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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (9/9)

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PROMENADES DANS ROME.

La vue de Rome rappelle mille souvenirs. Cette ville fut le siége d'une immense puissance. L'étude de son histoire et de sa langue remplit encore nos premières années. Fondée sous les auspices de la violence et de l'amour du butin, agitée par des révolutions continuelles, Rome devint la maîtresse du monde et fut la tête d'un ordre social dont aujourd'hui il ne reste plus de trace. Le colosse tombé, la ville ressaisit dans le moyen âge une puissance d'opinion qui remplaça en partie la puissance matérielle qu'elle avait possédée et perdue. Elle sut, par la majesté et la grandeur de ses souvenirs, imposer une modération presque miraculeuse aux barbares qui menaçaient de la détruire. Aujourd'hui elle exerce encore par les idées religieuses une sorte de suprématie sur l'Europe. Cependant cette ville, la ville éternelle, ainsi qu'on l'appelle, n'a pas produit d'abord sur mon esprit la sensation à laquelle je m'attendais. Arrivant de l'Orient, mes yeux étaient accoutumés à la vue des antiquités que ces pays renferment. Leur conservation, la beauté des matériaux, leur grandeur et même leur immensité empêchent de juger sainement ce que l'on voit en Europe. Les monuments de Rome sont dénués de tout ornement. Ces masses de construction en briques donnent d'abord l'idée de décombres, de masures, que la misère et une mauvaise administration ont produits. Ôtez les noms, et, à quelque exception près, le voyageur ne verra ces ruines qu'avec une sorte de dégoût.

Il en est tout autrement de la Rome nouvelle. L'église de Saint-Pierre est le symbole de l'Église triomphante, de même qu'un superbe palais indique la puissance et la splendeur du souverain qui l'habite. Saint-Pierre est aussi par excellence le monument des beaux-arts. Il offre aux yeux la plus belle architecture, le grandiose le plus développé dans les objets de sculpture et la perfection dans les peintures. Il est, à cause de cela, pour celui qui aime les beaux-arts, le lieu le plus digne d'intérêt de la terre. Mais l'homme pieux, l'homme recueilli et disposé à vivre de méditation, est incommodé par la splendeur qui y règne. L'éclat de la lumière l'importune. Les grandeurs de la terre, qui sont si petites devant Dieu, y sont trop en évidence. Elles le distrayent des sensations sublimes dont il trouve la source dans son esprit et dans son coeur. À Jérusalem, j'ai vu, avec émotion, l'Église souffrante, l'Église dans sa misère et dans son humiliation. La piété y semble naturellement inspirée. La vue et le nom des lieux où de si grandes choses se sont passées laissent des traces ineffaçables dans les souvenirs. La vue de Rome, le séjour à Saint-Pierre, devraient, tout en donnant des idées de puissance et de prospérité, rappeler aussi les idées tristes qui s'associent naturellement au christianisme et contribuent à sa grandeur. J'ai parcouru Rome antique; mais, les circonstances d'alors ne m'ayant pas permis d'y mettre la suite nécessaire, je n'ai rien écrit pour retracer à ma mémoire ce que j'ai vu. Aujourd'hui, 18 novembre 1834, je recommence mes excursions sous les auspices de M. Visconti, et je vais placer ici en résumé ce que j'ai vu et ce que j'ai entendu de lui.

PREMIÈRE PROMENADE.

Nous commençâmes nos «mises en nous rendant au Capitole. De la tour on voit également bien et la Rome ancienne et la Rome nouvelle. La Rome ancienne avait à son extrémité le Capitole, comme la Rome nouvelle. À l'est est la première. À l'ouest est la seconde, qui est bâtie sur le sol même de l'ancien Champ de Mars. Ce fut sur le mont Palatin que Romulus fonda sa ville, et cette colline fut la première habitée. Les débordements du Tibre formaient des marais au pied de ce mont. C'était dans ces marais même que Romulus et Rémus, son frère, enfants, avaient été exposés. Un temple de très-petite dimension, fondé dans ce lieu en mémoire de leur conservation miraculeuse, subsiste encore aujourd'hui. Il a été transformé en une église de Saint-Théodore.

Autrefois presque toutes les femmes romaines envoyaient leurs enfants dans ce temple au moment de leur naissance, pour leur assurer une heureuse destinée. Aujourd'hui encore les gens de la basse classe en font autant, et il est proverbial de dire quand il arrive malheur à un enfant: «Il n'a pas été porté dans l'église de Saint-Théodore.» Tant il est dans la nature des choses, dans le besoin des peuples, de se conformer aux usages anciens et d'adopter les opinions et les superstitions de leurs ancêtres! C'est à peine si les temps et les différences de croyance apportent quelques changements dans l'expression de ces sentiments.

Un temple de Vesta existait tout près de celui-là. C'est celui où les vestales veillaient à la conservation du feu sacré. Ce temple est devenu une église sous le nom de Sainte-Marie-Libératrice.

Le grand cirque était entre le mont Palatin, le mont Aventin et le Tibre. Là furent donnés par les Romains ces jeux publics fameux qui attirèrent les populations voisines, et en particulier les Sabins; là eut lieu l'enlèvement des Sabines. Après une guerre acharnée, les Sabins et les Romains se rencontrèrent dans l'emplacement du forum, et ils y conclurent le traité de paix qui rétablit la bonne harmonie entre les deux peuples. Tatius resta en possession du mont du Capitole, en observation devant les Romains. Un chemin fut fait pour établir la communication entre les deux nations, et ce chemin est devenu la Voie sacrée. Les deux peuples n'en firent bientôt plus qu'un seul, et, Tatius ayant péri dans une expédition dirigée contre le Lavinium, Romulus resta seul souverain. Le Capitole reçut son nom de la circonstance qu'une tête représentant celle de Jupiter fut trouvée dans l'excavation que les travaux nécessitèrent. Il devint la citadelle de Rome, et fut en outre destiné à recevoir les temples des dieux supérieurs.

Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, ayant soumis les habitants d'Albe au moyen du combat des Horaces et des Curiaces, et ensuite détruit cette ville en punition de sa mauvaise foi envers les Romains, ses habitants furent transportés à Rome, établis sur le mont ou Cælius et ses principaux citoyens admis dans le sénat.

Numa, deuxième roi de Rome, avait fait occuper le mont Quirinal pour se défendre contre les Sabins, et des travaux y furent exécutés par Tarquin l'Ancien dans le même objet. Ce mont Quirinal prit son nom d'un surnom de Romulus.

Ancus Marcius, quatrième roi, envoya une colonie à Ostie, près de l'embouchure du Tibre. Il voulut faire un pont sur le Tibre pour faciliter cet établissement; mais cette rivière, qui séparait le Latium du pays des Étrusques, était considérée comme un fleuve sacré. Il institua un sacerdoce dont les membres pouvaient se livrer à ces travaux sans profanation. Ainsi les premiers faiseurs de ponts chez les Romains furent des ministres de la religion. Ils prirent le nom de pontifices, et depuis ce nom n'a plus exprimé qu'une fonction religieuse, tandis que dans l'origine elle n'était qu'accessoire. Ancus Marcius fit aussi occuper le mont Aventin, et le Janicule de l'autre côté du Tibre.

Le mont Capitolin était plus grand qu'il ne semble aujourd'hui. Il est masqué par une foule de maisons, et le terrain environnant a d'ailleurs reçu un exhaussement considérable. Il s'étend jusqu'au Tibre. Dans le moyen âge, des papes l'encombrèrent de constructions pour empêcher le peuple de s'y réunir. Ces lieux rappelaient des souvenirs qui pouvaient mettre en question leur pouvoir. Auguste avait fait de même dans le Forum, sous prétexte de rendre plus de respects aux dieux. Il le remplit de temples de grandes dimensions, et diminua ainsi la masse du peuple qu'il pouvait contenir. Ce fut une habile politique de sa part. Le peuple ne devina pas son motif, et il atteignit le but qu'il s'était proposé.

La ville de Rome se trouva composée de sept collines, savoir: 1° du Palatin, où fut le commencement de la ville; 2° du mont Capitolin; 3° du mont ou Cælius; 4° du mont Quirinal; 5° du mont Aventin; 6° du mont Viminal; 7° du mont Esquillin.

L'enceinte fut construite par Servius Tullius. Elle resta constamment la même jusqu'à Aurélien, qui l'agrandit beaucoup. L'enceinte de Servius Tullius fut tout entière sur la rive gauche du Tibre. Elle enveloppait immédiatement les sept collines, et le cours du Tibre en faisait partie. Le mont Janicule a toujours été extérieur. Les trois quarts de la population, sous Auguste, étaient en dehors des murs. L'amphithéâtre flavien, bâti par Vespasien, et connu aujourd'hui sous le nom de Colisée, était considéré comme étant à peu près au centre de la ville. La situation de la population sur des collines élevées rendit nécessaire la construction d'aqueducs pour lui fournir de l'eau. Rien de plus grand, de plus majestueux que les travaux dont on voit encore les débris, et qui traversent cette immense campagne pour joindre, par des pentes régulières, la ville aux montagnes. Il y en a qui ont jusqu'à soixante-quatre milles de développement. En général, jamais les Romains n'ont reculé devant les difficultés quand ils ont reconnu une grande utilité publique à les vaincre.

Ce fut Ancus Marcius qui fit construire le premier aqueduc. Il y en eut jusqu'à quatorze. La masse d'eau qu'ils apportaient s'élevait, d'après des calculs certains, à un million deux cent mille mètres cubes par vingt-quatre heures. Aujourd'hui il n'en reste plus que trois, dont le produit est de cent cinquante mille mètres cubes par vingt-quatre heures, c'est-à-dire la huitième partie de la quantité ancienne, et cependant Rome est encore la ville de l'Europe la plus riche et la mieux dotée en eau.

Quand les barbares et les guerres civiles eurent détruit en partie les aqueducs, la population de Rome, manquant d'eau, descendit des collines, et vint s'établir près du Tibre. Elle couvrit le champ de Mars de ses maisons. Les eaux de la fontaine de Trévi, amenées à Rome par Agrippa, gendre d'Auguste, aboutissaient dans la plaine du champ de Mars et n'avaient jamais cessé de couler. Ce fut une raison de plus pour ce changement. Voilà l'explication de remplacement actuel de Rome. Quand le pape Sixte V eut fait rétablir les aqueducs, les eaux furent dirigées dans les lieux habités, et la ville est restée sur le nouvel emplacement qu'elle avait choisi. Ainsi il y a dans l'enceinte de Rome deux villes bien distinctes: la ville nouvelle, bâtie dans l'ancien champ de Mars, et la ville ancienne qui se compose de ruines, de monticules et de maisons de campagne. Le petit nombre d'antiquités existant dans la partie de Rome habitée aujourd'hui vient des temples construits du temps d'Auguste, et postérieurement dans le champ de Mars, et dont l'objet était encore d'en diminuer l'étendue pour gêner les grandes réunions du peuple.

Après avoir jugé de l'ensemble de Rome du haut de la tour du Capitole, nous sommes allés sur la voie Appienne. Cette route conduisait jusqu'à Brindisi et traversait les Apennins. Elle prit son nom d'un Appius, censeur, qui la fit construire. Nous avons visité le tombeau de Cecilia Metella, femme de Crassus, qui fit partie, avec César et Pompée, du premier triumvirat, et qui périt dans la guerre contre les Parthes. Ce tombeau a de la grandeur et avait de la beauté quand les riches matériaux dont il était couvert et rempli se trouvaient encore à leur place.

Toute la voie Appienne était garnie de tombeaux de gens célèbres, la plupart élevés aux frais de la république, comme honneur, les autres aux frais des familles. Ils se composaient en général de massifs en maçonnerie de briques, avec une chambre sépulcrale, et l'extérieur revêtu eu marbre sculpté et orné. Ces tombeaux avaient environ trente pieds d'élévation. Celui de Metella, qui est plus grand et plus élevé, a servi de forteresse aux Gaetani dans le moyen âge. Ils avaient bâti un château dont les dépendances, formant une vaste enceinte, se liaient avec le tombeau de Metella. Celui-ci en était comme le donjon et la citadelle. M. Visconti nous a fait remarquer une chose curieuse: c'est la disposition des fenêtres des bâtiments du moyen âge. Elle indiquait à quel parti, des Guelfes ou des Gibelins, appartenait le propriétaire. Chez les Gibelins, il y avait un signe d'unité: c'était une colonne placée au milieu. Chez les Guelfes, il y avait une croix, qui, divisant la construction en quatre parties égales, était supposée le symbole de l'égalité. De cette croix aux fenêtres est venu pour nous le mot croisée pour le mot fenêtre. Tous les châteaux, en Allemagne, ont des fenêtres à une colonne, parce que l'on y était Gibelin. Les créneaux étaient simples ou divisés en deux parties, suivant qu'on était Gibelin ou Guelfe.

Une circonstance particulière à l'ouverture du tombeau de Cecilia Metella mérite d'être rapportée ici. Le corps de cette Romaine se trouva intact; et, comme le peuple, à Rome, prend pour un signe de sainteté ces conservations extraordinaires, on craignit que le corps de la prétendue sainte n'occasionnât des troubles. Le pape le fit jeter dans le Tibre. C'est sous Paul III Farnèse que cette ouverture eut lieu. Le sarcophage de Cecilia Metella est encore aujourd'hui déposé dans la cour du palais Farnèse.

DEUXIÈME PROMENADE.

Le 25 novembre s'exécuta une seconde course avec M. Visconti. Nous sortîmes par la porta Pia, qui mène dans la Sabine. Nous fûmes, sans nous arrêter, jusqu'au mont Sacré, petite hauteur située sur la rive droite de l'Anio. C'est sur ce point que le peuple romain se retira, mécontent du traitement qu'il recevait des patriciens, et résolu d'abandonner Rome et de se retirer dans le pays des Sabins, dont ses ancêtres étaient sortis. C'est en l'an 268 de la fondation de Rome qu'eut lieu cet événement. Il se renouvela en 305, lors du meurtre de Virginie. Des négociations eurent lieu entre le sénat et le peuple. On lui promit des magistrats spéciaux pour défendre ses droits. De là l'institution des tribuns du peuple. Deux tombeaux sont au pied du mont Sacré et sur le bord de la route. Ils furent élevés, l'un à Ménénius Agrippa, qui avait ramené le peuple, l'autre à Anna Perenna, qui l'avait nourri pendant son séjour sur le mont Sacré, et dont le nom pourrait se traduire par union perpétuelle. En commémoration de l'événement du mont Sacré, il y avait des jeux et des distributions de vivres au peuple aux frais des patriciens. La rivière l'Anio, venant de Tivoli, où elle a formé des cascades, serpente dans la plaine et va se joindre au Tibre plus bas. En arrière sont les coupures et les escarpements exécutés pour rendre défensifs ces coteaux. Le pont qui y est bâti se nommait autrefois Nomentanus. Détruit par les Goths et rétabli par Narsès, leur vainqueur, il prit le nom de ce général. Le pape Nicolas V fit construire la tour qui en rend maître.

En nous rapprochant de la ville, nous vîmes un colombarium découvert depuis peu d'années. Un grand espace paraît avoir été consacré à en recevoir plusieurs. Celui que nous visitâmes renfermait quatre cents urnes. Des peintures et des inscriptions le décorent. Il y a des inscriptions philosophiques, d'autres touchantes. Une femme, qui avait déposé les cendres de son fils, âgé de vingt-deux ans dit: «Je fais pour toi ce qu'il eût été dans l'ordre que tu fisses pour moi.» Une autre dit: «Celui dont les cendres sont recouvertes a vécu quatre-vingts ans,» et ajoute: «C'est bien.»

Après le colombarium, nous fûmes voir l'église de Sainte-Agnès, garnie de colonnes antiques de dimensions et d'ordres différents, tirées de monuments plus anciens. Elle est d'une belle proportion et agréable à l'oeil. Il y a des travées supérieures. Elles étaient, dans la primitive Église, exclusivement occupées par les femmes. Cette église fut bâtie par Constantin. La statue représentant la sainte était en albâtre oriental; on lui a substitué une tête, des mains et la partie inférieure du corps en bronze. Une tête très-belle, très-expressive, dernier ouvrage de Michel-Ange, se trouve dans cette église. À côté est un ancien hippodrome, aussi construit par Constantin. L'enceinte et tous ces monuments renfermaient les tombeaux de sa famille. Ils sont tous détruits, excepté celui de Constance, son gendre, parce qu'il fut converti en église. C'est une rotonde charmante faite avec des colonnes dépareillées. Elle rappelle l'église située près de Noura, dans le royaume de Naples, on bien le beau péristyle du palais de Caserte, au-dessus de l'escalier. Il y a des fresques et des mosaïques dans cette rotonde, comme aussi des mosaïques du style byzantin dans l'église de Sainte-Agnès.

En rentrant en ville, M. Visconti nous fit remarquer que la porte sous laquelle nous passions était inachevée. Il nous raconta, à cette occasion, que le dessin en avait été fourni par Michel-Ange au pape Pie IV, du nom de Médicis. Ce pape n'était point de la maison de Médicis, mais fils d'un barbier de Milan. Une querelle avec Michel-Ange l'avait rendu son ennemi. Il lui demanda un projet, et ce projet, dans un but de vengeance, contenait comme ornement les attributs de la profession du père du pape. On s'aperçut de l'intention avant la fin des travaux, et ils furent suspendus.

Nous terminâmes notre journée en visitant la villa Colonna. Le mont Quirinal avait été coupé à pic par Néron, du côté qui regardait le champ de Mars. Cet escarpement était revêtu en marbre. Sur la plate-forme était un temple au soleil construit tout en marbre blanc. Deux immenses morceaux de quatre ou cinq cents pieds cubes chacun, faisant partie du fronton et de l'architrave, sont encore sur place et ornés du plus beau travail. Près de là sont les thermes de Constantin, excavés dans la montagne et construits dans les plus grandes dimensions. Ils sont devenus une propriété de la maison Colonna. En général, les grandes maisons se sont attribué, dans le moyen âge, les édifices publics. C'est à ce titre que le théâtre de Marcellus est resté la demeure en même temps que la forteresse de la maison des Orsini.

C'est aux catacombes existantes auprès de l'église de Sainte-Agnès que l'on proposa à Néron en fuite de se cacher. Il s'y refusa en disant que, tant qu'il serait vivant, il ne renoncerait pas volontairement à voir la lumière. Il passa l'Anio, se réfugia dans la maison de Phaon, son affranchi, et se donna la mort. La maison de Phaon était dans l'emplacement où se trouve aujourd'hui la villa du cardinal del Gregorio.

Le séjour des catacombes était respecté, à Rome, par les dépositaires du pouvoir. Le malheur auquel s'étaient condamnés ceux qui les habitaient les rendait en quelque sorte sacrées. Peut-être aussi craignait-on d'empiéter sur les droits des dieux infernaux en les poursuivant dans leur empire.

TROISIÈME PROMENADE.

Le 27 novembre, nous fûmes, avec M. Visconti, voir la villa Adrienne à Tivoli. La campagne de Rome me semble toujours belle dans toutes les directions. Le pays est ondulé, et présente à la vue des lignes agréables. L'Anio, qui serpente dans la plaine, anime ces belles lignes. Ses champs sont d'une fertilité extrême. La terre est excellente et rend vingt-cinq pour un de la semence en froment. Il ne faut que des bras, de la culture et des arbres pour en faire le plus beau pays de la terre. Nous traversâmes deux fois l'Anio. La seconde fois on passe auprès du tombeau élevé à Plautius, ancien gouverneur de l'Illyrie, par ordre du sénat. Le discours à sa louange, tenu par l'empereur Vespasien, est gravé sur le marbre. Ce tombeau est dans la forme et des dimensions approchant de celui de Cecilia Metella. Il a été converti en poste militaire du temps de Paul II, pour la défense des approches de Tivoli, et cette circonstance l'a conservé.

Les monuments anciens échappés à la destruction n'ont été sauvés que lorsque l'opinion religieuse ou les besoins matériels sont venus les protéger. Ainsi les temples, transformés en églises et surmontés d'une croix, sont devenus sacrés. Le théâtre de Marcellus, devenu une habitation et une forteresse des Orsini, existe encore aujourd'hui. Il n'y a que le Colisée qui fasse exception. Encore, pendant un certain nombre d'années, a-t-il joué le rôle de forteresse entre les mains des Frangipani; mais ensuite, pendant bien des siècles, il a été livré à la destruction, et c'est bien tard qu'une main protectrice s'est étendue sur lui.

De là nous sommes allés à la ville Adrienne, située à peu de distance du tombeau de Plautius. Elle fut construite par l'empereur Adrien au retour de ses campagnes et de ses voyages. Il eut la singulière pensée de la composer de monuments qui rappelaient les lieux qu'il avait visités. Il bâtit le Poecile tel qu'il existait à Athènes. C'était une double galerie ouverte, dont le toit était supporté d'un côté par des colonnes. Le mur qui séparait les deux galeries était couvert de peintures semblables à celles existant dans le même lieu à Athènes et représentant les Grecs illustres. Ce mur est encore debout dans toute son étendue. Il bâtit aussi le Lycée, l'Académie, etc. Il creusa une vallée, qu'il nomma la vallée de Tempé, et où il amena une branche de l'Anio. Il imita aussi les monuments de Canope, et y conduisit des eaux pour représenter la branche canopienne du Nil. Il construisit un bain de Vénus. C'est comme une espèce de naumachie, où il y avait des chambres sous l'eau, consacrées, dit-on, aux plaisirs de l'amour. Les ruines du palais proprement dit, comme celles de toutes ces constructions capricieuses, sont immenses et présentent de très-grandes masses. Le pays, qui est fort accidenté, offre de très-belles vues. L'enceinte des jardins était de sept ou huit milles. Dans une cour du palais, on a trouvé l'immense cuve de porphyre placée au musée du Vatican. Cette villa d'Adrien était remplie d'une foule de statues. Caracalla les fit transporter à Rome pour décorer les bains qu'il y fit bâtir.

Nous fûmes ensuite à Tivoli. Rien n'est plus pittoresque que la vue du cours de l'Anio, de la cascade, du canal double, nouvellement creusé pour assurer la conservation de la ville. Il a donné naissance à une nouvelle cascade, très-abondante et très-belle. Le temple de Vesta, dont la colonnade est bien conservée, embellit beaucoup le paysage et lui donne un caractère tout particulier. Je descendis et je m'approchai de la grotte de Neptune, qu'une forte crue a détruit depuis. Je revins au temple de Vesta. Le petit temple de la Sybille qui le touche, a été transformé en une église sous l'invocation de saint Georges.

Le temps était mauvais et la journée avancée; je ne fus pas voir les cascatelles et les usines; mais, à un autre voyage, j'allai les contempler. Leur effet est admirable. Elles sont produites par une branche de l'Anio, qui, en traversant par un canal souterrain toute la montagne de Tivoli, tombe d'une grande hauteur, et fait mouvoir de nombreuses usines, établies dans le palais de Mécène, encore debout. Je vis la villa d'Este, appartenant autrefois au cardinal d'Este, protecteur de l'Arioste. La position est très-belle, et la vue extrêmement remarquable. Les grands accidents de terrain, les escarpements, les eaux abondantes, de beaux arbres et de prodigieux cyprès, font un ensemble rempli de grandiose; mais la plupart des statues, des bas-reliefs et des divers ornements du jardin sont du plus mauvais goût. Il y a cependant quelques fresques estimées dans la maison.

Dans cette journée, j'ai encore vu deux choses remarquables. La première est la colonne élevée devant Sainte-Marie-Majeure, au lieu où l'ambassadeur de Henri IV fit abjuration, au nom de ce prince, et reçut, dans la posture la plus humiliante et la corde au cou, l'absolution du pape Sixte V. L'autre, aux trois quarts du chemin de Rome, à Tivoli, est un ruisseau d'eau sulfureuse, qui ressemble à une rivière, et pourrait, près de sa source, servir à des établissements de bains d'une grande importance. Ces eaux étaient fréquentées autrefois; elles ont rendu la santé à Auguste. Des embarras dans leur écoulement avaient formé un lac, où des dépôts successifs ont formé une couche de pierre, une croûte dure qui couvre la terre et s'oppose à la végétation. Un canal, fait aux dépens du cardinal d'Este, a donné une issue aux eaux, et la plaine s'est trouvée depuis à découvert; mais elle est improductive. En enlevant la croûte de dépôt, on retrouve la terre végétale et la fertilité.

QUATRIÈME PROMENADE.

Le 4 décembre, nous vîmes la voie Ostensienne et les antiquités placées aux environs. Nous commençâmes par l'église de Saint-Paul hors des murs. Elle fut détruite par un incendie il y a dix ans; mais la piété des rois de l'Europe et le zèle des papes en ont commencé la restauration. Cette église, bâtie par Constantin, embellie et augmentée par Honorius et Arcadius, était l'objet d'une dévotion particulière. Elle renferme les restes de saint Paul, inhumé dans remplacement où elle est bâtie. C'est à peu de distance du lieu de son supplice, les Trois-Fontaines, qui est consacré par un monastère et deux églises.

Le couvent attenant à l'église de Saint-Paul est de l'ordre des Bénédictins et a été la demeure de Pie VII, alors simple moine. Cette église était d'une richesse extrême en matériaux. Des colonnes de porphyre, de granit d'Égypte et de marbre de Grèce la décoraient. Un incendie violent a presque tout anéanti. Le plafond, en bois de cèdre, devenu très-sec par la succession des siècles, s'enflamma si promptement, qu'en peu de moments tout fut réduit en cendres et qu'aucun secours ne put arrêter le mal. La chute de ces bois enflammés produisit entre les murs une telle chaleur, que toutes les colonnes furent ou détruites ou en grande partie altérées, et la porte de bronze, qui était d'un beau travail, entra elle-même en fusion. Ces colonnes de marbre ne laissent intacts que des débris, dont la réunion a servi à rétablir quatre colonnes, destinées à rappeler, par leurs dimensions et leurs ornements, les anciennes colonnes, qui étaient au nombre de dix-huit. Les colonnes nouvelles sont de granit du Simplon, des plus grandes dimensions, des plus admirables proportions, ainsi que du travail le plus parfait. Elles ont été fournies par l'empereur d'Autriche et transportées par le canal de Pavie, le Pô, la mer et le Tibre. Le travail est conduit avec une grande activité, et, dans une douzaine d'années, cette église sera terminée et plus belle qu'elle n'était. Elle sera pavée avec les débris des anciennes colonnes de granit. La colonnade du portail sera changée; une autre colonnade extérieure, de trente-six colonnes, la décorera, et masquera ou déguisera ce que les contre-forts ont de désagréable et de défectueux à la vue. Enfin elle reprendra sa place parmi les plus beaux monuments de la chrétienté. C'est la plus grande église de l'Italie après Saint-Pierre et la troisième de l'Europe. Des belles mosaïques du style byzantin qui existaient, la plus grande partie a échappé aux ravages de l'incendie; elles ont été parfaitement réparées. Le corps de saint Paul a été sauvé et est resté intact au milieu des désastres. La dépense des constructions est de trois cents écus romains par semaine; ainsi la main-d'oeuvre coûtera encore, en supposant un travail de douze ans, une somme de huit cent soixante-trois mille francs. On assure que les fonds nécessaires sont faits ou à peu près.

En retournant à la ville, M. Visconti nous a fait remarquer une petite chapelle, où un bas-relief représente saint Pierre et saint Paul s'embrassant et se disant adieu au moment où l'un et l'autre marchaient au supplice: saint Paul vers remplacement des trois fontaines qui surgirent, dit-on, tout à coup dans les lieux qu'arrosa son sang; saint Pierre vers le Janicule. Saint Paul, étant citoyen romain, fut décollé; saint Pierre, étant Juif, fut crucifié.

La porte de la ville a des tours rondes, bâties par Bélisaire. Le tombeau de Caïus Cestius, citoyen romain qu'aucune dignité n'a fait connaître, vivait du temps d'Auguste. Il ordonna, par son testament, de construire la pyramide qui porte son nom pour lui servir de tombeau. Elle dut être achevée dans une année et recouverte en beau marbre de Grèce. Le massif est composé de tuf réduit en poudre, mêlé avec de la chaux, ce qui en fait un corps dur et compacte. La chambre sépulcrale était peinte, et il reste encore des fresques intactes, représentant des Victoires, figures allégoriques se rapportant à la secte philosophique à laquelle appartenait Caïus Cestius. Cette secte considérait la vie comme un combat et la mort comme un triomphe. Un beau sarcophage en porphyre s'y trouvait; il est maintenant chez le prince Borghèse. C'est le pape Alexandre VII qui a fait ouvrir ce tombeau et découvrir les environs.

Près de là sont les tombeaux des individus morts à Rome et n'appartenant pas à la religion catholique: ce sont particulièrement ceux des Anglais. Leur réunion présente à l'oeil quelque chose d'élégant et de bon goût. On y lit les noms de gens connus, entre autres celui de Scheller, ami de lord Byron; celui du fils de Goethe, enfin de miss Bathurst, qui a péri par accident au moment où elle allait se marier.

Nous fîmes le tour du mont Testacio. Il est composé uniquement de l'agglomération de débris de pots de terre. Il y en a beaucoup du modèle de ceux qui servaient à renfermer les tributs envoyés à Rome. Après les avoir reçus, on versait l'argent au trésor, et ils étaient brisés. La montagne entière est composée de ces débris. La surface seulement ayant été constamment et depuis beaucoup de siècles soumise à l'action de l'atmosphère, s'est décomposée, et, la végétation ayant produit des détritus, il en est résulté la formation d'une couche fort mince de terre végétale. Les Romains modernes y ont pratiqué des caves où des dépôts considérables de vins sont placés, et ces souterrains sont précédés de constructions qui forment des celliers fermés avec des portes. Des fêtes populaires, au mois d'octobre, des espèces de bacchanales, y sont célébrées par les femmes du quartier transtevérin.

Après le mont Testacio, nous suivîmes la rive gauche du Tibre, et nous passâmes au pied de l'Aventin. Le plateau est occupé aujourd'hui par une villa appartenant à l'ordre de Malte. Au pied de l'Aventin, adossées à la montagne, sont des maçonneries antiques considérables. Ces ruines sont les restes des anciens magasins de blé qui existaient à Rome. Placés ainsi près du Tibre, ils étaient bien situés. À peu de distance est un emplacement consacré autrefois au dépôt des marbres venant de Grèce. La destination en est toujours la même, mais les marbres aujourd'hui viennent d'Italie. Le nom même n'est pas changé.

Nous nous arrêtâmes à l'église de la Madonna della Scola. Ce nom lui vient de ce que saint Augustin y a enseigné. Cette église était autrefois un temple élevé par Octavie, soeur d'Auguste et femme d'Antoine, à la pudicité patricienne. Ce monument est d'un beau style, et les détails de l'architecture sont d'un travail achevé. Comme église, elle est remarquable, parce qu'elle rappelle l'ancienne hiérarchie dans toute sa rigueur. La surface de l'église est divisée en trois parties dans sa longueur, et chacune a un niveau différent. La première, à l'entrée et la plus basse, était pour le peuple; la seconde, plus élevée, pour les diacres et les aspirants à la prêtrise; la troisième, plus élevée encore, renfermant l'autel avec le choeur et environnée d'une grille basse, était uniquement réservée pour les prêtres. C'était un sacrilége pour un laïque d'y entrer. Deux chaires en marbre, placées au milieu de l'église, servaient, l'une pour lire l'épître, l'autre pour lire l'évangile. Un plateau rond, en marbre sculpté, figurant un masque et ouvert aux yeux, à la bouche et au nez, est placé sous le péristyle. Ce plateau servait probablement à l'écoulement des eaux de quelque égout. Une opinion populaire consacre que, lorsque des individus coupables de mensonge mettaient la main dans la bouche, ils en étaient la victime et perdaient la main aussitôt. Cette superstition a fait donner à cette église le nom de Madonna della Verita.

En face est le temple de Vesta. Il est de forme ronde et entouré de colonnes cannelées d'une belle conservation. Le marbre dont il est revêtu prouve qu'il est du temps des empereurs; car, pendant tout le temps de la république, on n'employa pas cette matière précieuse. Il y a dix-neuf colonnes en marbre blanc. Ce temple a été converti en une église sous le nom de Sainte-Marie-du-Soleil.

À peu de distance est un autre temple, le plus ancien de Rome probablement, élevé par le sixième roi de Rome, Servius Tullius, à la fortune virile. C'est un hommage rendu au destin qui l'avait protégé et fait monter sur un trône, lui, de race d'esclave. Ce temple est d'un goût parfait, d'une architecture pure et élégante. Il a été converti en église sous le nom de Sainte-Marie-Égyptienne. On a réuni le péristyle au temple par un mur, ce qui augmente la grandeur de l'église; mais, si ce mur était détruit, le temple reparaîtrait dans toute sa pureté.

M. Visconti nous a dit, en nous parlant du temple de Vesta, qu'il y avait trois espèces de temples dont la forme était toujours circulaire: 1° ceux de Vesta, qui, fille de Saturne, représentait la terre, supposée ronde par les anciens; 2° ceux du soleil, parce que le soleil, chaque jour, faisait le tour de la terre; 3° ceux d'Hercule, parce qu'il avait purgé la terre des brigands et des monstres qui l'habitaient et fait le tour du monde. À cela je répondrai que les anciens n'avaient nullement l'idée absolue que la terre fût ronde, et que toutes les géographies anciennes le prouvent. C'est Christophe Colomb qui, le premier, a eu cette idée, inspirée par son génie. J'ajouterai que tous les temples élevés au soleil n'étaient pas circulaires, car celui d'Héliopolis (Balbeck), le plus grand de tous, n'avait rien de cette forme: au contraire, il était carré. Ces deux observations me prouvent qu'il ne faut pas s'abandonner aveuglément aux suppositions, aux observations trop généralisées et aux systèmes des antiquaires.

Près du temple de Vesta est la maison de Nicolas Rienzi. En 1347, pendant que Clément VI avait fixé sa résidence à Avignon, et par suite des maux dont les Romains étaient affligés, il se fit déléguer l'autorité suprême à Rome sans employer la violence et par la seule puissance de son éloquence. Ce fut sous le nom de tribun qu'il fut investi du pouvoir. Il fit de grandes choses; mais son administration, d'abord salutaire pour les Romains, devint bientôt tyrannique. Renversé à la suite d'excès dont il s'était rendu coupable, il dut sa conservation à la fuite. Poursuivi par le pape Clément VI et menacé de périr, il ne dut son salut qu'au nouveau pape, Innocent VI, dont il gagna la confiance. Investi du même pouvoir, il en abusa de nouveau et fut assassiné au Capitole en 1354. Il fut le contemporain et l'ami de Pétrarque. On voit dans la construction de sa maison un indice du réveil des beaux-arts et une espèce de renaissance du goût.

En face est le pont rompu. C'était le pont sénatorial où se passaient des cérémonies dans quelques circonstances. Il est situé à un coude du Tibre, au-dessus de la Cloaca Massima. Réparé plusieurs fois, il a toujours été renversé. À ce point où la direction du fleuve change, le courant fait effort. C'est une construction romaine. On montre, à quelque distance, les piles du pont où Horatius Coclès arrêta les troupes de Porsenna, et donna le temps aux Romains de rompre le pont derrière lui.

L'île située au-dessus était du temps des Romains consacrée à recevoir les malades qui venaient y chercher la santé. Elle renferme encore aujourd'hui le meilleur hôpital de Rome.

Nous terminâmes notre course en visitant le Janus, double arc, ayant quatre côtés que Septime-Sévère avait fait construire au milieu d'une place destinée au commerce, pour servir, pendant la pluie, d'abri aux négociants. C'est un beau monument, riche d'ornements; il était revêtu de quatre-vingt-seize statues de petite dimension. Très-près de là est un autre monument élevé par le commerce à Septime-Sévère, en reconnaissance de la construction de Janus. Ce monument présente deux choses remarquables: d'abord le dessin de tous les instruments employés aux sacrifices, dont plusieurs ont servi de type aux ornements et aux objets employés dans notre culte; ensuite une inscription où Géta, fils de Septime-Sévère, avait son nom. Elle fut remplacée, sous le règne de Caracalla, son frère et son assassin. On reconnaît le travail qui a effacé, et ce qui fut substitué en caractères de dimension moins grande. Des louanges sont prodiguées au fratricide. On voit aussi vide la place que l'image de Géta occupait sous les aigles des légions. Le Janus a été conservé, parce que les Frangipanis en firent une forteresse. Le monument du commerce a été sauvé, parce qu'il a servi de contre-fort à un clocher. Enfin, nous vîmes la Cloaca Massima, ouvrage de Tarquin, magnifique égout où un char chargé de foin pouvait passer. Il a éprouvé un grand ensablement; cependant, aujourd'hui, il sert encore à l'usage auquel il fut d'abord destiné; il est même indispensable à la salubrité de Rome.

CINQUIÈME PROMENADE.

Le 14, nous visitâmes le mont Esquilin et nous nous rendîmes à la porte Maggiore qui prend son nom de la proximité de l'église de Sainte-Marie-Majeure. En route, M. Visconti nous fit remarquer un arc de triomphe construit, dit-on, par Gallien, empereur, à l'occasion d'une prétendue victoire remportée sur Sapor, roi de Perse, et d'un triomphe qui en fut la suite. Ce monument est sans grandeur; mais, s'il a été élevé à l'occasion d'une victoire imaginaire, il est encore assurément, malgré sa mesquinerie, beaucoup trop beau. De là nous allâmes voir l'ancien temple de Minerva-Medica: c'est un ouvrage de Domitien. Ce temple faisait partie du palais occupé par cet empereur. Il l'appelait grain d'or, en opposition au palais d'or de Néron. Il est de grande dimension, de forme ronde et d'une élévation considérable. Revêtu alors en marbre, il ne reste aujourd'hui que le massif de briques.

La porte Majeure, placée dans le voisinage, était primitivement un passage au travers de l'aqueduc construit par Claude. Le chemin de Preneste arrivant perpendiculairement sur cet aqueduc, il fallait le traverser. Claude voulut que ce passage présentât à la vue quelque chose de majestueux. En conséquence, on construisit cinq arches avec fronton. Deux étaient pour le passage des voitures, trois pour celui des piétons. Il y a beaucoup de grandeur dans cette construction. Elle est de l'ordre d'architecture connu sous le nom d'ordre rustique, employé aux monuments qui n'étaient destinés ni aux dieux ni aux hommes, mais consacrés aux choses et aux animaux. Son caractère propre, c'est que la coupe des pierres n'avait d'autre but que la solidité des monuments, et aucun parement à la surface. Les colonnes avaient cependant des chapiteaux ornés, mais elles ne se composaient que de tronçons dégrossis. Claude fit construire l'aqueduc soutenu par ces arcades, et qui amenait l'eau Claudia, venant de l'Anio-Nuovo. Il réunissait l'eau de trois aqueducs. Cet aqueduc fut rétabli par le pape Sixte-Quint, et l'eau reçut le nom de aqua felice, du nom de religion Felice, qu'avait porté, comme moine cordelier, Sixte-Quint. Quand Aurélien construisit l'enceinte actuelle de Rome, il fit servir, autant que possible, les constructions existantes à cet usage. En conséquence, les murs de la ville furent appuyés à l'aqueduc, qui se trouva ainsi en faire partie. L'architecture couvrant le passage ménagé sur la route de Preneste est en partie masquée par la maçonnerie de cette époque, et ce passage devint la porte existante aujourd'hui.

Nous suivîmes l'enceinte extérieurement. Nous vîmes les brèches faites par Totila quand il s'empara de Rome. Nous contournâmes un espace semi-circulaire, faisant partie de l'enceinte. Il est décoré de colonnes dont les proportions sont élégantes, et qui, comme les murailles, sont construites en briques. C'était un amphithéâtre connu sous le nom d'Amphitheatrum castrense. Il est du temps de la république et servait de lieu d'exercice pour les soldats. Là aussi il y eut des brèches faites par Totila. Nous arrivâmes à la porte de Saint-Jean. À peu de distance est la porte Asinaria, à laquelle celle-ci a été substituée. La porte Asinaria servit à l'entrée de Totila; les soldats isauriens, chargés de la garde, la lui livrèrent par trahison. Depuis cette époque, elle a été et elle est restée murée.

Nous vînmes à Saint-Jean-de-Latran. Sur la place il reste une partie de monument qui faisait partie d'un vaste édifice. La partie extrême en cul-de-lampe est seule debout et restaurée; une mosaïque du goût byzantin s'y trouve. Jésus-Christ est représenté avec ses douze apôtres, et, dans les parties latérales, Charlemagne reçoit la couronne impériale des mains du pape. C'est dans cet édifice qu'il fut couronné. Nous visitâmes l'église et le palais de Latran. Le baptistère est de construction antique; c'était la partie du palais romain où étaient les bains. Bien de plus beau et de plus élégant que l'architecture de ce bâtiment; rien de plus riche que les matériaux. De belles colonnes de granit rouge sont à l'entrée; des colonnes de porphyre et de marbre forment deux cercles concentriques et composent les lignes de l'intérieur. Un superbe vase en basalte est au centre; c'est là que Constantin fut baptisé par le pape Sylvestre. Il est consacré au baptême de tous les catéchumènes, et, chaque année, le samedi saint, il y a une cérémonie solennelle de juifs convertis à la foi chrétienne, à laquelle préside le cardinal-vicaire.

Du baptistère, nous fûmes à l'église de Saint-Jean. Elle est belle et vaste, ornée de fresques estimées. Des statues de saints la décorent, et, quoique d'un travail médiocre, ces statues, de très-grande dimension, font un bel effet. Comme le plus grand nombre des églises de Rome, elle n'est pas voûtée, et son plafond est en bois orné, sculpté et doré. Diverses chapelles y servent à la sépulture des grandes familles de Rome. Celle de Corsini est la plus remarquable: elle renferme un sarcophage en porphyre de la plus grande beauté. Les cendres d'Agrippa y étaient déposées autrefois; aujourd'hui il contient la dépouille mortelle de Clément XII, de la famille Corsini, qui a régné dans le dix-septième siècle.

L'église de Saint-Jean renferme les têtes de saint Pierre et de saint Paul: elles sont déposées dans une châsse au-dessus du maître autel. L'église de Saint-Jean est la première de Rome et de la chrétienté; c'est l'église du pape, celle de son siége comme évêque de Rome.

À l'entrée de l'église, sous le péristyle, il y a une statue de Henri IV, élevée à l'occasion de son abjuration. Les rois de France ont le titre de premier chanoine de Saint-Jean-de-Latran. Sur leur demande, les rois d'Espagne ont obtenu d'être premiers chanoines de Sainte-Marie-Majeure.

Un palais est joint à l'église; le pape actuel le fait réparer pour pouvoir l'habiter pendant quelques mois chaque année. Il est beau, simple et convenable, sans être immense. Il y a une grande quantité de fresques plus ou moins estimées, et un tableau d'une très-grande dimension, représentant le martyre de saint André, copie d'une fresque du Dominiquin, faite par Silvagni, et qui est remarquablement beau pour le dessin, s'il ne l'est pas pour le coloris.

Voici par quelle suite d'événements le palais de Latran est devenu le siége et le séjour des papes. Néron, faisant construire la maison d'or, s'était établi à Ostie. Ce séjour le fatiguant, et voulant revenir à Rome, il demanda quelle était la plus belle maison de particulier. On lui indiqua celle d'un patricien nommé Latran. Le patricien fut proscrit, sa maison confisquée et habitée par Néron. Elle devint le séjour de plusieurs empereurs, et, entre autres, celui de Marc-Aurèle, qui, vivant en philosophe et sans faste, la préférait au palais du mont Palatin. Sa statue, qui, aujourd'hui, décore la place du Capitole, y fut placée. Constantin habita ce même palais, et, en quittant Rome, il en fit donation au pape Sylvestre. On crut pendant longtemps que cette statue représentait Constantin, et ce fut ce qui la sauva. Saint-Jean-de-Latran est situé entre les monts Esquilin et Cælius. Le palais de Saint-Jean-de-Latran a été rebâti par Sixte-Quint, le même pape qui remit en valeur et en produit les aqueducs servant aujourd'hui sur la rive gauche du Tibre. Ce pape, qui a laissé un si grand nom, n'a régné que cinq ans. Élu en 1585, il est mort en 1590.

Nous finîmes notre journée en visitant le temple élevé à Claude lors de son apothéose. C'est une rotonde d'une architecture élégante et simple, composée de deux rangs de colonnes en corde concentrique; elles étaient à jour; un dôme les couvrait. La voûte ayant été détruite, et les ouvriers n'étant pas assez habiles pour la rétablir dans ses dimensions, deux colonnes, plus grandes que les autres, et également de granit gris, furent placées dans l'intérieur pour soutenir un arc qui porte la toiture. Ce monument, quoique beau, manque de grâce, parce que l'élévation n'y est pas proportionnée au diamètre. C'est aujourd'hui une église sous l'invocation de saint Étienne (le Rond). Une suite de fresques couvre tout le pourtour du mur circulaire et des chapelles, et représente les martyrs avec leurs noms et le genre de leur supplice. C'est une suite de tableaux dont la vue produit des sensations pénibles.

J'ai oublié de noter dans ce journal qu'en nous rendant à la porte Maggiore M. Visconti nous fit remarquer une porte murée qui donnait entrée dans un jardin appartenant à un magicien dans le dix-septième siècle, et où, dit-on, des sortiléges s'opéraient. Les montants de la porte, ainsi que les chapiteaux, sont en marbre blanc sculpté; des lignes cabalistiques s'y trouvent avec des inscriptions de diverses natures: mais il y en a une qu'il est singulier de lire dans une rue de Rome. Elle est en bon latin et signifie: Il y a trois choses extraordinaires: un Dieu fait homme, une vierge mère, et trois qui ne font qu'un.

SIXIÈME PROMENADE

Le 18 décembre, nous fîmes notre sixième promenade. Nous retournâmes sur la voie Appia. Nous visitâmes la vallée de la nymphe Égérie, vallon qui serait délicieux s'il était arrangé, planté et cultivé. Les mouvements de terrain sont charmants. Il y a de l'eau, une belle végétation, et tous les éléments d'un beau jardin. Dans la partie la plus rapprochée de la ville, il existe un temple élevé au dieu du retour. C'est le point d'où les Carthaginois, commandés par Annibal, ont menacé la ville de Rome. C'est là qu'est situé le champ mis en vente pendant que les Carthaginois y étaient campés et dont la valeur ne fut nullement diminuée par cette circonstance. Le temple marque les limites où s'arrêtèrent les ennemis, et d'où ils partirent pour s'éloigner. Il est petit, construit en briques, comme tous les ouvrages faits du temps de la république, décoré de colonnes à huit faces. Il y avait des statues intérieurement. Des voûtes élevaient son sol à une certaine hauteur, et un escalier de quelques marches y conduisait.

En remontant la vallée, à assez peu de distance, on trouve la grotte de la nymphe Égérie. Un bois sacré l'entourait. Il reste encore, tout auprès de la hauteur, un bouquet de chênes verts composés de jets peu âgés, mais qui viennent de souches très-anciennes, et chaque souche appartient à plusieurs arbres à la fois et établit ainsi entre eux une liaison. Là, Numa, second roi de Rome, se retirait pour recevoir les inspirations des dieux, ou plutôt pour rendre ses résolutions sacrées aux yeux du peuple de Rome. Cette grotte, creusée dans le tuf et d'où sortait une fontaine d'eau vive qui existe encore, ressemblait sans doute à toutes les habitations primitives des hommes. Ils se formaient des abris en creusant la terre, et comme on en voit un exemple à quelques pas de là. Auguste, dont les efforts constants avaient pour but d'effacer les souvenirs de la république, qui aimait à embellir Rome et voulait rappeler son nom constamment à l'esprit du peuple par la vue de ses ouvrages, fit revêtir de marbre et agrandir cette grotte. Une statue de marbre blanc, représentant la nymphe Égérie, y fut placée. Elle est mutilée, mais elle s'y trouve encore aujourd'hui. C'est la seule statue occupant encore la place où elle fut mise d'abord. Au-dessus du plateau au pied duquel sort la fontaine, un temple fut bâti et dédié aux bonnes inspirations législatives pour le bonheur des peuples. Auguste attachait du prix à voir son nom rapproché de celui de Numa. Il ambitionnait d'être considéré comme le second législateur de Rome. Il cherchait à se placer dans l'opinion, relativement à Jules César, dans des rapports semblables à ceux qui avaient existé entre Numa et Romulus. Aussi fit-il exécuter des travaux dans ce temple et le fit-il orner de colonnes de marbre cannelées d'un beau travail, pour lui donner un péristyle. Ce péristyle a été réuni au temple par un mur, et les colonnes y sont renfermées en tout ou en partie. C'est aujourd'hui la demeure d'un ermite.

À quelques pas de là sont des cavernes creusées de main d'homme et assez profondes. Le sol étant de tuf, ce travail a été facile. Ces grottes ont servi de demeure aux aborigènes. Des divisions font voir que plusieurs familles ont pu les habiter simultanément. Dans tous les pays où le climat est quelquefois rigoureux, les premiers habitants ont cherché un logement dans la terre. On le voit en Hongrie et en France. Dans les pays les plus favorisés par la nature, et où le climat est constamment doux, ils ont cherché un abri à la surface de la terre, en construisant leur demeure légèrement avec du bois. Il en résulte des points de départ différents pour l'architecture, et une différence marquée dans les éléments qui la composent. Les Grecs ont ignoré les arts consacrés dans les premières constructions romaines, et ont employé les colonnes et les architraves, qui rappellent les arbres qu'ils ont placés perpendiculairement, et ensuite en travers, pour former leurs maisons.

Nous revînmes en arrière, et nous fûmes visiter le cirque de Caracalla. C'est le seul monument de ce genre resté assez intact pour faire juger de la manière dont les courses avaient lieu. Le cirque Maximus, situé dans Rome, était beaucoup plus grand, mais il est entièrement détruit. Le cirque de Caracalla a un demi-mille de longueur. Il était renfermé dans une construction en maçonnerie soutenant huit ou dix gradins en amphithéâtre, au-dessus de voûtes qui formaient un corridor. Ce corridor, embrassant tout le développement du monument, donnait les moyens d'arriver dans toutes les parties du cirque. La loge de l'empereur, placée au côté gauche, était à un tiers de la longueur environ. Douze entrées, contenant chacune un char, occupaient l'extrémité, et ces douze chars, à un signal donné, partaient en même temps. Ils devaient faire un nombre de fois déterminé le tour du cirque. Une épine (construction intérieure) était élevée au milieu et dans la longueur du cirque, de manière à séparer les deux routes de l'aller et du retour, et à forcer les chars à en suivre tout le développement. Comme il y aurait eu, en suivant le point de départ des chars, une distance inégale à parcourir, si les loges qui les contenaient avaient été placées sur une ligne perpendiculaire à l'axe, cette ligne était suffisamment oblique pour tout compenser. L'extrémité de l'épine la plus rapprochée du point de départ était plus près du côté gauche que du côté droit, pour favoriser le passage des chars de gauche au moment du départ, le mouvement commençant par la droite. Au-dessus des loges et en arrière, était placée une maison où beaucoup de prostituées se rendaient et se livraient à leur profession. En arrière du cirque étaient placées les écuries, et de côté aussi un mur d'une grande élévation, recouvert de plaques de marbre sur lesquelles on gravait les noms et les généalogies des chevaux vainqueurs, et de ceux qui les conduisaient et qui avaient triomphé. Extérieurement était un pavillon impérial, où l'empereur se rendait avant les courses, et où il se reposait pendant les intervalles. Le cirque de Caracalla contenait trente mille spectateurs.

En revenant du cirque, M. Visconti nous fit remarquer un embranchement de route où il existe encore un Trivium. C'était un monument placé à tous les carrefours. Ordinairement composé d'une fontaine, ornée de trois statues, celles d'Isis, de Mercure et d'Esculape, pour implorer en faveur des passants la bonne direction, la sûreté et la santé. À Pompéia, à ces carrefours on avait placé des puits.

La porte Appienne, ou de Saint-Sébastien, est revêtue en marbre à sa base. Elle est la même qu'Aurélien fit construire; mais elle fut exhaussée et augmentée de tours par Bélisaire.

Rentrés dans l'enceinte, nous nous arrêtâmes pour voir les tombeaux de la famille des Scipions. Dans ce lieu était le temple de Mars extra muros. On y retenait les jours de triomphe les ambassadeurs des puissances qui n'étaient pas les alliées des Romains. La famille de Scipion reçut comme distinction la faveur d'établir le lieu de sa sépulture près de ce temple. On pénètre dans des souterrains excavés dans le tuf et ressemblant aux catacombes. Diverses inscriptions s'y trouvent et font connaître les noms de ceux qui y ont été placés. Ces inscriptions sont en général très-vaines, très-louangeuses et très-emphatiques.

Voici ce que nous raconta M. Visconti à l'occasion des funérailles des anciens. Quand un homme appartenait à une grande famille, il était porté au tombeau de ses ancêtres et censé être reçu par les plus marquants de ceux qui l'y avaient précédés. Ceux-ci étaient représentés par des esclaves masqués et habillés de manière à rappeler, autant que possible, les personnages qu'ils étaient chargés de représenter. Ils venaient avec des torches à la rencontre du mort, en sortant du tombeau. Cette cérémonie valait à ces esclaves la liberté. Il nous dit aussi que l'adoption dont le but était de perpétuer les familles et de les conserver dans leur gloire, leur puissance et leur splendeur, en les recrutant d'hommes d'un mérite supérieur, était précédée de la visite des tombeaux. La lecture des inscriptions fastueuses était faite, et on demandait à l'adolescent s'il se sentait la force et le courage de justifier le grand nom qu'il allait porter. S'il en était effrayé, on lui assurait un sort convenable, mais obscur. Dans le cas contraire, il éprouvait une forte impression, dont l'effet devait se faire sentir pendant tout le cours de sa vie, et lui donner l'énergie que commanderaient les circonstances.

Nous passâmes devant une petite chapelle située au-dessous du mont Palatin, à côté de l'emplacement du grand cirque. Elle est dédiée à Saint-Sébastien. C'est là qu'il reçut la couronne du martyre. Il était dans les gardes de l'empereur. Il fut reconnu pour chrétien et mis à mort à coups de flèches par l'ordre de Domitien.

SEPTIÈME PROMENADE.

Le 30 décembre, nous fûmes visiter les Thermes. Nous commençâmes par ceux de Caracalla; mais une disposition nouvelle nous empêcha d'y entrer. Nous fûmes voir ceux de Trajan, situés sur le mont Esquilin. Les réservoirs des eaux sont restés intacts. Ils sont très-vastes, au nombre de douze, et communiquaient ensemble. Leur réunion renfermait une masse d'eau immense. Des ruines éparses sont encore debout et montrent la grande étendue de terrain qu'occupaient ces thermes. C'était une suite de salles rondes renfermant des niches où étaient placées des statues. Les parois intérieures de ces salles étaient revêtues en marbre. Les ruines des thermes de Trajan donnent l'idée de la disposition des citernes et un premier aperçu du développement de ces lieux de plaisir.

Nous visitâmes ensuite l'église de Saint-Pierre-aux-Liens, église charmante, d'élégante proportion, ayant des colonnes antiques d'un seul morceau, de marbre d'Égine et cannelées. Ce marbre a la propriété, quand il est échauffé par le frottement, de dégager une odeur sulfureuse. Toutes les colonnes sont pareilles, ce qui est rare dans ces monuments modernes, construits avec des débris d'anciens monuments. Dans cette circonstance, toutes ces colonnes faisaient partie d'un même édifice, aux thermes de Trajan. Cette église appartient à un couvent de chanoines réguliers. Elle renferme le Moïse de Michel-Ange, faisant partie du mausolée de Jules II. Cette statue colossale, d'un style de convention, est d'une beauté extraordinaire. Elle a une expression admirable, et on voit que l'artiste a eu en vue de représenter la puissance et la force, et de donner l'idée d'une nature supérieure. La statue du pape s'y trouve et domine toute la composition. C'est le pape Jules II, la Rovère, qui a eu la pensée de la basilique de Saint-Pierre. Il en commença l'exécution sur les dessins et les plans du célèbre Bramante.

De Saint-Pierre-aux-Liens, nous allâmes voir les thermes de Dioclétien, dont une partie, la principale salle, a une conservation parfaite et a été convertie en église sous le nom de Madone des Anges. Michel-Ange fut chargé d'approprier ce local à son usage actuel. On entre par une rotonde placée au milieu de la longueur de l'édifice et sur la partie latérale. Michel-Ange a construit en face une rotonde pareille pour compléter la croix. Huit colonnes de granit égyptien, dont le fût est d'un seul morceau, le diamètre de cinq pieds et la hauteur de quarante environ, sont placées au-dessous de la coupole principale, située au centre de l'église. Le terrain ayant été exhaussé pour empêcher l'humidité, ces colonnes sont enterrées de plusieurs pieds, et à leur base on a placé des soubassements en bois peint, figurant ceux en granit qui sont cachés par le sol. En entrant, à droite, il y a une belle statue colossale de saint Bruno. Du côté opposé, correspondant et au delà, on voit une superbe fresque du Dominiquin, représentant le martyre de saint Sébastien. Je n'en ai jamais vu dont le coloris fût aussi vif et aussi beau. Elle a été tirée d'ailleurs et transportée avec le mur qu'elle revêtissait. Une ligne méridienne est tracée sur le sol de cette église.

Nous entrâmes dans le cloître des Chartreux. Il est très-vaste et a cent colonnes en pierre. Un vaste jardin est au milieu et une belle fontaine au centre. Trois magnifiques cyprès, plantés, dit-on, par Michel-Ange, l'ombragent. L'un d'eux a été frappé plusieurs fois par la foudre. Tout cet espace et un autre, extérieur au jardin, toute la place en avant de l'église, faisaient partie des thermes de Dioclétien et appartenaient à leur enceinte.

On aurait une fausse idée de ces établissements si l'on renfermait l'acception du mot de bains dans les limites qu'on lui donne aujourd'hui chez nous. Les bains n'étaient qu'un accessoire, un moyen spécial et un prétexte de jouissance. Ces lieux étaient consacrés aux plaisirs, à la volupté et à toutes les choses que le paganisme et la corruption d'alors autorisaient. Il y avait, dit-on, un espace convenable pour que plusieurs milliers de personnes pussent se réunir dans leur enceinte. Trois mille pouvaient s'y baigner à la fois. Il y avait des promenades, des salles d'improvisation, des lieux de prostitution de tous les genres; des jouissances accumulées offertes au peuple dans des dimensions tellement extraordinaires, que nous avons peine à les comprendre aujourd'hui. Ces choses cependant étaient familières aux Romains.

Sous la république, il n'y avait aucun de ces établissements. C'étaient le forum, les affaires publiques, la gloire et la puissance de Rome qui occupaient les esprits et absorbaient toutes les facultés. Quand la liberté croula, que les empereurs eurent intérêt à distraire le peuple romain des affaires publiques, ils créèrent ces lieux de plaisirs, qui devaient les occuper, les amollir et les corrompre. Le premier fut élevé sous Auguste, et Agrippa, son gendre, s'en chargea. Le Panthéon fut destiné à en faire partie. L'opinion s'étant révoltée sur l'emploi destiné à un pareil monument, il fut converti en un temple à tous les dieux. Trajan construisit les premiers thermes dans ces vastes dimensions. Puis vinrent ceux de Caracalla, ensuite ceux de Dioclétien, qui furent les plus grands, et enfin ceux de Constantin, les derniers. On dit que les thermes découverts à Ostie présentent encore un spectacle plus extraordinaire par l'indication officielle de la corruption dont ils consacraient l'existence.

Nous fûmes visiter ensuite les jardins de Salluste, situés entre le Quirinal et le Pincio. Le palais de Salluste était placé dans le même lieu qu'occupe encore aujourd'hui une villa bâtie sur ses ruines. Un cirque était construit dans le vallon, et un temple à Vénus Ericina se trouvait à son extrémité. Ce temple est encore d'une belle conservation, et, sauf les ornements dont il était revêtu et les marbres qui le décoraient, il est presque intact.

En rentrant, nous visitâmes l'église de la Victoire. Elle a été bâtie à l'occasion de la victoire de Lépante, par Paul V, qui l'a mise sous l'invocation de saint Paul. Elle est d'une grande richesse en matériaux, revêtue entièrement en marbre, et ressemble à une des plus belles églises de Venise. En face du palais du Quirinal, nous nous arrêtâmes pour voir l'église de Saint-Isidore. L'architecture en est élégante. Ses dimensions sont égales à celles du plan horizontal d'un des piliers principaux de l'église de Saint-Pierre. On a peine à comprendre leur dimension en voyant ce rapprochement.

NOTE SUR LE SYSTÈME DE MONNAIE EN USAGE DANS LA RÉPUBLIQUE ROMAINE ET AVANT LES EMPEREURS.

Monnaie de cuivre.--Pièces de douze onces, appelées assi; de six onces, appelées senes; de quatre onces, appelées trientes; de trois onces, quadrantes; de deux, sixantes; d'une, oussia.

Monnaies d'argent.--Denarium, dix assis; quinarium, cinq assis; sexcutarium, deux assis et demi. Il n'y avait pas de pièces d'or.

HUITIÈME PROMENADE.

Le 6 janvier, nous fûmes voir l'église de Saint-Laurent hors des murs, et les catacombes voisines. L'église est située sur la route de Tivoli. Cette église, placée sous l'invocatîon du martyr qui mourut par le supplice du feu, fut bâtie par Constantin, et depuis augmentée par le pape Honorius. La partie ancienne est belle. Elle a été cependant construite avec les débris de monuments plus anciens. Des colonnes de marbre du plus bel ordre d'architecture, cannelées, mais de dessins différents et étrangers les uns aux autres, y sont rassemblées. On reconnaît l'ancienne division destinée à séparer les sexes à l'église. La pierre sur laquelle saint Laurent subit son supplice est enchâssée au fond du choeur. Cette église est une basilique et possède un autel disposé pour que le pape puisse y officier. Comme dans les églises les plus anciennes, il y a deux chaires en marbre, l'une pour la lecture de l'épître, et l'autre pour celle de l'évangile.

La partie extérieure de l'église, qui a été bâtie par le pape Honorius, est ornée de colonnes de granit de différentes dimensions, qui viennent de monuments détruits. Cette partie antérieure n'a rien que de très-ordinaire et de très-commun. Le plafond est en bois sculpté. Il est moderne et ne remonte pas au delà de cent cinquante ans. Le portail du péristyle a six colonnes d'ordre corinthien; quatre sont en marbre blanc cannelées à cannelure inclinée; deux autres sont en marbre gris et unies. Cette église appartient à un monastère de chanoines réguliers fort riche. Anciennement ce couvent était un hospice, et des charités considérables étaient faites aux indigents. Sous le portait se trouvent des fresques assez bien conservées, remontant au douzième siècle. À l'entrée de l'église, à droite, on voit une belle cuve carrée en marbre antique, revêtue de bas-reliefs superbes qui indiquent les fêtes d'un mariage. Elle renferme les restes du cardinal Fieschi.

Près du monastère on construit un vaste cimetière, qui servira à recevoir les morts de la partie est de la ville. Il y a trois cent soixante-cinq caveaux. Un sera ouvert chaque jour pour recevoir les morts de la journée. Chaque caveau a une surface de cent pieds carrés, et les caveaux sont fort profonds. Ils pourront renfermer les morts de plus d'un siècle. Les caveaux seront scellés de manière à empêcher toute profanation. Un mur d'enceinte enveloppe le cimetière; intérieurement et inhérents à ce mur, il y aura des caveaux pour former des sépultures de famille. Tout cet espace sera ensuite planté. Ce vaste établissement réunira la dignité, la piété, le respect que l'on doit aux morts, aux mesures de salubrité publique désirables. On ne saurait trop donner d'approbation à un pareil arrangement.

Nous entrâmes dans les catacombes voisines. Elles sont profondes et d'une étendue immense. Ouvertes dans le tuf, elles renferment une quantité immense de tombes dont les corps ont été enlevés. On en a tiré d'abord des matériaux pour les constructions, et ensuite elles ont servi tout à la fois de demeure pendant leur vie et de lieu de sépulture aux premiers chrétiens. Là où fut enterré un martyr se trouve un vase, une fiole, où l'on a recueilli son sang. Des autels se trouvent de distance en distance. Ils indiquent le lieu où fut enterré un martyr ou un pontife, et souvent celui où les restes d'un homme qui fut l'un et l'autre ont été déposés. Les autels sont recouverts d'un arc de voûte. Il y a une multitude de tombeaux d'enfants morts dans le plus bas âge, nés sans doute dans ces mêmes catacombes, et qui ne virent jamais la clarté du jour. Diverses rues avec des embranchements s'étendent sous la campagne de Rome de ce côté, à une grande distance. On a rassemblé dans le cloître du couvent diverses antiquités, tirées de ces catacombes. Une très-grande quantité de marbres funèbres porte des inscriptions, et les noms de ceux dont ils recouvrirent les restes. Les martyrs sont reconnus à deux marques: l'instrument du supplice est souvent gravé sur le tombeau, ainsi qu'une colombe représentant l'âme qui s'envole et va rejoindre Jésus-Christ, indiqué par un signe de convention dont une croix fait partie. Ordinairement ces oiseaux portent à leur bec un vase, rappelant celui où le sang du martyr était renfermé. Il y a aussi de beaux sarcophages en marbre.

Nous rentrâmes en ville en passant sous l'aqueduc construit par Auguste, qui sert encore aujourd'hui. Nous visitâmes le forum d'Auguste, dont le mur d'enceinte, prodigieusement élevé, existe en partie. Cette grande hauteur lui a été donnée pour cacher l'intérieur de la vue du mont Esquilin, et réciproquement pour que dans les sacrifices le pontife ne pût pas voir des choses de mauvais augure. Ce forum renfermait une basilique, lieu où l'on rendait la justice, et une place pour le peuple. Auguste, en le faisant construire, voulut ôter au peuple l'usage du forum républicain et détruire l'influence des souvenirs. Donatien en établit un autre, qu'il plaça entre le forum d'Auguste et celui construit plus tard par Trajan. Nerva le fit achever, et il porte son nom. Il fut dédié à Pallas, et cette divinité y eut un temple. Deux belles colonnes connues sous le nom de Colonnacie, enterrées aux deux tiers, un bel architrave et un entablement en marbre sont les seules choses qui en restent.

Nous terminâmes par le forum de Trajan, certainement un des plus admirables monuments sortis de la main des hommes. Il se composait d'abord d'une immense salle où le préteur rendait la justice et où le peuple pouvait entrer librement, puis d'un temple, d'une bibliothèque et d'un arc de triomphe placé au côté opposé à la colonne. Sous l'arc de triomphe était placée une superbe statue équestre de Trajan. La colonne érigée à l'honneur de Trajan, et placée près du temple et de la bibliothèque, est couverte de bas-reliefs représentant les travaux guerriers de Trajan contre les Daces. Elle porte pour inscription que sa hauteur est égale à celle de la partie du mont Quirinal enlevée pour aplanir le lieu où le forum est bâti. La colonne a cent vingt pieds de hauteur. Elle se compose de vingt-cinq blocs de marbre, tous superposés, ouverts et taillés intérieurement en escalier. C'est un ouvrage admirable et unique au monde. Il a cent quatre-vingts marches.

En nous rendant à Sainte-Marie-Majeure, nous traversâmes un quartier de Rome connu sous le nom de Montaniates. C'est une population assez considérable, qui a des moeurs à part. Elle est rivale de celle des Transteverins. Elle passe pour très-passionnée et a peu de rapports avec les citoyens de Rome.

NEUVIÈME PROMENADE.

Nous nous rendîmes d'abord à la maison dorée de Néron. Elle était construite sur le mont Esquilin. Ce palais embrassait le mont Palatin, berceau de Rome, le mont Cælius et le mont Esquilin. L'emplacement du Colisée était compris dans ses jardins, et cet espace formait un lac, dont les bords étaient plantés. Le Laocoon, chef-d'oeuvre de l'antiquité romaine, a été trouvé dans la maison dorée. Plusieurs salles se suivent; leur élévation est immense, et elles se succèdent sans se communiquer directement. Leur ouverture est toujours tournée vers la cour. En déblayant cette cour, on trouva une cuve immense en granit gris. Elle servait à une fontaine, et aujourd'hui elle est employée au même usage au milieu de la cour du Belvédère, au Vatican. Cette double découverte eut lieu sous Jules II. Dans le même temps et sous le même pape, l'Apollon fut trouvé au port d'Antium, où Néron avait une maison de campagne. On a fait la remarque que ces deux statues célèbres sont restées comme type représentant la nature du génie des deux artistes illustres qui vivaient alors. L'Apollon rappelle la manière idéale, sublime, de Raphaël quand il représente la Divinité, et le Laocoon l'expression passionnée et énergique de Michel-Ange. L'ouverture des chambres et la cour de la maison d'or étaient au nord, dans la direction du mont Esquilin. Des peintures dont les couleurs sont très-vives encore, recouvrent toutes les parois de ces chambres. Les sujets sont pour la plupart fantastiques. Ils ont servi de modèle aux peintures de Raphaël, exécutées dans les loges du Vatican.

Néron, pour construire ce palais, avait exproprié un grand nombre de Romains, et il l'éleva sur les décombres des maisons occupant auparavant cet emplacement. Après la mort de Néron, on abandonna, comme dédommagement, aux citoyens dépossédés des emplacements dans une partie du palais. Ils vinrent y construire de petites habitations; on les voit encore aujourd'hui, et l'on reconnaît de même les vestiges des maisons détruites antérieurement. Trajan, manquant d'espace pour donner aux thermes portant son nom l'étendue qu'il jugea nécessaire, se servit de la maison dorée pour y suppléer. Il fit continuer ses constructions sur cet édifice. La cour fut voûtée; des pieds-droits d'une grande hauteur furent élevés à cet effet pour mettre de plain-pied l'emplacement ainsi créé avec celui sur lequel les thermes étaient déjà bâtis. Ainsi il construisit comme un supplément à la montagne. Les difficultés ne l'arrêtaient pas, quelle que fût leur nature; car il faut se rappeler que, pour mettre de niveau le lieu où il plaça son forum, il fit enlever une partie du mont Quirinal, et d'une hauteur égale à celle de la colonne qui en est la mesure.

De la maison dorée de Néron, nous allâmes visiter le Vivarium, situé sur le mont Cælius. C'était là que les bêtes féroces étaient conservées. Des constructions du style rustique, comme il convenait en raison de leur destination, existent encore et montrent les loges de ces animaux. Un souterrain fut creusé dans le roc pour leur créer de nouvelles demeures et pour ouvrir un chemin jusqu'au Colisée. Nous en visitâmes une partie. Ce fut un beau travail et une louable pensée de police que l'ouverture de ce chemin. Au-dessus étaient logés les gladiateurs. Ceux-ci débouchaient à l'amphithéâtre en suivant une route supérieure, et entraient par la même porte que les bêtes féroces; ils sortaient ensuite par la porte à droite pour revenir combattre. Une source de bonne eau se trouve dans ces souterrains. Au-dessus est construite une tour élevée dans le moyen âge à la manière des Lombards, pour porter les cloches d'un couvent voisin, celui de Saint-Jean et de Saint-Paul, deux martyrs servant dans les gardes prétoriennes du temps de Julien, immolés ensemble. La pierre sur laquelle ils furent décapités est dans l'église. La congrégation qui occupe le monastère n'est pas ancienne: elle date de Clément XIV. Sa règle est très-sévère. On appelle ces religieux les Pères de la Passion.

Nous allâmes de là au Colisée, et nous suivîmes les ruines du palais qu'occupait une grande famille de Rome dans le moyen âge, la famille d'Anitia. Saint Grégoire, dit le Grand, pape sous le nom de Grégoire Ier, était de cette famille. Il a fondé le monastère des Camaldules, situé à peu de distance, et d'où le pape actuel est sorti. Ce nom de Grégoire a été glorieux pour la chaire de Saint-Pierre. Trois papes l'illustrèrent: Saint Grégoire Ier, pape de ce nom, dont les oeuvres se voient encore dans l'église; Grégoire VII, le célèbre Hildebrand, qui mit les souverains à ses pieds: et Grégoire XIII, réformateur du calendrier, et dont le nom est resté au calendrier actuel, en usage dans toute l'Europe, excepté en Russie.

Le Colisée, amphithéâtre consacré aux combats des gladiateurs les uns contre les autres, ou aux combats des gladiateurs contre les bêtes féroces, fut commencé sous Vespasien et fini sous son fils Titus, qui en fit la dédicace. C'est le plus beau monument dont les ruines frappent les yeux à Rome. Sa grande dimension, une belle proportion, en font encore aujourd'hui une chose superbe et extraordinaire. Qu'était-ce quand, couvert de marbre et orné de statues, il était rempli d'un peuple immense? Quatre-vingt mille spectateurs y étaient habituellement rassemblés. Dans les circonstances extraordinaires, le nombre s'élevait à cent dix mille. Toute la partie inférieure était consacrée à l'empereur et à sa cour, au sénat, aux chevaliers et aux citoyens romains. Les gradins supérieurs, construits en bois, à cause de l'élévation et pour diminuer le poids, étaient occupés par les Barbares. Trois rangs de galeries voûtées formaient des abris pour mettre à couvert les spectateurs en cas de pluie. Quatre-vingts escaliers correspondants et autant de portes donnaient des moyens faciles d'entrée et de sortie, et favorisaient la circulation. Ce monument superbe, orné de huit cents statues, consacré aux plaisirs des Romains, fut construit par les Juifs amenés de Jérusalem par Titus après la prise de cette ville. Une toile, quelquefois de couleur pourpre, et d'étoffe précieuse, couvrait ce vaste édifice, et se manoeuvrait suivant les circonstances pour garantir les spectateurs de l'action du soleil. Lors de la dédicace, cent représentations furent données au peuple par l'empereur, et treize mille bêtes féroces y combattirent et y périrent. Dans ces réunions, les empereurs faisaient des dons immenses aux spectateurs. Des billets en exprimant la promesse, ou de petits modèles des choses servant de symbole, étaient jetés au peuple, et, le lendemain, chacun allait réclamer du souverain la chose promise la veille, dont le plus ou moins de valeur était dépendant de son caprice et de sa volonté.

M. Visconti, à l'occasion de ces spectacles, nous expliqua ce qui est relatif aux gladiateurs. Un homme était condamné à mort; quand il était jeune, fort et bien constitué, on lui proposait de se faire gladiateur. Ordinairement, il acceptait. Alors on le nourrissait avec soin; on le plaçait dans un lieu sain; on le soumettait à un régime convenable pour augmenter ses forces, en même temps qu'on le formait aux exercices du combat. Quand il était instruit, il était présenté au peuple au cirque, ayant au cou une plaque en ivoire indiquant la cause de sa condamnation. Quelquefois sa bonne mine intéressait, et alors le peuple le graciait. Le signe convenu en pareil cas, c'était que chacun levait le pouce, le poing étant fermé. Alors il était dispensé de combattre, et on le munissait d'une petite baguette, marque d'une sorte d'autorité dans la police des combats. Quand le peuple n'accordait pas cette grâce, grâce pouvant aussi dépendre d'une vestale, qui se levait, il avait l'obligation de livrer un combat à mort. Une fois vainqueur, sa dette était payée, et le mot liberatus, inscrit sur la plaque d'ivoire, était comme l'acquit de sa dette. Alors il ne combattait plus que volontairement et pour de l'argent.

Il y avait des gladiateurs de plusieurs espèces. Les uns, destinés à combattre les bêtes féroces; les autres individuellement d'autres gladiateurs; les plus faibles en masse, c'est-à-dire en certain nombre contre un nombre pareil. On annonçait au peuple pour quel genre de combat ils avaient été destinés. Quand un gladiateur intéressait par son ardeur, son courage et son adresse, et qu'on le voyait en danger de périr dans un combat contre les animaux, le peuple quelquefois réclamait par des cris pour qu'il lui fût envoyé du secours. Quand un gladiateur était vaincu après avoir combattu avec courage, il arrivait aussi au peuple de lui accorder sa grâce. Dans ce cas, il était transporté hors de l'amphithéâtre et soigné dans l'espérance de le guérir. Dans le cas contraire il était mis à mort. Il arrivait aussi que de jeunes débauchés, des gens de mauvaise vie, se livraient à ce métier volontairement et allaient se vendre au laniste, chef des gladiateurs. Alors ils faisaient leur contrat comme ils l'entendaient, et souscrivaient telles conditions qui se trouvaient à leur convenance. On demandait à un jeune gladiateur dans quelle manière de combattre il voulait être instruit, et il choisissait ou la méthode gauloise ou la méthode germaine, chacune de ces nations ayant une école particulière. La première était fondée particulièrement sur l'adresse et l'agilité, et l'autre sur la force. Un gladiateur gracié, ayant rempli sa tâche, ne pouvait jamais recouvrer ses droits civils. Quand des particuliers, des hommes privés, donnaient ces spectacles, c'était ordinairement à prix d'argent qu'ils se pourvoyaient de gladiateurs.

Le Colisée a eu des destinations variées. Dans le moyen âge, il fut occupé par les Frangipani, qui en firent une forteresse et s'y établirent, comme les Colonna dans les thermes de Constantin et les Orsini dans le théâtre de Marcellus. Ces deux dernières familles, n'ayant pas cessé d'habiter Rome, sont restées en possession des monuments publics dont elles s'étaient emparées. Les Frangipani furent obligés par l'empereur Henri III de partager le Colisée avec les Annibaldi; mais ils chassèrent bientôt ces compétiteurs et reçurent l'inféodation du Colisée du pape Honorius II; ce qui fait comprendre cet édifice encore aujourd'hui dans le nombre des palais du pape. Depuis, les Frangipani l'ayant perdu, il a été, sous Sixte-Quint, un hôpital, puis une manufacture de draps. C'était avant Pie VI un lieu destiné à recevoir les immondices. Ce souverain éclairé s'occupa de sa conservation, de son nettoiement, et le livra à l'étude des antiquaires. Pie VII suivit son exemple. Il fit mieux encore en ordonnant l'exécution de grandes constructions dans le but d'en empêcher la destruction. C'était une sorte d'amende honorable faite au nom de ses prédécesseurs, qui l'avaient traité comme une carrière; car il a fourni les matériaux nécessaires pour construire le fort de Civita-Vecchia (ouvrage de l'immortel Michel-Ange), le palais Farnèse, le palais de Venise et d'autres encore. Enfin le pape Nicolas III avait voulu le détruire; mais il était construit si solidement, que les efforts dont on voit les traces furent impuissants. Ceux qui en étaient chargés trouvèrent beaucoup plus facile de se procurer les pierres dont ils avaient besoin à la carrière de Tivoli que dans ce monument dont toutes les parties sont liées avec un soin et une solidité inimaginables. Une belle pensée a occupé un pape, c'est l'érection d'une chapelle dans le Colisée, sous l'invocation des saints martyrs du Colisée, en mémoire et à l'intention des chrétiens morts dans le cirque, victimes du goût des Romains pour les plaisirs féroces. Cette chapelle avait été abandonnée, mais elle a été rétablie par le pape Benoît XIV, qui y a fait ajouter des stations de prières.

DIXIÈME PROMENADE.

Le 27 janvier, nous commençâmes par nous rendre au mont Palatin, à la villa Mils. À la partie méridionale, donnant sur le grand cirque, était le palais d'Auguste. On reconnaît encore une suite de salles formant ses appartements. Ces salles, ordinairement rondes, ont presque toujours trois rentrants, formant trois niches, où étaient placées des statues. Les entrées étaient masquées par des colosses autour desquels on tournait. Ce palais avait son entrée par le côté qui regarde le cirque et l'Aventin. Une suite de gradins en arc de cercle faisait arriver jusqu'à son niveau. De ces marches qui étaient au pied du palais, on pouvait voir dans l'intérieur du cirque, et elles se trouvaient ainsi former un supplément pour recevoir les spectateurs. Ce palais était beau, mais d'une dimension bornée.

Auguste fit construire à côté un temple à la Victoire regardant le Forum, en mémoire de la bataille d'Actium. Ce temple était décoré de six colonnes en marbre. Tibère augmenta l'étendue du palais d'Auguste en bâtissant entre le temple et lui. Une partie fut occupée par Livie, sa mère, et femme d'Auguste. Les ornements intérieurs existant encore sont remarquables par la pureté du goût, l'élégance des dessins, et des dorures légères.

Caligula ajouta encore à l'étendue de ce palais, et fit construire une caserne pour une cohorte prétorienne. Elle est placée plus à gauche, et borde le Palatin de ce côté, en dominant le temple élevé à Romulus, converti en église de Saint-Théodore.

Le mont Palatin et ses environs dans toutes les directions étaient occupés par une multitude d'habitations appartenant à des citoyens romains. Néron, pour agrandir son palais, voulant s'emparer de l'emplacement sur lequel elles étaient bâties, fit mettre le feu à ce quartier de Rome, qui fut réduit en cendre. Alors il exécuta ses vastes projets. D'énormes constructions furent faites au sud-est du mont Palatin, et par leur grande élévation, se trouvèrent arriver à la même hauteur que le sommet du mont, de niveau avec lui, et agrandirent ainsi sa surface. Elles se trouvèrent en liaison avec le palais d'Auguste; puis, traversant la vallée de l'est, elles atteignirent au mont Cælius, et formèrent ce qu'on appela la maison de passage: elle était située là où furent placés plus tard le vivarium et les maisons des gladiateurs. Continuant au nord, les constructions allèrent gagner le mont Esquilin où fut construite la maison dorée. L'emplacement du Colisée fut creusé, et devint un lac autour duquel furent construites des maisons d'esclaves et d'affranchis. Enfin un hippodrome pour l'usage particulier de l'empereur fut établi dans le rentrant ou vallon qui se trouve à l'est du mont Palatin, et dont l'ouverture donnait sur le grand cirque.

Nous finîmes ainsi le tour du mont Palatin, en reconnaissant les constructions des différentes époques, les développements successifs de ce palais, le plus vaste qui fut jamais. Les idées avaient tant de grandeur, et les dimensions étaient si colossales, que, l'empereur Nerva ayant limité l'emplacement du palais impérial au seul emplacement du mont Palatin, on considéra cette disposition comme la marque d'une grande modération. C'est du mot Palatin, où était situé le palais des Césars, qu'est dérivé le mot palais, consacré pour exprimer les grandes habitations.

Du mont Palatin nous fûmes voir le théâtre de Marcellus. Ce théâtre, bâti par Auguste, est consacré au nom de son neveu Marcellus, destiné à lui succéder à l'empire. Il fut occupé dans le moyen âge par les Ursins, dont il est devenu la propriété et l'habitation. Auguste fit bâtir près de ce théâtre un vaste portique, pour mettre à couvert de la pluie les spectateurs quand elle arrivait d'une manière imprévue. Ce portique reçut le nom d'Octavie, sa soeur, mère de Marcellus. C'était un long parallélogramme avec un double rang de colonnes. Celles qui existent encore aujourd'hui formaient une des entrées principales. Elles représentent deux façades semblables, une extérieure et l'autre intérieure. Ce portique renfermait deux temples, l'un à Jupiter et l'autre à Junon.

Nous terminâmes notre journée en allant voir le Panthéon. Ce monument, bâti par Agrippa, gendre d'Auguste, était destiné à faire partie des thermes qu'il voulait faire construire. Les moeurs publiques réprouvaient alors une pareille magnificence à l'usage des hommes, et il le convertit en un temple à tous les dieux. Il y avait douze autels dédiés aux douze dieux principaux. Au-dessus, la voûte était soutenue par des cariatides-colonnes qui furent enlevées par l'ordre de Septime-Sévère, et transportées à son palais, l'une d'elles ayant été frappée par la foudre. Toutes les rosaces de la coupole étaient en bronze, ainsi que la partie supérieure et extérieure de la coupole et du fronton. Tout le pourtour de la rotonde était recouvert à l'extérieur en marbre. Ce monument, dans son état de dégradation actuel, est encore un des plus beaux monuments de l'antiquité, donnant la plus juste idée du bon goût et de la grandeur qui régnaient à Rome du temps d'Auguste. C'est le pape Urbain VIII, Barberini, qui a dépouillé le Panthéon de ses bronzes, et les a employés à faire construire le baldaquin de Saint-Pierre et à fondre des canons. Une inscription consacre avec éloge cette action de barbare sur le lieu même où elle fut commise.

ONZIÈME ET DERNIÈRE PROMENADE.

Il nous restait à voir le Forum et ses environs, le Forum de Marc-Aurèle et le tombeau d'Auguste. Nous visitâmes ces lieux.

Le Forum républicain était le lieu où le peuple s'assemblait pour s'occuper des affaires publiques. Il était situé entre le mont Capitolin et le mont Palatin, et à leurs pieds. L'espace qu'il occupait, assez peu considérable, était encore encombré d'édifices. Auguste les rebâtit, et les fit plus grands, afin d'enlever plus d'espace au peuple. Pour déterminer les limites du Forum, il faut parler des différents monuments qui l'entouraient.

Au pied du Capitole était le temple de la Concorde. C'est là que les sénateurs s'assemblaient extraordinairement quand il y avait entre eux de puissants motifs de dissentiment. C'est là que Cicéron prononça ses Catilinaires. Se rassembler dans un pareil lieu était un moyen tacite de rappeler aux patriciens que leur puissance et leur force consistaient dans leur union. En avant était l'arc de triomphe élevé à Septime-Sévère; il est encore intact aujourd'hui. Immédiatement après commençait la place. À côté du temple de la Concorde se trouvait le temple élevé à Jupiter tonnant, action de grâce d'Auguste envers la divinité pour avoir échappé à la foudre, qui tua un homme placé près de lui sans le blesser, en Espagne, lors de la guerre des Cantabres. Il en reste trois colonnes. En tournant, on voit les restes du temple élevé à la fortune de Rome et reconstruit, après un incendie, par l'empereur Maxence. Il en existe huit colonnes. En s'approchant du mont Palatin, on retrouve l'emplacement du bâtiment destiné aux comices, ensuite le temple de Vesta, aujourd'hui église de Sainte-Marie-Libératrice; plus près du mont Palatin, le temple de Romulus, aujourd'hui église de Saint-Théodore; enfin la Curie, ou le lieu où se rassemblait le sénat. Il était soutenu par des colonnes et ouvert. À l'extrémité du Forum était le temple de Castor et Pollux, rebâti par Auguste. Il en reste trois colonnes. Du côté opposé se trouvaient la prison Mamertine et les Gémonies, le lieu où les archives du sénat étaient conservées, le temple de Saturne, le temple de Janus, la basilique Émilienne, enfin le temple d'Antonin et de Faustine, qui déjà se trouvait en dehors du Forum. Au milieu de la place était placée la tribune aux harangues, ornée de trophées rostraux, en honneur des victoires maritimes remportées par les Romains sur les Antiates.

La prison Mamertine fut construite par Ancus Martius, quatrième roi de Rome, et creusée dans le roc. Les coupables y étaient descendus par un trou qui existe encore. Une seconde prison, en dessous de celle-ci, fut creusée sous le règne de Servius Tullius, sixième roi de Rome, et particulièrement destinée aux exécutions. On laissait cependant ordinairement aux condamnés le choix de leur mort. Leur corps était ensuite exposé sur l'escalier extérieur conduisant à la prison et appelé les Gémonies. Ce nom vient des gémissements de ceux qui le montaient pour entrer dans une prison où probablement ils devaient trouver la mort. Quand les criminels avaient été l'objet de la haine du peuple, leurs corps étaient abandonnés à sa fureur, et, après avoir été mis en lambeaux, ils étaient précipités dans le Tibre. Dans le cas contraire, ils recevaient la sépulture par les soins de leur famille. Saint Pierre fut détenu dans cette prison et s'en échappa.

Au-dessus de la prison Mamertine, on a bâti une église sous l'invocation de saint Joseph. Elle appartient à la corporation des menuisiers.

Le lieu où étaient placées les archives du Sénat est immédiatement après; il est devenu une église sous le nom de Sainte-Martine. Vient ensuite le temple de Saturne, où était déposé le trésor de la république, qui se composait de la dîme levée sur les dépouilles des peuples vaincus et réduite en lingots d'or. Jules César s'en empara frauduleusement pendant la guerre civile, et fit substituer des morceaux de bois dorés aux lingots qu'il avait fait enlever. Le temple de Saturne est devenu l'église de Saint-Adrien.

À côté était le temple de Janus, toujours ouvert pendant la guerre et fermé seulement deux fois: la première sous Numa, et la seconde sous Auguste. Il n'en reste pas vestige. La basilique Émilienne, construite par Paul-Émile, monument remarquable et par les colonnes en marbre violet de Phrygie qui la décoraient et parce que ce fut la première fois que des matériaux de cette richesse furent employés dans la construction des monuments de Rome, était placée à côté du temple de Janus. Il y avait des portes de bronze qui ont été transportées à Saint-Jean-de-Latran. Cet édifice est aujourd'hui un magasin de blé. Le temple d'Antonin et Faustine, dont il reste encore de beaux vestiges, vient ensuite. Sur ses débris est bâtie l'église de Saint-Laurent-in-Miranda.

En continuant, on trouve le temple de Romulus et Rémus, aujourd'hui église de Saint-Côme-et-Saint-Damien; c'était une rotonde. L'extérieur, décoré par un portique, existe encore en partie; il s'y trouve aussi de belles portes de bronze. Caracalla fit réparer ce temple. Le pavé représentait le plan de Rome arrivée à son plus grand développement. Dans le moyen âge, on y ajouta des constructions nouvelles. On fit une nef qui donna à cet édifice l'étendue nécessaire pour devenir une église. Des mosaïques du douzième siècle décorent le cul-de-lampe. À peu de distance de là sont deux colonnes unies par un fronton, qui appartenaient à la basilique Opimia.

En continuant notre marche, nous arrivâmes devant d'immenses ruines, en face du mont Palatin, qui servaient d'abord d'entrée au palais de Néron. Plus tard, cette partie du palais ayant été détachée, des constructions nouvelles en retournèrent la façade, et ce bâtiment devint le temple de la Paix. Son élévation, sa hardiesse, ses dimensions, en font quelque chose de remarquable.

Nous arrivâmes enfin à un lieu où Adrien avait fait construire sur ses propres plans un double temple, dont l'un était adossé à l'autre, élevés, l'un à Rome, l'autre à Vénus. La critique de leur plan coûta, dit-on, la vie à Apollodore, architecte célèbre de Trajan; et l'amour-propre d'Adrien, blessé comme architecte, éveilla la cruauté de l'empereur. Au-dessous de ces temples, auprès du Colisée, était un immense colosse de Néron et une fontaine; puis, sur la voie Appia, un arc de triomphe existant encore, d'abord élevé à Trajan, et ensuite dédié à Constantin, dont il porte le nom aujourd'hui.

En arrière, et à moitié chemin du Forum, est l'arc de triomphe de Titus. En retournant jusqu'au Forum, on trouve la colonne bâtie d'où l'on comptait les distances sur les diverses voies romaines, et aussi une colonne isolée, élevée à l'empereur Phocas par un gouverneur de Rome. Elle est d'un bon style et vient d'un ancien monument.

Nous rentrâmes en ville, et nous fûmes à la Douane. Douze colonnes du plus beau style sont les restes d'un temple élevé à Marc-Aurèle, faisant partie du forum construit par ce prince et s'étendant jusqu'à la colonne dite Antonine, qui y était comprise. Enfin nous terminâmes par le tombeau d'Auguste. Son massif est assez considérable pour servir de base à un amphithéâtre construit à sa partie supérieure. Une double enveloppe circulaire renfermait des places pour recevoir les tombeaux de sa famille. Ses cendres étaient déposées dans une chambre sépulcrale placée au milieu. Ce monument fut bâti au milieu du champ de Mars: ainsi on continua après sa mort la politique suivie pendant sa vie, qui consistait à gêner les réunions du peuple, en occupant par des édifices les espaces vides où il pouvait se rassembler.


DES RÉVOLUTIONS, ET DES CIRCONSTANCES QUI LES AMÈNENT.

J'ai vécu dans un temps où la société a été si bouleversée et j'ai si souvent entendu expliquer les révolutions qui se sont succédé d'une manière tout à fait opposée, j'ai si fréquemment entendu appeler révolutionnaires des gens qui étaient amis de l'ordre, de bons citoyens devenus, les premiers, victimes des changements auxquels ils avaient pris part, que j'ai cherché à me rendre compte de ce qu'il y avait de fondé dans ces accusations, et des causes de ces changements brusques dans l'état social, changements dont le nom générique est le mot: révolution.

J'ai dit des changements brusques et violents; car il est dans la nature des sociétés de changer. Elles ne sont pas plus exemptes de l'action du temps que les individus. Lorsque le changement a lieu d'une manière imperceptible, à mesure des besoins, et quand les secousses sociales sont évitées, l'État semble être toujours le même, quoique les circonstances qui constituent sa force et son organisation soient toutes différentes.

Quand le pouvoir légal et reconnu se trouve entre les mains de ceux qui possèdent la force, l'État est dans l'ordre naturel; chaque chose est à sa place; chacun est dans la jouissance des droits résultant de la nature des choses. Quand il en est autrement, il y a malaise, inquiétude, besoin de changement; et, si la haute sagesse du législateur n'intervient pas pour rétablir l'harmonie, le repos est toujours précaire, et au moindre obstacle, à la moindre difficulté, tout prend avec violence une nouvelle forme.

La force existe par elle-même; mais elle se place dans la société différemment, suivant les temps et les époques. Deux choses la constituent et en sont le principe: les richesses et les lumières. Ceux qui en sont dépositaires doivent être forcément les maîtres de la société, et, si leur pouvoir est contesté un moment, ils finissent bientôt par le recouvrer.

Une puissance morale agit aussi sur notre esprit, parle à notre imagination et joue un grand rôle dans nos destinées; je veux parler de l'éclat de la gloire et des souvenirs qu'elle laisse. Cette puissance s'attache aux individus et aux races; mais, pour qu'elle se maintienne dans les descendants, il faut que ceux-ci en soient dignes; sans cela les souvenirs, au lieu de les grandir, les écrasent.

Dans le moyen âge, en Europe, la noblesse et le clergé possédaient tout. Le clergé, en outre, seul était instruit. Dans les cloîtres s'étaient réfugiées la science et les lumières. Le peuple était pauvre et ignorant. Toute la puissance de la société, tout son nerf, était donc entre les mains de la noblesse et du clergé; et, à juste titre, les droits y étaient aussi.

Quand les villes se formèrent, quand la marche du temps développa l'industrie, il se créa de nouveaux intérêts et de nouveaux éléments de puissance. Le tiers état, en se constituant, dut entrer en partage de la puissance publique. La force se répartit alors en trois classes, au lieu de l'être dans deux. De là les priviléges des villes, le système municipal et les moyens de police, de sûreté et de défense que prirent pour elles-mêmes toutes les agrégations, obligées de pourvoir à tous les besoins que l'état de la société leur faisait éprouver. Leur influence dans les destinées des États se fit sentir et elle augmenta à mesure que les causes qui l'avaient fait naître devinrent plus puissantes, à mesure que l'influence du clergé, par l'affaiblissement des croyances religieuses, allait diminuant, et l'influence de la noblesse, par son appauvrissement, son manque de talents et de gloire, s'éteignait chaque jour.

Ces établissements nouveaux furent protégés et encouragés par les rois. Les rois, il y a quelques siècles, ne jouissaient encore que d'un pouvoir incertain, souvent contesté. Ils étaient souvent en guerre avec leurs grands vassaux, dont la puissance réelle l'emportait quelquefois sur la leur. Ils avaient donc besoin d'alliés et d'appuis. Ils trouvèrent les uns et les autres dans la classe nouvelle, qui avait aussi tout à craindre de ces mêmes seigneurs et se trouvait perpétuellement en lutte avec eux. Or la communauté de danger est de tous les intérêts le plus puissant pour unir les hommes.

Cet état de choses a eu une marche régulière et constamment progressive. Les villes se sont multipliées, elles ont augmenté de population et de richesse, et la part que le tiers état a fini par avoir dans ce qui constitue la puissance de l'État l'a enfin emporté, en France, sur les deux autres. Or c'est précisément alors qu'une politique insensée a pris à tâche de le repousser de tous les emplois publics, et par conséquent de la participation au pouvoir légal. Cette marche irréfléchie, ce système coupable peut réussir momentanément; encore pour cela faut-il bien gouverner.

Les intérêts matériels et les intérêts moraux des peuples doivent être satisfaits. Rien ne doit compromettre ou froisser le bien-être de chacun. S'il en est autrement, les intéressés demandent à être appelés au partage d'un pouvoir faible ou aveugle. S'ils y arrivent brusquement et par des actes de violence, on est en révolution.

Les révolutions sont donc le résultat d'une prétention que l'on croit fondée et non satisfaite, et, quand cette prétention a pris un grand degré d'intensité, les révolutions éclatent, ou tout d'abord par l'emploi de la force brutale, ou bien par une suite de concessions qui, en affaiblissant le pouvoir et le déconsidérant, amènent des changements complets dans l'ordre établi.

Alors chaque changement en prépare un autre. Ils se succèdent quelquefois jusqu'à l'infini; d'abord parce que les dépositaires d'un pouvoir nouveau n'ont pas en leur faveur les moyens d'opinion qui appartiennent naturellement à ceux d'un pouvoir ancien; parce que ensuite, la doctrine qu'ils ont mise en avant pour détruire ne convenant ni pour édifier ni pour maintenir, ils sont obligés de changer de langage, ce qui nuit nécessairement à leur crédit et à leur puissance morale sur les peuples.

Mais par qui et comment commencent ces changements redoutables et quelquefois funestes? Je vais le dire: les honnêtes gens prêtent trop souvent leur concours à ceux qui font les révolutions. Les gouvernants et les gouvernés ne sauraient trop avoir présent à l'esprit cette vérité.

Il y a dans chaque société une masse plus ou moins nombreuse d'individus soumise à de mauvaises passions, qui désirent des changements par suite d'intérêts personnels, qu'ils ont grand soin de masquer du nom pompeux d'intérêt public. Ces gens-là, malgré leur habileté, sont trop peu nombreux pour arriver seuls à leurs fins. Ils ont besoin d'auxiliaires et ils les cherchent parmi ceux que l'opinion distingue et dont les intentions sont pures. Quand la marche du gouvernement autorise une critique fondée, quand ses fautes se multiplient, quand l'opinion se déclare contre lui, les hommes que je viens de désigner s'en rendent souvent l'organe, et une popularité dont ils ne voient d'abord que les douceurs et les charmes, mais dont ils connaîtront plus tard la rigueur et les dangers, les encourage dans la voie qu'ils ont prise. Alors les choses marchent vite. Une fois le mouvement imprimé, les méchants s'en emparent. Tout est renversé; la confusion arrive; et ceux qui se croyaient de grands citoyens et imaginaient devoir sauver l'État par le moyen d'actes dont ils n'ont pas jugé toute la portée sont les premières victimes; leurs compagnons se défient de gens d'intentions droites, qui, ayant acquis une connaissance plus approfondie des hommes, finiraient plus tard par combattre ceux que d'abord ils ont servis.

Si on applique les principes exposés ci-dessus à ce qui s'est passé de notre temps et sous nos yeux, on pourra en reconnaître la vérité et l'exactitude. Avant 1789, tout était exception et privilége en France, et cette inégalité, poussée à l'excès, portant sur tout, datait cependant d'une époque peu éloignée.

Une nation éclairée, riche et vaine devait souffrir d'un état de choses qui blessait les droits de chacun et la raison. Une bourgeoisie nombreuse s'était formée. Sa richesse et ses lumières devaient lui donner des droits à tout, et on l'avait exclue de tout. Elle était belliqueuse, et il fallait être gentilhomme pour être sous-lieutenant de milice. Sous Louis XIV, elle pouvait choisir et suivre toutes les carrières, aucune barrière ne lui était opposée, et alors il y avait quatre-vingt mille familles nobles en France. Sous Louis XVI, la noblesse était réduite à dix-sept mille familles, et elle devait tout avoir. Mais, dans la noblesse même, il y avait des dispositions blessantes et des priviléges consacrés, qui, en froissant les intérêts du plus grand nombre, sacrifiaient tout aux jouissances d'amour-propre du plus petit.

Ainsi, d'un côté, le bourgeois ne pouvait pas être officier, et le noble établi à la cour pouvait seul être colonel, tandis que le gentilhomme de province, sans faveur, végétait dans les grades subalternes, bien qu'il n'eût aucune autre carrière à prendre, et que le service militaire lui fût imposé par l'opinion. Or cet état de choses existait au moment où la haute noblesse avait perdu tout ce qui faisait sa puissance et son éclat: sa puissance, car toutes les fortunes étaient détruites ou obérées; son éclat, car le séjour constant à la cour l'avait privée de son action sur les provinces, et aucune gloire récemment acquise ne lui avait conservé des droits au monopole de la considération publique.

Les dépenses avaient suivi le cours des temps. Les charges publiques étaient devenues pesantes, et les corps de l'État les plus riches étaient exempts ou de tout l'impôt ou d'une partie des impôts. Un système semblable, contraire à la justice, à la raison, au bon sens, autorisait des plaintes universelles. Des plaintes universelles, auxquelles on ne fait pas droit, amènent bientôt la résistance; et de la résistance à l'attaque, et de l'attaque au bouleversement les distances sont courtes.

Si dès longtemps on se fût rendu compte des besoins de la société, si on eût fait par autorité et par raison ce qu'on a fait par faiblesse et par dépendance, la Révolution française n'aurait pas eu lieu. Elle mourait dans son germe. Elle était étouffée dans son principe; mais il faut, pour que telle chose arrive, plus de lumières, ou au moins autant de lumières dans les gouvernants que dans les gouvernés, chose malheureusement rare, et plus rare en France que partout; car la France a été en général un des pays les plus mal gouvernés de toute l'Europe.

Quand celui qui conduit est éclairé, il prend une route plus ou moins praticable, mais il choisit toujours une bonne direction et se rend compte des pas qu'il fait. Quand il est sans lumières, il marche au hasard, et bientôt chacun s'aperçoit de la fausse route tenue. Alors tout le monde réclame, chacun donne son avis, et l'embarras du choix fait que la direction n'est pas meilleure. On s'irrite et on se charge de la besogne. Souvent cette besogne n'est pas mieux faite, mais tout est renversé. Une nation présente à l'esprit l'idée de voyageurs réunis dont le souverain est le guide. S'il ignore le chemin qu'il doit parcourir, on s'en aperçoit et on commence par le maltraiter. Les mêmes erreurs continuent, et on le dépossède. Le plus adroit des voyageurs ou le plus confiant le remplace, et, s'il arrive au but, il est conservé jusqu'à ce que des erreurs de sa part le mettent dans le cas de son devancier.

Tous les gouvernements, quelle que soit leur nature, peuvent marcher quand un grand esprit de justice et une grande habileté caractérisent les dispositions du pouvoir. En gouvernant bien, les masses sont contentes et les révolutions s'éloignent. Quand au contraire le mécontentement est partout, une circonstance fortuite, un embarras léger, un seul besoin du pouvoir peut tout changer; étincelle qui embrase des matières combustibles imprudemment accumulées.

Honneur aux souverains qui veillent de bonne heure et constamment à ce que ces causes d'incendie ne se trouvent jamais réunies! Les étincelles peuvent paraître sans causer du danger; funestes ailleurs, elles ne sont rien chez eux.

Quelques souverains ont marché en avant des temps où ils ont vécu, et ont fait violemment des choses raisonnables, mais que l'opinion ne demandait pas. Incommodes pour leurs contemporains, ils ont détruit le germe des maux, et l'effet des mauvais vouloirs qui pouvaient atteindre leur peuple. Les changements faits par en haut, par la volonté du souverain, quand ils sont fondés sur quelque chose de raisonnable et dans l'intérêt des masses, sont sans dangers véritables. Ils peuvent causer du mécontentement, blesser des intérêts privés, mais ils n'amènent pas de révolutions. Au contraire, les changements demandés, exigés par la multitude, deviennent souvent funestes. Une demande juste est suivie d'une autre qui l'est moins, celle-ci d'une pire; l'habitude de céder encourage celle d'exiger, et bientôt le mépris du pouvoir fait naître la confusion. Si l'État n'est pas perdu, c'est seulement au prix des plus funestes expériences et de grands malheurs qu'il retrouve l'équilibre, le calme et la prospérité.

Rarement les révolutions amènent des résultats conformes aux espérances des premiers réformateurs. Les passions des hommes une fois déchaînées, les questions se compliquent, et les esprits élevés et de bonne foi ne peuvent jamais en prévoir les solutions. C'est donc avec le plus grand ménagement que les changements réclamés par l'état social doivent être demandés aux souverains. Il faut leur faire sentir les nécessités des temps, employer, pour faire valoir ses droits, les moyens calmes et réguliers autorisés par les lois, mais jamais ne rien exiger par la force. Le jour où l'on emploie la violence l'État est dans le plus grand péril; mais beaucoup de gens à doctrines ignorent ces vérités et croient que les affaires où les passions des hommes jouent un si grand rôle peuvent se régler et se mitiger à volonté. Ils ne pensent qu'à une chose, c'est à déterminer la manière d'exister, et ils oublient qu'avant de savoir comment on existera il faut assurer l'existence. On confond le principe avec la conséquence, et cette inversion mène à la destruction.

Un homme sage ne doit jamais rien faire qui ébranle le pouvoir, mais tout faire pour l'éclairer. Si on n'y parvient pas d'abord, on y parviendra plus tard, car on lui parle le langage de son intérêt. De grands abus valent souvent mieux que les plus belles améliorations en perspective promises par une révolution. Le bien que doit amener une révolution est toujours incertain et le mal toujours infaillible. Le pouvoir, ce mystère de la société, est le premier besoin de sa conservation: anathème à celui qui en compromet l'existence!

Les hommes dépositaires du pouvoir devraient toujours se répéter que leur véritable intérêt personnel est tout entier dans un gouvernement juste, équitable et ferme.

Les gouvernants doivent avoir en vue de jouir du pouvoir sans contestation. Or le moyen d'y arriver, c'est de bien gouverner; et, pour bien gouverner, il faut être animé d'un esprit de justice assez puissant pour s'affranchir de l'influence des intérêts privés qu'on trouve autour et près de soi. Un souverain doit se placer assez haut pour bien voir. S'il agit en conséquence, il est sûr de sa marche et certain d'atteindre le but qu'il s'est proposé. Mais, pour ne pas s'égarer, il faut encore avoir une bonne vue, et c'est ce qui manque à beaucoup d'entre eux ou de leurs principaux agents, et l'on ne peut s'empêcher de reconnaître la vérité de ce qu'a dit il y a longtemps Montaigne; c'est que «tous les maux de ce monde viennent d'ânerie.»

Quand le pouvoir, en respectant les droits acquis, protége efficacement et visiblement les intérêts du grand nombre, quand il est accessible aux réclamations des particuliers et s'en occupe, quand il a le sentiment de ses devoirs envers les citoyens et fait ses efforts pour les remplir, il y a une masse d'opinion qui le soutient et fait sa sûreté. Mais, je le répète, pour avoir une marche sûre, il faut s'éclairer, réunir le plus de lumières possibles. Cela est autant dans son intérêt personnel que dans celui de ses peuples. Aussi se demande-t-on pourquoi les souverains repoussent si souvent le concours des hommes capables. Mais, quand je parle de ce concours, je le suppose volontaire de la part de celui qui le réclame, et soumis à des conditions qui le garantissent de toute espèce de rivalité.

Un souverain éclairé sur ses intérêts doit aller à la recherche des besoins réels, être le premier à diriger l'enquête qui doit l'éclairer. Il en discute et en fait apprécier la valeur et le poids, et puis il décide. Voilà la marche raisonnable qui prévient les révolutions; mais, quand il craint des conseils salutaires, quand il évite des examens destinés à l'instruire, quand il s'isole des intérêts publics et de ceux des particuliers, quand il se croit placé sur le trône uniquement pour jouir et non pour servir, la marche de son gouvernement ne cadre pas avec le besoin des peuples. Des embarras surviennent et sont augmentés par un blâme mérité et une juste critique de ce qui s'est fait. Pour satisfaire l'opinion et alléger le fardeau, on réclame des conseils et un concours qui rendent dépendants. Des rivalités de pouvoir s'établissent, et les révolutions arrivent. La plus simple réflexion présente donc à l'esprit le moyen de les empêcher.

L'admission et le concours de pouvoirs nouveaux et indépendants dans le gouvernement et dans la direction des affaires est toujours le résultat des fautes qui ont précédé. C'est une manière d'expiation des torts passés; c'est une promesse faite pour l'avenir de suivre une marche plus raisonnable; c'est, en un mot, une garantie d'opinion et de bonne intention plutôt qu'une garantie réelle; car les assemblées appelées à décider sur les intérêts de l'État sont souvent ignorantes et passionnées; elles s'abandonnent à mille influences diverses et s'égarent fréquemment. Quand elles existent, il est difficile de s'en affranchir; quand leur établissement est un moyen de pacification entre des intérêts opposés, un mode de transaction, on conçoit la nécessité de s'y soumettre; mais une chose étonnante est d'avoir vu des souverains qui gouvernaient sagement leurs peuples et sans contestation, les administraient avec ordre, économie et l'approbation universelle, se créer à plaisir des embarras de toute espèce et se mettre en tutelle par divertissement. Un amour immodéré de popularité, sentiment bon et louable dans son principe, devient un des plus dangereux de ceux qui peuvent animer un souverain quand il l'entraîne dans des fautes semblables, impossibles à réparer. L'empereur Alexandre s'était livré à des sentiments généreux et irréfléchis, et sous son influence les souverains subalternes, animés du même esprit, ont jeté partout, dans la société européenne, des éléments de troubles qui portent le germe d'une maladie difficile à guérir.

D'un autre côté, j'ai entendu de bons esprits et des esprits supérieurs établir le principe d'une stabilité absolue dans les lois. Quoique les sociétés changent, disent-ils, que leurs besoins ne soient pas constamment les mêmes, les choses condamnées par le temps tombent d'elles-mêmes, et l'opinion en fait justice. À cette occasion, on citait l'exemple du gouvernement de l'Église, dont la sagesse est si évidente, et qui s'est modifié par le fait sans avoir rien altéré dans le droit. Effectivement le pape ne menace plus les souverains de l'excommunication et de l'interdiction, parce que ces armes sont émoussées et qu'elles n'imposent plus à personne; mais il y a une grande différence entre les gouvernements qui, par leur nature, sont destinés à agir seulement sur l'opinion et ceux qui ont un pouvoir positif sur le matériel de la vie et sur l'administration. Il faut nécessairement s'expliquer sur des choses dont l'application se fait journellement et qui doivent être changées. Ainsi, par exemple, en France, comme je l'ai déjà dit, deux causes ont influé d'une manière directe sur la Révolution de 1789: l'inadmissibilité à beaucoup de places pour ceux qui n'étaient pas gentilshommes et l'inégalité de l'impôt. Pour changer cet ordre de choses, choquant par son injustice, il fallait des actes que le gouvernement n'a pas faits. Des plaintes on est arrivé aux menaces et aux voies de fait, et une première révolution en a amené mille autres.

En Autriche, un souverain est arrivé au trône avec des idées nouvelles nullement populaires encore dans son pays. Il a brisé avec violence ce qui existait et a fait disparaître ce qui, avec le temps, pouvait motiver du mécontentement, des demandes importunes, et amener une révolution, et il en a tué le germe.

Je suis loin d'admirer toutes les oeuvres de Joseph II, et surtout le mode d'exécution de ses projets. Il a agi comme un homme qui, pressé par le temps, hâte ses actions sans s'apercevoir des effets funestes de sa précipitation.

Le temps, cet élément de toute chose, est surtout nécessaire pour l'exécution de projets qui touchent à l'état de la société, à sa constitution, à ses bases. Heurter de front et durement l'opinion, même pour faire le bien, est dangereux et maladroit. Je blâme surtout en lui ce mépris du passé qu'il n'a jamais cessé d'afficher, et son dédain pour les générations éteintes. La vie des sociétés ne se compose pas d'un jour, et qui manque au respect dû à ses ancêtres mérite d'être traité à son tour sans respect par la postérité. Les générations forment une chaîne dont tous les anneaux ont leur valeur. Un esprit superficiel peut seul croire que la Providence a réservé à l'époque où il vit toutes les connaissances, tout l'esprit qu'elle a départis à l'espèce humaine. Les sociétés ont vécu, donc elles ont créé, suivant les différents âges, ce qui était nécessaire à leur conservation. Il n'y a pas une seule des institutions du moyen âge les plus choquantes aujourd'hui qui ne puisse être justifiée par les circonstances relatives à son établissement.

Malgré cette critique méritée des actes et de la conduite de Joseph II, il est certain qu'il a fait tout dans l'intérêt des masses. Depuis lors, les masses ont la profonde conviction d'être protégées. Elles sentent qu'aucun ordre de choses différent ne pourrait leur promettre de plus grande avantages que ceux dont elles sont en possession. Les biens du clergé, cet appât si puissant pour des novateurs, dépouille si riche pour qui veut bouleverser la société, ne sont plus là pour servir d'auxiliaires et de prétexte aux changements, et ainsi une révolution, dans le sens où on le comprend, c'est-à-dire dans une modification complète des rapports respectifs entre les diverses classes de la société, est devenue impossible; car les classes inférieures n'ont rien à prétendre ni rien à espérer de mieux que ce qu'elles possèdent.

Je crois avoir démontré les vérités suivantes:

I. Les révolutions n'arrivent jamais que par la faute de ceux qui gouvernent. Les dépositaires d'un pouvoir reconnu ont d'immenses moyens pour le conserver, et, quand il leur échappe, il faut qu'ils n'aient pas distingué le moyen à employer pour le fixer entre leurs mains.

II. Pour prévenir les révolutions, il faut avant tout bien gouverner. Les bienfaits d'une administration équitable et éclairée sont si grands, qu'ils suffisent pour contenter les peuples.

III. Pour gouverner conformément aux voeux légitimes et aux besoins, il faut que le souverain cherche de bonne foi à s'entourer de toutes les lumières possibles.

IV. Associant à leurs travaux les hommes les plus éclairés, indépendamment de la garantie qu'ils y trouvent, les souverains ajoutent à leur autorité la puissance d'opinion, qui est l'apanage des hommes supérieurs.

V. Il faut donner à ceux-ci toute espèce de liberté dans l'émission de leur pensée, dans la formation de leurs projets, sans leur donner une autorité qui puisse devenir rivale, et moins encore qui ait une source indépendante.

VI. Enfin les changements que les lumières indiquent comme nécessaires ne sauraient être d'abord essayés, ensuite exécutés, avec trop de lenteur et de prudence; car les hommes vraiment amis de leur pays doivent se répéter qu'il y a peu d'améliorations qui méritent l'emploi de la force et puissent justifier la violence qui les fait obtenir. Les seules bonnes et utiles à la société sont celles qui viennent lentement, sans secousses, et qui dérivent du pouvoir.


DES VERTUS DES PEUPLES BARBARES.

Partout où l'on rencontre des vertus, il faut d'abord les reconnaître et ensuite les honorer, quelle qu'en puisse être la cause. Cependant il n'est pas défendu d'en rechercher les principes et de distinguer les circonstances qui les ont développées. On suivra une marche certaine pour y parvenir si on étudie les besoins de la société dans l'état particulier où elle se trouve. Les moeurs consacrent ordinairement ce qui est nécessaire à la conservation; et, sans que personne s'en rende compte, les moeurs se modifient suivant les circonstances et les temps.

La vertu la plus universelle chez les Barbares, celle qui a été la plus vantée, est l'hospitalité, la protection donnée à l'étranger, fût-il même un ennemi, quand il est sous le toit domestique. Dans un pays sans civilisation, dans un pays où l'industrie et l'intérêt particulier n'ont créé nulle part un asile et des secours pour ceux qui voyagent, l'hospitalité a dû nécessairement s'établir et s'exercer, car elle est seulement un échange de service et un prêt fait dont on obtiendra un jour le remboursement. Chacun, à son tour, a besoin de quitter sa famille et sa maison pour vaquer à ses affaires. S'il ne reçoit ni secours ni protection en route, son voyage sera pénible, dangereux, peut-être impossible. On l'accueille, on le secourt, on pourvoit à sa sûreté pendant qu'il repose; mais il est sous-entendu, le cas se présentant, qu'il rendra le même service à ceux qui l'ont reçu; car la base de la société humaine dans tous les états où elle se trouve, et de quelque manière qu'on l'envisage, est toujours un échange continuel de services entre ceux qui la composent. Ainsi l'hospitalité a dû être consacrée par le droit et l'usage; mais, si elle n'entraînait pas l'idée d'une sûreté inviolable, elle serait imparfaite; bien plus, elle servirait de voile aux plus infâmes trahisons. Aussi les moeurs ont rendu toute maison un asile sacré, inviolable, une fois la porte franchie, même pour un ennemi. S'il en eût été autrement, on aurait toujours trouvé un prétexte, une raison plus ou moins plausible, pour assassiner le malheureux sans appui. Mais à l'enceinte de la maison se borne la protection; et, dans un pays où l'autorité ne veille pas à la sûreté des citoyens, où chacun se charge de sa propre défense et se fait justice, il fallait que chacun rentrât le plus tôt possible dans sa position primitive: l'un dans ses droits, et l'autre dans les chances fâcheuses qu'il court. Ces garanties réciproques, premier pas vers l'ordre et première expression du besoin des hommes réunis en société, sont la loi fondamentale des tribus du désert.

La fidélité des négociants turcs à tenir leurs engagements verbaux est une conséquence du même principe. Dans un pays où personne ne sait écrire, les transactions verbales doivent être sacrées, sous peine de voir les transactions impossibles. Or elles sont indispensables pour satisfaire à divers besoins, et les moeurs et l'opinion donnent alors à la parole un poids qui la rend inviolable. Dans les pays où on sait écrire, les engagements changent de nature. Comme ceux qui sont écrits portent avec eux leurs preuves, et peuvent être motivés et circonstanciés, on les adopte de préférence. Alors, les engagements verbaux étant moins nécessaires, offrant moins de garanties, l'opinion ne les rend plus aussi sacrés. Enfin, quand des officiers publics existent, ils interviennent dans les actes écrits pour leur donner plus d'authenticité; les écrits privés eux-mêmes perdent de leur importance.

Ce sont donc les besoins de la société diversement exprimés et sentis, suivant son état, ce sont les intérêts de sa conservation et de son bien-être, qui sont la base des moeurs, les principes d'où dérivent l'opinion et l'origine des lois.

Les lois expriment les besoins reconnus; les moeurs les sentent, les garantissent sans les avoir consacrés, et suppléent en partie aux lacunes des lois et à leur insuffisance.


NOTE RECTIFICATIVE

A QUELQUES PASSAGES DES MÉMOIRES CONCERNANT
M. LE DUC DE BLACAS.

Les pages 21 et suivantes du tome VII de ces Mémoires ont donné lieu à une réclamation de M. le duc de Blacas, fils de celui dont il est question. Nous nous sommes fait un devoir de l'accueillir, persuadé que nous sommes que l'impartialité du duc de Raguse en aurait fait autant, et que, d'ailleurs, la lumière se fait par la discussion même.

L'histoire pèsera les arguments apportés de part et d'autre et jugera en dernier ressort.
(Note de l'Éditeur.)



Voici la note de M. de Blacas fils:

«C'est une exagération de dire que M. le duc de Blacas n'avait pas servi. Capitaine de dragons dans le régiment du roi, en 1790, il fit toutes les campagnes de l'armée de Condé et ne vint se fixer momentanément à Florence qu'après le licenciement. Jamais M. de Blacas n'a reçu quoi que ce soit sur la ferme des jeux. Quant aux sept ou huit millions qui lui auraient été confiés au retour de Gand par le roi Louis XVIII, voici l'entière vérité:

«Une somme considérable fut en effet remise par le roi à M. de Blacas avec ordre de la placer sous son nom personnel en bons de l'Échiquier et autres valeurs anglaises. La négociation se fit par l'intermédiaire de banquiers de Londres, entre autres de MM. Contes et Drummont. Chaque année, M. de Blacas présentait un rapport au roi sur le revenu et sur l'emploi de ces fonds. Le lendemain de la mort de Louis XVIII, ce fut lui qui apprit au roi Charles X l'existence de ce dépôt, et il lui en remit tous les titres. À partir de ce moment, l'administration en fut confiée à M. de Belleville, qui donna une décharge signée de lui et approuvée par le roi. Cette pièce, ainsi que les comptes rendus de 1815 à 1824, qui portent tous le vu et approuvé de la main du roi Louis XVIII, et toute la correspondance des banquiers, se trouvent dans les papiers que M. de Blacas a laissés à sa famille. Ce fut sous le nom de M. de Belleville que ces fonds figurèrent désormais chez les banquiers, et leur correspondance constate ce changement. Ces fonds ont été l'unique ressource du roi Charles X à son arrivée en Angleterre après la Révolution de 1830.»

FIN DU TOME NEUVIÈME ET DERNIER.


TABLE DES MATIÈRES

LIVRE VINGT-CINQUIÈME.--1835-1838.

Reprise de mes Mémoires.--Publication de mon voyage en Orient.--Instances du général de Witt pour que je prenne du service en Russie.--Le savant Fossombroni.

Couronnement de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche en Bohême.--Voyage en Bohême.--Richesses de la Bohême.--Château de Rothenhof.--Château de Frauenberg.--Cristaux de Bohême.--Fabrique de Leonor-Hain.

Prague.--Palais des États.--Musée.--Bibliothèque.--Champ de bataille de Prague (1757).--Fabriques de Prague.--Château de Brandeis.--Fabrique Koeklin.--Château de Telschen.

Toeplitz.--Voyage du roi de Prusse à Toeplitz.--Eaux de Lobkowitz.--Le maréchal Paskewitz.--Établissement métallurgique de Platz.--Carlsbad. --Elbogen.--Egra.--Franzensbad-Koenigswart.--Marienbad. --Riesenstein.

Champ de bataille de Znaïm.--Champ de bataille de Kollin.--Champ de bataille de Lowositz.

L'empereur Nicolas.--Entrevue mystérieuse.--Les contradictions de son caractère.--Pilnitz.

Trésor de Dresde.--Fabrique de porcelaine de Saxe.--Suisse saxonne.--Camp de Pirna.--Freiberg.--Colonie des Frères Moraves.--Friedland.--Koenigsgratz.--Josephstadt.--Forges de Brünn.--Le Spielberg.--Marcheck.--Famille de Lichtenstein.

Château de Malaczka, au prince Pallfy.--Hiver à Vienne.--M. le duc de Bordeaux.--Études sur les fours à puddler.

LIVRE VINGT-SIXIÈME.--1839-1841.

Affaires d'Orient de 1839 à 1841.--Mes rapports avec Méhémet-Ali. Confidences.

Lettres de Boghos-Bey.--Je deviens un intermédiaire utile.

Opinion du prince de Metternich.--Situation de Méhémet-Ali vis-à-vis de diverses puissances.--Intervention de la Russie.--Le prince de Metternich s'appuie sur l'Angleterre.

Mémoire sur la question d'Orient, intitulé: De la crise de l'Orient et de la politique qu'elle semble exiger.--Terreur inspirée à Vienne par le traité du 15 juillet.--Critique de la politique suivie par la France.--Raisons de la faiblesse de l'armée égyptienne en campagne.

Ibrahim-Pacha et Soliman-Pacha.--Saint-Jean-d'Acre.--Continuation de mes relations avec l'Égypte.--Appendice.

CORRESPONDANCE DU LIVRE VINGT-SIXIÈME

Correspondance entre le maréchal Marmont et Boghos-Joussouf. Relation de la bataille de Nézib par Soliman-Pacha. Observations du maréchal sur cette bataille.

LIVRE VINGT-SEPTIÈME.--1841.

Je reprends la plume pour consigner encore quelques souvenirs.--M. de Sainte-Aulaire quitte Vienne.--Appréciation de son caractère.--Sa famille.--Ses embarras.--Anecdotes.

Je me détermine à m'établir à Venise.--M. le duc de Bordeaux.

Venise.--Place Saint-Marc.--Considérations sur les différentes phases de la puissance de Venise.--Société de Venise.--Peintures.--Les Murazzy.

Chioggia.--L'Adige.--Digues.

Le Pô.

Bologne.--Peintures.

Florence.--Tableaux.

Gênes.

MÉLANGES.

Le comte de Fiquelmont, ancien ministre d'Autriche, au maréchal duc de Raguse, sur le commerce de la Russie (Vienne, le 14 février 1851).

Promenades dans Rome.

Des révolutions et des circonstances qui les amènent.

Des vertus des peuples barbares.

Note relative à quelques passages des Mémoires concernant M. le duc de Blacas.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME NEUVIÈME ET DERNIER.


NOTES

RELATIVES A QUELQUES PASSAGES DES MÉMOIRES DU DUC DE RAGUSE

Les deux documents qui suivent nous ont été adressés avec prière de les publier à la suite des Mémoires: l'un est destiné à faire connaître, par des pièces officielles, la part que le prince Eugène avait prise aux événements de 1814; l'autre a trait à M. le duc de Blacas.
(Note de l'Éditeur.)



Nº 1.--lettre du roi de bavière, maximilien-joseph, au prince eugène.

Nymphenbourg, le 8 octobre 1813.


Mon bien-aimé fils,

Vous connaissez mieux que personne, mon bien cher ami, la scrupuleuse exactitude avec laquelle j'ai rempli mes engagements avec la France, quelque pénibles et onéreux qu'ils aient été. Les désastres de la dernière campagne ont surpassé tout ce qu'on pouvait craindre; cependant la Bavière est parvenue à lever une nouvelle armée, avec laquelle elle a tenu en échec jusqu'ici l'armée autrichienne aux ordres du prince de Reuss. Cette mesure couvrait une partie de ma frontière, mais laissait à découvert toute la ligne qui court le long de la Bohême, depuis Passau jusqu'à Egra, ainsi que toute la frontière de la Franconie, du côté de la Saxe. J'ai attendu d'un moment à l'autre que cette immense lacune du système défensif fût remplie, mais mon attente a été vaine. Les princes voisins, comme le roi de Wurtemberg, ont refusé tout secours, sous prétexte qu'ils avaient besoin de leurs forces pour eux-mêmes. L'armée d'observation de Bavière a reçu une autre destination et n'a jamais suivi aucune espèce de correspondance avec le général de Wrede. On a laissé le temps aux troupes légères ennemies d'occuper, sur les derrières de l'armée, tout le pays entre la Saal et l'Elbe, d'y détruire divers corps français et de se rendre redoutables à mes frontières, aux réserves de Benningsen, de gagner la Bohême, d'où elles sont à portée de se jeter, sans trouver d'obstacle ni de résistance, sur mes provinces en Franconie ou dans le Haut-Palatinat, et de là sur le Danube, opération qui ne laisserait d'autre retraite à Wrede, de son propre aveu, que les gorges du Tyrol, et laisserait à découvert le reste de mes États. Je serais forcé de les quitter avec ma famille, dans un moment où il serait le plus dangereux d'en sortir. Dans une situation aussi critique, et presque désespérée, il ne m'est resté d'autre ressource que de me rendre aux instances vives, réitérées et pressantes des cours alliées de conclure avec elles un traité d'alliance. Je crois avoir remarqué à cette occasion, avec assez de certitude pour me croire fondé à vous le dire, que les Autrichiens ne seraient pas éloignés de se prêter du côté de l'Italie à un armistice sur le pied de la ligne du Tagliamento. C'est votre père, et non le roi, qui vous dit ceci, persuadé que vous saurez allier vos intérêts avec, ce que vous devez à l'honneur et à vos devoirs.

J'ai, comme bien vous pouvez croire, fait rendre le chiffre de l'armée au ministre de France, sans en prendre copie. Je vous prie de même d'être persuadé que les malades qui sont dans mes hôpitaux seront traités à mes frais et renvoyés libres chez eux. Il en sera de même des individus français et italiens qui se trouveront en Bavière.

J'espère, mon cher Eugène, que nous n'en serons pas moins attachés l'un à l'autre, et que je serai peut-être à même de vous prouver par des faits que ma tendre amitié pour vous est toujours la même. Elle durera autant que moi.

Je vous embrasse un million de fois en idée.
Votre bon père,
Max.-Joseph.


La reine vous embrasse.


Nº II.--le prince eugène au roi de bavière, son beau-père.

Gradisca, le 15 octobre 1813.


Mon bon père,

Je reçois à l'instant votre lettre du 8 courant. Votre coeur sentira facilement tout ce que le mien a dû souffrir en la lisant. Encore si je ne souffrais que pour moi! mais je tremble pour la santé de ma pauvre Auguste lorsqu'elle sera informée du parti que vous vous êtes cru obligé de prendre.

Quant à moi, mon bon père, quel que soit le sort que le ciel me réserve, heureux ou malheureux, j'ose vous l'assurer, je serai toujours digne de vous appartenir, je mériterai la conservation des sentiments d'estime et de tendresse dont vous m'avez donné tant de preuves.

Vous me connaissez assez, j'en suis sûr, pour être convaincu que dans cette pénible circonstance je ne m'écarterai pas un instant de la ligne de l'honneur ni de mes devoirs; je le sais, c'est en me conduisant ainsi que je sois certain de trouver toujours en vous pour moi, pour votre chère Auguste, pour vos petits-enfants, un père et un ami.

Le hasard m'a offert une occasion de faire pressentir le général Hiller sur un arrangement tacite par lequel nous demeurerions, lui et moi, dans les positions que nous occupons, c'est-à-dire sur les deux rives de l'Isonzo; je ne sais ce qu'il répondra; mais, vous le sentirez, je ne puis faire au delà. Si cette première proposition est jugée insuffisante, si la fortune m'est à l'avenir aussi contraire qu'elle m'a été favorable jusqu'à présent, je regretterai toute ma vie qu'Auguste et ses enfants n'aient pas reçu de moi tout le bonheur que j'aurais voulu leur assurer; mais ma conscience sera pure, et je laisserai pour héritage à mes enfants une mémoire sans tache.

Je ne sais, mon bon père, ce que votre nouvelle position vous rendra possible. Je ne vous recommande pas votre gendre, mais je croirais manquer à mes premiers devoirs si je ne vous disais pas: Sire, n'oubliez ni votre fille ni vos petits-enfants.

Je suis, mon bon père, avec les sentiments de respect et de tendresse que vous me connaissez et que je vous ai voués pour la vie.

Votre bien affectionné fils,
Eugène.

Je présente mes hommages à la reine; j'embrasse frères et soeurs.


Nº III.--le roi de bavière au prince eugène.

Francfort-sur-Mein, le 16 novembre 1813.



Vous pouvez ajouter foi, mon cher Eugène, à tout ce que vous dira le prince Taxis, porteur de la présente. Il a toute ma confiance, et, quoique jeune, il en est digne. Le papier ci-joint vous donnera une idée générale de la situation des choses. Brûlez-le dès que vous l'aurez lu. Je vous embrasse tendrement, et vous aimerai, vous, ma fille et mes petits-enfants, jusqu'à mon dernier soupir.
Votre bon père et meilleur ami,
Max.-Joseph.


Il ne dépendra pas de moi que vous ne soyez aussi heureux que vous méritez de l'être; tout le monde de ce côté-ci vous aime et vous respecte; c'est ce que j'entends tous les jours.


Nº IV.--RELATION DE LA MISSION DU PRINCE DE LA TOUR ET TAXIS, ENVOYÉ PAR LES SOUVERAINS ALLIÉS AUPRÈS DU PRINCE EUGÈNE, EN NOVEMBRE 1813. FAITE À MUNICH, LE 15 NOVEMBRE 1836 ET ADRESSÉE À SON ALTESSE ROYALE MADAME LA DUCHESSE DE LEUCHTENBERG, VEUVE DU PRINCE EUGÈNE.

Madame,

D'après l'autorisation du roi mon maître, dont Votre Altesse Royale m'a donné l'assurance au nom de son auguste frère, je m'empresse d'obéir à ses ordres, et de lui soumettre un récit fidèle de la mission dont je fus chargé au mois de novembre de l'année 1813.

J'étais, à cette époque, major et aide de camp du feu roi Maximilien-Joseph, attaché pour la durée de la guerre à l'état-major général de M. le maréchal prince de Wrede, qui se trouvait à Francfort, où en même temps tous les souverains alliés étaient présents. Le roi de Bavière s'y était également rendu.--Ce fut le 16 novembre que le maréchal me fit venir, et me dit qu'on avait pris la résolution de faire des démarches pour détacher, si cela serait possible, l'Italie entière du système ennemi sans effusion de sang: que déjà on avait entamé des négociations avec le roi Joachim à Naples, et que maintenant les puissances alliés avaient engagé le roi de Bavière, comme le beau-père du prince vice-roi, de faire en leur nom des ouvertures à ce sujet à son gendre.--De plus, j'appris que c'était moi qui avais été choisi pour cette mission, et je reçus l'ordre de me rendre immédiatement chez Sa Majesté. Le roi me donna une lettre adressée à son beau-fils, et m'ordonna d'aller trouver, avant mon départ, M. le prince de Metternich, chancelier d'État de Sa Majesté l'empereur d'Autriche, lequel me donnerait des instructions verbales.

Arrivé au logement de ce dernier, j'appris que, comme cette affaire délicate devait être traitée avec le plus grand secret, je devais me présenter en uniforme autrichien aux avant-postes de l'armée française en Italie, comme un parlementaire ordinaire. Le prince de Metternich me dit que l'intention des souverains alliés était que je fisse tout ce qui serait en mon pouvoir pour persuader le prince Eugène d'accepter les propositions contenues dans la lettre du roi de Bavière; à quoi je pris la liberté de répondre que j'avais l'honneur de connaître personnellement le vice-roi, et que j'étais intimement persuadé que tous les efforts seraient infructueux, quand même mon éloquence serait aussi grande que possible, ce que d'ailleurs j'étais bien éloigné de croire; mais que toutefois, étant militaire, je saurais obéir. M. de Metternich répliqua que sans aucun doute le prince Eugène possédait l'estime de l'Europe entière, mais que la situation générale des affaires lui faisait un devoir d'essayer, au nom des puissances, la démarche en question. Puis il me donna une lettre pour le général baron Hiller, quoique son successeur, le maréchal comte de Bellegarde, était déjà nommé.

Je partis en poste, dans la nuit du 16 au 17 novembre, de Francfort, passai par Augsbourg et Inspruck, et suivis la grande route jusqu'à Trente, où j'étais obligé de la quitter, vu la position respective des deux armées. Je pris donc par le col de Lugano, et descendis par Citadelle et Bassano.

Enfin, le 21 de grand matin, j'étais rendu à Vicence, où se trouvait le quartier général autrichien. Peu après, je me fis annoncer chez le général Hiller, et lui remis la dépêche concernant les détails accessoires de ma mission, et qui lui prescrivait de me fournir l'uniforme d'un officier supérieur de son état-major général; tout fut arrangé de la sorte, et le 22, avant la pointe du jour, je partis de Vicence, déguisé et sous le nom d'un major Eberle pour Stradi-Caldiera, où je remis une lettre du général Hiller au général Pflachner, qui commandait les avant-postes, dans laquelle il lui était enjoint de me faire donner de suite un cheval de hussard, et de me faire accompagner par un trompette aux avant-postes français.

Bientôt après, j'avais passé les dernières vedettes autrichiennes, et, avançant sur la grande route de Vérone, j'aperçus dix minutes plus tard un piquet de chasseurs à cheval; je fis donner le signal d'usage, et dans quelques instants un officier vint pour me recevoir; il me dit (comme c'est l'usage général) que je ne pouvais passer en aucun cas jusqu'au quartier général du vice-roi, vu que le général Rouyer, qui commandait les avant-postes français, avait les instructions générales pour se faire remettre toutes les dépêches apportées par un parlementaire quelconque. Comme cette difficulté était prévue, je lui remis une lettre écrite par moi, mais cachetée par le général Hiller, et dans laquelle je prévenais le prince que des communications de la plus haute importance devaient lui être faites verbalement. Puis j'ajoutais que, en tous cas, je ne quitterais pas les avant-postes avant la réponse du vice-roi. L'officier partit au galop, et revint bientôt après pour m'annoncer que le général Rouyer venait d'expédier un aide de camp afin de porter ma lettre à Vérone.

J'attendis trois heures environ, au bout desquelles on vint m'annoncer que le prince me recevrait dans l'église du petit village de San-Michèle, qui se trouvait à peu près à mille cinq cents pas des avant-postes; j'eus les yeux bandés, comme c'est l'usage en pareil cas, et je fus conduit à cette église, où on ôta de nouveau le mouchoir.

Quinze minutes après, le prince Eugène descendit de cheval et entra dans le local où je me trouvais; il me reconnut à l'instant même où je lui remis la lettre du roi, et puis se tourna vers les officiers de sa suite, en disant: «Comme nous n'avons rien à cacher à Monsieur dans un pays ouvert, j'aime autant respirer en plein air.» Nous sortîmes donc tous, et, tandis que la suite se tenait près du péristyle de l'église, le vice-roi se promenait avec moi à cent pas de distance.

Ce n'est qu'après m'avoir demandé des nouvelles de la santé de son auguste beau-père que le prince ouvrit sa lettre; il la lut deux fois, ainsi qu'une note qui y était incluse, et puis me dit, sans la moindre hésitation: «Je suis bien fâché de donner un refus au roi, mon beau-père, mais on demande l'impossible.»

C'est ici, madame, où la partie importante de ma narration paraît commencer seulement, qu'elle est, pour ainsi dire, déjà terminée; car tout le reste de cette conversation roula sur les mêmes termes. J'avais beau me servir des expressions mille fois rebattues de politique, d'utilité, d'intérêt du moment, etc., etc., avec les deux mots bien simples du devoir, de la reconnaissance et de la sainteté du serment prêté, l'avantage restait toujours du côté du prince. Cependant j'essayerai de retracer encore à Votre Altesse Royale textuellement quelques phrases prononcées par le feu prince, son illustre époux. Lorsque je lui parlais du sort de ses enfants, il me dit: «Certainement j'ignore si mon fils est destiné à porter un jour la couronne de fer; mais, en tout cas, il ne doit y arriver que par la bonne voie.» Puis, lorsqu'il apprit par moi que les puissances alliées étaient bien décidées à passer le Rhin avec des forces supérieures, il me répondit: «On ne peut nier que l'astre de l'Empereur commence à pâlir; mais c'est une raison de plus pour ceux qui ont reçu de ses bienfaits de lui rester fidèles.» Et puis il ajouta que même les offres qui venaient de lui être faites ne resteraient pas un secret pour l'Empereur. Enfin, lorsque, comme dernier argument, je commençais, ainsi que mets instructions me le prescrivaient, de lui parler des dispositions assez claires que le roi Joachim avait témoignées de traiter avec les souverains alliés, et lorsque j'ajoutais qu'avant six semaines son flanc droit se trouverait exposé, compromis peut-être, le prince me dit: «J'aime à croire que vous vous trompez; si toutefois il en était ainsi, je serais certainement le dernier pour approuver la conduite du roi de Naples; encore la situation ne serait-elle pas exactement la même: lui est souverain; moi, ici, je ne suis que le lieutenant de l'Empereur.» Enfin notre conversation se termina exactement comme elle avait commencé; la résolution du prince resta inébranlable.

Pour ce cas, j'avais l'ordre de le prier de déchirer en ma présence la lettre du roi de Bavière, ainsi que la note incluse, ce qu'il fit à l'instant même; puis il me dit qu'il allait rentrer à Vérone, et que là il écrirait une lettre à son beau-père pour lui expliquer les motifs de son refus; puis il appela le général Rouyer, l'engagea à me faire dîner avec lui, et remonta à cheval avec toute sa suite.

Vers huit heures du soir, ce même jour, 22 novembre, un officier d'ordonnance m'apporta la lettre en question, et je quittai San-Michèle immédiatement après pour regagner les vedettes autrichiennes. Le lendemain de grand matin, je me présentai chez le général Hiller pour lui dire en peu de mots que ma mission n'avait pas réussi, et vers le coucher du soleil, après avoir repris mon uniforme bavarois, je repartis pour l'Allemagne. Mes instructions portaient de me rendre d'abord à Carlsruhe, où le roi Maximilien-Joseph avait eu l'intention de se rendre; ce fut là que je lui remis la réponse du prince Eugène. Il la lut en disant: Je le leur avais bien dit, la recacheta aussitôt, et m'ordonna de repartir immédiatement pour Francfort, afin de la remettre au prince Metternich, et de lui faire de vive voix un rapport sur ma mission.

J'arrivai à Francfort le 30 novembre au matin, et m'acquittai sur-le-champ de ce qui m'était prescrit. M. de Metternich me dit combien il regrettait que la démarche eût échoué, tout en rendant la justice la plus entière au beau caractère du prince: ensuite il ajouta qu'il communiquerait la réponse du prince aux souverains alliés, et qu'il la renverrait plus tard au roi par un courrier de cabinet.

C'est ici, madame, que ma narration est finie. Peut-être Votre Altesse Royale la trouvera-t-elle incomplète, mais j'ose compter sur son indulgence. J'ai dit tout ce que ma mémoire avait gardé, et vingt-trois ans ont passé depuis. Le point essentiel pour l'histoire est toujours de savoir que le prince a non-seulement fait ce que l'honneur exigeait, mais qu'il n'a pas même hésité un seul instant à le faire.

En me mettant aux pieds de Votre Altesse Royale, j'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect, madame,

De Votre Altesse Royale, le très-obéissant, très-soumis et très-dévoué serviteur,
Signé: Le prince Auguste de la Tour et Taxis,
Général major à la suite de l'armée.

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