Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (9/9)
«Alexandrie, le 27 octobre 1839.
«Monsieur le maréchal,
«En date du 6 courant, j'ai eu l'honneur d'accuser réception des lettres que vous avez bien voulu m'adresser les 8 et 10 septembre, et dont je différais la réponse catégorique au courrier suivant, à cause de l'absence de Son Altesse le vice-roi. Par le paquebot du 16, j'ai prévenu mon frère de Trieste que son arrivée était immédiate; en effet, Son Altesse fut ici le soir dudit jour, mais le temps était trop court pour les communications indispensables, et je tiens aujourd'hui ma promesse.
«Son Altesse a été extrêmement flattée de la part que vous avez prise au succès de l'armée égyptienne, qui a rempli vos prophéties. Elle a agréé de bien bon coeur vos félicitations et m'a exprimé le désir, monsieur le maréchal, de voir que vous lui continuiez vos bons offices auprès des personnes augustes et influentes qui vous honorent de leur confiance.
«Puisque vous m'invitez à une correspondance sur les affaires courantes, j'ai l'honneur de vous écrire, monsieur le maréchal, qu'il n'est plus question en ce moment de la restitution préalable de la flotte; que la France désirerait que l'hérédité dans la famille de Méhémet-Ali fût limitée à l'Égypte, Syrie et Arabie, expliquant toutefois que les frontières de la Syrie seraient portées à l'Euphrate, qui, avec le Taurus, formerait une barrière naturelle; que l'île de Candie et le district d'Adana, exclus de l'hérédité, seraient néanmoins conservés par Son Altesse jusqu'à sa mort.
«Méhémet-Ali, persuadé, comme vous voulez bien l'écrire, monsieur le maréchal, et certainement d'après des inspirations puissantes, qu'il devait se relâcher en quelque chose de ses demandes, quoique justes, bien fondées et bien défendues, pour faciliter un arrangement convenable aux puissances qui se sont mises en avant pour une intervention que je m'abstiendrai de qualifier, mais dont il n'y avait certainement pas la moindre nécessité, a saisi cette occasion pour prouver qu'il continuait dans son système de modération, et a répondu verbalement à M. le consul général de France, et que, relativement à Adana, il consentait à renoncer, pour lui et les siens, à l'hérédité de ce pays et du territoire jusqu'à Lamanos, à condition que le gouvernement en serait confié par la Porte à un de ses enfants, «qui n'hériterait pas du gouvernement d'Égypte, Syrie et Arabie; que (la possession devenant continue et non temporaire) il s'en remettait à la médiation du gouvernement français pour l'indemnité qu'il jugerait nécessaire d'accorder à la Porte en sus de ce qu'on paye pour ce district.
«Que, relativement à l'île de Candie, Son Altesse consentait à ce qu'elle fût rendue à la Porte après sa mort.»
«Vous jugerez, certes, monsieur le maréchal, que ces concessions sont très-importantes dans l'état de la cause du vice-roi et dans sa position avec la nation musulmane. Il fait la volonté des autres relativement à Candie; mais il ne peut livrer les clefs du Taurus à d'autres qu'à un des siens, et s'y résigne dès aujourd'hui, pour éviter un complot quelconque dans une époque plus éloignée, parce qu'il vise à consolider ses institutions de son vivant, afin qu'elles soient durables.
«Khosrew-Pacha, bien qu'il en inspire aujourd'hui par son hypocrisie, fille de la peur, ne sera jamais homme à travailler pour sa nation. Elle a tout à craindre de lui et de ses créatures; s'il a gardé le masque, c'est qu'il y était contraint par l'opposition franche de Méhémet-Ali. Aujourd'hui que les puissances européennes sanctionnent l'arrangement de l'Égypte avec la Porte, qu'on n'a plus à traiter simplement avec un grand vizir de mauvaise foi, on n'insiste plus sur sa démission comme nécessaire; et, privé de cet intérêt, Khosrew-Pacha ne peut durer longtemps.
«L'opinion européenne n'a pas encore rendu justice entière au capitan-pacha, qui, pour prévenir une guerre désastreuse et fatale à sa nation, divisée en deux camps, n'a pas voulu se ranger avec sa flotte sous les ordres de Khosrew-Pacha. L'opinion du capitan-pacha était partagée par tous les officiers de navire qui l'ont suivi; il n'a point forcé ceux qui étaient dans d'autres sentiments et sont rentrés à Constantinople; il n'a point conduit sa flotte à un ennemi, ne l'a pas employée contre son souverain. Il a accéléré par sa venue ici la solution d'une question qui aurait été terminée en huit jours, sans l'intervention annoncée par les ambassadeurs, et a agi en bon patriote, en bon musulman, non seul, mais de concert, ainsi que je l'ai dit, avec les officiers de la flotte, lesquels n'ont fait entendre ni protestations ni murmures, bien que stimulés à chaque courrier par des agents de Khosrew-Pacha; et, forts de leur conscience, ils souffrent patiemment d'être loin de leurs familles, très-satisfaits d'avoir pu concourir à la pacification malgré eux retardée, et d'avoir réalisé presqu'au lendemain de la bataille de Nézib la fraternisation des Turcs avec les Égyptiens, que l'on poussait les uns contre les autres à s'entre-détruire.
«Monsieur le maréchal, je vous écris currente calamo et avec tout
l'abandon; votre position à Vienne, vos titres, vos relations, vos
connaissances administratives et militaires, enfin tout en vous peut
concourir avec succès à faire rallier les opinions des personnes
dirigeant la politique actuelle, qu'elles soient au nord, au sud; et,
comme vous aviez influé pour un congrès avant les événements, vous
pourrez influer pour un arrangement prompt et définitif, d'après le
contenu de la présente. Permettez-moi, monsieur le maréchal, d'espérer
que vous n'y serez pas étranger, et agréez, etc., etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici la lettre que je répondis:
«Bergheim, le 24 novembre 1839.
«Monsieur,
«J'ai reçu, hier au soir, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 27 octobre. Sa lecture m'a fait un plaisir extrême. Je ne puis que vous répéter combien est grande mon admiration pour la sagesse, la fermeté et la haute habileté du vice-roi dans la conduite de ses affaires. Le bon vouloir du gouvernement français pour lui et l'initiative qui en a été la suite me paraissent de la plus haute importance, et, par ses concessions, le vice-roi a su concilier les intérêts bien entendus de sa sécurité et de son avenir avec la déférence qu'on doit à une grande puissance amie. Qu'il persévère dans son système, et la force des choses amènera nécessairement une solution conforme à ses désirs et vaincra les résistances qu'a créées la haine aveugle de lord Palmerston, haine réellement insensée, car les intérêts bien entendus de l'Angleterre, loin d'être opposés à ceux de Méhémet-Ali, leur sont au contraire homogènes.
«J'ai reçu des nouvelles de Paris, qui m'annoncent que le mémoire dont je vous ai parlé et dont l'envoi y a été fait, il y a environ six semaines, a produit une vive sensation; il servira ainsi à corroborer les opinions déjà adoptées par le gouvernement.
«Absent de Vienne depuis le commencement du mois, pour chasser et jouir des derniers moments du beau temps, je compte retourner dans cette ville dans deux jours, pour ne plus la quitter pendant tout l'hiver. Je ne puis donc vous donner aucune nouvelle; mais je vous renouvelle l'assurance de ne pas négliger une seule occasion de servir les intérêts du vice-roi, ni de montrer tout à la fois l'inutilité et le danger de nouveaux délais et l'avantage de hâter le moment d'une solution qui, mettant chacun à sa véritable place, peut et doit être le principe d'un grand bien pour l'avenir. Si j'ai déjà pu, par mes paroles et mes écrits, être utile au vice-roi, et si je puis encore contribuer d'une manière efficace à ramener un résultat définitif conforme à ses voeux, j'en éprouverai une grande joie, car personne ne fait pour lui et sa prospérité des voeux plus sincères et plus ardents que moi.
«Mes hommages bien empressés à Son Altesse.»
«Alexandrie, le 27 novembre 1839.
«Monsieur le maréchal,
«Je m'empresse d'accuser réception, monsieur le maréchal, de votre très-honorée lettre du 24 octobre dernier, qui s'est croisée avec celle que j'ai pris la liberté d'écrire le 27 du même mois.
«N'ayant point reçu jusqu'à ce jour celle qui a été remise à M. Abro, et dans l'incertitude qu'on puisse l'avoir bientôt, je dois vous adresser la prière, monsieur le maréchal, de m'en expliquer, par la prochaine, le contenu, dans le cas qu'il fût d'un intérêt majeur pour les circonstances du moment.
«Nous connaissons ici que ce serait à Vienne où raisonnablement pourraient recevoir une solution les affaires de l'Orient, par l'intervention européenne, soit par sa position centrale et proche de la Turquie, soit par l'influence du grand diplomate qui est à la tête du cabinet, soit enfin parce que les opinions opposées des autres gouvernements y seraient pesées en juste balance et modifiées. C'est sur cette base, aussi bien que pour répondre à l'amitié et à la confiance dont vous avez donné, monsieur le maréchal, des témoignages à Son Altesse le vice-roi, que j'avais reçu l'ordre de vous communiquer, ainsi que je l'ai fait dans ma précédente du 27 octobre, sa réponse aux ouvertures faites par le cabinet français.
«Ladite communication allant au-devant de l'offre gracieuse contenue dans votre lettre précitée du 28 du mois dernier, il est à croire qu'elle pourra être employée utilement; car, si l'on veut un arrangement stable dans les affaires turco-égyptiennes, pour arriver ensuite à s'entendre sur les affaires orientales en général, qui sont d'une portée bien plus élevée, il est indispensable que les défilés du Taurus, s'ils ne doivent pas appartenir à l'héritier de la Syrie et de l'Égypte, soient au moins entre les mains de quelqu'un qui n'ait pas intérêt à lui nuire, et, en proposant que le district d'Adana dût être rendu à la Porte à la mort du vice-roi, on manifeste une arrière-pensée qui soulèvera une autre guerre.
«J'aime à me persuader, monsieur le maréchal, que vos lumières pourront éclairer les hommes d'État à qui la question turco-égyptienne ne serait point assez familière, et leur faire comprendre que Son Altesse le vice-roi ne pourrait accepter un arrangement qui, à l'époque de sa mort, remettrait en question ce qu'il aurait obtenu pour sa famille. La possession par la Porte du district d'Adana servirait admirablement toute arrière-pensée, comme je l'ai déjà dit, et l'on doit éviter ces conséquences.
«J'ai l'honneur de vous renouveler, etc., etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici maintenant ma réponse:
«Vienne, le 27 décembre 1839.
«Monsieur,
«J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire en date du 27 novembre. Je voudrais pouvoir vous annoncer des nouvelles favorables et décisives pour les intérêts du vice-roi, mais tout est à peu près stationnaire sur la question d'Orient, et les seuls changements survenus semblent se borner à indiquer une tendance à une meilleure harmonie entre les puissances. L'Angleterre seule renferme des éléments hostiles à Méhémet-Ali; on ne peut ni comprendre l'aveuglement de sa conduite ni les erreurs de sa politique; mais le fait n'existe pas moins, on ne peut se le dissimuler. S'il n'y avait pas eu dans ce cabinet une passion violente contre le vice-roi, depuis longtemps les affaires d'Orient seraient terminées à la satisfaction de celui-ci, par suite de l'active bienveillance et de l'intérêt sincère que lui porte le gouvernement français, intérêt qu'il m'est agréable de penser que j'ai contribué à développer et à rendre durable.
«Le vice-roi est sans doute fort bien instruit de l'état des choses en général, et peut-être ne lui apprendrai-je rien de nouveau à cet égard. Cependant je lui dirai quelles sont mes croyances sur la marche probable des événements. C'est à lui à suivre ensuite la politique qu'il croira la plus convenable à ses intérêts. La France est donc l'amie sincère de Méhémet-Ali; son gouvernement suit une politique qui est d'accord avec les sympathies du pays. Le vice-roi peut et doit compter de ce côté sur un appui moral constant et sur une intervention utile toutes les fois que les circonstances en fourniront l'occasion; mais le gouvernement français ne se brouillera pas avec l'Europe pour lui.
«Il servira toujours ses intérêts quand il pourra le faire sans grand inconvénient pour lui-même, et, dans aucun cas, ne lui sera contraire; voilà les limites dans lesquelles il s'est placé, et dont il ne sortira pas. Les puissances sont en voie de s'entendre pour l'occupation des mers intérieures de Constantinople en cas d'événements majeurs qui appelleraient les Russes dans cette ville. Jusqu'à présent, je vois une harmonie plus en projet qu'en réalité, et plutôt une espérance qu'un fait accompli; car il y a des difficultés de détail à résoudre qui me paraissent compromettre le principe. Cependant on ne peut se refuser à reconnaître, ainsi que je l'ai déjà dit, une tendance amicale et une disposition à s'entendre.
«Malgré les passions de l'Angleterre, il paraît qu'on a renoncé à toute espèce de moyens d'action contre Méhémet-Ali, et que toutes les mesures se réduiront au statu quo. Mais, d'un autre côté, il paraît bien arrêté qu'on ne veut traiter avec lui qu'au moyen de sacrifices considérables pour l'avenir. En excluant une partie de la Syrie de l'hérédité, les puissances de l'Europe garantiraient à la famille de Méhémet-Ali la possession de l'Égypte et de ses autres domaines. Dans le cas contraire, et sans cette concession, elles laisseraient son sort dans l'incertitude de l'avenir et soumis aux éventualités que le temps peut faire naître. Cette double combinaison peut faire réfléchir le vice-roi. Une garantie des puissances de l'Europe est, à coup sûr, un avantage réel pour lui: elle place sa famille dans une position exceptionnelle et la met hors de pair; mais il ne faut pas payer cet avantage trop cher, et, quel que soit le prix qu'on doive y attacher, il est à propos d'en reconnaître les effets. Avant tout, on doit voir, dans la question de l'avenir, une chose de fait. C'est dans la force et une puissance effective que les successeurs de Méhémet-Ali trouveront de véritables garanties pour fonder leur sécurité; et, si la puissance égyptienne se trouvait dépourvue d'une bonne armée et privée d'argent, tandis que le sultan, étant parvenu à réunir et à organiser des moyens d'action redoutables, essayerait de reconquérir l'Égypte, je doute que les puissances de l'Europe missent une grande activité et une grande énergie à protéger cet État au moment de succomber. Quelques démarches insignifiantes et sans résultat les acquitteraient, à leurs yeux, de leurs engagements, et les successeurs de Méhémet-Ali disparaîtraient de la scène du monde.
«Pour déterminer la conduite à tenir par Méhémet-Ali, tout dépend, à mes yeux, de l'état de ses moyens matériels et de ses ressources intérieures. S'il peut soutenir d'une manière indéfinie le statu quo je crois qu'il est dans ses intérêts de s'y conformer et de ne pas se départir de la frontière qu'il demande, et qui est nécessaire à sa sûreté. S'il est fort, quoique non reconnu, son existence sera plus assurée que s'il était faible et placé sous la protection de l'Europe; et puis mille circonstances peuvent intervenir et lui offrir des chances favorables et faire désirer aux puissances d'en finir sur cette question d'Orient, qui est toujours un motif d'inquiétude et d'agitation. Je crois donc que le vice-roi doit accepter le statu quo, si quelques motifs intérieurs ne le lui rendent pas trop à charge, et en même temps ne rien négliger pour arriver à une transaction avec Constantinople; car, une fois obtenue, les gouvernements de l'Europe seront trop heureux de la ratifier pour assurer le repos de l'avenir et réparer ainsi la faute qu'ils ont commise de se mêler intempestivement d'une question qui ne les regardait pas: s'ils s'en étaient abstenus, depuis longtemps il n'en serait plus question.
«Voilà, monsieur, dans mon opinion, l'état des choses et la conduite à tenir par le vice-roi. Je le regarde comme invulnérable. Il a pris une bonne position, et les événements ne peuvent qu'amener des chances favorables dont il saura profiter avec son habileté accoutumée. Il faut attendre. Si j'apprends quelque chose qu'il lui soit utile de savoir, je m'empresserai de vous en informer. Je vous renouvelle l'assurance de ne jamais perdre une occasion de parler en sa faveur et de plaider constamment ses intérêts avec la même chaleur. En me conduisant ainsi, j'agirai dans ma conviction et trouverai un véritable plaisir à lui prouver la sincère affection avec laquelle, etc., etc.»
«Alexandrie, le 16 janvier 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Mon premier devoir, aussitôt reçue l'honorable dépêche dont il vous a plu de me favoriser en date du 27 décembre dernier, a été d'en soumettre une traduction exacte à Son Altesse le vice-roi, qui, ayant trouvé une parfaite conformité d'idées avec celles que lui suggère sa position, s'est plu à rendre hommage à l'attachement que vous lui témoignez en disant: «M. le maréchal a fait abstraction de ce qui l'entoure pour se placer un instant dans ma position; je lui en sais bon gré, car cela prouve qu'il pense réellement à moi, qui suis sincèrement son ami.»
«Rien ne gêne le gouvernement égyptien dans son intérieur; ses troupes et ses employés sont presque soldés; les agents du gouvernement payés; aucune dette arriérée à l'extérieur ou à l'intérieur, les recettes de l'année passée faisant face à l'exercice courant, et au delà; les recettes de cette année, plus abondantes que jamais pour l'année prochaine. Aussi Son Altesse a-t-elle refusé les propositions d'emprunt qui lui étaient adressées de la part des capitalistes français et de celles de plusieurs banquiers puissants de Francfort-sur-Mein, pour ne pas charger d'une dette son pays sans nécessité. La récolte des céréales, déjà favorable l'année dernière, et dont les exportations continuent, sera extrêmement plus abondante cette année-ci, et le pays sera à son aise, quoi qu'il en soit du dehors.
«Son Altesse le vice-roi s'étonne à bon droit qu'on veuille lui supposer une ambition sans bornes et des vues sur Constantinople, tandis qu'il a prouvé, après les affaires de Nézib et par son système de défense, qu'il était loin d'avoir de pareilles intentions; car, s'il les avait eues, il n'aurait pas manqué de profiter des circonstances. Cependant on devrait facilement comprendre que celui qui a tant fait doit aspirer, dans son âge avancé, à conserver seulement, à transmettre à ses héritiers.
«À part les conquêtes que Son Altesse a faites de ce pays insoumis à la Porte, les services qu'il a rendus à Candie, en Morée, et ceux bien autrement chers en Arabie pour reprendre et conserver à l'islamisme les lieux saints, auraient mérité un témoignage éclatant du souverain envers sa famille. En se défendant contre d'injustes attaques, ouvertes et cachées, il s'est trouvé possesseur d'autres pays qui lui ont été garantis sa vie durant. On le força de se défendre encore. Il pouvait conquérir, bouleverser l'empire, et il s'en est bien gardé, parce que, animé d'un esprit national, il a voulu épargner l'effusion du sang précieux qu'il était intéressé à conserver pour rendre l'empire ottoman fort et indépendant, quoiqu'il en eût menacé feu le sultan Mahmoud, parce que, le premier de tous, il avait reconnu que l'intégrité de l'empire était nécessaire à sa conservation.
«Les déclarations des cabinets ne sont venues qu'après coup, comme leurs forces ne se réunirent que trop tard pour s'opposer d'une manière sérieuse à ce qu'il aurait pu entreprendre s'il avait jamais eu les intentions qu'on lui prête. Il est impossible de ne pas croire aujourd'hui à son union franche et loyale avec le sultan et à son désir de l'assister dans la régénération de ses peuples.
«Méhémet-Ali, ayant ce qu'il possède en hérédité (hormis Candie et sauf les exceptions consenties à l'égard de l'Arabie dans sa note à la Turquie, remise à M. le consul de France à la mi-décembre, et dont la traduction est ci-jointe), sera fidèle vassal de son suzerain, qui pourra compter sur son secours en paix comme en guerre; mais, si on veut l'humilier et le punir de sa modération et de ses bonnes intentions, l'état souffrant de la Turquie sera prolongé malgré lui; il attendra et se maintiendra. La pensée d'attaquer ne trouve pas plus de place aujourd'hui que dans les époques les plus favorables; il se défendra, et, pour faire tout ce qui dépend de lui pour éviter la guerre et la rendre moins longue si on l'y forçait absolument, il vient d'ordonner que la ville d'Alexandrie fournira deux régiments de milice pour sa défense avec les soldats de la marine. Toutes les troupes régulières disponibles en Égypte, infanterie, cavalerie et artillerie, ainsi que les troupes irrégulières et les cavaliers bédouins, sont réunis dans la Basse-Égypte pour former un camp de quarante à cinquante mille hommes, qui, en quelques heures, pourront se porter sur les points de la côte menacés.
«Les compagnies d'ouvriers de l'arsenal d'ici, de celui du Caire, des différentes fabriques de l'Égypte, formeront un contingent de quelque importance d'hommes robustes, dévoués et disciplinés.
«Il est prescrit à Son Altesse Ibrahim-Pacha de se tenir constamment sur le même système de défense.
«Ces mesures ont été prises en conséquence de quelques rumeurs répandues ici par des correspondants du dehors qu'une puissance maritime se chargeait seule, et à défaut du concours des autres, d'employer des mesures pour faire agréer des propositions inacceptables au vice-roi.
«Il serait temps que ceux qui s'intéressent de coeur à la sûreté, à l'intégrité et à la force de l'empire ottoman reconnussent enfin qu'on peut amender une faute commise en agissant franchement: qu'agir contre Méhémet-Ali n'aura d'autre effet, si l'on y parvient, que de rendre toujours plus faible l'empire ottoman que l'on veut relever, parce qu'on détruira ses meilleurs matériaux et on le laissera à la merci des étrangers, surtout du plus puissant voisin; il serait temps qu'ils reconnussent qu'ils travaillent précisément en opposition de principes par eux-mêmes établis; qu'ils se persuadent que ce que l'on parviendrait à arracher à Méhémet-Ali ne pourra jamais donner de la force au sultan, tandis qu'en confirmant au premier ce qu'il possède, moyennant l'hérédité, on est sûr d'avoir, par l'organisation de ce qui existe, une bonne organisation de l'autre moitié de l'empire. Il pourra alors se suffire à lui-même sans secours de protecteurs, et devenir en peu d'années cette nation forte, intermédiaire, qui sera la sauvegarde de l'Europe.
«Méhémet-Ali a fait toutes les concessions compatibles avec sa position pour obtenir l'hérédité; il ne lui reste plus qu'à déplorer de voir ses bonnes intentions travesties ou sans croyance, et à se défendre s'il était attaqué; sa longue carrière militaire lui en fait une loi, et, s'il était écrit qu'il dût succomber, ce sera du moins au champ d'honneur, après avoir fait tout ce qui dépendait de lui pour régénérer sa nation.
«Daignez, monsieur le maréchal, agréer, etc.
Boghos-Joussouf.
NOTE REMISE DE LA PART DE MÉHÉMET-ALI
AU CONSEIL DE FRANCE ET INCLUSE
DANS LA PRÉCÉDENTE LETTRE.
«Méhémet-Ali ne peut jamais consentir à abandonner les pays qu'il possède. On ne pourra les lui arracher que par la force, et il est fermement résolu à user de tous les moyens qu'il a et qu'il aura à sa disposition pour se les conserver si l'on vient l'attaquer. Il préfère, s'il doit succomber, sacrifier toute sa famille et les siens plutôt que de leur laisser un héritage, bien et dûment acquis, mutilé par une lâcheté. Ce n'est pas un général qui peut capituler et se vendre après une honorable résistance, c'est un homme qui a travaillé toute sa vie pour l'avenir, et ne peut s'en dessaisir coûte que coûte.»
Je répondis en peu de mots à cette lettre.
«Vienne, le 30 janvier 1840.
«Monsieur,
«J'ai reçu avant-hier la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 16 janvier, et je me flatte de vous dire tout le plaisir qu'elle m'a causé. Le vice-roi a pris une attitude digne de lui, digne de ses antécédents, et dont le résultat, j'en ai la persuasion intime, sera favorable à ses intérêts. J'ai éprouvé une véritable jouissance à le voir répondre si complétement à l'idée que je me suis formée de son habileté et de son caractère. Chaque jour on reconnaîtra davantage la solidité de la base sur laquelle il s'est placé, et, pour mon compte, je n'ai pas manqué de proclamer hautement mes convictions à cet égard. Je regarde aussi comme certain que, malgré toutes les nouvelles dont sont remplis les journaux, les négociations de Londres n'amèneront aucun résultat qui lui soit contraire, et déjà divers indices prouvent l'impossibilité de s'entendre. J'applaudis cependant beaucoup aux mesures de prévoyance dont on s'occupe en Égypte et dont vous voulez bien m'entretenir. Le temps récompensera de si nobles efforts, et j'aurai bientôt, j'espère, à féliciter le vice-roi de ses succès. Il faut seulement de la patience. Je suis avec une constante préoccupation tout ce qui se passe chez vous et concerne Méhémet-Ali, et je ne perds jamais l'occasion de chercher à lui être utile quand elle se présente. Je vous demande, de votre côté, monsieur, de me tenir exactement au courant de ce qui se passe en Égypte; vous me devez cette complaisance, en raison de l'amitié que je porte au vice-roi.
«Agréez, etc., etc.»
«Alexandrie, le 16 avril 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser en date du 11 février, laquelle a beaucoup satisfait Son Altesse le vice-roi, mon maître, vous me demandiez de vous tenir toujours au courant de ce qui se passe chez nous. Dans le désir de pouvoir annoncer quelque chose de nouveau, j'ai retardé ma réponse jusqu'à ce jour; différer davantage, ce serait manquer aux égards qui vous sont dus, monsieur le maréchal, et cependant, comme rien n'est survenu, il ne me reste rien, presque rien à ajouter à la lettre écrite le 16 janvier dernier.
«Son Altesse le vice-roi continue dans son système de modération et attend qu'on lui rende justice; s'il continue ses armements, c'est uniquement dans les vues d'une défense légitime. Son Altesse Ibrahim-Pacha ne fera pas le moindre mouvement sans un ordre du vice-roi, et cet ordre ne serait donné qu'en cas qu'on fût attaqué. Vous avez eu, monsieur le maréchal, des entretiens très-fréquents et assez intimes avec Son Altesse le vice-roi pour avoir pu connaître sa manière de penser et sa loyauté; on affecte aujourd'hui de ne pas croire à ses promesses, lorsqu'il donne au jour le jour une preuve convaincante d'y être religieusement fidèle. Il attend, et sa demande malgré les événements et les circonstances n'a jamais changé, l'hérédité pour sa famille de ce qu'il possède et qu'on n'a pu lui ravir. Il proteste de son obéissance, de son attachement à son souverain, au service duquel il veut se dévouer pour relever sa nation avilie. Son grand tort n'est que de penser que les étrangers seront toujours étrangers en Turquie, que son organisation définitive ne peut s'obtenir que pas à pas, en procédant du connu à l'inconnu, en employant les musulmans déjà instruits à former ceux qui ne le sont pas, pour inspirer ensuite de l'émulation aux uns et aux autres. Voilà son tort; il est grave, parce qu'il contrarie les projets d'une puissance voisine; mais aussi tout le monde ne peut pas avoir un seul et même intérêt; si celui du vice-roi est conforme à la majorité, pourquoi l'éliminer?
«Soyez bien convaincu, monsieur le maréchal, que Son Altesse le vice-roi respectera toujours son souverain et n'ambitionne que de lui être utile, qu'il n'a aucune difficulté à reconnaître les grandes puissances, ou telle qui serait plus particulièrement indiquée, comme garant de ses obligations.
«Il suffit qu'on satisfasse à sa juste demande et qu'on se conduise à son égard avec bonne foi. Je l'ai dit et je dois le répéter, Méhémet-Ali ne commencera jamais les hostilités; mais il ne reculera pas devant la guerre, de quelque part qu'elle vienne, et alors..... Dieu seul sait ce qui pourra arriver.
«J'ai à vous annoncer que l'enthousiasme gagne insensiblement la population au Caire. Les cheiks de la mosquée El-Ahzar ont voulu être eux-mêmes à la tête des milices qui se forment avec une grande rapidité; les officiers égyptiens et étrangers s'étonnent du progrès que font journellement ces milices dans le maniement des armes.
«Agréez, monsieur le maréchal, etc.
«Boghos-Joussouf.»
Je répondis la lettre suivante:
«Monsieur,
«J'attendais de vos nouvelles avec impatience, mais n'étais nullement étonné de n'en pas recevoir, vu le statu quo qui subsiste partout. J'admire sincèrement les fortes résolutions que le vice-roi a adoptées, l'attitude qu'il a prise, et je crois fermement que cette marche le mènera au résultat que ses justes droits lui font ambitionner. Je devine cependant les embarras financiers qu'il peut éprouver; mais la force de son caractère suffit pour les vaincre, et l'Égypte, d'ailleurs, est certainement le pays du monde où l'on peut pendant plus longtemps faire de grandes choses avec peu d'argent. Cette crise aura un terme; l'opinion de l'Europe grandit chaque jour en faveur du vice-roi, et il n'est pas aujourd'hui un bon esprit qui ne comprenne combien a été intempestive une intervention où personne n'était d'accord ni sur le but ni sur les moyens, et dont l'exécution offrait des questions insolubles et des difficultés insurmontables. Les auteurs de cette intervention ne se sont pas doutés qu'elle serait, comme il est arrivé, plus à la charge de ceux qu'ils voulaient servir qu'à celui qu'ils voulaient combattre, et qu'elle tendrait à affaiblir encore un empire déjà si faible qu'ils voulaient ressusciter. Je pense donc que Méhémet-Ali doit persévérer dans le système qu'il suit, mais redoubler ses efforts pour arriver à traiter et à s'arranger directement avec la Porte. Le jour où il y sera parvenu, les gouvernements de l'Europe se trouveront soulagés d'un grand poids; et, joyeux d'un événement qui assurera la paix, ils s'empresseront de garantir ce qui aura été fait pour accroître les gages de la sécurité et du repos de l'avenir. Je crois donc que le vice-roi ne doit négliger aucun moyen pour arriver à ce résultat. Les Turcs éclairés de Constantinople doivent reconnaître qu'il n'y a aucun bénéfice et aucune sécurité pour l'empire turc à laisser au hasard de l'avenir et de la complication des intérêts de plusieurs son sort et sa destinée; les exaltés religieux doivent être mécontents de la politique suivie jusqu'à ce jour; ainsi le pacha doit avoir des appuis et des auxiliaires dans sa nation, dent le nombre devra augmenter chaque jour et ajouter l'influence de l'opinion à celle que lui donnent déjà sa politique habile et les moyens dont il dispose. Le triomphe de Méhémet-Ali et la consolidation de l'édifice politique qu'il a créé correspondent aux calculs et aux prévisions de mon esprit et satisferont aux sentiments que je lui porte.
«Adieu, monsieur, etc., etc.»
«Alexandrie, le 16 juin 1840.
«Monsieur le maréchal,
«J'avais eu l'avantage de vous écrire en date du 16 avril, et la récente lettre dont vous m'avez favorisé le 12 mai porte tous les caractères d'une réponse à ma susdite. M'étant parvenue après que Son Altesse le vice-roi s'était mis en voyage pour le Caire, j'ai rempli mes devoirs par l'envoi d'une exacte traduction; mais j'ai dû, en même temps, attendre un nouveau courrier avant que de prendre la plume pour la correspondance que vous avez daigné autoriser; l'absence de Son Altesse et le manque de nouvelles de quelque intérêt m'y obligeaient.
«Je suis heureux, monsieur le maréchal, de pouvoir vous annoncer que, par suite de la récente destitution de Khosrew-Pacha, la principale pierre d'achoppement étant levée, Son Altesse le vice-roi, suivant les impulsions plus d'une fois manifestées et toujours méconnues, a saisi la circonstance de la naissance d'une princesse, fille du sultan, pour donner à son suzerain un témoignage public et officiel de son respect et de son dévouement. En conséquence, aujourd'hui même, par bateau à vapeur exprès, Son Excellence Samy-Bey, général et premier aide de camp de Son Altesse le vice-roi, est parti pour Constantinople, porteur d'une lettre de félicitations analogue à la circonstance, et spécialement chargé d'exprimer à Sa Hautesse les assurances de toute sa soumission comme fidèle vassal, ainsi que de son désir de coopérer au bien de l'empire par tous les moyens à sa disposition. Son Excellence Samy-Bey a l'autorisation d'appuyer, par des témoignages de fait, les assurances dont il est porteur, parce que, dans la position actuelle des choses, ces preuves feront foi entière des sentiments obséquieux de Méhémet-Ali, et ne peuvent être attribués ni à la faiblesse ni à la contrainte.
Le vice-roi doit espérer que sa noble conduite ne sera pas méconnue et qu'elle portera ses fruits.
«Veuillez agréer, monsieur le maréchal, etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici ma réponse:
«Monsieur,
«Je n'ai pas eu l'honneur de répondre à votre dernière lettre et de vous écrire par le dernier paquebot, parce que je n'avais à vous mander rien d'intéressant. J'attendais avec une confiance extrême le succès de la mission de Samy-Bey à Constantinople pour faire mon compliment bien sincère au vice-roi; car je m'identifie de coeur avec lui, et désire ardemment de voir terminer cette pénible affaire qui compromet le repos de l'Europe et du monde; mais je vois le temps s'écouler sans amener le résultat que j'attendais, et en même temps les révoltes de Syrie, qui retentissent beaucoup et dont on exagère peut-être l'importance, donnent du crédit aux ennemis de Méhémet-Ali, leur fournissent des arguments et raniment leurs espérances.
«Tout semblait devoir marcher rapidement à une solution favorable, quand les bruits des insurrections du Liban ont tout suspendu et rendu tout incertain. Pour ma part, j'en ai éprouvé un véritable chagrin, et je suis persuadé encore que le vice-roi, par sa vigueur et sa résolution, d'un côté, et la modération qu'il apportera ensuite, trouvera le moyen de tout terminer dans ces parages. S'il obtient ce résultat promptement, il avancera beaucoup la solution de la question principale. Dans tous les cas, je suis convaincu que le vice-roi ne manquera pas à sa destinée et sera à la hauteur des événements qui peuvent survenir.
«Je rencontre souvent M. le consul de Danemark à Alexandrie, qui s'occupe avec zèle des intérêts de l'Égypte et me semble très-dévoué au vice-roi. Je trouve du plaisir à causer avec quelqu'un dont les opinions sont aussi en harmonie avec les miennes. Il voulait partir pour Alexandrie; je l'ai engagé à rester encore, parce que je crois sa présence utile aux intérêts du pacha.
«Veuillez agréer, monsieur, etc., etc.»
Boghos-Bey me répondit:
«Alexandrie, le 16 juillet 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Les journaux et les salons de l'Europe ont sans doute fait retentir aux oreilles des personnes marquantes que des troubles existaient en Syrie, à la montagne du Liban; car il importait à ceux qui voulaient arracher cette province à sa domination actuelle de faire exécuter un mouvement qui pût donner crédit à leurs présages diplomatiques et les établir sur le trépied de prophètes.
«Le mouvement a eu lieu, en effet; mais, comme il devait essentiellement tenir de l'essence de sa création étrangère, il ne put jamais prendre naissance dans le pays; il n'a eu aucune base fixe, aucun but avoué, aucun chef de marque. De pauvres montagnards ont été trompés; leurs yeux n'ont pu se dessiller qu'au moment où le gouvernement égyptien s'est vu dans la nécessité de prouver que, s'il leur avait accordé du temps pour se reconnaître, c'était l'effet de la magnanimité de notre vice-roi (qui veut le repentir du coupable plutôt que sa destruction) et non de la faiblesse.
«Sans faire le moindre déplacement dans les cantonnements des troupes en Syrie, et en écrivant à son fils Ibrahim-Pacha qu'il en faisait son affaire, Méhémet-Ali a réuni à Beyrouth, Saïda et Balbeck un nombre plus que suffisant de troupes pour réduire les insurgés, quand même ils auraient opposé une opiniâtre résistance. Son Altesse Abbas-Pacha fut envoyé d'Égypte pour commander en chef les opérations.
«Vous comprendrez, monsieur le maréchal, que, ces dispositions achevées, tout devait se terminer sans autre délai. On signifia aux chefs insurgés, gens de nulle valeur, de mettre bas les armes; ils firent sentir qu'ils se rendraient si on leur assurait des avantages personnels. Une pareille proposition faisait sentir que le mouvement insurrectionnel demeurait toujours factice et n'avait point de racine dans la population; mais il aurait été honteux de l'accepter, et, après avoir signifié le refus, on en vint aux armes.
«Cette démonstration fit évanouir tous les projets conçus sur l'opinion d'une faiblesse qui n'existait que dans des cerveaux malades; on s'empressa de livrer les armes et d'implorer le pardon.
«Je renouvelle, monsieur le maréchal, etc.
«Boghos-Joussouf.»
«Alexandrie, le 27 août 1840.
«Monsieur le maréchal,
«J'ai eu l'honneur de recevoir et de soumettre à Son Altesse le vice-roi la lettre que vous avez bien voulu m'adresser le 25 juillet dernier. Son Altesse, qui apprécie en tout temps vos bons conseils, a remarqué avec plaisir une coïncidence nouvelle dans les idées; les troubles de la Syrie ont été apaisés par la vigueur de sa résolution, accompagnée et suivie de sa modération. Aussitôt que les Maronites ont quitté la partie et remis leurs armes, la montagne du Liban a été évacuée par les troupes, afin de prévenir les excès auxquels leur présence aurait pu donner lieu; les chefs mêmes des révoltés ont obtenu la vie sauve et ont été expédiés au Sennaar.
«Il a été fort malheureux que les cabinets de l'Europe, très-mal renseignés depuis quelque temps par leurs agents officiels, aient pu croire que de pareils troubles, dans une province comme la Syrie, pussent se changer en insurrection générale. Aucun motif de plaintes sérieux n'avait été donné, et ceux qui ont forgé des griefs pour remuer les masses ne sont parvenus à séduire qu'un petit nombre; les faits l'ont prouvé à l'évidence. Ces troubles mêmes auraient été plus tôt étouffés si Son Altesse le vice-roi n'avait pas ordonné à Son Altesse Ibrahim-Pacha de ne point s'en inquiéter, qu'il en ferait son affaire.
«Cela est d'autant plus malheureux, qu'il a pu faire prendre avec une précipitation que rien ne saurait justifier, et presque ab irato, une décision à Londres, criante d'injustice contre Son Altesse le vice-roi, et tellement criante, qu'elle a été repoussée à Constantinople même parmi les ennemis de Méhémet-Ali; mais les personnes dirigeantes n'ont d'autre planche de salut que l'importance que leur donnent la question actuelle et l'appui de l'étranger.
«Rifaat-Bey, commissaire de la Porte, a notifié cette décision à Méhémet-Ali, le 16 août. Son Altesse lui a exprimé combien il était peiné de voir que le sultan, qui lui avait fait concevoir, depuis son avènement au trône, les meilleures espérances d'un arrangement direct plus ou moins éloigné, et toujours basé sur le dévouement de Méhémet-Ali à sa personne et au bien de sa nation, voulût s'appuyer sur une décision prise à l'étranger sur des pièces fausses ou erronées; qu'elle croyait, d'après cette tournure des affaires, devoir s'en remettre à la médiation de la France, mieux instruite et plus désintéressée dans la question; qu'elle n'attaquerait pas en attendant, ne voulant point se prévaloir des circonstances, mais qu'elle se tiendrait en mesure de repousser la force par la force.
«Les quatre consuls généraux ont ensuite adressé à Son Altesse leurs réflexions sur la nécessité de se soumettre à la décision émanée; et, comme le vice-roi en a témoigné le désir, ces réflexions furent remises par écrit, escortées d'une lettre d'accompagnement. Hier 26, Rifaat-Bey, avec les quatre consuls généraux qui seuls ont empêché son retour à Constantinople, depuis la réponse qui lui a été donnée, s'est présenté de nouveau à Son Altesse le vice-roi, espérant sans doute que son opinion se serait modifiée depuis l'arrivée de la presque totalité de l'escadre anglaise sur notre rade, avec l'amiral Stafford et deux frégates autrichiennes. Son Altesse se contenta de lui dire «Dieu seul prend et distribue les empires.» Le consul anglais voulant répliquer, le vice-roi dit alors: «Tout est inutile, car je n'ai rien d'autre à ajouter.»
«Notre côte est garnie de batteries, pour empêcher un coup de main. Il y a assez de troupes pour repousser un débarquement; d'autres sont en marche et arriveront demain probablement. Les vaisseaux sont embossés sur deux lignes, dans le port, près des passages, et quatre d'entre eux défendront spécialement l'arsenal et le bassin où l'on a placé les autres navires moindres, préparés pour être coulés bas dans le cas d'urgence. La grande passe du port a été fermée avec des caissons remplis de lest; de sorte que les seuls bâtiments avec très-peu de tirant d'eau pourront entrer dans le port vieux.
«Les provenances du dehors sont, par les pilotes, conduites dans le port neuf, où les navires marchands débarqueront; ils ne passeront dans le port vieux qu'après s'être assurés par la visite qu'ils sont vides, prêts à charger, et n'ayant pas de matières inflammables.
«Je ne finirais pas si je vous détaillais toutes les mesures qui ont été prises, ou qui se prennent par précaution.
«La Syrie est complétement tranquille. Les propositions que le commandant Napier a faites à Son Excellence Abbas-Pacha, le 14 août (deux jours avant la notification de la décision de Londres à Méhémet-Ali), ont été repoussées; il en a été de même des ouvertures faites à Hassan-Pacha, général de division des troupes de Constantinople.
«L'émir Bechir a assuré le vice-roi de toute sa fidélité et du désir de la Montagne, qui ne veut ni étrangers ni insurrection.
«Des corps de troupes nombreux gardent toutes les côtes de la Syrie, et les vaisseaux anglais ne pourront, en dernière hypothèse, jamais commander au delà de la portée de leurs canons.
«Son Altesse Méhémet-Ali a bon espoir que l'on saura enfin la vérité en Europe, et qu'on reconnaîtra combien l'on a été trompé sur la portée de la prétendue révolte de la Syrie. Que si on s'est fourvoyé une seconde fois, le 15 juillet, à Londres, comme on s'est fourvoyé à Constantinople en réclamant la demande d'intervention, il y aura toujours moyen (à moins qu'on ait des raisons pour soulever une guerre générale) de conseiller au sultan d'user de sa munificence, et, en faisant un acte de souverain favorable à Méhémet-Ali, rendre à la Turquie sa force et à l'Europe le repos.
«Je suis, etc., etc.
«Boghos-Joussouf.»
Ma réponse était conçue en ces termes:
«Monsieur,
«Mon retour tardif à Vienne m'a empêché de répondre par le paquebot dernier à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 28 août, et en même temps de vous entretenir de la mesure insensée prise à Constantinople contre le vice-roi. Vous imaginez sans peine la sensation que j'en ai ressentie; mais ce que je regrette de ne vous avoir pas dit plus tôt, c'est que cet acte, qui a eu une désapprobation universelle, a mécontenté de la manière la plus vive le prince de Metternich, et que l'internonce autrichien, qui y a concouru, a été l'objet de son blâme le plus sévère. Cet événement, jugé partout en Europe de la même manière, accélérera je l'espère la fin d'une crise dont tout le monde souffre, et servira probablement les intérêts du vice-roi, au lieu de leur être contraire. L'attitude qu'il a prise et qu'il conserve, les concessions qu'il a faites en dernier lieu, et qui paraissent suffisantes à tout ce qui n'est pas aveuglé par la passion, sont des motifs de croire que tout s'arrangera bientôt. C'est un voeu que je forme ardemment; personne ne s'en réjouit davantage, comme personne plus que moi n'admire plus sincèrement la dignité et la raison qui ont constamment présidé aux résolutions du vice-roi.
«Veuillez, etc., etc.»
«Alexandrie, le 16 septembre 1840.
«Monsieur le maréchal,
«J'ai eu l'honneur de vous adresser ma dernière lettre sous date du 27 août dernier; et, sans en attendre la réponse, je suis l'engagement pris avec vous, monsieur le maréchal, de vous tenir au courant de ce qui se passe dans nos contrées.
«Son Altesse le vice-roi a fait appeler les quatre consuls généraux, quelques jours avant l'expiration du dernier terme, et leur a déclaré qu'il acceptait la disposition du traité de Londres quant à l'hérédité de l'Égypte, etc.; mais que son intention était, en fidèle vassal, de représenter à son souverain ses services passés, et d'obtenir de lui et de l'équité de ses augustes alliés une plus large part en ce qui concerne la Syrie. Sa dépêche fut envoyée à Constantinople, d'où elle aura été communiquée aux principales cours d'Europe.
«Lorsque le terme expira effectivement, Son Altesse le vice-roi étant indisposée, elle délégua Son Excellence Samy-Bey pour recevoir les commissaires de la Porte et MM. les consuls généraux. Cette séance ratifia officiellement ce qui avait déjà été dit et proposé dans la première.
«Rifaat-Bey partit alors pour Constantinople. Par cette conduite, Son Altesse, qui est bien décidée à résister à l'injustice et à ne céder qu'aux armes ce qu'il doit à ses armes, a voulu prouver qu'il aime à tenir de son souverain cette faveur et ne veut nullement empiéter sur ses droits; mais, d'un autre côté, si la politique passionnée des étrangers ne reconnaissait pas qu'il ouvre une dernière porte pour la pacification de l'Orient, qu'il ne peut aller plus loin; si on avait des arrière-pensées contre l'existence de l'empire et qu'on voulût sa destruction en commençant par lui tirer le peu de sang qui reste dans ses veines, alors, dis-je, le devoir de Son Altesse se trouvera tracé.
«Méhémet-Ali, obligé, forcé de lutter, soit pour son existence, soit pour sauver l'empire, n'aurait plus de ménagement à garder. Il sait bien qu'en dépit de tous les efforts rien de sérieux ne peut être tenté contre lui qu'au printemps prochain; et, à moins que tout sentiment de justice, à moins qu'il y ait dans tous les cabinets, chez toutes les nations intéressées à la tranquillité de l'Orient, un éblouissement dont on ne saurait se rendre compte, il ne sera pas seul dans la lutte. L'histoire n'aura pas à dire que toutes les nations policées se sont coalisées pour étouffer la civilisation renaissant en Orient par l'Égypte, qui avait été son premier berceau.
«J'ai dit étouffer la civilisation renaissante, parce qu'il est inévitable que les pachas de la Porte se borneraient à des démonstrations, comme l'on fait à Constantinople, et que Méhémet-Ali et sa dynastie peuvent seuls donner le complément aux institutions solides implantées sur ce sol.
«Je déplore toujours que le cabinet autrichien, ami réellement de la Turquie, se soit laissé entraîner par je ne sais quelle illusion ou quelle nécessité. On s'accorde à dire que Son Altesse le prince de Metternich avait énoncé une opinion contraire: en effet, le plus habile diplomate de notre siècle devait mieux apprécier les choses qu'il ne l'a fait.
«La sollicitude, ou, pour mieux dire, la passion que les agents anglais déploient en cette circonstance, prouve qu'il y a un but à eux particulier. M. le colonel Hodges cherche à donner de la gravité aux moindres événements pour forcer la patience du vice-roi à se lasser; mais Son Altesse n'est pas seulement un guerrier heureux, on doit le voir. Je prends la liberté de vous adresser, monsieur le maréchal, les pièces relatives à une dernière affaire dont les journaux s'empareront sans doute. Il est juste que vous sachiez qu'une barque du pays, ou tout autre transport par eau ou par terre, qui voudra abusivement arborer pavillon anglais pour faire des actes illicites, pourra le faire en toute sécurité, sauf, dans le cas contraire, à entendre signifier que le pavillon anglais est insulté pour être obligé de se rendre à la Douane; je dis signifier, car aucun raisonnement n'est plus admis.
«Est-ce que les quatre puissances alliées ont jamais entendu faire les affaires particulières de l'une d'elles, tout en annonçant vouloir pacifier l'Orient? Cela n'est pas croyable; mais il n'est pas moins vrai, par le fait, qu'une d'elles agit activement et seule.
«Daignez agréer, monsieur le maréchal, etc.
«Boghos-Joussouf.»
«Alexandrie, le 6 novembre 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Le prix que Son Altesse le vice-roi, mon auguste maître, attache à votre bienveillante amitié et à vos conseils lui a fait recevoir avec beaucoup de satisfaction la lettre dont vous m'avez honoré, monsieur le maréchal, en date du 3 octobre. Son Altesse m'a chargé de vous en présenter ses remercîments et de vous répéter qu'elle désire beaucoup que vous puissiez, dans vos moments de loisir, donner suite à votre correspondance.
«Des nouvelles peu favorables concernant la Syrie doivent être en ce moment répandues dans le public. Vous m'avez imposé le devoir, monsieur le maréchal, de vous tenir au courant des événements; je le remplirai fidèlement.
«Vous ne devez pas ignorer les dissidences qui se sont manifestées depuis des siècles entre les chefs et les sectes du Liban. Ces dissidences, dont le germe n'a pu être entièrement détruit par le court espace de temps écoulé depuis que la Syrie entière se trouvait sous la domination de l'Égypte, ont été exploitées, je ne vous dirai pas au profit de qui, mais au détriment de la tranquillité locale.
«L'émeute venait d'y être comprimée, et Son Altesse traitait avec humanité et avec clémence les chefs des troubles; j'en donnai avis au corps consulaire le 15 juillet, et le même jour on signait à Londres une convention qui déclarait Méhémet-Ali incapable de gouverner la Syrie.
«Vers les premiers jours d'août parurent les vaisseaux anglais devant Beyrouth; le 14, devant Alexandrie. Je ne vous détaillerai point ce qui a été dit ou fait, car cela est déjà du domaine public; mais ce qu'il m'importe de vous faire bien remarquer, monsieur le maréchal, c'est qu'il y avait à défendre une côte syrienne de cent vingt-cinq lieues de longueur, dépourvue d'ouvrages propres à résister aux batteries de plusieurs vaisseaux (et on en a employé dix, sans compter les frégates, corvettes, et six à huit bateaux à vapeur de grande force); il était donc impossible de résister sur la plage à toute démonstration sérieuse sans exposer des soldats en pure perte, comme il était impossible de refouler les troupes débarquées, qui se tenaient sous la protection des batteries des vaisseaux. Successivement donc il a fallu abandonner plusieurs points de la côte, et alors les montagnards, en dissidence avec l'émir Bechir, ont pu recevoir des armes et de l'argent, ce qu'ils ne refusent jamais pour se rendre forts et indépendants chez eux. Son Altesse Ibrahim-Pacha, voulant ramener ceux-ci par la douceur, leur fit demander le motif de leur mécontentement. Ils répondirent qu'ils n'avaient pas de griefs contre le gouvernement égyptien, mais qu'ils étaient vexés et pillés par l'émir Bechir, que ce gouvernement soutenait; alors Son Altesse Ibrahim-Pacha fit publier par toute la montagne que dorénavant l'émir Bechir n'avait plus à recevoir aucun impôt. Ce dernier, voyant que les partis qui lui étaient contraires étaient armés par les Anglais, et que son influence avait reçu un échec de la part du gouvernement égyptien, jugea que sa position n'était plus tenable, se rendit au camp des Anglais et fit sa soumission avec cent vingt personnes de sa suite. Ils ont tous été embarqués pour Malte.
«Un nouvel émir Bechir, hostile au gouvernement égyptien, a été nommé, et toute la montagne se trouve dans l'anarchie la plus complète. Son Altesse Ibrahim-Pacha a dû juger convenable de ne pas laisser ses troupes dans un lieu où elles n'auraient pu être d'aucune utilité; une retraite fut opérée derrière le Liban, se rapprochant des plaines, et dans celle-ci, comme dans les mouvements antérieurs, par l'effet de la séduction comme par celui des traînards, on compte de cinq à six mille hommes qui se trouvent passés à l'ennemi, et avec eux un drapeau de régiment.
«Les montagnards ne sont guère disposés à quitter leurs positions pour se battre les uns contre les autres; ils se bornent à intercepter les communications et à piller tout ce qu'ils trouvent, amis ou ennemis. Nos courriers ne peuvent passer sans escortes considérables.
«Je doute que les Anglais puissent être satisfaits de leur oeuvre, et surtout que le sultan puisse jamais reprendre la domination de la montagne par ses propres moyens, à moins qu'il ne se contente d'une illusion. Voilà comme on rétablit l'intégrité de l'empire ottoman.
«Son Altesse Ibrahim-Pacha, ayant avec lui Son Excellence Soliman-Pacha et vingt-cinq mille hommes de troupes, devait en recevoir quinze mille de l'armée du Taurus, qui a ordre de ne pas quitter ses cantonnements; il se trouvera donc avec un effectif de quarante mille hommes. On va envoyer du Caire, à sa rencontre, six régiments, tant cavalerie qu'infanterie, pour faire diversion et rouvrir les communications; ils sont sous les ordres de Leurs Excellences Achmet-Pacha et Ibrahim-Pacha jeune, tous deux neveux du vice-roi, lesquels étaient employés à la guerre d'Arabie; avec eux, un corps nombreux de Bédouins pour avant-garde et flanqueurs.
«Il reste à voir à présent si les troupes débarquées en Syrie, quoique ayant des officiers anglais à leur tête, voudront bien en venir à une affaire, car on ne peut pas dire qu'il y ait eu d'engagement jusqu'à présent. Si on a jeté l'anarchie dans le Liban, on n'a pas conquis la Syrie pour cela, et les nouvelles que l'on envoie de Syrie à Constantinople, d'où elles se répandent dans les journaux européens, quoique forgées pour donner du contentement au sultan et de l'impulsion aux sujets de la Porte, ne sont pas moins accompagnées de très-puissantes demandes d'argent et de troupes. Son Altesse le vice-roi, toujours avec son sang-froid ordinaire, n'envisage pas encore comme arrivé le moment d'employer des moyens extraordinaires. Elle est fort persuadée qu'on éclairera le sultan, et ne veut se prêter à rien qui puisse troubler son empire ou faire chanceler son intégrité.
«J'ai l'honneur de vous réitérer, etc.
«Boghos-Joussouf.»
«Alexandrie, le 6 novembre 1840.
«Monsieur le maréchal,
«Honoré par la bonté de Son Altesse le vice-roi, mon auguste maître, qui me permet d'assister quelquefois à ses conseils et d'y exprimer librement mon opinion, je prends la liberté, monsieur le maréchal, de vous adresser cette lettre particulière, où je viens réclamer le concours de vos lumières pour agir et parler en temps et lieu dans les vrais intérêts de celui que vous appelez votre ami et que je révère comme mon maître et bienfaiteur, de celui auquel j'ai voué toute mon existence, comme un faible acquit de toutes les obligations que sa confiance m'impose.
«Vous avez parcouru l'Orient, monsieur le maréchal, et avez pu juger de ce qui existe, de ce qui peut former l'intégrité de l'empire ottoman; vous avez connaissance pleine et entière des débats qui ont eu lieu dans la question actuelle, et des sentiments élevés de Son Altesse le vice-roi; vous avez dans votre dernière lettre approuvé la dignité et la raison qui ont présidé aux résolutions prises dans des circonstances difficiles. Vous n'ignorez pas que Son Altesse aurait désiré en appeler à la médiation de toutes les puissances qui doivent chercher le maintien de la paix, et que la France seule, étant exclue de la convention du 15 juillet, se trouvait nécessairement la seule des hautes puissances à qui la médiation fût échue, et avec d'autant plus de raison, qu'elle avait toujours donné des conseils pacifiques, malgré son abstention de concourir aux mesures proposées et ensuite adoptées contre l'Égypte.
«Néanmoins, ayant toujours considéré la mission Brunow sous un point de vue où la question égyptienne n'était que secondaire, j'ai dû concevoir l'espérance que d'autres cabinets ne seraient pas aussi hostiles à Méhémet-Ali que celui de Londres, quoique possiblement poussés par des rapports haineux. La haute sagesse de Son Altesse le prince de Metternich m'a toujours fait croire qu'elle n'a pas accédé de plein gré à ladite convention, et qu'elle profiterait des nouvelles circonstances pour rétablir l'équilibre que d'autres circonstances l'avaient forcé d'abandonner.
«En cela la conduite de Méhémet-Ali servira admirablement ceux qui chercheront à lui faire rendre justice. La Prusse, selon toutes les apparences, suivra les impulsions du chef de la diplomatie européenne et marchera avec l'Autriche. La France, quoi qu'on en dise et qu'on imprime, vu l'état des partis qu'elle a dans son sein et les progrès de son industrie, n'entrerait dans une guerre que forcée par une nécessité absolue et pour son compte. Ainsi je compte déjà trois cabinets sur cinq enclins à la paix.
«Restent les deux antagonistes, aujourd'hui alliés, entre lesquels les autres auront de la peine à maintenir la balance. La Russie, par sa force et son voisinage, exercera toujours une grande influence sur l'empire ottoman. Cette influence lui est aujourd'hui disputée et presque enlevée par l'Angleterre, qui, étant trop éloignée, cherche à prendre des positions rapprochées, aux dépens du sultan qu'elle entend protéger et au détriment des tiers. Quelles qu'en soient les suites, l'Égypte ne devrait pas compter la Russie au nombre de ses ennemis. Cette idée se trouve renforcée lorsque je jette les yeux sur une dépêche que la chancellerie impériale a adressée à M. le comte de Médem, consul général russe en Égypte, le 21 juin 1839, signée par M. le comte de Nesselrode. Son Altesse le vice-roi ne s'est en rien écarté de la volonté de Sa Majesté l'empereur Nicolas, relatée mot à mot dans la susdite dépêche. Il peut donc espérer que la Russie ne lui sera plus ennemie, comme elle ne chercherait à lui faire aucun mal tant qu'il se bornera à défendre ce qu'il possédait du consentement de son souverain.
«Cependant il devient inexplicable aujourd'hui que la Russie, qui n'a aucun grief à opposer à Méhémet-Ali, veuille, par son consentement et au besoin par ses forces, concourir à l'abaissement du même Méhémet-Ali et lui enlever la Syrie et le pachalick ou le district d'Adana, qu'il possédait déjà du consentement de son souverain, et cela lorsque Méhémet-Ali n'a point tiré parti de sa position heureuse, après Nézib, pour accélérer la fin du différend, précisément par respect pour les puissances et d'après leurs assurances bienveillantes.
«Monsieur le maréchal, permettez-moi, ainsi que je l'ai dit, d'invoquer vos propres lumières et les liaisons que votre éclatant mérite vous a procurées avec des personnes augustes, pour avoir en détail, par les faits comme par le raisonnement, votre opinion sur la conduite du cabinet de Saint-Pétersbourg et sur ses intentions envers Méhémet-Ali et sa famille.
«Vous me rendrez un grand service, monsieur le maréchal, en m'aidant à fixer mes idées sur ce point important, et vous me faciliterez les moyens de me rendre utile à mon auguste maître.
«Je vous prie, en attendant, d'excuser le trop de liberté dont je fais usage en cette occasion; vous m'y avez encouragé et ne saurez me blâmer à présent; daignez recevoir enfin l'expression du respect et du dévouement avec lesquels, etc., etc.»
Je lui répondis la lettre suivante:
25 novembre 1840.
«Monsieur,
«Je viens de recevoir les deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 6 novembre, et je vous prie de remercier le vice-roi des souvenirs qu'il me conserve et du prix qu'il met à mon amitié. Elle est sincère et me cause en ce moment de véritables chagrins par suite des événements funestes qui se succèdent en Syrie, événements hors de tous les calculs et de toutes les prévisions. Je plains sincèrement Méhémet-Ali, et moins encore des revers de fortune qu'il éprouve que des circonstances qui les accompagnent; on n'a jamais vu une armée désorganisée au point où paraît l'être l'armée égyptienne, tant sous le rapport moral que sous le rapport matériel. Cette armée, dont les succès sont encore dans tous les souvenirs, a donc été bien abandonnée pour être devenue en si peu de temps si différente de ce qu'elle était et de ce que je l'ai vue. Je suis d'autant plus affligé de ce qui se passe, que ces événements diminuent l'intérêt que les amis du pacha lui portaient en Europe et leur ferment la bouche. À mon avis, le vice-roi n'a rien de mieux à faire aujourd'hui que d'en finir promptement et d'accepter les offres qui lui sont faites en ce moment. La dignité de son caractère ne peut être compromise, puisqu'il a cédé à la force irrésistible des choses. Il y a une limite que la raison ne doit pas dépasser, et, quand tous les moyens dont on dispose fondent entre vos mains, il faut éviter tout ce qui peut en accélérer la destruction.
«Il me serait difficile de vous répondre avec détail, vu le peu de sûreté de la correspondance, sur les questions que vous m'adressez dans votre lettre particulière; mais ce que je peux vous dire ici, c'est que, dans mon opinion, le changement de politique survenu dans la conduite de quelques puissances à l'égard de Méhémet-Ali ne vient pas de sentiments qui lui sont contraires, mais de circonstances qui lui sont étrangères. En un mot, il n'est pas le but, mais l'occasion d'une nouvelle politique suivie par elles; et j'ajouterai que je ne doute cependant pas qu'elles ne désirent sincèrement la conservation de Méhémet-Ali et de sa famille en Égypte. Les dernières décisions de la conférence de Londres, résultat de leur influence, en sont une preuve irrécusable. Mais elles désirent aussi que Méhémet-Ali se prête à arrêter promptement un torrent qui semble vouloir le renverser.»
«Alexandrie, le 26 décembre 1840.
«Monsieur le maréchal,
«La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 25 novembre
dernier est venue confirmer entièrement nos idées dans les suppositions
qui motivèrent les questions du 6 novembre, et, dans ces sentiments, Son
Altesse le vice-roi se conduisait tout à fait dans la ligne des conseils
que renferme votre susdite, parvenue ici le 15 courant. Des avis
indirects annoncent qu'on se disposait à envoyer de Constantinople un
personnage distingué à Alexandrie; ainsi nous ignorons la décision qui
sera prise et sommes dans l'attente. De notre côté, il ne reste plus
rien à faire. Son Altesse le vice-roi me charge de vous présenter, etc.,
etc.
«Boghos-Joussouf.»
Voici ma réponse à la précédente:
«Vienne, le 23 janvier 1841.
«Monsieur,
«J'ai l'honneur de vous accuser réception de la lettre que vous avez bien voulu m'écrire le 26 du mois dernier. Vous imaginez la part sincère que j'ai prise aux malheurs qui ont affligé le vice-roi, en même temps que j'ai admiré sa sagesse et sa prudence. Un homme d'un esprit aussi supérieur sait toujours se soumettre à l'empire de la nécessité. J'ai donc éprouvé une véritable satisfaction de le voir, en dernier lieu, se décider à prendre un parti que je regardais comme un moyen de salut pour lui. Je ne puis pas vous dire combien les intrigues dont Constantinople est le théâtre me causent d'humeur et d'ennuis. Cependant, l'Angleterre exceptée, je crois pouvoir vous assurer que les dispositions des autres puissances sont bienveillantes pour Méhémet-Ali et sincères dans leurs rapports avec lui. Je ne doute donc pas que l'on s'accorde à le faire investir enfin de l'hérédité qui lui a été promise. Je m'en réjouirai sincèrement, et fais des voeux pour qu'une fois le calme revenu, un ordre régulier établi et la paix assurée, le vice-roi s'occupe à réparer les maux que de longs efforts et de grands sacrifices ont fait éprouver à l'Égypte. Cette illustre contrée mérite de jouir d'un bien-être qui assure l'établissement fondé par Méhémet-Ali.
«Je suis reconnaissant du prix que le vice-roi attache à mes conseils; les circonstances me faisant croire qu'il est opportun de lui en adresser, je le fais avec empressement, comme je saisirai toujours avec plaisir l'occasion de lui être utile. Ainsi mon affection pour lui ne cessera jamais d'être la même.
«Veuillez agréer, etc., etc.»
«Alexandrie, le 6 avril 1841.
«Monsieur le maréchal,
«J'aurais désiré, en reprenant la plume pour vous écrire, pouvoir vous annoncer quelque chose de positif sur le sort de cette Égypte à laquelle vous prenez tant d'intérêt. Ce désir a été cause du retard que j'ai mis à vous accuser réception de votre honorée missive du 23 janvier dernier. Je ne m'arrêterai point à vous détailler le hatti-schériff que l'on a envoyé à Son Altesse Méhémet-Ali, ni la manière avec laquelle il a été reçu. Toute l'Europe en est informée aujourd'hui, et vous avez dû sentir l'impossibilité d'accepter des conditions de cette nature, aussi bien que la réserve mise en les repoussant.
«Ces conditions, si elles sont l'ouvrage de la Porte elle-même, des hommes du Divan, prouvent leur ineptie et leur parfaite insouciance du bien ou du mal de l'empire. Si elles sont dictées ou conseillées par quelques puissances étrangères, à part le blâme sévère qui tombe sur les ministres ottomans, elles doivent éveiller l'attention des autres puissances européennes sur le but et le moyen qui tendent également à la destruction, et les obliger à se demander: À qui le profit? à qui le dommage?
«Beaucoup de personnes impartiales désireraient qu'une occasion pût se présenter pour faire cesser l'isolement de la France dans la question d'Orient, isolement assez naturel d'après la manière de voir que le gouvernement français peut avoir acquise sur l'indépendance et l'intégrité de l'empire ottoman, par les relations véridiques et exemptes de passion de ses agents. Il était impossible de prévoir qu'une occasion aussi favorable se présenterait pour ce rapprochement; car toute puissance désirant sincèrement la paix demeurera convaincue des raisons qu'avait la France de s'abstenir, et trouvera en cela même une occasion de ralliement pour le bien-être de l'Orient et de l'Europe entière.
«L'Égypte doit compter beaucoup sur la position que la France a prise, parce que les faits n'ont point tardé à justifier que sa manière de voir était la plus exacte et la plus en rapport avec la véritable situation de l'Orient; aussi elle a appris qu'une politique plus adaptée aux circonstances surgira du chaos dans lequel on s'est jeté, qu'on ne voudra plus sacrifier le peu qui existe à des principes, lorsqu'ils manquent d'appui moral dans le pays où l'on veut les imposer. Cependant cet espoir pourrait être déçu, dans l'incertitude des choses humaines. Toutes les puissances sont aujourd'hui armées extraordinairement; une étincelle peut tout embraser, et alors n'est plus neutre qui veut. Son Altesse a recours à vos lumières et à votre expérience, monsieur le maréchal, pour tracer la conduite de l'Égypte, ne fût-ce que dans un billet séparé et sous le plus grand secret, et cela ajouterait encore à la reconnaissance qui vous est vouée.
«Méhémet-Ali m'a dit: «Le maréchal m'a honoré du titre d'ami; l'amitié ne fait pas défaut en des temps difficiles. Écrivez-lui, et je suis sûr qu'il trouvera moyen de nous faire parvenir ses bons conseils.»
«Daignez agréer, etc.»
Je lui répondis:
«Monsieur,
«J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 6 avril. Vous imaginez sans peine le chagrin véritable que j'ai ressenti en voyant les embarras nouveaux du vice-roi, les exigences de la Porte envers lui, et les conditions peu convenables qu'elle a voulu lui imposer. Méhémet-Ali a pris, dans les circonstances où on l'a placé, le seul parti raisonnable, et suivi la seule conduite qu'il y eût à adopter. Il n'y a pas de personne sensée, en Europe, qui ne l'approuve dans les refus qu'il a faits; et, en cela, il prouve l'intention de remplir ses engagements: car, pour pouvoir le faire, il ne faut prendre que des engagements exécutables. Je pense donc que, dans ses intérêts bien entendus, il doit conserver l'attitude qu'il a prise; montrer au sultan un grand respect, et accepter toutes les conditions exécutables et compatibles avec sa sécurité et un avenir tranquille. Ma conviction intime est que toutes les puissances veulent l'hérédité effective dans la famille de Méhémet-Ali, avec la suzeraineté réelle du Grand Seigneur. Et, si les intrigues à Constantinople ont pu faire croire à la mauvaise foi du gouvernement ottoman, les décisions de la conférence de Londres donnaient en même temps la preuve d'un tout autre esprit. Aussi, quand l'hérédité stipulée dans le hatti-schériff ouvrait une large porte aux intrigues et à la corruption, et, par suite, aux désordres, la conférence voulant que l'hérédité fût simple et par ordre de primogéniture, je crois que les trois objets les plus importants sont fixés aux yeux des cabinets de l'Europe: succession établie et acquise par droit de naissance, et qu'une incapacité démontrée pourrait seule supprimer; nomination réservée à Méhémet-Ali des officiers de son armée jusqu'au grade de colonel inclusivement; garantie de sa sûreté; tribut établi par abonnement et évalué à une somme fixée, seule manière de terminer cette question, dans laquelle un contrôle est impossible sans amener la confusion. Ces trois points, sur lesquels tout le monde me paraît d'accord, concédés par la Porte, le vice-roi doit se rendre facile sur tout le reste: sa position est grande et son avenir assuré. Mais, en même temps et dans tous les cas, je l'engage beaucoup à ne rien négliger pour tenir en bon état et compacts son armée et son trésor, en adoucissant, autant que possible, le sort de ses sujets; car, quels que soient les droits reconnus et les titres légitimes dont on est revêtu, le moyen le plus sûr de leur durée et de leur force, c'est de posséder la puissance de les faire respecter.
«J'espère donc que Méhémet-Ali pourra bientôt se livrer à des travaux intérieurs et à des améliorations qui ne seront pas sans gloire et sans utilité pour lui.
«Recevez, monsieur, etc.»
RELATION
DE LA BATAILLE DE NÉZIB
«Nézib, le 25 juin 1839 (14 rebiul-achar 1211).
«Monsieur le maréchal,
«J'ai reçu, avant mon départ de Saïda, l'ouvrage que vous avez eu la bonté de m'envoyer, avec une lettre à la date de 1837. Je présume que l'ouvrage que vous m'avez adressé ne m'est point arrivé, et qu'on en a substitué un autre. J'ai écrit à Votre Excellence trois ou quatre lettres, qui toutes sont restées sans réponse. Je présume, et j'ai des raisons de croire, qu'elles ne vous seront point parvenues. J'avais préparé à Saïda, pour Votre Excellence, la relation de la guerre des Druses, et j'y avais joint la carte du pays qui en avait été le théâtre; mais je n'ai pas eu le temps de la finir, à cause de la guerre qui a éclaté entre la Turquie et l'Égypte.
Hier, 13 rebiul-achar (24 juin 1839), la bataille a eu lien entre l'armée égyptienne et l'armée turque. Cette dernière a été battue complétement et mise en pleine déroute. J'ai fait tout mon possible, Excellence, pour justifier la haute opinion que vous avez manifestée sur moi dans votre ouvrage.
«Comme je pense que quelques détails vous feront plaisir, voici en peu de mots ce qui s'est passé. Je vous prie de m'excuser si le croquis que je vous envoie est peu soigné. Il a été fait à la hâte. J'espère, à Saïda, être assez heureux pour vous envoyer quelque chose de plus fini et de plus exact, que j'aurai l'honneur de vous adresser avec ce que j'avais déjà préparé sur la guerre des Druses.
«Le 20 juin, nous sommes arrivés au village de Mésar, à une lieue à peu près de l'armée turque, campée au village de Nézib.
«Le 21, j'ai fait une grande reconnaissance sur sa position avec environ quinze cents Bédouins, quatre régiments de cavalerie et deux batteries d'artillerie à cheval. Pendant que nos troupes légères tiraillaient et que l'artillerie échangeait quelques coups de canon, je me suis porté le plus près possible de leurs lignes. Je reconnus alors leur position, trop forte pour être attaquée de front ou de flanc. Leur front était protégé en arrière par des hauteurs fortifiées et couronnées d'artillerie, et en avant par trois redoutes; leur droite protégée par une hauteur assez élevée, où il y avait dans une redoute un régiment d'infanterie et plus bas une batterie d'artillerie; leur gauche appuyée à une redoute d'assez grande dimension, et placée sur un mamelon à pente roide. L'attaque était donc très-difficile sur le front; elle aurait fait perdre beaucoup de monde et n'aurait pas eu le résultat désirable. Je me décidai sur-le-champ à tourner l'ennemi par la gauche, par une marche de flanc.
«Nous rentrâmes au camp dans la nuit; les préparatifs furent faits, et, le 22 au point du jour, l'armée leva le camp et se mit en marche par une marche de flanc; par lignes, en colonnes, la droite en tête. Après dix heures de marche, nous arrivâmes au pont de Hordgan. Dans l'après-midi, les Turcs présentèrent quelques bataillons sur notre flanc gauche. À l'instant même j'occupai un mamelon à notre droite, où je pris position avec deux batteries d'artillerie et deux régiments d'infanterie en ligne par bataillons en masse, chaque bataillon ployé en double colonne sur le centre. J'envoyai à notre gauche un régiment d'infanterie et un de cavalerie, prendre position sur la direction des flancs de ce corps turc. Ces dispositions lui en imposèrent. Il se retira, et l'armée, après avoir continué tranquillement sa route, vint prendre position sur la rive gauche de la rivière. La journée du 25 fut employée à préparer les armes pour la bataille et aux revues passées à l'artillerie, à l'infanterie et à la cavalerie.
«Dans la nuit du 23 au 24, à peu près vers minuit, l'ennemi amena deux batteries d'obusiers dans la direction de notre gauche, et jeta environ deux cent cinquante obus dans le camp. Il y eut quelques désordres; un de mes aides de camp eut son cheval blessé d'un éclat d'obus, et nous eûmes sept à huit hommes tués et une trentaine de blessés. Il paraît que l'ennemi avait reconnu la direction de ma tente, car le plus grand nombre des obus vint tomber autour de moi. À l'instant même je me portai aux avant-postes, et leur feu fut bientôt éteint par un feu roulant d'artillerie, que la veille, de crainte de surprise, j'avais disposée à cet effet tout autour du camp. Comme je l'ai su plus tard, ils eurent plusieurs canonniers tués et blessés, et ils se retirèrent dans leur camp en désordre, infanterie, cavalerie et artillerie. Pendant ce temps j'avais fait prendre les armes à toute l'armée. À mon retour, chacun reprit son poste, et nous attendîmes le jour. À peine il commençait, que l'armée se mit en marche, toujours par ligne en colonnes, la première ligne formant la première colonne et marchant par divisions à distances entières; la deuxième ligne, deuxième colonne, marchant par bataillons en doubles colonnes sur le centre et à intervalles de déploiement; la troisième ligne, réserve, troisième colonne, marchant par bataillons en doubles colonnes, avec intervalles de deux divisions entre les bataillons. Six régiments de cavalerie marchant en colonne serrée, par régiment, en avant et sur la direction de la troisième ligne, deux régiments de cavalerie à l'arrière-garde. En ouvrant la marche, je marchai quelques mille pas sur une direction presque perpendiculaire à la ligne de bataille turque, pensant que peut-être ils déboucheraient dans la plaine pour accepter la bataille en rase campagne.
«Voyant qu'ils ne faisaient aucun mouvement, j'exécutai un changement de direction à gauche, et marchai, parallèlement à leur ligne, à peu près deux mille pas, faisant toujours attention s'ils prenaient quelques dispositions pour manoeuvrer en conséquence. Ayant reconnu leur intention bien prononcée d'accepter la bataille sur l'emplacement où ils se trouvaient, je changeai de direction à gauche, et me dirigeai sur un mamelon qui se trouvait à hauteur de leur droite, devenue leur gauche par leur face en arrière. J'avais l'intention d'attaquer avec ma droite, en refusant mon centre et ma gauche. En conséquence, je me dirigeai obliquement par rapport à leur ligne de bataille. Mon but était, dans le cas où je n'aurais pas réussi avec la droite, de la retenir sous la protection de ma cavalerie et d'attaquer avec ma gauche et mon centre.
«Arrivée à quatre cents pas du mamelon, l'armée prit son ordre de bataille, la deuxième et la troisième ligne par un changement de direction par le flanc droit pour faire face au pont; la cavalerie par des changements de direction par régiments à gauche. Pendant que l'armée exécutait ces divers mouvements, je fis sur-le-champ occuper par une batterie de gros calibre le mamelon, clef du champ de bataille. Les Turcs, sentant l'importance de cette position, ouvrirent leur feu d'artillerie, ce qui ne m'empêcha pas d'assurer la position de la batterie et d'indiquer moi-même aux canonniers sur quelle direction ils devaient tirer. Je redescendis à la droite et ordonnai à l'artillerie de se porter en avant et d'ouvrir ses feux. Deux régiments d'infanterie et quatre de cavalerie furent envoyés sur notre extrême droite pour protéger mon mouvement, et la fusillade et la canonnade s'engagèrent de toutes parts sur ce point. Il y eut un moment d'hésitation, et nos troupes furent un instant ramenées sur la droite. Cependant nous tînmes bon, et la gauche turque fut forcée de se replier. En apercevant ce mouvement, j'en profitai pour porter en avant toute ma droite, et j'envoyai l'ordre sur-le-champ au centre et à la gauche d'arriver sur la ligne des feux et de développer les siens. L'armée turque ne put résister à toutes ces attaques successives et faites avec beaucoup d'ensemble, et elle se mit en retraite sur son ancien camp. Elle fut poursuivie par notre artillerie de première ligne et par les première et deuxième lignes d'infanterie. La troisième ligne d'infanterie et d'artillerie de réserve prit position sur les hauteurs qui couronnaient le camp turc. C'est à cet instant que l'armée turque fut mise en pleine déroute. C'est une belle et glorieuse victoire, mais c'est une des plus sanglantes que j'aie vues. Pour mon compte, j'y ai éprouvé une très-grande fatigue, mais pas autre chose; un de mes aides de camp a été enlevé par un boulet à l'instant où je me portais avec toute ma droite sur l'ennemi; un autre a eu son cheval tué. Nous avons pris dans le camp cent quarante-quatre pièces de canon avec leurs caissons, trente-cinq pièces de gros calibre dans les redoutes de Biredjeck, abandonnées par les Turcs; toutes les tentes, depuis celle de Hafer-Pacha jusqu'à celle du dernier soldat; armes, instruments, pelles, pioches, etc., etc.; de dix-huit à vingt mille fusils, et de douze à quinze mille prisonniers, qui ont été sur-le-champ envoyés dans l'endroit qu'ils ont choisi, soit chez eux, soit autre part. Le soir de la bataille, les régiments m'ont fait hommage des drapeaux qu'ils ont pris à l'ennemi, et je ne vous cache pas, Excellence, que je me suis surpris être un peu fier, entouré de ces nobles trophées.
«Agréez, etc., etc.
«Soliman.»
Nota. La lecture de cette relation et la vue du plan qui l'accompagne donnera suffisamment la preuve de la stupidité sans exemple du général de l'armée turque. L'armée ottomane est placée sur une forte position, rendue meilleure encore par des batteries couvertes et des rehaussements; elle a sur son front un ruisseau dont les bords sont escarpés, et qu'on ne peut passer que sur un pont situé à peu de distance de sa gauche, et qui est dominé par un plateau situé sur la même rive qu'elle, et elle laisse l'armée égyptienne maîtresse de ses mouvements, sans entreprendre de l'arrêter, et sans l'attaquer quand elle est divisée. Si, voyant le mouvement décidé de l'armée ennemie entière pour tourner sa gauche, le général turc eût envoyé une division pour défendre le passage du pont, il eût donné une nouvelle direction aux opérations; ou si, après avoir laissé passer la moitié de l'armée, il l'eût attaquée avec toutes ses forces, il l'eût détruite. Au lieu de cela, il laisse, pendant deux jours, l'armée égyptienne le contourner et se mettre en bataille, non plus sur son flanc, mais parallèlement à son front et sur ses derrières, de manière que pour la combattre il faut qu'il fasse demi-tour. On ne conçoit pas qu'un être humain ait pu se livrer à de pareils calculs. Soliman-Pacha, de son côté, a manoeuvré avec une immense imprudence: il devait périr dans cette opération. Sans doute il devait tourner l'ennemi, mais il avait deux précautions à observer: 1° opérer son mouvement de conversion plus loin de l'armée turque, de manière à passer le ravin à une plus grande distance et arriver sur elle formé en colonnes parallèles et prêt à se déployer; 2° se déployer perpendiculairement à son front, afin de forcer les Turcs à prendre une nouvelle ligne de bataille, et à conserver, en supposant un échec, une libre retraite s'il eût été battu; car, dans ce cas, et après ce mouvement étrange, un échec l'eût perdu.
LIVRE VINGT-SEPTIÈME
1841
Sommaire.--Je reprends la plume pour consigner encore quelques souvenirs.--M. de Sainte-Aulaire quitte Vienne.--Appréciation de son caractère.--Sa famille.--Ses embarras.--Anecdotes.--Je me détermine à m'établir à Venise.--M. le duc de Bordeaux.--Venise.--Place Saint-Marc.--Considérations sur les différentes phases de la puissance de Venise.--Société de Venise.--Peintures.--Les Murazzy.--Chioggia.--L'Adige.--Digues.--Le Pô.--Bologne.--Peintures.--Florence.--tableaux.--Gênes.
L'année 1841 apporta un changement douloureux à ma position. Le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France en Autriche depuis près de huit ans, sollicitait son rappel et un changement d'emploi. Lié avec lui d'une tendre amitié, chérissant toute sa famille, sa maison était devenue pour moi une seconde patrie, et j'y oubliais souvent les douleurs de l'exil.
Personne ne convenait mieux que le comte de Sainte-Aulaire à l'ambassade d'Autriche. La considération et l'estime méritée qu'on lui témoignait, sa politesse et sa naissance, lui assuraient toute sorte de succès. Les bons sentiments de la haute classe de Vienne, autant que celle-ci est susceptible d'en éprouver (car, si elle prend souvent les apparences de l'amitié, on s'aperçoit bientôt qu'elle n'en a guère que l'écorce), lui semblaient acquis; mais le grand éloignement de France rendait rares les voyages qu'il pouvait faire à Paris. La monotonie toujours croissante de la vie de Vienne, le peu de sympathie qu'il avait toujours trouvé dans le salon de la chancellerie, non de la part du prince de Metternich, qui avait de l'attrait pour lui, mais de la part de la princesse; enfin l'espérance d'être envoyé à Londres, ou le mouvement intellectuel est plus en rapport avec ses facultés et ses goûts, étaient des motifs décisifs pour solliciter un changement. Les affaires les plus graves et les plus importantes se traitaient d'ailleurs chaque jour entre la France et l'Angleterre, et il en serait l'intermédiaire. De semblables motifs étaient trop puissants pour que je ne comprisse pas ses démarches; mais, tout en me réjouissant de ses succès pour lui, je les déplorais pour moi.
M. de Sainte-Aulaire était venu à Vienne sous les auspices les plus défavorables et les plus contraires. Alors la haine pour la Révolution de juillet était dans toute sa verdeur et toute sa force dans l'esprit de l'aristocratie de Vienne. Aussi eut-il à surmonter de grands obstacles. Le moyen qu'il employa pour les vaincre fut une grande politesse, beaucoup de dignité, beaucoup de réserve, et une maison convenablement montée. Il fut prévenant auprès de la société, et accepta avec empressement ce qui lui fut offert, mais sans montrer aucun désir, aucun besoin d'entrer dans l'intimité de personne. Sa vie habituelle se passait en famille. Il avait beau jeu, au surplus, pour prendre cette attitude; car sa famille, qui était fort nombreuse, composait la plus aimable tribu.
Madame de Sainte-Aulaire, qui la présidait, est assurément une des femmes les plus distinguées qui aient jamais existé, d'une grâce charmante, de l'esprit le plus cultivé, mais sans pédanterie, possédant un coeur aussi noble que son mari. Elle était entourée de trois filles, élevées sous ses yeux, et dignes d'elle. Une seule était alors mariée. Elle avait épousé le baron de Langsdorff, premier secrétaire d'ambassade, homme d'un esprit très-remarquable et d'une grande capacité. Elle avait près d'elle son fils, le marquis de Sainte-Aulaire, deuxième secrétaire d'ambassade, homme de bien, instruit, capable, un des plus estimables hommes que j'aie jamais rencontrés. Aucun individu ne m'a inspiré une plus grande confiance, et il n'y a aucun secret, aucun intérêt que je ne lui confiasse, certain qu'il n'en abuserait jamais. Enfin je ne puis oublier, dans le souvenir de cette noble famille, la marquise de Sainte-Aulaire, née d'Estourmel, femme de beaucoup d'esprit, peu jolie, mais charmante de caractère, et digne de faire partie de cette délicieuse association.
On conçoit qu'avec un point d'appui semblable, avec une pareille base, M. de Sainte-Aulaire ait pu traverser les ennuis de Vienne pendant l'espace de huit ans, et que moi, admis et accepté complétement dans cet intérieur, j'y aie trouvé de grandes consolations.
M. de Sainte-Aulaire a cette délicatesse qui appartient à un homme bien né et à un noble coeur. Je le peindrai en deux mots, en consignant les paroles qu'il prononça en me parlant, la première fois que nous nous rencontrâmes après son arrivée à Vienne. Je l'avais vu à Paris dans le monde; je le connaissais, mais je n'avais avec lui aucune intimité. Cependant il me dit immédiatement: «Sur nos rapports futurs, mon cher maréchal, je serai pour vous tout ce que vous voudrez, et rien que ce que vous voudrez.» Cette simple phrase en dit assez et n'a besoin d'aucun commentaire.
M. de Sainte-Aulaire rencontra plus d'une fois de grands embarras dans les propos inconsidérés et les passions capricieuses de la princesse de Metternich. Avec un homme moins mesuré, les conséquences pouvaient avoir beaucoup de gravité. Il sut cependant, sans sortir des bornes de la modération, y mettre un terme et donner à la princesse une leçon propre à demeurer dans son esprit. À une fête, la princesse de Metternich, rayonnante de beauté, de jeunesse et de parure, portait un beau diadème en diamants, et l'ambassadeur, avec sa galanterie un peu surannée, vint lui faire compliment sur ce riche ornement. Celle-ci lui répondit brutalement: «Au moins celui-ci n'est pas volé!» faisant ainsi allusion à l'usurpation de Louis-Philippe. Ce mot, dit et répété par elle avec complaisance à plusieurs personnes, fut l'objet des discours de chacun. Mais M. de Sainte-Aulaire prit la chose au sérieux, et, le lendemain, il demanda par écrit au prince de Metternich une audience où la princesse se trouverait. Il s'expliqua avec politesse, mais avec netteté et autorité; leur développa les conséquences graves qui pourraient résulter des torts dont chaque jour la princesse se rendait coupable, et qu'il en chargeait sa conscience. En même temps, il la prévint que, n'étant nullement d'humeur à recevoir de semblables humiliations, que ses devoirs et sa dignité lui commandaient de repousser; il la prévint, dis-je, qu'à l'avenir il rendrait compte en France de ses incartades avec autant d'exactitude qu'il avait mis jusqu'ici de soin à les cacher et à les couvrir d'un voile. La princesse lui a gardé rancune de cette leçon sévère, mais elle en a profité. Depuis ce moment, elle s'est tenue avec lui dans des termes convenables. De son côté, il a évité toute intimité qui eût pu amener une dangereuse familiarité, mais sans montrer aucune aigreur. La seule rigueur qu'il ait exercée depuis envers elle a été de lui refuser, malgré ses demandes, son portrait, qu'elle désirait placer dans une collection qu'elle s'est plu à former, et qui se compose des portraits de toutes les personnes marquantes de l'époque, ou qui ont fait partie de sa société habituelle.
À cette occasion, je raconterai une fort jolie plaisanterie en forme de leçon que M. Lamb, ambassadeur d'Angleterre, fit à la princesse.
L'union de la France et de l'Angleterre avait inspiré à la princesse de Metternich autant de colère contre celle-ci que contre la première. Ayant pris en passion les intérêts de Charles V en Espagne, la levée du siége de Bilbao l'avait mise en fureur. Elle s'était exprimée devant trente personnes, en ma présence, avec une extrême violence. Entre autres choses, il lui échappa de dire: «Je voudrais voir Lamb pendu, et j'irais le tirer par les pieds.» Le propos ne pouvait rester secret, et Lamb en fut informé.
Quelque temps après, la princesse lui fit la demande accoutumée de son portrait pour sa collection, et l'ambassadeur le lui promit. Mais, au lieu de le lui apporter dans le format déterminé et de demander à être placé dans un album, il lui remit un grand portrait dessiné au crayon, avec un cadre, et il lui annonça qu'il avait choisi cette dimension pour lui procurer le plaisir de le pendre.....
M. de Sainte-Aulaire quittant Vienne, je résolus d'aller me fixer sous un climat plus doux, et je choisis Venise. Mais mon départ fut suspendu de quelques jours par l'arrivée de M. le duc de Bordeaux, qui, après le terrible accident qu'il avait éprouvé pendant le cours de l'été, s'était cru dans un état de convalescence assez avancé pour se mettre en route pour Göritz. Mais, arrivé à Vienne, de nouvelles souffrances le retinrent une grande partie de l'hiver. Je lui trouvai un esprit calme, une instruction assez développée, de la modération, de bons sentiments et le mouvement d'esprit qui convient à la jeunesse. J'eus grand plaisir à le revoir et à causer longuement avec lui. J'éprouvai un véritable chagrin que mes arrangements personnels me forçassent à partir et missent obstacle à ce que je pusse jouir plus longtemps des charmes de sa présence.
Je me mis en route et partis de Vienne, le 2 novembre 1841, pour me rendre à Venise, où j'arrivai le 6. Un logement agréable m'y était préparé sur le grand canal. J'avais laissé l'hiver à Vienne et je retrouvai l'automne le plus chaud, le plus délicieux. On croit renaître et revenir à la vie quand on change ainsi, en si peu de moments, de rigoureux frimas contre la plus douce température. Souvent j'avais traversé Venise, mais jamais mon séjour dans cette ville n'avait dépassé une semaine. Toujours une sensation agréable avait accompagné mon arrivée en voyant cette superbe cité, si belle encore, même au milieu de ses ruines, quelque déchue qu'elle soit des splendeurs et des magnificences qui l'ont rendue célèbre. Mais on ne connaît une ville que lorsqu'on y demeure d'une manière suivie. D'abord l'étude du matériel exige seul un certain temps pour en garder les souvenirs dans l'esprit. À Venise, l'art a un caractère original et expressif. L'architecture des palais sert comme d'interprète à l'histoire de cette reine du moyen âge. Il faut nécessairement étudier les fastes de la république en même temps qu'on admire ses monuments. Ici tout se lie, et ce n'est pas, pour un esprit sérieux, un des moindres charmes de Venise. Il en est ici comme à Rome: on y trouve la trace des moeurs des différents âges dans les palais et les ruines que l'on a sous les yeux.
La place et l'église de Saint-Marc reçurent, à juste titre, mes premiers hommages. Quel bel ensemble et quelle élégance on remarque dans toutes les constructions! que de richesse dans les matériaux et quelle recherche dans les moindres ornements! Les Vénitiens ont pris le type de leur style à Constantinople; mais ils se le sont approprié. Bien qu'il porte le nom de byzantin, il est cependant autre chose dans ses détails. L'église Saint-Marc est son chef-d'oeuvre: plus on l'étudie, plus on l'admire. Son étendue n'a rien de grandiose: elle n'était pas l'église du patriarche, mais seulement la chapelle du doge de la sérénissime république. À ce titre, ce monument ne pouvait pas avoir une plus grande dimension; mais elle renferme les plus riches ornements. On en jugera en réfléchissant que la coupole principale, environnée de huit coupoles plus petites, forme son dôme. Toutes sont revêtues, ainsi que les parois de l'église, dans tout leur développement, de belles mosaïques représentant des objets de piété. Les dorures les plus riches se mêlent partout à ces produits de l'art. La direction de la lumière, habilement ménagée, produit des effets merveilleux. Plus de cinq cents colonnes de vert antique, de porphyre, de serpentine, de jaspe, etc., etc., etc., se trouvent réparties dans ce monument. La façade, très-haute et des plus magnifiques dimensions, malgré les ornements dont elle est surchargée, réunit le grandiose le plus imposant à la grâce la plus coquette. La vaste plate-forme qui la surmonte est embellie par les célèbres chevaux de bronze que la victoire, capricieuse et changeante de sa nature, a fait beaucoup voyager. Coulés en Grèce et placés d'abord à Corinthe, ils furent transportés à Constantinople, puis apportés de Constantinople à Venise, après la conquête de cette ville par les croisés. Ils vinrent à Paris dans le temps de notre gloire et de notre grandeur, et revinrent, après nos malheurs et nos désastres, au lieu d'où nous les avions tirés et où ils avaient séjourné le plus longtemps.
Cette belle église, l'un des plus magnifiques monuments de l'Italie, commencée dans le dixième siècle, ne fut terminée que dans le dix-huitième.
Rien n'est plus curieux que de rechercher les différentes phases de cette puissance de Venise, si faible d'abord, et ensuite si redoutable pendant tant d'années, mais dont il ne reste plus que des souvenirs. La création de Venise eut pour cause immédiate les malheurs des temps. Elle fut l'expression des besoins de la société. Des invasions de barbares avaient, à plusieurs reprises, ravagé le nord de l'Italie. Le besoin de sécurité décida une partie de la population à venir chercher un refuge au milieu des eaux. De nombreuses îles couvraient la mer intérieure qui forme les lagunes, et ceux qui vinrent s'y établir purent y vivre en paix, à l'abri de leurs ennemis, qui étaient dépourvus de tout moyen maritime. L'exigence de ses besoins força cette population à se livrer à une navigation continuelle, qui, d'abord appliquée aux circonstances de tous les jours, reçut promptement un assez grand développement pour créer des richesses et assurer leur indépendance.
Il résulta de cet ordre de choses que le génie de ce nouveau peuple fut tout à la fois navigateur, guerrier et commerçant. Les soins de la sûreté commune établirent des rapports intimes entre ses diverses fractions dispersées dans les différentes îles. Il se trouva, dans son ensemble, composé d'une réunion de petites agrégations distinctes, mais toutes égales entre elles. La première forme de gouvernement fut, en conséquence, la démocratie. Mais bientôt les mêmes individus, occupant habituellement les mêmes emplois, élevèrent leurs familles dans l'opinion, par le fait même de l'exercice du pouvoir. De là une considération particulière, qu'une fortune plus grande rehaussa encore. Il en résulta bientôt que l'État, quoique légalement démocratique, devint aristocratique par le fait, tandis qu'un chef nommé à vie et investi d'un grand pouvoir rapprocha beaucoup cet ordre de choses d'une monarchie élective assistée d'un conseil choisi par le peuple. Sous cette organisation, les plus grandes choses furent faites; mais plus d'une révolution arracha du trône celui qui l'occupait. Un ordre politique semblable, s'il eût existé plus longtemps, eût amené infailliblement l'établissement du pouvoir héréditaire d'un seul; mais Pierre Gradenigo, élu doge en 1289, constitua l'aristocratie, en limitant à un nombre déterminé de familles, qui furent désignées, le droit d'être élu au grand conseil. Un siècle plus tard, en 1436, après les ravages de la peste et la diminution des familles, l'usage voulut que la totalité de ceux qui les composaient entrassent de droit au grand conseil et sans élection, de manière qu'en elles consista la souveraineté. Dès ce moment, le gouvernement fut établi sur les bases les plus solides qu'il appartienne aux hommes de choisir.
Ce fut à ce grand événement que Venise dut la longue durée de son existence politique. Les aristocraties ont en elles mêmes des principes de conservation qui leur permettent une très-longue vie. Quand, dans le cours des siècles, des révolutions interviennent, elles ne font ordinairement que les rajeunir. Quand un corps héréditaire possède la souveraineté, deux causes lui en garantissent la conservation. D'abord, de longues discussions précèdent et préparent les grandes résolutions, et amènent nécessairement des lumières sur tous les actes importants. Ensuite, l'immense intérêt que chacun a dans la durée de l'organisation sociale, et l'impossibilité où il est de gagner à un changement, à moins de s'emparer du pouvoir suprême, font que le plus ambitieux, abandonné à ses forces seules, doit préférer de partager le sort commun et réduire ses efforts à exercer une influence légale que rien ne défend et rien ne proscrit. Mais, si une aristocratie est viable de sa nature, il faut, pour exercer une grande puissance à l'extérieur, qu'elle délègue un grand pouvoir à son chef. C'est ce qu'elle a fait à Venise pendant longtemps, alors que les doges étaient tout-puissants. C'est sous ce régime particulièrement que la république a ébloui et vivifié le monde. Mais, quand une jalousie mesquine s'est emparée des esprits, quand la crainte, les soupçons, ont caractérise toutes les démarches, dès ce moment, la république de Venise a tiré sa plus grande force des souvenirs de son histoire.
La nature de sa puissance, dans le moyen âge, avait créé de grandes richesses. La navigation établit des rapports fréquents avec l'empire grec, où la civilisation s'était réfugiée. Le développement des connaissances, le goût des sciences et des arts s'ensuivit, et Venise devint le principe de la renaissance morale de l'Italie. Cette puissance exceptionnelle, car nulle autre n'avait alors en Europe les richesses et les lumières qu'elle possédait, sa marine et l'étendue de ses relations lui donnèrent bientôt une suprématie, qu'elle n'a perdue que lorsque d'autres États, à son exemple, développèrent leurs facultés, et vinrent partager avec elle les avantages qui lui appartenaient exclusivement. Quand elle les possédait seule dans le moyen âge, elle jouait un rôle qui rappelle celui de l'Angleterre de notre temps. L'échelle sur laquelle est organisé aujourd'hui le monde est beaucoup plus grande sans doute; mais, dans le rapport de la puissance effective des différentes nations chrétiennes, les Vénitiens avaient une proportion peut-être plus grande que celle de l'Angleterre aujourd'hui.
Un grand pouvoir pour l'exécution, basé sur une forte aristocratie héréditaire, est donc la combinaison sociale la plus favorable à la durée des gouvernements et à leur puissance extérieure. C'est encore de ce point que l'on peut établir une juste comparaison entre Venise et l'Angleterre; mais ici tout est en faveur de l'Angleterre. L'aristocratie anglaise crée et conserve toute la puissance publique; ses législateurs ont eu en outre une haute prévoyance de l'avenir en s'occupant d'assurer les moyens de perpétuer dans cette aristocratie l'esprit qui devait toujours l'animer, en lui permettant d'appeler incessamment à elle tout ce qui fait la force du pays. Jamais elle n'a oublié que ses intérêts, comme ceux de l'État, lui commandent d'adopter les illustrations nouvelles, d'absorber et de s'assimiler tout ce qui s'élève dans l'opinion. Elle reçoit ainsi constamment des secours salutaires, se renforce de toutes les influencés utiles, modifie ses moeurs suivant les temps, et ne repousse rien de ce qui peut ajouter à son éclat. Ouverte à tous ceux qui ont des titres pour y être reçus, elle n'est l'objet d'aucune haine, mais devient l'espérance de tous.
Il en est tout autrement d'un pouvoir fondé sur la démocratie. Tout y est variable et fragile: tout y est incertain; dès lors tout y est faible. Le gouvernement a-t-il de grands pouvoirs, il s'empare bientôt d'une autorité sans bornes, aidé par les ambitieux qui, n'ayant rien à perdre, ont tout à gagner en se réunissant à lui. Est-il faible, le moindre choc le renverse, et la révolution qui le détruit en appelle mille autres. Si l'aristocratie renverse le pouvoir qu'elle a créé, le corps social n'est pas ébranlé dans sa base; car elle n'a fait que substituer un nom à un autre. Des combinaisons d'intérêt peuvent se faire facilement entre un nombre borné de familles. Elles sont impossibles quand on opère sur une multitude confuse, livrée à une foule de passions qui se combattent et se croisent dans tous les sens. Les ambitions individuelles, dans un état de choses semblable, amènent bientôt et nécessairement l'anarchie et la destruction ou la tyrannie. Il en est de l'ordre moral comme de l'ordre physique; les rochers résistent à l'action des vents qui remuent facilement les sables. La Suisse, depuis la création, n'a pas changé de forme, tandis que l'Égypte est chaque jour la proie du désert remué par la tempête.
La république de Venise a péri, parce qu'aucun ouvrage des hommes n'est éternel. Elle a péri de vieillesse. Elle est tombée en lambeaux faute d'avoir conservé une des vertus publiques qui l'avaient tant distinguée autrefois. Elle a péri sans avoir opposé la moindre résistance avec un peuple dévoué, avec une armée fidèle, et faute d'avoir voulu vivre. Malgré les changements survenus dans l'ordre proportionnel des États de l'Europe, elle eût pu avoir encore une longue existence; mais il eût fallu que son gouvernement ne s'abandonnât pas lui-même. Son nom et les souvenirs qui s'y rattachaient auraient seuls suffi; et il existait entre ses mains des moyens positifs et matériels de puissance que la moindre prévoyance et une faible énergie auraient pu rendre redoutables.
Jamais puissance ne s'écroula d'une manière plus misérable et moins digne de son origine.
Il était entré de tout temps dans la politique du gouvernement vénitien d'isoler complétement de la politique les habitants de Venise. Rien n'avait été négligé pour faire naître chez eux le goût des plaisirs. Cette passion avait pris un développement effréné. Les habitudes du mystère, consacrées d'abord à la politique, avaient été appliquées aux relations de l'amour. La loi somptuaire, qui avait prescrit de donner la même forme et la même couleur aux gondoles, servait merveilleusement le secret que chacun gardait sur les habitudes de sa vie. Le mystère était tellement dans les moeurs, que les masques étaient d'usage pendant trois mois de l'année; et ceux qui ne l'appliquaient pas sur leur figure en portaient un sur leur bras, par respect pour la coutume. Ils étaient à tous les moments du jour hors de chez eux. La vie de Venise était donc une vie toute de plaisir et de débauche pour ceux qui n'occupaient pas les hauts emplois de la république. Il était résulté d'habitudes semblables, consacrées par les siècles, une grande douceur dans les moeurs et une sociabilité que l'on ne rencontrait nulle part ailleurs. Les conséquences s'en font sentir encore aujourd'hui. Quoique l'usage des masques et des dominos soit passé de mode et qu'on ne fasse plus maintenant du jour la nuit, nulle part, en Italie, on ne trouve un peuple plus doux, une société plus hospitalière et plus gracieuse, des femmes plus attrayantes et plus remplies de séductions.
On peut faire à Venise une remarque qui m'a souvent frappé dans le cours de ma vie, c'est que les moeurs se modifient d'elles-mêmes par l'empire des circonstances où la société est placée et des nécessités que celles-ci amènent avec elles. Je ne suppose pas que la vertu soit plus générale à Venise qu'ailleurs; mais ce qui est incontestable, c'est que les crimes y sont infiniment plus rares et que les assassinats y sont complétement inconnus, lorsqu'ils pourraient s'exécuter si facilement et se couvrir d'un voile si épais et si difficile à percer. Jamais rien n'est tenté contre l'ordre public, malgré l'obscurité qui règne nécessairement dans cette multitude de petites rues, qui forment de véritables labyrinthes (il y en a deux mille deux cent cinquante), et sur ces canaux qui serviraient merveilleusement les coupables en leur donnant le moyen de faire disparaître en un moment les traces de leurs attentats. Transportez à Venise la population d'une autre ville, de Milan par exemple, où chaque nuit on ne circule avec quelque sécurité que sous la protection d'une multitude de sentinelles placées presque en vue les unes des autres, et de nombreuses patrouilles qui marchent dans tous les sens, et Venise deviendra réellement en un moment tout à fait inhabitable.
Je trouvai la société de Venise composée de gens gracieux, et j'y fus reçu avec bienveillance et empressement. J'y rencontrai des savants d'une grande distinction. Ils y sont recherchés et honorés. Un institut venait d'y être fondé. Les savants fixés à Padoue, dans cette ville consacrée de tout temps aux études, venaient y siéger à des jours déterminés. Au nombre de ceux dont la réputation est la plus étendue se trouvait M. Santini, astronome célèbre, directeur de l'observatoire. Je me liai d'une manière particulière avec un géomètre et un géologue. Le premier, directeur général des ponts et chaussées, M. Paleocopa, est un homme d'un savoir profond et d'un esprit aimable, vif et brillant. Élevé à l'école d'artillerie et du génie de Modène, il avait servi dans le corps du génie militaire du royaume d'Italie et fait avec nous les dernières campagnes de l'Empire. Répugnant à servir dans une autre armée que celle dans laquelle il avait débuté, il entra dans la carrière civile quand le nord de l'Italie revint à l'Autriche. Il trouva l'occasion de montrer sa capacité et d'exécuter de beaux et grands travaux, qui lui font le plus grand honneur. Au nombre de ceux qui composaient ma société habituelle se trouvèrent le secrétaire de l'institut, M. Passini, géologue (ses connaissances sont très-étendues et variées, son activité est très-grande), et un jeune officier de marine d'une grande distinction, chargé de la direction de l'observatoire, le baron de Willersdorff.
Je passai ainsi mon hiver d'une manière assez douce, partageant mon temps entre l'admiration des objets d'art dont Venise est remplie, une société agréable et un bon spectacle, dont l'admirable salle de la Fenice double les avantages.
Il serait sans intérêt d'entrer dans le détail de la vie que l'on mène à Venise. Je me bornerai à dire qu'elle a perdu la fougue et l'activité qui la caractérisaient autrefois. Elle est plus régulière peut-être que dans les autres villes d'Italie. Les chroniques galantes sont maintenant du domaine du passé, et, quoique sans doute le temps présent lui fournisse encore des aliments, les jouissances de l'esprit sont appelées à entrer dans les plaisirs journaliers.
Les admirables peintures que renferment les palais des particuliers, l'Académie des beaux-arts, les églises et les bâtiments publics ne sauraient être trop visitées; car on y découvre sans cesse de nouvelles beautés. On reconnaît facilement quel rang on doit donner, parmi les écoles du moyen âge, à cette école vénitienne, dont le caractère est si pur, si vrai, l'expression si énergique. On ne peut aussi se lasser de contempler les objets d'architecture de tous les genres, dont la variété infinie chasse la monotonie, sans nuire à la beauté. Cependant, au-dessus de tous ces chefs-d'oeuvre, planent toujours les immortels ouvrages de Palladio, le seul architecte, peut-être, qui ait rappelé en Europe, par ses ouvrages, ceux qui ont illustré la Grèce antique. Cinq mois s'écoulèrent ainsi dans Venise de la manière la plus douce. J'en sortis au printemps pour entreprendre un agréable voyage en Toscane, où m'appelait l'arrivée d'une amie de France, madame la comtesse de Damrémont, qui s'y était rendue pour m'y voir et passer quelque temps avec moi.
Je partis le 12 avril de Venise, pour me rendre d'abord à Bologne, et je profitai de ce voyage pour voir en détail les murazzy, les travaux de Malamocco, et les embouchures des fleuves voisins, si menaçants pour les provinces qu'ils traversent.
Les lagunes sont séparées de la mer par une bande de terre dont la largeur varie. Divisée par les intervalles qui unissent les lagunes à la mer, elle forme plusieurs îles dans la partie méridionale, et elle est réduite à la plus mince épaisseur. La sûreté de Venise a rendu nécessaire de créer une défense artificielle. Sans ce rempart, l'affluence de la mer par les gros temps et les vents du sud aurait bientôt submergé la ville et l'aurait détruite.
Les murazzy ont donc été construits dans un but de défense et de conservation. Ce sont des travaux semblables à ceux que l'on voit en Hollande, avec cette différence que ces derniers ont été construits en terre et ont pour objet d'isoler complétement le pays de la mer, tandis que les autres, qui sont en grande partie construits en pierre, ont pour but de diminuer, de régler et de limiter l'entrée des eaux de l'Adriatique dans cette mer intérieure et si peu profonde que forment les lagunes.
Mais, si Venise doit être préservée de l'action des eaux, elle a besoin de communiquer avec la mer, et de posséder au moins un passage d'une profondeur suffisante pour permettre l'entrée et la sortie des vaisseaux d'un certain tirant d'eau. La construction des murazzy a de la beauté et de la grandeur. On serait tenté de croire que ces travaux remontent à l'époque glorieuse et puissante de la république. Il en est autrement; c'est un ouvrage de sa vieillesse et le résultat d'un calcul économique. C'est vers 1740 que ces travaux furent commencés. Jusque-là, on avait entretenu l'obstacle au mouvement des eaux au moyen de caisses en bois remplies de pierres, qui, placées d'une manière contiguë, formaient une digue et brisaient les vagues; mais, les bois étant devenus rares et chers, on y substitua un travail plus dispendieux, mais aussi plus durable, et les murazzy furent commencés. Quoiqu'on n'ait pas cessé d'y travailler, ils ne sont pas encore achevés aujourd'hui. Ils se composent de pierres de très-grandes dimensions, qui sont liées entre elles par un mortier de pouzzolane. Ils forment une digue dont la pente est très-douce, qui résiste facilement au choc des vagues et présente un obstacle invincible à l'action de la mer.
Mais, procurer à la passe de Malamocco, naturellement la meilleure, la profondeur nécessaire aux besoins de la navigation, était chose plus difficile. Après un long examen et une discussion approfondie des meilleurs ingénieurs, on a arrêté, pour être placé sous la direction du chevalier Paleocopa, l'un des ingénieurs les plus distingués de l'Italie, si riche en individus de cette espèce, un système de travail dont l'achèvement est presque complet au moment où j'écris. Les opinions qu'avait manifestées autrefois notre célèbre ingénieur Prony ont prévalu. Les atterrissements de la passe viennent de deux causes: de l'action extérieure et de l'action intérieure. Pour arrêter ceux-ci, on a construit une digue qui a déplacé le passage et produit complétement l'effet désiré. Elle a été exécutée sous le gouvernement français. On vient maintenant d'exécuter une digue extérieure, perpendiculaire à la côte, de deux mille cent mètres, qui arrête les sables que les courants du sud amènent, et qui, en redressant et contenant les courants qui deviennent plus rapides dans les mouvements des marées, les force à déblayer et à creuser constamment la passe, comme il arrive en France dans certains ports de la Manche au moyen des écluses de chasse. Ce beau travail rendra le port de Venise d'un facile accès. Dans quelques siècles sans doute, les mêmes inconvénients se renouvelleront; mais alors de semblables travaux, repris et continués, remédieront de nouveau au mal.
Je visitai Chioggia, petite ville de pêcheurs située à l'autre extrémité des lagunes. Son nom se rattache à une époque de grands désastres, mais peut-être aussi à la plus glorieuse époque de la république. Réduite à la défense de la ville même, elle sut résister à ses ennemis, et, quand elle semblait au moment de périr, elle prit une attitude offensive qui la délivra tout en se défendant, et humilia profondément Gênes sa rivale.
En sortant de Chioggia, on entre dans un pays constamment menacé par les eaux, souvent envahi par elles, et qui serait complétement submergé si des travaux continuels ne parvenaient à le garantir. Il est curieux d'étudier les circonstances qui ont amené cet état de choses. Les anciens Vénitiens, dont la sécurité était fondée sur leur éloignement de la terre ferme, avaient établi en principe que la conservation des lagunes était de premier intérêt et de première nécessité. En conséquence, la direction donnée aux fleuves au voisinage de leurs embouchures les en avait constamment écarté, afin d'empêcher les atterrissements qui auraient fini par les combler. D'abord se trouvait la Brenta, dont la direction naturelle tombait sur le milieu des lagunes. Elle fut déviée dans son cours et dirigée de manière à arriver directement à la mer. Mais il en résulta que la pente, répartie sur un développement beaucoup trop grand, rendit son cours trop lent, et que les eaux s'épanchèrent en fréquentes inondations, qui mettaient à l'état de marécages un pays riche et fertile. Ce mal était augmenté par la réunion de deux petites rivières, le Bacchiglione et le Gorzone, qui affluaient dans le lit de la Brenta et se rendaient également à la mer par l'embouchure de Brondolo, tandis qu'un canal navigable établissait la communication entre les lagunes de Chioggia et l'Adige. Le pays compris entre le Bacchiglione et le Gorzone étant en grande partie inondé, un canal de desséchement, dit le canal des Cuori, fut creusé pour porter les eaux dans le lit des fleuves réunis. Le baron Testus a entrepris ensuite le desséchement de ce territoire, composé de soixante-cinq mille campi ou vingt-quatre mille hectares, dont une partie est inondée accidentellement, l'autre plus fréquemment, et une dernière partie ne se compose que de marais. Il calcula que l'emploi de six machines à vapeur, de la force réunie de cent vingt chevaux, le débarrasserait de trois mille mètres cubes d'eau par minute et que le travail ne devrait pas durer plus de soixante-dix à quatre-vingts jours. Ce calcul s'est trouvé complétement erroné. Il n'a obtenu que des effets médiocres avec des moyens très-dispendieux. Le simple bon sens semble indiquer la marche à suivre, qui est celle-ci: diviser le terrain en deux parties par une digue, savoir, celle qui est au-dessus du niveau de la mer basse, et celle qui est au-dessous; conduire les eaux de la première à la mer par un canal, au moyen de portes-écluses qui permettent aux eaux de s'écouler à la mer basse, et qui se ferment à la mer haute pour empêcher l'invasion de la mer quand elle monte; ensuite, n'appliquer les machines d'épuisement qu'à la deuxième partie, dont les eaux ne peuvent avoir par elles-mêmes aucun écoulement. Des travaux semblables se voient partout en Hollande, et leur système, inspiré par le plus simple bon sens, donne constamment les résultats les plus satisfaisants.
Nous avons remonté la rive gauche du Gorzone, puis passé cette rivière pour nous rendre sur l'Adige qui vient aussi la traverser. De là nous sommes arrivés sur l'Adigetto qui, autrefois, était une dérivation de l'Adige. Réuni au Tartaro, dont les sources sont près de Vérone, et grossi de la Molinella qui passe à Castellaro, près de Mantoue, il forme un cours d'eau qui prend le nom de canal Blanc et communique avec l'Adige. L'Adigetto a pris son nom de la prise d'eau faite à son origine; mais la prise d'eau a été supprimée, et le nom lui est resté. Le canal arrive à Adria, d'où il continue jusqu'à la mer, dans laquelle il débouche par un ancien bras du Pô, séparé aujourd'hui du fleuve, et qui porte le nom de Pô-di-Levante. Il communique avec le Pô véritable par la Cavanella, que l'on ouvre d'abord pour la navigation, et ensuite pour l'écoulement des eaux dans le Pô quand le fleuve est plus bas que le canal Blanc.
Nous couchâmes à Adria, jolie petite ville, très-ancienne, aujourd'hui éloignée de plusieurs lieues de la mer, et autrefois port de mer qui donna son nom au golfe Adriatique. Une circonstance remarquable des pays situés sur les deux rives de l'Adige, et qui les met constamment en péril, c'est que le fond du lit du fleuve, constamment plus élevé que la campagne, la domine de deux à trois pieds. Les eaux s'élèvent quelquefois jusqu'à trente pieds. Que l'on juge combien est menaçante cette puissante masse d'eau en mouvement!
Cet état de choses est venu de ce que ces pays ont été trop tôt habités et trop tôt cultivés. La nature a destiné les fleuves à dessécher les marais, en élevant leur sol par des alluvions. Mais, quand on se décide à cultiver un terrain bas, traversé par un fleuve, il faut de toute nécessité diguer la rivière pour en contenir les eaux. Dans ce cas, et dans l'intérêt de l'avenir, afin d'empêcher des résultats tels que ceux que nous voyons, il faudrait adopter un double système de digues, c'est-à-dire placer d'abord de petites digues propres à resserrer le fleuve, et ensuite élever de grandes digues de défense, qui, placées à une certaine distance, lui ouvrent une grande surface pour s'étendre, ce qui diminuerait l'élévation des eaux dans les crues, et ralentirait beaucoup l'élévation du sol en offrant un plus grand espace pour recevoir les alluvions; mais c'est une prévoyance que nulle part on n'a eue autrefois. C'est un tort qu'on a eu particulièrement en Hollande, où on rencontre une analogie réelle avec ce que l'on voit ici: chaque année, l'existence des deux pays est également menacée par les eaux, et par les mêmes causes. Cette Haute-Italie, si belle, a été si anciennement habitée et cultivée, et à une époque si barbare, qu'il n'est pas étonnant que des mesures semblables de précaution n'aient été ni prises ni conçues. Une fois la culture développée, les populations fixées sur les bords du fleuve s'y sont trouvées enchaînées. Leur sécurité de chaque jour les a forcées à ajouter chaque année à la hauteur des digues, à mesure que le fond du fleuve se rehaussait lui-même, et on en est venu à ce que l'on voit aujourd'hui.
Le 12, nous avons visité le Pô et examiné les épis construits dans le double but de préserver ses bords, et de diriger les courants dans l'intérêt de la navigation. Un des épis construits en pierre ressemble par son importance et sa dimension à un môle de port de mer. Le Pô, tout menaçant qu'il est pour la campagne, car il s'élève beaucoup dans les crues, est cependant moins effrayant que l'Adige, parce que le fond de ce fleuve est partout plus bas que le niveau de la campagne. Nous visitâmes la Cavanella dont j'ai parlé déjà, extrémité du canal de communication entre Chioggia et le Pô. Il y a deux écluses de sept pieds de hauteur, qui sont placées à la suite l'une de l'autre. Ce canal sert aussi de dégagement des eaux du canal Blanc dans le Pô, quand celui-ci est bas, et dans tous les temps pour la navigation, soit pour entrer dans le Pô, soit pour en sortir. Lorsque la différence des niveaux des eaux est de six à sept pieds, on réunit les deux écluses, et on les traite comme une seule; quand la différence est de quinze pieds, on les ouvre successivement. Plus bas, le canal Blanc communique, par une autre écluse, avec le canal des Cuori qui réunit les eaux du Gorzone et du Bacchiglione. Enfin une dernière porte s'ouvre et fait entrer les bateaux dans le canal de Chioggia, et c'est ainsi que la navigation intérieure est établie entre Venise et le Pô.
Nous rentrâmes à Adria, et, le 13, j'allai visiter les travaux de l'Adige. Ses dignes avaient été rompues. Une grande invasion des eaux avait couvert la campagne; un village avait été emporté. Ces accidents se renouvellent malheureusement trop souvent. À chaque accident semblable, on redresse les digues; on les reconstruit avec un plus grand soin. Le moyen employé pour leur donner de la solidité est de les établir sur un lit de fascines. Les eaux y pénètrent et y déposent un limon d'alluvion, qui empêche les infiltrations. Or c'est toujours par des infiltrations que les digues viennent à percer. On n'a souvent que du sable pour les construire; aussi les eaux s'y frayent assez facilement un passage. On voit d'abord se former une fontanelle sur le revers; puis, peu de temps après, arrive une catastrophe.
Après avoir examiné ces travaux importants, que malheureusement on est obligé de reprendre très-souvent, j'ai de nouveau été coucher à Adria. Dès le lendemain, je me mis en route pour Rovigo, Ferrare et Bologne. Je passai le Pô à la Mezzola, domaine d'une très-grande valeur, appartenant au pape. Pendant la possession française, elle était devenue un bien national. Elle avait été donnée à des fournisseurs. Avec le temps, elle est revenue à son ancien propriétaire. À peu de distance sont les grandes pêcheries de Comacchio. Dans ces pêcheries, on élève le poisson sur une très-grande échelle. Les poissons extrêmement petits, qui viennent de naître, sont pris dans la mer avec des filets dont les mailles sont très-étroites. On les place ensuite dans de vastes espaces isolés de la mer par des digues, mais communiquant avec elle par des portes et des grillages, ils grandissent dans ces enceintes pendant plusieurs années. C'est un établissement de même nature que les vallées des lagunes, car c'est ainsi qu'on les nomme. Ces vallées sont au nombre de soixante-dix. Elles touchent, dans une partie de leur développement, à la terre ferme. Elles ont, dans leur ensemble, plusieurs milliers d'hectares de superficie. Dans tous ces établissements, et à Comacchio surtout, on élève une quantité immense d'anguilles que l'on sale, et qui servent à l'approvisionnement des vaisseaux. Une seule de ces vallées rapporte, à ma connaissance, à son propriétaire plus de cinquante mille francs par année.
Les tableaux de l'école des Beaux-Arts, à Bologne, sont peu nombreux, mais d'un choix excellent. Ce sont des chefs-d'oeuvre des plus grands maîtres. On y trouve beaucoup de Carraches. Une réunion, immense par le nombre, admirable par le mérite, et qui semble au-dessus des moyens d'un particulier, forme la galerie du comte Zambeccari. Elle se compose de neuf cents tableaux, dont un Raphaël et des Titiens.
Les environs de Bologne sont charmants. Le pays est riche et varié. Une multitude d'élégantes maisons de campagne, et le voisinage immédiat des collines, ajoutent à la beauté du paysage. Mais une chose unique au monde, le Campo Santo, mériterait seul le voyage pour un homme instruit et curieux. Nulle part on n'a eu une semblable pensée, ou, au moins, nulle part on ne l'a exécutée avec un semblable grandiose. On s'est servi pour le fonder d'une ancienne chartreuse, dont on a conservé et restauré l'église avec un soin tout particulier. De vastes carrés vides forment des cloîtres qui se succèdent. Contre ces murs sont placés les monuments des particuliers, et les restes de ceux auxquels ils sont consacrés. Les vides de carrés sont destinés à l'enterrement des personnes du commun; mais on a placé à chaque tombe un numéro qui correspond à celui du registre, de manière qu'au bout de quelques années on peut retrouver les restes que l'on veut transporter ailleurs. Il y a dans ces dispositions un grand respect pour les morts, une idée morale qui rend l'idée de la fin moins douloureuse et moins triste.
Une galerie couverte, de quatre milles d'Italie de longueur environ, établit une communication facile et praticable dans tous les temps entre le Campo et la ville, et donne à chacun la facilité d'aller faire des actes de piété au milieu de ces tombeaux. Cet ensemble, je le répète, qui est unique au monde, honore beaucoup les magistrats de Bologne qui l'ont fondé et qui le maintiennent avec le plus grand soin. Une autre chose digne de remarque à Bologne est la transformation en bibliothèque publique des bâtiments de l'ancienne université, qui n'existe plus. Aujourd'hui on lui donne un style sévère, simple et beau. Un usage ancien voulait que tous ceux qui avaient fait leurs études classiques à l'université de Bologne, étrangers ou nationaux, laissassent leurs armes peintes sur les murs des salles avec leurs noms. Le temps avait dégradé tous ces blasons. On les restaure en ce moment avec le plus grand soin; il y en a des milliers, et chacun peut y trouver des souvenirs de ses ancêtres. En général, Bologne est remarquable par l'esprit de patriotisme de ses habitants.
Une ancienne et fidèle amie, madame la comtesse de Damrémont, m'avait donné rendez-vous à Florence, et je partis pour m'y rendre après avoir séjourné deux jours à Bologne. J'ai parlé ailleurs de Florence avec quelque peu de détail; je n'en dirai rien ici; mais je répéterai qu'elle est du nombre des villes privilégiées que l'on revoit toujours avec un nouveau plaisir. Les arts y sont plus honorés qu'ailleurs et y sont cultivés avec plus de goût et de succès. Madame de Damrémont, possédant le goût des beaux-arts au plus haut degré, jouissant plus qu'un autre de ce qui tombe sous ses regards, portait sur ce qu'elle voyait un jugement éclairé, développait le mien et m'expliquait mes propres sensations. On ne doit pas voir seul les objets d'art d'une grande beauté. On ne juge convenablement que lorsqu'on peut communiquer à d'autres ses remarques, s'éclairer réciproquement par la critique et motiver une admiration réfléchie.
La collection de tableaux que présentent le palais Pitti et les Uffizi est composée de tant de chefs-d'oeuvre, qu'elle forme sans doute une réunion unique au monde; mais on ne saurait aussi trop admirer les dispositions qui sont prises pour faire valoir ces merveilles. On voit qu'on rend en Toscane un véritable culte aux beaux-arts. Cependant l'école moderne de peinture semble morte aujourd'hui à Florence. La sculpture a pris sa place, et, comme dans toute l'Italie, elle y est cultivée avec beaucoup plus de succès. Bartolini est le plus grand sculpteur des temps modernes. Je le crois bien supérieur à Canova. Ses compositions sont plus vraies et leur simplicité est plus dans la nature. La vérité y a moins d'apprêt que chez ses devanciers. Rien de plus beau que la statue d'Astyanax, s'il parvient jamais à l'achever; car chez lui là est la difficulté.
Après deux mois d'un séjour rempli de charmes et qu'embellissaient les jouissances d'une vive amitié, je me mis en route pour me rendre à Gênes, où d'autres affections bien anciennes encore m'appelaient aussi. Je visitai Livourne, Lucques et la côte orientale de Gênes, que je n'avais jamais parcourue. L'État de Lucques me parut charmant. Il est le type de ces principautés qui dispensent les souverains des soins laborieux du gouvernement et leur donnent les jouissances attachées à la possession d'une belle propriété indépendante. C'est un pays délicieux, où l'on trouve le voisinage de la mer, une belle ville, un beau palais autrefois rempli de tableaux de choix, une belle forêt, des eaux thermales où l'on accourt de toutes parts, et une population intelligente et spirituelle. Un duc de Lucques, philosophe et instruit, animé de l'amour des sciences, pourrait voir écouler sa vie dans l'idéal du bonheur; mais il faudrait qu'il fût quelque chose par lui-même et qu'il pût baser son existence sur le sentiment de ses facultés heureusement appliquées.
Je continuai ma route en parcourant cette rivière du Levant, si célèbre. On la compare naturellement à celle du Ponant. Nulle ressemblance ne se retrouve cependant entre elles. La rivière du Levant, couverte de villes riches et peuplées, admirablement bien cultivée et commerçante, est tout autre chose que l'autre, qui, sauvage encore, n'est habitée que de loin en loin. Mais une admirable localité militaire en rend la possession précieuse; le golfe de la Spezia, un des plus beaux du monde par son étendue et la sûreté qu'il offre aux vaisseaux contre l'action des vents de la mer; une source d'eau douce jaillissante, abondante et représentant par sa richesse une rivière souterraine, fontaine artésienne naturelle, mais de la plus grande dimension, donne la facilité à toute une flotte de faire de l'eau en peu de moments. Enfin, sa facile entrée et sa libre sortie de la passe, et sa position centrale sur la cote d'Italie, complètent ses avantages. De grands travaux projetés par Napoléon devaient en faire notre établissement principal de marine sur cette partie des côtes de la Méditerranée, et il voulait la mettre à l'abri de toute attaque directe de la part de l'ennemi. En deux jours d'un voyage intéressant et agréable, j'arrivai à Gênes la Superbe.
Pendant mon séjour assez long dans cette ville, je fus témoin de fêtes brillantes qui eurent lieu pour le mariage du duc de Savoie. De là, je me rendis en Suisse, où m'attendaient des amis. J'y passai un été délicieux. À la fin de l'automne, j'allai revoir les merveilles de Munich, d'où je retournai à Venise pour y passer l'hiver.
MÉLANGES
Sommaire.--Lettre du comte de Fiquelmont sur le commerce de la Russie.--Promenades dans Rome.--Des révolutions et des circonstances qui les amènent.--Des vertus des peuples barbares.
LE COMTE DE FIQUELMONT, ANCIEN MINISTRE D'AUTRICHE,
AU MARÉCHAL DUC DE
RAGUSE.
sur le commerce de la Russie.
Vienne, le 14 février 1831.
Monsieur le maréchal,
Par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire en date du 29 janvier, vous m'avez exprimé le désir d'avoir par écrit les données principales d'un entretien, dont vous avez bien voulu conserver le souvenir, qui avait pour objet les forces commerciales du midi de la Russie comparées à celles du nord. J'étais, et je suis encore de l'opinion que le commerce de l'empire russe trouve beaucoup plus de force et de développement dans la direction du nord que dans celle du sud. Voici, monsieur le maréchal, quelle était la base de mon raisonnement.
Il y a trois lignes de navigation fluviale entre la mer Caspienne et la mer Baltique. Ces trois lignes aboutissent au lac Ladoga, et, par le canal de Ladoga, sont mises en communication avec le Volkhov et la Néva. Ce système fluvial, qui traverse et qui unit entre elles presque toutes les parties du centre de l'empire, est l'objet des soins constants du gouvernement. Pierre le Grand en a été le créateur; mais les perfectionnements modernes dans l'art de l'ingénieur ont augmenté beaucoup les ramifications de ce système, auquel on a réuni presque tous les cours d'eau de l'intérieur. La nature des pays fait que les distances de portage sont courtes et qu'il est facile de les franchir à peu de frais.
Il existait un ancien tracé du canal qui avait pour objet de réunir le Dniéper à la Vistule, et d'établir ainsi une communication entre la mer Noire et la Baltique; il portait le nom de canal du Roi; mais, soit qu'il y ait eu des difficultés de terrain ou peu d'utilité, il a été fort négligé; il est, je crois, resté à l'état de projet. La Dwina et ses affluents portent à Riga tous les produits de cette partie de la Russie. On a, d'un autre côté, travaillé à rendre le Dniéper navigable, ce qui n'était pas fait quand j'ai quitté la Russie. Si les difficultés que présente cette navigation, qui sont des cataractes, étaient surmontées, les produits que ce fleuve porterait vers Odessa ne sont presque rien en comparaison de ce qui va vers la Baltique.
Voilà déjà un fait intérieur établi, qui assure au nord la supériorité du commerce.
Le second fait est plus décisif: c'est celui de la navigation maritime. Votre séjour à Venise vous met à même, monsieur le maréchal, d'y recueillir les notions les plus exactes sur les opérations commerciales de la mer d'Azof et de la mer Noire. Vous y apprendrez, de la manière la plus positive, combien il faut de temps pour la navigation, depuis Odessa jusqu'à Cadix; car il faut tenir compte de celui qu'il faut passer à Gibraltar pour y attendre le vent nécessaire pour la sortie du détroit. Ce temps est souvent plus long que celui qu'il faut de Saint-Pétersbourg aux États-Unis.
La Méditerranée ne fait que le commerce de son bassin; la mer du Nord fait celui du monde.--La Russie trouverait donc un plus grand avantage à se relier au nord qu'au midi, quand bien même le système de sa navigation fluviale ne lui en eût pas imposé la loi.
Je crois, monsieur le maréchal, avoir, par ce simple exposé, répondu à la demande que vous m'avez faite.--Votre opinion a beaucoup de poids en Europe; j'ai regretté, par cette raison, que vous ayez, dans votre ouvrage, fortifié l'idée que les forces du midi de la Russie sont susceptibles d'un très-grand développement; j'entends ici par force, productions, industrie et commerce. On devrait en conclure qu'il y existe un besoin d'expansion qui serait tôt ou tard menaçant pour Constantinople. Puisque je suis d'une opinion contraire, me permettrez-vous de le dire, la question est grave; car elle est un des principaux éléments de la politique de l'Europe envers la Russie.
Il y a dans le midi de la Russie des conditions climatériques qui ramènent, à des intervalles presque égaux, des années de complète disette, quelquefois destructives de la totalité du bétail, bêtes à cornes et moutons; quand, pendant le mois de mai, le vent d'est domine, alors il n'y a pas de pluie, et les steppes ne donnent point d'herbe; cela est arrivé deux fois pendant les douze années que j'ai passées en Russie. On calcule que tous les trois ou quatre ans la récolte des céréales est médiocre; trop de sécheresse en est toujours la cause; on est content quand elle ne va pas jusqu'à brûler l'herbe; cependant les années de famine sont rares; la surabondance que donnent celles qui sont fertiles rend possibles des approvisionnements de précaution. Ce ne sont pas des greniers d'abondance, ce sont de simples économies domestiques.
J'ai connu quelques propriétaires russes qui, séduits par l'apparence d'un soleil plus chaud, se trouvant avoir trop de population dans leurs terres de l'intérieur, faisaient usage de leurs droits, en transplantant l'excédant, qui leur devenait une charge au lieu d'être un revenu, dans des terrains de pâturages au midi: ils eurent tous à le regretter. Un comte Gourief fit, au contraire, cette même opération du centre de la Russie vers le Volga, au delà du Saratov: il doubla sa fortune.
Ces divers faits, dont j'ai eu connaissance exacte, me donnent l'explication d'un phénomène historique que je ne comprenais pas. Je m'étais demandé souvent pourquoi cette longue zone méridionale, qui s'étend depuis la Bessarabie jusqu'en Asie, n'avait jamais été ni peuplée ni civilisée. Les colonies grecques n'avaient pas dépassé les côtes de la Crimée; les Romains n'avaient pas été plus loin que la Valachie. Toute cette zone n'avait été qu'une route de passage pour les émigrations de peuples qui arrivaient d'Asie et du Volga inférieur; aucun d'eux ne s'y était arrêté. Les Tartares, qui arrivèrent jusqu'à la Crimée, au moment où les Turcs prenaient Constantinople, n'y firent, pour ainsi dire, point d'établissements; ils ne pouvaient ni avancer ni reculer; ils y restèrent, mais à l'état nomade. L'incertitude de la production fut pour moi la réponse à la demande que je me faisais. L'existence du royaume de Mithridate est un argument en faveur de l'opinion que je me suis faite; car il n'y a pas trace qu'il se soit éloigné de la mer d'Azof ou de la mer Noire. Pourquoi n'aurait il donc pas cherché à étendre sa domination vers l'intérieur? Cela paraissait naturel. Pour un fait aussi constant, il doit y avoir une cause permanente.
J'ai sous les yeux un tableau, fait en 1830, qui établit le rapport de la classe des industriels à la population totale de chaque gouvernement. Ce rapport est, pour Saint-Pétersbourg, de 1 sur 41 habitants; Moscou, de 1 sur 54; Astrakan, de 1 sur 213.--Je passe les intermédiaires. De Vothynie, de 1 sur 269; de Kazan, de 1 sur 400; de Kief, de 1 sur 574; de Podolie, de 1 sur 644; de Pultawa, de 1 sur 935; des Cosaques du Don, de 1 sur 2,101. On voit, par l'extrait que je fais de ce tableau, et qui suffit au but, combien l'industrie diminue à mesure qu'on avance vers ce midi dans lequel l'opinion de l'Europe place une grande partie de la force de l'empire russe.
L'impossibilité d'y augmenter la population, à cause de l'incertitude de la production, apporte un obstacle invincible à l'établissement d'une grande industrie. Il n'y a donc point là richesse de capitaux; les maisons de commerce d'Odessa sont des commandites de Saint-Pétersbourg, de Moscou ou de l'étranger; il n'y a rien là qui ait sa racine dans le sol.
Il y a des hommes qui croient que l'établissement des routes de fer pourrait changer la face de ce pays, en rapprochant les lieux de la production de ceux de l'exportation. Il y aurait sans doute des bénéfices pour les propriétaires; mais seraient-ils en rapport avec les dépenses que causeraient l'établissement et l'entretien de pareilles voies? Le général Destrem, ingénieur habile, et, plus qu'aucun autre, compétent pour tout ce qui regarde la Russie, a prouvé, avec la dernière évidence, que l'entretien des routes de fer y sera toujours trop cher. La terre y gèle, même dans ce soi-disant midi, à quatre pieds de profondeur; le dégel ne dérangerait-il pas toujours la ligne horizontale des rails? Que de travaux ne faudrait-il pas, et que d'argent pour des réparations à faire sur d'aussi grandes distances?
Dans les pays assez riches pour que des associations particulières puissent construire de pareilles routes, je comprends leur construction: c'est une manière de placer des capitaux; je comprends que l'on trouve ce mode de voyager meilleur marché. Mais en est-il de même quand les États empruntent pour construire des routes de fer? Les intérêts à payer pour les emprunts n'exigent-ils pas une augmentation d'impôts? Il en résulte que ceux qui ne voyagent pas payent une partie des frais de ceux qui se font transporter par les chemins de fer. Ce serait bien particulièrement le cas en Russie, où l'État seul pourrait les construire. Le temps qu'il faut pour terminer celui de Saint-Pétersbourg prouve que les marais sont des obstacles encore plus difficiles à vaincre que des montagnes.
Un grand établissement, qui avait, dans le midi de la Russie, le plus brillant appareil de la force, n'y existe plus tel que vous l'y avez vu, monsieur le maréchal. Une grande revue que l'empereur fit de ses colonies militaires, en 1837, le décida à en changer entièrement l'organisation. Il reconnut le danger d'une pareille création, si peu d'accord avec ce qui l'entourait. La supériorité morale de cette population militaire devait en faire, selon les circonstances, ou un instrument d'oppression contre le pays ou de rébellion contre le gouvernement.--La révolte si tragique des colonies du Nord (de Novogorod) était un avertissement que l'empereur ne pouvait oublier. Le général Witt présenta à l'empereur, à Voskresensk, quelques mille jeunes gens non encore rangés dans les régiments, mais déjà assez instruits et formés pour faire sur-le-champ le service de bas officiers, sachant tous parfaitement lire, écrire et compter. Il y avait, cette année, dans l'ensemble de ces colonies, vingt-six mille hommes arrivés à ce degré d'instruction. Witt demanda à l'empereur ce qu'il devait en faire. Une décision était d'autant plus embarrassante, que, d'après l'organisation de ces colonies, chaque année devait augmenter ce nombre. L'empereur n'hésita pas. Il changea l'organisation: tous les habitants des colonies redevinrent des paysans comme tous les autres. Les régiments furent, depuis ce jour, complétés par les recrues que leur donnait la levée générale de l'empire, comme le sont les régiments qui ne sont point colonisés. L'instruction fut bornée aux enfants des régiments. La partie administrative aura dû être modifiée dans une mesure analogue à la réforme militaire. J'ignore les nouveaux règlements qui auront été donnés; je suppose qu'on aura, petit à petit, diminué l'immense monopole agricole qu'exerçaient ces colonies.
Je précédais de deux jours l'impératrice, qui se rendait à Voskresensk. On avait, à Pultawa, arrangé pour elle une exposition des produits de ce gouvernement. J'y vis des échantillons nombreux de superbe laine mérinos; les principaux producteurs étaient les Kotschubei et les Rasoumowski. J'en faisais compliment à l'homme très-intelligent, propriétaire lui-même, qui était mon cicerone. «Oui, me dit-il; mais il faut ici une grande fortune pour pouvoir supporter la variation des prix, qui est augmentée par une cause que personne ne peut calculer, parce qu'elle est placée en dehors des intérêts de ce commerce.»
Voici l'explication qu'il me donna. «Les colonies militaires sont en possession d'un immense monopole en chevaux, en grains et en laines; car chaque régiment possède entre douze et vingt mille mérinos de la plus belle espèce. Plusieurs régiments, n'ayant pas eu assez de fonds dans leur caisse pour faire face aux dépenses d'équipement et d'habillement qu'exigeait la circonstance, furent autorisés par l'administration coloniale à vendre la laine qu'ils avaient en magasin au-dessous des prix du marché d'Odessa; ce qui amena une baisse nuisible à l'intérêt des autres producteurs; pour cette année notre marché est gâté; les petits propriétaires auront à en souffrir.»
Je vis à cette occasion que l'établissement colonial n'était pas populaire. Un autre monopole qu'il exerçait vint déranger une autre branche de l'économie agricole dans des gouvernements éloignés. Le général Witt, qui conduisait son établissement en homme de génie, mais en homme spécial, montra à l'empereur deux cent quarante étalons, les plus belles bêtes que l'on put voir, car l'administration était assez riche pour faire acheter partout ce qu'il y avait de mieux; près de vingt mille juments avaient été réunies dans un district assez resserré. Les colonies de l'Ukraine n'avaient rien livré à cette revue d'un nouveau genre. Le nombre des juments était bien plus considérable; chaque régiment en comptait plusieurs milliers.
Les gouvernements de Charkov, de Tambov, de Riazam, de Koursk, de Voronej étaient les pays de remonte pour la cavalerie; chaque petit propriétaire y avait un haras de dix, quinze, vingt, trente juments; les plus petits se cotisaient entre eux pour avoir un étalon à frais communs; la race chevaline y était depuis longtemps distinguée, et fournissait, outre les remontes de cavalerie, beaucoup de chevaux de luxe aux attelages de Moscou et de Saint-Pétersbourg.--Peu d'années suffirent pour les détruire; la vente certaine aux remonteurs de la cavalerie, les moutons vinrent remplacer les chevaux. Les colonels de cavalerie, surtout ceux des régiments de la garde, n'eurent plus le choix de leurs remontes; elles furent envoyées des colonies à un prix fixé par le gouvernement.
Il resterait encore à faire un dernier calcul, celui de savoir ce que le pays a gagné ou perdu à l'exercice de ce brillant monopole. Mon opinion personnelle n'est pas douteuse; tous les frais de production des colonies sont plus élevés que le seraient ceux des particuliers. Ce phénomène ne doit cependant pas être condamné; les immenses résultats obtenus en si peu de temps ont prouvé l'incapacité du gouvernement civil de les amener dans des voies qui auraient dû être les siennes. Mais des moyens naturels de production ont été détruits; c'est une perte positive, parce que cette administration coloniale ne restera pas ce que le général Witt en avait fait. Il est difficile de trouver une longue série de successeurs à un homme aussi actif, aussi intelligent, aussi intègre, étant à la fois homme de troupe et créateur en administration.
Pardon, monsieur le maréchal, etc., etc.
Fiquelmont.