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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (9/9)

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LIVRE VINGT-SIXIÈME.

1839-1841.

Sommaire.--Affaires d'Orient de 1839 à 1841.--Mes rapports avec Méhémet-Ali.--Confidences.--Lettres de Boghos-Bey.--Je deviens un intermédiaire utile.--Opinion du prince de Metternich.--Situation de Méhémet-Ali vis-à-vis de diverses puissances.--Intervention de la Russie.--Le prince de Metternich s'appuie sur l'Angleterre.--Mémoire sur la question d'Orient, intitulé: De la crise de l'Orient et de la politique qu'elle semble exiger.--Terreur inspirée à Vienne par le traité du 15 juillet.--Critique de la politique suivie par la France.--Raisons de la faiblesse de l'armée égyptienne en campagne.--Ibrahim-Pacha et Soliman-Pacha.--Saint-Jean-d'Acre.--Continuation de mes relations avec l'Égypte.--Appendice.


J'ai raconté de suite la manière dont j'ai passé les dernières années qui viennent de s'écouler. Je n'ai pas parlé des rapports que j'avais conservés avec l'Égypte. Cet épisode faisant un tout, et se liant avec les affaires d'Orient qui se sont déroulées l'année dernière d'une manière si pénible, si douloureuse et malheureusement si honteuse pour la France, j'ai cru devoir en faire le récit à part; et, afin d'entrer dans tous les détails qui s'y rattachent avec des circonstances qui sont inconnues, avant de lire ce qui va suivre, j'engage à prendre connaissance de ce que j'ai écrit sur l'Égypte et sur Méhémet-Ali.

J'ai consigné dans mes récits les conseils que je lui ai donnés. Ils étaient sincères et, je crois, très-opportuns. Je n'ai caché qu'une chose, c'est que, dans nos conversations, il m'avait confié, dès mon arrivée, que, ne pouvant douter des intentions hostiles du sultan, sachant l'esprit de haine qui régnait contre lui au sérail, et voyant même des préparatifs qui avaient pour but de le déposséder des droits qu'on lui avait reconnus et des provinces qu'on lui avait accordées, il trouvait contraire à la raison de fournir des secours à son ennemi et de lui envoyer de l'argent; que, par conséquent, il était disposé à refuser le tribut et à se déclarer indépendant.

Méhémet me demanda mon avis sur la conduite à tenir. Je lui répondis que l'accueil qu'il m'avait fait, l'idée que je m'étais formée sur lui et mon propre caractère m'imposaient l'obligation de lui parler avec franchise et sincérité; qu'en conséquence je n'hésitais pas à lui déclarer que le parti vers lequel il semblait incliner lui serait funeste, s'il l'adoptait. Je lui dis: Je passe condamnation sur les sentiments hostiles que vous supposez au sultan. J'allai même jusqu'à les lui certifier, car je n'avais entendu parler à Constantinople que des projets guerriers de la Porte et du désir d'en appeler aux armes. Je savais, par l'ambassadeur de France et l'internonce d'Autriche, que leur influence tout entière, consacrée à empêcher une levée de boucliers qui devait amener la perte du sultan et à calmer une ardeur et une colère qui pouvaient avoir pour résultat la crise la plus fâcheuse et la plus fatale, semblait quelquefois devoir être impuissante.

Ainsi j'étais parfaitement d'accord avec Méhémet-Ali sur le point de départ de sa politique et sur la situation des choses; mais j'ajoutai bien vite: «Malgré cela, vous ne pouvez suivre sans péril la marche que vous indiquez. Vous perdriez aux yeux de l'Europe les droits que vous avez acquis et qu'on vous reconnaît. La puissance de fait, toute grande qu'elle soit, et particulièrement en Turquie, où souvent elle s'élève au détriment de la puissance de droit, ne fait pas disparaître celle-ci. Ne renoncez donc pas à un auxiliaire utile. Vos droits datent du traité de Kutaieh, où toute l'Europe est intervenue, et, grâce à ce traité, vous avez place dans le droit public de l'Europe. Mais, à quel titre, à quelle condition, avez-vous reçu l'investiture des provinces que vous gouvernez? à titre de vassal, soumis à un tribut et à des conditions. Tant que vous les remplissez, vous avez l'opinion du monde pour vous. Si vous voulez vous en affranchir, vous déchirez de vos propres mains le titre de votre puissance, et l'Europe vous devient hostile, et d'autant plus qu'on ne veut pas l'affaiblissement de l'Empire ottoman. Quoiqu'il soit divisé en deux fractions, dont l'une vous est subordonnée, les hommes impartiaux, en remarquant l'ordre qui règne dans la partie que vous gouvernez, loin de voir un affaiblissement de la monarchie dans cet état de choses, le considèrent, au contraire, comme une réorganisation, un élément de forces. Le traité de Kutaieh déchiré, qu'êtes-vous? Un simple pacha révocable! Je sais bien que cette révocation ne vous renversera pas; mais, aux yeux des peuples, elle ébranlera votre puissance et peut-être la compromettra si une nouvelle crise survient. Le droit est immense aux yeux des hommes; ne le mettez pas contre vous. Vous pouvez, quant au tribut, en retarder le payement sous divers prétextes ou le faire partiellement; mais ne déclarez jamais que vous ne voulez plus le payer. Faites tous les actes d'un sujet fidèle, tant que vos intérêts ne seront pas compromis d'une manière directe et immédiate par des hostilités effectives. Cette politique n'a rien de nouveau, elle est suffisamment connue en Orient. Réfléchissez que le sang d'Othman, malgré tant de révolutions et d'événements qui auraient dû le flétrir, est encore le seul dans l'empire qui soit l'objet d'un culte religieux. Ne sacrifiez point, par une démarche imprudente, le certain pour l'incertain, et ne prenez pas l'ombre pour le corps.»

Méhémet-Ali entendit ces paroles avec peine, et souvent rougissait quand je lui parlais. Il finit en répétant quelques objections qui étaient plutôt inspirées par la passion que par la raison, et nous nous quittâmes sans qu'il eût changé d'avis. Deux jours après, il me dit qu'il avait profondément réfléchi à ce que je lui avais dit, que mes conseils étaient sages, qu'il en reconnaissait l'opportunité et qu'il était résolu à les suivre. Il n'y a pas manqué; il n'a jamais autorisé les accusations que gratuitement on a dirigées contre lui, et il n'a pas un moment pensé à renverser le trône du sultan ni à marcher sur Constantinople. Ces explications devaient précéder ce qui va suivre.

Les fils de deux de mes amis, le duc de Mortemart et le duc de Périgord, se disposant à faire un voyage en Égypte, me demandèrent une lettre de recommandation pour le pacha. J'écrivis à Boghos-Bey, conformément à leur désir. Quelque temps après, je reçus la lettre ci-jointe, qui se rapportait aussi à l'ouvrage que j'avais publié sur l'Égypte.


«Alexandrie, le 15 septembre 1838.


«Monsieur le maréchal,

«MM. de Périgord et de Mortemart, heureusement arrivés, m'ayant remis la lettre dont vous m'avez honoré, en date du 2 juin dernier, je me suis fait un devoir de la soumettre à Son Altesse le vice-roi mon maître.

«Les sentiments d'amitié que vous avez inspirés à Son Altesse lors de votre bref séjour ici, et qu'elle se flatte d'avoir partagés, lui font une loi de vos moindres désirs. Ces deux voyageurs, déjà distingués sous beaucoup d'autres rapports, sont ici l'objet d'une attention particulière. Ils ne pourront qu'être satisfaits d'avoir été porteurs d'une pareille recommandation. Je regrette, monsieur le maréchal, de ne point avoir reçu, parmi les divers exemplaires qui me sont parvenus de l'ouvrage que vous avez publié, celui qui avait été destiné pour Son Altesse.

«Le vice-roi, qui en a ordonné la traduction, s'est plu à reconnaître, en ce qui concerne l'Égypte, le coup d'oeil exercé de celui qui a brillé en administration aussi bien qu'à la tête des armées, et a hautement apprécié l'impartialité qui a présidé à sa rédaction.

«Rien ne pouvait être aussi agréable à Son Altesse que l'intérêt que vous lui témoignez, monsieur le maréchal, en écrivant que vous lisez le récit des événements qui se passent dans ses États et que vous faites des voeux sincères pour ses succès. Aussi a-t-elle dit que la Providence, en vous inspirant l'idée d'un voyage dans ces contrées, avait peut-être résolu de lui accorder un puissent auxiliaire.

«Je crois inutile de vous prémunir contre tout ce qui s'imprime en Europe sur le vice-roi et sur l'Égypte dans les feuilles périodiques. Vous devez assez connaître quelle foi méritent certaines correspondances des journaux. Les affaires de Syrie sont heureusement et complétement terminées, et, quoique la topographie de cette province et le caractère de ses habitants se prêtent à ces échauffourées, elles n'auront jamais aucun résultat sérieux. Le commerce d'importation et d'exportation a triplé sous le gouvernement actuel. Les masses sont satisfaites. Quant à l'extérieur, vous devez avoir acquis, monsieur le maréchal, par la connaissance personnelle du sultan Mahmoud et de Son Altesse Méhémet-Ali, la conviction intime qu'il n'y a pas d'arrangement à espérer entre eux sans l'intervention des puissances européennes.

«La haute position sociale que vous occupez vous met en relation avec les diplomates les plus influents, et votre caractère particulier vous a valu des témoignages non équivoques de l'affection que vous portent d'augustes personnages. La vérité et les besoins réels de l'Égypte ne peuvent être mieux appréciés que lorsqu'ils sont annoncés par une voix impartiale et digne de toute croyance.

«Éviter une complication entre les puissances de l'Europe pour la question d'Orient est le but qui a guidé le vice-roi, lorsqu'il a déclaré tout récemment à leurs consuls généraux ici, qu'il se contenterait de voir assurée la succession de sa famille. Il a toute confiance que sa demande modérée sera comprise, et que, revenant à des opinions plus favorables, les cours de l'Europe accorderont à l'Égypte une existence positive en récompense des immenses travaux du vice-roi pour le bonheur du pays. En attendant, le tribut partira pour Constantinople, le 17 courant, avec le paquebot-poste français.

«Enfin Son Altesse le vice-roi espère, monsieur le maréchal, que l'intérêt que vous lui portez ne sera pas entièrement passif, et qu'au fait des opinions particulières émises à Toeplitz par d'augustes souverains vous aurez l'extrême bonté de lui faire connaître les modifications qu'elles pourront avoir subi, éclairant Son Altesse sur la marche à suivre dans sa position précaire, désormais insoutenable.

«La présente lettre est expédiée à mon frère, M. Pietro Joussouf de Trieste, qui a ordre de la faire parvenir entre vos mains par une personne de toute confiance, partant pour Vienne dans ce seul but. Elle sera à votre disposition, monsieur le maréchal, pour le cas où vous jugeriez devoir la charger d'une réponse. Ce moyen m'a paru le plus convenable pour la sûreté des dépêches, vous certifiant, de mon côté, que vous n'aurez à craindre aucune indiscrétion de notre part sur vos communications ou conseils, de quelque nature qu'ils puissent être.

«Après avoir exécuté dans ce qui précède les ordres de mon maître bien-aimé, permettez-moi, monsieur le maréchal, de vous présenter l'hommage du profond respect et de l'admiration avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«Boghos-Joussouf



Cette lettre, rédigée avec soin, raisonnable et motivée sur des faits incontestables, provoquait, dans l'intérêt du maintien de la paix, le concours des puissances pour fixer un ordre de choses régulier qui assurât l'avenir. Les voeux de Méhémet-Ali, fort légitimes, devaient convenir aux divers gouvernements, et je crus convenable d'en donner connaissance au prince de Metternich. Il en fut frappé et admit le principe qu'elle consacrait. Nous discutâmes ensemble quels étaient les avantages à accorder à Méhémet-Ali et sur lesquels les puissances pourraient s'accorder. Il n'hésita pas un moment pour l'Égypte héréditaire; mais il crut que la Syrie viagère était la seule chose que l'on pût y joindre. J'avoue que je ne partageais pas cette opinion, parce que c'était rejeter à une époque qui pouvait être peu éloignée, la mort de Méhémet-Ali, la solution de nouveaux embarras, qui peut-être deviendrait plus difficile. Ibrahim est d'un caractère passionné et moins habile politique que son père. Dans ma réponse, j'entrai avec détails sur la position de Méhémet-Ali et sur la manière dont je l'envisageais. Je lui démontrai la convenance, dans ses vrais intérêts, d'accepter l'hérédité de l'Égypte avec la Syrie viagère, si l'on ne pouvait pas obtenir l'hérédité à l'égard de cette dernière; et, quoique la lettre de Boghos-Bey fût très-sage, comme je connaissais l'instinct intérieur de Méhémet-Ali, qui le poussait à prendre un parti extrême, et que j'en redoutais pour lui les effets, instinct que la voix des journaux annonçait s'être réveillé, j'insistai beaucoup dans ma lettre sur l'importance dont il était, pour le vice-roi, de n'enfreindre en rien le traité de Kutaieh. Je m'expliquais ainsi:


«Monsieur,

«La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 15 septembre m'a causé un véritable plaisir. Elle me flatte par le prix que le vice-roi met à mes conseils, et me touche par la confiance qu'il montre en mes sentiments pour lui. J'y vois aussi la preuve de la constante amitié dont il m'a donné des témoignages multipliés pendant mon séjour en Égypte et dont je conserverai toujours le souvenir.

«Je m'associe de coeur à tout ce qui se passe dans vos contrées, et les nouvelles que j'en reçois sont toujours d'un vif intérêt pour moi. J'apprécie aussi, monsieur, comme je le dois, les sentiments que vous me portez, en raison du cas tout particulier que je fais de votre personne.

«Pendant nos longues conversations avec Méhémet-Ali, faites sous vos auspices, monsieur, je lui ai toujours parlé avec franchise. Le cas que je fais de son caractère et de ses lumières m'en imposait la loi. Éloigné de lui, je ne changerai pas de méthode, et je vais répondre à votre lettre avec le plus grand abandon.

«Les bruits répandus par les journaux sur le projet du vice-roi de se déclarer indépendant m'ont vivement alarmé pour lui. Quoique je connaisse sa grande capacité et sa grande énergie, il me semblait peu digne de sa sagesse de livrer aux hasards de la guerre et aux chances de la politique une existence toute faite et que chaque jour doit consolider davantage. Le temps qui s'est écoulé depuis mon retour de l'Égypte n'a apporté aucun changement aux opinions que je lui ai manifestées à cet égard. Le traité, en consacrant ses droits, lui impose des devoirs. Tout est lié dans ce monde. En s'affranchissant des uns, on sape les autres par leur base; et, quoique le fait constitue réellement sa puissance, quoique les moyens dont il est le créateur lui assurent la durée de son pouvoir, la force morale du droit ne peut lui être indifférente. Elle ajoute d'une manière si directe et si efficace à la puissance du fait, que le temps et une longue suite d'années peuvent seuls suppléer à ce qui manque en créant le sentiment d'un nouveau droit dans l'esprit des hommes. À mon avis, le vice-roi a donc fait sagement de se tenir dans les limites de ses droits reconnus, et fera bien d'y rester, d'autant plus qu'il est maître absolu chez lui.

«Pour terminer de suite tout ce que cette question d'indépendance peut suggérer à l'esprit, je dirai que, pour que cette déclaration eût quelque valeur, il faudrait qu'elle pût recevoir la sanction des grandes puissances de l'Europe. Or tout me porte à croire qu'elles seraient fort éloignées de l'accorder, et la reconnaissance même d'une d'elles ne ferait qu'amener une complication, et peut-être une collision dont l'Égypte, après avoir été l'occasion, deviendrait peut-être la victime.

«Je comprends le désir de Méhémet-Ali d'assurer l'avenir de sa famille. Rien de plus juste et de plus légitime. Les grandes choses que le pacha a exécutées ne peuvent donner des résultats permanents et lui survivre que sous les auspices du pouvoir qui les a créées. Revenant au pouvoir direct du sultan, l'Égypte rétrograderait rapidement vers le désordre et l'anarchie. On ne peut se le dissimuler. Cependant, ce pays se liant chaque jour davantage avec l'Europe, celle-ci a un grand intérêt à ce que l'ordre y règne et à ce qu'une riche culture mette à sa disposition d'importants produits. Ainsi les grandes puissances de l'Europe doivent désirer la stabilité de l'ordre de choses existant, et, si Méhémet-Ali reste dans des limites sages, je crois qu'il peut compter sur leur appui. En bornant ses demandes à faire donner, dès ce moment, à son fils l'investiture des provinces qu'il gouverne, peut-être pourrait-il l'obtenir; et, cet objet ainsi réglé, le repos de l'avenir semble assuré. Mais, les puissances bornassent-elles leur concours à assurer seulement à Ibrahim-Pacha l'Égypte pour héritage, Méhémet-Ali, à mon sens, devrait s'en contenter et se trouver satisfait; car, quant à lui, la possession du reste lui est dévolue sans contestations et pour toute sa vie. Et si, le jour où la Providence l'appellera à elle, ses États sont tranquilles, son armée en bon état et son trésor rempli, nul doute que son fils Ibrahim n'obtienne, par la crainte et la nécessité, la confirmation de la Porte pour la totalité des domaines de son père. C'est déjà beaucoup, sous le rapport de l'opinion, que d'être d'avance reconnu comme le maître futur de l'Égypte, véritable et principal élément de la puissance nouvelle.

«Je conseillerais donc au vice-roi, dans ses intérêts bien entendus, de renoncer à la pensée de s'affranchir d'une vassalité dont le poids est léger, et qui contribue cependant à sa puissance réelle, et de se borner à réclamer l'intervention de l'Europe afin d'obtenir pour son fils l'investiture des domaines qu'il possède.

«En résumé, la durée de la création de Méhémet-Ali dépend, après lui, des talents de son fils. Si, comme je le crois, il est digne de son père, il le continuera; sinon il succombera, et tous les titres du monde n'empêcheraient pas sa chute, résultat de la force des choses.

«Pour faciliter la transmission de son pouvoir, pour en assurer la durée dans sa famille après avoir cessé de vivre, Méhémet-Ali doit penser à trois choses dont je l'ai entretenu déjà plus d'une fois: s'occuper de maintenir son armée sur le meilleur pied possible, sous le rapport de la discipline, de l'instruction et de la capacité des officiers; avoir un trésor richement pourvu; car, dans la position particulière où il est, le crédit, arme nouvelle des gouvernements, arme puissante, mais d'une valeur variable, difficile à manier par les vieux gouvernements, n'est nullement à son usage; en troisième lieu, maintenir la paix chez ses sujets, et il atteindra avec certitude ce dernier but s'il trouve le moyen d'améliorer leur condition sans rien changer au système d'administration que je trouve convenable et même nécessaire aux temps actuels, mais avec lequel cependant on ne peut parvenir à concilier tous les intérêts. Ces trois conditions remplies, le pacha peut dormir en paix et se reposer sans soucis sur l'avenir de ses enfants.

«Je vous remercie, monsieur, et je remercie Son Altesse du bon accueil fait en Égypte à MM. de Périgord et de Mortemart. J'éprouve un véritable chagrin que les exemplaires de mon ouvrage, qui vous étaient destinés, ne vous soient pas parvenus. Je vous réitère, etc.»


Boghos-Bey m'écrivit de nouveau, le 16 décembre 1838. Je lui répondis sans retard, le 6 février. Voici la lettre de Boghos-Bey.

«Alexandrie, le 16 décembre 1838.


«Monsieur le maréchal,

«Son Altesse le vice-roi, mon auguste maître, m'avait dit, en partant pour son voyage de la Nigritie: «S'il arrive quelque lettre de mon ami le maréchal, vous m'en ferez parvenir de suite la traduction partout où je serai.» Ses ordres ont été ponctuellement exécutés. Un courrier-dromadaire est parti avec la traduction exacte de la lettre dont vous avez daigné, monsieur le maréchal, m'honorer, en date du 8 novembre dernier.

«Les opinions de Son Altesse me sont assez connues pour être certain du plaisir qu'elle éprouvera en lisant la confirmation des sentiments d'amitié constante que cette lettre exprime, et qu'elle appréciera des conseils partant de si bonne source, et franchement donnés, pour les placer comme guides de sa marche future. Son Altesse doit espérer que la même conviction qui les a dictés pourra être manifestée en sa faveur auprès des augustes personnages dont le concours est nécessaire à sa demande juste et modérée, ayant pour but la conservation du fruit de sa carrière laborieuse.

«On attend, de jour en jour, la nouvelle de l'arrivée de Son Altesse à Kartoum. Ses dernières dépêches étaient de Dongolah. D'après son itinéraire, elle pourra être de retour au Caire vers la moitié de février, ne comptant pas s'arrêter longtemps au Tarogdu. J'ambitionnerais, monsieur le maréchal, de pouvoir lui soumettre quelques renseignements positifs sur la marche qu'aura faite, à ladite époque, l'opinion des hommes influents sur la question égyptienne, si toutefois vous ne jugiez pas indiscrète la demande d'une nouvelle lettre de votre part.

«L'offre gracieuse et engageante qui termine celle du 8 novembre m'enhardit, et mon auguste maître, pénétré que ses intérêts ne sauraient être en de meilleures mains, se trouvera très-flatté que vous daigniez les prendre sous votre patronage lorsque les circonstances pourront l'exiger.

«Plein de reconnaissance pour votre bon souvenir et pour tout ce qu'il vous a plu de m'écrire de bienveillant, je viens vous renouveler, monsieur le maréchal, mes hommages, tribut de respect et de vénération, avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«Boghos-Joussouf



Voici ma réponse à cette lettre.



«Vienne, le 6 février 1839.


«Monsieur,

«J'ai reçu, il y a peu de jours, la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire, le 16 décembre dernier, et je m'empresse d'y répondre. Je vous remercie tout à la fois des bonnes nouvelles que vous me donnez de Son Altesse le vice-roi, et du prix que vous mettez à mes conseils. Vous avez pu juger de leur sincérité. Ils sont le résultat de ma véritable amitié pour le pacha, et de la connaissance que j'ai pu acquérir de l'opinion des principaux cabinets de l'Europe à son égard. S'il veut en faire l'application, s'il lui convient d'agir dans le sens que je lui ai indiqué, je pense qu'il pourrait manifester ses désirs aux consuls généraux qui résident près de lui. Son retour en Égypte lui en fournirait une occasion toute naturelle. Il rappellerait qu'à son départ pour le Sennaar, par égard pour les souverains de l'Europe, et malgré des griefs contre le sultan, qu'il est superflu de rappeler, il a acquitté le tribut, fait preuve de soumission, et montré son intention de ne rien faire qui puisse troubler la paix de l'Orient; qu'aujourd'hui il est autorisé à réclamer les garanties pour son avenir et à demander la preuve que le sultan ne veut en rien le troubler dans sa possession. Il trouverait des garanties et le prix de ses longs travaux dans une disposition qui fixerait le sort futur de sa famille et assurerait ainsi son repos. Il voudrait donc obtenir, dès ce moment, du sultan, pour son fils Ibrahim, l'investiture des pays qu'il gouverne, pour en jouir après lui aux mêmes conditions que son père, et il demande aux consuls généraux d'en rendre compte à leurs gouvernements respectifs, et de solliciter de leur part une intervention bienveillante qui assure la permanence d'un ordre de choses où le bien être de l'Europe et le repos du monde sont intéressés. Cette démarche me semble devoir être le début naturel de la négociation et le moyen de provoquer les puissances de l'Europe à y intervenir.

«Je n'ai pas attendu le moment actuel pour manifester en haut lieu les opinions que je professe à l'égard du pacha, et je ne cesserai pas de le faire de nouveau en toute circonstance. C'est précisément à l'occasion de semblables conversations que j'ai pu fixer mes idées sur la manière dont est envisagée la position du pacha.

«Si j'étais retourné en France, comme j'en avais le projet, j'y aurais servi les intérêts de Méhémet-Ali; mais, des motifs particuliers en ajournant l'époque, j'ai profité d'une circonstance favorable pour agir dans le même sens sur l'esprit d'augustes personnages. Je suis donc convaincu que le pacha, en faisant la démarche que je lui conseille, trouvera partout une disposition bienveillante et favorable à ses désirs. Se bornât-on à ne vouloir appuyer, pour le moment, que l'investiture de l'Égypte, je crois que le vice-roi devrait s'en contenter.

«Je pense, monsieur, avoir répondu aux demandes renfermées dans votre lettre. Continuez à vous adresser à moi pour tout ce que vous croirez utile au pacha, et qui sera dans la nature de mes facultés. Je trouverai toujours un véritable plaisir à remplir ses désirs et à lui prouver l'amitié que je lui conserve, comme aussi à vous-même, monsieur, etc.»


Je donnai connaissance de ces deux lettres au prince de Metternich, qui, par suite de mes entretiens, conçut l'idée de provoquer les puissances à intervenir, au lieu de laisser le pacha tenter des efforts impuissants auprès des consuls généraux, que leurs gouvernements respectifs n'écouteraient pas, et qui laisseraient toujours la même incertitude et le même vague dans les affaires d'Orient. Il fit à cet effet des communications en France, en Angleterre, en Russie, et proposa de me charger des intérêts communs, comptant sur l'influence que je pourrais avoir sur Méhémet-Ali pour l'amener à la modération, espérant ainsi prévenir tout nouveau conflit et parvenir à fixer définitivement l'avenir.

La France répondit d'une manière assez favorable, mais incomplète. La Russie était d'accord et accepta les propositions; mais l'Angleterre répondit d'une manière évasive absolument négative.

On était en voie de négociations pour arriver à un résultat, quand tout à coup la guerre éclata en Orient par suite des intrigues de l'ambassadeur d'Angleterre, espèce de fou et d'énergumène qui servait d'une manière aveugle et même avec exagération les folles passions de lord Palmerston contre nous; car il est bien prouvé que la haine de l'Angleterre contre Méhémet-Ali avait pour base l'amitié de ce dernier pour la France et l'ascendant que nous exercions chez lui.

Lord Ponsomby trouva un chemin facile pour ses intrigues et un auxiliaire utile à leurs succès dans l'aveuglement et les passions de Mahmoud, dans l'incapacité et l'ignorance confiantes de ceux qui l'entouraient, et dans la haine ardente que Khosrew-Pacha, chef suprême de l'armée, portait à Méhémet-Ali. L'armée turque en marche et les hostilités étant commencés, tout le monde s'alarma. La France, l'Autriche et la Russie envoyèrent des agents pour chercher à les faire cesser. Ibrahim-Pacha montra une grande longanimité; mais les intrigues et l'argent des Anglais soulevaient le pays. La position des Égyptiens n'était plus tenable, la bataille fut livrée, on se rappelle le résultat2.

Note 2: (retour) Peut-être sera-t-on bien aise de connaître la relation de cette bataille, que Soliman-Pacha m'envoya dès le surlendemain de la victoire: on la trouvera en note à la fin de l'ouvrage, accompagnée de quelques réflexions.

Méhémet-Ali, fidèle à son système et voulant prouver sa modération, donna l'ordre à son fils de s'arrêter. Il demanda ce qu'il avait réclamé avant la bataille, la concession, pour lui et sa famille héréditairement, du pouvoir qu'il exerçait, comme vassal de la Porte, dans les provinces qui lui avaient été cédées par le traité de Kutaieh.

Mahmoud était mort; la flotte turque, mouillée aux Dardanelles, avait fait voile pour Alexandrie; tout moyen de défense avait disparu. Le Divan allait signer un traité qui terminait tout. Malheureusement Méhémet-Ali avait compliqué la question pour satisfaire ses passions personnelles contre Khosrew-Pacha.

Jamais inimitié plus vive n'a existé entre deux hommes. Khosrew est assurément un homme peu recommandable, un malheureux toujours prêt à vendre l'empire, et à ce titre Méhémet-Ali devait le haïr. Mais, d'un autre côté, Méhémet-Ali a eu de grands torts envers lui quand il était pacha d'Égypte, et que lui Méhémet-Ali s'est révolté, étant ben-bachi sous ses ordres, et l'a renvoyé en lui tirant des coups de fusil. Or, comme les torts que l'on a envers un individu inspirent souvent plus de haine que ceux qu'il a envers nous, il y avait chez Méhémet-Ali un double motif de persécuter Khosrew-Pacha, au moment où la fortune l'avait rendu maître de sa destiné. Il comprit, dans les conditions de paix, le renvoi de Khosrew. Cette seule circonstance a changé en un instant toute sa situation. Sans elle la paix eût été faite un jour; avec elle on se rebattit: car pour Khosrew, encore tout-puissant, les intérêts de l'empire n'étaient rien en comparaison de ceux de sa position personnelle. Cependant la force des choses allait l'emporter. On était au moment de signer, à Constantinople, l'acceptation des conditions imposées par Méhémet-Ali quand une intervention funeste, provoquée par l'Autriche, vint tout arrêter, tout compliquer, tout ajourner.

La bataille de Nézib avait produit une révolution complète dans l'esprit du prince de Metternich, et lui qui connaissait les aberrations du souverain de Constantinople, qui savait parfaitement que les hostilités n'étaient pas venues de Méhémet-Ali, mais des illusions de Mahmoud; lui qui avait la preuve de la modération du vice-roi, par l'ordre que celui-ci avait donné à son fils de s'arrêter, vit, on ne sait pourquoi, son arrivée comme immédiate à Constantinople. Or il y a quarante marches de Nézib aux bords du Bosphore. Il oublia tout ce qu'il avait eu l'intention de faire pour empêcher les affaires d'Orient de devenir le commencement d'un incendie qui pouvait embraser l'Europe; et, au lieu de hâter la conclusion des débats intérieurs de l'empire ottoman, il intervint et fit naître de nouvelles incertitudes, prépara des complications sans fin et sema les germes d'une confusion dont les conséquences ne pouvaient pas être calculées.

Il donna l'ordre à l'internonce de présenter sur-le-champ une note à la Porte pour engager le gouvernement ottoman à ne pas se soumettre aux exigences de Méhémet-Ali et à réclamer l'assistance des envoyés des grandes puissances pour concourir à sa sûreté, et, comme il craignait que le ministre de Russie, M. de Boutenieff, ne refusât sa participation, il le fit inviter d'une manière pressante, en son nom (se faisant fort, auprès de son souverain), par M. Itruve, chargé d'affaires de Russie auprès de l'Autriche, à se joindre à la démarche qu'il prescrivait à M. de Sturmer. Il l'obtint de sa complaisance. L'amiral Roussin, ambassadeur de France, qui, on ne sait pourquoi, était hostile à Méhémet-Ali, s'empressa de s'y associer. L'Angleterre la désirait ardemment; la Prusse suivit naturellement le mouvement imprimé, et une démarche collective, faite avec des éléments qui n'avaient aucune homogénéité et dans des vues contradictoires, empêcha, non seulement la signature d'un traité qui rétablissait la paix le même jour, mais encore fit naître la confusion dans les affaires d'Orient, confusion dont les conséquences auraient pu être si graves et si funestes.

Une circonstance qu'il est bon de remarquer, c'est que la politique suivie était si loin de convenir au cabinet de Saint-Pétersbourg, que la proposition d'intervenir, qui lui fut faite directement, éprouva son refus, tandis que M. de Boutenieff, par suite des influences dont j'ai rendu compte, suivait une marche absolument contraire; ce qui offrit le singulier spectacle de deux actes opposés exécutés en même temps par un gouvernement et son ministre.

À la question d'intervention des puissances se liait nécessairement sur-le-champ le moyen de l'exercer. Le prince de Metternich, voulant l'établir avec l'omnipotence dont il se croit investi, décida qu'en cas d'appel à Constantinople de l'escadre de l'armée russe les flottes anglaise et française s'y rendraient également. Il n'avait pas pensé à la manière dont les Russes envisagent les Dardanelles. Elles sont pour eux l'arche sainte; personne ne peut y toucher. Il n'avait pas compris que la question de leur clôture pour toutes les puissances de l'Europe est tellement grave pour eux, qu'une décision favorable et une reconnaissance de leur droit exclusif d'y commander ne seraient pas trop payés par les efforts et les sacrifices d'une longue guerre, puisque ce détroit couvre leurs immenses provinces de l'Asie et du midi de l'Europe, tandis que la faculté de s'en servir à leur gré et toutes les fois que des circonstances importantes leur présenteront de grands avantages ne peut leur être enlevée tant que la puissance chargée de les garder sera faible et sous leur dépendance; faculté qui leur donne des moyens offensifs au coeur de l'Europe.

Cette proposition, adressée à Saint-Pétersbourg, reçut l'accueil qu'un homme moins prévenu aurait pu prévoir. L'empereur Nicolas en eut un des accès de colère auxquels un souverain s'abandonne rarement. Jupiter ne faisait pas trembler l'Olympe plus violemment, Neptune n'agissait pas sur les flots avec plus de pouvoir que ne le fit l'empereur de Russie sur l'ambassadeur d'Autriche. Il déclara qu'il voyait dans cette conduite du prince de Metternich une véritable trahison, et que peu s'en fallait qu'il ne fît entrer immédiatement une armée en Gallicie!

Le comte de Fiquelmont, ambassadeur d'Autriche, comprit sur-le-champ les conséquences graves qui pourraient résulter d'une semblable impression, et il fit de longs rapports au prince de Metternich; mais, malgré leur étendue, les trouvant encore insuffisants, et après mûre réflexion, il se décida, prétextant un congé, à les porter lui-même à Vienne, où il arriva d'une manière tout à fait inopinée. Cette apparition subite et l'explication qu'il en donna glacèrent d'effroi le prince de Metternich. Fiquelmont lui dit que l'intervention avait paru utile en Russie avant la bataille, pour empêcher une collision; mais, depuis, la bataille de Nézib avait résolu la question, et les puissances n'avaient plus rien à faire. Telle était la manière de voir du gouvernement russe; mais que, à l'égard du mode à intervention, l'empereur Nicolas avait vu ses intérêts les plus chers lésés, et regardait comme une hostilité directe contre la Russie le projet qui avait été libellé et qu'on lui avait soumis. La sensation éprouvée par le prince de Metternich fut si douloureuse et si profonde, qu'il entra dans son lit le même jour et fit une maladie de vingt jours, où sa vie fut dans le plus grand danger.

J'étais à Carlsbad lorsqu'arriva la nouvelle de la bataille de Nézib. Je trouvai, en arrivant à Vienne, le prince de Metternich presque mourant. Des soins assidus et son bon tempérament parvinrent à le remettre. Je le vis dans sa convalescence, et il soutenait avec obstination l'utilité de l'intervention qu'il avait provoquée, et dont, au fond du coeur, il regrettait bien, je crois, d'avoir eu l'idée. Dès ce moment, il conçut sa politique comme appuyée sur la base unique de l'Angleterre. Il se trouvait compromis avec la Russie, et la France ne lui offrait guère de sécurité. L'Angleterre, au surplus, est l'amie naturelle de l'Autriche, parce qu'il n'y a ni intérêts opposés entre ces deux puissances, ni point de contact qui puissent les faire naître. Dès lors il devint le très-humble serviteur de Palmerston.

Le prince de Metternich partit pour le Johannisberg et laissa le comte de Fiquelmont à la tête du ministère des affaires étrangères, chargé des rapports avec les ambassadeurs, mais avec l'instruction de faire passer par le Johannisberg les courriers chargés des réponses qu'il croirait devoir faire aux notes qui seraient remises, afin que les réponses reçussent son approbation avant de paraître. Une note de la France proposait de reconnaître l'hérédité de l'Égypte dans la famille de Méhémet-Ali et la possession viagère des provinces d'Asie. Ce système si modéré, si sage et conforme à ce que le prince de Metternich avait trouvé juste d'accorder au pacha avant la victoire, aurait dû lui convenir aujourd'hui; car une bataille gagnée aussi complétement, suivie d'une conduite pleine de modération et de sagesse, ne pouvait pas faire descendre Méhémet-Ali aux yeux des puissances. Le comte de Fiquelmont, homme d'un esprit éclairé, d'une instruction étendue et d'un très-grand mérite, n'hésita pas à accepter des propositions aussi conformes à la justice et à la raison. Il expédia le courrier avec une réponse affirmative et une proposition conforme à l'Angleterre; mais sa marche fut arrêtée à Johannisberg. Le prince de Metternich désapprouva un système qu'il savait ne plus convenir à Palmerston, et il y fit substituer un projet de conférences qui devaient avoir lieu à Londres, et dont les effets étaient d'ajourner à un temps indéterminé la décision d'une affaire urgente sur laquelle le repos de l'Europe était fondé.

La conférence fut instituée, et les protocoles se succédèrent sans qu'on pût s'entendre; les courriers traversaient fréquemment l'Europe sans amener aucun résultat. La Russie, dès le principe, avait pris l'attitude la plus sage et la plus convenable: elle s'était abstenue de vouloir intervenir. Forte de sa position et des avantages qui résultent des conditions géographiques dans lesquelles elle est placée par rapport à la Turquie et à l'Europe, elle sait bien que, héritière principale et nécessaire de cet empire ottoman sur lequel elle exerce une influence irrésistible, elle dictera des lois à tous au moment de la chute. Mais elle entrevit dans les divergences d'opinion des cabinets anglais et français le moyen de rompre une alliance qui l'offusquait; et, dès ce moment, elle se décida, au prix de beaucoup de sacrifices, à donner à la conférence de Londres une nouvelle physionomie en se rapprochant de l'Angleterre, bien que celle-ci fût gouvernée par les whigs. Ainsi, l'antipathie de l'empereur Nicolas contre l'Angleterre, quoique forte et motivée, étant moins vive que celle qu'il portait à Louis-Philippe, il regarda comme une grande victoire de rompre une alliance qu'il avait prise en grande haine, et il trouva une jouissance indicible à séparer deux alliés que des intérêts opposés divisent et d'anciennes haines séparent depuis bien des siècles, mais que des circonstances passagères avaient rapprochés. Aucune complaisance envers l'Angleterre ne lui parut devoir l'arrêter pour y parvenir. Tel est le principe de la brusque séparation qu'a amenée le traité du 15 juillet. Mais, si ce traité s'explique de la part de l'Angleterre par son intérêt et sa jalousie contre la France, et de la part de la Russie par les passions personnelles de l'empereur Nicolas, rien ne l'excuse de la part de l'Autriche et de la Prusse, qui n'avaient ni intérêts ni passions qui pussent les entraîner.

Je reçus, au commencement de septembre 1839, une lettre de Boghos-Bey à laquelle je répondis sur-le-champ, et dès ce moment une correspondance régulière s'établit entre nous. On la trouvera tout entière à la suite de cet écrit. On sera sans doute curieux de la lire. Les lettres de Boghos-Bey sont bien faites. Elles font connaître Méhémet-Ali, et l'on trouvera, j'espère, que mes conseils étaient dictés par la raison et se trouvaient d'accord avec ses véritables intérêts.

Cette grande affaire d'Orient étant le point de contact d'intérêts si variés, si graves, et qui intéressaient la France d'une manière toute particulière, la connaissant peut-être plus qu'un autre, puisque je l'avais étudiée sur les lieux, je m'occupai de la rédaction d'un mémoire où je la traitai à fond et avec tous les développements qu'elle comporte. J'entretins de ce travail le prince de Metternich, dans l'idée que peut-être il me demanderait à le connaître; mais il n'en fit rien, et je devais m'y attendre, car il croit à sa prévoyance et à son infaillibilité. Il m'en avait déjà donné une preuve, il y a quelques, années, lorsqu'à mon retour d'Égypte et de Constantinople il ne me demanda pas les observations et les remarques que j'y avais faites, mais essaya de m'apprendre, non pas ce que j'avais dû y voir, mais même ce que j'y avais vu. Cette divergence d'opinions entre le prince de Metternich et moi modifia pendant quelque temps nos relations d'amitié et de confiance malgré leur ancienneté. Nos conversations intimes devinrent rares et gênées. Nous partions de points trop opposés pour pouvoir nous entendre.

Le comte de Fiquelmont m'exprima, lui, le désir de connaître ce travail. Je le lui lus, et il en fut frappé. Je crus de mon devoir de bon Français d'en faire remettre une copie au maréchal Soult, alors président du conseil, afin que le gouvernement eût des notions positives sur les éléments qui devaient servir de base à sa politique. Il m'en fit faire de grands remercîments. J'en donne ici la copie exacte.

DE LA CRISE DE L'ORIENT, ET DE LA POLITIQUE
QU'ELLE SEMBLE EXIGER.

«J'ai établi ailleurs mes opinions sur les relations de la Russie et de la Turquie; sur la dépendance obligée de celle-ci envers la première, résultat des circonstances naturelles et de la force des choses. Je crois avoir fait voir, quant à l'autorité à exercer à Constantinople, la disproportion des moyens entre les puissances d'Occident et cet empire immense qui grandit sans cesse et s'est placé, par une politique habile, persévérante et patiente, en moins d'un siècle, à la première place dans la communauté européenne.

«La carte indique toujours une Turquie, et le sultan est encore compté au nombre des souverains; mais le moment n'est peut-être pas éloigné où tout disparaîtra à la fois. Comme cet événement, quelle qu'en soit l'époque, arrivera certainement un jour, il paraît convenable, pour traiter la question qui m'occupe, de supposer la catastrophe au moment de s'accomplir. En constatant ce qu'il faudra faire alors, il sera facile de conclure la conduite à tenir aujourd'hui; car elle ne doit pas être en opposition avec les besoins de l'avenir, mais, au contraire, préparer les moyens de les satisfaire.

«Mes récits d'autrefois, basés sur des faits, amenaient naturellement les conclusions que j'ai tirées. Des esprits prévenus ont cru voir, de ma part, un penchant décidé vers la Russie, et on m'accusait d'être Russe au moment même où je sonnais l'alarme. C'est que la multitude aime à se repaître d'illusions. Elle s'abandonne facilement aux écarts d'un orgueil fondé sur l'ignorance, et se nourrit volontiers de chimères. Mais l'homme sensé, en approfondissant les choses, va de bonne foi à la recherche de la vérité, et, quand il l'a découverte, il la proclame sans crainte et sans réserve. En reconnaissant d'avance un grand danger, on ne prend pas l'engagement d'en subir les conséquences; mais, en le signalant, on provoque les bons esprits à la recherche des moyens de le surmonter. Plus tôt ils sont éveillés, et plus promptement on arrive au but qu'on veut atteindre; car c'est le temps qui manque toujours aux hommes, et la prévoyance, si nécessaire à toutes choses, a pour effet et pour principal avantage d'augmenter celui dont ils disposent. Je répète ce que j'ai dit souvent et depuis longtemps: les moyens de la Russie sont immenses, mais je ne prétends pas que cette puissance soit irrésistible. Pour la combattre avec avantage et avec l'espérance de triompher, il faut seulement choisir un bon champ de bataille.

«Je suppose donc que le gouvernement croule à Constantinople, que le moment du partage de l'empire soit nécessairement arrivé, et que les événements qui en seront la conséquence se développent immédiatement. À coup sûr les Russes arriveront à l'instant même à Constantinople et aux Dardanelles, point où, depuis plusieurs années, ils considèrent leur frontière militaire comme placée de ce côté. Ils ne tiennent pas réunis à Sébastopol une escadre qui s'augmente sans cesse, une flotte de transport et deux divisions de quarante-huit bataillons prêts à être embarqués au premier ordre, sans avoir la résolution bien arrêtée de s'en servir. La prise de possession aura lieu. Il ne nous convient pas cependant, dans le début, de combattre sur le terrain, je crois l'avoir démontré ailleurs; car tout y serait à notre désavantage. Mais, si l'occupation de Constantinople est facile aux Russes, la possession définitive ne leur en est pas assurée, et ils ne peuvent y rester avec sécurité qu'en possédant une large base qui assure leurs communications par terre, et des points d'appui qui la protègent. S'il en est ainsi, eu égard à la seule ville de Constantinople, à plus forte raison encore quand il est question de couvrir les Dardanelles. Ce n'est pas un point isolé qu'il faut aux Russes, mais une position telle qu'aucune partie des défilés maritimes ne puisse être compromise et occupée par les troupes des puissances de l'Occident, car un seul point suffit à celles-ci pour fermer le passage, et c'est la liberté entière du passage qu'il faut aux Russes et qui est l'objet de leur ambition.

«Les Russes, pour la posséder avec sûreté, ont besoin d'occuper les trois provinces du Bas-Danube, et de s'y établir, de tenir en force Silistrie; et, en même temps, il leur est utile de n'être point inquiétés du coté de l'Asie Mineure et d'y rester maîtres de leurs mouvements. Ces conditions remplies, toutes les puissances de l'Occident ne peuvent rien contre eux. Mais, si au contraire l'Autriche occupe la Valachie, la Moldavie et la Bulgarie; si elle fait de Silistrie une bonne et forte place; si elle forme un camp retranché permanent sur le versant des Karpathes, du côté de la Bukowine, en vue du Pruth, et porte la masse de ses forces de ce côté, elle peut menacer la Russie dans la possession de Constantinople, la combattre avec de grands avantages et lui faire la loi. Ce sont donc les trois provinces qui, à mes yeux, sont la clef de l'Orient; et sans doute, le moment arrivé, il serait dans les intérêts bien entendus de l'Europe de tout sacrifier pour en assurer la possession définitive à l'Autriche, tandis que l'Angleterre et la France s'empareraient des îles de l'Archipel et entretiendraient à Lemnos et à Ténédos une station permanente qui tiendrait en observation les escadres russes. Enfin j'ajouterai, sur l'importance des trois provinces du bas Danube, que la sécurité de l'Europe me paraîtrait moins compromise par la possession de Constantinople par les Russes, les Autrichiens étant établis aux bouches du Danube, que si, Constantinople occupé par des forces anglaises et françaises, les Russes étaient maîtres et fortifiés dans les principautés; car, dans le premier cas, il nous serait toujours facile de chasser les Russes de Constantinople, tandis que, dans le second, ceux-ci auraient toujours le moyen de nous faire quitter cette ville et de nous y remplacer.

«Sans doute ces vues n'ont pas échappé au gouvernement russe. La preuve s'en trouve dans la constante jalousie qu'il a montrée pour la Moldavie et la Valachie, et dans la protection officielle dont il s'est investi à leur égard. Nul doute aussi que, l'Europe voulant l'en déposséder, il ne se décidât plutôt à faire la guerre que d'y renoncer. Mais la question est si grave, et d'une importance si capitale pour le repos et l'indépendance de l'Europe, les circonstances naturelles sont si favorables à l'Autriche pour opérer de ce côté, car tout y est pour elle: bases d'opérations larges et inexpugnables, flancs couverts par les rivières, direction des fleuves qui coulent dans le sens de la ligne d'opération, tandis que tout est contraire pour les adversaires; tout, dis-je, lui est si avantageux, que la guerre, dans ce cas, ne doit point effrayer, et dans mon opinion la France et l'Angleterre devraient, s'il le fallait, sacrifier jusqu'à leur dernier écu et leur dernier soldat, plutôt que de consentir que les trois provinces des bouches du Danube appartinssent à d'autres qu'à l'Autriche, ou à un souverain particulier sous la protection de l'Autriche, avec droit et devoir de la part de celle-ci de tenir garnison à Silistrie et dans les autres forteresses.

«Dans des circonstances semblables et sous les auspices d'une alliance intime entre la France, l'Autriche et l'Angleterre, une guerre éclate; le roi de Prusse, cédant aux conseils de la prudence, dans les intérêts de l'avenir et aux sentiments énergiques dont son peuple et son armée sont animés contre les Russes, se joindra probablement à un système qui aurait pour objet d'abaisser une puissance si menaçante pour lui. Alors il porte son armée principale sur la Vistule, et marche sur Varsovie, tandis que l'Autriche rassemble cent cinquante mille hommes sur le bas Danube et porte quatre-vingt mille hommes sur Constantinople et les Dardanelles. Pendant ce temps les escadres de France et d'Angleterre stationnent devant les Dardanelles et tiennent en échec les escadres russes, ou même entrent dans la mer de Marmara, sous la protection du corps autrichien qui, maître de la Chersonèse, assurerait la liberté de leur passage. Si, en même temps, une armée égyptienne en bon état, établie en Syrie, soutenue par un corps auxiliaire de trente mille Français, débouche sur l'Euphrate, et, arrivée aux sources de ce fleuve, se porte sur l'Araxe, tandis que les Persans, excités à venger leurs injures et à réparer leurs pertes, prennent les armes et entrent en campagne, les Russes, malgré leurs forces immenses et leurs moyens si redoutables, ne peuvent résister au concours de tant d'attaques simultanées, et peut-être en deux campagnes seraient-ils rejetés en Asie au delà du Caucase, sur le Kouban et le Tereck, et en Europe sur le Dniester et sur le Niémen. Alors, d'un côté, les Circassiens, cette plaie que vingt-cinq ans d'efforts au milieu de la paix n'ont pu cicatriser, secourus et délivrés, se raniment, tandis qu'en Europe les Polonais se réveillent. Le royaume de Grèce reçoit la plus grande extension possible. Les Autrichiens, après s'être solidement établis sur le bas Danube et avoir créé une barrière infranchissable, s'emparent de la Roumélie et de Constantinople. De pareils résultats font disparaître la Russie comme puissance prépondérante, et des siècles s'écoulent avant qu'elle puisse revenir à ce point où elle est aujourd'hui.

«Dès ce moment toutes les questions relatives aux détroits sont faciles à résoudre. Les villes de Constantinople et de Smyrne pourraient devenir des villes libres se gouvernant par leurs propres lois. L'Asie Mineure, abandonnée à elle-même, verrait s'élever par la force des choses un grand nombre de petites souverainetés. Les côtes intérieures, mises sous la sauvegarde du droit public de l'Europe, deviendraient accessibles à tout le monde. Le passage des détroits serait ouvert à tout le monde aussi, et les escadres de toutes les nations iraient, suivant leur volonté, librement naviguer sur la mer Noire et la Méditerranée, ou bien on renoncerait, pour les escadres anglaises et françaises, au droit de naviguer dans la mer Noire en refusant aux escadres russes celui d'entrer dans la Méditerranée, et chacun resterait dans les eaux qui semblent plus particulièrement lui appartenir. La Russie jouirait d'une libre navigation pour son commerce, et l'Europe aurait des garanties contre son ambition et ses agressions.

«On voit dans l'hypothèse ci-dessus quel appui trouverait l'alliance de l'Occident dans l'armée égyptienne, et la puissante diversion qui en résulterait. Si donc elle doit être utile alors, il paraît sage de se bien garder de porter atteinte à la puissance qui l'a créée, et, loin de menacer son existence, il faut tout mettre en oeuvre pour la consolider et assurer son avenir.

«Tout le monde veut de bonne foi la conservation de l'empire ottoman, mais chacun l'entend à sa manière. La Russie le veut tel qu'il est aujourd'hui, c'est-à-dire faible et dépendant. Les autres puissances le voudraient le plus fort possible, et cependant ce sont elles qui semblent s'opposer à une espèce de restauration. Dans leur conduite, elles paraissent prendre l'ombre pour le corps. On comprendrait le système suivi si la Russie le soutenait, mais c'est l'Angleterre qui l'a adopté et le met en avant. En un mot, l'empire ottoman se compose de deux parties: l'une est morte, l'autre a un peu de vitalité, et c'est celle-ci qu'on veut détruire pour ressusciter l'autre! En vérité ne semble-t-il pas voir un médecin qui, pour rendre le mouvement à un membre paralysé, ordonnerait d'amputer celui qui remplit bien ses fonctions?

«L'intervention des puissances de l'Europe avant que la guerre éclatât était une haute pensée, un acte de politique habile. Empêcher les Ottomans de s'entre-détruire, conserver les créations nouvelles et assurer leur avenir, rétablir la paix et amener une réconciliation entre les individus d'une même famille, cette belle conception devait porter des fruits; mais, après la bataille, arriver pour mettre en question ce qui était décidé, et empêcher une révolution morale de s'accomplir, ne pouvait donner aucun résultat conforme aux espérances conçues, et peut-être devait amener la confusion. Sans cette intervention, les deux branches de la famille ottomane étaient réunies. Le vice-roi, satisfait et content, n'avait plus rien à prétendre et voyait l'avenir de sa famille assuré. Le départ de Khosrew laissant aux Musulmans la liberté d'exprimer leurs voeux, un mouvement d'opinion appelait la personne de Méhémet-Ali à Constantinople. Il s'y rendait et se trouvait probablement gouverner l'empire ottoman comme grand vizir. Soutenu par la réputation de son habileté, par les forces positives et matérielles dont il dispose, il rétablissait une espèce d'empire, sinon bien redoutable, au moins ayant quelque consistance et possédant les moyens d'ordre.

«Une vérité doit toujours être présente à l'esprit: il n'y a d'autre point d'appui possible dans ce pays, pour arriver à quelque chose de satisfaisant, qu'en le prenant en Égypte. Je ne me dissimule pas l'objection des dangers que ferait courir au sultan l'ambition du vice-roi, devenu grand vizir; mais, sans nier la validité de l'argument, je répondrai que, sans doute, ce n'est pas dans l'intérêt unique du sultan que les puissances veulent le secourir, c'est dans le but d'opposer une barrière aux Russes; et qu'importe aux dépens de qui elle s'élève? Et est-il possible d'hésiter entre le choix du moyen qui doit certainement la créer, et celui qui en offrira à peine la plus faible image. Je sais que, plus d'une fois, dans l'histoire, on a vu des ambitieux, après avoir régné sous le nom des derniers rejetons d'une race abâtardie, s'emparer de la couronne pour leur propre compte; mais d'abord un certain nombre d'années est nécessaire pour préparer les esprits et rendre possible cette usurpation, et Méhémet-Ali est bien vieux; et puis, quand cela arriverait, Méhémet ne ferait que recommencer ce qui s'est fait, non-seulement fréquemment en Asie, mais en Europe, et même en France à deux reprises dans le moyen âge: sous la première race quand l'avilissement du souverain amena le sang glorieux de Charles-Martel à remplacer sur le trône le sang dégénéré de Clovis, et qui se renouvela quand le fils de Hugues le Grand s'empara de la couronne au préjudice des héritiers du faible Louis V.

«Un des inconvénients de l'intervention est de se présenter sans ensemble ni harmonie entre les puissances, et sans moyens de répression. Aucune d'elles, excepté la Russie, ne peut exercer une action redoutable pour Méhémet-Ali. Trois d'entre elles seules sont en contact avec lui: la France et l'Angleterre par leurs vaisseaux, et la Russie, quoique éloignée par ses armées, mais au moyen d'une marche longue, pénible, après avoir surmonté de grandes difficultés de diverse nature, et en employant un temps considérable avant d'entrer en action et de joindre Ibrahim-Pacha en Syrie. Les illusions de l'Angleterre seraient grandes et ses passions la rendraient bien aveugle si elle préférait voir plutôt les Russes occuper la Syrie que les Égyptiens.

«Si donc une réflexion sage fait répugner à employer le secours d'un auxiliaire aussi dangereux, que reste-t-il pour attaquer Méhémet-Ali? Des vaisseaux? mais ce moyen est stérile, et, excepté un blocus, dont l'effet se réduirait à gêner les opérations administratives du vice-roi, il ne peut lui faire aucun mal. Il ne faut d'ailleurs pas juger les effets de la pénurie d'argent comme on le ferait pour l'Europe. J'ai vu l'armée égyptienne avec quatorze mois d'arriéré de solde, et personne ne se plaignait. On sait se passer d'argent en Égypte, et les moyens de nourriture, étant surabondants, peuvent pendant longtemps suffire à tout. Mais, quant à une action directe des vaisseaux sur l'escadre renfermée dans le port, on se demande à quel point d'ignorance et d'orgueil sont arrivés les ministres anglais, quand ils ont cru pouvoir ordonner à l'amiral Stafford d'aller arracher la flotte du capitan-pacha du port d'Alexandrie. Précisément les circonstances fâcheuses de ce port le mettent à l'abri de toute insulte. Les difficultés d'y entrer et d'en sortir sont telles, que l'art et une liberté absolue dans les mouvements dirigés par les meilleurs pilotes peuvent seuls faire surmonter le péril auquel l'on s'expose. C'est un coffre-fort qu'on ne peut ouvrir sans en avoir la clef, et, si lord Palmerston a donné l'ordre que les journaux ont rapporté, semblable à ces despotes de l'antiquité dont l'histoire a consacré les aberrations, il a cru que sa volonté suffirait pour maîtriser les forces de la nature. Toutes les escadres du monde ne peuvent rien contre le vice-roi. Je ne parle pas d'un bombardement maritime, moyen inefficace dont j'ai reconnu moi-même l'impuissance dans le même lieu. Il y a plus de quarante ans, deux mille bombes jetées sur Alexandrie, au commencement de 1799, quand j'y commandais, ne produisirent aucun dommage.

«Des troupes de terre sont seules redoutables pour Méhémet-Ali. Une armée de débarquement pourrait sans doute être à craindre, mais d'abord il la faut considérable. Sans cela aucune chance de succès, et certes une expédition de cette importance, conduite à cette distance, est un peu chère pour satisfaire un caprice de ministre; car ici l'intérêt bien entendu de l'Angleterre est tout à fait opposé à la marche suivie. Et puis cette escadre, où arriverait-elle? et où débarquerait l'armée? En Syrie?--Mais il n'y a pas un port, pas une bonne rade sur cette côte inhospitalière.

«On parle d'attaquer Saint-Jean-d'Acre; mais on ignore donc son peu d'importance et le peu d'utilité dont serait sa possession. Cette place peut servir aux Égyptiens pour y conserver des magasins, pour être le centre d'un grand camp retranché que l'armée pourrait venir occuper en cas de soulèvement du pays. Mais, environnée de bas-fonds, elle n'a aucune importance maritime, et un mauvais mouillage, un mauvais point de débarquement, sont seuls à six lieues, au pied du mont Carmel.

«Une fois les troupes anglaises maîtresses de Saint-Jean-d'Acre, que feraient-elles? avec quels moyens avanceraient-elles dans ces montagnes de Judée, si arides, et où, à chaque pas, elles rencontreraient des obstacles de tous les genres, et des souffrances de toute espèce? On compterait sur une insurrection des habitants? pure chimère! Jamais les musulmans ne se révolteront contre Méhémet-Ali en faveur des chrétiens. Une armée de Turcs venus de Constantinople, parlant au nom du chef suprême de la religion et de l'empire du padischa, qui représente le calife, n'a pu rien opérer. Qu'on juge de l'effet produit par une armée d'infidèles!

«Irait-on attaquer Alexandrie? Je comprendrais davantage cette opération; car enfin un succès donnerait des résultats importants, et on combattrait près des vaisseaux et à portée de ses moyens. Mais l'opération est difficile. Alexandrie, sans être une place proprement dite, est cependant fortifiée. Sa position ajoute à sa force. Elle est environnée d'un désert où les assiégeants, en hostilité avec l'intérieur du pays, ne trouveraient des ressources d'aucune espèce. Méhémet-Ali entretient ordinairement dans cette ville cinq ou six mille hommes de bonnes troupes de terre. Le personnel de son escadre lui donne au moins huit mille marins disponibles. Il a trois mille ouvriers dans l'arsenal, et les Turcs du capitan-pacha, marins et troupes de guerre, s'élèvent à plus de douze mille hommes. Le vice-roi a donc au delà de trente mille hommes à mettre sur les remparts d'Alexandrie. Méhémet-Ali, placé au milieu de ces moyens, pourvu d'artillerie et de vivres en abondance, me paraît assez redoutable pour penser qu'il convient d'y réfléchir à deux fois avant de se décider à venir l'attaquer.

«Il faut donc en revenir aux Russes; mais de ce côté encore il ne manque pas de difficultés. Afin d'opérer avec confiance, il faut qu'ils se présentent sur l'Euphrate avec quarante mille hommes. Or il y a, des bords de l'Araxe à la frontière de Syrie, plus de cinquante marches à travers de hautes montagnes âpres et difficiles, dans un pays pauvre, au milieu d'une population hostile et fanatique. Pour faire arriver l'armée à sa destination, pour s'y soutenir et l'empêcher d'être compromise, il faut mettre en mouvement cent vingt mille hommes et faire des préparatifs immenses. La misère et les souffrances des troupes serviraient beaucoup la cause des Égyptiens. Elles seraient encore augmentées par les dévastations ordonnées. La multitude des Arabes bédouins et les habitants qui auraient couru aux armes, car les Turcs de l'Asie ne sont pas, comme ceux de l'Europe, familiarisés avec la domination russe, rendraient les communications difficiles, et, l'armée égyptienne se retirant à quelques marches, le sort de l'armée russe empirerait chaque jour. Arriverait cependant le moment où les Égyptiens se trouveraient assez forts pour oser combattre, et peut-être, sous de tels auspices, remporteraient-ils la victoire. Alors une défaite des Russes, avancés si loin, entraînerait leur destruction et l'expédition serait à recommencer; d'abord avec les mêmes obstacles et de plus avec les chances contraires dont l'opinion serait frappée et chez les Russes, et chez les populations musulmanes, et chez les soldats égyptiens.

«Tel est donc l'état des choses, et, si je me suis expliqué clairement, je crois avoir démontré que la destruction de Méhémet-Ali, aujourd'hui l'homme de l'Orient et le véritable chef des musulmans, est uniquement dans l'intérêt russe; que sa conservation et les garanties données à son avenir, tout en conservant l'unité de l'empire ottoman, entrent dans les éléments d'une sage résistance combinée, que les envahissements de la puissance russe rendront indispensable un jour. Aujourd'hui que l'empire ottoman ne peut être ressuscité, il faut au moins lui conserver les parties qui ont un peu de vie, et qui, en s'organisant, semblent devoir acquérir de la force et des moyens de durée. Enfin il faut reconnaître que l'arrivée de Méhémet-Ali à la puissance, événement véritablement providentiel, offre aux hommes d'État de l'Europe l'occasion et le moyen de jeter les bases d'un système qui réparerait en partie les fautes de leurs devanciers.»

La conférence de Londres poursuivait lentement et péniblement ses travaux, et semblait ne devoir produire aucun résultat. Elle se montrait comme une pâle imitation de cette autre conférence dont les travaux sans fin n'ont abouti qu'à fatiguer et à ennuyer l'Europe, en traitant pendant plusieurs années les affaires de la Belgique. Cependant le dénoûment approchait, et, quand on le croyait encore relégué dans un vague absolu, le traité du 15 juillet, préparé dans le silence et signé dans le mystère, fut conclu.

On doit dire cependant que l'Autriche essaya une tentative pour terminer la question d'une manière amicale avec la France, en faisant faire par le baron Neumann, ministre d'Autriche à Londres, une ouverture à l'ambassadeur de France, dont l'objet était de lui proposer de s'appuyer sur elle pour faire assurer à Méhémet-Ali l'hérédité de l'Égypte et la possession viagère des provinces d'Asie, moins Adana et un district de la Syrie. Le cabinet français répondit d'une manière évasive. Mais, vu la gravité des circonstances et les conséquences de la décision qui serait prise, peut-être eût-il été d'une sage politique de parler catégoriquement et, avant de signer le traité du 15 juillet, de donner confidentiellement connaissance de la résolution où l'on était de le conclure. Au lieu de cela, on garda un profond mystère en approchant du moment critique. On agit dans l'ombre. D'un côté, cette résolution hardie qui n'était nullement en harmonie avec les habitudes du gouvernement autrichien, de l'autre, la légèreté et la fatuité française, enfin les insurrections éclatées dans le Liban, servirent merveilleusement les désirs de ceux qui voulaient en amener la réalisation. Il fut signé, à l'étonnement universel de toute l'Europe.

Jamais peut-être acte de politique n'était moins fait pour amener le résultat désiré par les parties contractantes, à l'exception de la Russie, qui avait un but spécial qu'elle atteignit tout d'abord. Les autres allaient directement dans un sens opposé. L'Angleterre voulait détruire la puissance de Méhémet-Ali, et, avec les moyens qu'elle devait employer, il était démontré, aux yeux de tous les gens raisonnables, qu'elle ne pouvait y parvenir. L'Autriche voulait terminer une question qui, un jour ou l'autre, pouvait amener la guerre en Europe, et elle a été au moment de la faire éclater. Enfin la Prusse, étrangère aux intérêts et aux affaires de l'Orient, se jetait, sans motif et sans raison, dans des complications et des discussions dont elle aurait pu s'épargner les dangers; mais la vanité propre à la puissance prussienne, qui, en réalité puissance du second ordre, veut marcher de pair avec celles du premier, l'a entraîné à signer un acte européen. Je souhaite pour elle qu'elle se défie une autre fois de sa fortune, car elle pourrait devenir victime d'une conduite aussi légère. Bien que la supériorité et les merveilles de son administration éclairée et l'esprit de son peuple l'autorisent à se placer plus haut que le chiffre de sa population et de ses revenus ne l'indique, elle doit, plus que toute autre puissance, ne jamais perdre de vue que la politique la meilleure, celle dont un gouvernement éclairé ne doit jamais se départir, c'est celle des intérêts positifs. Celle de sentiment et de complaisance tient de la folie ou de la faiblesse. Cette doctrine n'est pas nouvelle pour la Prusse. Elle lui a dû sa fortune et son élévation; et plus tard, quand elle lui a été infidèle, un gouffre s'est ouvert devant elle, et un miracle seul a pu la sauver. Les États prussiens ne sont pas de force et constitués de manière à renouveler souvent une pareille expérience.

L'Autriche était placée dans une condition tout autre. Grande puissance, libre de ses actions et de ses mouvements, personne ne peut avoir l'idée de la contraindre. Ses intérêts lui commandent de protéger l'Égypte, dont la prospérité est un des éléments de la sienne, et elle doit désirer sincèrement tout ce qui donnera de la force à l'empire ottoman. Or il est incontestable que, si cet État, qui croule par la faiblesse et le désordre, peut retrouver un peu la vie, c'est par la portion que gouverne Méhémet-Ali. Nulle prospérité possible avec le désordre. Or le vice-roi a détruit l'anarchie. L'autorité est le premier besoin des peuples, et la tyrannie d'un seul vaut mille fois mieux pour les masses que celle de plusieurs. Celle-ci n'a ni règles ni limites, se modifie de toutes les manières, se multiplie et se reproduit sous toutes les formes. Le pacha a rappelé la vie dans les pays qu'il gouverne. Je sais bien que c'est à son profit et que ses sujets jouissent d'un bonheur fort limité; mais le moindre adoucissement dans son régime peut amener une civilisation véritable, progressive et durable. Il a habitué le peuple à travailler. Qu'il partage avec lui, dans une proportion équitable, les produits qu'il obtient, et le sort de l'Égypte est complétement changé. Le cultivateur, arrivé à l'aisance, aura la faculté de satisfaire à ses besoins. Les besoins augmenteront avec la richesse; dès lors le mouvement est imprimé, et les résultats sont infaillibles. La marche de la civilisation est celle-ci:--Chassez le désordre; disciplinez les barbares; donnez-leur des chefs instruits et créez-leur des besoins; tout ira ensuite de lui-même.

La conservation de l'empire ottoman intéresse l'Autriche de plus d'une manière. Placée la première des puissances de l'Europe en face de la Russie, la chute de l'empire ottoman, quels que soient les avantages que lui assure le partage, lui sera plus funeste qu'à tout autre. Arrivée au point de puissance que l'on peut conserver avec les éléments qui en garantissent le progrès, la Russie n'aura besoin, pour l'exercer, que d'avoir les débouchés dont le sultan est en possession. Ainsi tout ce qui contribuera à reconstruire cet État, si vaste et si faible, est dans les intérêts de l'occident et du midi de l'Europe.

Mais la puissance des États et la création de leurs moyens d'action ne peuvent avoir que deux origines: celle qui vient du gouvernement, ou celle qui vient du peuple. Dans le premier cas, la puissance naît de la conquête, avec l'enthousiasme et les intérêts qu'elle produit, et encore ne dure-t-elle que si le gouvernement a assez de lumières pour la constituer sur des bases durables et solides; ou bien d'un génie supérieur qui se trouve tout à coup l'apanage d'un souverain respecté et obéi. Dans l'autre cas, qui est le plus ordinaire, la puissance se trouve dans les éléments de la société même, dans ses besoins et dans les agglomérations qui en sont la conséquence.

Une ville, un arrondissement, une province, peuvent servir de point de départ. Méhémet-Ali, par la domination qu'il exerce, a créé un élément puissant. L'ordre régnait dans ses États, et il ne fallait, pour assurer une marche rapide vers des moeurs plus douces, que modérer un peu son avidité et son amour de l'argent.

La civilisation n'est autre chose que l'ordre public, l'exercice de la justice, la reconnaissance des droits du faible avec la protection qu'ils réclament, et le développement des connaissances dans les sciences et dans les arts. Les créations de Méhémet-Ali étaient donc utiles à la puissance du sultan. Ses querelles passagères étaient sans conséquence pour l'avenir, et les dangers de nouvelles hostilités venaient plutôt du Grand Seigneur que de son vassal.

Toute la politique de la partie de l'Europe qui tient à la conservation de l'empire ottoman devait donc avoir pour unique objet d'assurer l'obéissance du vassal envers le souverain. C'était chose aisée pourvu que l'existence du vassal ne fût pas mise en question ou incertaine. Il ne pouvait vouloir davantage. Aspirer au pouvoir suprême était intempestif. Beaucoup d'années doivent précéder l'arrivée sur le trône d'un homme né sujet, que des circonstances extraordinaires désignent pour l'occuper. L'opinion des peuples exige toujours ces longs délais. Si, dans le système que j'établis, les enfants ou les petits-enfants de Méhémet-Ali, gouvernant bien leurs peuples, eussent été appelés, par l'opinion de l'Orient, à remplacer un jour la race dégénérée d'Osman, quel inconvénient en serait-il résulté pour le monde? L'histoire n'est-elle pas remplie d'événements semblables? Plusieurs des principaux souverains de l'Europe ne descendent-ils pas d'ancêtres à qui les nécessités de l'époque où ils ont vécu, plus que leurs droits, ont fait prendre la couronne?

Je crois avoir établi d'une manière incontestable l'aspect sous lequel le gouvernement autrichien aurait dû envisager la question d'Orient; mais l'Angleterre part d'un point de vue tout différent. Elle ne veut pas que l'Égypte soit forte et que ce pays, poste intermédiaire entre elle et ses possessions d'Asie, puisse résister à ses caprices. Elle veut, au contraire, pouvoir lui dicter des lois et y trouver un appui et un concours utile à tous les besoins de son commerce. En un mot, nous avons intérêt à ce que l'Égypte soit forte et une utile alliée pour nous, et les Anglais veulent le contraire. Nous avons intérêt à ce que le sultan soit maître chez lui, et la Russie veut qu'il soit à ses ordres. De là l'alliance et l'harmonie qui règnent en ce moment entre ces deux puissances rivales, et l'opposition entre ces deux puissances et la France survenue en même temps.

On comprend et l'on ne peut blâmer l'affection de l'Autriche pour l'Angleterre. Les deux États n'ont pas un seul intérêt en opposition. Chacun d'eux a un rôle particulier, qui se trouve être le complément de l'autre. L'Autriche est puissante par sa nombreuse armée et sa grande population. Sa marine est sans importance. L'Angleterre est puissante par sa marine, et son armée est secondaire. L'une est riche par un commerce étendu, ses colonies et son industrie; l'autre, par son agriculture et son industrie, qui n'a rien à redouter de celle de l'Angleterre. Il y a donc des rapports naturels entre ces deux pays, et, des rapports naturels à l'amitié et à l'alliance, il n'y a pas loin. Les siècles ont consacré ces relations. Elles n'étaient qu'interrompues depuis dix ans. Le prince de Metternich a tenu à les rétablir. Il y a aussi un autre point de vue qui mérite d'être remarqué; c'est que la Russie est l'ennemie naturelle de l'Autriche comme de l'Angleterre, et qu'à ce titre les intérêts de l'Autriche et de l'Angleterre se confondent, tandis que la France, nécessairement rivale et ennemie de l'Angleterre, peut avoir une politique variable qui la rapproche accidentellement de la Russie. À ce titre, le gouvernement autrichien devait être porté à resserrer ses liens avec la puissance britannique; mais il y a des limites aux concessions, et certes on ne doit jamais s'unir avec la perspective fondée d'une humiliation probable et les chances d'une guerre pour laquelle on n'a pu rien préparer et dont les conséquences étaient impossibles à calculer. Le concours de l'Autriche, dans la circonstance qui nous occupe, ne peut donc et ne doit pas être excusé, et le seul moyen de le justifier aurait été d'en faire une déclaration formelle à la France avant la signature, au lieu d'avoir gardé avec elle un profond silence et apporté un mystère impénétrable dans cette transaction. Cette démarche eût été un acte de déférence et d'amitié qui rendait moins amère une politique isolée, et le résultat infaillible de cette communication eût été d'empêcher la séparation de la France; car il est certain que jamais Louis-Philippe, dans sa position, avec les opinions et toutes les circonstances qui l'environnent, n'aurait voulu consentir à courir les chances que la signature du traité amènerait probablement. C'est donc le silence gardé pendant huit jours par l'Autriche, avant le 15 juillet, que la France peut lui reprocher. Le reste la regarde. Les erreurs dans lesquelles elle est tombée ne blessent que ses intérêts propres et son avenir.

L'Angleterre, seul véritable auteur du mouvement qui se préparait, et entraînée par une passion acharnée à la destruction de Méhémet-Ali, entrait en lice avec des moyens que l'on peut, malgré le succès obtenu, taxer de ridicules. Il n'était pas un seul homme en Europe, excepté lord Palmerston peut-être, qui crût le succès possible avec les armements qui s'effectuaient. Le prince de Metternich n'attendait aucun résultat favorable d'une entreprise exécutée avec si peu de moyens; et, plus tard, quand un succès inespéré est venu étonner l'Europe, il n'a pas changé de langage. C'était un acte de complaisance envers l'Angleterre auquel il avait cru devoir consentir; et, comme il répugnait à l'emploi de moyens plus puissants, il avait regardé les hostilités comme sans conséquence et devant être de courte durée. Peut-être lord Palmerston avait-il l'arrière-pensée de le mener plus loin; peut-être aussi y serait-il parvenu; mais tout cela était un jeu dangereux; car l'orgueil de l'Angleterre, humiliée par un non-succès, avait aussi de graves inconvénients, et l'avenir, à tout homme prévoyant, devait paraître couvert de sombres nuages. La politique insensée de la France, réunie aux illusions et aux mauvaises combinaisons de Méhémet-Ali, et les turpitudes d'Ibrahim-Pacha, sont venues bientôt les dissiper.

Il est évident, pour tout Français raisonnable et instruit, que l'intérêt bien entendu de la France était de ne pas se séparer de l'alliance, afin d'influer d'une manière importante sur les décisions du conseil européen. M. Guizot3 s'est laissé tromper et a été dupe de l'Angleterre. Sa suffisance naturelle l'a mal inspiré. Nul doute que Louis-Philippe, informé de la résolution des puissances d'agir séparément, ne se fût rattaché à la proposition de l'Autriche dont j'ai parlé, afin d'obtenir un résultat pacifique. Mais, une fois la faute commise, une fois le traité signé et la France exclue de l'alliance et isolée, elle devait bien se garder de tenir le langage qu'elle a adopté. Elle ne devait ni parler d'une insulte qui n'existait pas ni supposer une coalition contre la France dont personne n'avait eu l'idée. Elle devait traiter la question d'une manière isolée et comme une chose déterminée. Elle devait déclarer que le traité du 15 juillet, dont le but était la destruction de Méhémet-Ali, lui paraissait un traité préliminaire de partage de l'empire ottoman; les événements qui se préparaient étaient trop graves à ses yeux pour qu'elle se dispensât d'intervenir; toute hostilité contre l'empire égyptien était donc une cause de guerre à ses yeux. En faisant cette déclaration, il fallait l'appuyer d'armements puissants de terre et de mer; en déclarant toutefois à l'Allemagne que, étrangère à ces débats, elle ne pouvait être l'objet d'aucun changement de relations avec la France, et ne faire aucune espèce de dispositions sur la frontière du Rhin qui fît naître les plus légères inquiétudes, mais en même temps envoyer sans retard à Alexandrie l'escadre française avec trois mille hommes de débarquement et trois ou quatre mille matelots, destinés, en cas de besoin, à monter l'escadre turque, et en même temps ordonner le rassemblement d'une armée de cent mille hommes à Lyon, destinée à entrer en Italie à la première hostilité en Orient, et faire faire une déclaration formelle à cet égard au prince de Metternich; mais se bien garder d'éveiller les passions révolutionnaires, de faire chanter la Marseillaise et de menacer les bords du Rhin. Il fallait que l'attitude prise par la France fût nette, juste, modérée et motivée, et c'est là le cachet de la force.. L'effet en eût été immense. On devait ajouter, pour faire connaître les véritables intentions du cabinet français, que tous les armements seraient abandonnés au moment même où l'on assurerait à Méhémet-Ali, comme vassal de la Porte, héréditairement la jouissance de la Syrie et de l'Égypte. Par ces dispositions, nous avions dans les mers du Levant, au moment où les hostilités auraient pu éclater, trente vaisseaux de ligne, dont vingt français et dix égyptiens. Notre armement si supérieur et la possession de Saint-Jean-d'Acre, que les trois mille hommes d'infanterie française auraient occupé, eussent imposé aux populations du Liban une crainte salutaire. Personne n'eût bougé. Les armements en France eussent continué, parce que les Anglais auraient ordonné les leurs; et une supériorité de vingt vaisseaux nous assurait pour longtemps la possession exclusive de la Méditerranée. L'Europe eût été aux pieds de la France, et celle-ci, ne poussant pas ses avantages au delà des limites de la raison, aurait dicté des lois sans tirer un seul coup de canon. Le ministère de Palmerston eût été renversé, et l'Autriche, surprise dans une situation qu'elle n'avait pas su prévoir, eût mis tout en oeuvre pour prévenir une guerre dont elle devait éprouver les premières calamités.

Note 3: (retour) Ministre de France à Londres.

J'étais à Vienne quand le traité du 15 juillet et les armements qu'il occasionna en France furent connus. Jamais impression de terreur, de mécontentement universel, n'eut lieu dans aucun pays au même degré. On se demandait à quel titre et pourquoi on s'était mis brusquement en opposition et en hostilité avec la France. Le crédit disparut dans un moment, et les actions de la Banque, sorte de fonds publics, tombant de trente pour cent, amenèrent diverses catastrophes commerciales. L'état du crédit était tel, qu'il n'était pas possible de concevoir l'idée d'un emprunt, et le gouvernement manquait d'argent.

L'armée, entièrement sur le pied de paix, et ne pouvant pas être mise sur le pied de guerre sans moyens financiers, restait à la discrétion de l'armée française, qui pouvait, avant l'hiver, envahir la Lombardie et venir occuper Milan. Le comte de Kollowrath, peu ami du prince de Metternich, se tenait éloigné de Vienne et ne voulait apporter aucun concours à un collègue qui avait mis l'État dans un si grand péril et amené une si grande crise par des actes qui lui étaient personnels. Si la guerre eût éclaté, elle ne pouvait pas être heureuse pour cette puissance. On eût dit au prince de Metternich: Comment donc! Vous avez amené la guerre pour des intérêts au moins étrangers aux nôtres, s'ils n'y sont pas contraires, et vous n'avez su ni la prévenir ni vous préparer à la faire. L'archiduc Louis blâmait hautement le prince de Metternich et sympathisait avec Kollowrath. Il n'y avait plus de gouvernement, et le prince de Metternich, obligé de se retirer, perdait pour toujours le pouvoir et la réputation d'habileté qu'on lui a faite. Il disparaissait à jamais de la sphère élevée dans laquelle il était placé. On peut supposer aisément les efforts qu'il attrait faits pour empêcher une collision si fâcheuse à son pays, et qui pour lui, personnellement, eût amené des résultats si funestes. Il est certain que trois mois ne se seraient pas écoulés avant qu'un traité glorieux, dicté par la France, eût été signé.

Au lieu de cela, qu'a fait le gouvernement français? Il a appelé aux armes la nation, en lui annonçant, non pas que ses intérêts le lui commandaient, mais en faisant croire que sa liberté et son indépendance étaient menacées. Il ressuscite les passions révolutionnaires qui amènent les désordres et la confusion. Partout on fait chanter la Marseillaise, comme si les événements qu'elle rappelle étaient un gage de victoire.

M. Thiers ignore que ce ne sont pas les sentiments révolutionnaires qui nous ont fait triompher autrefois de si nombreux ennemis; ce n'est pas avec leur secours, mais malgré eux. Les révolutions sont incompatibles avec l'ordre, et le désordre amène toujours et partout la faiblesse. Notre résistance d'autrefois est venue de la faiblesse de l'attaque; et la Révolution n'a concouru à ce résultat qu'en engendrant la terreur, dont la violence accumula les défenseurs et peupla nos armées de soldats innombrables. Bientôt l'esprit belliqueux des Français donna de la valeur à cette réunion d'hommes; et de bons officiers, de bons généraux, se formèrent promptement. Voilà tout le mystère des guerres de la Révolution et des succès qui les ont accompagnées, quand on dépouille les événements de la fantasmagorie dont on se plaît à les entourer. Les gens de mon âge se les rappellent, et la jeunesse d'aujourd'hui, pleine d'erreurs et de préjugés, doit, si elle veut s'instruire, lire le premier volume des Mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr, où l'histoire de ces premiers temps est merveilleusement expliquée et racontée.

Après cette première faute, immense, impardonnable, qui menaçait le repos public et compromettait le développement régulier de nos forces et les rendait même dangereuses pour ceux qui devaient les manier, on en a fait une plus grande encore: celle de menacer l'Europe. Assurément, il est toujours d'une mauvaise politique d'augmenter volontairement le nombre de ses ennemis.

Que la France, plutôt que de s'abaisser, essaye de résister à l'Europe réunie contre elle, c'est sans doute un devoir, malgré le peu de chances de réussir; mais l'attaquer capricieusement, la défier et menacer le repos de peuples inoffensifs auxquels nous sommes sympathiques, cette conduite est insensée. Qu'avaient à faire dans la question d'Orient le roi de Bavière, le grand-duc de Bade? Injustice aussi monstrueuse de s'adresser à eux pour réparer des torts dont ils sont innocents qu'absurde politique de nous rendre hostiles des peuples qui nous aiment. Et cette éternelle question des rives du Rhin, pourquoi l'agiter encore? Certes, j'ai plus que personne déploré la perte de nos provinces de la rive gauche et de la Belgique; peut-être même a-t-il été d'une mauvaise politique, au congrès de Vienne, de nous enlever des conquêtes qui n'ajoutaient à l'ancienne France que juste ce qui était nécessaire pour conserver l'équilibre avec les États qui, tous, depuis cinquante ans, se sont agrandis. Reprenez ces provinces quand l'occasion sera favorable, mais n'en parlez pas quand la chose est impossible, et ne prenez pas pour une résolution magnanime ce qui n'est que de la jactance.

De cette politique étourdie et insensée est résulté chez les Allemands le développement d'un sentiment patriotique qui sommeillait. Rien n'avait été préparé, depuis vingt-cinq ans pour la défense, rien n'avait été organisé; mais ces peuples, aussi brusquement, aussi brutalement menacés dans leur repos, dans la jouissance de leurs biens, dans leur honneur, se sont mis en défense. Ainsi l'on a détruit la confiance que l'habitude et les intérêts de la paix avaient fondée. Mais, en jetant ainsi le gant à l'Europe, en résultat, on n'a rien osé, on n'a donné aucun secours à Méhémet-Ali, et, avec des escadres supérieures à celles des Anglais, on s'est hâté de regagner le port. On a été fanfaron dans les paroles, modeste et craintif dans les actions. Il en est des nations comme des hommes privés: la sagesse commande de craindre les dangers éloignés; le talent les fait découvrir de bonne heure et prépare les moyens de les vaincre, et, quand ils sont arrivés, le courage les fait mépriser et surmonter. Mais faire précisément l'opposé, voilà ce qui couvre de ridicule et de mépris un souverain et une nation. Louis-Philippe, en adoptant le système qui lui a été suggéré, a perdu en même temps l'opinion de sagesse dont il jouissait, à bon marché peut-être, et qu'il devait à la longanimité de son caractère, à l'espèce de talent que la nature lui a donné, et qui ne dépasse pas le moyen de conduire une intrigue qui le tire d'un embarras momentané, mais qui ne s'élève ni à concevoir un système ni à l'exécuter.

Voilà le spectacle que la France a donné à l'Europe et dont j'ai eu l'âme navrée. Il m'est impossible d'exprimer ici toute la douleur que j'ai ressentie en voyant la tache que recevaient le nom et le caractère français.

On sait quel fut l'enchaînement des événements et les complications intérieures et extérieures qui survinrent. On se rappelle le début des opérations des alliés avec des moyens si peu en harmonie avec leurs prétentions. Leur entreprise parut folle et ne pouvait pas réussir. Cependant on devait regarder comme le principal moyen d'action contre Méhémet-Ali l'insurrection du Liban. L'insurrection des peuples, surtout dans les montagnes, est toujours une chose très-grave. Des gens plus redoutables que les Égyptiens ont souvent succombé dans une lutte pareille; mais ce que l'on ne pouvait ni supposer, ni prévoir, ni croire, c'était l'état dans lequel était tombée l'armée égyptienne et les écarts inouïs de l'administration. Et ici je suis intéressé personnellement à montrer pourquoi cette armée a répondu si mal aux espérances qu'elle m'avait fait concevoir, en un mot s'est trouvée si différente de ce que j'ai dit qu'elle était. J'ai vu ces troupes il y a sept ans, et le compte que j'en ai rendu était exact. Elles promettaient de devenir chaque jour meilleures; mais une armée est une création où il y a tant d'art, où tant de conditions sont à remplir pour la conserver, que, si l'on ne s'en occupe pas constamment et d'une manière éclairée, peu de mois suffiront pour détruire les efforts de plusieurs années.

Or Méhémet-Ali, qui n'a que l'instinct des grandes choses, est trop ignorant pour pouvoir être juge du choix des moyens. Les moeurs turques se retrouvent toujours chez lui. Dans ces moeurs, l'amour de l'argent, l'avidité et l'avarice jouent un grand rôle. Il a laissé dépérir son armée d'une manière déplorable et insensée. Quand lui, né en Macédoine, trouve très-bien au Caire d'être revêtu dans l'arrière-saison d'une bonne pelisse, il imagine que les soldats nés en Égypte peuvent exister en hiver dans les montagnes du Liban, au milieu des neiges, avec des habits de toile. Il les laisse sans solde. Il les nourrit de biscuit, souvent gâté, et ne leur fait pas donner de viande. Réduite à un pareil état de souffrance sans exemple et continuel, une pareille armée se change en hôpital, sans lits, sans remèdes et sans médecins. La désaffection s'empare de chacun, et là où on avait trouvé émulation, zèle, dévouement, bravoure et vigueur, on rencontre faiblesse, indifférence et lâcheté.

Méhémet-Ali a cru se rendre invincible en augmentant sans cesse ses forces de nouvelles levées, composées d'hommes mécontents, et commandées par des officiers que le nombre devait rendre nécessairement mauvais, et il n'a pas compris que de pareils renforts étaient plutôt une charge qu'un profit. Au lieu d'avoir une armée exercée, satisfaite, disciplinée et vivace, il a eu une masse confuse de populations mourantes.

Je lui avais conseillé l'établissement de plusieurs camps permanents, où les moyens d'instruction, de bien être et de discipline seraient réunis pour les soldats dans des cantons choisis et unissant les avantages de la salubrité à ceux d'un site agréable, à portée d'exécuter des travaux utiles. Mais ces idées, qu'il avait accueillies et qui avaient frappé son esprit, en étaient sorties, sans doute peu après mon départ, car il paraît que rien de semblable n'a été exécuté.

Les effets funestes de ces aberrations furent augmentés par l'apathie et les désordres privés d'Ibrahim-Pacha, qui passait sa vie au milieu des débauches de la table, et d'autres excès qui l'énervaient, tandis que sa vanité et sa jalousie lui rendaient suspect et désagréable Soliman-Pacha, dont les conseils, le concours et l'action avaient presque uniquement fait ses succès dans d'autres temps.

Soliman-Pacha, éloigné d'Ibrahim, n'a pu avoir aucune influence sur les dispositions qui furent prises à l'apparition des Anglais. Placé à Beyrouth avec quelques troupes exténuées et malades, il n'avait aucune force respectable à ses ordres, et Ibrahim-Pacha, établi à Balbeck, où il n'avait rien à faire, ne pensait ni à combattre l'ennemi s'il débarquait, ni à empêcher l'insurrection de naître, ni à disposer ses forces de manière à la réprimer, si elle venait à éclater. Avec une pareille conduite et de semblables éléments, les résultats qui sont survenus étaient infaillibles.

Ibrahim-Pacha eût dû choisir ce qu'il avait de plus disponible dans ses troupes, et se placer sur le revers du Liban, en face du point de débarquement des Anglais et à deux ou trois lieues; stimuler ses troupes par tous les moyens possibles, et faire occuper les points principaux du Liban par le reste de son armée afin d'imposer une crainte salutaire aux Maronites. Dix à douze mille hommes qu'il eût eus sous la main lui auraient donné les moyens de jeter à la mer les cinq ou six mille Turcs qui s'avançaient réunis à douze cents Anglais, force réelle de l'expédition. Un masque de troupes, laissé dans le Taurus, suffisait pour couvrir la Syrie contre le corps turc qui venait de l'Asie Mineure. La question allait se décider sur le bord de la mer. Les véritables ennemis étaient les Maronites. Il fallait les contenir et ils se trouvaient hors d'état de rien entreprendre le jour où les troupes de débarquement auraient été battues. Osman-Pacha, avec un détachement, fut dirigé sur le point où Ibrahim, à la tête de ses troupes, aurait dû se placer lui-même. Les forces d'Osman battues, tout fut dit. L'opinion, chez les Égyptiens, détruisit tout moyen ultérieur de défense, donna une confiance sans bornes à la population insurgée, détermina la défection de l'émir Bechir; tandis que, si la marche offensive des troupes débarquées eût été repoussée, et que les Anglais eussent été forcés de regagner leurs vaisseaux, les six mille Turcs débarqués désertaient et venaient se joindre aux troupes de Méhémet-Ali. C'est donc dans ce combat misérable, sans importance comme fait d'armes, mais immense sous le rapport de l'opinion, qu'est la solution de la campagne. Mais, après cet événement, il y avait encore bien des ressources. Il est vrai que celui qui n'avait pas compris une chose si simple ne pouvait remédier à ses fautes en adoptant le système qu'il avait alors à suivre.

Ibrahim-Pacha laissa ses troupes éparpillées sur la côte, dans de petites places qui toutes furent enlevées successivement, ce qui augmenta encore l'effet de l'opinion qui lui était contraire.

Puisqu'il avait laissé éclater la révolte du Liban, et que les troupes ne voulaient pas combattre, il devait les éloigner et les réunir, afin de les retremper par l'ascendant de son autorité et les moyens de toute espèce qu'il avait encore à sa disposition. Il devait évacuer sans retard le Taurus et toute la côte, excepté Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Gaza, et placer toute son armée en Palestine, sur les bords du Jourdain à Nazareth, à Jérusalem, ayant ses avant-postes jusque sous les murs de Saint-Jean-d'Acre. Un corps de huit à dix mille hommes serait resté à Damas pour lui assurer les ressources de cette ville importante, et, se trouvant à l'est de l'Anti-Liban, ce corps aurait pu conserver la libre communication avec l'armée. La principale force de la cavalerie eût été réunie dans la plaine d'Esdrelon, d'où elle aurait pu se porter dans toutes les directions. La communication avec l'Égypte se trouvait assurée. On pouvait en recevoir des secours. Saint-Jean-d'Acre, ainsi appuyé, était difficile à prendre.

Je sais bien que, vu la manière dont les choses se sont passées à l'égard de cette ville, toutes ces dispositions n'eussent pas empêché l'ennemi de s'en emparer; mais il était facile de la mettre en meilleur état de défense. D'abord il fallait blinder le magasin à poudre, afin de le mettre à l'abri des bombes, et, à cet égard, les Turcs, même les anciens Turcs, en savent autant que nous. Cette explosion ne devait donc pas avoir lieu. Ensuite, jamais défense maritime n'a été moins bien préparée. En visitant Saint-Jean-d'Acre, j'avais remarqué le mauvais système de batteries placées sur des terrasses voûtées, protégées seulement par un parapet en pierre, et je me suis fatigué à répéter à Méhémet-Ali que ces sortes de défense ne signifient rien; que la maçonnerie, en fortifications, pour être utile, doit être couverte, et que ce qui est en vue du canon de l'ennemi doit être en terre et suffisamment élevé, pour mettre à l'abri les défenseurs; qu'ainsi, à Saint-Jean-d'Acre, si l'on ne pouvait pas régulariser la défense, il fallait placer extérieurement des batteries sur le bord de la mer, en avant des remparts; mais tout cela a été oublié. Les canonniers cependant sont restés à leur poste et se sont fait tuer bravement. On ne peut concevoir de quelle stupidité était doué leur commandant, puisque, ayant vu, la veille de l'attaque, des chaloupes ennemies établir des bouées dans des points déterminés, il pensa que c'était l'indication du lieu où les vaisseaux devaient s'embosser, tandis que c'était celle des bas-fonds qu'il fallait éviter. Il fit, dès ce moment, pointer les canons de la forteresse sur les points où personne ne devait se présenter, et, le lendemain, les vaisseaux s'avançant beaucoup plus près qu'il ne l'avait supposé, il n'imagina pas de faire pointer plus bas. Toute l'artillerie égyptienne tira par-dessus les vaisseaux, et, ne les atteignant pas, se borna, par son feu, à percer quelques voiles et à endommager quelques manoeuvres.

Si, au contraire, Saint-Jean-d'Acre eût été mieux disposé contre l'attaque d'une flotte, celle-ci eût éprouvé des périls, et la ville eût moins souffert. La garnison, en liaison avec l'armée, eût été encouragée. Comme, pour prendre une place maritime qui se défend, il faut d'abord débarquer et l'envelopper, jamais les Anglais et les Turcs n'auraient osé exécuter leur descente et s'éloigner de la côte, parce que, dans un pays ouvert, sans cavalerie, et loin de leurs alliés, les Maronites, qui n'auraient pas osé quitter les montagnes, ils pouvaient être accablés. Dès ce moment, la résistance de Saint-Jean-d'Acre rétablissait tout. La campagne se prolongeant, et l'hiver étant arrivé, les Anglais, forcés de s'éloigner d'une côte dangereuse et sans abri, devaient remettre au printemps la suite de leurs opérations.

On avait alors du temps devant soi, et tout était changé. L'armée égyptienne, renforcée par les envois de l'Égypte, reprenait, après le départ des Anglais, possession des pays qu'elle avait évacués. Les insurgés du Liban auraient pu être châtiés, et, l'année suivante, tout était à recommencer de la part des alliés.

Jamais, je le répète, une pareille suite d'aberrations, d'ineptie et de combinaisons stupides n'est intervenue dans le destin d'une campagne et le sort d'une armée. Le plan ci-dessus développé pendant les opérations, je croyais fermement qu'Ibrahim-Pacha le suivrait, et j'en ai entretenu alors le prince de Metternich. L'armée égyptienne avait toujours sa retraite sur l'Égypte. Elle ne pouvait courir aucun danger et restait maîtresse de ses mouvements dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

Je ne doute pas que Soliman-Pacha, dont la tête est militaire, n'ait conçu et voulu ce système d'opérations; mais, éloigné de son chef, il n'a pu exercer sur lui une salutaire influence.

Je n'écris pas l'histoire de cette misérable et déplorable campagne. Ainsi je n'entrerai pas dans plus de détails à cet égard. On sait ce qui arriva; on connaît cette retraite par le désert, au milieu de l'hiver, avec les froids les plus rigoureux et une disette absolue, qui entraînèrent la perte d'un grand nombre de ceux qui furent réduits à suivre cette direction. Soliman-Pacha, chargé du commandement de cette colonne, a montré, par la force d'âme et l'énergie qu'il a déployées, tout ce qu'il vaut, et il a justifié pleinement le cas que je fais de lui et les éloges que je lui ai donnés.

Les éléments de résistance étaient devenus nuls pour Méhémet-Ali, et il était évident que cette fatalité, ces illusions et cette force de l'opinion qui l'avaient poursuivi en Syrie consommeraient bientôt sa perte en Égypte. Mais l'honneur de la France voulait qu'il ne succombât pas, et cette circonstance, au moment où il était obligé de combattre corps à corps les passions de lord Palmerston, le sauva malgré la mauvaise foi de celui-ci, qui ne se démentit pas un seul moment.

Le prince de Metternich vint alors loyalement au secours de la politique de la France. Il vit les choses avec calme dans les intérêts de la paix du monde, et, satisfait d'avoir échappé aux épouvantables chances qu'il avait courues, il s'abstint de braver de nouveaux hasards. Plus qu'un autre, il avait peine à croire aux résultats que la combinaison politique dans laquelle il était entré, peut-être bien légèrement, avait amenés, à l'étonnement du monde entier. Aucun, au surplus, de ceux qui y ont concouru n'a porté un jugement différent sur cette issue; mais lui n'a pas manqué une occasion de le proclamer.

Ma correspondance continuait avec Boghos-Bey. Elle terminera ce livre. Dans l'instant où la décomposition de l'armée égyptienne s'était opérée, il n'était plus possible d'espérer des chances favorables pour Méhémet-Ali.

Je l'engageai donc à accepter tout de suite, sans plus de difficultés, les propositions qui lui étaient faites, en prenant cependant des garanties pour qu'elles fussent exécutées de bonne foi, et ces conseils ne lui ont pas été donnés en vain. Les changements survenus dans la situation des choses ayant fait renaître naturellement nos conversations avec le prince de Metternich, il donna, par mon entremise et par voie indirecte, les mêmes conseils au vice-roi. Il fut convenu qu'il me répondrait une lettre à la communication que je lui avais faite, et que je l'enverrais en original à Boghos-Bey, comme par suite d'une indiscrétion. Depuis ce moment, tous les débats ont été terminés. Les arrangements entre le Grand Seigneur et Méhémet-Ali ont été conclus, et il ne reste plus qu'un voeu à former, c'est que Méhémet-Ali emploie les années qu'il lui reste à vivre à assurer la durée de ses oeuvres, en s'occupant avec efficacité du bien-être et du bonheur des peuples qu'il gouverne et qu'il léguera à ses enfants.

APPENDICE

Après avoir fait le récit des créations de Méhémet-Ali et présenté le tableau de la puissance qu'il avait élevée par son irrésistible volonté, on peut être étonné de la faible résistance qu'il a opposée à l'attaque dont il a été l'objet; je crois donc à propos de chercher la cause de sa chute et d'en faire connaître les circonstances.

Aucune exagération n'a existé dans le jugement que j'ai porté en sa faveur.

Les troupes égyptiennes avaient acquis une consistance qui leur donnait une valeur réelle. Ses différentes armes étaient suffisamment instruites pour combattre, et les batailles de Homs, de Beylan et de Konieh en ont donné la preuve. L'examen circonstancié auquel je me suis livré, en inspectant les troupes qui m'ont été présentées, a confirmé mes premiers aperçus, et je déclare de nouveau que particulièrement l'artillerie et la cavalerie pouvaient être comparées à des troupes européennes. Une bonne organisation, bien calculée, avait été donnée à cette armée et ajoutait à sa valeur. La campagne faite aux sources de l'Euphrate et la bataille de Nézib, gagnée, le 24 juin 1839, sur l'armée ottomane, fort supérieure en nombre et en artillerie, la destruction complète de celle-ci et la perte de tout son matériel ont confirmé de nouveau le jugement porté et les éloges donnés.

Mais, si des soins intelligents, une forte volonté, avaient créé cette armée, les soins d'entretien lui avaient complétement manqué. Sans solde pendant plus d'une année, misérablement nourrie, vêtue de toile au milieu des neiges du Liban pendant l'hiver, elle fondit à vue d'oeil et perdit bientôt son énergie. Aucune armée européenne n'aurait supporté mieux qu'elle cette difficile épreuve; car, si l'on peut exiger de bonnes troupes de résister à de grandes souffrances et de grandes privations, ce ne peut être que pendant un temps assez court dont on aperçoit la limite et dans de rares et grandes circonstances. Les forces de l'homme ont des bornes, et une armée est une chose si artificielle, que, pour la conserver au milieu des éléments de destruction qui ne cessent de se faire sentir, il ne faut jamais renoncer un seul jour à chercher à l'améliorer. Méhémet-Ali était Turc et en avait conservé les moeurs. Si, sous certains rapports, son intelligence s'était élevée au-dessus de la leur, sous d'autres il était resté à leur niveau. Avide, il ne concevait pas des bénéfices qui ne fussent pas pour lui. Prêt à tout sacrifier, et sans mesure, pour opérer et exécuter ce qui était l'objet de sa passion, il se livrait à la plus grande parcimonie pour en assurer la conservation. C'est une grande preuve de civilisation pour un gouvernement que de savoir dépenser à propos et avec mesure. Ainsi, quand l'Europe se préparait à intervenir, par la force des armes, dans la querelle turco-égyptienne, l'armée égyptienne était dans un état misérable; et, au lieu de pourvoir à ses besoins, il faisait de nouvelles levées qui n'avaient et ne pouvaient avoir aucune valeur. Ensuite Ibrahim-Pacha avait dispersé ses forces d'une manière peu judicieuse. La plus grande partie était sur l'Euphrate, en présence de quelques troupes ottomanes nullement menaçantes ni dangereuses; d'autres à Balbec, et un fort petit nombre sur le versant occidental de la chaîne du Liban, tandis que c'était là, en présence des Européens, qu'il devait réunir ses meilleures troupes. L'escadre anglaise n'avait à son bord, il est vrai, que six mille Turcs, douze cents Anglais et trois cents Autrichiens. Ces troupes ne paraissaient pas bien redoutables par leur nombre; mais elles étaient nouvelles pour les Égyptiens, dont les forces étaient tellement éparpillées, qu'ils ne purent opposer aucune résistance sérieuse; de manière qu'une action d'un moment entre quelques milliers d'hommes, une fiction de combat, donna la victoire aux troupes de débarquement. Mais ce qui, indépendamment des mauvaises combinaisons du général égyptien, paralysa ses moyens, ce fut l'insurrection des Maronites. Là était le seul véritable danger de Méhémet-Ali, danger qu'il avait été le maître de prévenir et d'éviter en administrant avec modération et douceur les habitants de la Syrie en général et les Maronites en particulier, ainsi que je lui en avais démontré si souvent l'importance. Ces populations l'avaient appelé de leurs voeux, l'avaient reçu comme un libérateur, et s'étaient soumises à ses lois avec empressement et reconnaissance, à cause de leur éloignement pour les Turcs de Constantinople, qui leur étaient odieux par suite de leurs exactions. Méhémet-Ali devait tout employer pour se les attacher, et il avait beau jeu; il n'avait besoin pour cela que de modérer les impôts et de flatter leur amour-propre. Enfin, avec une politique plus habile et moins d'avidité, il eût pu faire des Maronites l'appui fondamental de son autorité en Syrie et rendre cette province le bouclier de l'Égypte.

Une fois la révolte du Liban devenue générale, l'armée égyptienne s'occupa à se réunir. Elle évacua ses positions et se rapprocha de l'Égypte. Les mouvements furent lents et décousus. On avait négligé les dispositions les plus vulgaires pour mettre Saint-Jean-d'Acre en mesure de résister à un bombardement; de manière qu'un armement très-considérable, mais fait sans intelligence, ne produisit aucune espèce d'effet sur l'escadre, qui, en peu d'heures, détruisit toutes les défenses et fit sauter le magasin à poudre. La partie de l'armée qui était venue de Balbec et de Beyrouth, au lieu d'être en arrière, à peu de distance de Saint-Jean-d'Acre, pour soutenir le moral de la garnison en conservant sa communication avec elle, s'était éloignée sans motifs et sans raison, sans se lier avec le gros de l'armée, qui, rassemblée à Damas et complétement isolée, dut faire sa retraite par le désert, sur Petra et Suez, au moyen d'une marche de plus de six semaines, soumise aux rigueurs du froid le plus intense, d'un manque presque absolu d'eau et de vivres, et après avoir souffert tout ce que l'histoire peut présenter dans ses récits de plus déplorable et l'imagination concevoir de plus triste. En peu de jours, l'armée égyptienne perdit toute sa puissance réelle et tout son prestige. Aussi Méhémet-Ali n'eut-il plus qu'à implorer les conditions les moins dures et à s'y soumettre. Toute résistance était devenue impossible. Le sort de l'Égypte était fixé.

Maintenant j'entreprendrai l'examen de la politique suivie par les puissances de l'Europe, et je chercherai à reconnaître d'abord si elle a été équitable et si elles n'ont pas foulé aux pieds les droits de Méhémet-Ali, qu'elles-mêmes avaient reconnus et consacrés.

En 1832, les débats survenus entre Méhémet-Ali et Abdalla-Pacha amenèrent la guerre entre eux, et, au lieu de punir l'agresseur, qui avait tort, le Grand Seigneur prit son parti. La guerre fut heureuse pour le pacha d'Égypte, et son armée, après une suite de victoires dont j'ai exposé les circonstances, arriva jusqu'à Konieh, où il fit prisonnier le grand vizir Reschid-Pacha. Après chaque succès, Ibrahim-Pacha s'était arrêté, attendant le moment de rentrer dans l'ordre naturel de soumission qu'il devait à son souverain, mais avec les garanties nécessaires à sa sûreté. De Konieh, il eût pu se rendre à Scutari sans obstacle, et le sultan était à sa discrétion; car les secours que l'empereur de Russie lui envoya de Crimée, n'étant pas arrivés, n'auraient pu empêcher des entreprises plus graves, mais il ne voulait que la paix. Les puissances européennes étant intervenues dans ces débats, un traité fut signé qui laissait à Méhémet-Ali l'administration des pays au delà du Taurus, avec un tribut dont la quotité fut fixée; la soumission et l'obéissance furent rétablies entre le vassal et le souverain, et tout rentra dans l'ordre.

Mais l'humiliation du sultan avait profondément blessé son coeur, et, en signant le traité, il n'était occupé que d'arriver au moment où il croirait pouvoir le détruire. Lorsqu'en 1834 j'étais à Constantinople, je fus frappé des bruits de guerre qui y régnaient et des projets hautement avoués de recommencer les hostilités. Les ambassadeurs et les ministres étrangers n'étaient occupés qu'à empêcher le gouvernement turc d'entrer dans une voie si funeste, et à calmer une ardeur si peu opportune. Ils obtinrent de lui de suspendre ses projets, mais il était hors de leur puissance d'en détruire le germe.

À mon arrivée en Égypte, Méhémet-Ali, parfaitement instruit de toutes ces choses, répugnait à payer des tributs qui étaient destinés à fournir les moyens de l'écraser. Mais la moindre observation et son bon sens naturel lui firent bientôt sentir que rien ne serait plus contraire à ses intérêts que d'hésiter à remplir ses engagements, attendu qu'eux seuls fondaient ses droits à la position exceptionnelle qu'il occupait. Le traité de Kutayeh, auquel avaient pris part toutes les puissances et qu'elles avaient garanti, lui donnait place dans le droit public de l'Europe, qui, dès lors, lui servait de garantie. Il a été fidèle à ce parti et a enlevé au Grand Seigneur tout prétexte de le combattre et de chercher à détruire sa puissance. Mais le sultan avait augmenté le nombre de ses troupes, et, poussé par les intrigues des Anglais, il se décida tout à coup à commencer des hostilités et attaqua l'armée de Méhémet-Ali. La punition de ce manque de foi ne se fit pas attendre, et l'armée turque fut anéantie à Nézib. Alors le sultan comprit la conséquence de sa conduite et le danger dont il était menacé. Il se hâta de réparer la faute capitale qu'il avait commise et parla le langage de la paix. Elle était convenue et au moment d'être signée quand l'intervention des puissances de l'Europe en suspendit la conclusion, et l'on s'occupa, non pas de protéger les droits et les intérêts de celui qui avait été fidèle à ses engagements, mais au contraire de celui qui les avait violés. Si l'Europe ne fût pas intervenue, tout rentrait dans l'ordre, suivant les stipulations du traité de Kutayeh. La vice-royauté de l'Égypte se consolidait, achevait son organisation, et le sultan aurait aujourd'hui un grand vassal, capable de le soutenir et de le défendre. Tous les éléments de forces rassemblés, qui chaque jour pouvaient s'accroître, ont disparu, là même où ils avaient le plus de chance de développement. Les ennemis de Méhémet-Ali répondent qu'au lieu de cela le sultan aurait péri renversé par son vassal. Nullement, erreur complète: jamais le vice-roi n'a conçu la pensée, éprouvé le désir de détrôner son maître. Le sang d'Othman a encore trop d'éclat en Orient pour cesser de régner. Ce lien peut être plus ou moins serré, mais on ne peut le rompre; il se confond, en quelque sorte, avec celui de la religion, qui joue un si grand rôle parmi ces peuples.

L'empire turc, depuis près d'un siècle, présente le spectacle de la faiblesse, du désordre et de l'anarchie. Sa puissance ne peut être rétablie dans son ensemble que lorsque l'ordre régnera dans ses principales parties, que l'obéissance y sera habituelle, à l'état normal, et l'intelligence en voie de développement. C'est le seul moyen de le rendre à la vie; mais il est trop étendu et trop vaste pour que l'action centrale puisse se faire sentir d'une manière efficace à ses extrémités avant qu'on les ait préparées à la recevoir; pour y parvenir, il faut que plusieurs centres d'actions, d'où partent des efforts simultanés, agissent dans ce but. C'est à l'Égypte, dont la population est arabe, qui, par sa position géographique et les rapports de tous les temps, possède une action facile sur tout ce qui est Arabe, à remplir cette mission sur tout le midi de l'empire, à le réorganiser et à le rendre puissant; et, cette mission remplie, elle réagira puissamment sur le nord et en deviendra l'auxiliaire le plus utile. L'Égypte rendue faible, tout reste dans le désordre et l'anarchie, aucun progrès utile ne peut être espéré; et, comme rien n'est stationnaire dans ce monde, les éléments de faiblesse et de destruction s'accroîtront toujours là où Méhémet-Ali avait trouvé le secret de créer une autorité irrésistible, car sa volonté ne rencontrait aucun obstacle qu'il ne pût vaincre; on lui obéissait ponctuellement dans toute l'étendue de ses domaines, et tellement, que du mont Taurus aux frontières de l'Abyssinie, les communications étaient parfaitement sûres, au grand étonnement des voyageurs. Quel moyen de civilisation, d'amélioration matérielle et morale des peuples qu'un instrument semblable agissant dans toute sa force et sa liberté.

L'intérêt de l'empire ottoman bien entendu voulait donc la conservation de la puissance de Méhémet-Ali, et l'Europe aurait dû chercher à exercer sur cet homme extraordinaire une influence salutaire et à le diriger sans s'occuper à le détruire; il pouvait devenir l'élément principal de la réorganisation et de la force de l'empire ottoman. Méhémet-Ali jouissait d'ailleurs d'un grand avantage, celui d'agir sur l'esprit d'une population intelligente, impressionnable, susceptible de progrès rapides, ardente, passionnée, la première de l'Asie; car la population arabe, enfin, n'en est pas à faire ses preuves de capacité. N'a-t-elle pas précédé les Européens dans la civilisation, dans les sciences, dans la pratique des moeurs sociales généreuses et dans la culture des sentiments qui honorent le coeur humain.

Assurément, si on compare l'élément méridional de l'empire ottoman à l'élément septentrional, tout est à l'avantage du premier. Une population presque homogène l'emporte d'ailleurs toujours de beaucoup sur celles qui sont divisées par les races et les religions. Les millions de chrétiens placés au milieu des Osmanlis rendront toujours, quoi qu'il arrive, cette partie de l'empire la plus vulnérable. Elle est plus près des ennemis les plus dangereux de l'empire ottoman, tandis que l'autre assez près de la première pour la secourir dans toutes ses provinces, ne peut être attaquée dans le centre de sa puissance et peut être mise très-facilement hors de toute atteinte.

Les puissances de l'Europe, dont les conférences sur les affaires d'Orient n'amenaient aucun résultat, avaient des vues différentes, car la France voulait la conservation de la puissance de Méhémet-Ali, tandis que l'Angleterre avait la passion de la détruire; aussi se séparèrent-elles, et tout à coup le traité du 15 juillet, qui consacrait une alliance hostile à l'Égypte, fut signé entre l'Angleterre, l'Autriche et la Russie. On avait réclamé l'adhésion de la France, sans la mettre dans le secret absolu des conventions arrêtées, mais non encore signées. La légèreté de l'ambassadeur de France et une sorte de hauteur dédaigneuse l'empêchèrent d'ajouter foi aux avis confidentiels qui lui furent donnés par le ministre d'Autriche. Le gouvernement français apprit avec étonnement qu'il était exclu d'un concours où il aurait pu exercer une influence utile.

L'Angleterre était seule passionnée dans cette question; l'Autriche et la Russie agissaient de complaisance, et peut-être croyaient-elles sans danger pour Méhémet-Ali les faibles armements dont il était menacé, et qui, effectivement, semblaient peu redoutables. Mais la France, qui voulait le sauver et qui par son isolement était maîtresse de ses actions, s'effraya trop du danger de faire éclater, par une attitude ferme et décidée, une guerre dont personne ne voulait. Une seule démonstration eût tout terminé à notre gloire. Il fallait, au lieu de rappeler l'escadre à Toulon, l'envoyer à Alexandrie avec de doubles équipages pour remplacer à bord de l'escadre ottomane les matelots turcs que l'on aurait fait débarquer; envoyer trois mille hommes d'infanterie française avec un général intelligent et de choix à Saint-Jean-d'Acre pour y tenir garnison; leur présence eût assuré le repos et l'obéissance des Maronites et prévenu l'insurrection générale du Liban, véritable danger de Méhémet-Ali.

Le début de la lutte eût été terrible pour l'alliance par suite de notre grande supériorité; et, si les Anglais, avant de commencer la guerre, se fussent décidés à réunir plus de moyens et à ajourner les hostilités, la saison avancée forçait de les remettre au printemps. Pendant l'hiver, les esprits se seraient calmés; tout se serait pacifié; la puissance de Méhémet-Ali était sauvée, et le but que se proposait lord Palmerston avec tant d'audace était manqué.

J'ai dit que l'Égypte, source de richesses inépuisables, peut être mise à l'abri de toute attaque et devenir, pour les forces ottomanes, comme un réduit dont il ne cesserait de sortir de puissants secours, qui viendraient en aide à l'empire, comme le feraient ses alliés d'Europe s'il était attaqué. Alexandrie peut devenir une place imprenable. Pour parvenir à la rendre telle, il suffit de rétablir le lac Maréotis, en y introduisant les eaux de la mer, et de fortifier l'espace étroit par lequel serait établie sa communication avec la mer. Cette mer intérieure, portant une flottille, conserverait à cette place, à plus de trente lieues dans l'intérieur de l'Égypte, des communications d'où elle pourrait toujours tirer les secours dont elle aurait besoin. Quelques fortifications entre Aboukir et le Nil suffiraient pour empêcher toute descente. Un débarquement est impossible sur la côte du Delta; il en est presque de même au-dessous de Damiette. Reste donc le désert de Syrie, qui se trouve impossible à traverser pour peu qu'il soit défendu par quelques forts véritables qui assurent la possession des puits. Ainsi, par toutes ces circonstances, il entrait dans les intérêts bien entendus de la force de l'empire ottoman de conserver Méhémet-Ali puissant et grand, assuré qu'une fois tranquille sur son existence politique il consacrerait pour le soutien de son maître et la défense de l'empire dont il faisait partie toutes ses forces et tous ses moyens, ainsi qu'il l'avait déjà fait avec empressement lors de la guerre contre la Grèce révoltée, quand le sultan lui fit la demande de son armée et de sa flotte. C'était cependant toujours au nom de l'intérêt et du salut de l'empire ottoman que l'on s'occupait de détruire son meilleur appui, celui qui aurait pu et dû être le bras droit du sultan.

L'Angleterre était conduite dans sa politique haineuse et ardente contre Méhémet-Ali tout à la fois par ses passions contre la France et par un intérêt d'ambition. Elle voulait la destruction du vice-roi, jalouse des préférences dont la France était l'objet en Égypte, et rêvant la possession de ce pays. Sans le langage énergique de la France et de l'Autriche, elle eût obtenu ce résultat. Ce but manqué, lord Palmerston voulait au moins enlever à l'Égypte tout moyen de résister quand la situation de l'Europe lui laisserait la faculté de s'en emparer.

Si quelques doutes pouvaient subsister à cet égard, ils seraient facilement levés si on réfléchit avec quelle instance et quelle ténacité le gouvernement anglais demande et exige la concession d'un chemin de fer pour établir sa communication entre Alexandrie et le Caire. On avait eu la pensée d'en construire un entre le Caire et Suez; mais il paraît qu'on y a renoncé. J'ai démontré dans le cours d'un autre ouvrage combien cette construction était inutile, difficile et inopportune; et cependant ce projet, quoique peu judicieux, serait moins insensé que celui de la vallée du Nil. S'il a pour objet spécial de diminuer le temps nécessaire aux communications entre l'Europe et l'Inde, comme le temps nécessaire pour effectuer ce voyage est déterminé par la marche des bâtiments à voile et à vapeur sur les différentes mers à parcourir, on demande quel avantage il pourrait y avoir à économiser un ou deux jours sur un voyage de plus de six semaines dont le temps général ne peut être raccourci. S'il est question du mouvement et de la circulation dans l'intérieur de l'Égypte, la chose est pire encore, parce qu'aucune marchandise d'Europe n'arrive en Égypte pour y être vendue. Ce pays ne consomme à peu près rien: des toiles suffisent pour l'habillement du peuple, et, pour la classe élevée, fort peu nombreuse, des draps fabriqués sur place. Pour l'exportation, elle ne consiste qu'en produits du sol, et le Nil est plus que suffisant pour donner le moyen de les conduire à Alexandrie. Dans la haute Égypte, les transports ne peuvent s'éloigner de son cours, à cause même du peu de largeur de la vallée. Dans le Delta, les deux branches du Nil et quelques canaux y pourvoient. Trois ou quatre petits bateaux à vapeur suffiraient et au delà à tout le mouvement commercial de l'Égypte. Quant aux transports des individus, il suffit d'avoir entrevu l'Égypte pour être assuré qu'aucun fellah ne payera jamais rien pour entrer dans un waggon, le prix d'une course fût-il réduit à un médin, dont la valeur est au-dessous des deux tiers d'un centime de France. Un chemin de fer n'a donc aucune utilité, aucun emploi possible; et, par conséquent, l'idée de le construire est complétement dépourvue de bon sens et de raison.

Il y a sans doute cependant un but caché, et il ne peut être que d'établir partout des ateliers anglais, de multiplier les établissements anglais, d'accoutumer les Égyptiens à voir partout des Anglais commander et s'impatroniser, afin que, le moment venu, et après avoir pris une espèce de possession, ils puissent se déclarer les maîtres du pays. Voilà le véritable motif; il ne peut y en avoir d'autre, et le divan de Constantinople l'a sans doute bien senti quand il a multiplié ses efforts pour refuser une concession que Méhémet-Ali n'avait jamais voulu accorder.

Au surplus, il y a encore une autre raison, et elle est de tous les temps et de tous les pays: c'est de gagner de l'argent en vendant des matériaux aux Égyptiens, matériaux qui ne leur serviront à rien, et en exécutant des travaux chèrement payés, qui ne donneront aucun résultat utile. On voit, dans tous les temps, des trompeurs et des trompés; mais, assurément, ce ne seront pas des compagnies anglaises qui fourniront les capitaux nécessaires pour créer et établir un chemin de fer dans la vallée du Nil; elles sont trop habiles dans leurs calculs pour régler ainsi leurs intérêts.


CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS

RELATIFS AU LIVRE VINGT-SIXIÈME




«Alexandrie, le 6 août 1839.


«Monsieur le maréchal,

«Une lettre reçue par le bateau à vapeur français, arrivée ici le 4 de ce mois, et datée de Carlsbad, le 9 juin écoulé, m'a fourni l'occasion de soumettre à Son Altesse le vice-roi quelques expressions amicales et très-flatteuses que vous avez bien voulu lui adresser, monsieur le maréchal. Son Altesse y a été doublement sensible et par l'autorité de leur source et par le témoignage de bon souvenir. Elle m'a spécialement chargé d'invoquer pour l'Égypte la continuation de cette amitié si précieuse à laquelle les circonstances actuelles peuvent fournir un bien noble aliment. Son Altesse espère aussi qu'ayant différé le voyage de Russie et de Prusse, pour le moment, il vous sera loisible, monsieur le maréchal, de lui faire parvenir de Vienne assez souvent de vos écrits, qu'elle ambitionne infiniment. Loin de vous oublier, monsieur le maréchal, l'Égypte compte parmi ses plus beaux moments celui où vous l'avez honorée de votre présence: on y connaît aussi que «l'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.» Elle a toute confiance dans vos sentiments.

«En ce moment, votre présence auprès de personnes augustes ne peut être que d'un grand effet. Les souverains du Nord, peu habitués à voir surgir en Turquie des hommes de la trempe de Méhémet-Ali (et ils sont fort rares, en effet), ont dû apprécier la conduite pleine de convenance, de modération et de dignité qu'il a tenue dans les circonstances critiques où le plaçait l'agression sourde et, en dernier lieu, patente du sultan. La victoire éclatante qui a dissipé l'armée sous les ordres de Masin-Pacha a dû moins les surprendre, parce que de vous-même, monsieur le maréchal, ils avaient appris la supériorité en instruction, discipline et courage des troupes égyptiennes, et ils auraient vainement cherché un meilleur juge en cette matière; mais ce qui ne doit pas manquer de produire une sensation propre à provoquer leur sympathie pour Méhémet-Ali, c'est la modération dont il a fait preuve lorsqu'il s'est trouvé victorieux et sans obstacles par terre comme sans ennemis par mer. Loin de profiter de ses avantages et de la position critique de la Porte Ottomane par suite de la mort du sultan Mahmoud, il sut être grand, de cette grandeur d'âme qui est le partage des hommes vraiment prédestinés: toute hostilité cessa au même instant. Ce qu'il demandait constamment pour sa sécurité et celle de sa famille, pour la conservation des siens et de ses institutions; ce qu'il pouvait exiger violemment par la force, l'hérédité pour tous les pays sous sa domination, aucun excepté, il le demande au nouveau sultan, Abdul-Medjid, l'arme au bras, en lui déclarant qu'il ne fera point la guerre pour l'obtenir. Il veut une concession volontaire, honorifique, méritée, non arrachée par la violence, et promet son concours à la réorganisation et à la défense de l'empire, qu'il veut, avant tout et par-dessus tout, uni et formidable.

«Il est vrai qu'en même temps il porte au pied du trône l'expression de son désir de voir éloigner de la direction des affaires le sadi-arem actuel, Khosrew-Pacha; mais, en cela, il n'agit point par des motifs de personnalité. Méhémet-Ali est d'un caractère trop supérieur pour s'arrêter à l'homme en faisant cette demande; il est convaincu que cet homme, qui a voué à lui-même et à bien d'autres personnages éclairés une haine mortelle, ne peut que compromettre le sort de l'empire ottoman, dans sa position éminente de sadi-arem, avec un sultan si jeune. Khosrew-Pacha ne sait gouverner que par la férocité, et, pour le triomphe de ses créatures et de ses convenances, il n'aurait égard ni à aucune tête respectable ni à aucun principe; tout moyen lui est licite, dût-il sacrifier ses amis les plus intimes et mettre l'empire à feu et à sang. Nous ne sommes plus dans un siècle, monsieur le maréchal, où la puissance d'un pareil grand vizir puisse être maintenue; ceux qui le soutiennent aujourd'hui, en hommes peu connaisseurs de la Turquie, s'apercevraient trop tard de leur erreur funeste.

«Méhémet-Ali s'attend à voir ses demandes exaucées pour le bien de tous et pour la gloire et la force de l'empire; mais, s'il en était autrement, je puis certifier qu'il n'apportera ni ne recevra aucunes modifications; il est résolu, et sans retour, de se maintenir dans sa position actuelle et d'attendre. Il ne fera pas la guerre, mais il ne pourra fournir des moyens pour agir contre lui; il doit neutraliser les forces de l'ennemi autant qu'il peut. Si on voulait lui arracher une portion seulement de ce qu'il possède, il devrait croire qu'on veut détruire le peu de vitalité qui existe encore dans l'empire et sa nationalité; il se croirait dans la nécessité d'une résistance d'autant plus opiniâtre, qu'elle deviendrait infailliblement nationale. Méhémet-Ali, même avec la certitude de succomber, prouvera ce qu'on peut faire encore avec du courage et de la résolution.

«Agréez, etc., etc.
«Boghos-Joussouf



Voici les deux lettres que je lui écrivis en réponse:


«Vienne, le 8 septembre 1839.


«Monsieur,

«J'ai reçu avec un véritable plaisir la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le 6 août, qui vient seulement de me parvenir. Je me suis identifié avec les intérêts de l'Égypte, avec la cause de Méhémet-Ali, et j'ai joui du succès de ses armes. Aussi toutes les nouvelles qui viennent de votre pays sont-elles remplies d'intérêt pour moi, et, quand elles me sont adressées, elles sont reçues avec reconnaissance. J'accepte, monsieur, avec empressement la promesse que vous me faites de m'écrire souvent, et je prends l'engagement de vous répondre exactement.

«J'ai joui beaucoup de la victoire de Nézib; elle a satisfait mon penchant et réalisé mes prédictions. J'avais annoncé à tout le monde ici et répété à satiété que, s'il y avait une collision, l'armée ottomane serait, non-seulement battue, mais encore dispersée et détruite, et il me semble que les choses se sont passées précisément ainsi. J'ai reçu de Soliman-Pacha une relation très-intéressante de la bataille, que j'ai communiquée à plusieurs personnes; lue avec un grand intérêt, elle a appris à chacun combien l'armée égyptienne est devenue manoeuvrière, car on ne pouvait pas exécuter le mouvement décisif qui a été fait sans avoir des troupes très-instruites et très-disciplinées.

«Vous imaginez bien que toutes les affaires qui vous concernent sont l'objet de toutes les conversations et l'aliment de tous les discours. Chacun a son système, et, pour mon compte, je remets à une époque peu éloignée à vous communiquer mes idées à cet égard, pouvant profiter alors d'une occasion sûre; mais tout le monde s'accorde à trouver que le vice-roi a prouvé une grande habileté en montrant une si grande longanimité avant l'explosion, en apportant ainsi à l'Europe la preuve qu'il ne voulait pas sortir des limites de ses droits reconnus, et en s'en tenant à une défensive légitime et nécessaire. En cette circonstance, il est vrai, il a été servi puissamment par les passions et l'aveuglement de ses ennemis; mais c'est un auxiliaire précieux pour arriver à ses fins, dont un homme aussi véritablement habile que Méhémet ne manque jamais de profiter.

«Le vice roi a grandement raison de vouloir aujourd'hui fonder l'avenir et la puissance de sa famille; car, assurément, l'occasion est favorable. Je ne puis qu'applaudir aux assurances qui terminent votre lettre: elles conviennent à sa position, et je ne puis qu'approuver une politique que je crois promettre des avantages, ne pas présenter de véritables dangers; mais il ne doit cependant pas perdre de vue que le résultat doit être de faire arriver, le plus tôt possible, à un état de choses définitif. Au surplus, je reprendrai la plume incessamment et je m'expliquerai d'une manière plus intelligible.

«Soyez assez bon, etc., etc.»


«Vienne, le 10 septembre 1839.


«Monsieur,

«Je tiens ma parole et reprends la plume pour vous parler de nouveau des intérêts de Méhémet-Ali et du jugement que je porte sur la situation des choses. Je vous répéterai encore combien j'ai joui de voir le pacha, dès le début, adopter une marche si sage et montrer une si grande modération. Cette conduite l'a beaucoup élevé dans l'opinion, et il a montré en cette circonstance, par son calme, que ses actions sont le résultat de combinaisons positives et de projets conçus avec autant de maturité qu'exécutés avec résolution.

«Une seule chose m'a étonné après la victoire, c'est qu'il ait confondu avec une affaire aussi capitale et d'une aussi grande portée que la possession héréditaire de ses États pour sa famille une question de personnes, question momentanée et transitoire. Assurément, je sais tout ce qu'est Khosrew-Pacha, et le peu d'estime qu'il mérite; mais il avait naturellement une grande influence sur le Divan, et, si son renvoi n'eût pas été une des conditions imposées par le vainqueur, nul doute que les demandes de Méhémet-Ali n'eussent été immédiatement accordées. Une fois le traité fait, signé et accepté, les puissances de l'Europe n'avaient plus rien à faire. Elles ne pouvaient plus intervenir que pour assurer l'existence du nouvel ordre de choses, garantir à chacun la jouissance de ses droits, et fonder d'une manière durable la paix de l'avenir. Au lieu de cela les puissances sont arrivées assez à temps pour se placer au milieu d'intérêts qui leur étaient assez étrangers, et elles ont compliqué la question, sans qu'il puisse en résulter aucun avantage pour elles, en laissant cependant une chance ouverte à de nouvelles combinaisons qui peuvent naître à chaque moment. Je trouve donc qu'autant cette intervention commune était utile, convenable, d'une sage prévoyance avant la bataille, autant elle est peu à sa place aujourd'hui. Vous savez sans doute que le concert qui s'établissait, il y a six mois, pour l'exercer était la conséquence et le résultat des lettres que vous m'avez écrites, et dont j'avais fait un utile usage pour éveiller la sollicitude des puissances pour prévenir une collision et ses suites, et pour contribuer à assurer l'avenir de la famille de Méhémet-Ali.

«Cependant cette intervention, non-seulement n'est pas opportune à exercer en ce moment, mais elle perd son caractère par le peu d'accord qui règne. La Russie paraît se refuser maintenant à en faire partie; le gouvernement français se prononce d'une manière formelle pour Méhémet-Ali et se sépare de l'Angleterre dans les mesures hostiles que celle-ci serait tentée d'employer. L'Autriche, par sa position géographique, ne peut exercer qu'une influence morale, et le nom de la Prusse ne doit être prononcé que pour mémoire. Voilà donc de quoi se compose cette action de l'Europe. Je pense que, dans un semblable état de choses, le pacha a beau jeu pour tenir le langage qu'il a pris, car il ne court aucun danger véritable. Encore une fois, la France est son amie, et la Russie veut rester neutre. Celle-ci cependant pourrait seule agir d'une manière directe et redoutable sur la Syrie; mais, si le cas arrivait, l'Angleterre frémirait de rage en voyant les Russes avancer sur l'Euphrate, et cependant l'Angleterre veut dicter des lois, sans en avoir les moyens. On ne comprend pas la fureur aveugle de cette puissance contre Méhémet-Ali, fureur que rien ne motive et rien ne justifie. Elle prend ici l'ombre pour le corps, et, par des alarmes imaginaires, elle peut faire naître des événements dont les conséquences seraient bien plus graves, et d'une bien autre importance pour elle et le repos du monde que ceux qu'elle redoute en ce moment.

«Je crois donc que le pacha n'a à craindre que la flotte anglaise; mais, excepté un blocus du côté de l'Égypte, qui pourrait le gêner, et qui, dans tous les cas, ne saurait être que momentané, je ne vois pas ce qui le menacerait. C'est aujourd'hui à Méhémet-Ali à calculer le plus ou moins grand inconvénient qui résulterait pour lui de ce genre d'hostilité, car il est vrai qu'il a besoin d'une libre navigation pour assurer l'envoi de ses produits en Europe et en recevoir la valeur.

«Mais, tout en abondant dans le système qu'il suit, j'engage le vice-roi cependant à ne pas perdre de vue que son but est d'assurer l'avenir de sa famille et de fonder une dynastie. Or, quelle que soit sa possession actuelle, le but ne sera atteint que lorsqu'il sera reconnu, sous le rapport nouveau, par les puissances de l'Europe; car leur concours unanime, d'accord avec les délibérations du sultan, peut seule mettre la dernière main à l'édifice qu'il élève. C'est donc à atteindre ce résultat le plus tôt possible que tous ses efforts doivent tendre; il faut que Méhémet-Ali se consulte pour savoir sur quoi il peut se relâcher et le fasse connaître par insinuation et sans éclat. Les puissances, s'étant engagées dans cette affaire, ne voudront pas, pour leur propre honneur, renoncer à obtenir de meilleures conditions du sultan, puisque c'est dans ce but avoué qu'elles se sont mises en avant. Mais je crois qu'elles se contenteront de peu de chose et saisiront le premier prétexte pour conclure, et qu'il leur tarde de terminer, au moins celle dont je suis plus à même de connaître les intentions. Il est donc dans l'intérêt du pacha de leur en offrir l'occasion. En un mot, je crois qu'au langage calme et fier que Méhémet a pris, à la résolution sage de rester en place et d'attendre, il serait bon de faire des ouvertures secrètes, et de s'adresser ici où rien de malveillant n'existe, et à la France, dont les sentiments sont énergiquement prononcés en sa faveur. Quant à la flotte, quels qu'aient été les cris à cet égard, mon opinion personnelle est tout entière d'accord avec la conduite qu'a tenue le pacha, et il ne doit s'en dessaisir qu'au moment où il aura tout terminé.

«Voici, monsieur, une longue lettre; je vous ai dit ma pensée sans réserve.

«Veuillez bien, monsieur, etc., etc.»


Ces deux lettres furent écrites, la première pour accuser réception, et l'autre pour leur parler avec abandon des intérêts du pacha, ayant une occasion sûre pour faire arriver ma lettre à Trieste avant le départ du bateau à vapeur. Je ne voulus pas envoyer cette lettre par la poste, quoiqu'elle ne contînt assurément rien que je ne puisse avouer; mais, les sentiments du prince de Metternich envers le vice-roi n'étant plus nullement en harmonie avec ceux que je lui portais, je trouvai superflu de le mettre dans la confidence de ce que je lui écrivais.

Cette correspondance se poursuivit, et je continuai à recevoir de fréquentes lettres de Boghos-Bey et à lui communiquer mes idées sur la situation du vice-roi et le parti qu'il avait à prendre. Cette partie de notre correspondance se compose des lettres suivantes et nous amène jusqu'au moment de la signature du traité du 15 juillet.


«Alexandrie, le 6 octobre 1839.


«Monsieur le maréchal,

«Je m'empresse de vous faire connaître en mon pouvoir les lettres que vous avez daigné m'adresser en date des 8 et 10 septembre dernier. Son Altesse le vice-roi, parti depuis quelques jours pour une tournée dans la Basse-Égypte, est arrivé au Caire dans la journée d'hier. Nous l'attendons de retour ici avant peu. Je me vois forcé, monsieur le maréchal, de retarder une réponse catégorique jusqu'au prochain courrier du 17 de ce mois; le motif vous en est assez connu.

«Recevez, etc., etc.
«Boghos-Joussouf

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