important en lui-même, mais qui prouve le sentiment dont chacun était animé alors. Lavalette, ce séide, cet homme, en apparence si dévoué à Napoléon, cet ami ingrat, qu'à mes périls je cherchai plus tard à sauver de l'échafaud, et qui, pour prix de mes efforts, s'est réuni à mes ennemis, était chez moi le soir du 30. Voulant emmener le plus d'artillerie possible, je lui demandai un ordre pour prendre tous les chevaux de poste dépendant de l'administration dont il était le chef. Eh bien! il me le refusa de peur de se compromettre. Combien il y a d'hommes braves hors du danger, et de gens dévoués quand il n'y a plus rien à entreprendre!
On a vu, dans le cours de ces récits, l'erreur dans laquelle l'Empereur était tombé en faisant passer la Marne à ses troupes. Il fut confirmé dans l'idée de l'effet qu'il supposait avoir produit sur l'ennemi par le rapport de Macdonald, annonçant que toute l'armée le suivait dans son mouvement sur Saint-Dizier.
Ce maréchal avait pris pour l'armée ennemie le corps de Wintzingerode. Instruit enfin du véritable état des choses, et jugeant les dangers de la capitale, Napoléon mit en mouvement toutes ses troupes pour s'en rapprocher; mais elles étaient à plusieurs jours de distance. Parti de sa personne en poste, il arriva à la Cour-de-France dans la nuit du 30 au 31. Là, il rencontra les troupes du duc de Trévise en marche, avec le général Belliard à leur tête. Celui-ci lui rendit compte des événements de la journée. Il m'expédia son aide de camp Flahaut, qui arriva à deux heures du matin et auquel je confirmai les récits faits à Napoléon. Flahaut retourna vers l'Empereur, qui se rendit à Fontainebleau.
Le 31, j'occupai la position d'Essonne, et, dans la nuit du 31 au 1er avril, j'allai à Fontainebleau voir l'Empereur et lui parler des derniers événements. La belle défense que nous avions faite reçut ses éloges. Il m'ordonna de lui soumettre, pour mon corps d'armée, un travail de récompense en faveur de ces braves soldats, qui, jusqu'au dernier moment, avaient soutenu avec tant de dévouement et de courage une lutte devenue si prodigieusement inégale.
L'Empereur comprenait alors sa position. Il était abattu et disposé enfin à traiter. Il s'arrêta, ou parut s'arrêter, au projet de réunir le peu de forces qui lui restaient, de les augmenter s'il était possible sans faire de nouvelles entreprises, et, sous cet appui, de négocier. Le même jour, il vint visiter la position du sixième corps. En ce moment, les deux officiers laissés à Paris pour faire la remise des barrières aux alliés, MM. Denys de Damrémont et Fabvier, rentraient au quartier général. Ils apprirent à l'Empereur les démonstrations de joie et les transports qui avaient accueilli les troupes ennemies à leur entrée dans la capitale, l'exaltation des esprits, enfin la déclaration de l'empereur Alexandre de ne plus désormais traiter avec lui. Un pareil récit affligea profondément l'Empereur et changea le cours de ses idées. En effet, quoiqu'il fût familiarisé avec la pensée du mécontentement public, il ne pouvait prévoir l'accueil que recevraient les étrangers, à leur entrée dans Paris, de la part de l'immense majorité des habitants de cette capitale. La paix devenant impossible pour lui, il fallait continuer la guerre à tout prix. C'était une nécessité de sa position, et il n'hésita pas à me le déclarer; mais cette résolution, fondée sur le désespoir, avait rendu ses idées confuses: en me parlant de passer la Seine et d'aller attaquer l'ennemi là où j'avais combattu, il oubliait que la Marne, dont tous les ponts avaient été détruits, était sur notre route. En général, dès ce moment, je fus frappé du dérangement complet qui avait remplacé sa lucidité ordinaire et cette puissance de raisonnement qui lui était si habituelle.
Ce fut dans ces dispositions qu'il me quitta pour retourner à Fontainebleau. Il me donna quelques ordres de détail pour deux bataillons de vétérans restés avec moi, et il continua son chemin. C'était la dernière fois de ma vie que je devais le voir et l'entendre.
MM. Denys de Damrémont et Fabvier me racontèrent toutes les circonstances du mouvement de Paris, et les transports de joie dont il était accompagné. Ainsi la fierté nationale, le sentiment d'un noble patriotisme, si naturel aux Français, disparaissaient devant la haine inspirée par Napoléon. On voulait la fin de cette lutte obstinée, commencée il y avait deux ans, sous des auspices si imposants, suivis de désastres dont l'histoire n'offre pas d'exemple, renouvelée ensuite par les efforts inouïs de la nation, mais rendus bientôt impuissants par un monde d'ennemis composé de l'Europe entière, et auquel s'étaient joints même des souverains de la famille de Napoléon. Cet état de choses, accompagné de la défection des provinces les plus anciennement réunies et de l'épuisement absolu de la France, avait changé les opinions et les sentiments de tous. On ne voyait plus le salut public que dans le renversement de l'homme dont l'ambition avait amené de si grands désastres.
Les nouvelles de Paris se succédaient avec rapidité. Le gouvernement provisoire me fit parvenir le décret du sénat prononçant la déchéance de l'Empereur. Cet acte me fut apporté par M. Charles de Montessuis, anciennement mon aide de camp en Égypte. Après être resté six ans près de moi, cet officier avait renoncé au service, s'était jeté dans la carrière de l'industrie et avait embrassé avec ardeur les idées dont toutes les têtes étaient remplies alors à Paris. Il était, en outre, porteur de lettres de diverses personnes dont j'appréciais l'esprit et j'honorais le caractère. Dans toutes, on s'accordait à me montrer la révolution qui s'opérait comme le seul moyen de salut pour la France. Au nombre des plus marquants de ces correspondants, étaient MM. Dessoles et Pasquier. Montessuis avait aussi diverses lettres pour Macdonald, entre autres de Beurnonville, et je les lui fis passer.
Il serait difficile d'exprimer ici la foule de sensations que ces nouvelles me firent éprouver et les réflexions qu'elles occasionnèrent. Cette agitation profonde était le signe précurseur des sensations que le souvenir de ces grands événements ne cessera de faire naître en moi pendant toute ma vie. Attaché à Napoléon depuis si longtemps, les malheurs qui l'accablaient réveillaient en moi cette vive et ancienne affection qui autrefois dépassait tous mes autres sentiments; et cependant, dévoué à mon pays et pouvant influer sur son état et sa destinée, je sentais le besoin de le sauver d'une ruine complète. Il est facile à un homme d'honneur de remplir son devoir quand il est tout tracé; mais qu'il est cruel de vivre dans des temps où l'on peut et où l'on doit se demander: où est le devoir? Et ces temps, je les ai vus, ce sont ceux de mon époque! Trois fois dans ma vie j'ai été mis en présence de cette difficulté! Heureux ceux qui vivent sous l'empire d'un gouvernement régulier, ou qui, placés dans une situation obscure, ont échappé à cette cruelle épreuve! Qu'ils s'abstiennent de blâmer; ils ne peuvent être juges d'un état de choses inconnu pour eux! Je voyais d'un côté la chute de Napoléon, d'un ami, d'un bienfaiteur, chute certaine, assurée, infaillible, quoi qu'il arrivât; car les moyens de défense avaient tous disparu, et l'opinion de Paris et d'une grande partie de la France, devenue hostile, complétait la masse des maux qui nous accablaient. Cette chute, retardée de quelques jours, n'entraînait-elle pas la ruine du pays, tandis que le pays, en se séparant de Napoléon, et prenant au mot la déclaration des souverains, les forçait à la respecter? La reprise d'hostilités impuissantes ne les dégageait-elle pas de toutes les promesses faites? Ce mouvement d'opinion si prononcé, ces actes du sénat, du seul corps représentant l'autorité publique, n'étaient-ils pas la planche du salut pour sauver le pays d'un naufrage complet? Et le devoir d'un bon citoyen, quelle que fût sa position, n'était-il pas de s'y rallier afin d'arriver immédiatement à un résultat définitif? Assurément il était évident que la crainte et la force seules étaient capables de vaincre la résistance personnelle de Napoléon. Mais fallait-il se dévouer à lui, aux dépens mêmes de la France? Les débris de l'armée, en se réunissant au gouvernement provisoire, ne donneraient-ils pas à celui-ci une sorte de dignité qui le ferait respecter des étrangers? Ce gouvernement provisoire ne devait-il pas y trouver les moyens de négocier comme une puissance, tout à la fois avec eux et avec les Bourbons, et enfin un appui pour obtenir toutes les garanties dont nous avions besoin et que nous devions réclamer?
Quelque profond que fût mon intérêt pour Napoléon, je ne pouvais me refuser à reconnaître ses torts envers la France. Lui seul avait creusé l'abîme qui nous engloutissait. Que d'efforts n'avions-nous pas prodigués, et moi plus que tout autre, pour l'empêcher d'y tomber! Le sentiment intime d'avoir dépassé l'accomplissement de mes devoirs pendant cette campagne était d'accord avec l'opinion. Plus qu'aucun de mes camarades j'avais payé de ma personne dans ces cruelles circonstances, et montré une constance et une persévérance soutenues. Ces efforts inouïs, renouvelés tant qu'ils pouvaient amener un résultat utile, ne m'avaient-ils pas acquitté envers Napoléon, et n'avais-je pas rempli largement ma tâche et mes devoirs envers lui? Le pays ne devait-il donc pas avoir son tour, et le moment n'était-il pas venu de s'occuper de lui? N'y a-t-il pas des circonstances tellement importantes, qu'un homme d'un caractère pur et droit puisse et doive s'élever au-dessus de toutes les considérations vulgaires et comprendre de nouveaux devoirs? Le sentiment de ce qu'on a fait ne doit-il pas donner la force de les envisager? Et quand une fois ils sont reconnus, ne faut-il pas agir?
Dans la circonstance, la première chose à faire était de suspendre les hostilités, afin de donner à la politique le moyen de régler nos destinées. Pour atteindre ce but, il fallait entrer en pourparler avec les étrangers. Cette démarche était pénible, mais nécessaire. Les étrangers eux-mêmes n'avaient-ils pas changé de caractère et de physionomie depuis qu'ils avaient été adoptés, pour ainsi dire, par la masse des habitants de la capitale, par le sénat, par toutes les autorités, et lorsque, sous leur appui, une opinion puissante et universelle se manifestait? On se rappelle mal, aujourd'hui, de ce temps si extraordinaire, si près de nous encore par le nombre des années, mais si éloigné par le sentiment. On est oublieux en France. On renie promptement ses principes, ses paroles et ses actions; mais les faits n'en sont pas moins constants, et l'histoire impartiale, écrite dans des temps plus reculés et hors de l'influence des partis, consacrera la vérité. Or cette vérité, la voici: l'opinion d'alors considérait Napoléon comme le seul obstacle au salut du pays. Je l'ai déjà dit: ses forces militaires, réduites à rien, ne pouvaient plus se rétablir. Un recrutement régulier était devenu impossible. Au moment où Paris était perdu, tout tombait en lambeaux.
On voit donc ce qui se passait en moi. Si les sentiments se combattaient, tous les calculs se réunissaient pour faire pencher la balance en faveur de la révolution qui venait d'éclater à Paris et pour mettre, autant que possible, mes devoirs de citoyen en harmonie avec mes sentiments personnels et mon affection pour Napoléon. Pour montrer les motifs qui m'avaient fait agir, j'eus la pensée de me consacrer aux devoirs de l'amitié et de suivre Napoléon dans l'exil, après avoir exécuté ce que le salut de mon pays commandait. Mais, avant d'arrêter définitivement un parti, il était convenable et nécessaire de prendre l'avis de mes généraux et de m'entourer de leurs lumières.
Tous les généraux placés sous mes ordres furent donc réunis chez moi. Je leur communiquai les nouvelles reçues de Paris. Chacun avait le sentiment des prodiges opérés pendant la campagne, prodiges hors de tous calculs, mais aussi tous étaient convaincus de l'impossibilité de les continuer. La décision fut unanime. Il fut résolu de reconnaître le gouvernement provisoire et de se réunir à lui pour sauver la France. Des pourparlers s'ouvrirent avec le prince de Schwarzenberg, et je rédigeai la lettre qui devait être envoyée à l'Empereur quand tout serait convenu et arrêté. Dans cette lettre, je lui annonçais que, après avoir rempli les devoirs que m'imposait le salut de la patrie, j'irais lui apporter ma tête et consacrer, s'il voulait l'accepter, le reste de ma vie au soin de sa personne 13. Mais, les événements ayant marché par eux-mêmes, comme on le verra bientôt, je ne crus pas devoir en prendre sur moi la responsabilité, et cette lettre ne fut pas envoyée.
Pendant ce temps, et précisément au même moment (4 avril), Napoléon cédait aux énergiques représentations de deux chefs de l'armée, portées jusqu'à la brutalité de la part du maréchal Ney. Reconnaissant l'impossibilité de soutenir la lutte, il abandonnait l'Empire en faveur de son fils, et nommait plénipotentiaires le prince de la Moskowa, le duc de Tarente et le duc de Vicence. Ceux-ci vinrent, en traversant mon quartier général, m'apprendre ce qui s'était passé à Fontainebleau.
Cet événement changeait la face des choses. Isolé à Essonne, je n'avais pu consulter, sur le cas présent, les autres chefs de l'armée. J'avais fait au salut de la patrie le sacrifice de mes affections; mais un sacrifice plus grand que le mien, celui de Napoléon, venait de le sanctionner. Dès lors mon but était rempli, et je devais cesser de m'immoler. Mes devoirs me commandaient impérieusement de me réunir à mes camarades. Je serais devenu coupable en continuant à agir seul. En conséquence, j'appris aux plénipotentiaires de l'Empereur mes pourparlers avec Schwarzenberg, en ajoutant que je rompais à l'instant toute négociation personnelle et que je ne me séparerais jamais d'eux.
Ces messieurs me demandèrent de les accompagner à Paris. Réfléchissant que, d'après ce qui s'était passé, mon union avec eux pourrait être d'un grand poids, j'y consentis avec empressement. Avant de partir d'Essonne, j'expliquai aux généraux auxquels je laissais le commandement, et, entre autres, au général Souham, le plus ancien, et aux généraux Compans et Bordesoulle, les motifs de mon absence. Je leur annonçai mon prochain retour. Je leur donnai l'ordre, en présence des plénipotentiaires de l'Empereur, de ne pas faire, quoi qu'il arrivât, le moindre mouvement avant mon retour.
Nous nous rendîmes au quartier général du prince de Schwarzenberg (toujours 4 avril) pour prendre l'autorisation nécessaire à notre voyage à Paris. Dans mon entretien avec ce général, je me dégageai des négociations commencées. Je lui en expliquai les motifs. Le changement survenu dans la position générale devait en apporter un dans ma conduite. Mes démarches n'ayant eu d'autre but que de sauver mon pays, et une mesure, prise en commun avec mes camarades et de concert avec Napoléon, promettant d'atteindre ce but, je ne pouvais m'en isoler. Il me comprit parfaitement et donna son assentiment le plus complet à ma résolution.
Arrivés à Paris, dans l'entretien que nous eûmes ensuite avec l'empereur Alexandre, je ne fus pas un des moins ardents à défendre les droits du fils de Napoléon et de la régente. La discussion fut longue et vive. L'empereur Alexandre la termina en déclarant qu'il ne lui était pas possible de prononcer seul sur cette importante question. Il devait en référer à ses alliés, mais tout semblait annoncer qu'il persisterait dans la déclaration déjà faite.
Le 5 au matin, nous nous rendîmes chez le maréchal Ney pour attendre la réponse définitive. Nous y étions réunis depuis quelque temps lorsque le colonel Fabvier, arrivant en toute hâte d'Essonne, vint m'annoncer que, peu de temps après mon départ de cette ville, plusieurs officiers d'ordonnance étaient venus me chercher pour aller trouver l'Empereur à Fontainebleau, et le dernier venu avait ajouté que, puisque le maréchal était absent, le général commandant à sa place devait se rendre au quartier général impérial. Effrayés de cette injonction, les généraux, croyant avoir des dangers à courir, n'avaient trouvé rien de mieux pour s'y soustraire que de mettre les troupes en mouvement pour franchir les lignes ennemies. Le colonel Fabvier les avait rejoints lorsque la tête des troupes était déjà au pont sur la grande route. Il avait fait aux généraux les plus énergiques représentations sur leur détermination. Il leur avait demandé d'attendre mon retour et les ordres qu'il irait chercher. Ils l'avaient promis formellement. A l'instant, je fis partir mon premier aide de camp, Denys de Damrémont, pour Essonne. Je me disposais à m'y rendre, lorsqu'un officier étranger, envoyé à l'empereur Alexandre, vint annoncer que le sixième corps devait être, en ce moment, arrivé à Versailles. Aussitôt après le départ du colonel Fabvier, les généraux avaient repris l'exécution de leur coupable dessein. Tel est l'historique de ces événements.
Lorsque, en 1815, je crus de mon devoir de publier une réponse aux accusations dont j'étais l'objet, je rendis compte de cette circonstance, et je m'expliquai ainsi:
«Les généraux avaient mis les troupes en mouvement pour Versailles, le 5 avril, à quatre heures du matin, effrayés qu'ils étaient des dangers personnels dont ils croyaient être menacés et dont ils avaient eu l'idée par l'arrivée et le départ de plusieurs officiers d'état-major, venus de Fontainebleau le 4 au soir. La démarche était faite et la chose irréparable.»
Ces événements étaient alors si récents, que j'eusse été, à coup sûr, contredit par ceux qui y avaient pris part, si j'eusse le moins du monde altéré la vérité, et certainement je n'aurais pas entrepris de me justifier; mais il est une preuve bien plus positive. J'ai entre les mains une lettre du général Bordesoulle, écrite de Versailles, par laquelle ce général, en m'annonçant l'arrivée du corps d'armée dans cette ville, s'excuse par les raisons que j'ai détaillées, d'avoir enfreint mes ordres 14. Ainsi que je le disais en 1815, la démarche faite était irréparable, et le mal d'autant plus grand, qu'aucune convention n'avait été arrêtée avec le général ennemi. Je lui avais, au contraire, annoncé la rupture de la négociation commencée. Les troupes se trouvaient ainsi à la merci des étrangers, et non-seulement celles qui s'étaient détachées, mais encore celles qui entouraient l'Empereur, qui n'étaient plus couvertes.
Note 14: (retour) «Versailles, le 5 avril 1814.«Monseigneur,
«M. le colonel Fabvier a dû dire à Votre Excellence les motifs qui nous ont engagés à exécuter le mouvement que nous étions convenus de suspendre jusqu'au retour de MM. les princes de la Moskowa, des ducs de Tarente et de Vicence.
«Nous sommes arrivés avec tout ce qui compose le corps B. Absolument tout nous a suivis, et avec connaissance du parti que nous prenions, l'ayant fait connaître à la troupe avant de marcher.
«Maintenant, monseigneur, pour tranquilliser les officier sur leur sort, il serait bien urgent que le gouvernement provisoire fît une adresse ou proclamation à ce corps, et qu'en lui faisant connaître sur quoi il peut compter on lui fasse payer un mois de solde, sans cela il est à craindre qu'il ne se débande.
«MM. les officiers généraux sont tous avec nous, M. Lucotte excepté. Ce joli monsieur nous avait dénoncés à l'Empereur.
«J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect,
«De Votre Excellence,
«le très-humble et dévoué serviteur,
«Le général de division comte BORDESOULLE.
Il ne restait plus qu'une chose à faire, c'était d'assurer à la France leur conservation, en les plaçant sous l'autorité du gouvernement provisoire, et de remplir le vide que leur éloignement causait dans l'armée impériale par des garanties pour la personne de l'Empereur. Je ne vis que le bien à faire, sans m'arrêter à cette réflexion que c'était jeter en quelque sorte un voile d'absolution sur la conduite coupable des généraux. Je demandai au prince de Schwarzenberg et j'obtins de sa loyauté si connue la déclaration qui remplissait mon double objet. Cette déclaration fut mise, quoique après coup, à la date du 4 avril, époque où les pourparlers avaient eu lieu, dans le but de cacher la confusion qui avait existé et de donner une apparence de régularité à ce qu'avaient produit la peur et le désordre.
Je me rendis à Versailles pour y passer la revue de mes troupes et leur expliquer les nouvelles circonstances dans lesquelles elles se trouvaient; mais, à peine en route pour m'y rendre, je reçus la nouvelle qu'une grande insurrection venait d'éclater. Les soldats criaient à la trahison. Les généraux étaient en fuite et les troupes se mettaient en marche pour rejoindre Napoléon. Elles n'eussent pas fait deux lieues sans avoir sur les bras des forces qui les auraient détruites. Je pensai que c'était à moi à les ramener à la discipline, à l'obéissance et enfin à les sauver. Je hâtai ma marche. A chaque quart de lieue, je trouvais des messages plus alarmants. Enfin j'atteignis la barrière de Versailles, et j'y trouvai tous les généraux réunis; mais le corps d'armée était en marche dans la direction de Rambouillet. Lorsque j'eus fait connaître aux généraux mon intention de rejoindre les troupes, ils m'engagèrent fort à ne pas exécuter ce projet. Le général Compans me dit: «Gardez-vous-en bien, monsieur le maréchal, les soldats vous tireront des coups de fusil.--Libre à vous, messieurs, de rester, leur dis-je, si cela vous convient. Quant à moi, mon parti est pris. Dans une heure, je n'existerai plus, ou bien j'aurai fait reconnaître mon autorité.» Là-dessus je me mis à suivre la queue de la colonne à une certaine distance. Il y avait beaucoup de soldats ivres. Il fallait leur donner le temps de retrouver leur raison.
J'envoyai un aide de camp pour voir leur contenance. Il revint et me dit qu'ils ne vociféraient plus et marchaient en silence. Un second aide de camp fut envoyé et annonça partout ma prochaine arrivée. Enfin un troisième apporta l'ordre de ma part de faire halte, et aux officiers de se réunir par brigade à la gauche de leurs corps.
L'ordre s'exécuta, et j'arrivai. Je mis pied à terre, et je fis former le cercle au premier groupe d'officiers que je rencontrai. Je leur demandai depuis quand ils étaient autorisés à se défier de moi. Je leur demandai si, dans les privations, ils ne m'avaient pas vu le premier à souffrir, et, dans les dangers et les périls, le premier à m'exposer. Je leur rappelai tout ce que j'avais fait pour eux et les preuves d'attachement que je leur avais données. Je parlais avec émotion, avec chaleur, avec entraînement. On avait voulu les livrer, disait-on, pour les désarmer! Mais leur honneur et leur conservation ne m'étaient-ils pas aussi chers que mon honneur et ma vie? N'étaient-ils pas tous ma famille, et ma famille chérie? etc., etc.
Les coeurs de ces vieux compagnons s'abandonnèrent à un mouvement de sensibilité, et je vis plusieurs de ces figures, basanées et marquées de cicatrices, se couvrir de larmes. Je fus moi-même profondément attendri.
Oh! qu'un chef digne de ses soldats, après avoir vécu avec eux dans les chances variées de la guerre, a de puissance sur leurs esprits, et qu'il est malhabile s'il la laisse échapper! Je recommençai les mêmes discours aux divers cercles d'officiers, et je les envoyai reporter mes paroles à leurs soldats. Le corps d'armée prit les armes, et défila en criant: Vive le maréchal, vive le duc de Raguse! et se mit en marche pour aller prendre les cantonnements que je lui avais assignés du côté de Mantes. Je peux difficilement exprimer ma satisfaction d'avoir obtenu un succès aussi complet. C'était bien mon ouvrage, le prix d'un ascendant, mérité d'avance, sur des troupes dont je partageais depuis si longtemps les travaux.
C'était aussi le prix de ma généreuse confiance en elles. Ma situation aurait été bien différente si j'avais suivi les conseils timides qu'on m'avait donnés. On était à Paris, pendant ces événements, dans un grand émoi. On éprouvait de vives inquiétudes. Quand je revins, le soir, chez M. de Talleyrand, je fus fêté, complimenté; chacun me demandait des détails sur ce qui s'était passé.
Tel est le récit fidèle des événements de cette époque, en tout ce qui me concerne. Ils ont été pour moi la source de cuisants chagrins. Je l'ai déjà dit et je le répète, ce qui m'a donné la confiance d'agir ainsi était particulièrement le sentiment intime de ce que j'avais fait pendant la campagne où j'avais dépassé mes devoirs et montré un tel dévouement, que je croyais m'être placé au-dessus de toute accusation et de tout soupçon possible. Ma conviction fut si intime alors, et mes intentions si droites, que jamais depuis je ne me suis reproché rien de ce que j'ai fait. Un homme sensé doit, quoi qu'il arrive, agir toujours ainsi, quand il est abandonné à ses lumières et à la voix de sa conscience. L'infaillibilité n'est pas dans notre nature; et c'est l'intention qui, à mes yeux, doit caractériser les actions. Je ne regrette qu'une seule chose, c'est de n'avoir pas suivi Napoléon à l'île d'Elbe après qu'il fut descendu du trône, n'importe quelles en eussent été pour moi les conséquences 15.
Note 15: (retour) On a toujours reproché au maréchal duc de Raguse d'avoir fait crouler l'Empire vingt-quatre heures plus tôt par la défection du sixième corps, qu'il commandait.Quant au mouvement même du sixième corps, on a vu que, le maréchal absent, ce sont les généraux commandant les troupes du sixième corps qui l'ont effectué, malgré ses ordres précis. La preuve de ce fait résulte de la lettre du général Bordesoulle.--Mais, bien plus, cette défection n'a eu lieu que vingt-quatre heures après l'abdication de l'Empereur.--Celle-ci avait été faite le 4 avril, et le mouvement du sixième corps ne fut opéré que le 5. (Note de l'Éditeur.)
Avant de terminer cet important chapitre, je veux jeter un coup d'oeil rapide sur les symptômes de l'opinion incontestable de cette époque. Les faits ont été complétement dénaturés depuis, et l'on a eu jusqu'à la pensée de représenter Napoléon comme populaire à l'époque de sa chute, tandis qu'il était partout réprouvé.
Le peuple de Paris particulièrement voulait la chute de l'Empereur; et ce qui le prouve, c'est son indifférence quand nous combattions avec tant d'énergie sous les murs de la capitale. C'est sur les hauteurs de Belleville et sur la droite du canal que le combat véritable s'est livré. Eh bien, il n'est pas venu une seule compagnie de garde nationale pour joindre ses efforts aux nôtres. A peine quelques hommes isolés se sont-ils réunis à nos tirailleurs. Les postes mêmes de police situés à la barrière, dont la consigne était d'empêcher les soldats fuyards de rentrer, s'étaient retirés à l'arrivée de quelques boulets ennemis.
Napoléon avait jugé les dispositions des habitants de Paris lorsqu'il avait refusé d'armer toute la garde nationale. Il les avait jugés quand, étant, le 30 mars, à une heure du matin, à la Cour-de-France, il avait renoncé à venir à Paris, occupé encore par mes troupes. J'ai dit précédemment qu'elles y séjournèrent pendant toute la nuit du 30 au 31 jusqu'à huit heures du matin. Certes, il n'était pas homme à être arrêté par la considération de refuser l'exécution d'une convention faite par ses lieutenants quelques heures seulement auparavant. Il avait le pouvoir, il avait le droit de l'annuler, puisqu'il était arrivé avant son exécution. Sa retraite sur Fontainebleau prouve qu'il ne voyait aucun moyen de prolonger la lutte.
Il l'a prouvé par la facilité avec laquelle il s'est décidé à se démettre de sa couronne, et la manière dont il a appris les événements et s'en est expliqué avec le duc de Tarente. Enfin il les avait jugés quand, en partant pour l'armée, il avait tenu à M. Mollien le discours que j'ai rapporté et que celui-ci m'a certifié souvent. Cette opinion sur les dispositions du peuple a été confirmée par la manière dont les premiers intéressés ont quitté la partie, par le départ de Joseph, lieutenant de l'Empereur, muni des pouvoirs civils et militaires, qui quitta la capitale plus de trois heures avant la fin du combat, et qui emmena avec lui le ministre de la guerre, les ministres, et tout ce qui avait caractère de gouvernement. Les habitants de Paris l'ont prouvé par la physionomie si remarquable qu'ils eurent le jour de l'entrée des alliée, par les transports de joie auxquels ils se livrèrent le 12 avril et le 3 mai, jours de l'entrée de Monsieur et du roi. Ce n'était pas et cela ne pouvait être de l'amour pour ceux-ci de la part d'une génération nouvelle, c'était de la haine pour un ordre de choses détruit que l'on ne voulait plus revoir.
Je ne sais si je suis parvenu à donner une juste idée de ce qui s'est passé dans cette mémorable époque. Jamais tant de combats ne se sont accumulés en un si petit nombre de jours, et jamais lutte n'a été soutenue avec des moyens aussi faibles, aussi misérables. On peut se figurer la difficulté de mouvoir des débris sans organisation, une réunion d'hommes appartenant à tant de corps différents, et dont la force, si peu considérable, était à peine entretenue par l'incorporation journalière de jeunes gens sortant de la charrue et ne sachant pas charger leurs armes. Chaque jour les pertes étaient grandes. Ainsi c'étaient toujours des soldats arrivés de la veille, d'une même ignorance, d'une inexpérience semblable, qui étaient appelés à combattre.
Si la chute de l'ordre politique qui nous régissait n'avait pas été le résultat de la campagne, aucune autre de nos temps n'aurait été vantée avec plus de raison. C'est sans armée proprement dite que nous l'avons entreprise et faite. Le prestige encore vivant de notre grandeur passée était notre arme la plus puissante. Mais aussi que de dévouement n'a-t-il pas fallu de la part des chefs pour donner un peu de consistance à ce qui avait si peu d'ensemble et de moyens réels! Que de fois n'ai-je pas fait le métier de chaque grade, depuis le devoir de chef suprême jusqu'à celui d'officier major d'un régiment! Je l'ai déjà dit, ces quelques milliers d'hommes avec lesquels j'ai combattu, pendant trois mois, appartenaient à cinquante-deux bataillons différents, et sous Paris c'étaient les débris de soixante-dix bataillons.
On peut se demander si les succès obtenus, et qui ont suspendu la catastrophe, n'ont pas été plus funestes qu'utiles aux intérêts de Napoléon. Une fois le congrès de Châtillon assemblé, peut-être serait-on arrivé assez vite à une conciliation si le sourire de la fortune à Champaubert et à Vauchamp n'était pas venu plonger Napoléon dans les plus étranges illusions. Lion rugissant et se débattant dans les rets dont il était enlacé, à chaque succès il donnait de nouvelles instructions. Il espérait toujours un miracle, comme il lui en était arrivé tant de fois en sa vie; et le miracle serait arrivé si Soissons ne se fût pas rendu. Mais le miracle eût été sans résultat définitif.
Napoléon portait en lui le germe de sa destruction. Son caractère l'entraînait visiblement et inévitablement vers sa perte. Après d'aussi grands revers que ceux qu'il avait éprouvés, il ne pouvait exister à ses propres yeux, sans être remonté à la hauteur dont il était tombé. Le retour même au faîte de la puissance ne l'aurait pas satisfait. Ses finalités, causes puissantes de son élévation, sa hardiesse, son goût pour les grandes chances, son habitude de risquer beaucoup pour obtenir davantage et son ambition sans bornes devaient à la longue amener sa perte, et d'autant plus sûrement qu'alors, c'est-à-dire autrefois, ses passions étaient modifiées par des facultés qui, en grande partie, avaient disparu. Ses calculs et sa prudence, sa prévoyance et sa volonté de fer avaient fait place à beaucoup de négligence, d'insouciance, de paresse, à une confiance capricieuse et à une incertitude ainsi qu'à une irrésolution interminable.
Il y a eu deux hommes en lui, au physique comme au moral:
Le premier, maigre, sobre, d'une activité prodigieuse, insensible aux privations, comptant pour rien le bien-être et les jouissances matérielles; ne s'occupant que du succès de ses entreprises, prévoyant, prudent, excepté dans le moment où la passion l'emportait; sachant donner au hasard, mais lui enlevant tout ce que la prudence permet de prévoir; résolu et tenace dans ses résolutions, connaissant les hommes et le moral qui joue un si grand rôle à la guerre; bon, juste, susceptible d'affection véritable et généreux envers ses ennemis.
Le second, gras et lourd, sensuel et occupé de ses aises jusqu'à en faire une affaire capitale, insouciant et craignant la fatigue; blasé sur tout, indifférent à tout, ne croyant à la vérité que lorsqu'elle se trouvait d'accord avec ses passions, ses intérêts ou ses caprices; d'un orgueil satanique et d'un grand mépris pour les hommes; comptant pour rien les intérêts de l'humanité; négligeant dans la conduite de la guerre les plus simples règles de la prudence: comptant sur sa fortune, sur ce qu'il appelait son étoile, c'est-à-dire sur une protection toute divine; sa sensibilité s'était émoussée, sans le rendre méchant; mais sa bonté n'était plus active, elle était toute passive. Son esprit était toujours le même, le plus vaste, le plus étendu, le plus profond, le plus productif qui fut jamais; mais plus de volonté, plus de résolution, et une mobilité qui ressemblait à de la faiblesse.
Le Napoléon que j'ai peint d'abord a brillé jusqu'à Tilsitt. C'est l'apogée de sa grandeur et l'époque de son plus grand éclat. L'autre lui a succédé, et le complément des aberrations de son orgueil a été la conséquence de son mariage avec Marie-Louise.
Après avoir parlé si longuement de Napoléon, je pense l'avoir dépeint tel que je l'ai vu et jugé, et cependant j'ai cru utile d'ajouter l'analyse qui précède, au moment où je vais cesser de prononcer son grand nom. Je vais quitter cette époque de gloire et de calamité, où tant de grandes choses ont été faites et où les jours étaient marqués par des événements qui bouleversaient les peuples, pour peindre un monde nouveau. Ici tout est petitesse, et souvent la petitesse va jusqu'à la dégradation. Je vais quitter le récit des combats qui échauffent et élèvent l'âme, pour raconter des intrigues et les actions d'êtres souvent abjects. Je me croyais arrive au terme de mes récits militaire: et cependant, quand le temps sera venu, je raconterai encore des combats livrés sur ce même théâtre que je viens de quitter, combats bien plus affligeants; car ce sont des Français combattant contre des Français avec acharnement, et pour comble de maux, et pour excès de misère, j'aurai à raconter des revers! Ainsi le succès ne viendra pas même m'offrir des consolations aux malheurs résultant de la nature de la guerre!
NOTE DU DUC DE RAGUSE
SUR SES RAPPORTS PERSONNELS AVEC NAPOLÉON
J'ajouterai aux récits que je viens de terminer un examen rapide des rapports qui ont existé entre Napoléon et moi. Celui qui a lu avec attention ces Mémoires le connaît; mais je vais rétrécir le cadre et en présenter l'esprit.
Quelques personnes ont dit et répété que j'avais été l'objet d'une prédilection toute particulière de Napoléon, et traité par lui comme un fils chéri. M. de Montholon, dans ses récits de Sainte-Hélène, met dans la bouche de Napoléon que, «lorsqu'il était lieutenant d'artillerie, il avait partagé avec moi son existence.» Tout cela est faux et ridicule, et ne mérite aucune réponse. C'est comme capitaines et non comme lieutenants que nous avons servi ensemble. Peu importe! Mais je ne sais pas ce que nous aurions pu nous donner: il ne possédait rien, et moi fort peu de chose. C'est donc une phrase poétique dont l'imagination seule fait les frais. Pendant assez longtemps, il n'a pu me rendre aucun service ni influer d'aucune manière sur ma destinée; et, précisément alors, j'ai pu lui donner plus d'une preuve d'amitié et de dévouement. Quand il s'est élevé, j'ai suivi de loin sa fortune. Ce résultat était dans son intérêt, il dérivait de la force des choses. Assurément, il ne viendra jamais dans ma pensée de méconnaître les obligations que j'ai eues envers Napoléon; mais, tout en les reconnaissant, j'ai le droit de les apprécier à leur juste valeur.
Deux jeunes officiers du même grade se rencontrent: l'un a vingt-quatre ans, l'autre dix-neuf: l'un est un homme de génie dévoré d'ambition, l'autre est ardent et désire parvenir. Des antécédents ont déjà établi quelques rapports entre eux. Ils se conviennent, et dès lors les mêmes intérêts, les mêmes vues, les unissent. L'un d'eux, favorisé par des circonstances qu'il saisit avec habileté, devient général; l'autre lui reste attaché sans obtenir aucun avantage personnel. Il suit la fortune du premier à ses risques et périls, même en compromettant son avenir, par pur sentiment d'affection. Des chances favorables et contraires se succèdent, jusqu'au moment où la fortune comble de ses biens celui qu'elle a déjà favorisé. N'est-il pas naturel que celui qui l'a accompagné constamment jusque là le suive, malgré la distance qui les sépare? Un chef a besoin de collaborateurs, et n'est-il pas dans ses intérêts, comme dans la nature des choses, de les choisir parmi ceux qu'il connaît, parmi ceux dont il a pu apprécier l'aptitude, le zèle et la capacité? Alors, dans la mesure des conditions différentes, ceux-ci s'élèvent, et une incapacité démontrée ou des torts graves peuvent seuls interrompre pour eux la route des grandeurs. L'intérêt bien entendu, comme la justice, commande impérieusement cette manière d'agir, et, si déjà le dévouement de ces collaborateurs a été jusqu'à compromettre leur tête pour servir l'ambition du chef qu'ils se sont choisi, comme au 18 brumaire et plus anciennement dans d'autres circonstances, n'ont-ils pas des droits acquis, que rien ne peut détruire?
Je crois donc devoir conclure que, si j'ai fait une carrière brillante, je l'ai dû d'abord au hasard, qui, dès ma grande jeunesse, m'a placé dans des circonstances favorables, et ensuite à mes bons services et à un zèle qui jamais ne s'est démenti un seul jour.
J'ai donc été traité par Napoléon avec justice, avec bienveillance; mais, je le déclare hautement, jamais comme un favori ou une personne objet d'une prédilection particulière.
Un souverain donne à sa faveur des caractères qu'il est facile de spécifier. Il place l'homme qu'il aime dans une situation où la gloire est facile à acquérir par l'abondance des moyens qu'il met à sa disposition. Il fait valoir ses actions dans chaque occasion; il le comble de richesses; il l'associe à ses plaisirs, aux charmes de sa cour; il fait rejaillir sur lui une partie de l'éclat qui l'environne.
Ai-je été traité ainsi?
Assurément non. Les commandements qui m'ont été donnés ont toujours été les pires de ceux que je pouvais recevoir.
En Égypte, je désirais ardemment faire la campagne de Syrie, où mes camarades et mes amis allaient acquérir de la gloire. On me confina à Alexandrie, au milieu de la famine, de la peste et de toutes les misères réunies.
En 1800, je désire commander des troupes, et on me laisse dans le service de l'artillerie.
Les commandements les plus brillants, sur les côtes, sont créés: c'est un corps d'année, abandonné dans les hôpitaux, en partie composé de mauvaises troupes étrangères, qui est mon partage.
Au moment de l'érection de l'Empire, tous les commandants des corps d'armée sont créés maréchaux d'Empire: seul de cette catégorie je suis excepté, et tel cependant qui n'avait jamais commandé qu'un faible régiment avait reçu cette dignité. Je reste simple général commandant un corps d'armée; mais ce commandement me donne la faculté de transformer bientôt les troupes qui me sont confiées en un corps d'élite, et elles font glorieusement la campagne de 1805.
Arrivé en Italie, je passe au commandement de l'armée de Dalmatie, où tout est difficulté et misère, où les moyens manquent, où des forces triples des miennes me sont opposées. J'y rappelle les succès et j'assure la possession de cette province. Je sollicite ardemment ensuite d'être appelé en Pologne; cette faveur m'est refusée.
La guerre de 1809 me fait entrer en campagne. Je suis toujours destiné à combattre des forces au moins doubles des miennes. Mais plusieurs victoires m'ouvrent la route, et, après une série de combats et une marche de plus de cent cinquante lieues, je viens, à jour fixe, prendre ma place à l'avant-garde de la grande armée. Je fais courir un danger imminent à l'armée autrichienne, qui la mène à demander un armistice, et je suis fait maréchal. Cette dignité, reçue sous de pareils auspices, n'était-elle pas une simple dette que payait Napoléon?
Plus tard, toutes sortes de malheurs viennent nous accabler en Espagne. Les plus grands moyens réunis sont réduits à rien par l'impéritie, l'imprévoyance, et c'est sur moi que Napoléon jette les yeux pour aller réparer tous ces malheurs. Une armée de moins de trente mille hommes survit à une autre de soixante-dix mille qui existait peu de mois auparavant; elle n'a plus de cavalerie; elle n'a plus d'artillerie. On l'abandonne, et on se contente de faire mille promesses qui ne se réalisent pas. On divise les commandements, ce qui empêche toute opération d'être combinée avec sagesse et exécutée avec vigueur, tout en faisant peser sur moi la plus injuste responsabilité. On me donne des ordres impératifs dont l'exécution amène des revers certains et prévus. On refuse de me rendre une liberté que je réclame instamment, ne voulant pas être l'agent de tous les maux que je prévois. Enfin on amène la confusion de toutes les manières.
Cependant la campagne est laborieusement conduite, et, après avoir surmonté des difficultés presque surnaturelles, elle ne manque que par une fatalité déplorable, qui met ma vie dans un péril imminent. L'ennemi a perdu autant que nous; la retraite s'est faite avec ordre, et cette bataille, toute fâcheuse qu'elle est, jette encore un grand éclat sur nos armes. Son chef est digne d'intérêt à plus d'un titre, et la première preuve que je reçois de celui de Napoléon est de subir un interrogatoire et d'être l'objet d'une enquête.
Mes blessures encore saignantes, je rentre en campagne, et je remplis ma tâche largement dans la campagne de 1813. J'y vois se renouveler la destruction d'une armée de plus de cinq cent mille hommes par suite d'une incurie sans exemple, d'une faiblesse et d'une indifférence qui ne cesse d'accompagner tous les actes de Napoléon.
1814 arrive: les illusions de son esprit, qui ne cessent de dominer son caractère, rendent infructueux les efforts héroïques de cette campagne, et tout s'écroule.
Si je jette un regard sur les dons que Napoléon m'a faits, ils ont peu d'importance en les comparant à ceux dont d'autres ont été comblés. Jamais aucun bienfait d'argent ne m'a été accordé. Mes dotations ne s'élevaient pas au delà de celles des simples généraux, tandis que mes camarades étaient comblés de richesses. Un million cinq cent mille francs, huit cent mille francs, sept cent mille francs, cinq cent mille francs de rente, constituent leurs majorats. Sous ce rapport, je ne pense pas qu'une bien grande reconnaissance m'ait été imposée. Quant à la manière dont j'ai été associé aux jouissances de la cour, à l'éclat du trône impérial, il me suffira d'un seul mot. Pendant le temps du règne impérial, pendant les dix ans du régime de l'Empire, j'ai passé six semaines à Paris, en voyages de quinze jours chacun. En 1804, lors du couronnement; en 1809, après la paix de Vienne, et en 1811, en allant prendre le commandement de l'armée de Portugal.
On voit que, si j'ai eu ma part des travaux de l'Empire, si j'ai contribué à sa gloire, partagé ses infortunes et ses misères, j'ai bien peu participé à ses triomphes et a ses joies. S'il est flatteur pour moi d'avoir presque toujours été choisi pour commander dans les circonstances les plus difficiles, si je suis heureux d'en être sorti souvent avec succès, je ne puis regarder comme une faveur d'y avoir été placé.
J'ai donc raison de prétendre que jamais je n'ai été traité par Napoléon de manière à avoir envers lui des devoirs de reconnaissance d'une nature particulière.
Napoléon a probablement été l'être que j'ai le plus aimé dans ma vie. Mais, quand j'ai vu que ce beau génie s'obscurcissait, quand j'ai pu juger, par ses ordres en Espagne, que sa haute raison faisait place à des hallucinations continuelles, et que, plus tard, servant sous ses yeux, j'ai pu voir la confirmation de mes douloureux soupçons; qu'insensible aux intérêts de la France, à la conservation de ses soldats, il ne vivait que d'orgueil et ne sortait pas de ses aberrations, j'avoue que mon coeur, qui s'était déjà refroidi, s'est glacé, et que je n'ai plus eu d'autres sentiments que ceux qui m'attachaient à la patrie, en méditant cependant la pensée, après avoir sauvé la France de ses folies, de consacrer le reste de ma vie à sa personne.
CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS
RELATIFS AU LIVRE VINGTIÈME
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Montmirail, le 15 février 1814.
«Monsieur le duc de Raguse, l'ennemi a passé à Nogent et à Bray; il s'est porté sur Donnemarie et menace Nangis. L'Empereur se porte aujourd'hui sur la Ferté-sous-Jouarre, le duc de Trévise est entre Soissons et Reims, suivant l'armée de Sacken.
«Il est nécessaire, monsieur le maréchal, que vous fassiez mine de poursuivre l'ennemi afin de l'obliger à faire une marche rétrograde, et, comme vous êtes supérieur en cavalerie et que l'infanterie ennemie est désorganisée, Sa Majesté ne voit pas d'inconvénients à découvrir un peu votre position; lorsque vous croirez ne plus pouvoir la tenir, vous pourrez prendre la position de Montmirail et successivement celle de la Ferté, mais le plus lentement possible, afin qu'on ne nous vienne pas bloquer sur Paris, et que l'Empereur ait le temps de se retourner.
«Sa Majesté a détruit et mis hors de combat la meilleure armée de l'ennemi, qu'on estime avoir été à peu près de quatre-vingt mille hommes 16.
«Maintenant, Sa Majesté va entreprendre l'armée du prince de Schwarzenberg, qui est de cent vingt mille hommes, et, si ce n'était que cette armée a pris trop vivement l'offensive sur Paris, l'Empereur se serait porté sur Châlons et Vitry. Aussitôt que Sa Majesté sera rassurée sur les dispositions de ceux ci, et au moindre mouvement de retraite qu'ils feront, son intention est de gagner sur-le-champ Vitry et l'Alsace; et, comme il est possible qu'ils soient décidés à un mouvement rétrograde par les événements majeurs qui viennent d'arriver, et par l'effet moral qu'ils auront sur la France et sur Paris, aussitôt que l'Empereur aura connaissance que l'ennemi se sera décidé à faire un mouvement rétrograde, Sa Majesté désirerait vous trouver encore à Étoges ou à Montmirail: alors nous appuierons sur vous à pas précipités pour obliger l'ennemi à faire de grandes marches, et, par suite, le mettre en déroule. Toutes les fois que vous m'écrivez, arrangez votre lettre comme si elle devait être lue par l'ennemi: au surplus vous avez un petit chiffre; ou enfin il faut envoyer un officier de confiance qui ferait part de ce qu'on ne pourrait écrire.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«La Ferté-sous-Jouarre, le 15 février 1814.
«Monsieur le duc de Raguse, il y aura probablement une grande bataille le 17, le 18 ou le 19, du côté de Guignes, contre les Autrichiens. L'Empereur désire que vous teniez à Étoges autant que la prudence peut vous le suggérer, et que vous vous approchiez après cela de Montmirail.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Meaux, le 15 février 1814,
onze heures et demie du soir.
«Monsieur le duc de Raguse, vous êtes sûrement instruit qu'il s'est montré quelques partis de cavalerie, et même de l'infanterie sur les hauteurs de Montmirail, quand le général Leval et le général Saint-Germain y sont arrivés. Il paraît que le général Leval a fait marcher sur ces partis. Or ne sait pas si c'est une colonne dirigée sur Montmirail, ou si c'est de l'infanterie égarée dans la journée d'avant-hier; en tout état de cause, arrangez-vous de manière que le général Leval et le général Saint-Germain continuent leur marche de Montmirail sur Meaux, où il est de la plus grande importance qu'ils arrivent promptement. Regardez donc ces deux corps comme indépendants de votre position et manoeuvrez en conséquence dans le sens des instructions que je vous ai données de la part de Sa Majesté, et par lesquelles je vous disais qu'il y aura probablement une grande bataille le 17, le 18 ou le 19 du côté de Guignes, contre les Autrichiens: que l'Empereur désire que vous teniez à Étoges autant que la prudence peut vous le suggérer, et que vous vous approchiez après cela de Montmirail.
«Agissez donc suivant les circonstances, le général Leval et le général Saint-Germain ayant l'ordre de venir à grandes marches sur Meaux.
«Je vous envoie la copie de l'ordre que j'ai donné hier au général Vincent, qui est resté à Château-Thierry.
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»
«La Ferté-sous-Jouarre, le 17 février 1814,
trois heures après midi.
«Monsieur le général Vincent, l'Empereur ordonne que vous fassiez mettre de suite en marche le bataillon qui a été laissé sous vos ordres à Château-Thierry, ainsi que les deux pièces de canon et tout ce qu'il y aurait à Château-Thierry appartenant à l'armée, pour rentrer à Meaux, et là, rejoindre sa division. Instruisez-moi de la réception et de l'exécution de cet ordre.
«Vous resterez à Château-Thierry avec le détachement de gardes d'honneur; et, si vous étiez poussé par des forces supérieures, prévenez-en le duc de Raguse à Montmirail, et venez couvrir le point important de la Ferté-sous-Jouarre. Ayez soin de donner avis de tout ce qui se passe. L'Empereur vous recommande de nouveau d'armer les habitants de Château-Thierry, puisque les armes ne manquent plus.--Armez aussi les habitants des environs, et formez-vous ainsi une petite armée d'insurrection qui mette à l'abri de toute cavalerie ennemie. Vous pouvez même prendre deux pièces de canon ennemies, de celles qui restent sur le champ de bataille, et les organiser avec les canonniers du pays pour la défense du pays.»
LE GÉNÉRAL GROUCHY AU MARÉCHAL MARMONT.
«Montmirail, le 15 février 1814.
«Mon cher duc, je m'empresse de vous prévenir que, depuis ce matin, un corps de Bavarois, de douze escadrons, et autant de bataillons, avec de l'artillerie, venant de Sézanne, sont sur les hauteurs, entre Mauringe et Martaunay, et tiraillent avec la division Leval, qui est en position ici. Ce corps pourrait bien être l'avant-garde de Wrede.
«Le général Montesquiou, qui se trouvait à Montmirail, en est parti en toute hâte pour prévenir Sa Majesté. J'ignore quels ordres elle croira devoir donner, mais je compte rester ici jusqu'à leur réception.
«Peut-être pensez-vous que devant avoir ce corps sur vos derrières, du moment où j'abandonnerai Montmirail (si j'en reçois l'ordre), il conviendrait que vous vinssiez ici, vous mettant en marche de manière à ce que nous puissions combattre dès demain ces Bavarois et leur donner une poussée avant de nous réunir à l'Empereur.
«Recevez, mon cher maréchal, l'expression de ma fidèle amitié et faites-moi bien vite part de ce que vous allez faire.
«Comte de GROUCHY.»
LE MAJOR GÉNÉRAL AU MARÉCHAL MARMONT.
«Montereau, le 20 février 1814,
cinq heures du matin.
«Monsieur le duc de Raguse, nous venons de recevoir vos dépêches et celles du général Grouchy.
«Puisque vous avez abandonné la route de Montmirail, l'Empereur pense que vous devriez vous porter sur Sézanne pour vous trouver sur la route de Vitry; vous seriez alors en position de vous porter sur Arcis-sur-Aube ou de retourner sur Montmirail pour couvrir la route de Châlons.
«Il est nécessaire que vous avez des partis de cavalerie et d'infanterie à Montmirail.
«Wintzingerode, qui avait occupé Soissons avec cinq ou six mille hommes de troupes, l'avait évacué le 16, pour se porter sur Reims et probablement sur Châlons. Étant opposé à ces corps, il faut, monsieur le maréchal, que vous en suiviez les mouvements.
«L'ennemi, battu à Montereau, a évacué Bray et Nogent, et se porte en toute hâte sur Troyes; quelle est son intention? Veut-il livrer bataille à Troyes, rappeler Blücher, qui, de Châlons par Arcis-sur-Aube, pourrait être en trois ou quatre jours à Troyes? Alors il faut qu'il passe par Arcis-sur-Aube, et vous ne pourrez pas ignorer son mouvement. Ou bien l'ennemi veut-il s'éloigner bien davantage pour se concentrer ou se rapprocher de ses renforts?
«Une raison qui pourrait le déterminer à tenir Troyes, ce serait le désir de couvrir le congrès de Châtillon-sur-Seine; mais cette considération pourtant ne serait que du second ordre.
«Nous avons rétabli le pont de Bray; il est probable que dans la journée nous aurons rétabli le pont de Nogent; une de nos colonnes est déjà arrivée à Sens.
«En résumé, monsieur le maréchal, vos instructions sont donc: 1° de couvrir Paris sur la route de Châlons et Vitry; 2° de vous réunir à l'armée sur l'Aube et Troyes, en même temps que Blücher (si Blücher se réunissait à l'armée alliée).
«Le prince vice-connétable, major général,
«ALEXANDRE.»